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Michel Tournier, La Goutte d'or, 1985 : explications d'extraits (édition Folio)

L'incipit, du début à "... la moitié du croît." (pp. 9-10) 

Pour lire l'extrait

Après le titre et éventuellement une dédicace ou, comme dans La Goutte d'or de Michel Tournier, une phrase mise en exergue, l’incipit de tout roman joue un rôle essentiel car il représente le premier contact du lecteur avec le roman. Il a donc, traditionnellement, une double fonction : lui donner les informations nécessaires pour entrer dans l’intrigue, et, surtout, retenir son attention, susciter son intérêt, donc mettre en œuvre des procédés pour le séduire.

Ce premier paragraphe répond-il à ce double objectif ?

1ère partie : La présentation initiale (lignes 1 à 11) 

Le paysage autour de l'oasis de Tabelbala 

Informer sur le cadre spatial

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Les prénoms introduits dans ce début de récit, Idriss, Baba, Mabrouk, ceux de la culture musulmane, plongent immédiatement le lecteur occidental dans un autre monde, celui du Maghreb. C’est ce que confirment les détails qui posent aussi un contraste entre le désert, illustré ici par « la ligne rougeoyante des dunes », et l’oasis.

Le paysage autour de l'oasis de Tabelbala 
Tournier, La Goutte d'or
cultiver grâce à l'irrigation

Nous la reconnaissons par les activités mentionnées. Il y a la culture, avec le « jardin » et le travail à effectuer, « désensabler ses rus d’irrigation », les seguias précieuses car elles lui donnent sa fertilité : la nécessité de l’eau dans un univers où elle est rare et où règne le sable explique que chacun doive participer à cet entretien. Entre aussi dans ce cadre l’élevage, l'activité du personnage, berger « poussant son petit troupeau » de moutons et de chèvres. 

Pour illustrer deux activités : cultiver grâce à l'irrigation, et garder les troupeaux 

Les choix narratifs

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La narration joue sur un double positionnement du narrateur.

         La première phrase constitue une ouverture « in medias res », en faisant du narrateur un témoin extérieur, avec le passé simple ponctuel qui dépeint l’action : « Une volée de pierres ramena vers la masse compacte et docile des moutons l’escadron volant des chèvres, toujours prêtes à s’égailler dans les éboulis. » Cette action violente traduit l’importance de ne perdre aucun des animaux du troupeau, précieux dans cette société du désert.

         Mais les indices temporels qui suivent, « la veille ou l’avant-veille », « La semaine précédente », « désormais », ainsi que le passage à l’imparfait de description, « poussait », changent le point de vue : le narrateur devient omniscient, connaissant le passé du personnage introduit.

Ce double choix à la fois rend vivant ce début du récit, tout en permettant au lecteur d’entrer dans la vie du personnage.

L'introduction du personnage

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Cette première présentation du personnage met aussi en place un  thème qui en renforce l’intérêt. Dans cet univers rude, une « compagnie » permet de combler le vide, un vide spatial mais aussi un vide temporel. Le récit oppose, en effet

  • la présence des « deux compagnons », qui a effacé l’impression d’un temps interminable : « les journées avaient passé comme dans un rêve », dans une atmosphère paisible, « à l’ombre d’un arbousier sauvage en attendant l’écoulement des heures ».

  • la solitude, dans laquelle, en revanche, le désert reprend sa dimension inquiétante, provoque la peur que traduit la métaphore, même si le personnage doit la cacher vu son âge : « À quinze ans, Idriss n’était plus en âge d’avouer que l’angoisse de la solitude donnait des ailes à ses jambes. »

Dans la solitude du désert

Dans la solitude du désert

2ème partie : le portrait d’Idriss (de la ligne 11 à la fin) 

À travers le portrait du personnage, cet incipit joue aussi sur le contraste entre le choix d’un réalisme objectif, et la création d’une atmosphère plus effrayante, qui crée une tension.

Le réalisme

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Il marque la description du cadre, par les précisions apportées :

  • La rudesse du climat ressort de deux détails. Le vide  permet le déchaînement des « vents des confins désertiques », tandis que le soleil favorise des sortes d’illusions d’optique sur le sol desséché : « le miroitement trompeur des premiers rayons du soleil sur le chott el Ksob ».

  • Le comportement des animaux est précisément dépeint, comme si nous suivions la marche du personnage : « la fuite éperdu d’un gros varan dérangé de son lit de sable par ses pieds nus, le vol blanc d’une chouette égarée dans la lumière matinale ».

Ce réalisme est renforcé par les toponymes, cités dans leur appellation arabe et qui renvoient à une géographie précise : « le chott el Ksob », dépression liée à un lac salé desséché, surface aride de plaques blanches, « l’erg Er-raoui », vaste étendue de sable au sud-ouest de l’Algérie et au nord de Tabelbala, où le vent a forgé des dunes. ]De même, il présente de façon précise le second personnage, avec son nom, son origine, avec les activités traditionnelles de ce clan, et même sa rémunération, en nature, production laitière et partage des naissances : « Ibrahim ben Larbi, l’un des bergers des tribus Chaamba semi-nomades qui […] se chargent en professionnels du troupeau de chameaux de l’oasis, moyennant la totalité du lait et la moitié du croît. »

La place du surnaturel

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Plus connus sous le terme francisé, les « djinns», dont Tournier conserve la forme arabe, les « djenouns » sont des créatures surnaturelles, des esprits le plus souvent malfaisants, capables de prendre des formes diverses, ou même de s’inscrire dans les phénomènes atmosphériques, par exemple « les vents des confins désertiques ». Issus des légendes païennes avant d’être intégrés dans l’islam, ils témoignent de la croyance en des démons, des forces maléfiques, et servent à effrayer les enfants pour les maintenir dans le droit chemin, comme les ogres, les loups-garous, les loups… dans la culture occidentale : ils « enlèvent les enfants imprudents et désobéissants, comme sa grand-mère le lui avait raconté ». 

Jean Alfred Gérard-Séguin, 1853-54. Illustration des Orientales de V. Hugo, édition Hetzel

Djinns2.jpg

Mais notons, derrière le narrateur, l’intervention de l’auteur qui propose une interprétation rationnelle, historique, de cette croyance : « en vertu sans doute d’une tradition orale remontant à l’époque où les nomades razziaient les populations paysannes des oasis. » Le surnaturel n'est donc, selon lui, que la mise en "littérature" de faits réels.

Dans la solitude du désert

Une atmosphère effrayante

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Le rappel de cette tradition permet à Tournier d’accentuer l’atmosphère menaçante, qui pèse sur ce début de roman, à travers l’antithèse entre l’âge de son personnage, « Sans doute savait-il… », qui devrait l’amener à ne plus croire en ces être surnaturels, et la réalité, l’imprégnation des légendes dans les mentalités : « Mais cette légende avait laissé des traces dans son cœur ». Ainsi, les éléments réalistes finissent par se transformer en sources de tension : tout dans le désert devient effrayant pour Idriss, peut représenter une menace, un rayon de soleil ou le  moindre mouvement d’un animal… Cette peur rend la solitude insupportable, sentiment sur lequel insiste le narrateur omniscient : « tout le poussait à rechercher d’urgence un contact humain. »

Une effrayante solitude

CONCLUSION

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Cet incipit répond donc parfaitement à sa double fonction.

        Le lecteur est rapidement informé du cadre dans lequel va s’inscrire l’histoire du personnage, Idriss, dont il présente déjà quelques caractéristiques. Son souci de réalisme est à rapprocher de ce qu’il nous apprend dans son « post-scriptum » sur sa façon de se documenter et nous retrouvons ici les impressions qu’il a pu ressentir lors de ses voyages dans le Maghreb.

       Mais il veille à susciter l’intérêt du lecteur, par l’atmosphère qu’il met en place, en jouant à la fois sur le dépaysement et sur la dimension surnaturelle. Il crée ainsi un horizon d’attente car une menace semble peser sur ce lieu, pressentie par le personnage.

Enfin, la lecture ultérieure du roman donnera aussi à cet incipit une valeur symbolique, par une double opposition :

  • D’un côté, en effet, il y a « la masse compacte et docile des moutons », semblables aux oasiens, de l’autre « l’escadron volant des chèvres, toujours prêtes à s’égailler dans les éboulis », avec un lexique évocateur, « l’escadron » suggère déjà des combats à mener, au milieu des « éboulis », des dangers qui peuvent provoquer des chutes. Ne représentent-elles pas ceux qui, comme Idriss, veulent aller découvrir l'"ailleurs".

  • De plus, l’origine des « djenoun » proposée par Tournier, souvenir de « l’époque où les nomades razziaient les populations paysannes des oasis », prolonge cette opposition. En allant plus loin, n’est-ce pas là déjà l’annonce du destin d’Idriss ?  Sa rencontre des deux touristes, « nomades », puis sa photographie prise par la femme blonde, est la forme figurée d’une « razzia » puisque, selon la tradition, cette photo le dépossède de son essence même...

Par cet incipit, Tournier nous invite donc, comme le fait la phrase d’exergue, à dépasser l’apparence univoque pour mieux « entendre » la vérité, multiple.

La danse de Zett Zobeida, de "Zett Zobeida se mouvait... " à  "... fort à faire." (pp. 30-31) 

Pour lire l'extrait

Le premier chapitre de La Goutte d’or a déjà introduit l’élément perturbateur qui va déterminer le destin du jeune héros, Idriss : sa photo prise par « la  femme blonde », ce qui est considéré, par la tradition du Maghreb, comme un danger, propre à provoquer le « mauvais œil ». Ce chapitre se termine d’ailleurs sur une tragédie : l’ami d’Idriss, le chamelier Ibrahim, se retrouve englouti dans la boue d’un puits qui s’est « comblé d’un seul coup ».

Le troisième chapitre nous transporte alors dans les rites d’un mariage, au cours duquel, dans la nuit, se déroule la danse de Zett Zobeida, une femme noire présentée comme « l’âme et la flamme de la fête, que dépeint cet extrait. Comment, par la progression du texte, Tournier met-il en valeur le rôle symbolique de cette description ?

Zett Zobeida

Le portrait de la danseuse (1er paragraphe) 

Une danseuse d'Orient

Le portrait physique

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Associé aux « musiciens » qui impriment le rythme à la danseuse, ce portrait s’organise autour du « corps » de la danseuse, avec une progression scandée par la répétition insistante de ce mot : « dans son corps », puis « de ce corps », repris symétriquement deux fois aux lignes 6 et 7.

Nous est d’abord montré le mouvement d’ensemble, mais qui s’est réduit, comme le traduit l’adverbe temporel, « désormais », de « très petits pas », jusqu’à presque devenir statique : « Bientôt ses pieds bougèrent sur place ». La danseuse sera d’ailleurs qualifiée ensuite de « statue voilée », comme figée par cette métaphore.

En contraste, un gros plan sur le « ventre » dépasse l’image extérieure, le vêtement, pour se fixer sur la partie apparente du corps, mise en valeur par l’ordre syntaxique et le lexique : « seul dansait ce ventre, animé d’une vie autonome et intensément expressive. »

Une danseuse d'Orient

Un portrait symbolique

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Cependant, la personnalité de la danseuse est rapidement effacée pour laisser place à ce qu’elle symbolise : « la danse était tout entière entrée dans son corps. » En la montrant ainsi envahie par la danse, Tournier souligne la sensualité féminine traditionnellement symbolisée par son « ventre », signe de la fertilité créatrice. La négation restrictive introduit, en effet, une première métaphore visuelle et tactile : « Et de ce corps n’apparaissait entre le bas de son corsage et le haut de sa jupe qu’une main de nudité luisante et noire. »  Ce symbolisme se prolonge dans la dernière métaphore, encore plus sexualisée : « C’était la bouche sans lèvres de tout ce corps ».

Mais, si la « bouche » suggère le baiser, Tournier lie la danse au chant, ce qui lui attribue une autre fonction soulignée par l’homéotéleute, énumération d’adjectifs à syllabe finale identique : « la partie parlante, souriante, grimaçante et chantante de tout ce corps ». Au centre de cette énumération, l’antithèse entre « souriante » et « grinçante » annonce, en chiasme, le sens symbolique des messages cités, « mort » et « vie ». Les deux insectes s’opposent eux aussi, d’abord par leur image, la « libellule », légère, transparente, proche de l’eau, source de vie, le « criquet », lourd, bruyant et dangereux pour les cultures, ce que Tournier renforce par l’allitération, pour l’une, de sonorités douces, « la libellule libelle », pour l’autre, de sonorités désagréables et plus aiguës, « le criquet écrit ». Ils s’opposent aussi par le rôle que leur prête Tournier : la première révèle paradoxalement « la ruse de la mort », le second « le secret de la vie ». Cependant, ils se rejoignent à travers les verbes, « libelle » et « écrit ». Ainsi cette scène, danse et chant, image les deux forces qui construisent tout destin, la tension entre la « mort », présence légère qui survole et menace, et la « vie », dans toute sa force parfois nuisible, et met en valeur le signe écrit.

Les bijoux (2ème paragraphe) 

Les bijoux d'une danse orientale

Les bijoux d'une danse orientale

La description des bijoux

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Le portrait substitue ensuite à la danseuse, avec la reprise de l’image, « cette statue de voile immobile », les bijoux qui semblent, à leur tour, animés d’une vie propre : « le ballet de cent bijoux sonores. » La longue énumération qui suit mêle les symboles, depuis les « mains de Fatma », dont l’œil au centre du bijou est censé protéger, comme les « amulettes » nommées ensuite, jusqu’à ceux qui imagent la vie quotidienne terrestre, « gazelles » et « grenades », en passant par les reproductions du monde céleste, « croissants de lune » et « étoiles », ou marin, avec les « coquilles de nacre », le « corail » et l’« ambre ». Ainsi les bijoux, personnifiés, « mènent leur danse dans un grand conciliabule cliquetant », comme si la danseuse portait sur elle tout l’univers.

La "goutte d'or"

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Comme pour la danse, Tournier fait rassortir un bijou par un gros plan en focalisation interne. Il le met en valeur par une hyperbole méliorative, par le présentatif et la rupture produite par le présent de narration : « Mais ce qui retient surtout le regard d’Idriss, c’est, tournant autour d’un lacet de cuir, une goutte d’or d’un éclat et d’un profit admirables. »

Une "bulle d'or"

Une "bulle d'or"

C’est ensuite le narrateur qui assure la description, en chargeant de sens ce bijou. La double hyperbole souligne d’abord sa beauté formelle : « On ne peut concevoir un objet d’une plus simple et plus concise perfection. » Il explique longuement la différence entre la « goutte d’or » et les autres bijoux, dévalorisés d’ailleurs par le terme « pendeloques » : ils « imitent le ciel, la terre, les animaux de la terre et les poissons de la mer ». Ils sont donc des images, qui visent à reproduire le réel. Par opposition, l’anaphore fait de la goutte d’or une totalité signifiante par elle-même, ne représentant rien sinon sa seule forme, abstraite : « Tout semble contenu dans cet ovale légèrement renflé à sa base. Tout paraît exprimé » en elle.  Comparée à une « bulle », elle est dotée d’une puissance telle que tous les autres bijoux semblent s’en écarter respectueusement pour laisser régner  « le silence de cette bulle solitaire qui ne vient heurter aucun autre bijou dans ses brefs balancements. » La fin du paragraphe insiste sur son symbolisme, avec la négation redoublée, « la bulle dorée ne veut rien dire qu’elle-même », confirmé par le choix des adjectifs : « C’est le signe pur, la forme absolue. »

L'intervention du romancier (3ème paragraphe) 

L'interprétation de l'intrigue

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L’intervention du romancier est plus directe encore dans le paragraphe qui ferme ce chapitre. En jouant sur le refus de l’omniscience par le doute introduit, « Idriss commença peut-être à le soupçonner ce soir-là », il s’autorise à expliquer par avance la fonction de la goutte d’or dans l’intrigue, et même à en annoncer le sens, par l’antéposition de la subordonnée complétive au subjonctif, en réponse à l’élément perturbateur, la photo d’Idriss  : « Que Zett Zobeida et sa goutte d’or soient l’émanation d’un monde sans images, l’antithèse et peut-être l’antidote de la femme platinée à l’appareil de photo ». Le terme d’« antidote » met nettement l’accent sur le rôle magique du bijou, comme s’il permettait à l’empoisonnement provoqué par ls « images ».

En même temps, l’hypothèse posée lui permet de caractériser le genre de l'œuvre elle-même, un roman d’apprentissage : « Il aurait sans doute progressé davantage dans son initiation ».

L'annonce du récit enchâssé

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La dernière phrase crée un horizon d’attente, en annonçant le récit d’« Abdullah Fehr, le conteur ». Comme la danseuse, Zett Zobeida, il vient lui aussi de l’Afrique noire profonde, « des confins du Soudan et du Tibesti ». Tournier suscite ainsi la curiosité de son lecteur : quel lien peut-il y avoir entre le personnage historique, « l’ancien pirate Kheir ed Din, devenu pour peu de temps roi de Tunis », et son souci, qui paraît plutôt dérisoire : « auquel ses cheveux et sa barbe donnaient fort à faire. » ? Notons d’ailleurs l’écart entre cette annonce énigmatique, et le titre du chapitre suivant, qui, lui, marque davantage le lien avec le thème de "l’image" : « Barberousse ou Le portrait du roi ».

CONCLUSION

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Ce passage plonge le lecteur dans l’exotisme d’une danse traditionnelle dans les pays du Maghreb, et plus généralement, dans tout le Moyen-Orient, chargée de sensualité. Mais les glissement successifs dans le portrait de la danseuse, puis dans la description des bijoux, pour en arriver à celui qui soutient le titre du roman, « la goutte d’or », fait de cet extrait une scène fondatrice du parcours du personnage, qui trouvera au matin le bijou dans le sable. C’est ce qui explique les interventions du romancier, à la fois pour expliquer le symbolisme complexe, à la fois celui de la femme « noire », opposée ainsi à la « femme blonde » qui a pris la photo d’Idriss, vol de son âme dans sa culture, et celui du bijou. Trouvé au matin dans le sable, Idriss garde cet objet, qui accompagne son parcours en Algérie.

Habilement, Tournier attire ainsi l’attention du lecteur, qui verra ce symbolisme prolongé dans la suite du roman pour illustrer l’« initiation » du personnage. C’est d’abord l’appellation de « bulle » retrouvée dans le discours de l’orfèvre, qui, la rattachant à la « bulla aurea » antique, en explique l’origine et la fonction, protectrice des « enfants romains de naissance libre », qui l’abandonnent à l’âge adulte. Symbole de ce passage à l’âge adulte, le bijou est laissé par Idriss en paiement de la prostituée « blonde » à Marseille, avec un gros plan qui fait écho à cet extrait, mais à l'inverse car la fausseté de ses lèvres peintes en rouge contraste avec la vérité des paroles du « ventre-bouche » de la danseuse : « Idriss l’observait écraser sur ses lèvres un bâton de rouge violacé, puis grimacer de toute sa bouche pour étaler la couleur. »

Le musée de Béni-Abbès, d' "Idriss écoutait... " à  "... ce Sahara empaillé." (pp. 78-79) 

Pour lire l'extrait

Béni-Abbès et l'oued Saoura

Poussé par la volonté de retrouver la photo prise de lui dans le désert par la « femme blonde », mais surtout par le désir de « partir » à la rencontre de l’autre monde inconnu aperçu à cette occasion afin d’échapper à un destin tout tracé dans l’oasis de Tabelbala, Idriss commence son voyage au chapitre VIII : le camion du facteur le conduit, après quelques péripéties, à Béni-Abbès, la petite ville la plus proche. Après sa découverte de la « mer de sable » et son renvoi du somptueux hôtel Rym, il parcourt avec émerveillement les rues animées et, finalement, entre dans le « musée saharien » en se glissant au milieu d’un groupe de touristes pour suivre les explications du guide. À travers les réactions de son personnage, comment Tournier développe-t-il sa réflexion sur l’image et son rôle ? 

Béni-Abbès et l'oued Saoura
Au musée

1ère partie : La visite (lignes 1 à 10) 

Un cadre

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La visite du musée inclut Idriss face à un groupe, avec un guide qui les instruit, ici sur des « règles de vie quotidienne » propres à la culture saharienne, et plus particulièrement à propos de l’alimentation, présentée par le discours direct du guide : « Et la saine hiérarchie doit toujours être respectée : les meilleurs morceaux vont aux hommes, les moins bons aux femmes et aux enfants. » Mais Tournier insiste sur l’altérité culturelle qu’illustre le musée. Il est, en effet, visité par des étrangers, en plus bien plus âgés que son personnage, ces « touristes aux cheveux blancs »,  et le guide lui-même est « un Français ». Tous ont donc leur culture propre, qui soutient leur jugement, d’où leur réaction, « le guide souleva la gaieté générale ». Son commentaire en parlant de « saine hiérarchie » plaisante, en effet, à partir du le préjugé européen qui place l’homme en position de supériorité, alors même que cette règle alimentaire s’oppose à la conception occidentale de la survie fondée sur « les femmes et les enfants d’abord ». Il révèle ainsi son écart mental, puisque ce choix vient de la nécessité de préserver avant tout la force de travail masculine qui assure la survie du groupe social.

Les réactions d'Idriss

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Finalement, c’est Idriss qui se sent étranger : « Idriss écoutait avec étonnement. » Le narrateur omniscient explicite ensuite ce rapide portrait : « Ces règles de vie quotidienne, il les connaissait pour les avoir toujours observées, mais comme spontanément et sans les avoir jamais entendu formuler. » Tournier souligne ainsi l’écart entre l’aspect figé du musée, qui se contente de représenter une culture autre, de la « formuler » par le discours, et la vie réelle, qui la met en pratique « spontanément ». C’est ce que développe sa réaction, « une sorte de vertige », qui traduit physiquement le bouleversement éprouvé. Il vit, en effet, un véritable dédoublement, entre son « corps », présent lors de cette visite, et son « âme », enfermée dans les vitrines. En fait, si les « touristes » étrangers peuvent à bon droit être étonnés face aux images du musée, Idriss, lui, observe sa véritable vie, mais qui ne lui appartient plus, d’où la violence du verbe « arracher » et de la comparaison : « Il avait l’impression qu’on l’arrachait à lui-même, comme si son âme avait soudain quitté son corps et l’observait de l’extérieur avec stupeur. »

2ème partie : Les bijoux (lignes 11 à 22) 

Bijoux berbères en vitrine

Bijoux berbères en vitrine

Une description objective

 

Comme il est habituel dans un musée, le groupe suit un parcours convenu dirigé par le guide : « Enfin on fit station devant une armoire vitrée où s’étalaient des bijoux et des amulettes. » Le discours du guide à son public interpellé se veut d’abord descriptif, d’où l’anaphore du présentatif, qui introduit une énumération qui définit chaque objet, matériau, forme et usage : « Voici en argent massif des croix, des croissants, des étoiles, des rosaces. Voici des agrafes, des boucles, des anneaux en corne de chèvre. » Il prend soin de donner l’appellation exacte : « Les bracelets de cheville ou chevillières  ». Il adopte également un ton didactique, pour donner les explications nécessaires : « Non, les bijoux sahariens ne représentent rien. Ce sont des formes abstraites, géométriques ayant valeur de signes, non d’images. » 

Un discours subjectif

 

Mais ce discours révèle à nouveau l’écart culturel, déjà par son introduction, «  Inutile, mesdames et messieurs, de chercher ici la tête de chien, la silhouette de chameau, le scarabée, et moins encore le bonhomme et la bonne femme », comme pour répondre par avance à l’étonnement d’un Européen, habitué, lui, à une représentation figurative.

De plus, trois remarques formulent indirectement un jugement occidental sur ces bijoux

  • L’idée de « signe » est aussitôt associé, non à une abstraction, mais à une fonction utilitaire,  importante certes en Europe, mais qui ici renvoie à la superstition, propre à un peuple inférieur : les « chevillières doivent empêcher les démons de la terre de remonter le long des jambes et d’envahir tout le corps. »

  • Il insiste ensuite sur la valeur financière des bijoux, s’inscrivant ainsi dans le matérialisme occidental : « Les bijoux les moins précieux ne sont que des coquillages. Les plus précieux sont en or ».

  • Enfin, son commentaire final sur l’absence de bijoux « en or », qui se veut une sorte de plaisanterie, fait écho implicitement au préjugé qui fait de tout indigène moyen-oriental un voleur potentiel : « Sans doute les a-t-on volés depuis longtemps. »

3ème partie : Entre présence et absence (de la ligne 23 à la fin) 

La présence

 

Le dernier paragraphe du chapitre joue sur un contraste. Le narrateur omniscient met d’abord l’accent, par l’effet de zoom et l’antéposition du complément, sur la vérité de ce que « l’armoire » présente au regard du personnage : « Ces bijoux d’argent, il les avait vus sur sa mère, sur ses tantes, sur d’autres femmes de Tabelbala. » La description insiste sur cet effet de vérité : « Des photos montraient des visages couverts de peintures faciales rituelles sur lesquels Idriss aurait presque pu mettre des prénoms familiers. »

Frédéric Arthur Bridgman, Portrait de femme kabyle, 1875. Huile sur toile, 72,4 x 58,4, coll° privée

Frédéric Arthur Bridgman, Portait de femme kabyle, 1875. Huile sur toile, 72,4 x 58,4, coll° privée

L'absence

 

Mais cette vérité s’oppose à la dernière phrase, qui reprend le thème de l’altérité.

  • D’un côté, en effet, il y a la réalité physique du personnage, soulignée par le pronom renforcé qui ferme l’énumération : « une tête aux cheveux noirs, exubérants, à la face mince, vulnérable, inquiète, lui-même ».

  • Mais, en raison de la « vitre » qui sépare Idriss des objets, cette réalité se transforme en une illusion, « un reflet ». Le rythme scandé de cette phrase semble reproduire cette dissolution, qui le transforme en une « forme évanescente », une sorte de fantôme.

Mais les deux adjectifs, « vulnérable, inquiète », commentaire du narrateur sur son personnage, annoncent la métaphore finale qui fait du musée un « Sahara empaillé ». Dans les deux cas, c’est la mort qui plane, en renvoyant le cadre, la culture d’Idriss et Idriss lui-même, au néant, menace qu’il semble inconsciemment percevoir.

CONCLUSION

 

Cet extrait est significatif de la façon dont Tournier construit le parcours initiatique de son personnage, par des jeux d’écho d’abord, car nous retrouvons ici, à propos des bijoux, la différenciation établie à propos de « la goutte d’or » entre l’« image » qui représente, et le « signe », qui donne sens. Il procède aussi par des annonces. Ainsi, c’est le premier passage qui met Idriss en contact avec l’altérité, double :

  • celle des Français, du regard distancié qu’ils portent sur le Sahara, qu’ils prétendent expliquer à ceux qui le vivent réellement.

  • la sienne, puisque le musée lui fait perdre son « âme » et ne lui présente qu’un « reflet » dans lequel ce jeune garçon, qui a vécu dans un monde sans images, se découvre avec « étonnement ».

Or, cela ne cessera de se reproduire dans la suite du roman, comme Idriss l’explique à Paris à monsieur Mage : « Le désert, tout le monde m’en parle depuis que je l’ai quitté. […] Je n’y comprends rien, et pourtant ce désert, c’est bien là que je suis né. » Enfin, tout en mettant en place la déstabilisation produite par cette première « initiation », il semble préparer la scène finale du roman, où Idriss, devant la vitrine qui renferme le bijou initial, « la goutte d’or », brise cette paroi comme pour se réapproprier sa culture et son « âme ».

Le dialogue avec l'orfèvre, de "Moi, j'aurais pu rester..." à "... ces propos de l'orfèvre. " (pp. 99-100) 

Pour lire l'extrait

Depuis son départ de son oasis de Tabelbala, Idriss, le héros du roman de Tournier, La Goutte d’or, a déjà effectué un long parcours à travers l’Algérie, avant de s’embarquer sur le Tipasa à Oran pour Marseille. Ce voyage a commencé son initiation, avec la découverte des villes, mais surtout avec le bouleversement que produit en lui la découverte d’un Sahara qui lui paraît étranger, aussi bien au musée de Béni-Abbès que sur les toiles peintes qui servent de décor au photographe de Béchar. Sur le bateau, il rencontre un adolescent, qui se présente comme « orfèvre », avec lequel il entame une conversation. Comment leur dialogue donne-t-il sens à l’intrigue du roman ? 

L'orfèvre
Tipasa2.jpg

Le Tipasa, ferry vendu en 1975 à la Compagnie nationale algérienne de navigation

1ère partie : Le voyage d’Idriss (lignes 1 à 12) 

Le départ

 

L’antithèse, marquée par les pronoms indéfinis négatifs, « on n’a rien, mais on ne manque de rien », montre qu’Idriss est loin de critiquer l’oasis de Tabelbala dont il est originaire. Il nie ainsi le rôle de la pauvreté dans son départ, raison principale qui pousse les jeunes gens à émigrer d'Algérie vers la France, d'où la question de l’orfèvre : « Alors pourquoi es-tu parti ? »

En revanche, en opposant ce qu’il nomme « les deux races », il met en évidence une autre raison du départ, qui tient de la personnalité de chacun : « qui restent où ils sont nés, et ceux qui doivent partir ». Notons le choix verbal, « doivent », qui fait de ce départ une exigence absolue, l’accomplissement d’un destin qu’Idriss considère comme le sien, d’où la reprise d’un verbe injonctif : « Moi je suis de la seconde sorte. Il fallait que je parte. »

Le rôle de la photo

 

Dans le premier chapitre, le récit de la photo prise d’Idriss par une touriste, ensuite attendue avec impatience, a accordé à cet épisode photographique le rôle d’événement perturbateur, avec l'inquiétude de la mère et de l’oncle du héros sur le danger de se faire ainsi voler son image. C’est d’ailleurs ce rôle que formule la seconde question de l’orfèvre : « Alors toi tu es parti pour chercher ta photo ? » Mais le connecteur d’ajout dans la réponse d'Idriss, « Et puis Et puis j’ai été photographié par une femme blonde. Elle est retournée en France avec ma photo.», lui accorde un rôle accessoire, plutôt une sorte d’alibi au départ.

La réaction de l’orfèvre, qui « le regardait d’un air moqueur », le place en position de supériorité face au héros, dont il fait ressortir une forme de naïveté. Cependant, la succession de brèves phrases dans la réponse d’Idriss révèle bien plus de lucidité. Il dépasse, en effet, ce qui relèverait de la simple superstition, ne pas se séparer d’une photo par crainte du « mauvais œil », en remplaçant « aller chercher » par « aller rejoindre ». Or, alors que le verbe « chercher » le place en position de sujet, actif, le verbe « rejoindre », lui, déplace le pouvoir sur la photo elle-même. Elle représenterait la vérité, l’essence de l’être que le jeune Idriss ne connaît pas encore. En retrouvant la photo, il trouverait donc sa véritable identité.

2ème partie : La quête d’Idriss (des lignes 13 à 25) 

Le rôle de l'orfèvre

 

Tout en conservant son ton ironique, signe de sa supériorité face à la naïveté d’Idriss, « Oh la la ! Mais tu es un grand penseur, toi ! », l'orfèvre propose une interprétation du voyage d’Idriss en concrétisant la puissance de la photo par sa comparaison : « Ta  photo est en France et t’attire comme un aimant un bout de fer. »

Il retrouve ensuite son rôle qui nous rappelle la maïeutique socratique, par ses questions : « Tu en trouves des morceaux sur ta route et tu les recueilles ? ». Comme le faisait Socrate, il amène ainsi le héros à expliquer son parcours, à dire sa vérité. Enfin, il devient un guide, un adjuvant, rôle traditionnel dans le conte, en conseillant le personnage : « Tu risques d’avoir des histoires. Tu devrais peut-être laisser pousser ta barbe. » Il a, lui, l’expérience des voyages et de l’importance d’un passeport.

Les photos d'Idriss

 

La réponse d’Idriss reprend les étapes de son parcours qui l’ont mis face à des représentations de lui-même. « Béni-Abbès » renvoie à sa visite du musée, où les objets comme les explications du guide, et encore plus son « reflet » dans une vitrine, le rendent étranger à lui-même. « Béchar » fait référence à la toile peinte du désert, un « fond de dunes dorées et de palmes verdoyantes », qui sert de décor, totalement factice, au photographe. Enfin, « à Oran », c’est la photo réalisée dans la cabine automatique pour le passeport, un « barbu », qu’il présente comme preuve de l’écart entre la photo et la réalité qu’elle est censée reproduire : « Seulement jusqu’ici les morceaux que j’ai trouvés ne me ressemblent pas. » Non seulement, il confirme l’idée de l’orfèvre, celle d’une personnalité explosée, à la façon des « morceaux » d’un puzzle, mais il reconnaît un échec dans cette quête de la vérité de soi. Face au conseil de l’orfèvre, c’est donc une forme de bon sens qu’il exprime avec une insistance soulignée par le chiasme syntaxique dans l’antithèse : « Et puis tout de même, ce n’est pas à moi à ressembler à ma photo. C’est ma photo qui doit me ressembler, non ? ».

Des "morceaux" de photographies 

Des "morceaux" de photographies 

3ème partie : L’image et son rôle (de la ligne 26 à la fin) 

La définition de l'orfèvre

 

Par son interrogation ironique, « Tu crois ça ? », l'orfèvre corrige ce qu’il considère comme de la naïveté chez son interlocuteur, croire en une vérité exprimée par l’image : « Mais déjà l’expérience te prouve le contraire. » Il développe ensuite une définition critique de l’image, « douée d’une force mauvaise. » Il poursuit cette personnification à travers une métaphore qui, par l’antithèse et l’énumération ternaire des adjectifs, souligne le pouvoir maléfique de l’image : « Elle n’est pas la servante dévouée et fidèle que tu voudrais. Elle prend toutes les apparences d’une servante, oui, mais en vérité elle est sournoise, menteuse et trompeuse. » Le terme « esclavage » file la métaphore, en inversant les pouvoirs : c’est l'image qui devient le maître de ce qu’elle est censée représenter, ici sur l’humain. Le choix du nom plus rare, « mauvaiseté », au lieu de « méchanceté », plus courant, met en valeur la personnification qui fait de l’image un ennemi redoutable de l’homme. Mais il ne s’agit plus ici de la peur superstitieuse de la photographie inscrite dans la tradition saharienne ; l'orfèvre la rattache à « la religion », c’est-à-dire à l’islam dont Idriss a reconnu précédemment qu’il ne respectait pas « toutes les prescriptions. Dès le deuxième siècle après l’Hégire, date fondatrice pour l’islam, dans les hadiths, recueil des actes et des paroles du prophète, l’image est, en effet, totalement exclue du domaine religieux car elle détournerait de la pure prière et celui qui la produit se poserait en rival du dieu créateur.

Les réactions d'Idriss

 

Le narrateur quitte alors le dialogue pour se faire omniscient en révélant le trouble que le discours de l’orfèvre produit chez Idriss : « Idriss l’écoutait sans bien comprendre. » Mais il nous montre ainsi que, grâce à cette nouvelle rencontre, son personnage a commencé son initiation, ici traduite par le fait de se poser des questions, à perdre, en fait, sa naïveté initiale : « Pourtant les mésaventures qu’il avait subies depuis sa rencontre avec la femme blonde éclairaient curieusement ces propos de l’orfèvre. »

CONCLUSION

 

Le passage de dialogue joue un quadruple rôle.

         Il permet à Tournier de faire progresser l'intrigue de son roman, l’initiation de son personnage en en rappelant les différentes étapes et grâce à l'aide d'un adjuvant, ici l'orfèvre.

        De plus, en rappelant des épisodes précédents, ici les différentes rencontres d’Idriss avec les images, il met en évidence l’importance de ce thème, et le sens qu’il souhaite ainsi donner à son récit : l’image, signe de la culture européenne, possède une puissance redoutable alors même qu’elle n’est qu’une illusion.

         Comme souvent dans son roman, cela lui permet également de préparer son lecteur à ce qui sera le contrepoint de l’image : c’est l’impossibilité, dans l’islam, de réaliser des images figuratives, qui a conduit à former un art original, la calligraphie, qui sauvera Idriss des pièges de l’image. Tournier, ami de nombreux photographes connus et lui-même photographe, avait sans doute pu mesurer à quel point elle peut trahir la réalité…

       N’oublions pas non plus que ce dialogue, dans lequel l’orfèvre « accouche » l’esprit du personnage pour l’amener à la vérité selon le principe de la maïeutique socratique, rappelle la formation philosophique de Tournier qui expliquait lors d’un  entretien, paru dans La Libre Belgique : « Il me fallait des histoires très concrètes pour devenir le contrebandier de la philosophie. Je racontais des histoires d'amour, de chasse, de pêche, et, en fait, je vendais sans le dire Spinoza et Platon. Je jetais un manteau d'images sur ces philosophes. »

Pour lire l'extrait

L'errance dans Paris, de "Il ne sait où aller..." à "... de la musique dans l'air. " (pp. 158-159) 

Errance

Depuis son départ de son oasis de Tabelbala, Idriss, le héros du roman de Tournier, La Goutte d’or, après un long parcours à travers l’Algérie, a embarqué à Oran pour Marseille, puis a poursuivi son voyage en train jusqu’à Paris. Autant d’étonnements et d’expériences nouvelles, notamment avec une prostituée qui lui fait perdre sa précieuse « goutte d’or ». Il rejoint alors dans un foyer pour travailleurs immigrés son cousin Achour, qui lui trouve un emploi de balayeur municipal. Choisi au hasard comme figurant dans une publicité, Idriss retrouve, au chapitre XVII, le réalisateur, monsieur Mage, pour le tournage d’une autre publicité. Destinée à faire vendre une boisson nommée « Palmeraie », elle montre des explorateurs assoiffés dans le décor d’un désert fictif et suivis par un « chameau squelettique » avant d’être sauvés par l’arrivée dans une « palmeraie ». Mais, à la fin du tournage, Idriss est chargé de conduire le chameau jusqu’aux abattoirs de Vaugirard. Commence alors une longue errance à travers Paris, qui reprend après une visite aux abattoirs et le refus des employés de tuer l’animal. Comment l’image du chameau donne-t-elle sens au parcours d’Idriss ?

1ère partie : Une errance dans la ville (lignes 1 à 9) 

Les étapes du trajet d'Idriss  dans Paris 

Le parcours d'Idriss

 

Jusqu’à présent Idriss n'a jamais quitté le quartier qui donne son titre au roman, celui de « la Goutte-d’or », où se situe « le foyer de la rue Myrha ». Après sa nuit en compagnie de l’équipe du tournage, Idriss est épuisé : « Toute la fatigue de la nuit lui tombe sur les épaules. » Mais il reçoit l’ordre de conduire le chameau aux « abattoirs hippophagiques de Vaugirard », sans que l’adresse donnée ne puisse aider son parcours : « Il ne sait où aller avec son chameau », « aucune idée de la direction à prendre aucune idée de la direction à prendre. » Le rythme ternaire dans la description de son trajet, « Il enfile des rues au hasard, traverse des avenues, repasse la Seine. », reproduit cette impression d’être perdu dans le labyrinthe sans issue de la ville.

Les étapes du trajet d'Idriss  dans Paris 

L'image de la nature

 

Animé seulement de « l’intention vague » de rejoindre son logement, Idriss, ainsi perdu, ressemble aux explorateurs de la publicité qui se sentent sauvés quand ils aperçoivent au loin la « palmeraie » : « Ce qui l’attire, ce sont des arbres, de plus en plus  nombreux, la masse lointaine encore d’une frondaison. » Il quitte alors la dureté de l’asphalte des rues pour retrouver le contact avec la nature : « Il a enfin le soulagement de marcher sur la terre molle dans une allée qui longe les grilles de somptueuses demeures. » La scène semble alors reproduire celle du début du roman, où il avait ramené à son propriétaire Ibrahim sa chamelle perdue dans le reg.

Le petit train du Jardin d'acclimatation 

Mais la scène nous projette dans un monde étrange, bien loin de la ville : « Le chameau évite de justesse un drôle de petit train bleu et  vert dont la sonnette tintinnabule éperdument. » Le lexique, avec les couleurs et le son, et la présence des enfants qui « se pressent devant une porte à guichet », font penser à une sorte de conte féérique, alors même que le lieu est bien réel : « C’est le Jardin d’acclimatation. » Mais cette appellation fait écho aussi à l’idée même d’une « oasis ».

Le petit train du Jardin d'acclimatation 

2ème partie : L’univers des métamorphoses (lignes 9 à 22) 

Une heureuse rencontre

 

Cette impression que le héros pénètre dans un autre univers, féérique, se poursuit à l’intérieur du « Jardin d’acclimatation » : « Il erre encore un moment entre la volière des rapaces et la "Rivière enchantée". » Tournier élabore alors une scène de rencontre entre le chameau et « une chamelle », rencontre heureuse : « les petites oreilles rondes s’agitent en guise de bienvenue. Les deux bêtes se frottent flanc contre flanc. Leurs têtes moroses et dédaigneuses se rencontrent très haut dans le ciel, et leurs grosses lèvres pendantes se touchent. » Tournier, tout en reproduisant avec réalisme le comportement des deux animaux, crée une sorte de parodie de rencontre amoureuse.

Deux dromadaires au Jardin d'acclimatation 

Deux dromadaires au Jardin d'acclimatation 
Promenade en charrette au Jardin d'acclimatation 

Un univers fictif

 

     La description poursuit la mise en place d’un univers fictif, bien éloigné des réalités parisiennes jusqu’alors connues par Idriss, déjà par les matériaux, proches de la nature, le toit d’un « abri de chaume » et « une mignonne charrette de bois verni ».

        Y interviennent aussi des animaux, ceux familiers à Idriss dans l’oasis mais transformés par leur rôle : « des ânes sellés et harnachés » ou les « deux chèvres », « attelées » à la charrette.

Promenade en charrette au Jardin d'acclimatation 

      La métamorphose concerne également le personnel de ce parc d’attraction, qui accentuent le déplacement dans l’univers oriental, proche de celui d’Idriss : « Des adolescents déguisés en Turcs – turbans, culotte de soie et babouches – s’affairent autour du chameau d’Idriss. »

         C’est enfin le chameau lui-même qui se retrouve transformé : « On lui place une couverture brodée sur le dos, une têtière à grelots sur les oreilles, une muselière autour de la gueule. » Il n’est plus alors l’animal d’élevage des oasiens, qui leur fournit leur subsistance, lait et viande, mais est mis au service d’une autre culture, exploité pour le divertissement et le plaisir : « Des petits enfants se bousculent sur une sorte de grande échelle rouge, qui les met à bonne hauteur pour se jucher sur le dos du chameau. » Même la « grande échelle rouge » contribue à cette distanciation, puisque, dans le désert, on monte sur un chameau après l’avoir fait se coucher au sol.

3ème partie : L’image d’Idriss (de la ligne 23 à la fin) 

De nouvelles images

 

Idriss, rendu à sa solitude vit, comme la première fois où, dans le musée de Béni-Abbès, il a vu son « reflet » dans une vitrine, l’apparition de son image, mais à nouveau mensongère, trompeuse, puisqu’il s’agit du « Palais des miroirs déformants » : il « s’observe, gonflé comme un ballon, ou au contraire filiforme, ou coupé en deux au niveau de la ceinture. » La phrase souligne la transformation, mais il est possible de lire dans le fait d’être « coupé en deux », ce que vit Idriss, l’écart entre la culture saharienne, celle de l’origine, et la culture occidentale, dans laquelle il a pénétré depuis son arrivée en France. Mais il sait, à présent, que l’image ne peut qu’être une illusion, d’où sa grimace moqueuse : « Il tire la langue à ces images grotesques de lui-même qui viennent s’ajouter à tant d’autres. »

Les miroirs déformants du Palais des glaces 

Les miroirs déformants du Palais des glaces 

Promenade en chameau au Jardin d'acclimatation 

Une scène heureuse

 

Finalement, cette scène n’est pas, pour le héros, une expérience malheureuse, mais plutôt un temps de pause qui lui a permis de sortir des épreuves jusqu’alors vécues : « Idriss s’éloigne, ivre de fatigue et de bonheur. »

Le chameau lui aussi, a vécu sa métamorphose, imageant, comme les reflets d’Idriss dans les glaces déformantes, sa double appartenance, puisque, tout en étant déguisé, il garde sa démarche propre : « Il voit son chameau pomponné qui passe majestueusement avec sur le dos une grappe de petites filles hurlant de joyeux saisissement. » Ainsi, le chapitre se ferme sur des images qui associent des sensations joyeuses : le « concert de rires frais » des enfants, l’apparition de ce soleil, si rare dans le ciel parisien, avec la métaphore qui crée une image lumineuse : « Le soleil déploie dans les feuillages des éventails de lumière. » La dernière phrase complète cette synesthésie heureuse : « Il y a de la musique dans l’air. »

Promenade en chameau au Jardin d'acclimatation 

CONCLUSION

 

Ce passage offre un parfait exemple de l’écriture de Tournier dans ce roman, où il mêle le réalisme, pour le cadre spatial mais aussi à travers les détails précis dans les descriptions, et la fiction propre au conte. Comme Alice chez Lewis Carroll, Idriss, à l’issue de son errance, égaré dans le labyrinthe urbain, entre dans « le pays des merveilles », le Jardin d’acclimatation, un univers autre, où tout se trouve transformé.

Mais, comme dans tout conte, Tournier donne sens à cette métamorphose, car, venu comme Idriss du lointain Sahara, le chameau devient le double du héros, en revêtant lui aussi une image qui ne lui ressemble pas, mis au service de la société à laquelle il s’est « acclimaté ». Cependant, à la différence d’Idriss, enlaidi par les « miroirs déformants », la description montre une « acclimatation » du chameau heureuse, déjà par sa rencontre avec la « chamelle », puis par son embellissement, la dignité qu’il garde, et la joie qu’il répand sous le soleil, accompagné aussi de musique.

Pour lire l'extrait

Le moulage d'Idriss, de "Mais ce qui était effrayant..." à "... du ventre d'une vache. " (pp. 187-188) 

Depuis son départ de son oasis de Tabelbala, Idriss, le héros du roman de Tournier, La Goutte d’or, après un long parcours à travers l’Algérie, a poursuivi son voyage en train jusqu’à Paris. Autant d’étonnements et d’expériences nouvelles, notamment avec une prostituée qui lui fait perdre sa précieuse « goutte d’or ». Autant de rencontres aussi, qui, peu à peu, lui présentent des images du désert bien éloignées de ce qu’il a vécu, en le dépossédant de lui-même. Au chapitre XXI, une nouvelle épreuve l’attend : il a accepté la proposition de Bonami, directeur du grand magasin Tati pour garçons, de servir de modèle pour créer des mannequins à l’image de la clientèle maghrébine. Le héros accepte ce travail bien payé,  et se retrouve dans la société Glyptoplastique pour que soit réalisé le moulage, d’abord de son visage, puis, placé nu « dans une cellule », de son corps qui doit être recouvert d’une « pâte d’alginate ». Comment les deux étapes de la description de Tournier dramatisent-elle cette scène ?

Moulage

1ère partie : L’engloutissement progressif (lignes 1 à 19) 

La description repose sur un contraste entre la technique du moulage sur le vif, scientifiquement contrôlée, et les réactions des participants, introduites par le jugement du narrateur, mis en valeur par l’antéposition syntaxique : « Mais ce qui était effrayant, c’était… »

Une technique contrôlée

 

La dimension scientifique vient déjà du titre de celui qui dirige ce moulage, un « chef de laboratoire », et de la technique rigoureusement utilisée : « le chef de laboratoire ferma la vanne et ne laissa plus qu’un filet couler dans la cellule. » Le rythme de l’opération est parfaitement maîtrisé : « faut patienter au moins trois minutes pour que la pâte prenne suffisamment ». Cependant l’image de « bouillie verte » qui rend cette pâte répugnante s’oppose à cette froide neutralité technique.

La vigilance du contrôle est aussi mise en valeur, mais sans instrument, le geste fait penser à celui d’un cuisinier qui contrôlerait son mélange : « Le chef de laboratoire plongeait à tout moment son index dans l’alginate pour en apprécier la consistance ». Mais cette impression de perfectionnisme vient avant tout du désir de réussir le plus rapidement possible, donc d’économiser le temps de travail et de ne pas gaspiller le produit nécessaire « sinon tout est à recommencer », explique le chef de laboratoire.

La réalisation d'un moulage "sur le vif" 

La réalisation d'un moulage "sur le vif" 

La dramatisation

 

La description dépeint un engloutissement progressif, tandis que se produit « le  durcissement de la pâte qui partant des pieds se refermait maintenant sur tout son corps. » dont « le niveau atteignit le menton ».

        D’un côté, Tournier fait partager au lecteur la peur de son héros, qui se sent mourir : « Idriss avait fermé les yeux. Il lui semblait qu’il ne respirait plus, que son cœur avait cessé de battre. » L’étouffement ressenti se traduit par le choix du verbe « bâillonner », qui lui ôte sa part humaine, la parole, en donnant l’impression qu’il subit une agression. Même si le chef de laboratoire est conscient de cette peur, et cherche à rassurer son modèle, « N’aie pas peur », parallèlement, le choix verbal montre qu’il le considère comme un objet sur lequel il affirme son pouvoir : « je te prends la bouche, mais je stoppe avant les narines. » Pourtant, le danger est bien réel, mis en évidence dans le récit, « Les secondes s’écoulaient avec une lenteur mortelle », et surtout par l’écho créé par le mot prononcé par Idriss, « Ibrahim », qui s’identifie ainsi à son ami, mort englouti dans un puits saharien.  

         Face à cette peur, les réactions des assistants sont choquantes, déjà par la formulation familière de l’exclamation, « Faudrait quand même pas qu’il tourne de l’œil ! » La réplique, « Parlez pas de malheur ! », reste ambiguë, car révèle-t-elle une réelle peur pour le modèle lui-même, ou la crainte d’un échec qui pourrait leur faire perdre un temps précieux, voire leur causer des ennuis ? La désinvolture du commentaire de Bonami sur la durée du moulage, « Le temps de cuire un œuf à la coque », et le commentaire en écho, « Très drôle ! » montrent qu’en fait ils ne se préoccupent en rien de ce que peut ressentir leur modèle humain, ainsi réifié.

2ème partie : L’émergence (de la ligne 20 à la fin) 

La dramatisation

 

Le récit continue à mettre en valeur l’aspect technique, avec les injonctions qui marquent les étapes successives : « Envoie l’air comprimé », « Trapèze ! commanda le chef de laboratoire. » Cela se confirme par la mention du rôle de « l’air comprimé », du bruit de la machine, « un léger sifflement », de la présence du matériel, à la fois « la masse d’alginate » et le « trapèze » qui va permettre de faire sortir le modèle du moulage réalisé.

Mais cette émergence apparaît beaucoup plus pénible que le moulage lui-même. Déjà le verbe, « L’air se frayait un passage le long du corps d’Idriss », donne l’impression qu’une difficile libération. Est également souligné l’effort à réaliser pour l’extirper de cette pâte durcie : « À l’étage supérieur, deux hommes tiraient à toute force la corde du palan. Le trapèze remontait lentement. » Ce même effort est imposé au personnage, transformé en un gymnaste, mais qu’il faut aider : « Il avait dégagé les bras d’Idriss, et l’aidait à refermer ses mains sur la barre du trapèze. », « Ils étaient deux maintenant à maintenir les poings d’Idriss crispés sur la barre. »

Une description répugnante

 

Tournier dépeint précisément l’image de cette émergence en en restituant les impressions sonores : d’abord « un rôt profond et sonore » pour l’air, ensuite, la sortie du « corps nu » s’effectue « en produisant de terribles bruits de pet, de succion et de déglutition. » Tous ces termes relèvent des fonctions corporelles, rendues répugnantes par le lexique choisi.

Les répliques finales ont un double rôle. Celle de Bonami, « On croirait assister à la naissance d’un enfant », renvoie à la construction même du roman, un parcours initiatique, qui fait passer l’être de sa nature initiale à une autre nature, donc la « naissance » à un être neuf. Mais la comparaison dans la réplique exclamative, en animalisant le personnage, révèle tout le mépris pour celui qui, après tout, n’a comme importance que son rôle de modèle.

La réalisation de moulages

La réalisation de moulages

CONCLUSION

 

La dramatisation de cette scène, proche de la fin du roman, souligne le rôle déterminant qu’elle joue dans le parcours d’Idriss, obligé, par son statut de travailleur immigré, d’accepter tout travail rémunérateur. Après s’être vu déformé par les différentes images de lui-même dans lesquelles il ne se reconnaît pas, il est à présent destiné à servir de modèle à de multiples mannequins, placés dans ces vitrines de magasins qui l’ont tellement fasciné depuis sa découverte des villes. Il est alors dépourvu de son identité initiale, transformé en un objet utilitaire.

Mais cette ultime épreuve, qui lui fait vivre la mort de son ami Ibrahim, figure aussi, par sa nudité, une naissance : elle prépare le double apprentissage des chapitres suivants, celui de la puissance des chants d’Oum Khalsoum puis celui de la calligraphie, le signe pur qui répond à l’illusion des images.

L'épilogue, de "Idriss lut ces lettres..." à la fin (pp. 219-220) 

Pour lire l'extrait
Épilogue

Ce passage marque la fin du long voyage d’Idriss, héros du roman de Tournier, La Goutte d’or, de son oasis natale de Tabelbala jusqu’à Paris, poussé par le désir de « rejoindre » la photo prise de lui par une « femme blonde », acte maléfique car propre, selon la tradition, à lui dérober son âme. Un voyage, certes, mais surtout un parcours initiatique jalonné d’épreuves et de rencontres qui, en présentant à Idriss tant d’images trompeuses de son désert et, surtout, de lui-même, le rendent peu à peu étranger à son être même. Mais, au-delà de son exploitation en tant que travailler immigré, l’initiation s’accomplit quand il découvre la puissance de la voix de la chanteuse Oum Khalsoum et, surtout, de la calligraphie. Il reste une dernière étape pour qu’il soit rendu à lui-même, retrouver la « goutte d’or », le bijou protecteur porté par la danseuse Zett Zobeida, ramassé dans le sable, mais cédée en paiement à une prostituée blonde à Marseille. Comment cet épilogue, en nouant tous les fils de l’intrigue, donne-t-il son sens au roman ?

1ère partie : Le bijou retrouvé (lignes 1 à 12) 

La reconnaissance du bijou

 

Embauché sur le chantier de construction d’un parking souterrain, Idriss se retrouve dans le « cadre le plus luxueux » de Paris, « la place Vendôme avec son empereur sur sa colonne », bien éloignée du quartier qui donne son titre au roman, celui de « la Goutte-d’or », peuplé de nombreux travailleurs immigrés.

Le luxe de la place Vendôme , avec sa colonne, ses arcades et ses bijouteries 

Cette place est aussi connue pour ses nombreuses bijouteries, avec des marques célèbres, et c’est dans la vitrine de l’une d’elles qu’Idriss retrouve l’objet magique, le bijou « perdue dans une rue chaude de Marseille » car donnée pour payer une prostituée: « Un seul bijou y était exposé : la goutte d’or brillait solitaire sur fond de velours noir. »

Le luxe de la place Vendôme , avec sa colonne, ses arcades et ses bijouteries 
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Tournier met en valeur ce fait à la fois en isolant l’objet et en répondant par avance à une objection sur son aspect invraisemblable, qui rappelle le dénouement des contes : « Idriss n’en croyait pas ses yeux » est repris par l’adverbe, entre virgules, « indiscutablement ». Il souligne également cette dimension merveilleuse par les échos établis avec la présentation antérieure de la « goutte d’or ».

  • Il rappelle son appellation, introduite par l’orfèvre rencontre par Idriss sur le bateau vers Marseille, « la bulla aurea », et son rôle de « symbole de libération » pour les enfants romains qui la portaient.

  • Il reprend, mot pour mot, sa description alors qu’elle avait été vue « pour la première fois au cou de Zett Zobeida » : sa forme, « ovale, légèrement renflée à la base », et sa qualification méliorative, « d’un éclat et d’un profil […] admirables ».

La goutte d'or dans son écrin 

Enfin, là où, dans le chapitre III, le narrateur s’était contenté d’imaginer que son personnage aurait pu « soupçonner » son rôle salvateur d’« antidote de la femme platinée à l’appareil de photo », à présent ce rôle est affirmé et amplifié en passant de l’épisode initial à une généralisation : elle est l’« antidote à l’asservissement par l’image », le remède salvateur donc à ce qui serait un véritable empoisonnement.

La renaissance du héros

 

Ce retour de la « goutte d’or », « suspendue derrière cette simple vitre », présenté comme quasi magique, amène un portrait de la réaction du héros, comme perdu dans sa contemplation, « Idriss la regardait », au point, alors même qu’il est dans sa situation de travailleur immigré, « appuyé sur son formidable outil à défoncer le bitume ». L'univers étranger qui l’entoure s'efface alors : « Il avait oublié ses compagnons, le chef de chantier qui s’impatientait, la place Vendôme avec son empereur sur sa colonne. » Et, simultanément, il se retrouve projeté dans sa propre culture, la danse de Zett Zobeida qui l’avait, jadis, saisi par sa puissance : « Il revoyait Zett Zobeida dansant dans la nuit avec ses bijoux sonores, avec sa goutte d’or ». Mais, dans cet épilogue, par la répétition qui ferme la phrase, « la goutte d’or, la goutte d’or silencieuse », Tournier attribue au bijou une valeur symbolique : elle est un signe qui n’exige aucune parole, qui dépasse tous les bruits, l’image de la vérité qui ne se révèle que dans le silence.

2ème partie : Le marteau-piqueur (lignes 12 à 20) 

Le travail au marteau-piqueur 

La description de l'outil

 

À Paris, Idriss est devenu le travailleur immigré typique, employé aux plus durs travaux, alors même qu’il n’a reçu aucune réelle formation. C’est cette réalité que traduit la description de son outil, le marteau-piqueur, « Il posa le bout de son marteau sur le macadam, et abaissa le levier. », qu’il maîtrise mal, comme le prouve ce « taquet, soudain libéré », ou son mouvement imprudent : « Idriss se déplaça sans arrêter son outil. » L'usage du marteau-piqueur est pour lui une véritable découverte : « Il fut étonné de le trouver si léger ».

Le travail au marteau-piqueur 

Mais l’effet produit, « La croûte de bitume se soulevait sans difficulté, comme une peau de serpent. », avec la comparaison à cet animal traditionnellement maléfique, transforme ce travail en une lutte contre un ennemi dangereux.

Des métamorphoses

 

Mais cette réalité est dépassée par l’écriture de Tournier qui transforme l’outil en deux temps :

         Il devient d’abord un véritable monstre, rendu effrayant par les hyperboles, le bruit qui devient un « tonnerre ferrugineux », le « taquet », personnifié, qui est « pris de folie ». Le lexique désignant le bruit, amplifié, donne l’impression d’une entrée en guerre : « la mitraillade d’un tintement métallique strident ». L’énumération ternaire crée ainsi une sorte d’orchestre fantastique : « C’était un cliquetis frénétique, un bruit de castagnettes suraigu, un grelot infernal. »

     Ensuite, une seconde transformation s’accomplit, à travers une nouvelle personnification introduite par le verbe : « sautillant sur la surface du trottoir. » Comme induite par la présence de la « goutte d’or », elle plonge le héros dans cette nuit fondatrice où il l’avait vue pour la première fois. Mais les qualificatifs renforcent l’impression d’entrer dans une scène fantastique, qui efface l’humain : « C’était sa danseuse, sa cavalière infernale, Zett Zobeida métamorphosée en un robot enragé. »

3ème partie : L'acte fatal (de la ligne 21 à la fin) 

L'attaque violente d'une bijouterie 

L'attaque violente d'une bijouterie 

Une violente attaque

 

La scène finale est marquée par la violence du résultat : « la vitrine de CRISTOBAL & Co se fendre de haut en bas. », soutenu par le bruit intensifié : « le hululement de la sirène d’alarme déclenchée par les palpeurs sismiques ». La comparaison qui animalise ensuite l’alarme de la vitrine, « qui continue à hurler comme une bête blessée », accentue la force de cette agression. Mais cette attaque d’une bijouterie entraîne, logiquement, une riposte policière tout aussi violente. Ce quartier de grand luxe est bouclé à grand renfort de policiers : « Un car de police barre la rue de Castiglione. Un autre car se place en travers de la rue de la Paix. » Le portrait de ceux-ci, leur apparence et le rythme de leur action, les rend particulièrement redoutables, « Des policiers casqués et munis de gilets pare-balles en jaillissent, et courent vers la vitrine étoilée de  fêlures ».

Cependant, cette vitrine brisée est symbolique. Le roman a été parcouru de multiples vitrines, qui faisaient écran entre le héros et ce qui y était exposé, depuis les objets dans celles du musée de Béni-Abbès, jusqu’à celle du peep-show offrant une femme aux regards, mais sans possibilité de l’atteindre. Toutes offraient une image trompeuse, illusoire par rapport à la réalité, empêchant même Idriss de se reconnaître dans son reflet. Ainsi « fendre » la vitrine signifie, symboliquement, briser l’obstacle qui écarte de la réalité, donc se libérer de l’emprise exercée par l'image tout au long du parcours d’Idriss.

L'ultime vision du héros

 

Cependant, cette violence est en total décalage avec la dernière image que Tournier donne de son héros, qui semble s’être complètement identifié à la danseuse de l’oasis, Zett Zobeida, ce que souligne la récurrence ternaire :  « Dansant sur place avec son marteau-piqueur », « Idriss danse toujours », « Idriss continue à danser ». Il est d'ailleurs totalement absent de la scène, comme si le bruit l’avait projeté dans un autre univers : les deux phrases négatives, « Il ne vit pas… », « Il n’entendit pas… », sont, en effet, prolongées par les adjectifs en apposition dans la dernière phrase, « Sourd et aveugle ».

Cette ultime vision résume, en fait, le roman : elle reproduit le contraste entre les deux cultures, qui se mêlent à présent au sein du personnage.

  • D’un côté, il y a l’Europe, avec l’onomatopée triplée, « Ding, ding, ding » pour imiter la sirène protectrice des vitrines, symboles de la société de consommation qui offre ses images tentatrices.

  • De l’autre, il y a la culture saharienne, orientale, illustrée par la danse et le chant : Idriss a « en en tête une fantasmagorie de libellules, de criquets et de bijoux agités d’une trépidation forcenée. »

Or, le mélange est tel qu’on ne sait plus si la « trépidation forcenée » vient de l’outil du travailleur ou de la danse reproduite, comme le met aussi en évidence la dernière phrase, où « la goutte d’or », l’objet magique de la culture initiale du héros, se confond avec le marteau-piqueur du travailleur immigré : « Idriss continue à danser devant la goutte d’or avec sa cavalière pneumatique. » Tournier dénoue donc son roman sur un spectacle effrayant, en faisant vivre à son héros une véritable hallucination, avec ce terme de « fantasmagorie » qui fait renaître les fantômes du passé d’Idriss, les paroles du chant de Zett Zobeida, les « libellules » et les « criquets ».

CONCLUSION

 

Comment juger ce dénouement, qui reste ouvert  ?

       Faut-il y voir le tragique d’un échec, avec l’annonce du sort promis au personnage, une arrestation, un jugement et la prison ? Ce serait lors le châtiment fatal d’un acte transgressif : en brisant une vitrine, Idriss détruit ce monde occidental qui, en n’offrant que des images insaisissables, exclut ceux qui ne peuvent y accéder. De ce fait, il se condamne à une exclusion pire. 

          Ou bien, est-ce finalement un geste de liberté ? Ce serait le point d’arrivée du parcours initiatique du héros, capable d’une résistance, celle qu’a symbolisée la chanteuse Oum Khalsoum pour le monde arabe, celle aussi que proclame la calligraphie. Rappelons la phrase qui figure sur la porte à l’entrée de l’atelier du calligraphe : « Si ce que tu as à dire n’est pas plus beau que le silence ; / Alors tais-toi. » En rejoignant sa « goutte d’or silencieuse », c’est à la fois le silence du désert qu’Idriss rejoint, malgré le bruit qui l’environne, et, renaissant, confusément, dans ce silence intérieur, les paroles du chant, récurrentes dans le roman : « Le libellule libelle la ruse de la mort / Le criquet écrit le secret de la vie. » Le geste final serait alors l'apothéose du héros, rendu à lui-même, comme celle de Barberousse grâce à la tapisserie, ou celle du pêcheur du conte de « La Reine blonde », par la calligraphie.

Or, cette double interprétation, dans toute son ambiguïté, fait écho, selon un procédé fréquent dans le roman, à la conclusion de l'orfèvre expliquant à Idriss le rôle de la goutte d'or : « C'est un symbole de liberté, mais son métal est devenu funeste. Que Dieu te garde ! »

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