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Raymond Radiguet, Le Diable au corps, 1923 : parcours 

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Introduction 

Pour voir l'introduction

Avant d’aborder une œuvre, il est indispensable de l’introduire, pour aider l’étude mais, surtout, pour « mettre en appétit ». Ainsi, pour Radiguet, la recherche sur sa biographie, la liberté dont il a fait preuve et son « génie précoce » est propre à stimuler la curiosité.

La connaissance du contexte, sans entrer dans les détails historiques, permet, elle, de comprendre pourquoi le roman, sur fond de guerre, a pu choquer, et de rappeler ce que pouvaient être les préjugés et les valeurs dans la bourgeoisie du début du siècle.

Présentation 

Pour voir la présentation

On se reportera à l’étude du Diable au corps pour comprendre les circonstances de la parution, pour analyser le titre et la structure.

L’étude est guidée par une problématique : Quel sens original le choix par Radiguet d’une forme autobiographique donne-t-il à la relation vécue par ses personnages ?

Elle oriente la lecture de l’œuvre dans deux directions :

       La « relation vécue entre les deux personnages », est une relation amoureuse, dont il faudra dégager les composantes, à la fois les obstacles rencontrés (l’époux de Marthe et l’environnement familial et social) et les sentiments, particulièrement dus à la jeunesse du héros.

        Le  « choix d’une forme autobiographique » implique de rappeler ce que le critique Philippe Lejeune étudie dans Le Pacte autobiographique (1975), la confusion du personnage avec l’auteur et le narrateur, et le contrat de vérité ainsi passé entre un écrivain, qui promet la vérité, et son lecteur qui s’engage à le croire. Or, si le choix du « je » invite à voir dans l’œuvre une autobiographie, la comparaison entre le récit et la vie de Radiguet, met en évidence toute la dimension fictive… Cet écart nourrira l’étude de ce qui reste un roman.

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D’où l’objectif visé : mesurer l’originalité de Radiguet par rapport à tant de romans prenant pour thème une histoire d’amour impossible.

Histoire des arts : comparaison de deux couvertures du livre 

Quand un éditeur choisit une couverture de livre, il poursuit un double but : informer, en reflétant le contenu de l’œuvre, et séduire en créant, chez le lecteur, le désir de le découvrir, donc provoquer l’achat. Mais, pour cela, ils peuvent recourir à des stratégies bien différentes, tant pour la mise en page que pour la typographie et l’illustration. Cette comparaison, faite en classe, offre aussi l'intérêt de vérifier la lecture effectuée. 

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L'édition Flammarion, collection "Étonnants classiques"

La mise en page est très stylisée, déjà avec une typographie épurée, de couleur uniforme. L'éditeur n'est pas nommé mais le bandeau bleu fait ressortir le titre de la collection, qui introduit deux aspects incitatifs : l’œuvre entre dans la catégorie des « classiques », c’est-à-dire, au sens large, des œuvres qui ont reçu une reconnaissance durable, qui ont mérité de traverser les siècles ; mais l’adjectif « étonnants » promet au lecteur une surprise, une découverte susceptible de lui plaire. Le titre de l’œuvre est mis en valeur par les caractères gras, et par sa taille par rapport à l’auteur, dont seul le nom est cité. On notera la précision « texte intégral », qui apporte à l’acheteur une sécurité à une époque où circulent tant d’éditions abrégées.

Radiguet,Le Diable au corps, éditions Flammarion et Hachette

Le cercle en forme de cachet y ajoute une double séduction : un « cahier photos » ne peut qu’être apprécié d’un lecteur habitué à l’image illustrative, mais correspond aussi au programme des lycées qui demande d’associer l’étude de la littérature à l’histoire des arts.

L’illustration joue sur le contraste entre deux aspects :

        Au centre de la page, dans un cercle, l’image du couple fait penser à ces médaillons, bijoux jadis à la mode dans lesquels était conservée une photo symbolique. La coiffure de la jeune femme renvoie directement à la mode des cheveux courts dans les années 1920, et ce couple fait penser aux films de cette époque. Le baiser suggère la timidité tendre et délicate de cet amant, tandis que les paupières baissées de la jeune femme associent une forme de pudeur au plaisir de se sentir aimée.

     Ce réalisme, image de douceur, contraste avec les trois figurines placés sous le cercle, comme pour le soutenir. Nous y reconnaissons des soldats de plomb, jouets alors prisés pour reproduire les actions de la première guerre mondiale. Dès l’incipit, en effet, la guerre est introduite, et c’est bien elle qui, en envoyant au combat Jacques, l’époux de Marthe, permet à l’adultère de se donner libre cours. Sans ce contexte, l’histoire d’amour aurait-elle pu avoir lieu ?

L'édition Hachette, collection "biblio lycée"

La composition de cette couverture est beaucoup plus complexe.

La typographie

Déjà, la typographie joue sur les variations de police d’écriture, et de couleurs. Si le nom de l’éditeur reste très discret, fondu dans le décor, le bandeau de couleur vive fait ressortir le titre de la collection, uniquement informatif de l’âge (15-18 ans) auquel cette œuvre peut être lue. Mais la forme de ce bandeau permet de placer en son centre un casque, tel que ceux portés par les soldats lors de la première guerre mondiale : clin d’œil que le lecteur comprend dès que l’incipit lui présente le contexte.

En écho à la couleur du bandeau, le titre du roman prend une place considérable dans la mise en page, avec une double recherche. Il mêle l’écriture cursive, avec ces majuscules telles qu’on les calligraphiait à cette époque, et l’écriture script, et les deux termes grossis, le « diable », mis en relief, et le « corps », sont propres à susciter une curiosité, peut-être même l’idée d’une peinture audacieuse, voire choquante. Comme chez Flammarion, seul le nom de Radiguet est cité, mais la couleur jaune sur fond noir le met en valeur.

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L'illustration

Elle combine une image photographique et une création libre.

        La photographie est une composition qui emprunte l’image du couple à Robert Doisneau, dont la photo du « Baiser de l’Hôtel de ville », en 1950, est restée célèbre. Le décor, pour quelqu’un qui connaît Paris, cadre lui aussi cher à Doisneau, où figure aussi un pigeon, oiseau si présent dans la ville, représente un des quais de la Seine de la rive droite, reconnaissables à ses bouquinistes, dont les étals sont ici fermés. La lecture du roman nous confirmera la pertinence de ce choix, puisque deux scènes fondamentales de la relation amoureuse se déroulent dans Paris, les achats du mobilier et la nuit des hôtels.

Robert Doisneau, Le Baiser de l’Hôtel de ville, 1950. Photographie 

       Dans l’angle de la couverture, la table ronde de bistrot, plus lumineuse, avec la tasse de café, est elle aussi typique de Paris. Les accessoires, feuille de papier manuscrite, encrier, stylo débouché, avec cette main en train d’écrire, illustrent le point de vue d'un observateur extérieur de cette relation amoureuse. Est ainsi distingué le personnage de l’écrivain, ce qui démasque par avance la forme autobiographique identifiable dès l’incipit.

Explication : la première rencontre, pages 58-60, de « Quand le train… » à « … tyrannique avec elle. » 

Pour lire l'extrait

Cette scène se situe dans le quatrième chapitre du roman, après que nous ont été présentés le contexte historique, l’explosion de la première guerre mondiale, et le cadre narratif, qui prend la forme d’une autobiographie. Mais l’âge du personnage, indiqué dans l’incipit, « douze ans », comparé à celui de Radiguet, qui a, lui, treize ans en 1914, indique que, malgré les ressemblances avec son existence, l’œuvre est bien une fiction romanesque.

Or, dans de très nombreux romans, l’intrigue amoureuse est mise en place dès la première rencontre, devenue un topos littéraire. Mais nous nous demanderons si Radiguet, en reprenant cette tradition, en conserve les caractéristiques. D’où la scène tire-t-elle son originalité ?

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1ère partie : le premier regard (des lignes 1 à 8)

Une arrivée remarquée

La première vision de l’héroïne, « debout sur le marchepied du wagon », la met immédiatement en valeur, la plaçant en position de supériorité par rapport à ceux qui sont sur le quai, dont le narrateur, et la description du « petit garçon » à côté d’elle l’efface aussitôt : « son frère, enfant pâle, aux cheveux d’albinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie. »

Le verbe « charma » qui ferme le premier paragraphe reprend un invariant de la rencontre amoureuse, que le critique Jean Rousset nomme "l’effet", le  choc qui se produit au premier regard.

L'arrivée d'un train en gare de Joinville, 1896. Photographie 

L'arrivée d'un train en gare de Joinville, 1896. Photographie 

Un double portrait

L’injonction de la mère de Marthe, rapportée directement, annonce l’adjectif substantivé qui formule sa caractérisation : « Cette imprudente ». Cette qualification – le lecteur le comprendra plus tard – annonce déjà l’intrigue qui va se nouer, un adultère, mais révèle aussi le goût du héros pour tout ce qui peut apparaître comme une transgression. Elle n’a pas le comportement alors attendu d’une jeune fille, ce que souligne les détails sur son habillement, dépourvu de toute coquetterie : « Sa robe, son chapeau très simples, prouvaient son peu d’estime pour l’opinion des inconnus. » Ce rapide portrait tranche aussi sur les scènes de rencontre traditionnelles, où l’héroïne est mise en valeur par sa toilette. Mais nous sommes, en ce début du siècle, à une époque où les femmes revendiquent de plus en plus une indépendance. 

2ème partie : une audacieuse conversation (des lignes 9 à 36) 

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Philippe Arlaud, Les Promeneurs du bord de Marne, 2010. Huile sur toile, 65 x 54. Coll° privée

Nouvel invariant du topos de la scène de rencontre, le récit de cette promenade est banalisé par la présence des deux familles, mais il évolue très rapidement, en indiquant le rapprochement des deux protagonistes, « Sur la route, Marthe et moi marchions en tête », qui va permettre d’introduire la conversation.

Une double énonciation

La fiction autobiographique permet une double énonciation : d’une part, les paroles rapportées directement, qui renvoient au moment de l’action, d’autre part, des commentaires du narrateur, de deux sortes :

  • Certains relèvent du monologue intérieur du personnage, simultané au discours direct, comme « Je fus attristé de cette réponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’âge de sa mère. » Le lecteur peut ici considérer que cela traduit une réaction immédiate du jeune héros.

  • En revanche, d’autres se rattachent au narrateur, plus âgé, qui a pris du recul sur cet épisode. Nous reconnaissons alors un double mouvement. Tantôt un aveu d’ignorance souligne son âge encore peu expérimenté : «  Voulant dissiper le malaise de cette réponse pénible, et ne comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait l’être que pour moi ». Tantôt, le commentaire a posteriori se charge d’humour. Ainsi le narrateur sourit de sa maladresse, comme quand, après sa remarque « Vous ressemblez peu à madame votre mère », il déclare, « C’était un madrigal », transfigurant sa remarque banale en un poème d’amour.

Le portrait du héros

Ce va-et-vient entre le discours direct et le commentaire offre également un premier portrait du personnage, qui, selon la tradition de la scène de rencontre, doit se comporter en séducteur. C’est ce rôle qu'il endosse au début de la conversation : « je complimentais Marthe sur ses aquarelles », ou même la remarque qui la différencie de sa mère. Il sait d’ailleurs déjà faire preuve d’une forme d’hypocrisie, en taisant son jugement péjoratif : « Je jugeai bon, pour la première fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules. »

Cependant, il est plutôt rare qu’un séducteur – censé être ébloui par la beauté de la femme – se permette une critique comme « Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux. » Le commentaire met en évidence à la fois la timidité du jeune garçon, et sa maladresse, car il découvre avec surprise une audace qu’il juge sévèrement : « Je restai terrifié, n’ayant jamais dit pareille chose à une femme. Je pensais à la façon dont j’étais coiffé, moi. » Le pronom tonique, apposé en fin de phrase, annonce aussi un défaut que nous retrouverons dans l’œuvre, son égocentrisme, la façon dont il rapporte tout à lui-même.

Le portrait de Marthe

De la même façon, nous découvrons le portrait de Marthe à travers le regard du héros, qui, tout en rapportant ses phrases, les commente.

Le discours direct

Au début de cette conversation, ses phrases sont très prosaïques, et donnent d’elle l’image d’une jeune fille bien élevée, habituée à ne pas se mettre en avant : « elle me répondit modestement que c’étaient des études. Elle n’y attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs « stylisées ». Il en va de même pour sa remarque sur sa ressemblances à sa mère, « On me le dit quelquefois ; mais quand vous viendrez à la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsqu’elle était jeune, je lui ressemble beaucoup. », ou bien pour sa réponse à propos de sa coiffure : « d’habitude je ne me coiffe pas si mal, mais j’étais déjà en retard et je craignais de manquer le second train. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’ôter mon chapeau. » Autant de phrases d'une totale banalité

Les commentaires

Or, les commentaires du narrateur n’ont rien de l’enthousiasme habituel lors des scènes de rencontre, éblouissement, exaltation ; bien au contraire ils sont particulièrement ironiques, comme quand il qualifie de « ridicules », ces « fleurs stylisées » prisées par Marthe. Le souhait « je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’âge de sa mère », fait sourire par cette imagination d’une future laideur. Cependant, cette prière prendra un sens tragique, ironie cruelle du destin qui l’exauce puisque le roman se termine sur la mort de Marthe. La critique est encore plus flagrante dans l’exclamation entre parenthèse face à l’explication de Marthe : «  (comme si elle avait besoin de se justifier !) », et devient un blâme moqueur dans la question : « Quelle fille était-ce donc, pensais-je, pour admettre qu’un gamin la querelle à propos de ses mèches ? »  

3ème partie : premières provocations (de la ligne 37 à la fin) 

À l’image de l’écrivain, Radiguet, son personnage est lui aussi un passionné de littérature, d’où l’évolution de la conversation, qui approfondit ainsi le portrait des protagonistes : « J’essayais de deviner ses goûts en littérature ». 

Une héroïne transgressive

C’est la transgression que révèlent les deux auteurs cités, tous deux des « poètes maudits » dont la vie, comme les œuvres choquent encore la bourgeoisie bien pensante du début du siècle : « J’y discernais une révolte. », conclut le narrateur. Et le discours narrativisé rapporté confirme la façon dont la jeune fille entre en lutte contre les valeurs de sa famille : « Ses parents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fût par tendresse. »

L’académie de la Grande-Chaumière, années 1940. Photographie

Ce passage nous rappelle, avec la répétition du verbe « défendre », les interdits qui pèsent alors sur les jeunes filles, et la façon dont les hommes souhaitent imposer leur pouvoir, tel ce fiancé : « Son fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce qu’il lisait, et s’il lui conseillait certains livres, il lui en défendait d’autres. Il lui avait défendu Les Fleurs du Mal. », « Son fiancé lui avait aussi défendu les académies de dessin. » Dans les deux cas, il y a la volonté de préserver la pudeur d’une jeune fille : certains poèmes des Fleurs du Mal mettent en avant la sensualité, et dans une « académie de dessin », elle serait peut-être amenée à voir un modèle nu. C’est d’ailleurs le cas de l’académie de « la Grande-Chaumière », qui, depuis 1904, propose des ateliers de peinture, de dessin et de modelage.

L’académie de la Grande-Chaumière, années 1940. Photographie

Un héros transgressif

La révolte

Dans les goûts de Marthe, le héros reconnaît une similitude avec les siens : « je fus heureux qu’elle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui n’était pourtant pas la mienne. » Tous deux partagent donc leur désir de se libérer des contraintes et de la morale.

La jalousie

La deuxième transgression est l’image du fiancé. Alors que le patriotisme devrait lui valoir le respect, il est qualifié de « soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire » et blâmé pour son « étroitesse ». Mais pourquoi cette ironie ? Ignorant ce qu’est l’amour, le personnage ne reconnaît pas, dans ses réactions et son dénigrement du fiancé, des signes de sa jalousie, pourtant exprimée clairement : « Désagréablement surpris d’apprendre qu’elle était fiancée ». Cette ignorance est d’ailleurs avouée, puisque, exprimant sa crainte « s’il avait lui aussi goûté Les Fleurs du Mal, que leur futur appartement ressemblât à celui de La Mort des Amants », il ne voit pas à quel point l’allusion à ce poème empreint de sensualité est l’expression de son propre désir : « Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire. »

C’est bien la jalousie, en effet, qui le conduit à se poser en rival de ce fiancé, et de faire preuve de son désir de triompher de lui : « je me réjouis de savoir qu’elle désobéissait… » , « Je fus heureux de sentir qu’il devait souvent choquer Marthe », « je me félicitai de son étroitesse.. » Plus le fiancé sera rabaissé, plus lui-même pourra se sentir valorisé. Sa proposition relève de cette même volonté de se hausser aux yeux de la jeune fille, en se montrant lui aussi transgressif : « Moi qui n’y allais jamais, je lui proposai de l’y conduire, ajoutant que j’y travaillais souvent. »

Le mensonge

Mais cette nouvelle audace s’associe à un mensonge, qui nous rappelle qu’il n’est encore qu’un enfant, sous la dépendance de ses parents : « Mais, craignant ensuite que mon mensonge fût découvert, je la priai de n’en point parler à mon père. Il ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me rendre à la Grande-Chaumière. » Double mensonge d’ailleurs, car il veut, avant tout, ne pas lui paraître un enfant obligé d’obéir : « Car je ne voulais pas qu’elle pût se figurer que je cachais l’académie à mes parents, parce qu’ils me défendaient de voir des femmes nues. »

La scène de première rencontre conduit traditionnellement, à une complicité entre ceux que les Romantiques nommaient les « âmes-sœurs ». Mais ici cette complicité se noue sur un double décalage, d’abord le mensonge qui fonde ce « secret » réclamé. Mais, plus important encore, en imposant à Marthe de partager, à son insu, un mensonge, il montre son aptitude à manipuler la jeune fille pour imposer son pouvoir : « J’étais heureux qu’il se fît un secret entre nous, et moi, timide, me sentais déjà tyrannique avec elle. »

CONCLUSION

Ce texte est un moment essentiel du roman, en présentant la première rencontre entre les deux personnages, il nous fait découvrir leur portrait. Mais la fiction biographique enrichit ce qui est, dans la littérature, un « topos » pour installer la relation amoureuse. C’est, en effet, le regard du narrateur qui dépeint l’héroïne, de façon particulièrement subjective, remplaçant l’éblouissement, habituel au « topos », par un jugement critique, ironique. De même, l’autoportrait ainsi réalisé marque un recul qui démasque la relation qui se noue : deux « révoltés », certes, se rencontrent, ressemblance qui peut promettre une relation possible en transgressant les obstacles ; mais le contexte et l’échange de paroles, entre banalités et mensonges, laissent au lecteur une impression ambiguë sur l’avenir de ce futur couple…

Un "topos" littéraire : comparaison des scènes de première rencontre 

Pour lire les extraits

Pour compléter cette étude de la transformation par Radiguet d’un topos littéraire, le récit de la « première rencontre », elle sera comparée à trois extraits des XVIIème, XVIII et XIXème siècle :

  • La rencontre entre Mlle de Chartres et le prince de Clèves dans La Princesse de Clèves (1678) de Mme de La Fayette ;

  •  La rencontre entre Jean-Jacques Rousseau et Mme de Warens, dans son autobiographie, Les Confessions (1782-1789) ;

  •  La rencontre entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale (1869) de Gustave Flaubert.

Le contexte de la rencontre

 

Le cadre de la rencontre

Il est très différent entre les quatre récits. Rousseau est le seul, en réalité, à se trouver en tête à tête avec Mme de Warens. Les récits de Mme de La Fayette et de Flaubert se font forcément, dans une boutique ou sur le pont d’un bateau, en présence de témoins. Cependant, si leur présence est suggérée dans le pronom « on » qui regroupe les réponses données au prince (« il sut qu’on ne la connaissait point »), elle est totalement effacée de cette scène comme de celle de Flaubert.

Au contraire, le premier regard du personnage de Radiguet sur Marthe, sur le quai de la gare, ne nous laisse pas oublier la présence de la famille de Marthe, Mme Grangier, sa mère, son jeune frère, et la sienne. Il faudra attendre la suite de la rencontre pour que cette présence disparaisse physiquement, car elle subsiste dans le contenu de la conversation.

La temporalité

De plus, le choc se produit au premier regard dans les trois extraits antérieurs, et sans la moindre conversation chez Mme de La Fayette et Flaubert ; chez Rousseau, seule Mme de Warens prononce quelques phrases. Les récits font ainsi ressortir ce que l’on nomme, en raison de l’immédiateté du sentiment éprouvé, le « coup de foudre » : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise » pour le prince de Clèves, « Ce fut comme une apparition », pour Frédéric, et « Que devins-je à cette vue ! », s’exclame Rousseau.

Au contraire, même si Radiguet reconnaît dès l'arrivée du train « Cette imprudente me charma », c’est la conversation qui construit la scène de rencontre entre le narrateur et Marthe. Elle laisse ainsi l’impression que l’amour ne naît pas immédiatement, mais que tous deux auront besoin de mieux se connaître pour le vivre.

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L'éblouissement

 

        Le prince de Clèves est immédiatement ébloui par la « beauté » de l’héroïne : « Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise », et celle-ci remarque sa réaction : « Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avait donné. » Cet effet se poursuit, avec un portrait mélioratif, « M de Clèves la regardait avec admiration », aussi bien pour son apparence physique que pour son « air modeste ».

       Il en va de même chez Rousseau, dont le premier regard signale l’éblouissement : « Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. » Le choc est intensifié à ses premiers mots : « d'un ton qui me fit tressaillir ».

      La brève phrase d’ouverture de l’extrait de Flaubert, « Ce fut comme une apparition » introduit une comparaison : l’éblouissement transforme la femme en un être surnaturel. Le paragraphe précise l’observation de madame Arnoux, et chaque détail de son physique, de son vêtement, souligne sa beauté, ensuite affirmée avec insistance par l’antéposition de la négation : « Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. »

Quelle différence avec la banalité du vêtement de Marthe, chez Radiguet, et, surtout, avec la maladresse du compliment, « Vous ressemblez peu à madame votre mère », et, surtout, avec la critique sur sa coiffure !

L'énonciation

Le récit à la 3ème personne

Les scènes de Mme de La Fayette et Flaubert sont des récits à la 3ème personne, donc impliquent de s’intéresser au point de vue narratif.

        Le cœur du récit de Mme de La Fayette adopte principalement la focalisation interne : la princesse est vue par les « regards » du prince, dont nous découvrons parallèlement les pensées. Le narrateur omniscient n’intervient que pour poser le cadre de la scène, et à la fin de l’extrait, passage important puisqu’il pose explicitement, avec insistance, la naissance de l’amour : « on peut dire qu’il conçut pour elle dès ce moment une passion et une estime extraordinaires. »

Le choix de la 1ère personne

        Comme Rousseau, Radiguet choisit le « je » pour relater la scène. Mais la différence est considérable car Les Confessions de Rousseau, né en 1712, sont une véritable autobiographie, écrite alors qu’il est déjà âgé. Cela explique le ton ému de ce récit, où il revit véritablement cette scène, gravée en lui : « Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. » Il peut aussi, de ce fait, marquer l’importance de ce moment dans sa vie, en exaltant, au moment de l’écriture, le bonheur alors vécu : « Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette heureuse place ! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n'en devrait approcher qu'à genoux. »   

La rencontre de Madame Arnoux. Film de Marcel Cravenne, 1973

         La totalité de la scène de rencontre de Flaubert est relatée en focalisation interne : tout est vu par Frédéric : « quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda. » Mieux encore, le discours rapporté indirect libre, « Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? », nous fait pénétrer dans ses pensées, jusqu’à ce que le narrateur, omniscient, nous montre déjà la naissance d’un amour absolu, insatiable : « Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. »

La rencontre de Madame Arnoux. Film de Marcel Cravenne, 1973

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         Au contraire, même si nous reconnaissons dans le récit, la relation de Radiguet avec Alice Saunier, l’autobiographie est fictive, une feinte de l’écrivain encore fort jeune quand il compose son roman. C’est, certes, par le regard du personnage-narrateur que la scène est vue : « Moi, je l’observais. » Mais les moments de recul, tel « C’était un madrigal », sont rares ; la distanciation se fait seulement sous forme de monologue intérieur, comme dans la parenthèse, « (comme si elle avait besoin de se justifier !), et, surtout, ne conduisent qu’indirectement le lecteur à démasquer l’amour naissant, à travers les réactions mentionnées, face au « fiancé » par exemple ou lors du « mensonge » formulé et réclamé. 

La rencontre de Madame de Warens

Étude d'ensemble : le cadre spatio-temporel 

Pour se reporter à l'étude

Dès l’incipit, en mentionnant « la déclaration de la guerre », Radiguet montre l’importance du contexte dans son récit. Comme dans les romans dont il s’est nourri, il prend soin d’inscrire son récit dans un cadre, des lieux qui jouent un rôle dans la relation amoureuse, mais aussi une temporalité qui joue sur la fiction autobiographique.

Lieux-temps

Explication : l'achat du mobilier, pages 68-69, de « Cette obligation… » à « … un mariage d'amour. » 

Pour lire l'extrait

À la fin de sa première rencontre avec Marthe, le héros du roman de Radiguet lui a promis de lui apporter des livres, mais, quand il se rend chez elle, il apprend qu’elle est sortie avec son fiancé. « [N]e pensant qu’à elle », il voit un mois s’écouler, jusqu’au matin où, alors qu’il se rend en train à son lycée parisien, c’est à nouveau sur un quai de gare qu’il la rencontre, comme en un signe du destin… Il décide alors de manquer les cours, puis d’accompagner Marthe  dans les achats qu’elle a à faire. Quel rôle cette scène joue-t-elle dans la construction de la relation amoureuse ?

1ère partie : l’obstacle (des lignes 1 à 6)

La rencontre dans Paris. Film de Claude Autant-Lara, 1947

La rencontre dans Paris. Film de Claude Autant-Lara, 1947
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L’ouverture de l’extrait met en évidence, par l’exclamation qui commente la situation, l’obstacle que représente le futur mariage de Marthe : « Il fallait donc l’aider à choisir une chambre pour elle et un autre ! » Le narrateur traduit ainsi la jalousie du personnage, et le lexique souligne sa situation ambiguë, puisque, pour prolonger sa présence auprès de Marthe, il doit se contenter d’un rôle amical : « Cette obligation d’accompagner Marthe m’apparut comme une malchance. »

Mais, aussitôt se met en place une forme d’illusion fantasmatique, le jeune homme se substituant au fiancé pour se projeter dans une future relation : « Puis, j’entrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi. » Le commentaire nous montre, de cette façon, deux aspects du personnage : « J’oubliais si vite son fiancé, qu’au bout d’un quart d’heure de marche, on m’aurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre, un autre dormirait auprès d’elle. » D’une part, nous retrouvons son aptitude au mensonge, ici intérieur, qui nous rappelle que, tel un enfant, il est capable de se forger sa propre réalité ; d’autre part, nous mesurons la force de sa volonté de triompher de son rival, une des composantes de son amour pour Marthe. L’obstacle devient donc, paradoxalement, un stimulant de l’amour.

2ème partie : les conditions du choix (des lignes 7 à 16) 

Deux adversaires à combattre

C’est la chambre d’un futur couple qui est à meubler, ce qui implique deux goûts à concilier, celui du fiancé,  « le style Louis XV », donc classique, et celui de Marthe, conforme à la mode de la « Belle Époque » : « elle aurait plutôt versé dans le japonais. » Le choix se change alors, pour le personnage, mû par sa volonté de domination, en une victoire à remporter : « Il me fallut donc les combattre tous deux. » Sa présentation des deux adversaires est chargée de mépris, puisqu’il les unit dans la même critique : « Son fiancé goûtait le style Louis XV. / Le mauvais goût de Marthe était autre ». Il reconnaît ainsi entrer dans un jeu malsain : « C’était à qui jouerait le plus vite. » L’amour est donc ici soutenu par un égocentrisme, dénué de respect pour la femme aimée.

Le rôle du mensonge

Mais cette relation débute sous de bien mauvais auspices, puisqu’elle se construit sur des mensonges et que le héros donne de lui-même une image complètement faussée : « Au moindre mot de Marthe, devinant ce qui la tentait, il me fallait lui désigner le contraire, qui ne me plaisait pas toujours, afin de me donner l’apparence de céder à ses caprices, quand j’abandonnerais un meuble pour un autre, qui dérangeait moins son œil. » C’est donc l’art de la feinte qui triomphe. Le discours direct rapporté, en plus à peine distinct, « Elle murmurait : ‘‘ Lui qui voulait une chambre rose’’ », souligne ce triomphe, puisque Marthe accepte d’effacer son fiancé. Mieux encore, elle s’efface elle-même, trompée par la stratégie de son compagnon : « N’osant même plus m’avouer ses propres goûts, elle les attribuait à son fiancé. » Enfin, la projection dans l’avenir confirme cette certitude d’une victoire : « Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble. » Mais, là encore, cette victoire laisse un goût amer en insistant sur le rôle de l’obstacle : elle se mesure au partage du mépris pour le fiancé.

3ème partie : la victoire (des lignes 17 à 30) 

Les doutes

Le monologue intérieur, rapporté par le narrateur, nous rappelle le jeune âge du personnage, sans expérience de l’amour ni de la psychologie féminine : « Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. ‘‘Si elle ne m’aime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me céder, de sacrifier ses préférences, et celles de ce jeune homme, aux miennes ?’’ Je n’en trouvai aucune. » Nous reconnaissons là les hésitations de celui qui doute de son aptitude à se faire aimer.

Mais Radiguet joue sur l’aspect rétrospectif propre à la fiction autobiographique, en souriant lui-même de ses doutes : «  La plus modeste eût été encore de me dire que Marthe m’aimait. Pourtant j’étais sûr du contraire. » Comment ne pas sourire du paradoxe introduit par le superlatif hyperbolique, alors même que c’est son orgueil qui le guide dans son combat ?

Le triomphe

Le choix du « nous » dans le discours rapporté de Marthe, qui sonne comme une prière, « « Au moins laissons-lui l’étoffe rose. », est déjà un premier indice de la victoire, parfaitement perçu par le héros qui y voit la réalisation de son fantasme de remplacer ainsi le fiancé en recréant un couple : « « Laissons-lui ! » Rien que pour ce mot, je me sentais près de lâcher prise. » Loin alors de céder, il impose plus fortement son pouvoir en reprenant lui-même le pronom « nous » : « Mais « lui laisser l’étoffe rose » équivalait à tout abandonner. Je représentai à Marthe combien ces murs roses gâcheraient les meubles simples que « nous avions choisis », et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire peindre les murs de sa chambre à la chaux ! » L’exclamation qui souligne ce choix nous permet de reconnaître l’intervention du narrateur qui se juge a posteriori, en montrant ainsi à quel point ce conseil est peu pertinent. Mais la motivation donnée, « reculant devant le scandale », est un nouveau signe de sa manipulation, car il s’agit d’interdire au fiancé le moindre succès bien plus que de la crainte de permettre à Marthe de se mettre en colère en comprenant le jeu qu’il a mis en place.

La brièveté de la phrase qui conclut cette ultime étape confirme, par le choix lexical, qu’il a bien  été question, pour le héros, d’un combat : « C’était le coup de grâce. » La victoire est ainsi complète, illustrée par le discours rapporté direct : « En effet, vous avez raison. » Mais, de ce fait, la conclusion, « Toute la journée, Marthe avait été tellement harcelée qu’elle le reçut sans révolte », fait ressortir un autoportrait du héros plutôt péjoratif, tout en soulignant la faiblesse de l’héroïne.

4ème partie : pour conclure (de la ligne 31 à la fin) 

Le commentaire qui ferme cette scène montre bien les efforts fournis par le personnage pour obtenir cette victoire : « À la fin de cette journée éreintante, je me félicitai du pas que j’avais fait. » Nous retrouvons sa volonté de l’emporter sur le fiancé de Marthe, moteur de cette histoire d’amour naissante, à travers l’ironie dont il fait preuve : « J’étais parvenu à transformer, meuble à meuble, ce mariage d’amour, ou plutôt d’amourette, en un mariage de raison ». Déjà la restriction péjorative marquée par le terme « amourette » lui ôte une part de sa puissance de futur époux. Mais l’incise exclamative qui complète la phrase va encore plus loin : « et lequel ! puisque la raison n’y tenait aucune place ». S’il n’ y a ni « amour » ni « raison », quelle valeur pourrait alors garder un tel mariage ? Nous sentons tout le mépris du narrateur dans son constat final : « chacun ne trouvant chez l’autre que les avantages qu’offre un mariage d’amour. » La négation restrictive fait, en effet, de l’amour, un masque pour des « avantages », terme qui renvoie à des réalités essentiellement pratiques, un mariage qui se fonde, donc, sur les commodités concrètes qu’il peut offrir.

CONCLUSION

Cette scène place, pour la première fois, les deux personnages en tête à tête, partageant une action commune. Or, cette action, est déjà, en elle-même, une transgression puisque Marthe autorise ainsi ce garçon, plus jeune qu’elle qui plus est, à intervenir dans un choix qui devrait lui appartenir – et dans le respect de son futur époux –, celui du mobilier d’une chambre, lieu symbolique du couple.

Mais, en évoquant la naissance de la relation amoureuse, elle permet au lecteur de mesurer à quel point elle est, d’emblée, déséquilibrée. Le héros compense, en effet, son jeune âge et son inexpérience, par la stratégie qu’il adopte, faite de mensonges et de manipulations, révélatrice aussi de son égocentrisme. D’où la double interrogation du lecteur

  • Finalement, sans l’obstacle que constitue ce fiancé, sans le plaisir de la transgression, aurait-il pu être amoureux ?

  • Comment pourra évoluer une histoire d’amour qui débute par un combat entre la faiblesse d’une femme, dont triomphe la volonté dominatrice de l’homme ?

Explication : le premier baiser, pages 78-80, de « Quand elle dormait ainsi… » à « … se trouve trop vieille. » 

Pour lire l'extrait

La relation ambiguë qui s’est nouée entre les deux protagonistes je jour où tous deux ont partagé l’achat du mobilier du futur couple de Marthe et Jacques n’a en rien empêché leur mariage. Mais, un mois après, le héros reçoit une invitation de Marthe à venir la voir. Il prend alors l’habitude, vu que son mari, soldat, est sur le front, de se rendre chez elle « tous les soirs », dans l’idée de vivre « une belle amitié ». Nouvelle ambiguïté… car tous deux restent allongés, leurs « corps étendus près de la cheminée ». Innocence trompeuse, que ce premier baiser va briser. Comment l’expression des sentiments met-elle en valeur la transgression commise ?

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1ère partie : le baiser (des lignes 1 à 12) 

Une situation ambiguë

Une formule, « jouer avec le feu », résume l’ambiguïté de la situation, qui a rapproché des deux personnages, Marthe restant allongée près du jeune garçon, endormie. Du moins, « je croyais qu’elle dormait », nous a signalé un passage précédent, comme si le récit rétrospectif avait ouvert les yeux du narrateur, qui ne comprenait pas alors qu’il s’agissait d’un « prétexte pour mettre ses bras autour de mon cou ». La jeune femme offre, en fait, à son compagnon, une situation propice à la transgression, en feignant ne rien voir, ne rien sentir : « Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyée contre un de mes bras, je me penchais sur elle pour voir son visage entouré de flammes. » L’image est ici symbolique, mais elle aussi ambiguë : ces  « flammes » renvoie-t-elle à la représentation traditionnelle des feux de la passion, ou bien sont-elles une promesse de l’enfer qui attend les amants adultères ? Écho au titre Le Diable au corps, la tentation est ici évidente

Le récit du baiser

Le basculement de l’innocence à la transgression est marqué par l’indice temporel, « Un jour », mais la présentation de ce premier baiser est originale. Déjà, le récit rétrospectif le dépeint comme involontaire, mais, par la comparaison insiste sur la  puissance irrésistible du désir : « Un jour que je m’approchais trop sans pourtant que mon visage touchât le sien, je fus comme l’aiguille qui dépasse d’un millimètre la zone interdite et appartient à l’aimant. » De même, est posée a postériori l’interrogation du narrateur, « Est-ce la faute de l’aimant ou de l’aiguille ? », qui marque la conscience de la transgression et contraste avec le portrait du personnage, qui souligne, avec la rupture du présentatif au présent de narration, sa passivité innocente, sa surprise : « C’est ainsi que je sentis mes lèvres contre les siennes. » 

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La faute

La description de la scène multiplie les indices qui déculpabilisent le héros, rejetant la faute sur Marthe. Déjà, son sommeil est démasqué, elle ne peut feindre ne rien sentir : « Elle fermait encore les yeux, mais visiblement comme quelqu’un qui ne dort pas. » Le héros, en revanche, est dépeint comme un enfant timide et même effrayé : « Je l’embrassai, stupéfait de mon audace ». Son innocence contraste avec l’insistance sur la culpabilité de Marthe, marquée par la locution adverbiale et le présentatif qui renforce la subordonnée d’opposition : « alors qu’en réalité c’était elle qui, lorsque j’approchais de son visage, avait attiré ma tête contre sa bouche. »

La décision, telle que la rapporte le narrateur, a donc été prise par Marthe, ce que confirme la gestuelle : « Ses deux mains s’accrochaient à mon cou ». Mais la métaphore sous la forme d’une hypothèse à la fin de ce paragraphe, « elles ne se seraient pas accrochées plus furieusement dans un naufrage », relève-t-elle du sentiment du personnage ou du récit du narrateur ? 

Le premier baiser. Film de Claude Autant-Lara, 1947

En tout cas, ce geste, dont l’adverbe « furieusement » fait une sorte de folie, annonce clairement la menace qui pèse par avance sur ce qui serait un adultère. Mais l’enchaînement, avec la conjonction lancée en tête de phrase, tout en réitérant la menace, exprime à nouveau l’inexpérience du héros : «Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve, ou bien que je me noie avec elle. »

2ème partie : le bouleversement (de la ligne 13 à la fin) 

Le long paragraphe qui suit, entremêlant les réactions des deux personnages, met en valeur le trouble produit par ce baiser transgressif.

Les réactions de Marthe

C’est sur elle que se fait le premier gros plan, dont le récit met à nouveau en évidence l’ambiguïté, car le geste de tendresse, « elle tenait ma tête sur ses genoux, caressant mes cheveux », le ton de sa voix, « me répétant avec douceur », et le tutoiement contrastent avec le discours rapporté directement : « Il faut que tu t’en ailles, il ne faut plus jamais revenir. » L’anaphore de l’injonction et le glissement de l’affirmation à la négation absolue, « plus jamais » amplifie le rejet, qui prouve sa conscience de la faute

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Une relation ambiguë. Film de Claude Autant-Lara, 1947

Les réactions de Marthe

Un double sentiment est mis en relief dans le récit.

  • C’est d’abord le chagrin qui est concrétisé avec intensité : « Mes larmes me brûlaient. S’il en tombait une sur la main de Marthe, je m’attendais toujours à l’entendre pousser un cri. » Il est ensuite réaffirmé par « ma véritable peine ».

  • Mais le parallélisme montre que ce rejet provoque aussi sa colère : « Mes larmes de rage se mêlaient à mes larmes de peine. » L’hypothèse formulée ensuite confirme cette colère : « Si j’avais parlé, ç’aurait été pour injurier Marthe. »

Mais, dans un premier temps, alors même qu’il réagit à ce rejet, le discours narrativisé dans le récit efface toute parole de sa part, car ce baiser a déstabilisé la relation : « lorsque je ne pouvais plus me taire, je cherchais longuement mes mots, construisant mes phrases de façon à ne pas lui parler directement, car si je ne pouvais pas la tutoyer, je sentais combien il était encore plus impossible de lui dire vous. » Aucune de ces phrases n’est donc révélée au lecteur, et c’est l’écart que fait ressortir cette énonciation impossible.

Un double jugement

Marthe accusée

C’est encore le récit rétrospectif qui permet au narrateur de dépasser le trouble pour formuler l’accusation : « oubliant que c’était elle qui m’avait embrassé ». Mais c’est bien elle qui explique la colère ressentie devant ce rejet, dont la répétition montre à quel point il a été perçu comme immérité. Sous forme de vérité générale, la comparaison, tout en traduisant par l’animalisation, la sauvagerie du jeune garçon, commente ce double sentiment, de chagrin et de colère : « Ainsi la fureur du loup pris lui fait autant de mal que le piège. » L’image accuse clairement Marthe de trahison, avec le sentiment qu’elle joue avec lui, explicité dans le discours direct rapporté : « Je ne m’en irai pas. Vous vous êtes moquée de moi. Je ne veux plus vous voir. » Qu’espère-t-elle, en effet, par ce rejet ? Deux indices apportent une réponse :

        Le premier entrecroise l’interprétation du personnage au moment de la scène vécue et le commentaire du narrateur : « Mon silence l’inquiéta ; elle y voyait de la résignation. "Puisqu’il est trop tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-être clairvoyante, après tout, j’aime autant qu’il souffre." » Marthe est ainsi accusée de manipuler le jeune héros, en cherchant à tout prix à la faire réagir, à provoquer sans doute un aveu d’amour par le refus de ce renvoi.

          C’est ce que sous-entend le dernier discours rapporté, son propre aveu, au milieu des larmes : « Mais elle sanglotait : "Tu es un enfant. Tu ne comprends donc pas que si je te demande de t’en aller, c’est que je t’aime." » Nouvelle ambiguïté car vise-t-elle un aveu en écho ? Ou peut-être est-elle seulement douloureusement consciente de cette transgression morale, consciente de l’adultère qui s’installe ainsi ?

L'auto-accusation

Dans un premier temps, la colère du personnage se tourne contre lui-même, et à son tour il s’accuse : « Je m’accusai d’avoir rompu le charme, me disant qu’en effet j’avais été fou de poser mes lèvres contre les siennes ».

Mais le récit rétrospectif apporte rapidement une excuse, en accentuant l’image de sa douleur : « Dans ce feu, je grelottais, je claquais des dents. » Notons le double sens que revêt ce feu, concrètement, celui qui brûle dans la cheminée, et métaphorique, la douleur qui brûle le héros. L’autre excuse, fréquente depuis l’incipit, est son jeune âge, alors qu’il vit une expérience nouvelle : « À ma véritable peine qui me sortait de l’enfance, s’ajoutaient des sentiments enfantins. »

Cependant, la distance narrative associe à cette excuse un regard sans indulgence sur son comportement passé, qualifié d'« enfantin ». La métaphore, en effet, en montre l’absurdité : « J’étais le spectateur qui ne veut pas s’en aller parce que le dénouement lui déplaît. » Cette formule est intéressante, d’une part parce qu’elle révèle que, même au moment où la situation est vécue, comparée à une pièce de théâtre, le personnage vit une sorte de dédoublement, agissant et se regardant agir ; d’autre part, elle montre que, tel un enfant, il croit pouvoir modeler la réalité selon son désir. Le discours rapporté sonne alors  comme le caprice d’un enfant incapable de choisir entre deux désirs contradictoires : « Je ne m’en irai pas. Vous vous êtes moquée de moi. Je ne veux plus vous voir. » Le commentaire de ces paroles apporte à ce discours son explication, « Car si je ne voulais pas rentrer chez mes parents, je ne voulais pas non plus revoir Marthe. » Mais l’exclamation du narrateur, « Je l’aurais plutôt chassée de chez elle ! »,  traduit, non sans humour, à quel point ce dilemme est irrationnel.  

CONCLUSION

Cette scène marque un tournant important dans le roman, car elle marque le début de l’initiation amoureuse du héros : ce premier baiser, reçu de la femme qu’il désirait mais qu'il n'osait pas lui-même lui donner, le fait entrer dans l’âge d’homme. En raison du rejet immédiatement subi, il découvre son premier chagrin d’amour.

Mais la feinte du récit rétrospectif offre à cette scène son originalité, par l’alternance entre le portrait des protagonistes et le regard du narrateur. Si les protagonistes sont tous deux dépeints comme conscients de la transgression, Radiguet, par les commentaires prêtés de son narrateur, souligne toute l’ambiguïté de leur comportement : une jeune femme qui rejette celui qu’elle s’est employée à attirer, un jeune garçon qui proteste de son innocence mais, surtout, ne supporte pas de ne pas imposer sa puissance... Habilement, le romancier met ainsi en place un horizon d'attente : cette relation n'est-elle pas  porteuse de menaces ? 

Lectures cursives : deux extraits de Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830 

Lire les textes

TEXTE 1 : « Une soirée à la campagne », chapitre IX

Julien Sorel, fils d’un charpentier de la petite ville de Verrières, a été engagé comme précepteur des enfants du maire, M. de Rênal. Très vite, il est séduit par sa femme, qu’il décide de conquérir, à l’image du héros qui lui sert de modèle, Napoléon. Un séjour à la campagne lui en offre l’occasion.

Henri-Joseph Dubouchet, « Une soirée à la campagne », Le Rouge et le Noir, 1884

Cette scène met en évidence la façon dont le héros se représente la relation amoureuse. La comparaison à un « duel » montre que c’est pour lui un combat à mener, ce qui, à la fois, l’effraie et stimule sa volonté de réussir : « L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. » C’est donc d’abord son égocentrisme qu’il veut satisfaire par cette conquête, d’où l’ultimatum qu’il s’impose : « Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle. » Aucun désir amoureux dans cette phrase qui met en évidence l’excès d’orgueil du héros.

Henri-Joseph Dubouchet, « Une soirée à la campagne », Le Rouge et le Noir, 1884

Saisir cette main est donc semblable à la conquête d’une place forte : « on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta. » Le commentaire du narrateur omniscient souligne cette impression qu’il s’agissait avant tout d’orgueil chez le héros : « Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. »

TEXTE 1 : « Le chant du coq », chapitre XV

Après cette première victoire, Julien s’impose d’aller plus loin, amener Mme de Rênal à accepter l’adultère, dans une situation encore plus dangereuse puisque la scène se déroule dans la maison familiale, à proximité donc du mari. En rappelant l’origine sociale du héros, « fils d’un paysan », le début du texte confirme le rôle de l’orgueil dans cette relation, une revanche, en fait, sur le mépris que lui vaut sa bassesse. Mais, par le monologue intérieur rapporté au discours indirect libre et son commentaire, le narrateur jette un regard ironique sur son personnage, qui souhaite qu’un obstacle lui serve de « prétexte » pour renoncer : « souffrant plus mille fois que s’il eût marché à la mort ».

La réaction effrayée de l’héroïne marque alors un tournant dans cette scène, en conduisant le héros à changer de rôle, à ne plus s’imposer le rôle du guerrier conquérant, mais à se comporter en amant romantique : « Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.»

La conclusion, dans le dernier paragraphe, introduit le jugement de l’écrivain lui-même, plutôt sévère sur son héros. Tout en soulignant ironiquement le « topos » littéraire d’une telle scène – qu’il n’a d’ailleurs pas détaillée -, « quand Julien sortit de la chambre de madame de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer », Stendhal démythifie aussi son personnage, en attribuant sa réussite non à son mérite mais plutôt au hasard : «  il devait à l’amour qu’il avait inspiré, et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite. »

Henri-Joseph Dubouchet, « Le chant du coq », Le Rouge et le Noir, 1884

Henri-Joseph Dubouchet, « Le chant du coq », Le Rouge et le Noir, 1884

Pour conclure

Ces deux passages présentent deux points communs avec la relation amoureuse présentée par Radiguet dans les deux derniers extraits expliqués.

  • Dans les deux cas, le personnage est mu par son orgueil, par le désir de remporter une victoire davantage dû à sa volonté d’affirmer sa supériorité sur la femme qu’à un sentiment amoureux. Revanche sur son statut social pour Julien Sorel, revanche sur son jeune âge et son inexpérience pour le personnage de Radiguet.

  • Le point de vue diffère, certes, entre le récit d’un narrateur omniscient, en focalisation zéro, chez Stendhal, et le choix de la fiction  autobiographique chez Radiguet. Mais, dans les deux œuvres, l’écrivain amène son lecteur à sourire du personnage, qu’il dote de défauts le rendant un peu ridicule dans ses actes de conquête amoureuse.

Étude d'ensemble : image de l'amour 

Amour
Pour se reporter à l'étude

Les explications effectuées ont mis en évidence ce qui fonde l’intrigue du roman : une relation amoureuse, qui se noue, puis évolue jusqu’à son issue fatale. D’où l’intérêt d’une étude de ce qui en constitue les principales caractéristiques pour le personnage-narrateur : le rôle des obstacles dans le déroulement de l’histoire d’amour, l’éveil progressif des sens – un des reproches adressés au roman – enfin,  nous nous interrogerons sur la vérité des sentiments éprouvés.

Lectures cursives : quatre extrait du Diable au corps 

Pour lire les extraits

TEXTE 1 : « La naissance du désir », p. 78

Ce court extrait précède la scène du premier baiser, en mettant en place la relation du couple. La jeune femme feint le sommeil, mais c’est le récit rétrospectif qui démasque ce « prétexte » : « Sa chevelure dénouée, elle aimait dormir près du feu. Ou plutôt je croyais qu’elle dormait. » Le personnage fait alors sa première expérience de la sensualité. Mais pouvons-nous parler d’amour ? Pour le personnage, il s’agit encore d’« amitié », mais surtout, d’imposer sa volonté à Marthe, comme lors de l’achat du mobilier dans Paris : « Je me passerai bien de l’amour, pensai-je, mais jamais de n’avoir aucun droit sur Marthe. Et, pour en avoir, j’étais même décidé à l’amour, tout en croyant le déplorer. » Parallèlement, le récit revient sur l’inexpérience du narrateur, qui confond aussi amour et désir : « Je désirais Marthe et ne le comprenais pas. »

TEXTE 2 : « La naissance du désir », p. 81

 

Faisant écho à l’extrait précédent, ce passage conclut la scène du premier baiser. Le succès du personnage le conduit à un véritable triomphe : « J’étais ivre de passion. » Mais à nouveau le lecteur s’interroge, car le récit de ce qu’il ressent met surtout en valeur sa possessivité, « Marthe était à moi. », jusqu’à vouloir graver sur sa peau par ses morsures ses « initiales », ce qui rendrait ce pouvoir visible de tous. Ainsi, la représentation qu’il en propose la fait ressembler à une sorte de poupée, ce qui transforme à nouveau le personnage en un enfant qui veut jouer à sa guise : «Je pouvais toucher sa figure, embrasser ses yeux, ses bras, l’habiller, l’abîmer, à ma guise. »

TEXTE 3 : « Un accomplissement ? », pp. 87-90

La révélation de l'amour (des lignes 1 à 32)

Ce long extrait marque l’étape suivant de l’initiation, la première relation sexuelle. La scène elle-même est effacée car le récit veut mettre en évidence ce que ressent le personnage, une « timidité » due à la fois à son inexpérience, et à l’existence de son rival, l’époux de Marthe : « je redoutai de ressembler au mari et de laisser à Marthe un mauvais souvenir de nos premiers moments d’amour. ». Ainsi l’autoportrait nous montre l’aspect enfantin du héros, pour qui cette découverte de l’amour est une véritable révélation, naïve, « Je m’étonnai même de ne pas pouvoir toucher l’auréole qui entourait vraiment sa figure, comme dans les tableaux religieux », mais aussi la persistance de sa volonté de puissance qui explique la croissance de sa jalousie : « En attendant, le faux plaisir m’apportait une vraie douleur d’homme : la jalousie. » Sa rivalité avec l’époux de Marthe atteint un point tel qu’il en arrive à souhaiter qu’il soit tué à la guerre. On comprend alors pourquoi, lors de sa parution peu d’années après la guerre, le roman a pu choquer par son antipatriotisme.

Vers l'avenir (de la ligne 33 à la fin)

La fin du texte est d’une tout autre tonalité, avec la répétition de « nous pleurons ensemble ». Mais, si d’abord ces larmes viennent de l’adultère, mais les arguments introduits sous forme de monologue intérieur conduisent à un refus affirmé de toute culpabilité par le présent de l’énonciation, comme si le personnage cherchait ainsi à se convaincre : « j’aime trop Marthe pour trouver notre bonheur criminel. »

Mais la fiction autobiographique permet à Radiguet d’introduire un effet d’annonce, chargeant ainsi cet amour d’une dimension tragique. Il semble, en effet, par avance condamné : « Déjà nous envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour. Nous le savons ». S’ajoute à l’existence de l’époux la différence d’âge, invoquée par l’héroïne, mais, plus encore, toute l’ambiguïté des sentiments avoués par le narrateur, qui, alors qu’il s’emploie à la rassurer, reconnaît son hypocrisie : « Hélas ! j’étais trop sensible à la jeunesse pour ne pas envisager que je me détacherais de Marthe, le jour où sa jeunesse se fanerait, et que s’épanouirait la mienne. »

TEXTE 4 : « Du bonheur d'aimer à la douleur de la passion », p. 93

 

Cette scène d’amour se termine sur le coup de sonnette de la mère de Marthe, auquel la jeune femme ne répond pas, à la grande joie du héros qui y voit « un de ses sacrifices », donc une preuve de son pouvoir sur Marthe.

Après l'amour... Film de Claude Autant-Lara, 1947

Mais c’est précisément l’exercice de ce pouvoir, de son « despotisme », de sa « dureté » selon les termes du récit, qui, immédiatement, dégrade la relation amoureuse : « Je m’affectais de ce que Marthe pût mentir sans scrupules à sa mère, et ma mauvaise foi lui reprochait de pouvoir mentir. » Ce comportement est d’ailleurs commenté par le narrateur, derrière lequel nous reconnaissons l’opinion d’un écrivain qui se fait moraliste : « Pourtant l’amour, qui est l’égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges. » 

Après l'amour... "le diable au corps" : film de Claude Autant-Lara, 1947

La jalousie se donne ainsi libre cours, et les amants entrent dans une relation entre sadisme et masochisme, où le héros semble jouer à se faire mal tout en faisant mal à l’autre : « Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtant j’éprouvais le besoin de le dire. Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais rien de ce que je disais, et pourtant j’éprouvais le besoin de le dire ». « Poussé par le même démon », explique le narrateur, en écho au titre du roman…

Or, paradoxalement, le narrateur justifie, dans le dernier paragraphe, ses « attaques », en y voyant un renforcement de l’amour : «  cette taquinerie féroce, c’était la mue de l’amour devenant passion. » Aimer ne pourrait donc que se vivre dans la douleur

Explication : du personnage au narrateur, pages 96-97, de « Marthe voulait suivre la Marne… » à « … pénétrer son esprit. » 

Pour lire l'extrait
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Pour rejoindre Marthe, le héros a prétexté une promenade avec son camarade, René. Après que le couple a vécu sa première relation sexuelle, une promenade « au bord de l’eau » est décidée, comme pour inscrire l’amour dans une dimension romantique. En réalité, la feinte autobiographique, qui permet d’entrecroiser le portrait du personnage et le commentaire du narrateur, donne à cette scène une tonalité bien différente. Quel rôle jouent alors les interventions du narrateur ?  

1ère partie : une promenade (des lignes 1 à 11) 

Un amour idéal

 

Traditionnellement, la promenade au bord de l’eau est un moment privilégié de la relation amoureuse, héritage du mouvement romantique, d’où le désir attribué à Marthe, comme si elle voulait inscrire sa relation amoureuse dans cette dimension idéale. Y contribue aussi l’appellation « île d’Amour », qui sonne comme une promesse, et le pronom adopté dans le récit, « Nous dînerions », unit les deux amants dans ce choix.

Mais, très vite le héros cherche à reprendre l’initiative dans la relation, signe toujours de sa volonté d’imposer un pouvoir, ici sous couvert du partage : « Je lui promis de lui montrer le musée de l’Écu de France, le premier musée que j’avais vu, tout enfant, et qui m’avait ébloui. » Pour ce faire, il en formule un net éloge : « J’en parlais à Marthe comme d’une chose très intéressante. »

L’île d’Amour à la Varenne

L’île d’Amour à la Varenne
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Edmund Leighton, Abélard et son élève Héloïse, 1882. Huile sur toile

Une désillusion

 

Le connecteur « Mais » marque la rupture dans cette harmonie initiale, en introduisant une désillusion, la réalité du musée, où tout est faux : « une farce ». Ce constat fait, à nouveau, ressortir le caractère du personnage, atteint dans son amour-propre : « je ne voulus pas admettre que je m’étais trompé à ce point. » Il se retrouve, lui qui se croit devenu homme par sa relation amoureuse, renvoyé à une image de naïveté, ce que souligne les exclamations rageuses dans un discours rapporté indirect libre : « Les ciseaux de Fulbert ! tout ! j’avais tout cru. »

L’exemple cité est intéressant, car il renvoie au XIIème siècle, à un modèle d’amour absolu, mais impossible, la relation entre Héloïse et son professeur, le clerc Abélard. Oncle d’Héloïse, le chanoine Fulbert joue un rôle dans cette liaison interdite. Ayant découvert ensemble les deux amants, il impose au coupable le mariage, en réparation, mais l’état de clerc exige le secret du mariage. Or, Fulbert rompt ce secret, et Abélard envoie Héloïse au couvent, pour la protéger de son oncle. Mais celui-ci, furieux de ce qu’il voit comme une répudiation, punit Abélard d’un terrible châtiment, la castration. D’où l’objet censé figurer dans le musée, « les ciseaux de Fulbert ».

Le mensonge

 

Pour ne pas détruire son image, incapable de rire de  lui-même, le héros reprend son habitude d’enfant, un mensonge, qui paraît d’ailleurs bien maladroit vu la réaction de Marthe : « Je prétendis avoir fait à Marthe une plaisanterie innocente. Elle ne comprenait pas, car il était peu dans mes habitudes de plaisanter. » Mais, face à ce musée auquel « enfant » il avait naïvement cru, et face à son propre mensonge, le personnage en arrive à envisager une autre forme de mensonge, sa croyance en  l’amour lui-même : « À vrai dire, cette déconvenue me rendait mélancolique. » C’est ce que met en évidence l’exclamation du discours intérieur, la crainte d’une nouvelle naïveté, illustrée par le qualificatif enfantin choisi : « Peut-être moi qui, aujourd’hui, crois tellement à l’amour de Marthe, y verrai-je un attrape-nigaud, comme le musée de l’Écu de France ! »

2ème partie : le rôle du narrateur (des lignes 12 à 21) 

L'expression du doute

 

L’enchaînement entre les paragraphes fait glisser le récit de l’épisode précis relaté à la réflexion du narrateur, la fiction autobiographique permettant ce recul. Le glissement est d’ailleurs soutenu par les indices temporels, adverbes et choix de l’imparfait d’habitude : « Car je doutais souvent de son amour. Quelquefois, je me demandais… » La situation particulière de la relation vécue, un adultère en période de guerre, conduit à une réflexion qui redonne alors la parole au personnage, un  questionnement : « si je n’étais pas pour elle un passe temps, un caprice dont elle pourrait se détacher du jour au lendemain, la paix la rappelant à ses devoirs. » Mais ne fait-il pas ici qu’attribuer à Marthe, par les termes « passe temps » et « caprice », son propre comportement amoureux ? La réponse apportée, avec l’insistance du présent de vérité générale, rejette toute idée de naïveté, insupportable pour l’orgueil du héros : « Pourtant, me disais-je, il y a des moments où une bouche, des yeux, ne peuvent mentir. Certes. » 

Du narrateur à l'écrivain

 

Un nouveau glissement intervient dans le récit, par le jeu de l’argumentation contradictoire, qui introduit un nouveau dédoublement des instances narratives : « Certes. Mais… » Le passage au présent nous interroge : qui prend en charge ces réflexions ? Le narrateur de cette autobiographie fictive, ou bien l’écrivain lui-même, qui exprime ici son opinion ?

Radiguet, au moyen de la comparaison de l’amour à une ivresse qui transforme les comportements, fait preuve de pessimisme sur la vérité des sentiments amoureux : « Mais une fois ivres, les hommes les moins généreux se fâchent si l’on n’accepte pas leur montre, leur portefeuille. Dans cette veine, ils sont aussi sincères que s’ils se trouvent en état normal. » Le ton devient ainsi celui d’un moraliste, ôtant toute valeur à l’amour dont la sincérité ne correspondrait alors qu’à un moment d’ivresse : « Les moments où on ne peut pas mentir sont précisément ceux où l’on ment le plus, et surtout à soi-même. Croire une femme « au moment où elle ne peut pas mentir », c’est croire à la fausse générosité d’un avare. » Pire encore, le mensonge n’est donc pas seulement, comme vient de le faire le héros, destiné à son partenaire, mais il est d’abord une illusion dont se berce l’amoureux. La comparaison, avec le parallélisme  des verbes répétés, « mentir » et « croire », conduit donc à une démythification complète de l’amour, tant dans ses discours que, même, dans sa vérité sentimentale.

3ème partie : la douleur d’aimer (de la ligne 22 à  la fin) 

Des doutes redoublés

 

Nous noterons l’habileté de l’écrivain qui attribue les réflexions précédentes à son personnage, qui aurait ainsi mûri, ce que souligne la négation restrictive : « Ma clairvoyance n’était qu’une forme plus dangereuse de ma naïveté. » Mais le prétendu récit rétrospectif permet un nouveau glissement du personnage au narrateur fictif qui le juge, « Je me jugeais moins naïf, je l’étais sous une autre forme », puis à une nouvelle intervention attribuable à l’écrivain, sous forme de vérité générale pour justifier son personnage : « puisque aucun âge n’échappe à la naïveté. Celle de la vieillesse n’est pas la moindre. » Intervention plaisante du reste, car Radiguet est encore bien jeune, à peine vingt ans, pour formuler ce constat !

L’amour est donc vécu dans la douleur, avec une double remise en cause, qui atteint le personnage dans l’image qu’il est habituée à se faire de lui-même : « Cette prétendue clairvoyance m’assombrissait tout, me faisait douter de Marthe. Plutôt, je doutais de moi-même, ne me trouvant pas digne d’elle. » L’hypothèse finale met en valeur la conséquence de ces doutes, en détruisant par l’antithèse, toute possibilité d’amour heureux : « Aurais-je eu mille fois plus de preuves de son amour, je n’aurais pas été moins malheureux. »

L'autoportrait

 

Nouveau jeu entre le personnage et la distanciation narrative, l’extrait se ferme sur une accumulation de négations qui rappelle les caractéristiques du héros. La réflexion initiale, « Je savais trop le trésor de ce qu’on n’exprime jamais à ceux qu’on aime », est expliqué, en ce qui concerne le personnage, différemment de l’explication invoquée pour la jeune femme. Si chez elle le silence est qualifiée de « pudeur navrante », regret attribuée à l’éducation des filles, chez lui il est attribué à « la crainte de paraître puéril », donc, à nouveau, par son amour-propre. S’y  ajoute l’aveu final, « je souffrais de ne pouvoir pénétrer son esprit. », qui nous ramène au désir d’une possessivité absolue, déjà constatée dans leur relation.

CONCLUSION

 

Le « topos » littéraire, le récit d’une promenade amoureuse, trouve son originalité dans le va-et-vient entre trois instances narratives : le personnage mis en scène, le narrateur qui le juge a posteriori, et l’écrivain, qui y voit l’occasion d’exprimer sa propre vision de l’amour.

          Pour le personnage, c’est son aspect enfantin qui est mis en valeur : son inexpérience des sentiments amoureux nourrit sa peur d’être naïf, son désir d’amour absolu contredit par ses doutes. C'est aussi le moyen d'excuser cette relation adultère.

     Pour le narrateur, la distanciation narrative de la fiction autobiographique lui permet de juger son héros, parfois sévèrement, parfois avec un sourire amusé devant ses excès.

      S’y ajoute, à l’arrière-plan, l’écrivain, car c’est bien lui qui mène un récit, en partie nourri de sa propre expérience amoureuse avec Alice Saunier. Mais, il a vécu aussi une liaison avec Jean Cocteau, en parallèle avec des relations féminines, notamment avec Béatrice Hastings, ex-maîtresse du peintre Modigliani, ou avec Irène Lagut, elle-même peintre. Est-ce pour cette raison qu’il exprime tant de doutes sur la vérité de l’amour en en faisant une forme d’illusion dont on se berce, comme en état d’ivresse ?

Explication :la nuit des hôtels, pages 157-158, de « Nous descendîmes à la Bastille… » à « … ces mots déplacés. » 

Pour lire l'extrait
TX5-hôtels

La liaison du personnage-narrateur avec Marthe se poursuit, mais rencontre de nombreux obstacles : le jugement sévère de l’environnement devant cet adultère, alors que le mari est soldat, aussi bien celui  de la bourgeoisie locale que des deux familles, secret à maintenir pour Marthe, ambiguïté des réactions des parents pour le narrateur, entre colère et complicité ; enfin, bien sûr il y a le mari à préserver, d’autant plus important que Marthe se retrouve enceinte… Au retour des vacances de celle-ci seule dans la maison de son enfance, le couple connaît un moment de paix et de bonheur.

Mais l’automne ramène les inquiétudes : Marthe, pour apaiser le père de son jeune amant, l’incite à rentrer passer la nuit dans sa famille. Une dispute éclate, qui se résout par un compromis : « elle consentit à passer la nuit avec moi. À condition que ce ne fût pas chez elle », car elle redoute le rapport des voisins à sa famille. Mais la question se pose alors : « Où dormir ? » La décision est prise : trouver un hôtel à Paris ; ils prennent donc le train, à onze heures du soir.

Comment le récit de cette longue errance met-il en valeur le rôle déterminant de cet épisode dans le roman ? 

1ère partie : l’errance dans la ville (des lignes 1 à 14)

Le cadre spatio-temporel

 

Le cadre de cet extrait forme comme un écho à la première rencontre entre les deux personnages, sur le quai de la gare de La Varenne, en avril. Mais, là où s’en était suivie une promenade sur les bords de la Marne, sous un beau ciel de printemps, les conditions sont tout autres à présent.

  • D’une part, on est en automne et tard le soir, d’où « le froid », immédiatement signalé et « la pluie glaciale ». Cela crée donc une ambiance sombre et sinistre : « Le froid, que je supporte parce que je l’imagine la chose la plus propre du monde, était, dans ce hall de gare, plus sale que la chaleur dans un port de mer, et sans la gaîté qui compense. »

  • D’autre part, les lieux sont dénués de beauté, d’abord un « hall de gare »,  puis le Paris populaire entre deux gares, « la gare de la Bastille » et la « gare de Lyon ».

L'image du couple

 

Le choix du verbe « Nous errions », avec l’imparfait qui marque la durée, accentue l’impression qui ressort de ce cadre : les deux personnages paraissent égarés dans un labyrinthe sans issue. La phrase nominale exclamative relève de la fiction autobiographique, regard a posteriori du narrateur jugeant son personnage : « Couple lamentable, oubliant sa beauté, sa jeunesse, honteux de soi comme un couple de mendiants ! » La gradation rythmique met en évidence la dégradation de l’amour initial en raison de la culpabilité qui pèse sur leur relation. La comparaison finale en fait des exclus de la société, puisque leur amour ne peut pas être reconnu, ne peut pas être porteur de dignité.

Dans Paris : un couple sous la pluie

Dans Paris : un couple sous la pluie

L'autoportrait

 

Le « nous » qui ouvre l’extrait est rapidement remplacé par des gros plans, le « je » du personnage-narrateur, en une longue phrase pour exprimer ses propres impressions, face à Marthe.

        Le premier portrait fait de Marthe qui « se plaignait de crampes », avec et « s’accrochait à [s]on bras », avec des verbes plutôt péjoratifs, à la fois rappelle au lecteur qu’elle est enceinte, donc sans doute fatiguée, mais surtout la représente comme un poids, pénible à supporter pour son compagnon. Les brèves phrases minimisent d’ailleurs l’intérêt que lui porte son compagnon.

        C’est donc l’égoïsme du héros qui se trouve mis en valeur par le récit de sa gêne : « Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, et je marchais les yeux baissés. » C’est d’abord sa propre image aux yeux d’autrui qui le préoccupe, et son orgueil ne porte que sur lui-même, d’où l’accusation du narrateur : « J’étais bien loin de l’orgueil paternel. »

Nous retrouvons alors sa stratégie habituelle face au risque de voir son inexpérience démasquée, donc d’être atteint dans son amour-propre, le mensonge, stratégie de fuite confirmée ensuite par le verbe « me dérober » : « À chaque hôtel, pour ne pas entrer, j’inventais une mauvaise excuse. Je disais à Marthe que je cherchais un hôtel convenable, un hôtel de voyageurs, rien que de voyageurs. » La gradation dans le discours rapporté indirect montre comment, tel un enfant, il veille à élaborer son mensonge.

Mais, si l’héroïne est d’abord montrée comme passive, sa réaction, « Marthe m’enjoignit d’interrompre ce supplice. » change la tonalité du récit, rendu pathétique par le terme hyperbolique.

2ème partie : une stratégie de fuite (des lignes 15 à 23) 

Obligé de céder à l’ordre de Marthe, intervient alors un nouveau mensonge, double puisqu’adressé à la fois au réceptionniste et à sa compagne.

Le mensonge au réceptionniste

 

Dans un premier temps, le comportement du personnage s’explique sans doute par sa timidité. Incapable d’assumer la moindre responsabilité, il attend, tel un enfant, une solution venue de l’extérieur : « espérant je ne sais trop quoi. » Il n’est pas prêt, en effet, à se présenter, si jeune, accompagné d’une jeune femme enceinte, par peur de susciter la curiosité du réceptionniste. Il n’a donc plus, pour échapper à cette épreuve, que la solution du mensonge : « Le garçon me demanda si je désirais une chambre. Il était facile de répondre oui. Ce fut trop facile, et, cherchant une excuse comme un rat d’hôtel pris sur le fait, je lui demandais Mme Lacombe. » La comparaison, cependant, introduit une autre raison à son comportement, un sentiment de culpabilité, comme si cette demande, une chambre pour consommer l’adultère, venait concrétiser le vol d’une femme à son époux légitime. C’est ce que semble confirmer la forme du mensonge, l’emploi du nom matrimonial de Marthe. La répétition, « Je la lui demandais », insiste sur ce mensonge, mais l’adjectif apposé, « rougissant » introduit aussitôt une sorte d’excuse en remettant au premier plan son inexpérience qui l’amène à imaginer la raillerie du réceptionniste : « craignant qu’il me répondît : "Vous moquez-vous, jeune homme ? Elle est dans la rue." »

L’amour-propre, la peur enfantine d’être pris en flagrant délit de mensonge, ont donc également joué un rôle dans ce mensonge. La brièveté de la conclusion, « Il consulta des registres. Je devais me tromper d’adresse », correspond au soulagement alors éprouvé.

Le mensonge à Marthe

 

C’est à nouveau un discours indirect qui rapporte le mensonge à Marthe, comme s’il était impossible au narrateur de le reprendre directement : « Je sortis, expliquant à Marthe qu’il n’y avait plus de place et que nous n’en trouverions pas dans le quartier. » Effaçant totalement la présence de la jeune femme, le récit souligne le soulagement, « Je respirai », mais la comparaison, elle, introduit le blâme de cette forme de lâcheté : « Je me hâtai comme un voleur qui s’échappe. »

4ème partie : une stratégie de fuite (de la ligne 24 à la fin) 

Le dernier paragraphe inverse la relation au sein du couple. Le narrateur formule une explication,  jugement sévère sur son personnage : « Tout à l’heure, mon idée fixe de fuir ces hôtels où je menais Marthe de force m’empêchait de penser à elle. » Délivré de sa peur et de toute atteinte à son amour-propre, il peut s’occuper de sa compagne. En fait, c’est toujours l’égoïsme qui le guide, lui permettant de se réhabiliter par cette compassion accordée : « Maintenant je la regardais, la pauvre petite ». Cependant, ce changement reste fort ambigu, car, plus qu’un réel regret devant l’état de Marthe, il ressemble davantage à une excuse apportée à posteriori par le narrateur : « Je retins mes larmes et quand elle me demanda où nous chercherions un lit, je la suppliais de ne pas en vouloir à un malade, et de retourner sagement elle à J… moi chez mes parents. » La reprise exclamative des deux termes, « Malade ! sagement ! », rappelle la fonction cathartique, en principe propre à l’écriture autobiographique, où l’aveu du narrateur dans son récit, son jugement sur « ces mots déplacés », est une façon de demander au lecteur le pardon de l’acte commis par le personnage.

CONCLUSION

 

Le court chapitre suivant souligne l’importance de cet épisode dans la relation amoureuse : « Cette nuit des hôtels fut décisive ». Mais, si le narrateur y reconnaît qu’à ce moment- là  il s’« en rendi[t] mal compte », le lecteur, lui, dispose de tous les éléments pour le comprendre : une atmosphère sombre et sinistre, une nuit qui semble annonce la « nuit » de l’amour, l’impossibilité de concrétiser une relation amoureuse socialement interdite. Le narrateur, en effet, utilise la distanciation permise par son choix du récit autobiographique pour y mettre en évidence la violence de l’épreuve infligée à la jeune femme par un jeune héros dont il révèle les excès et les mensonges. Cependant, de même que cette autobiographie est fictive, une illusion donc, cette accusation a posteriori paraît aussi une autre forme d’illusion, car elle se mêle à une autojustification : le personnage n’est-il pas encore un enfant ?  

Lecture cursive : l'avant-dernier chapitre du Diable au corps  

Pour lire le chapitre

La conséquence de cette longue errance dans la nuit froide de Paris, décidée pour trouver un hôtel, est que l’héroïne tombe malade, et doit finir sa grossesse alitée chez ses parents. Les amants sont donc séparés quand le narrateur apprend la naissance de son fils. Ce chapitre introduit le dénouement, en trois temps. 

Un temps d’apaisement (des lignes 1 à 15)

 

Cette première partie du chapitre joue sur ce qui caractérise l’autobiographie, la distance entre ce que vit le personnage et ce que sait le narrateur, a postériori.

  • La brève première phrase, avec la personnification, tout en installant une atmosphère tragique, « Notre maison respirait le calme », montre que, paradoxalement, le narrateur vit dans l’apaisement, comme si, tel l’accouchement qui délivre la femme, lui-même se trouvait délivré : il se sent « plus tendre », et, conscient de son jeune âge qui laisse présager des difficultés,  ce nouvel état de père le rapproche de ses parents.

  • Mais le narrateur, lui, démasque ce sentiment, dont le verbe répété, « je me croyais », souligne qu’il n’est qu’illusion. C’est lui aussi qui peut établir la métaphore qui annonce le tragique : « le calme nouveau de mon existence était ma toilette du condamné. »

Cette métaphore est précédée d’un paragraphe explicatif, où le présent de vérité générale laisse un sentiment étrange, car nous pouvons y voir l’expression de l’écrivain à propos de la mort, dont tout homme aurait une sorte de « pressentiment ». Ce paragraphe prend d’autant plus de relief pour le lecteur d’aujourd’hui, qui connaît le destin de Radiguet, mort si jeune, et qui pourrait, lui aussi, formuler ce discours indirect libre rapporté : « Il allait vivre heureux. »

La mort de Marthe (des lignes 16 à 31)

 

La brutalité de l’annonce de la mort de Marthe est illustrée par l’image de « la foudre qui tombe sur un homme », écho tragique de la façon dont, dans les romans, est traditionnellement dépeinte la naissance de l’amour. La réaction du héros est décrite en deux temps :

  • Le choc provoque d’abord une sorte de paralysie. Ainsi, le récit passe de « je ne ressentais rien » à la gradation « j’avais la sensation de durcir, de refroidir, de me pétrifier. »

  • Ce n’est qu’ensuite que le chagrin s’exprime, mais, curieusement, comme s’il avait eu besoin pour cela de voir le chagrin de son père : « Parce que mon père pleurait, je sanglotais ». Le regard d’autrui continue donc à jouer un rôle pour ce personnage soucieux de son image. Mais sur quoi pleure-t-il ? Sur la mort de Marthe, ou bien sur lui-même qui se sent coupable : « la certitude me dévoila mon amour avec tout ce qu’il avait de monstrueux. » ?

La mort envahit alors le récit, « silence de la maison », silence des frères, et syncope répétée du héros : « à midi, leurs pas sur les dalles du vestibule me faisaient perdre connaissance comme s’ils eussent dû chaque fois m’annoncer la mort de Marthe. » Mais, à nouveau, le lecteur s’interroge : ces évanouissements ne ressemblent-ils pas à une fuite devant une réalité qu’il est impossible d’accepter ?

L'autoportrait (de  la ligne 32 à la fin)

 

C’est à nouveau le va-et-vient entre le personnage et le regard rétrospectif du narrateur qui ferme ce chapitre.

  • Nous retrouvons ici le portrait critique du héros qui a parcouru tout le récit : sa « jalousie », dont la cruauté insupportable s’accentue puisqu’elle se projette pour nier tout au-delà, avec une répétition insistante : « je souhaitais qu’il n’y eût rien après la mort », « Oui, c’est bien le néant que je désirais pour Marthe ».

  • Mais comme dans tout le roman, à chaque aveu d’un défaut, des excuses sont aussitôt avancées, mais la comparaison dans la première justification, destinée à banaliser la jalousie, est pour le moins choquante : « Ainsi, est-il insupportable que la personne que nous aimons se trouve en nombreuse compagnie dans une fête où nous ne sommes pas. » La possessivité, défaut fréquemment signalée dans le récit, est donc réitérée dans cette phrase, écartant d’emblée tout désir de mourir.

Pour conclure

 

Même s’il s’agit de la mort de Marthe, le récit reste centré sur le personnage. Ainsi, nous retrouvons, dans ce chapitre, cette image d’enfant que tout le roman s’est employé à mettre en place : comme dans la tragédie antique, l’amour, impossible et vécu dans la douleur, conduit à la mort qui permet de rétablir l’ordre.

Étude d'ensemble : une énonciation complexe 

Pour se reporter à l'étude

Tout roman est une fiction.... Mais l'écriture autobiographique, elle, affirme dire "la vérité, toute la vérité, rien que la vérité", posant ainsi un "pacte" avec le lecteur, même si, parfois, des doutes restent possibles. Nous mesurons alors à quel point ces doutes sont multipliés quand il s'agit, comme ici, d'une autobiographie fictive, où l'écrivain joue sur la distanciation entre son personnage et le narrateur qui commente ses comportements et ses sentiments. L'énonciation joue donc un rôle important.

Énonciation

Lectures cursives : incipit et excipit  

Pour lire les deux extraits

L'incipit

 

L’incipit du roman répond par avance au scandale provoqué lors de sa parution, admis dans la phrase d’ouverture, « Je vais encourir bien des reproches » de la part d’adversaires mentionnés à la fin : « ceux qui m’en veulent ». Rappelons les raisons de ce double reproche : immoralité de cet adultère vécu par un si jeune personnage, antipatriotisme vu la période de guerre qui sert de cadre, qualifiée de « grandes vacances » alors même qu’il y a eu tant de morts.

Il signale aussi, par l’emploi du « je », le choix d’une écriture autobiographique, mais fictive, puisque l’âge cité, « douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre », révèle que le personnage ne se confond pas avec l’auteur, né en 1903. 

Nous mesurons aussi, dès cet incipit, l’usage que le narrateur va faire de ce récit, censé être rétrospectif. Les deux questions initiales, « Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute […] ? », introduisent, en effet, la volonté de se fournir des excuses en invoquant son jeune âge : « c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. » Enfin, pour renforcer ces excuses préalables, il fait appel au témoignage de ses contemporains, donc des lecteurs de son âge : « Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. »

L’incipit joue donc d’abord son rôle incitatif : donner envie au lecteur de découvrir ces « troubles », cette « aventure »  inscrite dans une « période extraordinaire ». Mais, ne donnant aucune réelle information sur ce que sera cette « aventure », il ouvre aussi un horizon d’attente. Il l'invite enfin à ne pas être dupe de l'illusion de vérité créée par la forme autobiographique

TEXTE 2 : l'excipit

On nomme excipit le passage qui ferme un roman, ici un très bref chapitre. Il a en général, une double fonction : sceller le sort des personnages, et donner au roman son sens, moral ou philosophique.

Un dénouement

Il y a un écart temporel entre le chapitre précédent, qui racontait la mort de Marthe peu après la naissance de son fils, et cette fin qui met au premier plan Jacques, l’époux de celle-ci, présenté comme un rival objet de jalousie au cours du récit. Jalousie atténuée ici, car justifiée, normalisée par l’affirmation au présent de vérité générale  : « Nous sommes toujours avides de surprendre ce qui touche aux êtres que nous aimons. » En fait, jusqu'à la fin, le personnage se comporte en enfant, venant se glisser « sur la pointe des pieds » pour surprendre la conversation des « grands ». Cet amour douloureux ne semble donc pas l'avoir véritablement fait mûrir.

Le discours direct rapporté clôt doublement l’histoire d’amour : le personnage en tire la certitude d’avoir été aimé, et renonce à son statut de père.

L'ironie tragique

Mais le dernier paragraphe se charge d’une ironie cruelle, dans les termes employés pour dépeindre Jacques, « ce veuf si digne et dominant son désespoir », alors même que, dans son ignorance de la raison qui a conduit Marthe à donner à cet enfant le prénom de son amant, il exprime un « désespoir » sincère. Mari trompé…, certes, mais « l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses », car mari aveugle, donc la morale reste sauve, le secret sur cet enfant illégitime est maintenu. L’enfant aura « une existence raisonnable », élevé dans l’absolu respect de la morale bourgeoise, qui, finalement, triomphe. Il sera loin de ressembler à son père biologique ! La dernière phrase, alors que l’histoire d’amour a nié la morale et a conduit à la mort de l’héroïne, n’est donc pas dénuée d’une ironie tragique.

Stylistique : le point de vue narratif 

Qui raconte ?

 

Sera rappelée l’importance de ne pas confondre :

  • l’auteur : l’écrivain, qui choisit sa fiction (comment ? s’inspire-t-il d’un fait divers, de sa vie ?), lui donne un titre (à interpréter), qui nomme ses personnages (noms à interpréter) et leur donne vie,  qui élabore ses procédés d’écriture, pour produire un effet sur le lecteur.

  • le narrateur : il est la voix du récit, celui qui raconte l’histoire, et parfois s’adresse directement au lecteur. Il peut être  nommé ou rester anonyme.

  • le personnage : il est l’être de fiction agissant dans le récit. Il n’a qu’une existence fictive, sauf dans le cas d’une biographie.

 

Il existe plusieurs sortes de récit, selon le choix d’énonciation :

        le récit à la 1ère personne :

  • le narrateur peut se confondre avec le personnage : on est alors dans l’autobiographie, mais il est essentiel de vérifier, par une biographie de l’auteur, si elle est réelle ou fictive ;

  • le narrateur peut se positionner comme un témoin des faits qu’il raconte : il en renforce alors la vraisemblance, en racontant ce qu’il a vu, entendu, parfois en prenant parti

        le récit à la 3ème personne : le narrateur n’intervient que rarement, ou pas du tout, dans l’histoire. Il adopte, pour raconter un point de vue : on parle de la focalisation.

Pour voir des exemples, des exercices et leurs corrigés

La focalisation

 

Dans un récit à la troisième personne, le narrateur peut choisir le point de vue qu'il adopte : on parle alors de "focalisation".

        La focalisation est dite externe, quand le récit reste totalement neutre. Nous ne savons rien du passé des personnages, rien de leur éventuel avenir, nous n'entrons en rien dans leur conscience. Le récit nous les montre à la façon d'une caméra : nous voyons leurs gestes, leurs mimiques, nous entendons leurs discours, l'intonation qu'ils adoptent. C'est à partir de ces notations que nous pouvons nous faire une opinion sur eux. Le lecteur a ainsi une impression d'objectivité, de vérité, et toute liberté lui est laissée pour poser sa propre interprétation. Mais le texte peut alors paraître froid, les personnages semblent même parfois sans âme : il est plus difficile de s'identifier à eux, d'éprouver pour eux sympathie ou antipathie.

        La focalisation dite zéro, ou omnisciente, est l'inverse. Le narrateur, tel un dieu dans sa création, sait tout du passé de ses personnages, il peut même annoncer, dans une prolepse, leur avenir. Il connaît tout d'eux, leurs moindres habitudes, et surtout leurs sensations, sentiments, leurs pensées les plus intimes. Il entre en eux tous, transformant ainsi son lecteur en un voyeur... Parfois même il fait irruption dans son récit pour lancer un commentaire, un jugement, une réflexion sur les actes de ses personnages. Ce  choix de focalisation a été fréquent dans les romans du XIX° siècle. Ainsi le personnage nous devient plus proche, nous partageons davantage l'événement qu'il vit. Il est certes séduisant de tout connaître d'autrui, de découvrir les mouvements intérieurs qui poussent à agir... Cependant, ne nous y trompons pas, cette technique, qui se veut réaliste, n'est qu'une illusion : jamais dans le monde réel nous ne pourrions atteindre une telle connaissance ! De plus, nous sommes obligé de suivre l'interprétation que nous propose le narrateur, derrière lequel se cache, bien sûr, l'auteur.

        La focalisation dite interne est la plus complexe. Le narrateur se confond avec un des personnages : c'est à travers lui que nous percevons les faits, c'est sa conscience qui les interprète. Cette focalisation se reconnaît par la présence de nombreux verbes exprimant des sensations, des sentiments ou des pensées, tels "voir", "entendre", "se sentir", "juger"... Ce choix rend le récit subjectif, en cela il présente l'inconvénient de paraître moins véridique, car il offre forcément une vision partielle, limitée, dépendant du regard et du jugement d'un seul personnage. Mais, parallèlement, le récit gagne en humanité : n'est-ce pas ainsi que nous-même percevons le monde qui nous entoure ? Le lecteur est davantage touché car il partage l'émotion ressentie par le héros et peut alors s'identifier à lui.

Conclusion : réponse à la problématique 

Amedeo Modigliani, Raymond Radiguet, 1915. Huile sur toile, 36 x 29. Princeton University Art Museum

Rappelons la problématique qui a guidé cette étude : Quel sens original le choix par Radiguet d’une forme autobiographique donne-t-il à la relation vécue par ses personnages ?

La relation amoureuse

 

La "vraie vie"

C’est par l’intermédiaire de son père, en conversation avec Alice Saunier – dont tout laisse croire qu’elle a été sa maîtresse – dans le train de la Bastille que le jeune Radiguet, en avril 1917, rencontre la jeune femme, alors fiancée à Gaston Serrier, soldat sur le front. Celle-ci se marie en octobre 1917, et, dès l’armistice, le 11 novembre 1918, le retour de son époux mais aussi le nouveau métier de Radiguet, devenu journaliste et inséré dans les milieux artistes, mettent fin à la liaison tandis que Marthe accouche d’un fils en décembre, mis en nourrice pendant cinq ans. 

Amedeo Modigliani, Raymond Radiguet, 1915. Huile sur toile, 36 x 29. Princeton University Art Museum

Pour en savoir plus sur la liaison de Radiguet
Conclusion

Le roman

Ainsi la première transformation accomplie par le romancier porte sur les âges des protagonistes : son héros est vieilli d’un an, et il rajeunit l’héroïne, l’écart d’âge étant de dix ans à l’origine. Dans le roman, la liaison n’est plus alors l’initiation amoureuse d’une institutrice à un jeune élève qu’elle reçoit chez elle sous prétexte de lui donner des cours de littérature, mais l’amour vibrant né entre deux êtres jeunes qui profitent de leur liberté. D’où la reprise de "topos" littéraires, la scène de première rencontre, le premier baiser, la découverte sensuelle de l’amour… , le rôle des lettres, souvenir des romans épistolaires, et la dramatisation des moments passionnés.

Cela explique également l’importance prise aussi dans le roman par les deux familles, qui imposent aux héros une difficile dépendance et l’insistance sur leur jeunesse : « Nous étions des enfants debout sur une chaise, fiers de dépasser d’une tête les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient, mais nous restions incapables. »

Le romancier va aussi utiliser le contexte, ce mari soldat parti sur le front – qui, toute sa vie, souffrira de l’adultère raconté dans le roman et de l’idée d’un fils illégitime, ce que niera sans relâche Alice – pour faire de cette liaison une tragédie, qui se dénoue par la mort de l’héroïne. Le roman est d’ailleurs construit de cette façon, en actes successifs déterminés par les obstacles, l’inexpérience du jeune garçon, sa famille et celle de Marthe, le voisinage, et, bien sûr, le mari, Jacques, qui cause à la fois les scrupules du couple mais surtout la jalousie de celui qui voit en lui un rival à combattre.

Le choix d'un récit autobiographique

 

Le récit de ce qui est un thème romanesque traditionnel, l’histoire d’amour impossible, est enrichi par le choix de la forme autobiographique. Elle permet, en effet, un incessant va-et-vient entre le personnage, qui vit les différents épisodes, et le narrateur qui se regarde les vivre, et se juge rétrospectivement.

Le lecteur est ainsi placé en position de supériorité puisque le romancier lui donne les clés que le personnage n’est pas censé avoir : il l’entraîne à sa suite pour démasquer ses illusions, ses troubles et, surtout, ses mensonges et sa manipulation. Comment le lecteur ne serait-il pas satisfait de partager ainsi le monde intérieur du héros, de découvrir les faits avec lui, de partager ses peines, ses joies, ses doutes, et même ses erreurs de jugement ?

Mais le lecteur est, à son tour, trompé s’il croit naïvement à cette forme qui lui promet un "pacte de vérité", pour reprendre le titre de l’essai de Philippe Lejeune. Car l’analyse des extraits l’amène à constater qu’il est lui aussi manipulé, par le romancier. Déjà, c’est lui qui ordonne ce qui, dans la vie réelle, aurait été désordonné, et sélectionne ce qui était mêlé à de multiples détails : en prêtant une logique à l’enchaînement des faits, il donne ainsi sens à une histoire d’amour transformé en destin. Il fait aussi du récit rétrospectif, en jouant sur les aveux du narrateur, une confession destinée à excuser son personnage.

Ainsi, le roman s’inscrit parfaitement dans cette époque des "années folles" où s’affirme, dans l’entre-deux-guerres, surtout dans ce milieu des artistes que fréquente alors Radiguet, la liberté personnelle et le rejet des convenances et des normes morales.       

Devoir : dissertation 

Pour lire le corrigé proposé

SUJET : Flaubert a donné comme titre à un de ses romans, paru en 1869, L’Éducation sentimentale. Pensez-vous que ce titre aurait pu convenir à l’œuvre de Radiguet, Le Diable au corps ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant précisément sur l’œuvre étudiée et sur vos connaissances littéraires.

Devoir
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