Michel Tournier, La Goutte d'or, 1985
L'auteur (1924-2016): l'"écrivain géographique"
Les années de formation
Michel Tournier se passionne dès le lycée pour la philosophie, et poursuit cette étude à la Sorbonne, puis, grâce à sa maîtrise de l’allemand, à l’université de Tübingen où il reste quatre ans avant de revenir à Paris en 1949. Après son diplôme, deux échecs à l’agrégation le conduisent cependant à renoncer à une carrière de professeur. Mais la philosophie occupe une place importante dans ses romans, comme il l’explique dans un entretien avec le journaliste Jean-Luc Delblat en juin 1991 : « Puisque je ne pouvais pas être professeur, j'ai fait des "petits boulots" pour gagner ma vie... J'ai été ainsi producteur et réalisateur à la RTF, attaché de presse d'Europe 1, collaborateur à différents journaux. Et il m'a fallu dix-sept ans de tâtonnements et de recherches pour arriver à intégrer la philosophie dans une formule littéraire. » Et, en réponse à une interview de Guy Duplat pour La Libre Belgique en 2004, il confirme : « Je gardais dans mon jardin secret, Heidegger, Spinoza, Leibnitz, Platon. »
Michel Tournier, à Choisel, 1991
À cette époque, il fait aussi des traductions, et fréquente des écrivains, comme Georges Arnaud et Yvan Audouard, le musicien Pierre Boulez, le philosophe Gilles Deleuze. Il se passionne également pour la photographie, animant dans les années soixante une série d’émissions pour l’ORTF, intitulée « Chambre noire », qui l’amène à rencontrer les plus grands photographes de son temps, Man Ray, Jacques-Henri Lartigue, Brassaï… Il cofonde d’ailleurs avec Lucien Clergue les Rencontres photographiques d’Arles. Nous trouvons l’écho de cet intérêt précisément dans La Goutte d’or, roman dont le point de départ est la photographie d’Idriss prise dans le désert du Sahara, et qui raconte son long périple pour la retrouver.
Le voyageur
Michel Tournier se qualifie lui-même d’« écrivain géographique », soulignant ainsi l’importance accordée aux voyages, plaisir personnel certes, preuve d’une curiosité incessante, mais aussi nourriture de son œuvre car les photos qu’il réalise alors lui « servent beaucoup comme source d'inspiration », déclare-t-il. Il a ainsi fait de nombreux voyages, en Allemagne, de l’ouest comme de l’est dont il mesure la misère, dans les pays du Maghreb – nous en trouvons de nombreux échos dans La Goutte d’or – ou plus lointains, Japon, Canada par exemple, ou véritable tour du monde pour préparer son roman Les Météores, paru en 1975. Mais le « voyage » n’est pas, pour lui, que touristique, il est aussi « initiatique », et pour cela, pas besoin d’aller loin : le voyage est aussi la découverte de lieux inconnus. Ainsi, comme Zola, l’écriture le conduit à enquêter sur le terrain, par exemple en passant des nuits dans le métro, ou une matinée dans un abattoir, pour un passage de La Goutte d’or.
Un entretien exceptionnel avec Bernard Pivot
Pourtant, son choix, dès 1957, de vivre dans un ancien presbytère à Choisel, petite commune rurale de la vallée de Chevreuse, traduit une aspiration contradictoire, son goût pour le repli sur soi et la solitude. Il reconnaît cette contradiction entre le désir de « chasse cosmopolite à la chair, aux images et aux paysages », et son aspiration à « une vie coite, casanière, tapie à l'intérieur d'une forteresse de livres ». Car le voyage est aussi un voyage à travers la littérature, les mythes et les légendes du monde entier, mis en pratique à l’issue du succès de ses eux premiers romans, Vendredi ou les Limbes du Pacifiques (1967), grand prix du roman de l’Académie française, et Le Roi des Aulnes, qui lui vaut le prix Goncourt en 1970 : entré au comité de lecture des éditions Galimard, il devient, en 1972, un des membres du jury du prix Goncourt.
Le contexte du roman
Les pages indiquées sont celles de l'édition Folio
Dans la mesure où il privilégie les légendes ou les mythes, Tournier n’inscrit pas son roman dans des épisodes historiques précis, contemporains du temps de l’écriture. Aucune allusion politique, par exemple. Mais son récit est tout de même le reflet des souvenirs historiques qui imprègnent les mentalités et des réalités sociales de son temps.
La représentation du Sahara
La première scène du roman se déroule dans le désert saharien proche de l’oasis de Tabelbala, puis les deux premiers chapitres nous font traverser l’Algérie, aux côtés du personnage Idriss, jusqu’à son embarquement pour Marseille. Mais c’est le Sahara que Tournier met en valeur et qui explique toutes les réactions de son personnage au fil de ses rencontres.
Un fascinant désert
La traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland, publiée de 1704 à 1709, provoque un intérêt pour l’Orient, source de rêves et de fantasmes. Cet exotisme, ainsi mis à la mode, se développe au XIXème siècle, et se déplace de l’empire ottoman aux territoires plus lointains, en lien avec les conquêtes coloniales.
Tandis que les missions d’exploration se succèdent, les peintres illustrent alors à la fois l’immensité et la violence du désert, comme Gustave Guillaumet, et des scènes de la vie quotidienne des habitants, comme Eugène Fromentin qui reproduit notamment les traditions des tribus nomades. Ce sont elles aussi que nous retrouvons illustrées dans le roman lorsqu’Idriss visite le musée saharien, qui, lors de sa création en 1942, était une dépendance du ‘‘Laboratoire des zones arides’’, dont il reconstitue la flore et la faune avec une section plus ethnologique, comme celle indiquée, dans le roman, par la pancarte, L’aire alimentaire de l’habitat saharien, ou cette armoire qui présente des bijoux (pp. 76 sqq.).
Gustave Guillaumet, Le Sahara, 1867. Huile sur toile, 110,5 x 200,5. Musée d’Orsay, Paris
C’est ainsi que s’enrichit le regard occidental sur l’Occident, avec, à l’époque où écrit Tournier, un essor du tourisme dont témoigne l’intitulé de l’affiche qu’Idriss découvre à Marseille, « Avec votre voiture, allez passer les fêtes de fin d’année dans une oasis saharienne », surmontée d’une image de rêve.
Une épopée mythique
Parallèlement à cette fascination exotique, le désert est aussi le lien d’une épopée conquérante, avec quelques violents épisodes, comme le massacre de la mission Flatters en 1881, ou les combats pour la prise d’El Goléa, en 1891 ou de Tombouctou, en 1894. La conquête s’intensifie au début du XXème siècle, jusqu’à asseoir le pouvoir français sur les territoires du sud. L’oasis de Tabelbala, d’où vient Idriss, est occupée par l’armée dès 1910. Dès cette époque, et jusqu’à son indépendance en 1962, l’Algérie est une colonie française, et l’armée y recrute ses soldats, comme le caporal Mogadem, l’oncle d’Idriss : il a participé à la seconde guerre mondiale, et évoque sa montée à l’assaut de Monte Cassino, le 30 avril 1944 (p. 55).
Cette épopée est également liée à l’aviation, avec le souhait de rallier Alger à Tamanrasset en survolant le Sahara, mission finalement confiée au général Laperrine en 1920. L’avion, à court d’essence, doit se poser dans le désert, et les passagers voient l’eau et la nourriture s’épuiser, sans pouvoir retrouver une route : blessé lors de cet atterrissage, le colonel Laperrine y meurt, tandis que ses compagnons sont finalement sauvés par des méharistes, le corps d’armée qu’il avait lui-même créé.
L'accident de l'avion de Laperrine dans le désert du Sahara
C’est cet épisode que raconte longuement à Idriss le marquis Sigisbert de Beaumont (pp. 131-136). Tournier multiplie les détails, en expliquant dans un « post-scriptum », qu’il les doit à son entretien avec le colonel Alexandre Bernard, le pilote de l’avion, source de son personnage inventé. C’est lui aussi qui refait avec succès ce parcours en 1925. S’installe alors dans la mentalité française, le mythe d’un Sahara mortel, réactivé par le roman de Saint-Exupéry, Le petit Prince, paru en 1943, nourri de son expérience d’aviateur : au cours d’un raid de Paris à Saïgon, son avion chute dans le désert libyque, en Égypte, et il erre avec son mécanicien trois jours sans eau ni nourriture avant d’être sauvé. La demande de Monsieur Mage à Idriss, « S’il vous plaît, dessine-moi un chameau » est une parodie de la phrase du petit prince de Saint-Exupéry à l’aviateur au début du chapitre II du roman, dont Tournier fait lire un passage à son personnage.
L’immigration en France
Chaîne de montage, usine Renault de Flins, 1975, Photo de Berrety
Après la seconde guerre mondiale, la France est à reconstruire : il est fait appel à des travailleurs immigrés, venus d’abord du Maghreb, puis des colonies d’Afrique noire. Ils se concentrent dans des bidonvilles, à la périphérie des grandes villes, qui échappent largement à tout contrôle. C’est pourquoi sont créés, en 1957, les foyers dits « Sonacotra », du nom de la société d’État qui les gère, sous l’égide du ministère de l’Intérieur. Les besoins économiques augmentant, la société grossit, jusqu’à avoir 69 foyers en 1966 avec 14683 résidents. Mais les années 1970-1980 voient naître des mouvements de contestation dans ces foyers, notamment une très longue « grève des loyers » entre 1974 et 1980. Le chapitre qui raconte l’arrivée d’Idriss à Paris évoque cette situation des immigrés à travers les multiples emplois occupés par le cousin Achour (pp. 117-124) résumant la situation :
« Les Français, commentait Achour, faut pas croire qu’ils ne nous aiment pas. Ils nous aiment à leur façon. Mais à condition qu’on reste par terre. Faut qu’on soit humble, minable. […] Tous ces Français, faudrait tout de même qu’ils le reconnaissent. La France modern, c’est nous, les bougnoules, qui l’ont faite. Trois mille kilomètres d’autoroute, la tour Montparnasse, le C.N.I.T., le métro de Marseille, et bientôt l’aéroport de Roissy, et plus tard le R.E.R., c’est nous, c’est nous, c’est toujours nous ! »
POUR CONCLURE
Cette double imprégnation met déjà en place la double dimension du roman. D’un côté, il y a une évidente volonté de réalisme, dont témoigne le "Post-scriptum" avec les références bibliographiques citées par Tournier :
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Pour les images de l'oasis, l’ouvrage de Dominique Champault, Tabelbala, avec des emprunts très précis comme le personnage d’Ibrahim ben Larbi, « l’un des bergers des tribus semi-nomades qui campent le long de l’erg Er-Raoui ».
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Pour l'immigration, Salah Riza, avec L’Hégire des exclus, paru en 1981, lui a aussi servi de « guide dans les foyers de travailleurs maghrebins de la région parisienne ».
Mais, de l’autre, le roman est nourri des images devenues des stéréotypes, notamment de la culture orientale, celles du désert, celle des valeurs culturelles, en particulier religieuses, mais aussi les chansons d’Oum Kalsoum ou l’art de la calligraphie, que découvre Idriss. Le roman devient alors une « re-présentation », où le contexte est mis au service de la confrontation entre l’Orient et l’Occident, symbolisée par le personnage d’Idriss qui la vit.
Présentation de La Goutte d'or
Le titre
Le titre, particularisé par l’article défini, renvoie à une double réalité.
Le bijou de Zett Zobeida
La goutte d'or est d’abord le bijou porté par la danseuse noire Zett Zobeida le soir de la fête de mariage. Elle attire l’attention d’Idriss, prolongée par un commentaire de l’auteur qui énonce déjà son sens symbolique. Elle est « le signe pur », le contraire du monde de l'image que va découvrir Idriss. Ce bijou, perdu par la danseuse, est trouvé par le héros, qui danse à son tour dans la nuit, et le garde.
« […) une goutte d’or d’un éclat et d’un profit admirables. On ne peut concevoir un objet d’une plus simple et plus concise perfection. Tout semble contenu dans cet ovale légèrement renflé à sa base. Tout paraît exprimé dans le silence de cette bulle solitaire […] À l’opposé des pendeloques qui imitent le ciel, la terre, les animaux de la terre et les poissons de la mer, la bulle dorée ne veut dire qu’elle-même. C’est le signe pur, la forme absolue.
Que Zett Zobeida et sa goutte d’or soient l’émanation d’un monde sans images, l’antithèse et peut-être l’antidote de la femme platinée à l’appareil de photo, Idriss commença peut-être à le soupçonner ce soir-là. » (p. 31)
Elle prend alors une fonction dans le récit lui-même, par sa récurrence, notamment quand l’orfèvre, rencontré par Idriss sur le bateau, qui, en rattachant le bijou à la « bulla aurea » des Romains, complète son sens symbolique : elle veut dire « que tu es un enfant libre », déclare-t-il, en ajoutant « Ensuite… Tu vas devenir un homme, et alors tu verras bien ce qui arrivera à ta goutte d’or , et à toi aussi… « (p. 103) Quand il rencontre, en effet, la prostituée blonde à Marseille, c’est le bijou qui la paie : il est alors devenu « homme » mais, en même temps, plongé dans la société française, il perd peu à peu sa liberté. Il ne garde en lui, associé à la goutte d’or que le « chant mystérieux » de Zett Zobeida, qu’il se remémore dans les moments clés du récit, par exemple face, pour la première fois, à la mer, ou lors de son trajet dans Paris avec le chameau.
La libellule vibre sur l’eau
Le criquet grince sur la pierre
La libellule vibre et ne chante parole
Le criquet grince et ne dit mot
Mais I’aile de la libellule est un libelle
Mais I’aile du criquet est un écrit
Et ce libelle déjoue la ruse de la mort
Et cet écrit dévoile le secret de la vie.
La libellule libelle la ruse de la mort
Le criquet écrit le secret de la vie. (p. 30)
Elle ouvre donc un parcours initiatique qui trouve son achèvement dans l’épilogue du roman, quand Idriss la retrouve dans la vitrine d’une bijouterie de la place Vendôme. Retrouvant alors la danse originelle de Zett Zobeida, il brise la vitrine avec son marteau piqueur, une façon de briser les contraintes de son statut de travailleur immigré, de reconquérir sa liberté et sa vérité propre, sourd et aveugle à ce qui l’entoure : « Idriss danse toujours avec en tête une fantasmagorie de libellules, de criquets et de bijoux agités d’une trépidation forcenée. »
Un quartier de Paris
Mais ‘‘ la Goutte d’or’’ est aussi le nom d’un quartier du XVIIIème arrondissement de Paris, un des plus populaires car il a très tôt regroupé les communautés d’immigrés, et de nombreux commerces ‘‘ethniques’’. Peu chers, les logements y sont restés vétustes jusqu’à la réhabilitation qui débute en 1983, peu avant la publication du roman. C’est aussi le lieu de tous les marginaux, notamment liés au sexe – d’où la prolifération des sex-shops offrant des « peep-shows » – et des voyous, dont le grand Zob donne le modèle dans le roman en rackettant Idriss. Il est ainsi le symbole à la fois de la rencontre par les immigrés des réalités de l’exploitation, et du racisme, et, par les Français partis à la découverte de l’Autre, comme Monsieur Mage ou Bonami, de la concrétisation de leurs fantasmes.
La rue MIrha, au cœur du quartier de la Goutte d'or : lieu du foyer Sonacotra dans le roman
L'exergue
Tournier met en exergue une phrase de Thomas Jefferson (1743-1826), considéré comme un des plus grands présidents américains (1797-1801) et, surtout, un représentant des idéaux du siècle des Lumières par son intérêt pour la philosophie, pour les sciences et par sa défense des libertés.
Cette phrase repose sur une situation de communication entre l’émetteur, le « je », et son interlocuteur, le « tu », mais une communication posée comme impossible : « je n’entends pas ce que tu dis. » La cause est formulée dans la proposition principal, « Tu es tellement ce que tu parais », c’est-à-dire le fait de ne présenter à autrui qu’une unique forme, une apparence. Cela est un reproche, pour une double raison : le "paraître" ne peut être unique, car les êtres adoptent de multiples visages selon le contexte, et, surtout, le "paraître" ne peut représenter la vérité de l’être. Ainsi, il est impossible d’ « entend[re] » quelqu’un qui n’offre à autrui, en fait, qu’une image illusoire de lui-même.
Le "post-scriptum"
À la façon d’une postface, Tournier ajoute à son roman, comme s’il s’agissait d’une lettre à ses lecteurs, un post-scriptum intéressant par les trois éléments qu’il met en valeur :
Il s’ouvre avec insistance sur le cadre spatial, « le Sahara », mais en dépassant sa simple fonction géographique : il « est beaucoup plus que le Sahara ». Il nous rappelle ainsi à quel point le Sahara s’set inscrit dans l’imagination et dans la culture européenne, source de rêves d’exotisme et d’aventure.
Il le relie aussitôt à une religion, l’islam, défini comme « un puits insondable », ce dont le roman se fait l’écho par le lien établi entre le rejet de l’image et l’interdit imposé dans l’islam. Il insiste ainsi sur l’écart par rapport à la culture de l’Occident.
Enfin, en évoquant son « ignorance », il introduit son travail de romancier, fondé sur une triple approche :
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ses « nombreux voyages » au Magheb et au Proche-Orienr, source d’inspiration mais insuffisante ;
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une documentation livresque ;
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des informateurs, à travers des rencontres. Il fait ainsi le lien entre eux et des passages du roman, par exemple celui sur Marseille, sur Oum Khalsoum, ou sur Alexandre Bernard.
La phrase finale est aussi celle qui donne le sens du roman, par sa référence à Hassan Massoudy eet à la calligraphie, « un art traditionnel où la beauté se confond avec la vérité et la sagesse ».
Le schéma narratif
Le roman compte 24 chapitres, non numérotés et sans titre, plutôt courts dans l’ensemble. Ils ponctuent, de façon linéaire, le parcours du héros, Idriss, en formant deux parties distinctes, les dix premiers se déroulant en Algérie, les suivants en France.
La situation initiale
Elle est très brève, introduisant le héros, Idriss, dans son cadre familier de jeune berger, le désert, alors qu’il part à la rencontre de son ami Ibrahim.
L'événement perturbateur
Il pose le sujet même du roman : c’est la photo d’Idriss prise par la « femme blonde », image volée qui va déterminer tout le voyage du héros pour la retrouver car « les photos faut les garder » pour ne pas perdre son âme, comme le dit son oncle le caporal Mogadem. Sa nocivité se manifeste d’ailleurs immédiatement, quand Ibrahim meurt enseveli sous ses yeux.
Les péripéties
Un temps d’attente – l’envoi de la photo – introduit, comme dans un conte, l’objet « magique », la « goutte d’or », qui va accompagner Idriss dans son parcours, annoncé par le verbe isolé qui ouvre le chapitre VII, « Partir ». Le conseil de l’oncle est clair : « Va chercher la photo. »
Trois temps sont alors marqués, autant d’étapes, en gradation, dans l’initiation du héros :
Le parcours géographique en Algérie : de l’oasis à Béni-Abbès, en camion, puis à Béchar, en taxi, enfin jusqu’à Oran, en car, avant de prendre le bateau pour Marseille. Or, chacune de ces étapes est soulignée par la rencontre d’une image : le musée, le photographe avec ses décors, la photo destiné au passeport, enfin l’écran de télévision. À chaque fois, Idriss se retrouve devant une réalité qui lui semble étrangère… Ce premier parcours est comme encadré par le passage de la réalité des origines, « la mer de sable », le monde oriental, à la mer qui traduit le passage vers le monde occidental, comme il est de règle lors d’une initiation, un passage déjà évocateur du basculement par l’amertume de cette eau, « salée, imbuvable, stérile ».
Le parcours géographique en France poursuit cette rupture. D’une part, nous y retrouvons les images, l’affiche pour vanter des vacances exotiques, et l’album que montre à Idriss le Français, Philippe, rencontré dans le train vers Paris.
Parallèlement, la malédiction se confirme, puisque l’objet magique, la « goutte d’or » est perdu pour payer la prostituée « blonde » qui a fasciné le héros. L’arrivée à Paris confirme le sens même du roman, souligné par la phrase qui termine le chapitre XII : « Idriss hésita un moment avant de se laisser glisser dans une mer d’images ».
Les neuf chapitres suivants sont ponctués de rencontres qui, en gradation, installent toutes les illusions provoquées par des images : le cinéma, lors du tournage des publicités, notamment celle sur « la Palmeraie », puis le « palais des miroirs déformants » à la fin du parcours d’Idriss, devenu chamelier errant dans Paris, la vitrine du peep-show, avec la femme blonde insaisissable, enfin la bande-dessinée dans laquelle Idriss retrouve l’écho de l’événement perturbateur, la photo de lui prise dans le désert. Cet épisode précède l’expérience ultime, celle du moulage qui vise à faire d’Idriss un mannequin, comme pour le figer définitivement dans une identité autre.
L'élément de résolution
Alors que l’image, propre à la culture occidentale, a imposé son pouvoir, une résistance se prépare, en deux temps.
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D’abord c’est le son, celui de la radio mais surtout la voix d’Oum Kalsoum, illustration de l'Orient, qui ramène Idriss au temps de sa vérité, à l’oasis, à la danse de Zett Zobeida, et aux paroles de sa chanson : « C’était la même articulation parfaitement distincte, la prononciation martelée, les mots détachés selon les règles de la diction coranique, et aussi cette répétition modulée, ce retour inlassable du même verset repris avec une intonation différente, jusqu’au vertige, jusqu’à l’hypnose. La libellule qui est libelle, et déjoue la ruse de la mort, le criquet qui est écrit, et dévoile le secret de la vie… »
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Mais la clé est donnée par une nouvelle initiation, qui permet à Idriss de retrouver sa vérité profonde : la calligraphie, art du signe, qui illustre toutes les caractéristiques du désert, avec son « tracé », qui donne sens à l’image.
L’épilogue
L’explosion finale traduit le conflit mis en œuvre dans le roman : la vitrine du monde occidental est brisée par Idriss pour reconquérir l’objet magique, « la goutte d’or », avec un marteau-piqueur, outil de son aliénation de travail immigré. Mais l’apothéose qu’il vit alors, se retrouvant comme réuni avec lui-même, n’en est pas moins tragique car le monde occidental reste menaçant, avec l’arrivée de la police.
Ainsi, du schéma narratif sort déjà le sens d’ensemble : l’image, trompeuse, signe de la société occidentale, face au Moyen-Orient, où, dans la tradition du Coran, de l’islam, religion du « Livre », règne un autre signe, celui de l’écrit.
Les deux récits enchâssés
Mais ce schéma narratif, traditionnel, est coupé par deux récits enchâssés, après le troisième chapitre et avant le dernier. Tous deux, avec l’intervention d’un conteur, renvoient à la tradition orale, héritage des Mille et une nuits.
« Barberousse ou Le Portrait du roi »
Le premier récit s’inscrit dans l’histoire, transformée en légende. Il est, en effet, encadré par les faits historiques :
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Au début, la victoire de « l’ancien pirate levantin » sur le sultan de Tunis, Moulay Hassan, rattaché à une date citée comme le veut la tradition de l’islam : « l’an 912 de l’Hégire ».
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Il se ferme sur la revanche de Moulay Hassan, qui « reprit Tunis », contraignant Barberousse à l’exil en France.
Khayr ad-Dîn, dit Barberousse (1466-1546), second gouverneur de l’Algérie, Musée des Beaux-Arts, Alger
Mais le cœur du récit construit les épisodes de la fiction autour du « portrait » :
Le premier est celui du sultan déchu, Moulay Hassan, révélateur, par la gradation, du pouvoir, quasi magique, du peintre Ahmed ben Salem : « Et voici que, par la grâce de ce diable de peintre, le vaincu était toujours dans ses murs, triomphant, royal, épanoui dans toute sa gloire. » Barberousse y découvre alors « la force de l’image ».
Mais la décision de Barberousse de faire faire son portrait officiel se heurte à une autre image, celle qu’il s’est forgée de lui-même en raison du rejet que lui a valu sa chevelure rousse dans l’enfance : « l’enfant avait souffert le martyre ». Tournier transforme, en effet, cette rousseur, héritage de ses origines albano-catalanes, en une malédiction due à la transgression d’un interdit : l’enfant aurait été conçu alors que la femme a ses règles. Sa souffrance est telle que, devenu adulte, il dissimule avec soin ses cheveux et sa barbe, fuyant son identité. Le peintre réussit cependant à le convaincre qu’il cherche avant tout à dépasser les apparences pour exprimer la vérité, « la voix de l’âme ».
Pourtant, le roi exige un portrait « en noir et blanc », et ne se présente pas à la séance de pose, ce qui oblige le peintre à ne faire, de mémoire, que des esquisses au fusain, échouant ainsi à faire ressortir la noblesse royale et provoquant la colère de Barberousse : « Il n’émanait de cette figure qu’une impression de force et de brutalité. »
L’étape suivante fait appel à un autre art, celui de la tapisserie pratiqué par Kerstine, qui réalise le portrait du roi : « Tout en camaïeu roux, elle figurait un paysage européen d’automne ». Le roux se transforme alors en un signe de grandeur, de noblesse et de souveraineté. La tapisserie dépasse alors la simple image, car elle « est destinée à être vue certes, mais aussi à être palpée, et encore à être humée. » : elle amène Barberousse à s’assumer dans sa vérité, en proclamant fièrement son surnom : « plus jamais il ne cacha ses cheveux ou sa barbe. »
Dans un premier temps, Barberousse est le contraire d’Idriss : le roi fuit son identité, tandis qu’Idriss la cherche. Or, celui-ci la voit déformée dans toutes les images qu’il rencontre, tandis que Barberousse assume, au contraire la sienne, par l’image. Mais tous deux se réunissent finalement : la tapisserie, qui entrelace les signes en donnant sens à la rousseur du roi, joue le même rôle que la calligraphie, dont les techniques et les signes rendent Idriss à lui-même, à sa nature : « la calligraphie est libération. » Autre ressemblance : en ôtant le turban et la housse qui cachent sa rousseur, Barberousse quitte la barbarie qui l’avait conduit à compenser son exclusion originelle. De même, Idriss, en voulant reconquérir la « goutte d’or », la « bulla aurea » symbole, rejette son aliénation de travailleur immigré. Or, si la défaite de Barberousse devant son ennemi lui ouvre le monde occidental, et la cour de François Ier, que pourra ouvrir à Idriss son arrestation annoncée dans l’excipit ?
Percy Anderson, Isolde, 1906. Lithographie in Costume Fanciful, Historical and Theatrical
« La reine blonde »
Le second récit, par sa formule introductive, « Il était une fois », ses personnages, et sa structure, fondée sur le chiffre 7, relève du genre spécifique du « conte ».
Comme Barberousse, l’héroïne est « blonde » par une transgression d’un interdit : elle a été conçue alors que naissait le « soleil levant », et cette blondeur « accusatrice, indécente, ravissante » fait sa malédiction. Elle est « ravissante » au sens propre, séduisant « le dauphin du royaume » que massacre son frère « dans un accès de folle jalousie », puis conduisant au suicide le peintre qui, en se cachant, a pu réaliser son portrait. Mais la force de l’image, du portrait, poursuit la malédiction : des voleurs assassinent les gardiens de « la salle des trésors » où il est enfermé, puis ceux-ci, à leur tour, s’entretuent. Le voyageur qui les trouve, Abder, garde le portrait et, lui aussi, fasciné par lui, il provoque la jalousie de son épouse : le vitriol qu’elle jette sur le portrait, au lieu de l’abîmer, lui brûle son visage. Elle accuse alors Abder, « condamné à perdre tous ses biens et à finir ses jours dans un monastère. » Le portrait tombe enfin entre les mains d’un roi qui, conscient de son pouvoir « malfaisant », ordonne qu’après sa mort il soit jeté à la mer. Sa dernière victime est un pauvre pêcheur qui le trouve dans le ventre d’un requin : à son tour fasciné, il ne pêche plus, condamnant ainsi sa famille à la misère.
Comme le veut la tradition du conte, le récit conduit à une leçon, transmise par le « sage, poète et calligraphe » à « l’enfant » du pêcheur : il lui apprend que « l’image n’est qu’un enchevêtrement de signes », dont le pouvoir maléfique peut disparaître si l’on apprend à distinguer les signes qui construisent l’image. Il remplace le pouvoir de l’image par celui du signe écrit. L'enfant parvient ainsi à « déchiffrer la signification de la reine blonde », et sauve son père qu’il initie « au grand art et à la profonde sagesse de la calligraphie. » Les huit phrases qui s’associent aux traits du visage peint rendent, en effet, à la reine sa vérité, le poids de « la gloire […] deuil du bonheur », son innocence », illustrée par « un champ de neige sans trace de pas » et soutenue pas des valeurs, « Justice, fidélité, cœur limpide », en accusant l’homme qui en fait l’objet de son « désir » en associant « cheveux clairs, femme légère ». Or ces phrases sont attribuées à deux auteurs fictifs, Ibn Al-Houdaïda, le calligraphe qui enseigne à l’enfant son art, et « Edward Reinroth », anglicisation proche de l’anagramme de Tournier dont le second prénom est "Édouard", selon l’interprétation de Michaël Worton dans « Intertextualité et esthétique », communication publiée en 1992 dans Images et Signes de Michel Tournier, Actes du colloque du centre culturel international de Cerisy‐la‐Salle, en 1992.
Comme le premier, ce conte fait écho à l’histoire d’Idriss, lui aussi prisonnier des images que lui renvoie le monde occidental, qui, à la fois, le fascinent et le détruisent : il ne s’en libère que par la calligraphie.
POUR CONCLURE
La structure de La Goutte d’or, mêlant le réalisme du romancier à l’imaginaire du conteur, est donc particulièrement intéressante. Les deux récits sont, en fait, une mise en abyme, car ils ne sont pas gratuits, mais illustrent le questionnement du roman sur le rôle à accorder à l’image, et l’itinéraire même du héros, Idriss : comment dépasser l’image, illusoire, pour accéder à la vérité de soi ? La condition serait le dépassement de l’aspect figé de l’image, simple reflet, superficielle, en lui donnant une force créatrice, multipliant les suggestions. Or, n’est-ce pas là le rôle même du romancier, qui donne sens à ce qu'il prétend reproduire ?
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
La structure de La Goutte d’or met en évidence le contraste entre deux lieux, l’Algérie, avec sa double image, le désert et l’oasis, et la France, avec l’opposition entre les lieux ouverts et les lieux clos, représentant les deux cultures, moyen-orientale et occidentale.
L'Algérie
Le désert
C’est le lieu où commence le roman, un lieu sans nom pour Idriss, qui n’apprendra qu’en France, le mot ‘‘désert’’ et le nom ‘‘Sahara’’ : « Chez nous y a pas de mot pour ça. » C’est le lieu de la solitude, du silence, dont Tournier donne une description doublement effrayante :
D’une part, sa géographie même le rend sauvage, « un reg aride », avec les « vastes plaques lisses et durcies », marques du cours d’un oued desséché, où la végétation reste maigre et rare. Peuplé d’insectes, de lézards, survolé par les corbeaux et les vautours qui guettent leurs proies, il est parcouru d’un vent si violent qu’il érode les masses rocheuses, et, surtout, brûlé par le soleil : « Le soleil flambait en plein ciel ».
L'erg Er-raoui : l'ouverture du roman
D’autre part, il est aussi le domaine des légendes, comme celle des « djenoun qui enlèvent les enfants imprudents et désobéissants », avec les interdits qu’elles entraînent : ne pas toucher aux fourmilières, en lien avec le monde souterrain, par exemple, ni parler « ouvertement du feu», qui évoque l’enfer. Autant de transgressions accomplies par le nomade Ibrahim… au grand effroi du héros !
C’est donc un cadre cruel, inhumain, lieu de tous les dangers, dont l’ensevelissement d’Ibrahim apporte une preuve tragique à la fin du premier chapitre, en provoquant l’épouvante d’Idriss, marquée par le contraste entre les voyelles nasales, propres à ce monde souterrain, « En coulant sa joue sur le sol, il crut entendre montant des profondeurs », et l’assonance du [ i ] aigu, en écho au « rire de son ami enseveli vivant ». Ce passage prendra d’ailleurs tout son sens quand la dernière péripétie vécue par Idriss à Paris chez Bonami, dans la « société Glyptoplastique » qui va l’utiliser pour fabriquer le moulage d’un mannequin, l’engloutit à son tour sous un flot d’alginate, « une gangue dans laquelle il étouffait » : il prononce alors le nom d’Ibrahim, vivant ainsi sa propre mort.
Les dunes du Grand Erg occidental
C’est sur le trajet, en arrivant à Béni-Abbès, qu’Idriss découvre une autre image du désert, « une mer de sable », en découvrant « une grande dune qui montait, vierge et dorée, jusqu’au ciel ». En se lançant « à l’assaut de cette montagne instable et tendre, qui croulait sous ses pieds en cascades blondes », Idriss n’éprouve aucune fatigue, aucun effroi, mais peut contempler « l’immense Océan » de sable, « l’échine d’or d’une infinité d’autres dunes ». Cette description produit un tout autre effet, certes toujours le silence et la solitude, mais plus paisible, avec ses courbes douces, telles celles des arabesques de la calligraphie apprise par Idriss à la fin du roman qui permet de « prend[re] possession du désert en le peuplant de signes », désert alors redéfini comme « l’espace pur libéré des vicissitudes du temps ».
L'oasis
Tournier ne décrit pas l’oasis en elle-même, dont il mentionne seulement « l’extrême pauvreté ». Il choisit de mettre l’accent d’abord sur le rôle des superstitions, toutes liées au « mauvais œil », redouté : « Pour ne pas être blessé par le mauvais œil, passer autant que possible inaperçu est une saine précaution. […] Toute image avantageuse est source de menace. Que dire alors de l’œil photographique et de l’imprudence de celui qui s’offre complaisamment à lui ! » Or, c’est précisément cette crainte qui pousse Idriss au départ pour retrouver la photo prise par la femme blonde. Qu’il s’agisse des bébés, des coiffures, du mariage, les traditions règlent la vie de l’oasis, d’où les chapitres qui racontent longuement la fête du mariage et la danse de Zett Zobeida, avec son bijou, cette « goutte d’or » qu’Idriss trouve et qualifie, face à l’orfèvre, de « gri-gri saharien ». Quand il la perd, rien ne s’oppose plus alors à ce qu’il devienne la victime du « mauvais œil »…
La France
Les lieux ouverts
Aussi bien lors de l’arrivée d’Idriss à Marseille que dans le quartier parcouru par Idriss à Paris, Tournier souligne à quel point l’Afrique y est présente. Le quartier de la place Jules Guesde à Marseille est ainsi comparé à « un morceau de désert », et les rues elles-mêmes regroupent toutes les réalités de l’Afrique, depuis les « hammams, librairies islamiques, fripiers nord-africains », jusqu’aux odeurs. De même, l’expression « la médina de Paris » fait du XVIIIème arrondissement une zone hors de la capitale, « exclusivement peuplée d’Africains ». Tournier nous montre donc souvent ces rues balayés par le cousin Achour et Idriss.
Une première image plus traditionnelle de la capitale est montrée quand Idriss travers Paris du nord au sud, en jouant sur le contraste entre les monuments emblématiques et son jeune héros accompagné d’un chameau, comme s’il parcourait le désert. Ce n’est que lors de l’épilogue qu’il l’introduit vraiment dans l’autre face de Paris, la place Vendôme, « le cadre le plus luxueux de Paris », avec « le Ritz » et ses vitrines, « somptuosité, opulence », l’exact opposé de Tabelbala qu’Idriss va tenter de rejoindre en brisant la vitrine de la bijouterie qui contient « la goutte d’or ».
Les lieux fermés
Beaucoup plus nombreux, et longuement décrits, les lieux fermés figurent l’emprisonnement progressif du héros dans les réalités de la société occidentale, depuis le foyer destiné aux travailleurs immigrés, plutôt sinistre, jusqu’à la société « Glyptoplastique » qui forge les mannequins de cire, en passant par l’Electronic Café, le studio de cinéma de la rue Francoeur, les abattoirs de Vaugirard, le sex-shop avec son peep-show, ou les magasins Tati. Autant de rencontres, souvent dangereuses comme le grand Zob au café, autant de dégradations progressives qui déshumanisent Idriss… Ce n’est que dans le dernier lieu fermé, l’atelier du calligraphe, qu’Idriss va entreprendre sa renaissance, mais Tournier met l’accent sur les actes du calligraphe, sans décrire le lieu.
Deux lieux parisiens : les studios Francoeur, les abattoirs de Vaugirard
La temporalité
La France
La durée du récit
La durée est indiquée pour les premiers épisodes. Ainsi la fête du mariage débute le lendemain de la mort d’Ibrahim, et c’est « le surlendemain » qu’il commence à guetter le facteur porteur de la lettre avec la photo. Rien ne nous est dit, en revanche, de la durée de cette attente, jusqu’au jour où, mauvaise plaisanterie, le facteur remet à Idriss cette carte grotesque avec l’image d’un âne : « première image que lui valait le passage dans sa vie de la femme à la Land Rover. » À nouveau, nous ignorons la date de son départ, dont les étapes, sont, en revanche, nettement indiquées par les nuits passées dans chacune : une nuit à Béni-Abbès, deux nuits à Béchar, une nuit à Oran, une nuit sur le bateau, une nuit « sur un banc » à Marseille, avant la dernière nuit, celle de l’arrivée à Paris.
À partir de là, la durée s’efface, avec seulement des indications floues, « un matin », « un soir »… Tout se passe comme si Tournier retrouvait ainsi la particularité des légendes et des contes, récits intemporels. Ce que vit Idriss, ce conflit entre deux cultures, pourrait, en fait, survenir dans n’importe quelle époque.
Le jeu des contrastes
Les scènes diurnes : Un premier contraste s’établit entre l’Algérie et la France. Dès l’incipit, Tournier mentionne le « miroitement trompeur des premiers rayons du soleil », qui impose sa puissance écrasante quand il est « en plein zénith », lors de l’ensevelissement d’Ibrahim. Le soleil accompagne le départ d’Idriss de sa menace : « le soleil flambera de toute sa silencieuse colère au-dessus de sa tête ». En France, en revanche, les scènes diurnes baignent dans la grisaille d’« un pays de froid et de brouillard », accompagnée de pluie souvent.
L’ambiance nocturne : Plusieurs scènes importantes se déroulent la nuit, avec une nouvelle opposition entre le pays des origines et celui de l’exil. Tournier raconte longuement la nuit de la fête de mariage à Tabelbala, une nuit vivante, « scintillante », rythmée par la musique, et, surtout, par la chanson et la danse de Zett Zobeida, porteuse de la vérité que met en place la légende du conteur, « Barberousse ou le portrait du roi ». Plus Idriss s’éloigne de l’oasis, plus les nuits sont différentes, ce qu’annonce déjà le décor étalé sous les yeux d’Idriss par le photographe à Béchar. Sa présentation, « Paris, la ville-lumière ! La ville-image ! », met l’accent sur les illuminations qui vont ponctuer les déambulations d’Idriss.
Ainsi la nuit marseillaise impose une autre forme de soleil, factice mais tout aussi dangereux : « la rue, sombre dans la journée, flambait de toutes ses vitrines, enseignes et publicités lumineuses. » C’est là, en effet, qu’Idriss rencontre la prostituée blonde qui le fascine, et perd sa « goutte d’or ». Monde de l’illusion, dès son arrivée, c’est ce que met en valeur la description, à la fin du chapitre : « Le boulevard Diderot et plus loin l’enfilade de la rue de Lyon n’étaient qu’un scintillement de phares, d’enseignes, de vitrines, de terrasses de cafés, de feux tricolores. Idriss hésita un moment avant de se laisser glisser dans cette mer d’images. » Mais ce « scintillement », contrairement à la nuit du désert, bien loin d’être porteur de vérité, illumine tout ce que la société occidentale offre de factice.
La rue Saint-Denis, la nuit
POUR CONCLURE
Le cadre spatio-temporel est donc porteur de sens. Si le récit est daté, avec les images de la télévision qui, sur le bateau, montre des scènes de mai 68, les combats des étudiants dans les rues de Paris, Tournier efface progressivement le temps, transformant ainsi les aventures d’Idriss en parcours initiatique accompli par le héros d’un conte, jalonné d’épreuves. Cette même idée ressort des lieu : Tournier nous fait passer de la « mer de sable » du désert, où le jeune Ibrahim se trouve englouti, à la « mer d’images » parisienne, qui engloutit à son tour Idriss, avec, comme dans la tradition d’une initiation, le passage, la traversée de la mer Méditerranée, « mer de ténèbres insondables », l’eau d’une nouvelle naissance chargée de menaces.
Le portrait du héros, Idriss
Nommé par M. Mage « le Petit Prince des sables », Tournier, par cette comparaison au héros de Saint-Exupéry, fait d’Idriss le héros d’un conte, dont chaque étape apporte une révélation, se charge d’un sens que traduit aussi l’évolution du personnage.
Un enfant du désert : le héros aux origines
Le jeune berger
Comme dans un conte, le héros naît dans un lieu lointain, une sorte de lieu « de nulle part », avec une particularité, il « n’a pas marché avant deux ans », et placé sous la menace du « mauvais œil ». Mais est également mentionné son désir « de s’affranchir de l’emprise de l’oasis dans laquelle il avait grandi. » Il est donc comme marqué du signe de la liberté, que symbolise, selon les dires de l’orfèvre rencontre sur le bateau, la « goutte d’or », la « bulla aurea » qu’il trouve et garde. C’est sur le mot « Partir » que s’ouvre le chapitre VII, lançant la quête : le héros s’est vu dérober, par la photographie de la femme blonde, son image : il doit donc « aller rejoindre sa photo », pour retrouver son innocence initiale. Mais la perte de l’objet magique annonce des épreuves difficiles.
Jeune berger dans le reg saharien
Deux femmes opposées
Alors qu’il vit encore en Algérie, Idriss rencontre deux femmes antithétiques, tant par leur image que par leur fonction.
La première, « la femme blonde », apparaît dans la lumière du soleil, en plein désert, immédiatement dépeinte par son étrangeté : « Ses cheveux flottaient en nappe décolorée sur ses épaules. Elle portait une chemisette kaki très échancrée et un short outrageusement court. » Ce portrait lui prête une transgression de la décence imposées aux femmes par l’islam. La seconde transgression est cette photo, nouvelle transgression par son « pouvoir maléfique » : après cette rencontre, « Idriss n’était plus tout à fait le même homme ». Naît alors en lui une fascination pour les femmes blondes, celles vues sur les affiches qui illustrent le monde occidental comme la prostituée à Marseille : toutes représentent un danger.
La seconde est Zett Zobeida, la femme noire qui chante et danse au cœur de la nuit. Malgré son vêtement, elle est aussi chargée d’érotisme et fascine le jeune Idriss : « Et de ce corps n’apparaissait entre le bas de son corsage et le haut de sa jupe qu’une main de nudité luisante et noire. Au milieu de cette statue voilée, seul dansait ce ventre, animé d’une vie autonome et intensément expressive. » Couverte de bijoux d’argent, elle porte la « goutte d’or », le « signe pur », l’exact opposé du signe factice, la photographie, le « gri-gri » dont la perte plonge le héros dans les pires épreuves. Cependant, Tournier met en valeur une ambivalence : « C’est un symbole de liberté, mais son métal est devenu funeste. Que Dieu te garde ! » sont les derniers mots de l’orfèvre à Idriss.
Les épreuves traversées : l'initiation
Balayer les rues de Paris
Le travailleur immigré
Dans son parcours, et selon la tradition du conte, Idriss reçoit l’aide d’un adjuvant, le cousin Achour qu’il rejoint dans le foyer des travailleurs immigrés. C’est lui qui lui révèle les arcanes de la société française :
- Ici, c’est pas comme au pays, lui disait-il. Au pays, t’es coincé dans une famille, dans un village. Si tu te maries, bon Dieu, tu deviens la propriété de ta belle-mère ! Tu deviens comme un meuble de la maison. Ici non, c’est la liberté! Alors ici, pas de famille, pas de village, pas de belle-mère! T’es tout seul. Avec une foule de gens qui passent sans te regarder. Tu peux tomber par terre. Les passants continueront. Personne te ramassera. C’est ça la liberté. C’est dur. Très dur. [...] - Ici, t’es comme un bouchon qui flotte sur l’eau. [...]. tu dois profiter de tout ce qui se présente.(p. 122)
Le parcours d’Idriss, malgré sa particularité, donne à Tournier l’occasion de donner son opinion sur le sort des travailleurs immigrés, dont Achour, par ses emplois successifs, est un modèle. L’écrivain déclare d’ailleurs dans Le Vent Paraclet, à propos de son roman Vendredi ou les Limbes du Pacifique :
J’aurais voulu dédier ce livre à la masse énorme et silencieuse des travailleurs immigrés de France, tous ces Vendredi dépêchés vers nous par le tiers monde, ces trois millions d’Algériens, de Marocains, de Tunisiens, de Portugais sur lesquels repose notre société et qu’on ne voit jamais, qu’on n’entend jamais, qui n’ont ni bulletin de vote, ni syndicat, ni porte parole. […] Notre société de consommation est assise sur eux, elle a posé ses fesses grasses et blanches sur ce peuple basané réduit au plus absolu silence.
C’est ce qu’illustrent les chansons jouées par le juke-box de l’Électronic Café, dont sont repris des extraits qui disent « le mal de vivre en marge, un pied dans le chômage, l’autre dans la délinquance », jusqu’à lancer un cri de révolte, « J’ai envie d’tout casser », comme une annonce du dénouement.
Certes, Idriss bénéficie, comme le lui dit Achour, d’un « charme », qui lui vaut de dépasser sa condition de simple « balayeur » pour être recruté par Achille Mage pour des tournages publicitaires. Mais, à la fin de la séance qui le projette dans le cadre d’une palmeraie fictive, Idriss est confronté à une autre tâche : se débarrasser du chameau utilisé pour le tournage, auquel il va se trouver comme identifié, ce qui révèle le mépris envers les immigrés, exploités : « c’est comme les travailleurs immigrés. On croyait les avoir loués et pouvoir les renvoyer chez eux quand on n’en aurait plus besoin, et puis on s’aperçoit qu’on les a achetés et qu’on doit les garder en France. » (p. 151) Il ressemble alors à son ami Ibrahim, le chamelier nomade escortant son chameau dans le reg, sauf que pour lui c’est Paris qui figure le désert hostile.
Enfin, après l’épreuve du coulage de la cire destinée à modeler le mannequin, le dernier chapitre correspond à sa dernière expérience de travailleur immigré, une réification puisqu'il ne vaut que par son outil de travail :
Il s’agissait de donner le premier coup de pioche d’un parking souterrain de quatre étages pouvant engloutir jusqu’à 900 voitures. Du travail pour plusieurs mois dans le cadre le plus luxueux de Paris. Peu sensible à ce détail, Idriss se souciait surtout de l’outil, nouveau pour lui, qu’il allait avoir à manier, le marteau pneumatique, devenu presque le symbole du travailleur maghrébin.
L'évolution au fil des rencontres
Dès le moment où il prend la route, le héros entre dans un cycle de transformations, liées à des rencontres successives. Comme dans les récits initiatiques traditionnels, il s’agit de le faire passer de son existence initiale, faite de soumission à la tradition et d’innocence, à un statut supérieur, comme l’explique Mircea Eliade dans Mythes, rêves et mystères (1957). Mais, pour que cela se réalise, il doit, comme lors de la création mythique, passer par le chaos des épreuves, traverser la mort, vivre le « « symbolisme archaïque et universel de la mutation ontologique par l’expérience de la mort et de la résurrection ».
Ainsi, Idriss se voit progressivement devenir autre, mourir en quelque sorte à lui-même par les lieux qu’il traverse et les êtres qu’il rencontre. Cela commence lors de sa visite au musée de Béni-Abbès en écoutant le guide alors qu'il vit « une sorte de vertige » : « Il avait l’impression qu’on l’arrachait à lui-même, comme si son âme avait quitté son corps, et l’observait de l’extérieur avec stupeur. » La dépossession de soi est symbolisée par la volonté de la vieille Lala Ramirez, rencontrée dans le car, qui l’emmène au cimetière espagnol d’Oran : en le nommant Ismaïl, du nom de son fils disparu, Idriss a le sentiment qu’elle veut « l’enfoncer dans la peau d’un mort ». Même s’il résiste encore à ce moment-là, le mouvement ne peut plus s’arrêter, et s’accélère avec la perte de la « goutte d’or » gardée par la prostituée blonde de Marseille, qui lui fait perdre son innocence d’enfant.
Idriss, en effet, continue à voir exploser son identité, tantôt balayeur, tantôt chamelier pour un tournage publicitaire, puis fasciné derrière la vitrine d’un peep-show, identifié ensuite au « petit prince de Saint-Exupéry »… Or, lors de son errance dans Paris avec le chameau, parodie grotesque du parcours effectué dans le reg avec Ibrahim juché sur un chameau pour rejoindre le puits, alors qu’il s’endort dans le cimetière de Montmartre, son sommeil le projette dans le cimetière d’Oran : « La vieille femme était là, et elle l’apostrophait rudement en brandissant son poing au bout de son bras maigre. » Nouvelle image de la mort, qui finit par se concrétiser dans le moulage de son corps, quand il se trouve peu à peu recouvert d’alginate : « Il lui semblait qu’il ne respirait plus, que son cœur avait cessé de battre ». Idriss vit alors sa mort, telle celle d’Ibrahim englouti dont il prononce le nom, avant d'être extirpé de cette pâte gluante pour être ramené à la vie : « On croirait assister à la naissance d’un enfant, prononça Bonami ».
L’étape fondamentale, cette mort rituelle, ainsi franchie, le héros peut alors entrer dans l’ultime étape de l’initiation, sa renaissance.
La vérité reconquise : l'apothéose
Les étapes de la renaissance
Pour cette renaissance, deux autres adjuvants jouent un rôle.
Mohammed Amouzine, un de ces « aînés » qui, au foyer, « l’accueillaient avec bienveillance et l’initiaient au monde invisible et bruissant de l’ionosphère. Il comprenait peu à peu que, contre la puissance maléfique de l’image qui séduit l’œil, le recours peut venir du signe sonore qui alerte l’oreille. » En lui faisant découvrir et écouter Oum Kalsoum, « l’âme de l’Égypte et de tout le monde arabe », il le rend au temps de l’oasis, il le ramène au chant et à la danse de Zett Zobeida :
Pour lire les chapitres XXII et XXIII
[…] il l’écoutait des heures durant, et peu à peu le souvenir de Zett Zobeida s’imposait à son esprit. C’était la même voix, un peu trop grave pour une femme, la voix du jeune bédouin dont Oum Kalsoum avait pris l’apparence au début de sa carrière, avec des intonations charnelles d’une déchirante tristesse. Idriss revoyait alors le ventre luisant et noir de la danseuse, cette bouche sans lèvres par laquelle s’exprimait tout le corps pudiquement voilé, C’était la même articulation parfaitement distincte, la prononciation martelée, les mots détachés selon les règles de la diction coranique, et aussi cette répétition modulée, ce retour inlassable du même verset repris avec une intonation différente, jusqu’au vertige, jusqu’à l’hypnose. La libellule qui est libelle, et déjoue la ruse de la mort, le criquet qui est écrit, et dévoile le secret de la vie…
Hassan Massoudy, un exemple de calligraphie
Abd El Ghafari prolonge cette initiation en faisant découvrir à Idriss l’art de la calligraphie, dont il lui apprend les étapes successives, fabriquer l’encre, « tailler le roseau », puis tracer la lettre.
Dès sa première calligraphies Idriss se retrouva plongé dans le temps démesuré où il avait vécu sans le savoir à Tabelbala. Il comprenait maintenant que ces vastes plages de durée étaient un don de son enfance, et qu’il les retrouverait désormais par l’étude, l’exercice et le désintéressement. D’ailleurs, la faculté offerte au calligraphe d’allonger horizontalement certaines lettres introduit dans la ligne des silences, des zones de calme et de repos qui sont le désert même.
Il le libère ainsi de tout l’asservissement occidental, et le rend à lui-même, mais à un "moi" capable d’accéder à une dimension supérieure, éloignée des contraintes terrestres pour atteindre le monde spirituel ouvert par la calligraphie.
Elle est la célébration de l’invisible par le visible. L’arabesque manifeste la présence du désert dans la mosquée. Par elle l’infini se déploie dans le fini, car le désert, c’est l’espace pur, libéré des vicissitudes du temps. C’est Dieu sans l’homme. Le calligraphe, qui dans la solitude de sa cellule prend possession du désert en le peuplant de signes, échappe à la misère du passé, à l’angoisse de l’avenir et à la tyrannie des autres hommes. Il dialogue seul avec Dieu dans un climat d’éternité.
L'ultime victoire
En écho aux deux contes enchâssés, apothéose de Barberousse qui assume sa nature, apothéose de la Reine blonde délivrée de sa malédiction et rendue à son innocence, la dernière scène, dramatique, est symbolique de l'apothéose du héros, déjà par son cadre « luxueux » qui rompt avec les rues du quartier de la Goutte d’or. En retrouvant son bijou perdu à Marseille, et en osant briser la vitrine du bijoutier avec son outil de travail, Idriss brise à la fois son aliénation de travailleur immigré et toutes ces vitrines qui le séparaient du réel, tout au long du roman, depuis celles du musée à Béni-Abbès jusqu’à celle de peep-show de Barbès. Il échappe ainsi à tout ce qui le renvoyait à l’inexistence, tout ce qui le rendait "autre" en l’offrant au regard; tantôt prédateur, tantôt aveugle, d’autrui. Peu importe alors que le dénouement reste ouvert, que nous puissions même imaginer, sur un plan réaliste, une arrestation, un emprisonnement d’Idriss… Il a réalisé son apothéose, et a reconquis son unité en mimant la danse de Zett Zobeida : « Sourd et aveugle, Idriss continue à danser devant la goutte d'or avec sa cavalière pneumatique. »
POUR CONCLURE
De même que le désert, bien réel au début du roman, se rétrécit progressivement, « Sahara empaillé » au musée de Béni-Abbès, puis toile peinte qui sert de fond au photographe de Béchar, enfin, encore pire, au « décor de fleurs en plastique » pour la publicité sur « la Palmeraie », de même le récit montre une destruction progressive du héros, qui s'amplifie encore dès le moment où il perd l’objet magique protecteur destiné à l’aider dans sa quête, la « goutte d’or ». Quête ambiguë, car à la fois celle de la photo dérobée, symbole de son « âme », et celle de ce monde occidental où les femmes blondes fascinent comme les voitures, « outil […] prestigieux » d’un monde de « seigneurs ».
Mais, comme dans les contes traditionnels, ces épreuves conduisent, après la destruction, à une reconstruction d’abord, puis à l’apothéose de la libération qui, d’immigré exilé et perdu, redonne à Idriss son statut de héros, son âme d'homme du désert, mais encore enrichie par la musique d'Oum Khalsoum et la calligraphie.
Autour de l'image
Rappelons l’intérêt que Tournier porte à la photographie, depuis celles qu’il prend lors de ses voyages dont il explique qu’elles nourrissent ses œuvres, et jusqu’à celles élevées à la hauteur d’un art, d’où sa fondation, avec Lucien Clergue des Rencontres internationales de Photographie d’Arles. Or, cela pourrait alors paraître paradoxal face à la critique formulée avec force dans La Goutte d’or, dont le récit prend comme point de départ la photographie d’Idriss et multiplie, tant dans son parcours que dans les deux contes enchâssés, les représentations en « miroir ».
L'œil prédateur du photographe
Pourtant, la réflexion à laquelle le roman sert de support vient de la réalité première de la photographie : elle est une vision inversée, depuis l’opposition du sombre et du clair entre le négatif et le positif, entre la droite et la gauche… La photographie fonctionne comme un miroir… Toute la question est donc de savoir si ce miroir est « objectif » ou bien s’il est déformé par l’œil du photographique et le rôle qu’il lui accorde.
La photographie : une appropriation
L'image "volée"
Le roman s'ouvre sur une photographie « volée » : celle d’Idriss prise par la « femme blonde » dans le désert, qui, d’ailleurs, lui demande immédiatement : « Donne-moi la photo. » De même, le chapitre suivant commence par la question inquiète de sa mère : « Il t’a photographié ? Et la photo, où est-elle ? » Tournier rappelle ainsi la tradition, tant de la culture berbère que de l’islam : « C’est un peu de toi qui est parti, renchérit la mère. Si après ça tu es malade, comment te soigner ? » La religion, qui interdit de photographier les visages, prolonge donc, comme l’explique l’oncle Modadem, la superstition : « Ils croient qu’une photo, ça porte malheur. »
Mais deux aspects viennent contredire cet aspect maléfique qui fait de la photographie, c’est-à-dire de l’image, une façon de vider l’être de sa substance, de s’emparer de son « âme » : « Toute image avantageuse est source de menaces. Que dire alors de l’œil photographique et de l’imprudence de celui qui s’offre imprudemment à lui ! ».
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Déjà, pour l’oncle Mogadem, le maléfice ne vient pas de la photo en elle-même, mais du fait de se l’approprier : ses camarades qui « avaient laissé partir leur image », sont morts au combat, alors que lui, qui l’avait récupérée, est revenu vivant : « une photo, il faut la tenir, la maîtriser. » D’où son conseil à Idriss de partir rechercher sa photo.
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De plus, nous pouvons nous interroger sur le véritable maléfice, la photographie ou l’œil du photographe, dans la mesure où Idriss ment à sa mère : « il avait tu le rôle et même l’existence de la femme blonde. » N’est-ce pas finalement ce regard porté sur lui qui cause le bouleversement d’Idriss, et même détermine son départ, car, finalement, il fait naître en lui le désir d’un "ailleurs" qui le sorte du destin tout tracé de son oasis ? C’est ce que suggère son aveu à l’orfèvre : « Chez nous, il y a deux races, quelquefois mélangées dans une même famille : ceux qui restent où ils sont nés,, et ceux qui doivent partir. Moi je suis de la seconde sorte. Il fallait que je parte. Et puis j’ai été photographié par une femme blonde ».
Ainsi Idriss explique être parti, non pas pour « aller chercher » sa photo, mais pour « aller rejoindre » cette image de lui-même, celle d’une femme qui « s’intéressait à lui, cela surtout le troublait. », comme le troublera la « femme blonde » prostituée à Marseille qui lui fera perdre son objet magique, sa « goutte d’or ».
D'autres exemples d'appropriation
Deux autres passages du roman reprennent ce rôle de la photo, moyen de s’approprier l’objet photographié.
Le premier est donné par Philippe, le Français rencontré par Idriss dans le train pour Paris, avec les photos qu’il montre à Idriss, en lui déclarant : «j’ai toujours un tas de photos avec moi quand je voyage. Ça me tient compagnie. Ça me rassure. » C’est, en effet, pour lui, le signe de son passé, comme une preuve du déroulement de son existence qu'il se réapproprie ainsi. Mais Idriss, lui, conclut : « Philippe appartenait à la race des blondes voleuses de photo et de goutte d’or. »
Le second exemple pousse à l’extrême la valeur de l’image, car elle est redoublée par les photos de mannequins, prises par Milan, alors qu’il les a placés au milieu d’un « vrai paysage. » Idriss perçoit « ce que cette opération avait de subtilement maléfique », car, comme le dit Milan, tout s’inverse alors : « Quant aux mannequins, étant eux-mêmes déjà des images, leur photo est une image d’image, ce qui a pour effet de doubler leur pouvoir dissolvant. » C’est ainsi que le paysage perd de sa réalité, il devient une sorte de « toile de fond », et le danger ressort de la conclusion : « Il en résulte une impression de rêve éveillé, d’hallucination vraie. C’est absolument la réalité sapée à sa base par l’image. » Mais, de cette façon, Milan réalise une double appropriation : celle des lieux et celle des êtres.
La trahison des images
L’image est donc porteuse d’illusion, déformant, en fonction des rôles qui lui sont accordés, à la fois le cadre de vie et l’être même : elle leur imprime des métamorphoses qui finissent par les rendre étrangers.
Le lieu des origines
À Béni-Abbès, Idriss découvre la première transformation du lieu dans lequel il a grandi, en voyant la présentation de L’aire alimentaire de l’habitat saharien dans le musée. Devant les explications du guide, il éprouve « une sorte de vertige », et se sent dépossédé de lui-même, « comme si son âme avait quitté son corps ». D’où la formule qui conclut le chapitre, l’image d’un « Sahara empaillé ».
La représentation de la vie berbère, musée de Tamazret, Matmata,Tunisie
Cette transformation s’accentue quand l’écart géographique se creuse :
À Béchar, les toiles peintes du photographe symbolisent la transformation accomplie par l’image, et il signale son rôle aux touristes : « réaliser vos rêves ». Ainsi, pour sa toile de fond, « de dunes dorées et de palmes verdoyantes », il s’enflamme avec enthousiasme.
Chaque chose est transcendée par sa représentation en image. Transcendée, oui, c’est bien ça. Le Sahara représenté sur cette toile, c’est le Sahara idéalisé, et en même temps possédé par l’artiste.
À Marseille, l’affiche publicitaire qui présente « le paradis d’une oasis saharienne » est contemplé par Idriss, « médusé », car il « ne se retrouvait pas dans cette image de rêve » : « Un massif de palmes et de fleurs exorbitantes entourait une piscine en forme de haricot. Des filles blondes en minuscule bikini minaudaient autour du bassin turquoise gazelles apprivoisées inclina « Il ne se retrouvait pas dans cette image de rêve ».
À Paris, l’image du désert proposée lors du tournage de la publicité sur la boisson « Palmeraie » devient totalement caricaturale : « un décor de fleurs en plastique » avec « une fontaine qui dégorge un liquide vert métallique » pour abreuver les deux explorateurs assoiffés. Même le chameau devient grotesque : « Dis-lui en berbère qu’il faut qu’il boive « Palmeraie » avec une paille. », ordonne M. Mage à Idriss, qui n’hésite pas d’ailleurs à proclamer : « La pub, c’est l’honnêteté ! »
Mais même en ce qui concerne ses propres paysages, la France joue sur ces images mensongères, avec les affiches de la S.N.C.F. « où l’on voyait le mont Saint-Michel, Azay-le-Rideau, Versailles ou la pointe du Raz. » Le commentaire qui suit, au-delà de l’étonnement du héros, reproduit le jugement de Tournier, qui insiste sur la fonction fantasmatique de l’image :
Pourquoi ces hauts lieux de l’imagerie française ne correspondaient-ils jamais aux grandes cités où allaient les trains et les travailleurs qu’ils transportaient ? Il y avait là, semblait-il, deux mondes sans rapport, d’une part la réalité accessible, mais âpre et grise, d’autre part une féérie douce et colorée, mais située dans un lointain impalpable.
Les êtres transformés
Cependant, la déformation des lieux entraîne, par contrecoup, la transformation des êtres qui en sont, en quelque sorte, le produit. C’est ce que vit Idriss au musée quand le reflet dans une vitrine lui renvoie l’image d’une sorte de fantôme : « […] il vit apparaître un reflet, une tête aux cheveux noirs, exubérants, à la face mince, vulnérable, inquiète, lui-même, présent sous cette forme évanescente dans ce Sahara empaillé. » Comme pour les paysages, ces métamorphoses s’accentuent au fil du parcours, en dépossédant peu à peu Idriss de lui-même :
Quand il accompagne au cimetière la vieille Lala Ramirez, il devient le double de son fils mort, Ismaïl, dont il découvre le portrait sur la tombe : « Lui ressemblait-il vraiment ? Idriss était hors d’état d’en juger, n’ayant qu’une idée vague de son propre visage. Mais Lala, elle, paraissait possédée par une certitude inébranlable. »
L’étrangeté est encore plus grande quand, de la cabine automatique, sort la photo d’un « homme barbu ». En se regardant dans le « miroir fêlé de la cabine », Idriss tente de faire coïncider son reflet avec la photo. Or, par sa question, « Après tout, pourquoi n’aurait-il pas eu une barbe avant de quitter Tabelbala ? », il attribue une réalité à l’image, mais renvoyée à un passé imaginaire, autre forme de l’illusion.
Sa rencontre à Paris avec le cinéaste Achille Mage lui imprime une autre métamorphose : il lui parle comme si Idriss était « le petit prince » » de Saint-Exupéry, « S’il vous plaît, dessine-moi un chameau. », et il le nomme d’ailleurs « le Petit Prince des sables ». Idriss, cependant, commence à refuser de perdre ainsi son identité : il « se lève pour tenter de secouer la fantasmagorie qui une fois de plus menace de l’emprisonner, comme dans un filet d’images. »
Idriss « [r]êve-t-il » quand il découvre l’histoire de sa photo prise dans le désert dans une bande dessinée, et se voit reproduit en jeune « berger ». Mais, quand il vient parler à la « femme blonde », « il semble qu’elle ne le voit pas ». La double interprétation reprend l’idée de déshumanisation : « Elle est myope, ou c’est lui qui est devenu transparent. » Idriss essaie alors de faire coïncider le réel et l’image : « Il franchit un pas, il entre de plain-pied dans la bande dessinée. Il a toute l’audace d’un héros imaginaire. » Mais la réaction de l’homme qui intervient brutalement le renvoie à sa nature de « bougnoule », de « melon », à une exclusion raciste.
Est très rapidement mentionnée la photo « de face et de profil » faite au commissariat après la bagarre au café, comme pour annoncer le futur destin d'Idriss, celui de délinquant…
Enfin, la pire des images est réalisée quand il devient le modèle de mannequins destinés aux vitrines omniprésentes sous ses yeux depuis son arrivée dans les villes. Comme devant un photographe, il prend la pose, puis se sent quasiment englouti sous la pâte qui doit former le moule, avant d’être rendu à lui-même, une « naissance », celle d’un prototype : « une vingtaine d’Idriss, qui se ressembleront comme des frères jumeaux, vont peupler mes vitrines et mes étalages intérieurs. », s’écrie Bonami. Mais, de ce fait, Tournier souligne que son héros a perdu ce qui fait la valeur de tout être, son unicité.
Il ne manque plus que la dernière étape, faire de lui une machine, en le transformant en « automate » dans une vitrine, en le maquillant pour tous les éléments qui composent son corps « aient l’air faux »… Mais Idriss réussit alors à fuir les « pièges et les mirages qui se dressaient sous ses pas », en se réfugiant dans le foyer, auprès des autres immigrés.
Le rôle des images
Une phrase d'un autre roman de Tournier, Le Roi des Aulnes, illustre parfaitement l’aspect maléfique de l’image : « l’acte photographique est instantané et occulte, ressemblant en cela au coup de baguette magique de la fée transformant une citrouille en carrosse, ou une jeune fille éveillée en jeune fille endormie ». Mais cette transformation n’est pas gratuite, la société occidentale lui accorde un double sens, double critique de la part de Tournier.
Une compensation des manques
Elle est le signe des frustrations, des manques que portent en eux les hommes dans la société occidentale, ce vide qu’ils remplissent par des images fantasmées.
Pour les immigrés, c’est ce rôle que joue le cinéma, comme l’explique le cousin Achour : « nous autres, privés de tout, on n’a que le rêve pour survivre, et le rêve, eh bien, c’est le cinéma qui nous le donne. » Il leur offre par les images tout ce qu’ils peuvent désirer, et est aussi leur « maître d’école », en leur enseignant comment se comporter dans cette société étrangère. Mais, en leur apprenant aussi des « sales choses », il est dangereux car il détruit la culture d’origine.
Pour les Français, elle compense leurs manques, les rejets qu’ils subissent, comme pour le pédéraste Mage qui, après avoir dit à Idriss, « J’ai besoin de toi pour mon film », reconnaît son véritable rôle : l’image fantasmée d’Idriss, il en a besoin « pour vivre ». De même, les images fantasmées du désert que s’est forgées le marquis Sigismond de Beaumont lui permettent d’échapper au poids de son origine en la remplaçant par des actions héroïques, jusqu’à s’identifier à Alexandre Bernard, le pilote de l’avion accidenté dans le Sahara, en montrant même à Idriss des « cicatrices » sur sa peau… bien sûr inexistantes. Mais la fin de cette aventure, le sauvetage, le ramène, en fait à la souffrance qui lui a fait créer les images de son récit : on l’a fait « retomber dans la vie, dans toute la misère de la vie. »
Cette frustration est d’autant plus forte que ces « images » sont inaccessibles, qu’il s’agisse des affiches encadrées, des publicités vues à la télévision, ou de celles hors d’atteinte car placées dans une vitrine, dont Tournier commente le rôle à travers le commentaire d'Achour qui démasque l'illusion du peep-show vécue par Idriss : « Ici, tout est pour les yeux, rien pour les mains. Les vitrines, c’est comme le cinéma et la télévision, pour les yeux, seulement pour les yeux ! ». Ainsi, Idriss ne retrouve que dans les « yeux verts bridés » d’une femme de ménage de triste apparence, la flamboyante « lionne » rousse qui s’était donnée en spectacle…
Un rôle économique
Mais c’est précisément parce qu’elle répond à des frustrations que l’image trouve sa principale utilité : elle permet l’essor économique en soutenant une "société de consommation". C’est, notamment, le rôle des affiches aux images radieuses, qui font rêver les touristes et, surtout, du film publicitaire, comme en témoigne l’injonction de M. Mage : « Il faut faire vrai, vous m’entendez ? Ce n’est pas de l’opérette ici. Si vous n’y croyez pas, vous ne vendrez pas. C’est l’A B C de la pub, ça. La pub, c’est l’honnêteté ! » Discours où tout se retrouve inversé, puisque tout ce qui est faux dans les images se retrouve « vrai ».
L’image est donc devenue indispensable au développement économique, et, parallèlement, devient la source d'une exploitation sans limites, celle du héros alors transformé en chamelier grotesque, mais aussi celle de la femme blonde, dont nous comprenons que les photos faites par l’homme servent à la prostituer en jouant sur les fantasmes des clients potentiels : « C’est pas pour toi que je les fais. Il y a des clients pour ça », explique-t-il avec cynisme, et il précise « Faut ce qui faut. Ça parle à l’imagination de certains hommes. Il y a des Français qui aiment les décors exotiques. Il y a des rois du pétrole qui aiment les femmes blondes. » C’est ce même rôle que jouent les photos des couvertures des magazines érotiques du sex-shop.
L'image porteuse de vérité
Face à l’image, omniprésente dans la société occidentale, signe trompeur et illusoire, Tournier place d’autres images, auxquelles il accorde une toute autre valeur.
La tapisserie de Kerstine
Là où les images de lui découvertes dans son parcours ôtent à Idriss sa substance, au point qu’il perd toute identité, la tapisserie de Kerstine permet à Barberousse d’assumer la sienne. D’où lui vient ce pouvoir, dont ne dispose pas la photographie ? Son œuvre, en fait, n’est pas une reproduction instantanée ; elle l’a créée à partir du portrait au fusain fait par le peintre Ahmed et de son récit de « tout ce qu’il savait » de Barberousse, et, notamment, de « l’extrême sensibilité qu’il manifestait à l’endroit de sa barbe et de ses cheveux ». Elle inscrit donc sa création dans la durée d’une vie et surtout, ce portrait de Barberousse, fondu dans « un paysage d’automne », l’a « réduit à sa couleur fondamentale », c’est-à-dire à cette rousseur qui a forgé son âme. À cela s’ajoute la matière même, la laine, qui permet à l’image de toucher d’autres sens, le toucher, l’odorat, de stimuler ainsi l'imagination… La tapisserie ne propose donc pas une copie figée, mais une œuvre sensible, dans laquelle la créatrice a mis aussi sa propre vérité de « native de Scandinavie » et, surtout, a pris le temps nécessaire en créant « heure après heure, avec une patience infinie », lenteur gage de valeur.
La calligraphie
Le conte « La Reine blonde » appuie l’autre image dans laquelle Tournier voit une vérité profonde, l’image née du tracé du calligraphe, art auquel est initié Idriss. Nous y retrouvons, en effet, l’importance du temps, d’abord pour le long apprentissage de la fabrication de l’encre et du calame, ensuite pour la création elle-même. Ainsi, rendu au silence, rendu au temps infini, Idriss est rendu à son lieu d’origine, le désert.
Mais ces petites tâches paisibles et monotones n'étaient en vérité que le prélude au geste fondamental, le tracé de la lettre. Dès sa première calligraphie, Idriss se retrouva plongé dans le temps démesuré où il avait vécu sans le savoir à Tabelbala. Il comprenait maintenant que ces vastes plages de durée étaient un don de son enfance, et qu'il les retrouverait désormais par l'étude, l'exercice et le désintéressement. D'ailleurs, la faculté offerte au calligraphe d'allonger horizontalement certaines lettres introduit dans la ligne des silences, des zones de calme et de repos, qui sont le désert même.
La définition que pose Tournier approfondit encore la valeur qu’il accorde à la calligraphie : elle « est l’algèbre de l’âme tracée par l’organe le plus spiritualisé du corps, sa main droite. Elle est la célébration de l’invisible par le visible. »
Idriss retrouve aussi l’âme dont il a été dépossédé : « Le calligraphe, qui dans la solitude de sa cellule prend possession du désert en le peuplant de signes, échappe à la misère du passé, à l’angoisse de l’avenir, et à la tyrannie des autres hommes. Il dialogue seul avec Dieu dans un climat d’éternité. »
C’est cette libération qui conduit le héros, comme elle l’avait fait pour Barberousse et pour le pêcheur prisonnier du portrait de la reine blonde, à retrouver ensuite l’objet magique, cette « autre antidote de l’asservissement par l’image », associé à la danse et au chant de Zett Zobeida dont les paroles étaient porteuses de ce même sens.
Mais l’aile de la libellule est un libelle
Mais l’aile du criquet est un écrit
Et ce libelle déjoue la ruse de la mort
Et cet écrit dévoile le secret de la vie.
POUR CONCLURE
Le roman dépasse ainsi le paradoxe initial, l’iconophobie de Tournier, lui-même amateur de photographie. Mais c’est que, comme il oppose deux sortes de photographes quand il déclare, à propos du photographe américain Arthur Tress, « Il y a des magiciens qui à l’aide de cette machine à copier qu’est l’appareil de photo, trouvent moyen de créer » ou déclare « qu’il y a deux sortes de photographes : ceux qui prennent et ceux qui donnent », il distingue deux sortes d’images. Il y a celle, éphémère, qui fige un instant en desséchant l’essence du modèle photographié. Elle ne fait souvent que répondre à un désir, en inscrivant l’être dans une réalité immédiatement passée. C’est ce qu’il nomme "l’iconisation", défaut propre à la société occidentale, qu’il définit dans son essai Le Pied de la lettre (1972) :
Certains paysages, monuments ou personnages célèbres, pour avoir été copiés, représentés ou photographiés excessivement, se trouvent vidés de toute réalité, réduits à leur propre stéréotype, sans épaisseur, ni consistance. La tour Eiffel, la Joconde ou telle ou telle vedette de music-hall, rongées par l’image, n’existent plus comme réalités. C’est le phénomène d’iconisation, considérablement aggravé par la multiplication des médias.
En revanche, il y a l’image créatrice, qui ouvre sur une autre dimension, spirituelle, qui porte un message qui la dépasse, qui est, non pas une mimésis, mais le signe d’une vérité car elle laisse ouvert l’imaginaire. Mais, à travers le tracé du calligraphe, Tournier ne renvoie-t-il pas également à l'art même du romancier, lui aussi créateur d'une image porteuse de vérité ?
L'écriture du romancier
Dans la seconde moitié du XXème siècle, le Nouveau Roman a remis en cause la conception traditionnelle du roman : refus de l’intrigue, refus du statut privilégié accordé au personnage, l’écriture aussi se déconstruit. L’important devient le non-dit et l’homme est représenté comme une conscience suspendu dans l’instant car toutes ses certitudes vacillent… Mais le Nouveau Roman n’a pas fait disparaître la fiction, comme l’affirme Tournier dans un entretien paru dans Lire en 2006 : « On le sait, depuis quelques années déjà, la mimésis romanesque est revenue à la charge. Les attraits de la représentation et du mentir vrai l'ont finalement emporté sur les aléas de la textualité pure, comme si une sorte d'horror vacui avait saisi toute écriture refusant de céder aux résolutions communicatives. » Il en donne lui-même la preuve, par son choix d’une forme classique, avec une volonté de réalisme. Mais elle se combine à des aspects relevant, eux, davantage du conte et se teinte souvent de caractéristiques du baroque.
Un romancier "classique"
La construction de l'intrigue
Nous avons pu observer l’élaboration de la structure de La Goutte d’or, la façon notamment dont les deux parties, en Algérie et en France, s’équilibrent avec les motifs récurrents de la première partie, la goutte d’or et l’image, qui trouvent leur prolongement et leur sens dans la seconde partie, et la mort réelle d’Ibrahim, englouti dans la boue, à laquelle fait écho la mort figurée d’Idriss sous la pâte gluante qui le recouvre. Il y a bien un fil directeur à l’itinéraire du héros, qui rappelle le parcours d’un roman d’apprentissage, avec les épreuves traversées et les péripéties variées.
Pour approfondir la forme et les instances de l'énonciation
L'identité du personnage
De même, le personnage est tout à fait identifiable, inscrit dans une famille, dans une société dont il porte les valeurs. Son "étrangeté" au monde qu’il découvre en quittant son oasis de Tabelbala nous rappelle aussi les persans de Montesquieu, et bien des héros de Voltaire, le Huron « ingénu », Micromégas, Candide ou Scarmentado. S’il admire parfois ce qu’il voit, s’il est fasciné aussi, il est surtout étonné, se pose des questions. En cela, il devient alors, comme traditionnellement, le porte-parole de la réflexion à laquelle nous invite le romancier, qui a toujours rappelé son souhait de concrétiser par la fiction une pensée philosophique. Son innocence, sa naïveté même créent un écart avec la société et les êtres qui l’entourent, amenant ainsi le lecteur à changer de point de vue, à adopter son regard "autre" sur des réalités auxquelles il est tellement habitué qu’il ne sait plus les voir.
L'énonciation
Tournier, en plaçant son personnage au centre de son roman, adopte de ce fait une énonciation simple. Pas de polyphonie, pas de longs monologues non plus, le récit joue sur l’alternance entre la focalisation interne, la vision prise en charge par le personnage et l’omniscience du narrateur, qui se soucie de l’exactitude de ce qu’il raconte, connaît le passé, et intervient ouvertement pour expliquer alors même que son personnage, lui, est dans l’ignorance. Par exemple, quand il se trouve devant la Land Rover, c’est bien l’auteur qui se substitue à Idriss pour commenter : « C’est vrai qu’elle était imposante, cette voiture, trapue et blanche de poussière, hérissée de réservoirs, roues de secours, crics, extincteurs, câbles de remorquage, pelles, tôles de désensablement. »
La phrase
L’écriture de Tournier, comme celle de ses prédécesseurs, les romanciers réalistes du XIXème siècle, s’applique à une exactitude de la représentation. C’est sans doute ce qui explique la lenteur de ses publications qu’il reconnaît lui-même dans un entretien en 2006 pour le magazine Lire : « Je peux passer des années sur un sujet. Je suis un marathonien, pas un sprinter. Ce que l’on construit avec lenteur est généralement plus solide que ce qui est fait rapidement… J’ai très peu publié. Une quinzaine de titres alors que beaucoup d’écrivains de mon âge se targuent d’avoir atteint la cinquantaine. » En témoigne la précision lexicale, résultat d’une minutieuse documentation, que nous pouvons observer, aussi bien dans sa description du désert que dans celles des rues de Marseille ou de Paris. Il sait aussi imprimer à la phrase le rythme propre à restituer l’atmosphère. Tantôt, elle s’allonge pour créer une tension : « Mais ce qui inquiétait surtout Idriss, c’était que le ciel, encore vide une heure plus tôt, se remplissait de petites croix noires qui dérivaient lentement, paraissaient un moment immobiles, puis glissaient tout à coup en vol plané. » Tantôt, au contraire, le rythme s’accélère, la phrase se raccourcit, rupture soulignée par le passage du passé au présent de narration comme lors de la mort d’Ibrahim, à la fin du premier chapitre :
Idriss s'approcha. À moins de deux mètres de profondeur on voyait le sable mêlé de pièces de bois brisées. Il appela son compagnon. Sa voix frêle s'éleva dans un silence rendu plus sépulcral encore par la royauté du soleil en plein zénith. Alors la panique le prit. Il hurla de peur et courut droit devant lui. Il courut longtemps. Jusqu'à ce qu'il trébuche sur une souche et s'écroule sur le sable, secoué de sanglots. Mais il se relève aussitôt, les mains appliquées sur les oreilles. En collant sa joue sur le sol, il a cru entendre montant des profondeurs le rire de son ami enseveli vivant.
Un conteur
Le conte oriental
L’oralité
Dans un roman qui prend son point de départ dans une oasis saharienne et choisit un héros issu du Maghreb, comment s’étonner de voir le « conte » y prendre sa place ? Rappelons que, depuis Les Mille et une nuits, l’Orient est le lieu par excellence du conte, dans sa définition traditionnelle : un récit oral qui fait appel au merveilleux. Ainsi, deux conteurs interviennent dans La Goutte d’or : en Algérie, Abdullah Fehr, « le conteur noir venu des confins du Soudan et du Tibesti », pour « Barberousse ou Le portrait du roi », et Abd Al Ghafari, maître calligraphe à Paris, pour « La Reine blonde ». Tournier tente de restituer cette dimension orale par son écriture, par exemple la nécessité de soutenir l’attention du public destinataire par la formule « voici que », récurrente dans le premier récit, ou le connecteur « Or », qui soutient les effets de rupture.
Le conteur oriental et son auditoire. Gravure
Nous reconnaissons aussi le rôle du conteur, qui peut interpeller son public par une question, « Mais ne faut-il pas excuser ceux qui sont contraints par la bêtise et la haine de s’aimer sauvagement sous les palmes et le ciel, comme des biches ou des petits oiseaux ? », ou créer un horizon d’attente en lui faisant partager son sentiment : « Hélas le bonheur du jeune couple royal fut de courte durée ! »
Les invariants du conte
Ces deux récits enchâssés reprennent les caractéristiques traditionnelles du conte, avec ses invariants, comme la formule d’ouverture, « Il était une fois », dans le second, la présence du merveilleux, tel le visage de Barberousse inscrit dans le « paysage d’automne » de la tapisserie, ou l’action maléfique du portrait de la « reine blonde », source de perdition pour tous ceux qui le regardent et s’en trouvent égarés. Leur structure respecte le schama habituel : une situation initiale qui se trouve déséquilibrée par une force perturbatrice, mais ce déséquilibre est réparé par une force bénéfique, ce qui conduit à un état final qui a transformé le héros. Ce schéma peut d’ailleurs se reproduire, double, triple ou plus, au fil des épisodes. Enfin, les personnages sont essentiellement définis par leur fonction : héros, inscrit dans l’histoire comme Barberousse, ou fictif, comme ceux qui traversent « La Reine blonde », opposants qui font obstacle, et adjuvants qui viennent aider, les artistes, le peintre Ahmed et la tapissière Kerstine, dans « Barberousse », ou « le sage, poète et calligraphe Ibn Al Houdaïda » qui initie le jeune Riad, pour lui permettre de délivrer son père de la malédiction du tableau. C’est ce qui permet au conte d’amener à une interprétation, d’être source d’un enseignement, simple morale ou plus complexe, philosophique.
La Goutte d'or, un conte philosophique
Mais, en allant plus loin, n’est-il pas possible de considérer que La Goutte d'or offre les caractéristiques d’une autre forme de conte, qui s’est développée au siècle des Lumières, le conte philosophique ? Tournier emprunte, en effet, la structure, les personnages et les éléments merveilleux propres au conte, mais dans un double but :
-
de contestation sociale, à travers la dénonciation du racisme et de l’exploitation des travailleurs émigrés ;
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de message philosophique, dans toute la réflexion menée sur l’image, illusoire, et le signe porteur, lui, de vérité.
Comme les héros des contes traditionnels, à travers épreuves et obstacles, où les forces du bien s’oppose à celles du mal, Idriss comprend le sens de sa vie et retrouve son identité par son geste destiné à se réapproprier le signe pur de sa liberté, la « goutte d’or ». Différence importante cependant, le dénouement reste ouvert et ambivalent : son arrestation annoncée préservera-t-elle cette liberté ?
Un romancier "baroque" ?
Les critères du baroque
Rappelons que l’ordre dit « classique », avant de s’imposer sous Louis XIV, a été précédé par le mouvement baroque, avec son exubérance, ses thèmes qui reflètent l’agitation de cette période historique, et l’affirmation d’une imagination libre, qui s’autorise toutes les fantaisies et tous les excès. Le baroque met aussi en œuvre deux thématiques :
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celle de l’inconstance, image de la fragilité de la vie humaine, qui fait que tout ce qui relève du corps n’est que « vanité » et que la mort est sans cesse rappelée ;
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celle de l’illusion, qui en découle, puisque plus rien ne peut avoir de stabilité, plus rien ne peut être considéré comme certain. D’où la place prise dans les œuvres littéraires baroques par la mise en abyme et les jeux de miroir qui, en démultipliant la réalité, la rendent insaisissable.
Or, que nous propose le roman de Tournier ?
Dès le début, et alors même qu’il affirme sa force de vie par son sexe brandi devant Idriss en un « hurlement de triomphe » car il vient de sortir du puits, Ibrahim se trouve englouti car la charpente cède sous son poids et ses mouvements. Cette mort initiale accompagne Idriss dans son voyage, à travers les images « mortes » du désert qu’il voit au musée de Béni-Abbès ou sur les toiles peintes du photographe à Béchar, mais aussi pour lui-même en étant identifié à Ismaïl, le fils mort de la vieille Lala Ramirez, et jusqu’à la mort fictive lors de son moulage, qui le ramène à l’image d’Ibrahim.
De même, autour de lui se multiplient des personnages qui illustrent la vanité de ce qui relève du corps, à commencer par Monsieur Mage, pour qui « dehors tout n’est que crasse, puanteur, fange et souillure », et qui remplit son sentiment de vide par les « turpitudes de [s]a vie privée », ces jeunes garçons qu’il paie. Mais c’est aussi le cas de Milan, avec sa collection de mannequins, ou même ce que vit Idriss dans le peep-show dont il ressort « tremblant de désir frustré ».
Enfin, le sens même du roman se fonde sur les "jeux de miroir", à commencer par les deux contes enchâssés auxquels le parcours d’Idriss fait écho. S’y ajoutent les métamorphoses successives subies par le héros, résumées lors de son passage dans le « Palais des miroirs déformants » : il « s’observe gonflé comme un ballon, ou au contraire filiforme, ou coupé en deux au niveau de la ceinture. Il tire la langue à ces images grotesques de lui-même qui viennent s’ajouter à tant d’autres. »
Le style baroque
Le baroque se plaît à égarer le lecteur par des descriptions surchargées, avec une surabondance de détails. C’est ce que pratique volontiers Tournier, en recourant, notamment, aux termes exotiques ou spécifiques aux activités dépeintes, avec une accumulation comme lors de l’explication de la fabrication de l’encre et du calame nécessaires au calligraphe. Il n’hésite pas non plus à développer longuement des passages qu’un écrivain classique aurait davantage réduits, comme ceux consacrés à la visite d'Idriss aux abattoirs de Vaugirard ou à la vie d’Oum Khalsoum.
Il multiplie aussi les échos aux mythes, parfois implicitement : n’y a-t-il pas un contrepoint de Narcisse dans la façon dont Idriss, lui, ne se reconnaît pas dans son image, qu’il tente cependant de ressaisir ? Mais, souvent, l’allusion est plus explicite, tel ce terme « médusé », qui renvoie au mythe antique de Méduse dont les yeux avaient le pouvoir de pétrifier tous ceux qui la regardaient, comme l’image pétrifie Idriss, ou le mythe de Dédale, que nous retrouvons dans l’itinéraire nocturne d’Idriss avec le chameau dans Paris : « Ils trouvèrent enfin la rue de Vaugirard dont le nom sonna aux oreilles d’Idriss comme la clé du dédale où ils erraient depuis plusieurs heures. » C’est aussi Cronos, le dieu qui dévorait ses enfants, que nous retrouvons transformé par la culture populaire quand Idriss entre dans la chambre où Milan conserve ses mannequins : « La pièce évoquait une scène de massacre, ou encore le garde-manger de l’Ogre. »
Ce sont enfin les images, comparaisons ou métaphores, dont l’abondance relève du baroque, comme dans cette présentation des mannequins : « Ce sont des ectoplasmes de complets-veston, des fantômes de robes, des spectres de jupes, des larves de pyjamas. » L’image peut être bivalente :
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Tantôt, elle accentue l’horreur, tel le rituel de mort sacralisé pour les moutons dans l’abattoir : « Il y en a une vingtaine, égorgés, pendus par une patte, et ils s’agitent comme autant d’encensoirs, en projetant leur sang sur les murs et les gens, tragique et grotesque ballet aérien. »
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Tantôt, en antithèse, c’est la vie qui s’illumine : « Il voit son chameau pomponné qui passe majestueusement en portant sur son dos une grappe de petites filles hurlant de joyeux saisissement. Le soleil déploie dans le feuillage des éventails de lumière. »
Mais surtout un même passage voit s’entrecroiser des images qui composent une réalité autre, porteuse de sens comme dans cette description de la calligraphie :
La calligraphie a horreur du vide. La blancheur de la page l’attire, comme la dépression atmosphérique attire les vents et fait lever la tempête. Une tempête de signes qui viennent en nuées se poser sur la plage, comme des oiseaux d’encre sur un champ de neige. Les signes noirs, rangés en cohortes belliqueuses, les becs dressés, les jabots enflés, les ailes recourbées, défilent de ligne en ligne, puis se rassemblent en corolles, en rosaces, en chœurs, selon une symétrie savante.
POUR CONCLURE
Le roman de Tournier se situa donc aux confins de deux courants contradictoires : d’un côté, la structure rigoureuse et la concision classique, dans sa volonté de forme parfaite par son équilibre, avec un lexique précis et une phrase rythmée. De l’autre tous les excès du baroque destinés à reproduire la confusion, les illusions du monde et la richesse de l’imagination. Ainsi, par les multiples échos créés aux mythes, aux contes avec lesquels son récit entretient des liens métaphoriques, il met une sorte de « néo-baroque » au service du sens philosophique qu’il veut faire saisir à son lecteur. Car tel est bien le but de Tournier, comme il l’explique à Guy Duplat un entretien publié en avril 2004 dans La Libre Belgique : « Il me fallait des histoires très concrètes pour devenir le contrebandier de la philosophie. Je racontais des histoires d'amour, de chasse, de pêche, et, en fait, je vendais sans le dire Spinoza et Platon. Je jetais un manteau d'images sur ces philosophes. »