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Raymond Radiguet, Le Diable au corps, 1923

Portrait de Raymond Radiguet, photographie de Man Ray, 1922

L'auteur (1903-1923): un "génie précoce" 

Les années de formation

Radiguet est encore tout jeune quand il manifeste son indépendance en négligeant ses études au lycée Charlemagne à Paris, qu’il arrête en 1914 malgré une véritable passion pour la littérature, romans et poésie.

Ses parents engagent, en 1917, une jeune institutrice de 23 ans, Alice Saunier, voisine de leur maison à Saint-Maur, pour qu’elle lui donne des cours particuliers. La liaison d’une année qu’ils entretiennent, alors même que son fiancé est soldat sur le front, est la source même de son roman, Le Diable au corps.

Une biographie plus détaillée

L'artiste

Il choisit, à tout juste quinze ans, de devenir journaliste. Tout en fournissant des articles, notamment pour L’Éveil et L’ Heure, et des dessins humoristiques pour Le Canard enchaîné et L’Intransigeant, dont le rédacteur en chef est le poète André Salmon, il lui montre ses premiers poèmes et commence à fréquenter les artistes de Montparnasse, écrivains, peintres et musiciens.

Portrait de Raymond Radiguet, photographie de Man Ray, 1922 

C’est sa rencontre avec Jean Cocteau, en 1918, qui est déterminante car l’écrivain reconnaît aussitôt le talent du jeune homme, et leur liaison permet à Radiguet à la fois de progresser, car Cocteau le fait travailler, et de publier ses poèmes dans des revues d’avant-garde, telles Dada de Tristan Tzara et Littérature d’André Breton. En 1919, il commence à écrire Le Diable au corps, tout en poursuivant sa création poétique, puis il participe, en février 1920, au ballet-pantomime de Cocteau, Le Bœuf sur le toit, en collaboration avec le peintre Raoul Dufy et le musicien Darius Milhaud. Enfin, après s’être éloigné des dadaïstes et des surréalistes, il  fonde, toujours avec Cocteau et avec des musiciens et des peintres, une revue, Le Coq, de courte durée.  

La poursuite de sa relation avec Cocteau ne l’empêche pas d’entretenir, dès 1921, quelques liaisons féminines, et, malgré la vie déréglée qu’il mène, il termine et fait paraître Le Diable au corps et écrit son second roman, Le Bal du comte d’Orgel.

Mais en octobre 1923, à la suite d’un bain dans la Seine, il est pris d’une violente fièvre, diagnostiquée, mais trop tardivement, comme la typhoïde, qui l’emporte à vingt ans, le 12 décembre.

Le contexte de l'œuvre 

La première guerre mondiale

Le roman s’ouvre sur cette terrible situation historique : « Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de guerre ? », proteste le narrateur. La mobilisation en France est déclarée le 1er août, et l’Allemagne lance sa déclaration le 3 août 1914. Rappelons que Radiguet est né le 18 juin 1903, il vieillit donc son narrateur d’un an par rapport à lui.

La fin de ce premier chapitre souligne, elle, l’ambiance de ce début de guerre, quand les soldats partent reconquérir l’Alsace et la Lorraine, "la fleur au fusil", sous les acclamations populaires qui traduisent un élan patriotique, dont la courte phrase nominale démasque la vanité :

Contexte
Pour en savoir plus sur cette période

Nous allions chaque jour, après dîner, à la gare de J…, à deux kilomètres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en répandaient des litres sur le quai jonché de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu d’artifice. Et jamais tant de vin gaspillé, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenêtres de notre maison. (pp. 47-48)

Dans le deuxième chapitre, Radiguet rappelle le détonateur de cette guerre, qualifiée de « cataclysme », l’assassinat de l’archiduc d’Autriche-Hongrie, François-Ferdinand, et de son épouse à Sarajevo, le 28 juin, par un étudiant nationaliste serbe de Bosnie, Gavrilo Princip, qui met ensuite en branle les jeux d’alliance entre les nations européennes. Le narrateur en fait l’origine d’une « atmosphère irrespirable ». Il l’associe d’ailleurs à un événement intérieur, « le procès Caillaux » où est acquittée l’épouse du ministre des finances qui avait assassiné, le 28 juillet 1914, Gaston Calmette, directeur du quotidien Le Figaro, qu’elle accusait d’avoir mené une campagne d’attaques contre son mari. Cet événement, apparemment sans lien avec la guerre, en avait cependant un : le scandale empêche son mari, pacifiste actif, d’être nommé Président du Conseil et de prendre comme ministre celui qui, lui aussi, tente d’empêcher la guerre, Jean Jaurès.

L’assassinat de Sarajevo. Supplément illustré du Petit Journal, 12 juillet 1914. BnF

L’assassinat de Sarajevo. Supplément illustré du Petit Journal, 12 juillet 1914. BnF

Les trois premiers paragraphes du chapitre suivants dépeignent les premiers moments de cette guerre

       Nous entendîmes le canon. On se battait près de Meaux. On racontait même que des uhlans avaient été capturés près de Lagny, à quinze kilomètres de chez nous. Tandis que ma tante parlait d’une amie enfuie dès les premiers jours, après avoir enterré dans son jardin des pendules, des boîtes de sardines, je demandai à mon père le moyen d’emporter nos vieux livres ; c’est ce qu’il me coûtait le plus de perdre.

        Enfin, au moment où nous nous apprêtions à la fuite, les journaux nous apprirent que c’était inutile. (p. 54)

Mais les faits militaires disparaissent ensuite, avec une longue ellipse, puisque le récit se poursuit sur la rencontre entre le narrateur et Marthe Grangier, datée d’« un dimanche d’avril 1917 ». Seul « l’armistice » du 11 novembre 1918 est mentionné quatre chapitres avant la fin, sans même sa date. 

La guerre n’intervient, en réalité, que pour provoquer la séparation du couple de Marthe et Jacques, parti comme soldat sur le front, et ne bénéficiant que de quelques permissions. C’est cependant ce contexte de l’adultère qui va principalement expliquer le scandale causé par ce roman.

La société au début du XXème siècle

La période entre la guerre de 1870 et celle de 1914-1918 sera nommée, après coup, " la Belle Époque". La société profite d’un essor économique considérable, qui permet aux privilégiés de bénéficier d’une vie confortable, et, souvent, luxueuse, par exemple de ces vacances « au bord de la mer », habituelles pour la famille du narrateur, ou d’un séjour sur la Côte d’Azur, où se rendent les Grangier. Mais la vie reste dure pour ceux qui dépendent de leur travail pour vivre. L’exemple en est donné par le terrible suicide de la bonne du conseiller municipal, Maréchaud, analepse dans le récit puisqu’elle eut lieu le 14 juillet 1914 : « Mon vrai souvenir de guerre précède la guerre », avec ce terme répété, révélateur des rapports sociaux. Le narrateur lui, appartient à une famille privilégiée : sa mère ne travaille pas, rien ne mentionne une activité paternelle, et il est envoyé dans un des prestigieux lycées parisien, Henri IV.

Le roman nous montre une société encore contrastée.

       D’un côté, le désir de liberté s’affirme, et combat les valeurs traditionnelles. Nous le retrouvons chez le narrateur, chez Marthe, et le père du narrateur est particulièrement permissif, acceptant que son fils soit scolarisé deux ans à domicile – comme le fut brièvement Radiguet – et le laissant vivre librement sa relation adultère.

         D’un autre côté, de nombreux passages du roman nous montrent une mentalité encore nourrie des valeurs traditionnelles, à l’exemple des Grangier, ou même de Jacques qui, fiancé à Marthe, lui a « défendu Les Fleurs du Mal », lecture jugée scandaleuse pour une jeune fille, comme « les académies de dessin », où elle pourrait voir poser des modèles nus… Nous pouvons noter aussi le scandale provoqué par la grossesse de Marthe, et la façon dont ses parents, qui ont parfaitement compris que son époux n’est pas le père, font tout pour donner le change. Parallèlement le récit met en valeur l’atmosphère étriquée des petites villes ou villages, où la médisance se donne libre cours, comme autour de Marthe, méprisée de ses voisins.

Présentation du roman [les pages sont celles de l'édition Flammarion] 

Présentation

De l'écriture à la réception 

Pour lire Le Diable au corps

L'écriture

Radiguet a souvent signalé son attachement à Madame de La Fayette, qui avait d’ailleurs eu un château à Saint-Maur, ville où il a grandi, et dont il s’inspire d’ailleurs encore plus directement dans Le Bal du comte d’Orgel. C’est à elle qu’il rattache, notamment, son goût pour le roman d’analyse, qui va croiser sa propre liaison amoureuse avec Alice Saunier, de 1917 à 1918. C’était du reste le prénom Alice qui figurait sur le manuscrit, avant qu’il ne décide, en 1922, de le remplacer par « Marthe ».

Il débute l’écriture du roman en 1919, et le termine en 1922. Cocteau le présente alors à l’éditeur Bernard Grasset, dont les conseils amènent le jeune romancier à le retravailler, pour une publication en 1923. L'enthousiasme de l'éditeur transparaît dans sa correspondance :

« [...] Je me fais une joie de vous adresser les bonnes feuilles d’un roman que je vais incessamment publier et qui porte comme titre LE DIABLE AU CORPS. Son auteur Raymond RADIGUET avait à peine dix-sept ans quand il écrivit ce roman. Je ne crois pas que depuis Arthur Rimbaud qui à cet âge avait achevé son œuvre poétique, on se soit trouvé devant un tel phénomène littéraire.

[...] C’est aussi la guerre vue par des yeux d’enfant et ceci est tellement nouveau que de ce seul point de vue le livre de RADIGUET me paraîtrait mériter une place dans la littérature contemporaine.

[...] Il m’a semblé que ce livre par toutes les qualités et les magnifiques promesses qu’il contient méritait un effort tout particulier. Aussi, avant même de le lancer, je suis infiniment désireux de recueillir les quelques opinions auxquelles je tiens. C’est pour cette raison que je viens vous dire combien je serais heureux de connaître votre jugement sur le livre de RADIGUET avant même qu’il n’ait paru. »

Lettre de Cocteau à Grasset, et encart publicitaire de Grasset

Parution et réception

L’éditeur lance la parution de façon très moderne, à grand renfort d’une publicité non seulement dans la presse autour du jeune âge de l’auteur, qu’il n’hésite pas à rajeunir pour en faire un « enfant prodige », mais aussi au cinéma, aux Actualités Gaumont. En mars 1923, a lieu la première parution, 45000 exemplaires, renouvelée : au total 100000 exemplaires sont vendus en trois mois, preuve du succès du roman, qui est couronné par le Prix du Nouveau Monde, le 15 mai 1923.

Lettre de Cocteau à Grasset, et encart publicitaire de Grasset

Cependant, cela n’empêche pas les critiques, et Radiguet en est tout à fait conscient, vu la première phrase du roman : « Je vais encourir bien des reproches ». Elle peut se lire au niveau du personnage, conscient de sa transgression morale, que de l’écrivain qui, enchaînant aussitôt sur le thème de la guerre, sait qu’il va déchaîner les attaques des anciens combattants. Comment les patriotes pourraient-ils accepter que le mari trompé soit un soldat qui se bat sur le front et y est tombé malade ? Et comment ceux qui dénoncent les horreurs de la guerre pourraient-ils accepter qu’elle offre l’occasion d’une belle histoire d’amour ce que souligne l’image répétée pour dépeindre les sentiments du narrateur : « Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les maîtres eurent d’autres chats à fouetter et le chat se réjouit. » ?

Ces attaques se reproduiront d’ailleurs quand le réalisateur Claude Autant-Lara adapte le roman au cinéma en 1947 : pour les mêmes raisons, certains tenteront de faire censurer son film.

Affiche du film de Claude Autant-Lara, 1947

Le titre 

Affiche du film de Claude Autant-Lara, 1947

Des hésitations

Radiguet a longuement hésité sur son titre, comme en témoigne une liste de titres notée sur un cahier : « La Tête la première, La Tête et le Cœur, La Ligne de Tête et la Ligne de cœur, L'Éducation du cœur, Le Cœur aride, Les Yeux secs, L'Âge ingrat, Le Petit jour, La Verte saison, Saison acide, Aigre saison, La Nouvelle saison, La Pomme verte, Le Fruit dur, Fruits rouges, Le Vin dur, Primeurs, Le Vin bourru, Le Blé en herbe. » En 1922, il fixe encore un autre titre, « Emmanuel ou le cœur vert », prénommant ainsi son personnage,  ce qui n’apparaît pourtant à aucun moment dans le roman, mais de façon provocatrice pour le récit d’un adultère si l’on pense qu’il signifie, en hébreu, « Dieu est avec nous ».

Ces titres mettent en évidence trois aspects caractéristiques du roman :

        Comme un souvenir des conceptions du XVIIème siècle, l’opposition entre « la tête » et « le cœur », un amour plus fort donc que ne le voudrait la raison et qui invite à se lancer dans la passion « la tête la première ».

      Sa nature de "roman d’apprentissage", qui fait mûrir un héros à travers les épreuves traversées, est illustrée par « L’Éducation du cœur », mais aussi par les titres qui soulignent sa jeunesse : « Le petit jour », « La Verte saison » ou « La Pomme verte », « La Nouvelle saison », « Primeurs » ou « Le Blé en herbe ». C’est aussi ce que suggère la comparaison à un fruit pas encore mûr, « le cœur vert » contrairement aux « Fruits rouges ».

         Enfin, les adjectifs dans plusieurs titres annoncent un portrait sévère du héros, qui va correspondre à son comportement avec Marthe : « Le cœur aride », « Les Yeux secs », « L’Âge ingrat », « Saison acide », « Aigre saison », « Le Vin dur » ou « Le Vin bourru ».

Le titre définitif

L’expression "avoir le diable au corps", familière, remonte au moyen âge, alors que l’on croyait que le diable pouvait s’emparer des corps, ce qui entraînait alors le "possédé" à commettre les plus graves péchés. Il risquait une condamnation pour sorcellerie, et c’est aussi ce qui a pu justifier les exorcismes, pour chasser le démon. Elle a perdu peu à peu son sens religieux, pour caractériser plus simplement une personne – et surtout un enfant – qui fait preuve d’une agitation excessive, incontrôlable. Si le roman ne se réfère pas explicitement à la religion, Radiguet, vu l’âge de son héros et ses transgressions des valeurs morales, joue manifestement sur ces deux sens.

Plaisir d'amour

Plaisir d'amour

Notons aussi qu'André-Robert Andréa de Nerciat avait déjà choisi ce titre pour son roman, paru en 1803, tableau franchement érotique des mœurs parisiennes peu avant la Révolution, quand régnait le libertinage. Libertin, le héros de Radiguet, découvrant l’amour et la sensualité, ne l’est pas dans la première partie du roman, mais sa brève aventure avec la suédoise Svéa, malgré sa timidité, en a toutes les caractéristiques, dont témoignent sa comparaison à « l’abeille » qui « butine » et les réflexions qu’il en tire :

Qu’un homme convoite une fille et reporte cette chaleur sur la femme qu’il aime, son désir plus vif parce qu’insatisfait laissera croire à cette femme qu’elle n’a jamais été mieux aimée. On la trompe, mais la morale, selon les gens, est sauve. À de tels calculs, commence le libertinage. Qu’on ne condamne donc pas trop vite certains hommes capables de tromper leur maîtresse au plus fort de leur amour ; qu’on ne les accuse pas d’être frivoles. Ils répugnent à ce subterfuge et ne songent même pas à confondre leur bonheur et leurs plaisirs. (p. 137)

La structure 

Le schéma actanciel

L’énonciation choisie, un « je » à valeur autobiographique, conduit à fixer comme sujet de l’action le narrateur, et l’objet est la femme qu’il désire dès la première rencontre. Le destinateur, force qui pousse le narrateur, est l’amour, même s’il prend une forme particulière en raison de son jeune âge. Vers quoi veut-il aller, vers quel destinataire ? Marthe est mariée, et il n’a aucun désir de l’amener à divorcer, même si celle-ci « souhaitait le divorce »… et la reconnaissance de l’enfant lui est interdite. Cet amour est donc, par avance, condamné, d’autant plus que les opposants sont nombreux : le mari, Jacques, bien sûr, mais aussi toute la famille Grangier, à l’exception d’un cousin aviateur, confident de Marthe, qui va jusqu’à proposer « sa garçonnière à Paris ». S’y ajoutent de nombreux voisins, tels les Marin qui s’amusent des ébats du couple, et les commerçants, qui blâment cette liaison.

schéma actanciel

La situation est plus ambiguë du côté du narrateur. Il a tardé à se confier à son ami René, qui lui a cependant, à son insu, servi d’alibi pour aller rejoindre Marthe en mentant à ses parents, comme d’ailleurs à René lui-même, pour ne pas déchoir à ses yeux. Ses parents n’adoptent pas la même attitude : le père se montre beaucoup plus tolérant, par une sorte de fierté masculine, que sa mère, à la fois « jalouse » mais surtout victime, comme le narrateur, de la mentalité des petites villes.  

          Mon père, d’ailleurs, était inconsciemment complice de mon premier amour. Il l’encourageait plutôt, ravi que ma précocité s’affirmât d’une façon ou d’une autre. Il avait aussi toujours eu peur que je tombasse entre les mains d’une mauvaise femme. Il était content de me savoir aimé d’une brave fille. Il ne devait se cabrer que le jour où il eut la preuve que Marthe souhaitait le divorce.

    Ma mère, elle, ne voyait pas notre liaison d’un aussi bon œil. Elle était jalouse. Elle regardait Marthe avec des yeux de rivale. Elle trouvait Marthe antipathique, ne se rendant pas compte que toute femme, du fait de mon amour, le lui serait devenue. D’ailleurs, elle se préoccupait plus que mon père du qu’en-dira-t-on. Elle s’étonnait que Marthe pût se compromettre avec un gamin de mon âge. Puis elle avait été élevée à F… Dans toutes ces petites villes de banlieue, du moment qu’elles s’éloignent de la banlieue ouvrière, sévissent les mêmes passions, la même soif de racontars qu’en province. Mais, en outre, le voisinage de Paris rend les racontars, les suppositions, plus délurés. Chacun y doit tenir son rang. C’est ainsi que pour avoir une maîtresse, dont le mari était soldat, je vis peu à peu, et sur l’injonction de leurs parents, s’éloigner mes camarades. Ils disparurent par ordre hiérarchique : depuis le fils du notaire, jusqu’à celui de notre jardinier. Ma mère était atteinte par ces mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdu par une folle. Elle reprochait certainement à mon père de me l’avoir fait connaître, et de fermer les yeux. Mais, estimant que c’était à mon père d’agir et mon père se taisant, elle gardait le silence. (p. 99)

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Le schéma narratif

Le roman est composé de chapitres, mais sans intitulé qui permettrait de mettre en relief les moments-clés de l’intrigue, contrairement à une longue tradition, et leur longueur est très variable, d’un seul bref paragraphe à plusieurs pages. Il est cependant possible de retracer le schéma narratif de ce récit d’une liaison amoureuse.

La situation initiale présente le personnage-narrateur, sa vie au sein de sa famille, son enfance « jusqu’à douze ans », mais il s’agit davantage de brosser son portrait que de raconter des faits marquants.

L’élément perturbateur est daté, « un dimanche d’avril 1917 » : c’est la rencontre de Marthe, qui suscite aussitôt le désir du héros.

Les péripéties marquent les étapes de la relation amoureuse.

        D’abord, cette liaison suit un mouvement ascensionnel. Un mois après, le narrateur rencontre Marthe à Paris et manque ses cours au lycée pour l’accompagner dans les magasins « choisir son mobilier ». Fin novembre, une lettre de Marthe l’invite, et il découvre sa chambre où il revient « tous les soirs », jusqu’au moment du premier baiser. Enfin, en mars 2018, époque de l’anniversaire du narrateur, la nuit passée avec Marthe scelle la relation charnelle qui s’installe dans la durée : « Je passais toutes mes nuits chez Marthe. » (p. 101)

      Ensuite le mouvement s’inverse en raison des opposants qui entravent cet adultère, mais, surtout, parce que Marthe se trouve enceinte, ce qui complique forcément la situation par rapport à son mari, Jacques, et à sa famille. Son absence entraîne la brève aventure du narrateur avec la suédoise Svéa, et, si la liaison reprend à son retour, elle est très altérée par les circonstances qui la compliquent.

Marthe et le narrateur. Film de Claude Autant-Lara, 1947

Marthe et le narrateur. Film de Claude Autant-Lara, 1947

Cette nuit des hôtels fut décisive, ce dont je me rendis mal compte après tant d’autres extravagances. Mais si je croyais que toute une vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle, dans le coin du wagon de retour, épuisée, atterrée, claquant des dents, comprit tout. Peut-être même, vit-elle qu’au bout de cette course d’une année, dans une voiture, follement conduite, il ne pouvait y avoir d’autre issue que la mort. (p. 160)

Le dénouement est alors rapide : malade, Marthe doit rester alitée jusqu’à son accouchement en janvier, et sa mort est annoncée au narrateur dans l’avant-dernier chapitre sans qu’il n’ait pu la revoir. Il ne reste que l’enfant, évoqué dans l’épilogue.

Espace-temps

Le cadre spatio-temporel 

Les lieux 

Le roman s’inscrit dans un espace doublement contrasté : un cadre naturel, espace ouvert, face à des lieux clos et face au cadre urbain, des petits villes de banlieue à Paris.

Saint-Maur-des- fossés, au début du XXème siècle : la banlieue

La vie urbaine

La banlieue

Le roman se déroule dans la banlieue parisienne, où a grandi Radiguet, mais sans souci d’un ancrage précis dans le réel. En témoignent les toponymes car, si quelques villes sont nommées, comme Meaux ou Lagny, les deux lieux principaux  ne sont indiqués que par une initiale, comme dans de nombreux romans des siècles passés, et, si le « J. », celui où habitent les Grangier, renvoie probablement à Joinville, le « F. », celui où vit le narrateur, n’a aucun lien avec Saint-Maur, où a grandi Radiguet.

Saint-Maur-des- fossés, au début du XXème siècle : la banlieue

Plus qu’une description de ces villes de banlieue, c’est davantage leur atmosphère que restitue le roman. Ce sont de petites villes endormies, où il se passe si peu de choses que le moindre événement, qu’il s’agisse du suicide de la bonne du conseiller municipal Maréchaud ou d’un adultère scandaleux, suscite un intérêt malsain, comme la réception donnée par les Marin pour faire partager à leurs amis les ébats du jeune couple :

Sans doute y avaient-ils pris goût, et voulaient-ils publier leurs plaisirs. Bien entendu, les Marin, gens respectables, mettaient ce dévergondage sur le compte de la morale. Ils voulaient faire partager leur révolte par tout ce que la commune comptait de gens comme il faut. (p. 113) 

Sans compter les commérages, incessants.

Paris

Paris, au contraire, offre l’avantage de l’anonymat. Deux moments importants du récit s’y déroulent.

         Le premier est, avant même que la liaison ne se soit nouée, le long passage où le narrateur, revoyant Marthe, alors fiancée, à sa descente du train alors qu’il se rend au lycée Henri IV, va décider de manquer ses cours pour l’accompagner dans les magasins où elle doit « choisir son mobilier ». Il voit le moyen de remporter une série de victoires, en « l’empêchant de commander ce qui lui plaisait » (p. 66), puis en lui imposant des choix aussi bien contraires à ses goûts à elle qu’à ceux de son futur époux. Caprice d’enfant comme le montre sa réaction : « j’étais, d’avance, bien vengé de son Jacques : je pensais à cette nuit de noces dans cette chambre austère, dans « ma » chambre ! » C’est donc l’exercice de son pouvoir qui le grise…       

        Le second passage, comme en écho, est, à la fin du roman, cette longue nuit où le couple va d’hôtel en hôtel à la recherche d’une chambre, « sous la pluie glaciale entre la Bastille et la gare de Lyon ». Mais, là encore, c’est son pouvoir qu’impose le narrateur à la jeune femme enceinte, qui avoue, après de multiples dérobades, son « idée fixe de fuir ces hôtels où je menais Marthe de force » (p. 68) Cette nuit sera fatale à Marthe, qui tombera malade.

On notera la fréquente mention des gares, des trains, les allers-retours incessants entre ces deux lieux, comme s’il était impossible à ce couple adultère de se fixer en un lieu qui lui appartiendrait réellement.

La gare de Joinville, au début du XXème siècle

La gare de Joinville, au début du XXème siècle

Les paysages naturels

Un passage, poétique, met en évidence le décor naturel d’une promenade, dans lequel s’inscrit la scène de rencontre :

Chennevières et ss coteaux

La belle saison venue, mon père aimait à nous emmener, mes frères et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris était Ormesson, et de suivre le Morbras, rivière large d’un mètre, traversant des prairies où poussent des fleurs qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, et dont j’ai oublié le nom. Des touffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde l’endroit où commence l’eau. La rivière charrie au printemps des milliers de pétales blancs et roses. Ce sont les aubépines. (p. 57)

Mais, à part quelques brèves mentions, comme « les coteaux de Chennevières », « les prairies d’Ormesson », ou un dîner  « en face de l'île d'Amour », toponyme symbolique, e décor s’efface très vite car le récit se consacre à la relation qui se noue entre le narrateur et Marthe. Il est, cependant, significatif que le mois de mai suivant conduise le couple à reprendre des promenades « le long de la Marne », notamment en canot au milieu « des herbes, des nénuphars blancs et jaunes », jusqu’à accoster pour aller s’« étendre au milieu du blé ».

Nous retrouvons cette paix et cette impression de liberté dans les quelques descriptions des jardins, tel celui de la maison d’enfance de Marthe qui sert de cadre à un moment de bonheur :

Nous ne nous gênions pas plus que des sauvages, nous promenant presque nus dans le jardin, véritable île déserte. Nous nous couchions sur la pelouse, nous goûtions sous une tonnelle d’aristoloche, de chèvrefeuille, de vigne vierge. Bouche à bouche, nous nous disputions les prunes que je ramassais, toutes blessées, tièdes de soleil. (p. 140) 

Les lieux clos

Mais, de même que le canot sert de refuge au narrateur qui s’y blottit pour lire ou s’y laisse « dériver » avec Marthe, le jardin est aussi une sorte de refuge. En fait, les lieux prédominants dans le roman sont des lieux clos, porteurs d’une double image.

      Soit ils figurent une prison, la maison familiale et le narrateur représente comme une « évasion » son parcours pour rejoindre Marthe, avec une insistance sur les obstacles à franchir : il lui faut « escalader le mur pour ne point ébranler la cloche de la grille », puis, arrivé chez Marthe, il y a encore « la grille », le jardin à traverser « sur la pointe des clés », le « perron » puis l’escalier à monter…  

         Soit ils illustrent le secret que doit préserver ce couple coupable d’adultère, « une petite chambre qui lui servait de salon » dans le logement de la nouvelle épouse, ou bien la chambre de son enfance chez ses parents.

L’importance du lieu clos est annoncée, comme une prémonition de la liaison, lors des courses dans Paris pour choisir le mobilier : « j’entrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour moi », déclare alors le narrateur, qui finit même par parler de « "ma" chambre », comme il dira plus tard « nos meubles ». De même, quand Marthe, enceinte, retourne chez ses parents, « cette chambre de jeune fille, où elle avait refusé la présence de Jacques, était notre chambre », mais, à présent, avec une nouvelle annonce, celle de l’enfant à naître : « Je l’obligeais à regarder fixement une autre image d’elle, bébé, pour que notre enfant lui ressemblât. » (p. 139)

Enfin, en définissant le salon où Marthe l’accueille pour la première fois comme « cette chambre qui était mon œuvre », le narrateur nous rappelle à quel point cet amour naissant se mêle à une volonté encore enfantine d’affirmer un pouvoir d’adulte. Le commentaire sur les détails, qui la « rétrécissaient jusqu’à lui donner l’aspect d’une boîte », renforce encore la fermeture. Le décor donne aussi au lieu toute sa sensualité : le toucher, avec « les tentures, les gros tapis doux comme un poil de bête » et la chaleur de la cheminée, l’odorat, avec « l’olivier » qui y brûle, la vue avec la « lumière sauvage » du feu. Tout y est donc propre à favoriser la relation amoureuse.

La temporalité 

Le rôle des dates

Les âges des personnages sont indiqués, pour le narrateur dès l’incipit, comme en une demande d’indulgence : « Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? ». D’où l’insistance sur ce jeune âge, « c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eut éprouvé de l’embarras. », remarque reprise quand il apprend sa future paternité, « éreinté par les mille contradictions de mon âge en proie à une aventure d’homme. » Or, si Marthe, comme nous l’apprenons plus tardivement, est « une fille de dix-neuf » lors de son mariage, elle est associée à cette dimension enfantine, par exemple quand le couple erre dans Paris :

        Où dormir ?

        Nous étions des enfants debout sur une chaise, fiers de dépasser d’une tête les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient, mais nous restions incapables. (p. 155)

À partir de la première rencontre, « un dimanche d’avril 1917 », la chronologie, linéaire, ponctue les étapes de la liaison amoureuse, avec une indication précise de la première relation sexuelle : le lendemain du « jour anniversaire de mes seize ans ».

Ensuite, les dates sont plus floues en raison des obstacles rencontrés, qui obligent à une liaison "en pointillés" : souvent, seul le mois est donné, ou une mention plus vague : « depuis quelques jours ». Nous retrouvons deux dates plus précises, qui signent la fin de cette histoire d’amour : le « douze juillet, à sept heures du matin », où Marthe prend le train pour rejoindre ses beaux-parents et son mari à Grandville, et « un vendredi de janvier » où le narrateur apprend la naissance de son enfant.

Le brouillage temporel

Dans cette chronologie, Radiguet introduit cependant des effets de flou, d’abord en usant très souvent de l’ellipse. « Trois ans passèrent » entre la déclaration de guerre et la première rencontre avec Marthe, puis « un mois » avant que le narrateur ne la rencontre par hasard à Paris, et encore plusieurs mois quand « à la fin de novembre », il se rend à son invitation. Ce vide contraste avec la répétition signalée : « je revins tous les soirs ». La relation devient ainsi une habitude, mais comment ne pas être surpris de l'absence de date de trois moments essentiels : celui du premier baiser, comme s’il s’était fait inconsciemment, involontairement, l’annonce au narrateur de la grossesse, et la mort de Marthe, comme pour effacer cette fin tragique ?

Pourtant, plusieurs moments paraissent l’annoncer.

       Deux analepses figurent au début du roman. La première, traditionnelle, en évoquant le passé du narrateur, met l’accent sur son « amourette […] pour une petite fille nommée Carmen », avec l’envoi d’une lettre, comme en une sorte de prémonition. La seconde raconte le suicide de la bonne des Maréchaud, se jetant du toit « la veille du quatorze juillet », là aussi comme une fin prémonitoire.

       Deux phrases, à la façon d'une prolepse, encadrent le récit. Cette pensée du narrateur lors de la première rencontre, « je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’âge de sa mère » (p. 59) fait peser comme une fatalité, qui devient une véritable ironie tragique par la réaction du narrateur après la naissance : «  "J’ai failli mourir", disait-elle. Cette phrase  m’amusa comme un  enfantillage. » (p. 168)

Les scènes de nuit

Dès le début du roman, c’est la nuit que se déroule le suicide de la bonne des Maréchaud, associant ainsi les ténèbres à la mort. Lui fera écho la longue errance dans Paris, qui semble résumer la relation amoureuse dans ce court chapitre :

        Cette nuit des hôtels fut décisive, ce dont je me rendis mal compte après tant d’autres extravagances. Mais si je croyais que toute une vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle, dans le coin du wagon de retour, épuisée, atterrée, claquant des dents, comprit tout. Peut-être même, vit-elle qu’au bout de cette course d’une année, dans une voiture, follement conduite, il ne pouvait y avoir d’autre issue que la mort. (p. 160)

Les scènes nocturnes associent étroitement l’histoire d’amour à la nuit, comme si aux nuits imaginées par le narrateur, qui les déplore – la nuit de noces de Marthe avec Jacques, les nuits où elle le retrouve – répondaient celles où lui-même vit pleinement sa relation amoureuse. Quand il retrouve Marthe chez elle, pour la première fois, « pour goûter, il faisait déjà nuit », et cela se renouvelle ainsi : « Je passais toutes mes nuits chez Marthe. » Au jour est, en effet, réservé la banalité, la normalité, la morale, la nuit, elle, est comme une parenthèse, le temps du secret, qui permet toutes les transgressions.

Deux moments mettent en valeur cette dimension transgressive.

  • Le « pique-nique » organisé par les Marin a pour but de faire partager largement à leurs relations les ébats du jeune couple, et leur désillusion amuse fort le narrateur.

Je pensais au visage décomposé de Mme Marin, les yeux sur les aiguilles de l’horloge, et à l’impatience de ses hôtes. Enfin, vers sept heures, les couples se retirèrent bredouilles, traitant tout bas les Marin d’imposteurs et le pauvre M. Marin, âgé de soixante-dix ans, d’arriviste. (pp. 113-114)

  • La visite du cousin Paul, qui, vu l’heure tardive, est invité à rester pour la nuit, normalise la relation aux yeux du narrateur.

J’eus l’illusion d’être chez moi, époux de Marthe, et de recevoir un cousin de ma femme, lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit bonsoir, embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement du monde. (p. 143) 

POUR CONCLURE

Nourri des romans des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles, tant de récits d’histoires d’amour illégitimes, depuis La Princesse de Clèves jusqu’à ceux de Stendhal, en passant par Manon Lescaut et Adolphe de Benjamin Constant, Radiguet, malgré son jeune âge, a su se réapproprier à la fois des décors, qu’il charge de symbolisme, et jouer sur la temporalité pour la mettre au service de son récit d’une initiation amoureuse : vécue comme un jeu, elle bascule peu à peu dans une dimension tragique. 

L'image du narrateur 

Narrateur-famille

Comme dans une autobiographie, le narrateur est aussi le personnage de son récit. Par l’emploi du « je », tout est donc vu sous son regard, et transmis selon son point de vue. Or, son jeune âge implique qu’il est à la fois enfant dans une famille, et héros d’une relation qui lui fait découvrir l’amour. Mais, derrière lui, il convient de ne pas oublier Radiguet, lui aussi jeune écrivain, qui s’inscrit dans les choix d’écriture du portrait qu’il propose.

Dans le cadre familial 

Un "enfant gâté"

 

Au début du récit, certains passages évoquent une peur des réactions que sa conduite pourrait provoquer : être grondé après la découverte de la lettre « d’amour » écrite à la fillette Carmen, ou quand il sèche les cours au lycée Henri IV. Mais cette peur semble plus une façon de se comporter "en enfant" qu’une peur réelle, car elle s’efface très vite : « Sachant que mon père ne se fâcherait pas, j’étais, somme toute, ravi qu’il connût ma prouesse » (p. 44), « J’allais même dans le bateau de mon père, malgré sa défense ; mais je ne ramais pas, et sans m’avouer que ma peur n’était pas celle de lui désobéir, mais la peur tout court. » (p. 47)

Dans cette famille, en effet, les parents sont extrêmement permissifs, beaucoup plus que d’ordinaire en ce début du siècle. Ainsi, sa mère le juge « trop jeune » pour se rendre de la banlieue en train au lycée Henri IV, et ils n’hésitent pas à décider de le garder – comme ce fut le cas aussi pour Radigue qui quitte le lycée Charlemagne en classe de 4ème – à la maison pour une scolarisation autonome, liberté alors savourée : « j’étais libre plus de la moitié du jour » (p. 46). Et cette liberté est encore prolongée d’un an, nouvelle décision du père.

C’est la conscience de cette indulgence qui explique aussi le contraste dans son comportement alors qu’il s’est longuement absenté du lycée.

  • D’un côté, il souhaite une réaction parentale : « L’année scolaire touchait à sa fin, et je voyais avec terreur que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais le renvoi du collège, un drame, enfin, qui clôturât cette période. » (p. 68) Cela le libèrerait définitivement, croit-il, en lui ouvrant la porte de l’âge adulte.

  • De l’autre, il se comporte en enfant soumis, n’ayant comme seule échappatoire que le mensonge :

Des éclats de voix, des menaces, m’eussent permis la révolte. Ce fut pire. Mon père se taisait ; ensuite, sans aucune colère, avec une voix même plus douce que de coutume, il me dit :

— Eh bien que comptes-tu faire maintenant ?

Les larmes qui ne pouvaient s’enfuir par mes yeux, comme un essaim d’abeilles, bourdonnaient dans ma tête. À une volonté, j’eusse pu opposer la mienne, même impuissante. Mais devant une telle douceur, je ne pensais qu’à me soumettre.

— Ce que tu m’ordonneras de faire.

— Non, ne mens pas encore. Je t’ai toujours laissé agir comme tu voulais ; continue. Sans doute auras-tu à cœur de m’en faire repentir.

Dans l’extrême jeunesse, l’on est trop enclin, comme les femmes, à croire que les larmes dédommagent de tout. Mon père ne me demandait même pas de larmes. Devant sa générosité, j’avais honte du présent et de l’avenir. Car je sentais que quoi que je lui dise, je mentirais. (pp. 71-72)

Toute aussi indulgente est cette mère qui, sans mettre en doute l’annonce d’une promenade en forêt avec son ami René, prend soin de préparer à son fils un « panier rempli de provisions », et, quand la vérité se révèle, elle se contente d’être « moqueuse » : « Mes parents n’ajoutèrent rien d’autre. Ils eurent le triomphe modeste. » (p. 98)

Dans ses conditions, on comprend les doutes qui le saisissent quand il découvre qu’il va, à son tour, être père : « N’ayant jamais pensé que je pourrais être responsable de quoi que ce fût, je l’étais du pire . » (p. 125), « Étais-je mûr pour qu’un bébé me fût autre chose que frère ou sœur ? » (p. 163) Mais comment être père, quand la relation à son propre père est si ambiguë ?

Le modèle paternel

 

La scène du suicide de la bonne des Maréchaud, à laquelle, contre l’avis de son épouse qui « crain[t] tout de même que cela l’impressionne trop » (p. 52), le père décide qu’il peut rester avec lui, met en place une étrange relation de complicité entre eux deux :

        — Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.

        Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus. (pp. 53-54)

Comment expliquer ce passage : le père souhaite-t-il ainsi endurcir ce fils, quand lui-même se sent si faible ? Souhaite-t-il, au contraire, mesurer à quel point ce fils lui ressemble ? Le narrateur a-t-il percé à jour les arrière-pensées de son père, ou bien, s’imagine-t-il seulement cette ressemblance ? Ces multiples interprétations possibles annoncent, en tout cas, la complexité de leur relation, une sorte de jeu entre mensonge et vérité, entre complicité et rejet :

         Nous étions au mois de mai. Je rencontrais moins Marthe chez elle et n’y couchais que si je pouvais inventer chez moi un mensonge pour y rester le matin. Je l’inventais une ou deux fois la semaine. La perpétuelle réussite de mon mensonge me surprenait. En réalité mon père ne me croyait pas. Avec une folle indulgence il fermait les yeux, à la seule condition que ni mes frères, ni les domestiques, ne l’apprissent. (p. 115)

Ainsi, il y a, chez ce père, une sorte de fierté de constater la « précocité » de son fils, – « inconsciemment » précise le narrateur – comme s’il vivait cette liberté amoureuse à travers lui. Rappelons à ce propos que, dans la vie de Radiguet, c’est alors qu’elle conversait avec son père dans le train de la Bastille qu’il fait la connaissance d’Alice Saunier, qui va devenir sa maîtresse, sans doute après qu'elle a été celle de son père... Peut-être est-ce là la raison véritable de cette complicité entre eux. Dans le roman, le narrateur profite de cette indulgence de son père, qui, s’il en arrive à menacer son fils, ne met pas ses menaces à exécution :

        Mon père commençait à s’effrayer. Mais ayant toujours pris ma défense contre sa sœur et ma mère, il ne voulait pas avoir l’air de se rétracter, et c’est sans rien leur en dire qu’il se ralliait à elles. Avec moi, il se déclarait prêt à tout pour me séparer de Marthe. Il préviendrait ses parents, son mari… Le lendemain, il me laissait libre.

       Je devinais ses faiblesses. J’en profitais. J’osais répondre. Je l’accablais dans le même sens que ma mère et ma tante, lui reprochant de mettre trop tard en œuvre son autorité. N’avait-il pas voulu que je connusse Marthe ? Il s’accablait à son tour. (p. 147)

Un fils qui ment à son père… mais aussi un père qui, en annonçant l’envoi au mari de Marthe de lettres prouvant que l’enfant à naître n’est pas le sien, ment à son fils, et s’en repent aussitôt : « mon père, plus calme, le lendemain, me rassura, croyait-il, m’avouant son mensonge. Il l’estimait inhumain. Certes. Mais où se trouvent l’humain et l’inhumain ? » (p. 153)

Ainsi, oscillant sans cesse entre sa faiblesse, qui le conduit à une forme de lâcheté, devant son épouse comme face à son fils, et la volonté de s’affirmer dans son rôle de père, comme pour se rassurer et se réhabiliter à ses propres yeux, quel modèle offre-t-il à son fils ? Installé dans une sorte de fuite permanente, dans le mensonge comme un enfant, comment ce père pourrait-il permettre à son fils de mûrir ? « Aujourd’hui nous aspirons à la terre ferme », écrit Radiguet dans "île-de-France, île d’amour"… et sans doute le narrateur a-t-il pâti de cette absence de « terre ferme », reproduisant ce même comportement dans sa relation amoureuse.

La relation amoureuse 

Le rôle des obstacles

Dans la relation amoureuse – et dès la première rencontre avec Marthe – les obstacles jouent un rôle essentiel, car ils stimulent la volonté du narrateur d’affirmer sa puissance sur la jeune fille. Ainsi, puisque son fiancé lui interdit la lecture des Fleurs du Mal, il lui propose de lui prêter un recueil tout aussi "scandaleux", Une Saison en enfer de Rimbaud, et puisqu’il « lui avait aussi défendu les académies de dessin. Moi qui n’y allais jamais, je lui proposai de l’y conduire, ajoutant que j’y travaillais souvent. » (p. 60). Il reconnaît d’ailleurs sa volonté de pouvoir : « moi, timide, je me sentais déjà tyrannique avec elle. » Finalement, les obstacles lui permettent de se sentir homme, et cela se renouvellera à de multiples reprises, par exemple lors du choix de la lingerie ou des meubles. Il suffit même de simples détails pour qu’il cherche à rappeler à lui  toute l’attention d’une maîtresse qu’il souhaite « soumise » : « Je n’avais jamais tel désir d’embrasser Marthe que lorsqu’un travail la distrayait de moi ; jamais tant envie de toucher à ses cheveux, de la décoiffer, que quand elle se coiffait. » (p. 116)

Narrateur-amour

La présence de Jacques, l’époux, source de jalousie, est, bien sûr, le principal obstacle : « Ce mari commençait à me gêner, plus que s’il avait été là et que s’il avait fallu prendre garde. Une lettre de lui prenait soudain l’importance d’un spectre. » (pp. 95-96) D’où ces contradictions permanentes face à Marthe quand il s’agit de tenir compte – ou non – de cet encombrant époux, et ces querelles jalouses, quel que soit le comportement de Marthe :

Maintenant qu’il ne me restait plus rien à désirer, je me sentais devenir injuste. […] Poussé par le même démon, je lui fis encore le reproche de m’avoir caché l’arrivée de son mari. Jusqu’alors j’avais maté mon despotisme, ne me sentant pas le droit de régner sur Marthe. Ma dureté avait des accalmies. Je gémissais : « Bientôt tu me prendras en horreur. Je suis comme ton mari, aussi brutal. » « Il n’est pas brutal », disait-elle. Je reprenais de plus belle : « Alors, tu nous trompes tous les deux, dis-moi que tu l’aimes, sois contente : dans huit jours tu pourras me tromper avec lui. (p. 93)

Une lettre  de Jacques : film de Claude Autant-Lara, 1947

Une lettre  de Jacques : film de Claude Autant-Lara, 1947

Ce passage, qui réaffirme l’importance des obstacles, fait sourire de la mauvaise foi du narrateur, qui a déjà souvent fait preuve de ce « despotisme », de ces chantages affectifs, pour satisfaire – écho au titre du roman – ce « démon » qui le pousse à vouloir à tout prix se montrer un homme dans toute son autorité (cette autorité qui manque à son père), alors qu’il n’est qu’un enfant encore timide. Cela se reproduit de façon encore plus flagrante quand il interdit à Marthe de rejoindre son époux, malade, à Bourges : il avoue alors se comporter « comme un des ces despotes qui se grisent d’un pouvoir nouveau ». 

Enfin, le bébé à naître est l’ultime obstacle, car, d’un côté il stimule ses doutes – Est-il vraiment de lui ? –, de l’autre, il est « vexé » que sa paternité ne soit pas proclamée ; finalement,  il s’avoue « jaloux de notre enfant dont Marthe aujourd’hui m’entretenait plus que de moi-même. »

Ainsi, ce narrateur, qui se veut homme libre, se comporte en réalité comme un collégien encore timide, la preuve en étant donnée par son incapacité, en une froide nuit d’automne, à prendre une chambre dans un hôtel parisien.

Une relation sensuelle : film de Claude Autant-Lara, 1947

L'éveil des sens

Si le roman a fait scandale lors de sa parution, c’est plus parce que le mari trompé est soldat sur le front qu’en raison d’une représentation excessivement sexualisée de l’amour… Il y a, à l’époque où écrit Radiguet, bien des romans beaucoup plus érotiques et, si les amants sont souvent couchés ensemble, le décor – devant la cheminée, dans les blés, dans une barque… – est plus significatif que la scène elle-même, à peine suggérée par une courte phrase, « Elle fut donc plus heureuse que moi », et où la sexualité passe au second plan : « Donc, les folies que cette nuit-là firent nos âmes, nous fatiguèrent davantage que celles de notre chair. » (p. 90)

Cependant, cette discrétion n’empêche pas de mesurer la façon dont le narrateur découvre progressivement les plaisirs de la sensualité.

Une relation sensuelle : film de Claude Autant-Lara, 1947

Je profitais de son faux sommeil pour respirer ses cheveux, son cou, ses joues brûlantes, et en les effleurant à peine pour qu’elle ne se réveillât point ; toutes caresses qui ne sont pas, comme on croit, la menue monnaie de l’amour, mais, au contraire, la plus rare, et auxquelles seule la passion puisse recourir. (p. 78)

Mais l’on constate aussi que la sensualité st un autre moyen d’affirmer sa puissance : « Je me passerai bien de l’amour, pensai-je, mais jamais de n’avoir aucun droit sur Marthe. » Le premier baiser, accompli par Marthe tandis que le narrateur reste passif, provoque un double mouvement, contradictoire : « La saveur du premier baiser m’avait déçu comme un fruit que l’on goûte pour la première fois. […] Quelques minutes après, non seulement j’étais habitué à la bouche de Marthe, mais encore je ne pouvais plus m’en passer. » (p. 80)

Enfin, quand le narrateur se reconnaît « ivre de passion », c’est davantage en raison de son pouvoir, qui transforme Marthe – comme il le fera plus tard avec Svéa – en une sorte de poupée soumise :

         Marthe était à moi ; ce n’est pas moi qui l’avais dit, c’était elle. Je pouvais toucher sa figure, embrasser ses yeux, ses bras, l’habiller, l’abîmer, à ma guise. Dans mon délire, je la mordais aux endroits où sa peau était nue, pour que sa mère la soupçonnât d’avoir un amant. J’aurais voulu pouvoir y marquer mes initiales. Ma sauvagerie d’enfant retrouvait le vieux sens des tatouages. Marthe disait : « Oui, mords-moi, marque-moi, je voudrais que tout le monde sache… »

          J’aurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Je n’osais pas le lui demander, pensant qu’elle saurait les offrir elle-même, comme ses lèvres. Au bout de quelques jours, l’habitude d’avoir ses lèvres étant venue, je n’envisageai pas d’autre délice. (p. 81)

Les mensonges de l'amour

Le narrateur, en fait, dans sa naïveté enfantine, n’arrive pas à répondre à la question, pour lui fondamentale : ce qu’il éprouve pour Marthe est-il – ou non – de l’amour ? Cette interrogation est récurrente dans son récit. Ainsi, dès le lendemain de la première rencontre, il se dépeint « ressentant de l’amour pour Marthe », mais, à l’issue des courses qu’il fait avec elle dans Paris, cet amour pour une femme devient un amour pour les « charmes de la liberté » que lui offre son absence du lycée. Mais rien n’est encore tranché, et, tout au long du roman, le narrateur poursuit ses mensonges, à Marthe mais encore plus à lui-même : « si je croyais ne plus aimer Marthe, je la considérais du moins comme le seul amour qui eût été digne de moi. C’est dire que je l’aimais encore. » (p. 74) ou « C'est que, maintenant que j'étais sûr de ne plus l'aimer, je commençais à l'aimer. » (p. 76)

Or, cette irrésolution a une conséquence : les paroles adressées à Marthe sont très souvent de commodes mensonges du narrateur, comme le révèle ce discours intérieur : « Pour une fois que je ne mens pas… » Dans leurs conversations, tel un enfant, il joue avec les sentiments de Marthe, qu’il domine aisément. Ce n’est qu’en apprenant sa future paternité, que, reportant les doutes sur l’avenir de leur couple, sur les sentiments de Marthe pour lui, et sur le rôle dévolu à cet enfant, il reconnaît la force de cette passion : « L’amour anesthésiait en moi tout ce qui n’était pas Marthe. » (p. 154)

Le  couple au lit : film de Claude Autant-Lara, 1947

L'énonciation 

Énonciation
Le  couple au lit : film de Claude Autant-Lara, 1947

Mais le mensonge n’est-il pas la trame même du roman, qui se présente comme une autobiographie, en réalité fictive ? Il y a, en effet, une importante distance entre la vie de Radiguet et celle de son personnage, de même qu’entre le narrateur et le personnage dont il analyse et commente les sentiments. Enfin, l’écrivain, lui aussi, joue avec ses modèles littéraires. Ce sont ces écarts que met en évidence le schéma ci-contre. 

Les instances énonciatives : site http://michel.balmont.free.fr/pedago/radiguet/fausse_autobio.html

Une autobiographie fictive

 

À plusieurs reprises, par exemple dans l’article « Mon premier roman : Le Diable au corps », paru dans Les Nouvelles littéraires (N° 21) du 10 mars 1923, Radiguet se défend des attaques en affirmant la distance existant entre lui et le personnage de son roman « que malgré l'emploi du "je" il ne faudrait pas confondre avec l'auteur » :

Ce petit roman d'amour n'est pas une confession, et surtout au moment où il semble davantage en être une. C'est un travers trop humain de ne croire qu'à la sincérité de celui qui s'accuse ; or le roman exigeant un relief qui se trouve rarement dans la vie, il est naturel que ce soit justement une fausse autobiographie qui semble la plus vraie. 

Il proteste d’ailleurs dans une note : « On a voulu voir en mon livre des confessions. Quelle erreur ! Les prêtres connaissent bien ce mécanisme de l'âme, observé chez les jeunes garçons et chez les femmes, de fausses confessions, celles où l'on se charge de faits non commis, par orgueil. »

Si nous avons pu déjà relever les ressemblances entre le roman et les réalités vécues par Radiguet, qu’il s’agit des lieux, de sa famille, de l’âge de cette liaison, de sa scolarisation hors du lycée, les écarts sont beaucoup plus importants, à commencer par l’âge, le personnage étant vieilli d’un an, et dont la scolarité s’interrompt pendant trois ans à l’école primaire, tandis que l’auteur, lui, quitte le lycée (Charlemagne et non pas Henri IV) à la fin de la classe de quatrième. Bien évidemment les noms sont changés : Alice devient Marthe, son époux, Gaston, Jacques et même l’ami René se nomme Yves Krier.

Mais la différence principale est le dénouement tragique que Radiguet choisit pour son roman : la mort de Marthe au lieu d’une liaison qui s’achève d’elle-même, par lassitude. On sait que c’est Jean Cocteau qui a poussé le jeune romancier à réécrire cette fin, devenue ainsi plus brutale. Mais, parallèlement, elle nous rappelle la fonction de la tragédie dans l’héritage antique :

  • Elle illustre la fatalité à laquelle nul, quelle que soit sa puissance, ne peut échapper, qui punit l’homme de son « ὕϐρις » (hybris), cet orgueil qui l’amène à braver le destin. Elle a donc une fonction morale.

La mort de Marthe : film de Claude Autant-Lara, 1947

La mort de Marthe : film de Claude Autant-Lara, 1947
  • Son dénouement rétablit ainsi l’ordre provisoirement bouleversé, comme le souligne le dernier paragraphe du roman, puisque Jacques élèvera ce fils en ignorant qu’il n’est pas le sien :

En voyant ce veuf si digne et dominant son désespoir, je compris que l’ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses. Ne venais-je pas d’apprendre que Marthe était morte en m’appelant, et que mon fils aurait une existence raisonnable. (p. 172)

  • Enfin, elle permet la « catharsis », en principe chez le spectateur (puisque la tragédie relève à l’origine, du théâtre), c’est-à-dire la purgation des passions nocives Mais ici, qui vit cette catharsis ? N’est-ce pas l’écrivain lui-même, qui effacerait une faute par ce récit en forme d’aveu, dans lequel il donne à ses multiples lâchetés de nombreux alibis – à commencer par sa nature d’« enfant », si souvent répétée, comme pour obtenir le pardon du lecteur ?

La distanciation narrative

 

La fiction autobiographique

Les indices temporels de l’incipit, opposition du présent de l’écriture et du passé simple « Je vais encourir bien des reproches […] Mais est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? » ou renvoi à « cette époque », indiquent, comme dans une autobiographie, la distance entre l’histoire vécue par le personnage et le narrateur qui la raconte. Cela explique l’importance que prennent les commentaires qui ponctuent le récit, autant d’appels au lecteur dont le jugement est ainsi guidé : « c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras », « Que ceux qui déjà m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances. » Mais ces premières interventions conduisent aussi le lecteur à une forme de méfiance : la distance narrative ne trahit-elle pas ce qui aurait été la réalité vécue, les sentiments alors éprouvés ? N’y a-t-il pas, chez le narrateur, un désir d’éclairer ce qui restait obscur au moment où cela était censé être vécu ?

Cette distanciation parcourt tout le récit.

       Tantôt le narrateur la reconnaît explicitement, par exemple à propos du suicide de la bonne des Maréchaud : « Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses. » (p. 53) Remarque d’adulte, et non pas d’enfant… Ou bien, un sourire amusé naît face à un souvenir : « Décidément, j’avais encore fort à faire pour devenir un homme. » (p. 103)

       Tantôt il appartient au lecteur de la mesurer, en dégageant ainsi le recul que le narrateur a pris par rapport à cette époque. Par exemple, la remarque, « Je me sentais incapable de calculs, de machinations, de tout ce dont, jusqu’alors, et encore à ce moment-là, je croyais que l’amour ne peut se passer. » (p. 76) souligne une naïveté, que le narrateur a perdue. De même, les observations des réactions de Marthe :« Ce silence accablait la pauvre petite » introduit un sentiment né a posteriori, tout comme « Ce mot d’amour était sublime d’enfantillage ».

Les réflexions morales

Le narrateur revit donc cette histoire d’amour, sur laquelle il a eu le temps de réfléchir, donc de comprendre ses contradictions, voire ses erreurs. Il est alors capable même de généraliser ses constatations : « Nous croyons être les premiers à ressentir certains troubles, ne sachant pas que l’amour est comme la poésie, et que tous les amants, même les plus médiocres, s’imaginent qu’ils innovent. » (p. 88)

C’est aussi cette distanciation qui le transforme en moraliste, usant de brèves maximes dignes d’un La Rochefoucauld  : « Pourtant l’amour, qui est l’égoïsme à deux, sacrifie tout à soi, et vit de mensonges » (p. 93), « Tout amour comporte sa jeunesse, son âge mûr, sa vieillesse. » (p. 117)

Parfois même, la réflexion s’élargit :

Rien n’absorbe plus que l’amour. On n’est pas paresseux, parce que, étant amoureux, on paresse. L’amour sent confusément que son seul dérivatif réel est le travail. Aussi le considère-t-il comme un rival. Et il n’en supporte aucun. Mais l’amour est paresse bienfaisante, comme la molle pluie qui féconde.

        Si la jeunesse est niaise, c’est faute d’avoir été paresseuse. Ce qui infirme nos systèmes d’éducation, c’est qu’ils s’adressent aux médiocres, à cause du nombre. Pour un esprit en marche, la paresse n’existe pas. (pp. 115-116)

En entrelaçant ces remarques au récit, Radiguet ne nous permet à aucun moment d’oublier ce que Rousseau, dans le préambule de ses Confessions, niait : tout récit autobiographique est une reconstruction, et, ici, double reconstruction puisque, si Radiguet s’inspire de sa vie, il s’agit bien d’un roman.

Le romancier

 

Derrière le narrateur se cache donc le romancier, qui se plaît à juger ce personnage qui lui ressemble, mais en partie seulement. C’est aussi lui qui décide de ce qu’il peut conserver, car c’est suffisamment « romanesque », et de ce qui doit être accentué, mis en relief.

Mais Radiguet est lui-même nourri des romans des siècles précédents, et c’est ce qui peut expliquer certains de ses choix. Comment ne pas voir, par exemple, dans toutes ces lettres que s’échangent le personnage et Marthe, mais aussi Marthe et son époux, un souvenir des romans épistolaires à la mode au XVIIIème siècle, comme Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau ou Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos. Certes, aucune de ces lettres ne sont ici retranscrites telles quelles, mais, souvent résumées – voire déchirées ou brûlées –, elles jouent un rôle semblable, tantôt pour soutenir les aveux amoureux des deux amants, tantôt pour mettre en valeur l’adultère et ce qu’il provoque.

Nous pouvons aussi reconnaître chez lui l’empreinte des romans psychologiques, tels ceux de Mme de La Fayette, au XVIIème siècle, ou, plus tard, ceux de Marivaux, comme La Vie de Marianne (1732-1741). Il leur emprunte, en effet, ces analyses où le personnage peine à découvrir véritablement ce qu’il ressent, s’emmêle dans ses contradictions, parfois dans ses remords, tout en faisant ainsi un apprentissage à la fois de lui-même et de la relation aux autres.

Récusant les épanchements et le goût du pittoresque des romantiques tout comme les descriptions des réalistes, c’est en « classique » que Radiguet privilégie l’analyse des sentiments et la quête de la vérité de soi, par petites touches, à l’image de ses courts « chapitres », sans se livrer aux longs développements à la façon de Proust.

Conclusion sur Le Diable au corps 

Conclusion

Rappelons la problématique qui a guidé notre étude : Quel sens original le choix par Radiguet d’une forme autobiographique donne-t-il à la relation vécue par ses personnages ?

Le genre autobiographique

 

L’autobiographie est, logiquement, un genre pratiqué par un écrivain d’âge déjà mûr, qui se penche ainsi sur son passé. Choisir ce genre littéraire est donc une feinte pour Raymond Radiguet, qui a à peine vingt ans lors de la parution du Diable au corps : il oblige son lecteur à imaginer un narrateur plus vieux, pour maintenir la distance entre lui et son personnage, tous deux restant d’ailleurs anonymes. Cela a une première conséquence : le « mensonge » de l’écrivain fait écho aux mensonges de son personnage… et crée, de ce fait, un doute sur les affirmations du narrateur.

Ainsi, s’affirme la nature même du roman, qui, même quand il plonge dans la réalité et prétend raconter le "vécu", n’est, en fait, qu’illusion.

Un roman d'initiation

 

C’est aussi le genre autobiographique qui fait du Diable au corps un roman d’initiation, ici l'apprentissage de la passion amoureuse. Or, si nous y retrouvons ses caractéristiques traditionnelles, braver les interdits et vivre dans l’excès, la jeunesse du personnage, quinze-seize ans, introduit des particularités. L’adolescence fait passer plus rapidement de l’extrême jeunesse à l’extrême chagrin, demander des preuves d’amour sans cesse plus grandes, se disputer et se réconcilier…, autant de bêtises qui font écho au sens familier d’"avoir le diable au corps". Il y a même des moments de jeu, par exemple quand le narrateur reconnaît jouer, avec Marthe, à la « poupée », ou quand l’un et l’autre se raccompagnent d’un domicile à l’autre :

Devant la maison de mes parents, je ne voulus pas laisser Marthe repartir seule, et l’accompagnai jusque chez elle. Sans doute ces enfantillages n’eussent-ils jamais pris fin, car elle voulait m’accompagner encore. J’acceptai, à condition qu’elle me laisserait à moitié route. (p. 81)

La tonalité

 

Enfin, le choix de l’autobiographie, avec son recul qui met en scène un personnage si jeune, observé et jugé par le narrateur – donc par le romancier – permet de mêler deux tonalités.

        L’histoire racontée s’inscrit dans le tragique, puisque cet amour est interdit et est, dès l’incipit, par des formules comme « Mais qu’y puis-je ? » ou « Est-ce ma faute […] ? », présenté comme une fatalité. La mort intervient même très tôt dans le roman, avec l’épisode de « la folle », le suicide de la bonne des Maréchaud, et elle ponctue le roman, symbolique quand elle est mort de l’amour, souvent évoquée, ou réelle par la menace qui plane tant sur l’époux au front que sur Marthe malade à la fin du roman. Comme dans un tragédie aussi, nous avons noté la prédominance des lieux clos, et des scènes nocturnes, ce qui accentue la séparation des amants de la vie sociale.

        Cependant, cette jeunesse du héros, qui augmente son désir de braver les interdits, introduit une autre tonalité, le comique sous sa forme particulière, le satirique, tantôt humour, quand la satire se dirige contre lui-même, tantôt ironie, quand il se rit des autres.

  • Ainsi, la distance temporelle l’amène souvent à sourire quand il rappelle son comportement, notamment sa naïveté qui le rend gauche, timide, « méchant », dit Marthe, reprenant le terme attribué à un enfant pas sage, ou quand le mensonge, la promenade avec son ami René, dont il est si fier, se trouve démasqué par ses parents qui se moquent de lui.

  • Il porte aussi un regard amusé, mais critique, sur les préjugés et les médiocrité de la petite bourgeoisie qui l’entoure, qu’il s’agisse de proches, telle Mme Grangier, la mère de Marthe, dont il fait un portrait ironique, ou des habitants, par exemple du couple Marin, qu’il s’amuse à décevoir alors qu’ils ont réuni leurs relations pour leur faire entendre les ébats bruyants du couple.

Je poussai la malice jusqu’à leur faire entendre ce qu’ils eussent souhaité faire entendre aux autres. Marthe s’étonna de cette tardive ardeur. Ne pouvant plus y tenir, et au risque de la chagriner, je lui dis quel était le but du raout. Nous en rîmes ensemble aux larmes. (p. 114)

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