Prosper Mérimée, La Vénus d'Ille, 1837 : explications
Une exposition, de "Gageons, Monsieur,..." à "... elle l'est aussi."
Pour lire l'extrait
Le récit de La Vénus d’Ille, nouvelle de Mérimée parue en 1837, est pris en charge par un narrateur : il raconte le drame dont il a été témoin lors de son séjour chez M. de Peyrehorade. Cet extrait, ouverture de la nouvelle, précède ce séjour par un dialogue entre le narrateur et son guide catalan. En quoi rappelle-t-il le double rôle d’une scène d’exposition au théâtre ?
Informer
Le cadre spatio-temporel
La nouvelle se déroule dans la province du Roussillon, dans les Pyrénées-Orientales, puisque est mentionné le lieu du voyage effectué, « six lieues dans le Canigou » avant d’arriver « dans la plaine », soient environ vingt-six kilomètres puisque la lieue fait 4,44 kilomètres. Les anciennes mesures, ici pour indiquer une distance d’environ vingt-six kilomètres, restent encore très présentes à l’époque où écrit Mérimée car le système métrique, introduit à la fin du XVIIIème, n’a pas encore été rendu obligatoire. Nous retrouvons aussi le toponyme du titre, « Ille », Mérimée ayant choisi d’abréger le lieu réel, « Ille-sur-Têt ».
Ille-sur-Têt : vue d'ensemble
Un commentaire du guide, qui compare la statue au « buste de Louis-Philippe, qui est à la mairie, en plâtre peint », permet aussi de situer dans le temps le récit : Louis-Philippe est arrivé au pouvoir après les émeutes des 27, 28 et 29 juillet 1830, appelées « les trois Glorieuses ». De plus, sa biographie nous apprend que Mérimée a lui-même effectué un voyage dans la région, en novembre 1834, dont il a d’ailleurs tiré un compte-rendu, daté de 1835 : Notes d’un voyage dans le midi de la France.
Les personnages évoqués dans le dialogue
Deux personnages sont nommés dans le dialogue, d’abord l’hôte chez lequel doit loger le narrateur, M. de Peyrehorade, que son nom rattache à la noblesse de province, qui vit du rendement de ses terres, vu la mention du travail commandé : « déraciner un vieil olivier qui était gelé de l’année dernière. » La comparaison du guide, « M. de Peyrehorade dit que c’est une romaine. Ah ! je vois bien que vous êtes un savant comme lui. », de même que son cri redoublé, « Un antique ! un antique ! » face à la découverte, fait de lui un de ces amateurs d’antiquités, de plus en plus nombreux avec le développement de l’archéologie au début du XIXème siècle. Mais le commentaire du guide, homme du peuple, jette déjà un regard ironique sur ce personnage, dont l’enthousiasme est dépeint comme excessif : « Vous auriez cru qu’il avait trouvé un trésor. Et le voilà avec la pioche, avec les mains, qu’il se démène et qu’il faisait quasiment autant d’ouvrage que nous deux. »
L’autre est Jean Coll, un ouvrier au service de M. de Peyrehorade comme le guide, le premier à toucher à la statue, dans un rôle, ici, de simple figurant : « Jean Coll, qui y allait de tout cœur, il donne un coup de pioche, et j’entends bimm… comme s’il avait tapé sur une cloche. »
Les interlocuteurs du dialogue
Le guide
Le ton du leur échange reproduit bien l’écart social entre lui et le narrateur. Nous y observons un mélange de respect du guide envers ce « monsieur », et de la cordialité née de leur familiarité durant ce voyage. Elle s'illustre dans le jeu entre eux au début du dialogue : « gageons un cigare que je devine ce que vous allez faire chez M. de Peyrehorade ? — Mais, répondis-je en lui tendant un cigare, cela n’est pas bien difficile à deviner. » Le langage du guide, est celui d’un homme du peuple, familier dans le lexique, par exemple le renforcement négatif, « Non pas » ou l’expression « tirer le portrait », et syntaxiquement, comme lors de son récit : « Qu’est-ce que c’est ? que je dis. », « Quels morts ? qu’il me dit. », « Et le voilà avec la pioche, avec les mains, qu’il se démène ». Mérimée accentue ainsi le réalisme de sa nouvelle.
Le narrateur
C’est sur lui que, par la présence du pronom « je », s’ouvre la nouvelle. Or, une remarque du guide, avant même qu’il le qualifie de « savant », permet, en lien avec la biographie de Mérimée, de voir en lui un double de l’écrivain : « j’ai deviné cela à vous voir tirer en portrait les saints de Serrabona. » Rappelons que Mérimée est devenu, en 1834, inspecteur général des monuments historiques, ce qui l’amène à faire un relevé précis du patrimoine, notamment religieux. C’est aussi cette fonction qui explique le commentaire suivant sa première question : « L’idole ? quelle idole ? Ce mot avait excité ma curiosité. » Tout au long du récit, nous retrouverons cette volonté du narrateur de découvrir, de comprendre, d'expliquer.
Séduire
Un dialogue dynamique
Le réalisme vient aussi du naturel de cet échange, un jeu de questions-réponses lancé par l’hypothèse formulée par le guide : « Tenez, je parierais que vous venez à Ille pour voir l’idole ? » L’enchaînement des questions découle directement, en effet, de la façon dont le guide construit ses réponses.
Quand il demande « l’on ne vous a pas conté, à Perpignan, comment M. de Peyrehorade avait trouvé une idole en terre ? », l’ordre des mots est ambigu. Là où le guide signifie le lieu de la découverte, le narrateur, lui, comprend, le matériau : « Vous voulez dire une statue en terre cuite, en argile ? »
Quand le guide précise, « C’est bien avant dans la terre, au pied d’un olivier, que nous l’avons eue. », le choix du pronom pluriel conduit le narrateur, en « savant » qu’il est, à s’assurer de la véracité du récit : « Vous étiez donc présent à la découverte ? »
C’est aussi l’explication donnée par le guide, « M. de Peyrehorade nous a dit que c’était une idole du temps des païens… du temps de Charlemagne, quoi ! », qui amène le narrateur à une première interprétation médiévale : « Je vois ce que c’est… Quelque bonne vierge en bronze d’un couvent détruit. »
Enfin le détail donné sur les « grands yeux blancs » de la statue lui permet de corriger sa première hypothèse : « Des yeux blancs ? Sans doute ils sont incrustés dans le bronze. Ce sera peut-être quelque statue romaine. »
La progression de ce dialogue dynamique complète l’image du narrateur : il approche les faits de façon scientifique, en leur cherchant une explication logique, rationnelle.
La mise en valeur de la découverte
Le récit des circonstances de la découverte est fait de façon à stimuler l’intérêt, celle du narrateur, comme le montre sa question impatiente, « Et enfin que trouvâtes-vous ? », mais, à travers lui, celle du lecteur. Le guide, en effet, n’épargne aucun détail à son destinataire, en revivant ce moment, d’où l’emploi du présent de narration : « M. de Peyrehorade nous dit, il y a quinze jours, à Jean Coll et à moi, de déraciner un vieil olivier qui était gelé de l’année dernière, car elle a été bien mauvaise, comme vous savez. » Il veille aussi à souligner la vérité de son récit, par exemple en invoquant les réalités climatiques tout en prenant à témoin son interlocuteur. Il reproduit enfin toutes les étapes de leur trouvaille, « un coup de pioche » et le bruit provoqué, restitué par l’onomatopée, « j’entends bimm… », puis, après un temps de suspens, leur reprise du travail : « Nous piochons, nous piochons ». La soudaineté de la découverte est accentuée par le présentatif, suivi du sujet inversé : « et voilà qu’il paraît une main noire ». Mais il faudra attendre encore pour comprendre ce qu’est véritablement cette découverte, Mérimée maintenant ainsi l’intérêt du lecteur.
La statue sortie de terre. Gravure, XIXème siècle
La description de la statue
En confiant le récit de cette découverte au guide, Mérimée met en valeur l’effet de surprise, en jouant sur le contraste entre le jugement de cet homme du peuple et celui de M. de Peyrehorade. Si pour celui-ci, en effet, l’enthousiasme est immédiat, « Un antique ! un antique ! », c’est loin d’être le cas pour le guide. Pour cet homme du peuple, le premier élément important est la valeur financière de la statue : « Oui, bien en cuivre, et il y a de quoi faire des gros sous. »
Mais c’est aussi la superstition populaire que Mérimée reprend, déjà par l’appellation répétée d’« idole », associée à l’allusion « au temps des païens ». Ainsi, d’emblée, la statue prend un aspect effrayant, déjà par la première image, macabre : « une main noire, qui semblait la main d’un mort qui sortait de terre ». La réaction confirme cette image, avec l’idée d’aller demander secours au curé : « Moi, la peur me prend. Je m’en vais à monsieur, et je lui dis : — Des morts, notre maître, qui sont sous l’olivier ! Faut appeler le curé. » La personnification s’accentue ensuite, avec cette même réticence populaire de pudeur devant la nudité : « Une grande femme noire plus qu’à moitié nue, révérence parler, monsieur, toute en cuivre ».
Le récit du guide met finalement l’accent sur l’aspect maléfique de la statue, par opposition à la Vierge protectrice évoquée par le narrateur : « Une bonne vierge ! ah bien oui !… Je l’aurais bien reconnue, si ç’avait été une bonne-vierge. C’est une idole, vous dis-je ; on le voit bien à son air. Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs… On dirait qu’elle vous dévisage. On baisse les yeux, oui, en la regardant. » Même s’il finit par en reconnaître la beauté, ce qui ressort à la fin du récit reste une évidente critique, car il dote la statue d’une véritable psychologique, en insistant sur son caractère dangereux : « Mais avec tout cela, la figure de cette idole ne me revient pas. Elle a l’air méchante… et elle l’est aussi. »
Elsa Nédelec, Le Vénus d'Ille, une statue maléfique. Illustration
CONCLUSION
Ce dialogue entre le personnage narrateur, venu de Paris, et un guide catalan, témoin des réalités locales, rappelle donc bien des scènes d’exposition au théâtre. Il apporte au lecteur, en effet, les informations indispensables pour lui permettre d’entrer dans l’histoire, aussi bien sur les lieux, l’époque, les personnages et la situation. Mais les exigences de la nouvelle, sa brièveté et sa concentration, obligent aussi l’écrivain à retenir très rapidement l’attention du lecteur, d’où la vivacité de ce dialogue, les effets de suspens créés par le jeu des questions et des réponses, et surtout la mise en place de cette stratégie que nous retrouverons dans toute la nouvelle : dans un cadre réaliste, introduire progressivement des éléments étranges, un peu effrayants même, comme dans le portrait de la statue, d’où pourra naître une forme intéressante de fantastique.
Pour lire l'extrait
La statue de Vénus, de "Je descendis..." à "... figure de bronze."
Le récit du guide, qui expose la situation de la nouvelle, le mariage proche du fils de M. de Peyrehorade et la découverte de la statue antique, est suivi de deux événements qui paraissent apporter la preuve d'un pouvoir maléfique :
La Vénus, que les ouvriers tentaient de dresser à l’aide de corde, « tombe à la renverse » sur Jean Coll, en lui cassant net la jambe. La narrateur ne comment pas cet accident, mais son guide, comme l’épouse de M. de Peyrehorade, l’attribuent, par superstition à l’action même de cette statue « mauvaise ».
Alors qu’après le copieux dîner pris avec ses hôtes, le narrateur a rejoint sa chambre, il aperçoit, par la fenêtre, la statue que deux jeunes apprentis insultent. L’un d’eux lui lance une pierre, mais pousse aussitôt « un cri de douleur » : « Elle me l’a rejetée », s’écrie-t-il, mais le narrateur, lui, n’y voit que le rebond de la pierre sur le bronze.
Mérimée a ainsi introduit déjà un doute : cette statue pourrait-elle s’animer dangereusement ? Lorsque son narrateur la découvre au matin, quelle image le portrait qu’il en fait met-il en valeur ?
Une description méliorative
En effaçant le plus possible de cette scène M. de Peyrehorade, fier de sa découverte, de façon à confier à son narrateur, un « savant » parisien, le soin de décrire la statue, Mérimée cherche à en accentuer l’objectivité. Ainsi, le lecteur est amené à partager « l’enthousiasme » dont il fait preuve, au grand plaisir de son hôte.
Une statue "antique"
Le narrateur, double de Mérimée donc connaisseur du patrimoine antique, identifie immédiatement la statue, « C’était bien une Vénus », qu’il compare aux modèles de la statuaire gréco-romaine : « Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités ». Il en décompose ainsi les principales caractéristiques, sa position, la « draperie », la « chevelure relevée sur le front, [qui] paraissait avoir été dorée autrefois, enfin la « tête », avec une seconde comparaison : « petite comme celle de presque toutes les statues grecques ». Il en fait même « un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. »
Beaucoup de critiques se sont interrogés sur la statue qui a pu soutenir l’inspiration de Mérimée, mais, tout en affirmant dans une lettre à Éloi Johanneau du 11 novembre 1847 que la statue « n’a jamais existé », lui-même, à partir de la position des doigts, « le pouce et les deux premiers doigts étendus » correspondant à ce jeu mentionne un souvenir précis : « L’attitude de cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne, je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. » Le jeu de mourre, en effet, qui remonte à l’antiquité, consiste à se montrer mutuellement un nombre de doigts en en annonçant simultanément le chiffre.
Statue de Germanicus, originaire de Gabii. Marbre. Musée du Louvre
Un vibrant éloge
Le jugement mélioratif encadre la description de la statue : « Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue. » est repris par « cette admirable beauté ». Ainsi, sa « beauté » est répétée, mise en valeur par les adjectifs qui la qualifie : « une merveilleuse beauté », « ce visage d’une incroyable beauté », « une si merveilleuse beauté ».
Tout un paragraphe développe un éloge souligné par l’énumération ternaire, et renforcé par l’emploi de la négation, associée à un comparatif mélioratif : « Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. » L’adjectif « parfait », répété, est soutenu par une double image : « suave » et « voluptueux » renvoient à la sensualité – Vénus n’est-elle pas la déesse de l’amour ? –, tandis qu’« élégant » et « noble » font davantage référence à la grandeur et à la puissance de cette divinité. Mais une troisième caractéristique justifie l’éloge : « Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles. » Mérimée retranscrit ici ce qui fonde encore, à son époque, les jugements esthétiques, la notion de « mimésis », le fait de reproduire par l’art la « nature », mais en lui accordant une supériorité.
Une personnification progressive
La beauté d'une statue de Vénus
Une statue originale
Mais, après avoir marqué son admiration pour une statue qui rappelle les chefs-d’œuvre de la statuaire antique, le narrateur exprime une autre réaction, son étonnement, mis en valeur par l’antéposition de la première narration, renforcée par la seconde : « Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. » Cette différence par rapport aux modèles antiques est soulignée par un autre jeu d’opposition : « Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise… ». Or, les aspects qui sont niés, « beauté calme et sévère », « majestueuse immobilité », commencent à animer cette Vénus, car la froideur du marbre est à présent interprétée comme une totale insensibilité, interprétation accentuée par le passage du « je » du narrateur au pronom « on » qui la généralise : « En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité. »
Une statue inquiétante
Son expressivité
Le narrateur va plus loin, en prêtant à la statue des sentiments, à travers le détail des « traits » que le sculpteur a imprimés à son visage : « l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. » Ce portrait donne ainsi l’impression que le visage a été reproduit au moment même où se traduisaient des sentiments, tous négatifs dans l’énumération qui suit : « Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage ».
Une menace
C’est ainsi que la description glisse de la statue elle-même à son modèle, dans un discours direct exclamatif qui lui attribue une dangerosité supérieure encore à celle d’une femme réellement existante : « Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants ! » L’hypothèse formulée ensuite nous rappelle la façon dont le guide, déjà, avait attribué à la statue une dimension macabre : « Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce ». Cette réaction du narrateur est, en fait, nourrie des récits de la mythologie, qui relate souvent les douleurs que cette déesse de l’amour peut infliger aux amants, dont se souvient aussi M. de Peyrehorade citant un vers de Phèdre de Racine où l’héroïne exprime son impuissance : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! »
Un regard inquiétant
Le dernier paragraphe accroît encore la menace, en la justifiant par des traits objectifs : « Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très-brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. » Mais le narrateur achève ainsi la personnification de la statue, en dépassant la notion de réalisme, de « vérité » de l’œuvre d’art : « Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. » C’est alors la peur qu’exprime le narrateur, qui revient sur le récit de son guide qui avait jugé la Vénus « méchante » : « Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. » Mais, si cette peur pouvait s’expliquer de la part d’un homme du peuple, superstitieux, le narrateur, lui, homme cultivé et instruit, s’en veut de partager ce même sentiment : « Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze. » Certes, il tente d’atténuer sa réaction, « presque vrai », « un peu mal à mon aise », mais son trouble suffit à associer la statue à une menace potentielle.
CONCLUSION
Ce passage est important dans le cours de la nouvelle, puisqu’il permet au lecteur de découvrir la Vénus, non plus par les discours rapportés de personnages peu instruits, mais à travers le regard d’un narrateur qui, en tant que connaisseur et homme de science, est censé être objectif. Or, parallèlement à la description précise d’une œuvre d’art, le récit donne peu à peu à cette statue une dimension humaine. En mettant ainsi en évidence le malaise qu’elle suscite chez le narrateur lui-même, Mérimée construit, en fait, l’inscription de sa nouvelle dans le fantastique : il introduit le surnaturel, source d’inquiétude, dans la réalité, et prépare ainsi son lecteur à croire en une action maléfique de sa Vénus.
Le jeu de paume, d'"En ce moment commençait..." à "... de sa victoire."
Pour lire l'extrait
Invité chez M. de Peyrehorade pour visiter le patrimoine culturel du Roussillon, le narrateur arrive chez ses hôtes trois jours avant le mariage de son fils, Alphonse, avec Mlle de Puygarrig. Il y découvre une statue de Vénus, un superbe « antique » mais qui provoque la peur d’une population superstitieuse. Le narrateur lui-même, qui prend en charge sa description, au-delà de l’admiration pour sa perfection esthétique, ne peut s’empêcher d’éprouver un malaise devant l’expression « féroce » de la statue.
Quand arrive le vendredi du mariage, la nouvelle entre dans une nouvelle étape avec le récit de la partie de jeu de paume. Quel rôle la stratégie narrative adoptée par Mérimée assigne-t-il à cet épisode ?
1ère partie : Avant la partie (des lignes 1 à 18)
Une situation réaliste
Mérimée prend soin d’inscrire cet épisode dans la réalité.
D’une part, il précise la temporalité : le narrateur est sorti à « huit heures » dans le jardin pour dessiner la Vénus, il est « neuf heures et demie » quand il renonce, en reconnaissant son échec : « désespérant de rendre cette diabolique figure ». C’est, en fait, l’occasion de rappeler, dans cette situation a priori banale, la description antérieure qui rendu effrayante la statue personnifiée.
En racontant cet épisode de « jeu de paume », Mérimée se souvient de ses Notes d’un voyage dans le midi de la France qui lui avait fait découvrir les particularités de la région, notamment ce jeu de balle, très ancien, d’abord pratiqué à l’aide d’un gant de cuir, puis avec des raquettes. Il accentue ainsi la vérité de son récit, de même qu’en rappelant la rivalité entre les peuples des deux côtés des Pyrénées, les « Illois » d’un côté, face à « quelques muletiers espagnols », avec la précision, « des Aragonais et des Navarrois ».
Une partie de jeu de paume. Gravure
Le futur marié
Jusqu’à ce passage de la nouvelle, le jugement du narrateur a été plutôt sévère sur Alphonse de Peyrehorade. Il l’avait alors critiqué pour son aspect superficiel de dandy, uniquement préoccupé de sa toilette. C’est d’ailleurs ce qu’il rappelle ici, mais en insistant sur le changement alors opéré : « Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot si bien plissé ». Le portrait se trouve alors inversé : « Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. »
En revanche, il maintient l’autre reproche déjà formulé, le fait qu’il soit plus intéressé par la fortune de sa fiancée que réellement amoureux d’elle. Il est, en effet, pour le moins surprenant que, le matin même de son mariage, il décide de participer à une partie de jeu de paume : « Et sa fiancée ?… Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait, je crois, fait ajourner le mariage. » Par cette question rhétorique, le narrateur invite le lecteur à partager sa surprise, et ne cache pas son ironie : « Il n’hésita plus : il ôta son habit, demanda une veste, et défia les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu surpris. »
2ème partie : Le récit de la partie (de la ligne 18 à la fin)
Les préparatifs
Vus par le narrateur, les préparatifs du joueur qui se met en tenue sont banals, mais le récit maintient une tonalité ironique. La comparaison, « se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium », renvoie à une bataille de l’antiquité, en 48 av. J.-C. qui a opposé deux consuls, Jules César et son rival, Pompée. Mérimée hausse ainsi un personnage ordinaire, avec sa « paire de sandales » et qui a « retrouss[é] ses manches » à la hauteur d’un héros digne des épopées antiques… Mais il s’agit seulement d’un simple jeu ! Ce décalage ne peut que faire sourire.
Un premier échec
Cette héroïsation crée un contraste avec l’échec qui suit : « Contre l’attente générale, M. Alphonse manqua la première balle ». Nous retrouvons, dans le récit, le souci de précision que Mérimée prête à son narrateur : « il est vrai qu’elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols. » Mais l’insertion d’un portrait du joueur aragonais attire l’attention, à la fois par la mention de « sa force surprenante », de sa haute taille, « six pieds », et surtout en raison de la comparaison : « sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus. » Il appartiendra au lecteur de se souvenir, à la fin de la nouvelle, de ces détails, qui peuvent paraître peu utiles ici.
Un tournant dans la partie
La réaction d’Alphonse de Peyrehorade révèle son orgueil. Il n’est pas disposé à accepter l’échec, surtout face à des étrangers « muletiers », d’où son geste de colère : « M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur. » Pour ne pas perdre la face, il lui faut aussi se trouver une excuse : « C’est cette maudite bague, s’écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre ! » Dans le dialogue précédent entre le narrateur et lui, Mérimée nous a présenté cette « bague de diamants », celle qu’il doit passer au doigt de la mariée, en insistant sur sa valeur. C’est ce prix qui explique le mouvement du narrateur : « je m’approchais pour la recevoir ». Vu cette valeur, le rythme de la phrase souligne la rapidité d'un acte qui paraît pour le moins surprenant, presque irréfléchi : « mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois. »
La bague au doigt de la statue
La victoire
Un exploit
Mérimée retrouve la tonalité épique pour relater la victoire, d’abord en amplifiant les réactions du public, « Ce fut un beau spectacle que l’enthousiasme des spectateurs : les uns poussaient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l’air ; d’autres lui serraient les mains, l’appelant l’honneur du pays. » En revanche, son commentaire, lui, se charge d’ironie : « S’il eût repoussé une invasion, je doute qu’il eût reçu des félicitations plus vives et plus sincères. » Mérimée donne ainsi l’impression qu’a été accompli un véritable exploit.
Vainqueur et vaincu
La fin de cet extrait ramène l’image critique d’Alphonse de Peyrehorade. Imbu de sa supériorité sociale, il s’adresse à son adversaire avec une phrase méprisante, blâmée par le commentaire du narrateur : « Nous ferons d’autres parties, mon brave, dit-il à l’Aragonais d’un ton de supériorité ; mais je vous rendrai des points. J’aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque peiné de l’humiliation de son rival. »
L’intérêt que porte le narrateur à la réaction du vaincu est, lui aussi, destiné à préparer le dénouement de la nouvelle : « Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanée. Il regardait d’un air morne sa raquette en serrant les dents ; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas : Me lo pagarás. » Il met en évidence, en effet, un désir de vengeance, légitime, dont le lecteur pourra se souvenir lorsque sera découverte la mort d’Alphonse.
CONCLUSION
A priori, cet épisode de la partie de jeu de paume paraît relever davantage du désir de Mérimée de restituer une particularité régionale. Mais plusieurs éléments du récit attirent l’attention du lecteur sur sa stratégie narrative, sur la façon dont il inscrit sa nouvelle dans le fantastique.
D’une part, il met en valeur son personnage d’Alphonse de Peyrehorade, en croisant des détails d'un réalisme banal avec le regard chargé d’ironie du narrateur. Mais surtout, très habilement, il glisse des remarques, qui peuvent ne pas attirer l’attention sur le moment, mais dont le lecteur – comme le narrateur – se souviendra lors de la chute de la nouvelle, la mort d’Alphonse. Mérimée prépare ainsi les interrogations de son lecteur : cette mort est-elle la simple vengeance d’un homme humilié ? Ou bien, faut-il admettre l’irréel, un châtiment de la Vénus devant un mariage qui l’aurait trahie ?
Un surprenant dialogue, de "M. Alphonse me tira..." à "... rentrer dans le salon."
Pour lire l'extrait
Le vendredi, surlendemain de son arrivée chez M. de Peyrehorade, le narrateur de La Vénus d’Ille, nouvelle de Mérimée parue en 1837, assiste au mariage d’Alphonse de Peyrehorade. Un premier incident a marqué la cérémonie : le marié, qui a fait une partie de jeu de paume le matin même, a passé la bague de mariage prévue au doigt de la statue de Vénus, car elle le gênait pour tenir sa raquette. Mais il l’a oubliée, et l'a remplacée par un simple anneau.
Dans son récit du mariage, Mérimée ne se prive pas de jeter un regard critique sur les comportements des assistants, et surtout sur Alphonse, avec lequel se déroule ce dialogue. Quel rôle Mérimée attribue-t-il à ce surprenant dialogue ?
La bague au doigt de la statue. Gravure
Un événement perturbateur
L'attitude d'Alphonse de Peyrehorade
Au fur et à mesure de cet échange, Mérimée accentue l’émotion de son personnage.
Déjà, le choix du lieu montre une volonté de se dissimuler des autres invités : « M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre », et son regard révèle une forme de gêne : il s’adresse au narrateur « en détournant les yeux ».
Le rythme de ses phrases, marqué par les nombreux points de suspension, reproduit sa « voix entrecoupée », autre signe de son trouble, signalé également par un rapide portrait : « Il me regardait fixement d’un air hagard, s’appuyant à l’espagnolette pour ne pas tomber. » Mérimée donne ainsi l’impression d’un total égarement, avec un personnage dont le déséquilibre se traduit physiquement. L’ultime indice, « un grand soupir », fait penser au dernier souffle expiré lors de l’agonie.
La dernière étape est la demande adressée au narrateur, une véritable prière, sur « un ton lamentable », mais c’est la peur qui ressort de son refus de retourner auprès de la statue : « j’aime mieux que vous y alliez seul. »
Mérimée a donc construit la progression de son dialogue de façon à faire partager au lecteur le malaise du personnage.
L'événement relaté
En choisissant cette forme de dialogue, Mérimée met aussi en valeur l’événement raconté par Alphonse de Peyrehorade.
Les précautions initiales
Dans un premier temps, le récit attire l’attention par la façon dont le personnage présente un fait, dont il préserve le mystère, « Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… », mais, parallèlement, les termes qu’il choisit l’inscrivent immédiatement dans une dimension surnaturelle : « … je suis ensorcelé ! le diable m’emporte ! » En insistant ensuite sur le comparatif, « c’est quelque chose de bien plus terrible », il dramatise encore davantage le récit à venir.
L'aveu
Nous observons une même gradation dans la présentation du fait. Dans un premier temps, à travers les hésitations, tout paraît banal, l’impossibilité d’« ôter du doigt » de la statue l’anneau qu’il y avait glissé. Mais déjà en la qualifiant de « cette diable de Vénus », il suggère un phénomène étrange, qui se confirme ensuite par la personnification, qu’il ose à peine avouer : « Mais la Vénus… elle a serré le doigt. » Les répétitions renforcent encore cette dimension surnaturelle, avec l’insistance que produit la prise à témoin de son interlocuteur : « Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?… »
Il en arrive même à proposer une interprétation de ce phénomène : « C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre. » Il dépasse ainsi la gestuelle, déjà en soi totalement invraisemblable, pour prêter à la statue des sentiments humains, ici la jalousie d’une épouse qui refuse d’être trompée.
En même temps, il tente de se rassurer par son appel à la science du narrateur, « Vous êtes antiquaire, monsieur,[…] ; vous connaissez ces statues-là… », en évoquant une hypothèse rationnelle : « il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point… »
La Vénus : une épouse jalouse
Les réactions du narrateur
Son ironie
Depuis sa première rencontre avec Alphonse de Peyrehorade lors d’un dîner, le narrateur n’a pas ménagé ses critiques envers ce jeune dandy, superficiel, imbu de sa personne, et, surtout, sans grand esprit. C’est ce qui se retrouve dans sa première réaction, comique par l’allusion sexuelle à une peur de l’impuissance quand arrive la nuit de noce dissimulée par la référence littéraire : « La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné. » Le lexique choisi, « quelque malheur », dramatise plaisamment cette hypothèse, encore accentuée par la citation tirée d’une lettre de Madame de Sévigné à sa fille : « Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques, etc. » L’ironie atteint son apogée dans le commentaire du narrateur, particulièrement méprisant envers son interlocuteur : « Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même. »
L'accusation
Vu que ce dialogue suit le long dîner de mariage, fortement arrosé d’alcool, sa première interprétation est d’attribuer le trouble du personnage à l’excès de boisson, déjà évoqué dans le récit précédent : « Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu. » Cette explication immédiate est réaffirmée plusieurs fois, avec insistance : « Je le crus tout à fait ivre. », conclut-il, puis, après avoir senti « une bouffée de vin », encore plus sévèrement, « Le misérable, pensai-je, est complètement ivre. » C’est cette même raison qui justifie son exclamation finale : « Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivre ! »
Le déni
Cette explication est le premier signe du déni que Mérimée prête à son narrateur qui, tout au long de la nouvelle, est dépeint comme un scientifique, objectif et rationnel, comme le prouvent ses premières questions sur l’anneau, logiques puisqu’il sait déjà qu’il a été oublié au doigt de la statue : « Eh bien ! on l’a pris ? ». Devant le fait relaté, sa réaction, très désinvolte, reste dans le domaine de la réalité : « Bon ! vous n’avez pas tiré assez fort. »
Son déni s’accentue ensuite, refus d’entrer dans l’idée du surnaturel qu’il manifeste avec force : « Quel conte ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue. » Son ultime conseil confirme d’ailleurs sa volonté de ne voir dans la Vénus qu’un « antique », précieux.
En raison de cette attitude affirmée, le contraste ressort avec son commentaire, qui l'amène à partager la peur de son interlocuteur : « J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. » Mais par les indices temporels Mérimée limite cet effet, et, très vite, le réel reprend sa place, la perception de la « bouffée de vin » : « toute émotion disparut. »
Le réalisme
De même, toute la fin de l’extrait met l’accent sur les réalités, d'abord climatiques, cette « pluie » qui « commençait à tomber avec force. » Elle va servir d’alibi au narrateur pour ne pas aller vérifier cette histoire tellement invraisemblable à ses yeux : « le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux os et d’attraper un bon rhume. » Mais le narrateur ajoute une nouvelle « réflexion », par laquelle Mérimée nous rappelle le sentiment de supériorité des parisiens, fiers de leur vie dans la capitale, face aux gens de la province, à leurs yeux attardés, car c’est ce qui explique aussi que le narrateur puisse faire l’hypothèse d’une vengeance ainsi élaborée contre lui : « Peut-être, d’ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux ! »
CONCLUSION
Ce dialogue entre le narrateur et le jeune marié, Alphonse de Peyrehorade, présente un double intérêt :
D’une part, il marque un tournant dans l’intrigue, en écho à l’épisode du jeu de paume au cours duquel la bague de mariage avait été passée au doigt de la statue. Voici que, soudainement, le dialogue annonce l’impossibilité de récupérer cette bague… S’ouvre ainsi un horizon d’attente, qui maintient l’intérêt du lecteur.
D’autre part, Mérimée joue sur le contraste entre ses deux personnages. Le premier, complètement égaré, avance des explications qui personnifient la statue en lui donnant une dimension maléfique. Le narrateur, au contraire, porte sur son interlocuteur un regard ironique, et prend une distance avec ce récit qu’il juge invraisemblable, même si – mais très fugitivement – il reconnaît être troublé.
Par cet événement irrationnel introduit dans la banale réalité d’une fin de dîner de mariage, Mérimée place ainsi son lecteur face à un choix personnel : acceptera-t-il d’entrer à son tour dans le fantastique qu’illustre cette statue humanisée, ou adoptera-t-il le point de vue rationnel du narrateur ?
Une terrible meurtre, d'"Avez-vous appris..." à "... vous savez le reste."
Pour lire l'extrait
Le mariage d’Alphonse de Peyrehorade auquel a assisté le narrateur de La Vénus d’Ille, nouvelle de Mérimée, parue en 1837, se termine par un étrange événement : le jeune marié ne peut ôter du doigt de la statue la bague de mariage qu’il y avait glissé pour jouer plus confortablement au jeu de paume. La statue aurait serré la main pour l'en empêcher... et il est difficile au narrateur de croire à cette explication. Mais, le lendemain matin, à son réveil, il apprend la mort du jeune marié, terrible et mystérieuse car sans « trace de sang », avec l’empreinte d’une sorte de « cercle de fer » autour du torse et, surtout, il découvre, au pied du lit, la « bague de diamants ». Autant d’éléments qui conduisent le narrateur, scientifique et rationnel, à mener lui-même une enquête à partir d’indices objectifs. Mais le procureur du roi lui relate le témoignage de la jeune mariée. Comment ce récit illustre-t-il la tonalité de la nouvelle ?
Le récit d'un crime
La temporalité
Il s’agit d’un témoignage officiel, fait devant un magistrat, le procureur du roi, qui signale donc, avec précision, tous les éléments objectifs, qui inscrivent les faits dans la réalité. Ainsi, sont reprises les circonstances qui préparent une nuit de noce : « Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit », « Au bout d’un instant », « Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte », « Peu après ».
Ces précisions font ressortir le contraste avec le moment où le temps s’efface : « Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. » Le récit a ainsi quitté le réel pour basculer dans le surnaturel.
La mise en place du surnaturel
De la même façon, Mérimée prend soin de glisser peu à peu du réalisme de la situation à l’irréel. Au début du récit, de nombreux détails descriptifs concrétisent la situation, comme « les rideaux tirés » du lit, qui maintiennent l’obscurité, ou la position de la jeune femme : « dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille », qui ne peut donc pas voir ce qui se passe dans la chambre.
Ensuite, seul le bruit est rapporté, « la porte s’ouvrit et quelqu’un entra », et la réaction de la jeune femme est logique : elle est « persuadée que c’était son mari. » Mais quand est mentionnée la seconde entrée, à la ligne 13, avec le même emploi de l’indéfini « quelqu’un », comment ne pas être surpris ? D’autant plus que cette seconde entrée, accompagnée de la phrase familière, « Bonsoir, ma petite femme. », et du geste « Bientôt après on tira les rideaux », amène le lecteur à identifier le mari. Il s’interroge alors : qui était alors ce premier « quelqu’un » ?
La gradation de la peur
La mise en place du fantastique implique de reproduire la peur du personnage, elle aussi progressive.
-
Au début, elle accompagne un fait dont la comparaison souligne l’étrangeté : « Au bout d’un instant, le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand’peur, mais n’osa pas tourner la tête. » Le temps semble alors se suspendre : « Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. »
-
Dans un deuxième temps, le récit passe de la perception auditive à une perception tactile, à nouveau accentuée par la comparaison : « Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace ». De façon parallèle, la peur s’intensifie : « Elle s’enfonça dans la ruelle, tremblant de tous ses membres. »
L'identification
La troisième étape est visuelle, et porte le fantastique à son apogée, puisque Mérimée passe de l’indéfini, répété aux lignes 10 et 15, « la personne », à une description de plus en plus effrayante du crime. Est d’abord mentionné « un cri étouffé », puis vient une image que le verbe « paraître » laisse encore floue : « La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant ». Enfin le portrait se précise peu à peu : elle « vit […] son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force. » Ce n’est qu’à la fin que le récit accuse clairement l’auteur du crime : « elle a reconnu […] la Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade ». Cette vision effroyable est soutenue par la peur poussée à l’extrême qui amène la jeune femme à s’évanouir.
Hughes Bréhat, illustration de La Vénus d’Ille, 1974 : la mort d’Alphonse de Peyrehorade
La dernière image confirme ce rôle meurtrier : elle voit la statue « immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. », puis elle « sortit du lit, laissa tomber le cadavre » et disparaît.
La distanciation
Face à ce récit, qui met en scène une statue humanisée, Mérimée, au lieu d’insister sur sa vérité, choisit de mettre en valeur son invraisemblance, comme pour nier le fantastique qu’il a lui-même introduit. Ainsi, il met en œuvre trois stratégies.
Une accusation de la narratrice
Avant même de rapporter le récit de la jeune mariée au narrateur, le procureur en nie la vérité en mettant en évidence sa folie, avec une répétition insistante : elle est « devenue folle […]. Folle ! tout à fait folle. » Ce même terme est repris alors que vient d’être identifiée la Vénus, « la malheureuse folle. », identification qui est d’ailleurs immédiatement niée par une nouvelle formulation soulignant sa folie : « À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. »
Le discours rapporté
Dans le récit du procureur, Mérimée joue aussi sur l’alternance de neutralité, avec une parole prise en charge par le magistrat qui nomme son témoin, « Madame Alphonse », et le recul sur ce témoignage quant il prend soin de l’introduire par un verbe de parole : « dit-elle », aux lignes 3 et 16, puis, avec insistance, « Elle dit, et m’a répété vingt fois ». Il prend ainsi une distance de plus en plus grande avec ce témoignage, l’intervention totalement invraisemblance de la statue : « elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours ». Le procureur représente donc le refus d’admettre ce qui transgresse toute rationalité.
La modalisation du récit du procureur
Parallèlement, Mérimée prête à son personnage des réactions qui lui font partager l’horreur du crime. Déjà, il ne cache pas sa pitié pour la jeune mariée, à présent veuve, qu’il qualifie d’emblée de « malheureuse jeune personne », adjectif repris à la ligne 20, puis par l’exclamation, « pauvre femme ! » Sa compassion le rend plus humain, mais marque aussi son recul par rapport au récit de la jeune femme, que traduit le rythme de ses phrases, scandé par des points de suspension, et la façon dont il prend à témoin son interlocuteur pour lui faire partager son rejet : elle « a répété vingt fois, pauvre femme !… elle dit qu’elle a reconnu… devinez-vous ? la Vénus de bronze ». Cela l’amène à introduire lui-même une explication sur ce rôle attribué à la statue : « Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve. » La jeune femme aurait donc seulement « rêvé », sous l’influence de la rumeur qui, depuis la découverte de la statue, lui a attribué un pouvoir maléfique.
CONCLUSION
La brièveté de la nouvelle permet à Mérimée de mettre en place progressivement dans l'esprit de son lecteur le fantastique, qui trouve son aboutissement lors de ce récit. Dans le cadre banal de cette petite ville, surgit, en effet, l’irrationnel, sans cesse dénié, mais de plus en plus effrayant. Quand il arrive à la chute de la nouvelle, ce terrible récit du meurtre de son époux fait au procureur par la jeune mariée, le lecteur a déjà en mémoire plusieurs faits surprenants : c’est d’abord la jambe cassée de Jean Coll, qui introduit dans les esprits l’idée d’un pouvoir maléfique de la statue, puis le jeune apprenti l'accuse de lui avoir renvoyé la pierre qu’il lui a lancée. Le narrateur lui-même met en évidence l’impression qu’au-delà de sa beauté, la statue exprime une forme de cruauté féroce. Enfin, quand, à l’issue de son mariage, Alphonse de Peyrehorade explique qu’il n’a pu récupérer sa bague, passée au doigt de la statue, parce qu’elle aurait refermé ses doigts… , Mérimée a apporté à son lecteur tous les indices qui peuvent l’amener à croire à ce fait invraisemblable : la vengeance d’une statue devenue meurtrière par jalousie.
Mais il prend soin de rester à la frontière du réel et du surnaturel, en ponctuant de doutes ce récit totalement irrationnel, ce qui ne l’empêche pas de mettre en valeur l’effroi provoqué par ce meurtre. Mais, en laissant son lecteur face à ces réserves, bien légitimes d’ailleurs, Mérimée l’amène à aller au-delà du seul fantastique : n’a-t-il pas voulu, par cette statue de Vénus, déesse de l’amour par son origine mythologique mais ici transformée en déesse de la mort quand elle accomplit la menace gravée sur son socle, « Cave amantem », illustrer la puissance tragique de l’amour trahi ?