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Prosper Mérimée, La Vénus d'Ille, 1837

Portrait de Prosper Mérimée, photographie de Charles Reutlingen 

Portrait de Prosper Mérimée, photographie de Charles Reutlingen 

L'auteur (1803-1870) : du réel à la fiction 

Le goût pour l'Histoire

De sa famille Mérimée hérite son goût pour l’art, une solide culture classique, et il fréquente très jeune les milieux artistiques, notamment les jeunes romantiques. Après des études de droit, il mène une carrière d’Inspecteur général des Monuments historiques. Cela l’amène à  faire de nombreux voyages, en France et à l’étranger, dont il tire une source d’inspiration pour ses œuvres, tel celui accompli dans le Roussillon, avec une visite à Ille-sur-Têt, lieu abrégé dans le titre La Vénus d’Ille. Son métier répond aussi à sa passion pour l’Histoire, notamment antique et médiévale, à une époque où se développent l’archéologie et une véritable passion pour les "antiques", objets et statues de l’antiquité grecque et romaine. Y fait directement écho le personnage de sa nouvelle : la « Vénus ». Nous y retrouvons aussi le comportement inverse, l’irrespect fréquent des monuments anciens, avec du vandalisme : le personnage, M. de Peyrehorade s’écrie en le constatant, « Ah ! mon Dieu, […], encore un trait de vandalisme ! On aura jeté une pierre à ma statue ! », et le narrateur se réjouit de ce que la pierre, en rebondissant, frappe le garnement à la tête : « « Encore un Vandale puni par Vénus ! Puissent tous les destructeurs de nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée ! »

Une œuvre composite

Dès 1825, Mérimée se fait connaître par le Théâtre de Clara Gazul, début de sa carrière littéraire, un ensemble de six pièces – enrichi à dix en 1842 – prétendument écrites par une comédienne espagnole, fiction vite démasquée. Il y exploite, conformément aux goûts romantiques, l’Histoire, telle celle de la colonisation espagnole ou de la révolution portugaise de 1640, les passions violentes, jalousie, amour dramatique, et l’engagement, en critiquant par exemple l’Église ou en évoquant une révolte paysanne.

Mais après une œuvre plus franchement historique en 1829, Chronique du règne de Charles IX, qui raconte les guerres de religion au XVI° siècle , ce sont ses nouvelles qui assurent son succès, comme Mateo Falcone (1829), La Vénus d’Ille (1837), Colomba (1840) ou Carmen (1845). Son choix de l’exotisme, du fantastique, son intérêt pour les traditions et les légendes montre qu’il reste marqué par le romantisme, mais, comme son ami Stendhal, il prend peu à peu ses distances avec les excès de ce mouvement, contre lesquels il lance des jugements sévères.

Présentation de La Vénus d'Ille 

Comme souvent au XIXème siècle, la nouvelle, écrite en 1835, paraît d'abord dans la presse, le 15 mai 1837 dans le numéro 10 de la Revue des deux mondes

Présentation

Aux sources de l'œuvre

 

Le thème de la nouvelle, une statue qui s’anime, renvoie à une tradition ancienne, illustrée, par exemple dans le Dom Juan de Molière, où la statue du Commandeur vient punir le libertin en l’entraînant en enfer. Cette animation est, d’emblée, posée comme une menace. Mais Mérimée fait remonter son inspiration à l’antiquité grecque, quand il place, en épigraphe, une citation de l’écrivain Lucien, tiré de son dialogue, Philopseudes, ou l’Ami du mensonge, dans lequel un des personnages évoque une statue  animée :

[…] dès que le soir tombe, elle quitte son piédestal et se promène autour de la demeure. Parfois, nous la croisons, poussant même la chansonnette. Elle est inoffensive. Toutefois, il ne faut pas être en travers de son chemin : si on la laisse passer, elle marche paisiblement et n'importune personne. En outre, elle adore faire trempette et elle batifole la nuit entière, à tel point qu'on l'entend s'ébattre dans l'eau. 

Mérimée, La Vénus d'Ille, 1837

Mais, dans une lettre à un de ses amis, Éloi Johanneau, le 11 novembre 1847, il renvoie son inspiration à l'époque médiévale : « L’idée du conte m’est venue en lisant une légende du Moyen Âge rapportée par Freher. » En fait, Mérimée, angliciste, a pu s’inspirer du récit dans une Chronique des rois d’Angleterre de Guillaume de Malmsbury (1080-1143) : 

À Rome, un jeune homme, le jour de son mariage, voulut faire avec des amis une partie de balle. De peur d’abîmer ou de perdre l’anneau qu’il avait reçu de sa fiancée, il le passa au doigt d’une statue de bronze qui se trouvait là. Après la partie, il voulut reprendre l’anneau, mais il ne le put pas, car la statue avait replié son doigt sur la paume de sa main. La nuit venue, le garçon monta à la chambre nuptiale, mais, quand il voulut embrasser la mariée, quelque chose qui était à la fois solide et obscur se glissa entre lui et elle et il entendit une voix qui disait : “Couche avec moi, tu es mon fiancé. Je suis Vénus, tu as passé ton anneau à mon doigt, je ne te le rendrai pas.” 

Une histoire très semblable se retrouve dans les Chroniques de l’Allemand Hermann Korner (1365-1438), en latin : 

On racontait, par exemple, vers le temps dont nous parlons, qu’un jeune Romain noble et riche, marié depuis peu, étant allé s’ébattre avec quelques amis sur la vaste place du Colisée, au moment de faire une partie de balle, avait ôté de son doigt son anneau nuptial, et l’avait mis au doigt d’une statue de Vénus. Le jeu fini, quand il vint pour reprendre son anneau, il trouva le doigt de marbre de la statue recourbé jusqu’à la paume de la main : et il ne put malgré tous ses efforts, ni le briser, ni retirer la bague. Il ne dit mot à ses amis et s’en alla fort pensif ; mais il revint la nuit avec un valet. Le doigt de la statue s’était redressé et étendu ; mais plus de bague. Rentré dans sa maison et couché près de sa jeune épouse, il sentit entre elle et lui quelque obstacle palpable, mais invisible ; et comme il voulait passer outre, une voix lui dit : « C’est à moi qu’il faut t’unir, c’est moi que tu as épousée ; je suis Vénus ; c’est à mon doigt que tu as mis l’anneau nuptial ; je ne te le rendrai pas. »

Zampa face à sa "fiancée de marbre". Gravure, XIXème siècle

D’autres sources ont pu être citées par les critiques, mais toutes avec un point commun : l’’aspect diabolique, effrayant, de cette statue animée comme dans l’opéra-comique de Ferdinand Hérold, Zampa ou La Fiancée de marbre, joué en 1831, histoire d’un corsaire qui, après avoir mis par jeu une bague au doigt d’une statue, subit sa vengeance plus tard, quand il se marie.

Zampa face à sa "fiancée de marbre". Gravure, XIXème siècle

Un genre littéraire : la nouvelle

 

Même si la nouvelle apparaît, en France, sous la Renaissance, avec l’Heptameron (1558) de Marguerite de Navarre, à l’imitation du Decameron (1349-1353) de l’Italien Boccace, et est pratiquée par Sorel, Segrais, Donneau de Visé au XVIIème siècle, ou par Diderot au XVIIIème siècle, ce n’est qu’au XIXème siècle qu’elle acquiert sa reconnaissance, parallèlement au roman, avec le mouvement romantique et le développement de la parution dans des revues .

La nouvelle est définie comme un "récit court", mais, plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à une centaine pour les plus longues, elle se caractérise par sa concentration, qui réduit le nombre des personnages et des descriptions, et par la structure qui ne multiplie pas les péripéties, mais utilise tous les procédés qui accélèrent le récit – par exemple le résumé ou l’ellipse – afin d’en souligner la tension, et, surtout, propose une "chute", c’est-à-dire un dénouement rapide et, souvent, inattendu, provoquant la surprise.

Mais ce genre littéraire répond sans doute aussi au tempérament même de Mérimée : sa formation juridique et sa carrière, qui exige rigueur et analyse scientifique, l’incitent à associer précision et concision.

Enfin, même si, lors de sa réédition en 1845, La Vénus d’Ille est inséré dans un recueil sous-titré « Contes et Nouvelles », il est important de différencier ces deux genres littéraires. Le conte, en effet, exige la présence du merveilleux, lieux imaginaires, événements hors du  temps à partir d’un « Il était une fois », personnages irréels, objet magique, et, le plus souvent, dénouement heureux. Rien de tout cela dans l’œuvre étudiée !  

Anonyme, Vénus, Ier siècle av. J.-C. Marbre, 1,9 m. Musée du Louvre

 Anonyme, Vénus, Ier siècle av. J.-C. Marbre, 1,9 m. Musée du Louvre

Le titre

 

Le titre regroupe deux réalités bien différentes :

        D’un côté, il met en évidence, par l’article défini qui la particularise, la découverte archéologique dont M. de Peyrehorade est si fier : une statue de Vénus en bronze, qui porte une  inscription en latin sur le socle « CAVE AMANTEM », puis, « gravés sur le bras, quelques caractères d’écriture cursive antique : VENERIS TVRBVL./  EVTUCHES MYRO / IMPERIO FECIT. » Dans une longue discussion avec le narrateur qui suit, M. de Peyrehorade s’emploie à démontrer, à grand renfort d’étymologie, l’origine antique de cette statue.

         De l’autre, le titre renvoie à un lieu réel, abrégé, « Ille-sur-Têt », petite commune située dans la région du Roussillon, dans le centre du département des Pyrénées-Orientales, pas très loin de Perpignan. Cette origine occitane explique la mention des Catalans et de leur langage particulier. Autant d’éléments que Mérimée a pu directement observer puisqu’en 1834 il a fait un voyage d’étude du patrimoine de cette région.

Par cette association, Mérimée accentue la vraisemblance de son récit : sa statue imaginaire rappelle au lecteur d’autres œuvres réelles, auxquelles elle sera d’ailleurs comparée : la Vénus de Milo, la Vénus du Capitole…

La structure

 

Plus que sa longueur, la nouvelle se caractérise par une concentration qui met en évidence sa structure, qui s’enchâsse dans le récit fait par un narrateur. Il ouvre, en effet, la nouvelle, et la ferme en quelques lignes finales.

  • Telle une scène d’exposition au théâtre, l’arrivée du narrateur chez M. de Peyrehorade, introduit, par son dialogue avec son guide local, les deux clés de la nouvelle : le très proche mariage d’Alphonse, le fils de M. de Peyrehorade, et la découverte de cette Vénus, qualifiée par les habitants du village d’« idole » et jugée maléfique en raison de la jambe cassée de Jean Coll.

  • En guise de dénouement, est mentionnée la mort de M. de Peyrehorade, « quelques mois après », et est ajouté un « P.S. » qui, lui, évoque le sort de la statue

Au cœur de la nouvelle, Mérimée suit un schéma narratif traditionnel :

        La situation initiale : Au matin, une longue conversation du narrateur avec M. de Peyrehorade sur l’origine de la Vénus, permet de la découvrir à travers un long portrait.

         L’élément perturbateur est, au cours du déjeuner, la description d’une « grosse bague enrichie de diamants et formée de deux mains entrelacés », que le futur marié a fait faire en guise d’« anneau de mariage ». L’insistance du narrateur laisse supposer au lecteur que cet objet jouera un rôle dans la récit.

           Viennent ensuite les péripéties, en deux temps :

  • Le jeu de paume : Alors qu’il est en train de perdre, Alphonse de Peyrehorade s’écrie : « C’est cette maudite bague […] qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre ». Il s’en débarrasse alors en la passant « au doigt annulaire » de la statue.

  • Le mariage : Au moment d’entrer dans la mairie, le marié constate qu’il a oublié de reprendre la bague, qu’il remplace par un anneau offert par une ancienne maîtresse.

         L’élément de résolution : Présenté à la fin du souper, il introduit un phénomène à la fois étrange et effrayant : Alphonse ne peut ôter la bague du doigt de la statue car « elle serre la main ».

      Le dénouement, annoncé par les bruits perçus par le narrateur durant la nuit de noces, est la tragique découverte, au matin, de la mort d’Alphonse, dont la jeune mariée fait un récit qui lui vaut d’être jugée « folle » par le procureur.

Le cadre spatio-temporel 

Les lieux 

La volonté de Mérimée d’unir le réalisme à la concision se reconnaît dans les deux sortes de lieux dépeints.

Lieux

Une région

 

Le paysage de la région dans laquelle se situe le récit, celle que Mérimée a lui-même découverte lors de son voyage d’étude du 12 au 14 novembre 1834. Mais sa description reste très succincte. Nous retrouvons seulement dans la nouvelle la mention du Canigou, à son arrivée et admiré lorsque tombe la nuit : « En face était le Canigou, d’un aspect admirable en tout temps, mais qui me parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu’il était par une lune resplendissante ». Cela fait écho à un passage de ses Notes d’un voyage dans le midi de la France (1835):

Coucher de soleil sur le Canigou et les "orgues" d'Ille-sur-Têt

Canigou-orgues-Ille.jpg

Mais la beauté des sites que je traversais me dédommagea complètement de la fatigue de la route. Sur le dernier plan d’un magnifique panorama, s’élevait la cime du Canigou, couverte de neiges, et dans l’espace de quelques heures, mille accidents de nuages et de soleil varièrent autant de fois l’aspect de ce paysage magique. 

Les lieux intérieurs

 

En revanche, Mérimée veille à être plus précis pour les lieux intérieurs, car c’est là que va se dérouler l’action. Ainsi, comme pour préparer le récit final du drame, il détaille la description de sa chambre, d’abord sa position dans la maison:

Je montai enfin à la chambre qui m’était destinée, accompagné de M. de Peyrehorade. L’escalier, dont les marches supérieures étaient en bois, aboutissait au milieu d’un corridor, sur lequel donnaient plusieurs chambres.

— À droite, me dit mon hôte, c’est l’appartement que je destine à la future madame Alphonse. Votre chambre est au bout du corridor opposé. Vous sentez bien, ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin, vous sentez bien qu’il faut isoler de nouveaux mariés. Vous êtes à un bout de la maison, eux à l’autre.

Puis sont données quelques précisions, qui, en signalant le confort, nous rappellent que le cadre social est la noblesse de province, qui se soucie du bien-être d’un hôte parisien : « Alors commencèrent de nouvelles excuses sur le mauvais gîte que j’allais avoir. Je ne serais pas comme à Paris. En province on est si mal ! Il fallait de l’indulgence pour les Roussillonnais. »

Nous observons cette même volonté de réalisme à la fin du récit, lorsque le narrateur se livre à sa propre enquête, très détaillée :

Je montai enfin à la cJ’allais dans la maison, cherchant partout des traces d’effraction, et n’en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s’introduire de ce côté ; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie de la veille avait d’ailleurs tellement détrempé le sol, qu’il n’aurait pu garder d’empreinte bien nette. J’observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre : il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l’angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvait être les pas de M. Alphonse lorsqu’il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D’un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu’ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l’auraient franchie.

Toute cette observation et les hypothèses formulées ont un but évident : contrebalancer tout l’aspect irréaliste du  récit du meurtre attribuée par la mariée à la statue de Vénus.

La temporalité 

Deux détails révèlent que l’histoire est contemporaine du moment de l’écriture, la mention du buste de Louis-Philippe à la mairie - au pouvoir après les journées d'émeute de juillet 1830 - et une allusion politique de M. de Peyrehorade : « la charte est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultes ! » Il s’agit de la charte constitutionnelle, entérinée par Louis -Philippe, qui garantit à  tous le droit de suivre sa religion avec une égale liberté, et accorde à toutes les religions une égale protection. D’où cette remarque de M. de Peyrehorade face à l’indignation de sa femme quand il envisage de faire, à l’occasion de la noce, « un petit sacrifice » à sa Vénus, une offre de « deux palombes »  et « de l’encens ».

Temps

L'encadrement du récit des faits

 

Le récit de l’événement lui-même est encadré par deux indications temporelles :

        L’arrivée du narrateur, en fin de journée, dont le récit nous permet de déduire, à partir du jour du mariage, prévu « après-demain », comme le précise M. de Peyrehorade, un « vendredi », comme le déplore plus tard son épouse,  qu’elle a lieu le mercredi.

        Les quelques lignes finales restent, au contraire, dans le flou. M. de Peyrehorade meurt « quelques mois après son fils ». Quand à  l’annonce concernant le sort de la statue, rien ne permet de dater la lettre de M. de P. : « P. S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois. » Seule la précision climatique permet d'interpréter que la lettre a été reçue après que deux hivers sont passés depuis le drame.

Le récit

 

Conformément aux exigences de la nouvelle, sa durée est très réduite : trois jours.

       Le jeudi : Première journée complète du séjour du narrateur, elle est marquée par une double découverte, celle de la statue, puis celle des futurs mariés, Alphonse de Peyrehorade et sa jeune fiancée, Mlle de Puygarrig.

        Le vendredi : Le glissement se fait rapidement, entre l’annonce de l’organisation du mariage et sa réalisation. Mais l’on notera que ce mariage est précédé du jeu de paume auquel participe le futur marié, et qui amène la réapparition de la Vénus.

       Le samedi : Sa matinée, après une nuit de noces où le sommeil du narrateur a été perturbé par des bruits, marque la découverte du meurtre, l’enquête du procureur, et mentionne les funérailles, sans cependant les raconter.

Dans ces trois étapes sont mis en valeur deux temps forts, en lien avec les deux thèmes posés dès l’exposition :

  • la longue discussion entre le narrateur et M. de Peyrehorade à propos de l’origine de la statue de Vénus ;

  • ce qui concerne la bague, décrite d’abord, puis oubliée au doigt de la statue, impossible à récupérer, et enfin retrouvée au pied du lit nuptial.

Ils alternent avec des moments d’ellipses, le plus souvent des déjeuners ou des dîners, qui paraissent longs et pesants au narrateur : « Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, à laquelle je pris peu de part. »

Les personnages 

C’est encore le choix de la nouvelle qui explique le peu de personnages dans le récit, M. de Peyrehorade, son épouse et son fils Alphonse, souvent dépeints en quelques traits rapides, fiancée à Mlle. de Puygarrig, auxquels, outre quelques figurants, il faut ajouter le personnage éponyme, la statue, auquel nous consacrerons une étude spécifique car elle détermine la tonalité de la nouvelle. Tous sont présentés par le narrateur : c’est par son regard que nous découvrons l’histoire, il la commente et juge chaque personnage.

Personnages

Les personnages principaux 

Déjeuner chez M. de Peyrehorade. Gravure

Et ce sont bien ce rôle et ce caractère qu’il prête à son personnage, dépeint à grands traits plutôt caricaturaux, « un petit vieillard vert encore et dispos, poudré, le nez rouge, l’air jovial et goguenard », « Il parlait, mangeait, se levait, courait à sa bibliothèque, m’apportait des livres, me montrait des estampes, me versait à boire »,  et qui se met avec complaisance au service du narrateur : « Je ne vous lâche plus, sinon quand vous aurez vu tout ce que nous avons de curieux dans nos montagnes. Il faut que vous appreniez à connaître notre Roussillon, et que vous lui rendiez justice. Vous ne vous doutez pas de tout ce que nous allons vous montrer. Monuments phéniciens, celtiques, romains, arabes, byzantins, vous verrez tout, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Je vous mènerai partout et ne vous ferai pas grâce d’une brique. » 

Déjeuner chez M. de Peyrehorade. Gravure

Monsieur de Peyrehorade

Un hôte obligeant

Dans une lettre à Éloi Jouhanneau du 11 novembre 1847, Mérimée reconnaît s’être servi de certaines de ses connaissances pour composer ses personnages : « J’ai entrelacé mon plagiat de petites allusions à des amis à moi, et de plaisanteries intelligibles dans une coterie où je vivais lorsque cette nouvelle a été écrite. » Pour ce personnage, il a pu penser à une de ses connaissances, Jaubert de Passa, agronome, féru d’histoire locale et humaniste reconnu, qui, comme dans la nouvelle, lui avait servi de guide : « Il avait bien voulu non seulement me communiquer ses dessins et ses notes sur les monuments du Roussillon qu’il a étudiés avec le plus grand soin, mais encore me tracer un itinéraire aux environs de Perpignan, et m’indiquer, parmi les localités les plus importantes celles que la saison avancée et le temps dont je pouvais disposer me permettraient de visiter. Il eut même la bonté de m’accompagner dans quelques-unes de mes excursions, doublement intéressantes pour moi par la compagnie d’un guide aimable et savant » (Notes d’un voyage dans le midi de la France). 

C’est ainsi que le présente le narrateur au début de la nouvelle : « J’étais recommandé à M. de Peyrehorade par mon ami M. de P. C’était, m’avait-il dit, un antiquaire fort instruit et d’une complaisance à toute épreuve. Il se ferait un plaisir de me montrer toutes les ruines à dix lieues à la ronde. Or je comptais sur lui pour visiter les environs d’Ille, que je savais riches en monuments antiques et du moyen-âge. »

L'excès d'érudition

Mais, très vite, Mérimée, à travers le jugement de son narrateur, ne se prive pas de se moquer de ce personnage qui étale complaisamment son érudition, souvenir d’une autre de ses connaissances, Pierre Puyggari – dont le nom a pu aussi lui servir pour celui de la jeune fiancée, Mlle de Puigarrig –, célèbre pour son savoir sur l’histoire de sa région, le Roussillon, et pour une érudition fondée sur sa maîtrise des langues utilisées dans les vieilles chartes. Mérimée avait eu plusieurs discussions avec cet érudit qui, d’ailleurs, après la parution des Notes d’un voyage dans le midi de la France, avait relevé, dans deux numéros de 1836 du Publicateur du département des Pyrénées-Orientales, plusieurs erreurs prétendument commises par Mérimée. S’était-il reconnu dans ce protagoniste de la nouvelle, auquel Mérimée, même s’il rend sympathique son enthousiasme pour les « antiques », prête, lors de sa longue conversation avec le narrateur, une érudition pour le moins cocasse qui provoque, chez le narrateur, « une forte envie de rire » ? Il ajoute, en effet, à une vanité plaisante, « Mais je vais vous expliquer ce TVRBVL… Au moins vous me promettez de ne point divulguer ma découverte avant l’impression de mon mémoire. C’est que, voyez-vous, je m’en fais gloire, de cette trouvaille-là… Il faut bien que vous nous laissiez quelques épis à glaner, à nous autres pauvres diables de provinciaux. ». Il se lance alors dans de longs développements sur l’étymologie de l’inscription gravée sur le socle de la statue, ridicules par leur pédantisme :

[…] TVRBVLNERA est pur phénicien, TVR, prononcez TOUR… TOUR et SOUR, même mot, n’est-ce pas ? SOUR est le nom phénicien de Tyr ; je n’ai pas besoin de vous en rappeler le sens. BVL, c’est Baal, Bâl, Bel, Bul, légères différences de prononciation. Quant à NERA, cela me donne un peu de peine. Je suis tenté de croire, faute de trouver un mot phénicien, que cela vient du grec νηρός, humide, marécageux. Ce serait donc un mot hybride. Pour justifier νηρός, je vous montrerai à Boulternère comment les ruisseaux de la montagne y forment des mares infectes. D’autre part, la terminaison NERA aurait pu être ajoutée beaucoup plus tard en l’honneur de Nera Pivesuvia, femme de Tétricus, laquelle aurait fait quelque bien à la cité de Turbul. Mais, à cause des mares, je préfère l’étymologie de νηρός.

Il prit une prise de tabac d’un air satisfait.

Le ridicule de ce personnage, qui illustre aussi les habitudes de la vie provinciale, atteint son apogée lors du dîner de mariage de son fils quand il « chanta quelques vers catalans, impromptus », dont se moque vivement le narrateur :

« Qu’est-ce donc, mes amis ? Le vin que j’ai bu me fait-il voir double ? Il y a deux Vénus ici… »

Le marié tourna brusquement la tête d’un air effaré, qui fit rire tout le monde.

     « Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toit. L’une, je l’ai trouvée dans la terre comme une truffe ; l’autre, descendue des cieux, vient de nous partager sa ceinture. »

Il voulait dire sa jarretière.

     « Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l’approche. »

Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table il n’y avait que trois visages sérieux, ceux des mariés et le mien. J’avais un grand mal de tête […].

Mais, lors du dénouement l’image de ce personnage s’inverse : il n’est plus qu’un père accablé par la mort de son fils, qui meurt « quelques mois après lui », sans plus se préoccuper de faire partager son érudition, comme le souligne le narrateur : « il m’a légué ses manuscrits, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus. »

Madame de Peyrehorade

 

Mme de Peyrehorade forme un plaisant contraste avec son époux, et sa présentation rapide confirme le regard ironique porté par le narrateur sur son hôtesse : « Sa femme, un peu trop grasse, comme la plupart des Catalanes lorsqu’elles ont passé quarante ans, me parut une provinciale renforcée, uniquement occupée des soins de son ménage. Bien que le souper fût suffisant pour six personnes au moins, elle courut à la cuisine, fit tuer des pigeons, frire des milliasses, ouvrit je ne sais combien de pots de confitures. »

Là où son époux étale son savoir, elle représente, elle, l’ignorance et la superstition provinciales. Si, à l’époque où écrit Mérimée, l’archéologie prend un réel essor, les archéologues se heurtent souvent à l’incompréhension d’une  population qui n’hésite pas à dégrader les sites ou même à détruire des objets jugés sans intérêt. C’est précisément ce que M. de Peyrehorade lui reproche : « Savez-vous que ma femme voulait que je fondisse ma statue pour en faire une cloche à notre église ? C’est qu’elle en eût été la marraine. Un chef-d’œuvre de Myron, monsieur !

— Chef-d’œuvre ! chef-d’œuvre ! un beau chef-d’œuvre qu’elle a fait ! casser la jambe d’un homme ! »

Alphonse de Peyrehorade

 

Plus sévère encore est le jugement du narrateur sur le fils de la famille dont se prépare le mariage. Son premier portrait est une véritable caricature, cruelle par l’insignifiance mise en évidence, et, surtout, parce qu’il devient le modèle de ces jeunes élégants alors appelés "dandys", mais surtout de ces matérialistes tant critiqués par la jeunesse romantique :

L’élégance du dandy, 1830. Musée Galliéra, Paris

C’était un grand jeune homme de vingt-six ans, d’une physionomie belle et régulière, mais manquant d’expression. Sa taille et ses formes athlétiques justifiaient bien la réputation d’infatigable joueur de paume qu’on lui faisait dans le pays. Il était ce soir-là habillé avec élégance, exactement d’après la gravure du dernier numéro du Journal des modes. Mais il me semblait gêné dans ses vêtements. Il était roide comme un piquet dans son col de velours, et ne se tournait que tout d’une pièce. Ses mains grosses et hâlées, ses ongles courts, contrastaient singulièrement avec son costume. C’étaient des mains de laboureur sortant des manches d’un dandy. D’ailleurs, bien qu’il me considérât de la tête aux pieds fort curieusement, en ma qualité de Parisien, il ne m’adressa qu’une seule fois la parole dans toute la soirée ; ce fut pour me demander où j’avais acheté la chaîne de ma montre.

L’élégance du dandy, 1830. Musée Galliéra, Paris

La suite du récit confirme cette première approche, quand il fait admirer au narrateur « une calèche qu’il avait achetée », qu’il va lui « vanter ses chevaux », et dans la façon dont il évoque son mariage. Selon la norme pour les mariages arrangés, Il y voit d’abord la dot de la jeune fille, un bénéfice financier, « Le bon, c’est qu’elle est fort riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais être fort heureux », d’où le commentaire du narrateur : « Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître plus touché de la dot que des beaux yeux de sa future. » Il insiste aussi lourdement, en réponse aux objections du narrateur sur son choix, sur la valeur de la bague de mariage : « Il y a là pour douze  cents francs de diamants », repris par « Douze cents francs au doigt, c’est agréable. »

La Venere d'Ille, scénario Lamberto Bava, 1978. Film, Rai Due

Le seul moment où le narrateur atténue son jugement, c’est quand Alphonse se lance dans une partie de jeu de paume : « Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot si bien plissé. » Mais la critique revient rapidement, d’abord à travers une comparaison épique, lorsqu’il le montre « se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats », en ne faisant guère  cas de son tout proche mariage :

La Venere d'Ille, scénario Lamberto Bava, 1978. Film, Rai Due

Les figurants 

Mérimée introduit aussi quelques personnages épisodiques, mais dont chacun contribue, toujours sous le regard du narrateur, à la progression du récit tout en en soulignant le sens et en influant sur sa tonalité.

Le guide catalan

 

C’est de lui que le narrateur apprend les deux thèmes constitutifs de la nouvelle :

  • le mariage du fils de M. de Peyrehorade, qui pose aussi son statut  social, sa richesse, « Il a de l’argent, oui, M. de Peyrehorade », d’où la noce qui s’annonce luxueuse : « Ce sera beau, oui ! »

  • la découverte de la statue, longuement racontée, sans pour autant partager l’enthousiasme de M. de Peyrehorade : « Vous auriez cru qu’il avait trouvé un trésor. » Mais il insiste surtout sur l’aspect maléfique de celle qu’il nomme « idole » et accuse de la jambe cassée de Jean Coll : « Elle a l’air méchante… et elle l’est  aussi. »

Mérimée ouvre ainsi la personnification de cette statue, qui va soutenir l’intérêt de la nouvelle.

Le jeune apprenti

 

Il est le représentant de l’opinion publique, très critique, sur la statue : « C’est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll ! Si tu étais à moi, je te casserais le cou. » Mais son geste, la pierre lancée contre elle, se retourne contre lui : il « porta la main à sa tête en poussant un cri de douleur. » Mérimée met en place à cette occasion le contraste entre l’interprétation du jeune garçon, « Elle me l’a rejetée ! », qui anime la statue en soulignant sa violence, et celle du narrateur, qui en donne une explication rationnelle : « Il était évident que la pierre avait rebondi sur le métal. » D’où le souhait, qui montre bien que ce narrateur est une sorte de double de Mérimée, protecteur du patrimoine archéologique : « Puissent tous les destructeurs de nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée ! »

Deux galopins dégradent la Vénus. Gravure, XIXème siècle

Deux galopins dégradent la Vénus. Gravure, XIXème siècle

Le joueur de paume aragonais

 

Il se distingue du groupe des joueurs de paume espagnols contre lesquels Alphonse de Peyrehorade livre son combat. Mérimée en brosse un portrait rapide : « C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec et nerveux, haut de six pieds, et sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus. » Mais sa qualification de « géant espagnol » et sa réaction après la défaite espagnole, rapportée au discours direct prépare son retour à la fin de la nouvelle : « Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanée. Il regardait d’un air morne sa raquette en serrant les dents ; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas : Me lo pagarás. » Sa haute taille, sa couleur de peau, et cette phrase qui peut promettre une vengeance, font de lui un coupable tout désigné de la mort du fils Peyrehorade. D’où sa réapparition en tant que de suspect lors de l’enquête, vite libéré : « D’ailleurs cet Aragonais était un homme bien famé, fort connu dans le pays, où il venait tous les ans pour son commerce. On le relâcha donc en lui faisant des excuses. »

La tante de la mariée

 

Sa présence, au départ des mariés, est très fugitive, et peut correspondre aux traditionnels conseils d’une mère à une jeune épouse. Mais Mérimée, en qualifiant ce moment de « scène pathétique », met en valeur une rupture avec la joie attendue lors d’un mariage : « elle fit à sa nièce un sermon touchant sur ses devoirs d’épouse, duquel sermon résulta un torrent de larmes et des embrassements sans fin. M. de Peyrehorade comparait cette séparation à l’enlèvement des Sabines. Nous partîmes pourtant, et, pendant la route, chacun s’évertua pour distraire la mariée et la faire rire ; mais ce fut en vain. » Cette scène, comparée par M. de Peyrehorade au tragique « enlèvement des Sabines » ne fait-elle pas, a posteriori, penser à une sorte de prémonition de ce qui attend la mariée lors de sa nuit de noces, la mort de son époux qui lui est ainsi enlevé ?

Le procureur

 

Son rôle d’enquêteur est réduit à l’extrême. Il n’apparaît que pour poser un jugement sur le récit fait par la jeune veuve, dont il souligne par avance l’invraisemblance par la répétition de l’adjectif et le choix du verbe « conte », qui suggère l’irréel : « — Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu’elle conte ».

POUR CONCLURE

 

Nous avons choisi de n’étudier ici que les personnages humains, en montrant l’opinion du narrateur sur chacun d’eux, et, de ce fait, le rôle que Mérimée leur accorde dans sa nouvelle. Mais il est évident que son titre même invite à tenir le plus grand compte de « la Vénus », personnage qui mène l'action de la nouvelle et qui lui donne sa tonalité.

La tonalité de la nouvelle 

Les analyses précédentes, avec le souci de précision du cadre ou des portraits des personnages, les allusions à l’actualité, et même la volonté de reprendre des réalités locales, comme pour la nourriture avec les « milliasses », gâteaux de farine de mil, ou pour la flore, avec la mention de l’hysope ou des micocouliers, sans oublier les multiples explications linguistiques, les citations, ou même un juron comme « Pécaïre ! », inciteraient à inscrire la nouvelle dans le courant réaliste, Mérimée ayant déjà, à cette époque, pris ses distances avec le romantisme.   

Mais ce serait ne pas tenir compte de l’histoire même, qui fait de la statue le personnage principal de cette « mystérieuse catastrophe » dans laquelle elle aurait joué un rôle déterminant, mais qui relève du surnaturel. Or, écoutons ce que déclare Mérimée dans une lettre à Édouard Delessert datée du 1er février 1848 : « Il ne faut pas oublier que lorsqu’on raconte quelque chose de surnaturel, on ne saurait trop multiplier les détails de réalité matérielle. C’est là le grand art de Hoffmann dans ses contes fantastiques. » C’est, en effet, la définition même du fantastique qu’il énonce ici, en précisant même la démarche littéraire à adopter, dans un article sur Gogol paru le 1er novembre 1851 dans la Revue des Deux Mondes : « Commencez par des portraits bien arrêtés de personnages bizarres, mais possibles, et donnez à leurs traits la réalité la plus minutieuse […] et le lecteur se trouvera en plein fantastique bien avant qu’il se soit aperçu que le monde réel est loin derrière lui ».

Ainsi, conformément à cette définition du fantastique, Mérimée s’emploie dans sa nouvelle à réaliser « l’intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle », pour reprendre  une formule de Pierre-Georges Castex, dans Le Conte fantastique en France (1951).

Tonalité

Une description contrastée 

Par les personnages de la nouvelle

 

La statue de Vénus provoque l’enthousiasme sans bornes de M. de ¨Peyrehorade, qui, après son exclamation, « un antique ! », la qualifie avec admiration : « ma belle Vénus », « un chef d’œuvre ».

Par opposition, l’appellation d’« idole », employé par les habitants d’Ille mais aussi par son épouse, signe leur mépris et leur rejet. Le guide, qui a contribué à sa découverte, n’en voit d’ailleurs que la valeur : elle est « tout en cuivre », donc il y en a de quoi faire des gros sous ». De même, l’apprenti, à propos de ses yeux qu’il aimerait récupérer, déclare : « Il y en a pour plus de cent sous d’argent. »

Le regard du narrateur

 

Une phrase résume son jugement contrasté : « Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. »

Son admiration

C’est d’abord la « merveilleuse beauté » de cette « admirable statue » qui est mise en valeur, avec une comparaison redoublée, méliorative, avec les modèles de la statuaire antique :

C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps.

L’éloge devient encore plus insistant grâce aux négations qui accompagnent  les comparatifs :

Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles.

Aphrodite de Capoue, IV-III° s ; av. J.-C. Marbre, 210 cm., Musée archéologique national, Naples

Aphrodite de Capoue, IV-III° s . av. J.-C. Marbre, 210 cm., Musée archéologique national, Naples

Ses réticences

Mais, malgré cette appréciation méliorative, le narrateur introduit très rapidement des réserves, en commençant par signaler le « caractère étrange » de sa figure, puis en associant son expression à des sentiments négatifs :

Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité.

Il en arrive même, tandis qu’il tente de la dessiner « sans arriver à en rendre l’expression », à la qualifier violemment de « diabolique figure ».

Les inscriptions

 

Ces mêmes contradictions se retrouvent à propos des inscriptions que porte la statue.

"Cave amantem"

Cette inscription rappelle celle, bien connue, figurant sur une mosaïque trouvée à l’entrée d’une villa de Pompéi : « Cave canem », soit « Prends garde au chien. » 

        La traduction la plus simple est donc « Prends garde à l’amant », qui rejoint celle que propose d’emblée le narrateur, même s’il choisit d’ajouter un pronom complément : « Prends garde à celui qui t’aime ». Mais il modifie cette traduction, en l’associant à son propre regard sur la statue : « En voyant l’expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l’artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc : « Prends garde à toi si elle t’aime. »

       M. de Peyrehorade, lui, reste dans le cadre de la mythologie antique, en rappelant que l’amant de Vénus fut Vulcain, « un forgeron, un vilain boiteux ». Mais, à sa façon, n’associe-t-il pas ainsi la beauté parfaite à l’extrême laideur ?

"VENERI TVRBVL / EVTYCHES MYRO / IMPERIO FECIT"

L’inscription sur le bras poursuit ce contraste car le mot « TVRBVL » est suivi de « quelques lettres effacées ». Ainsi le narrateur, toujours en lien avec « son expression méchante », y lit « turbulenta », c’est-à-dire « Vénus qui trouble, qui agite ». Il provoque alors l’indignation de M. de Peyrehorade : « Vénus turbulente ! Vénus la tapageuse ! Ah ! vous croyez donc que ma Vénus est une Vénus de cabaret ? » Il se lance alors dans une longue analyse fondée sur l’étymologie d’un toponyme. La poursuite de la conversation, à grand renfort d’une érudition pédante, n’apporte, en réalité, pas grand-chose à l’image même de cette statue, qui reste ambiguë.

La découverte de la statue. Gravure, XIXème siècle

Une personnification progressive de la statue 

Une source de peur

 

Dès le moment de sa découverte, sa première image la charge d’une dimension symbolique, effrayante : apparaît « une main noire, qui semblait la main d’un mort qui sortait de terre. » D’ailleurs, le guide ne parle pas de statue, mais d’une « grand femme noire plus qu’à moitié nue ». Avec le gros plan sur ses yeux, qui la dote de sentiments, la peur s’installe : « Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs… On dirait qu’elle vous dévisage. On baisse les yeux, oui, en la regardant. » « Elle a l’air méchante », conclut-il, ce que confirme le narrateur en insistant sur « son expression méchante ».

La découverte de la statue. Gravure, XIXème siècle

Une statue agissante

 

C’est encore le guide qui donne à cette statue un pouvoir d’agir, maléfique puisqu’il lui attribue la jambe « cassée net comme un échalas » de Jean Coll qui participait à la sortir de terre, action rappelée par Mme de Peyrehorade, mais aussi par les deux apprentis qui l’accusent directement en en faisant le sujet, renforcé par le pronom tonique dans l'interpellation, d'un verbe d'action : « C’est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll ! ». Le narrateur lui-même, en présentant la blessure à la tête de l’un d’eux après le lancer de la pierre, en donne une interprétation logique, un rebond sur le métal, mais ne parle-t-il pas de « prompte punition », comme si la statue avait une sorte de pouvoir divin de châtier les coupables ?

Le nœud du drame

 

L’étape suivante renforce peu à peu le sentiment de peur, d’abord en évoquant le trouble d’Alphonse de Peyrehorade, mais sans en préciser les raisons : il « était pâle et d’un sérieux de glace » et invite « d’un ton solennel » le narrateur à lui parler après le dîner. Celui-ci remarque alors « l’étrange altération de ses traits ».

Le trouble est illustré par leur dialogue, dont la ponctuation fait ressortir l’aveu concernant la bague de mariage, passée au doigt de la statue par Alphonse lors du jeu de paume, aveu à la fois invraisemblable et source d’effroi : la statue « a serré le doigt », rendant impossible de reprendre la bague. Mais, à nouveau, le narrateur, devant ce phénomène surnaturel, trouve une interprétation rationnelle, répétée à plusieurs reprises : le jeune marié est « tout à fait vivre », « complètement ivre », jusqu’à conclure : « Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivre ! »

La "chute" de la nouvelle

 

Là encore Mérimée procède par étapes, pour créer une tension croissante :

         Les perceptions du narrateur, évoquées en écho, le soir, « Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement. », puis le matin : « j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier. » Mais ces bruits, associés aux « allées et venues » qui préparent la nuit de noce, reçoivent la même interprétation, liée au dîner de mariage : l’ivresse du fils Peyrehorade.

         Au  matin, arrive la découverte du cadavre d’Alphonse, dont le narrateur mett en valeur plusieurs éléments. Déjà le bois du lit « était brisé », ce qui suggère la violence. Mais c’est surtout la description du cadavre qui fait ressortir l’étrangeté :

Les dents serrées et sa figure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer.

         Puis, comment le narrateur pourrait-il ne pas s’étonner de retrouver, au  pied du lit, « la bague de diamants » alors que le jeune marié avait affirmé ne pas avoir pu l’ôter du doigt de la statue ?

        Enfin, l’apogée de la dimension surnaturelle correspond au récit de la jeune mariée, à présent veuve. Les détails qu’elle donne, « le contact de quelque chose de froid comme la glace », puis la vision de son mari « entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force ». Elle accuse alors avec force « la statue de bronze ». 

Les réactions du narrateur 

Tout  en présentant cette description, le narrateur ne fait d’abord aucune allusion à un rôle quelconque de la statue, mais il est ensuite contraint de reconnaître que ces constats le troublent : « Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n’eût été victime d’un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s’introduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m’embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n’aurait pu les produire. » Il ne renonce pas, cependant, à chercher une interprétation rationnelle : « Tout d’un coup je me souvins d’avoir entendu dire qu’à Valence des braves se servaient de longs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt je me rappelai le muletier aragonais et sa menace ; toutefois j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance ».

Mérimée respecte parfaitement la définition habituelle du fantastique, l’entrecroisement du surnaturel effrayant et des réalités psychologiquement et socialement admises, puisque, avant de se livrer à son enquête, qui met en œuvre la logique, son narrateur revient à une description de la statue : « Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique ; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d’être le témoin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison. » Il confirme ainsi ce que, en raison de toutes les descriptions antérieures, le lecteur avait lui-même imaginé, alors même que sa raison s'y refuse...

POUR CONCLURE

 

En obligeant son lecteur à découvrir différents points de vue sur « la Vénus », et, surtout, à travers le regard contrasté du narrateur, avec l’effet de réel produit par le pronom « je » qui en fait un témoin, Mérimée crée un fantastique très particulier. Il ne nous plonge pas, en effet, dans des décors macabres, ne met pas en scène des personnages extraordinaires, fantômes, sorciers ou vampires, ni des phénomènes totalement irréels. Il remet plutôt le fantastique entre les mains du lecteur, comme l’explique Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique (1970) :  « Il y a un phénomène étrange qu’on peut expliquer de deux manières, par des types de causes naturelles ou surnaturelles. La possibilité d’hésiter entre les deux crée l’effet fantastique. »

Explications
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