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Prosper Mérimée, Carmen, 1847

Portrait de Charles Mérimée, photographie de Charles Reutlingen

Portrait de Prosper Mérimée, photographie de Charles Reutlingen 

L'auteur (1803-1870) : du réel à la fiction 

Le goût pour l'Histoire

De sa famille Mérimée hérite son goût pour l’art, une solide culture classique, et il fréquente très jeune les milieux artistiques, notamment les jeunes romantiques, réunis dans le Cénacle, créé en 1827 par Victor Hugo. Après des études de droit, il mène une carrière d’Inspecteur général des Monuments historiques, ce qui implique des observations rigoureuses, scientifiques.

Son métier l’amène à  faire de nombreux voyages, en France mais aussi à l’étranger, dont il tire une source d’inspiration pour ses œuvres. Ainsi, l’Espagne, pays découvert en 1830, offre à Carmen son décor, et l’incipit de la  nouvelle présente le voyage du narrateur en Espagne, accompli pour une raison de recherche historique : 

D’après mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme, auteur du Bellum Hispaniense, et quelques renseignements recueillis dans l’excellente bibliothèque du duc d’Ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux environs de Montilla le lieu mémorable où, pour la dernière fois, César joua quitte ou double contre les champions de la république. Me trouvant en Andalousie au commencement de l’automne de 1830, je fis une assez longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère, aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi. 

Cette même approche historique se retrouve dans le dernier chapitre de la nouvelle, ajouté dans une réédition en 1847, entièrement consacré à un exposé didactique sur les Bohémiens, leurs traits caractéristiques, leur origine, et même leur langue, avec une analyse linguistique fondée sur des exemples précis.

Une œuvre composite

L’Espagne exerce d’ailleurs une évidente fascination sur Mérimée qui, dès 1825, se fait connaître par le Théâtre de Clara Gazul, début de sa carrière littéraire, un ensemble de six pièces – enrichi à dix en 1842 – prétendument écrites par une comédienne espagnole, fiction vite démasquée. Il y exploite, conformément aux goûts romantiques, l’Histoire, telle celle de la colonisation espagnole ou de la révolution portugaise de 1640, les passions violentes, jalousie, amour dramatique, autant d’images qui forment la trame même de Carmen, et l’engagement, en critiquant par exemple l’Église ou en évoquant une révolte paysanne.

Mais après une œuvre plus franchement historique en 1829, Chronique du règne de Charles IX, qui raconte les guerres de religion au XVI° siècle, ce sont ses nouvelles qui assurent son succès, comme Mateo Falcone (1829), La Vénus d’Ille (1837), Colomba (1840) ou Carmen (1845). Son choix de l’exotisme, du fantastique, son intérêt pour les traditions et les légendes et jusqu’aux superstitions dans Carmen, montre qu’il reste marqué par le romantisme, mais, comme son ami Stendhal, il prend peu à peu ses distances avec les excès de ce mouvement, contre lesquels il lance des jugements sévères.

Présentation de Carmen 

Comme souvent au XIXème siècle, la nouvelle, écrite en 1845, paraît d'abord dans la Revue des deux mondes, en octobre 1845, l’édition en volume datant, elle de février 1847. Mais son succès reste limité, il sera surtout dû à sa reprise, en 1875, dans un opéra de Georges Bizet.

La revue des Deux Mondes, annonce de la première de Carmen, opéra de Bizet, le 3 mars 1875

Aux sources de l'œuvre 

La revue des Deux Mondes, annonce de la première de Carmen, opéra de Bizet, le 3 mars 1875
Présentation

L’Espagne est à la mode au début du siècle, un pays jugé exotique qui a inspiré bien d’autres écrivains, Hugo, Musset, Gautier… Mais l’inspiration de Carmen est plus personnelle, comme le prouvent quatre des cinq lettres, adressées au directeur de la Revue de Paris, parues en 1831, après ses six mois de voyage en Espagne.

         Dans la première, il développe une longue réflexion sur la tauromachie, sur sa place et son image en Espagne. Il dépeint notamment le « cirque » où se déroule la corrida, et le combat lui-même, avec à la fois le public et ceux qui risquent la mort dans l’arène. Or, nous retrouverons dans Carmen le personnage de Lucas, un picador qui, devenu amant de Carmen, suscite la jalousie du héros, Don José mais est blessé par le taureau : « Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux. »

         La deuxième est consacrée au récit d’une exécution. Il y introduit un personnage, un « volontaire » chargé de poursuivre des « contrebandiers » mais tué alors qu’il passe la nuit dans une auberge, autant de traits retrouvés dans des épisodes de Carmen, aussi bien dans le premier chapitre, pour l’atmosphère de l’auberge où le narrateur passe la nuit, que pour le parcours de son héros.

Mérimée, Lettres d'Espagne, 1831jpg

        La troisième présente longuement la place des brigands en Espagne, contrebandiers qui deviennent aussi voleurs, posant ainsi, à travers plusieurs anecdotes, plusieurs des personnages, leurs actions et l’atmosphère même de Carmen :

Me voici de retour à Madrid, après avoir parcouru pendant plusieurs mois, et dans tous les sens, l’Andalousie, cette terre classique des voleurs, sans en rencontrer un seul. […] Mais si je n’ai pas vu de voleurs, en revanche je n’ai pas entendu parler d’autre chose. Les postillons, les aubergistes vous racontent des histoires lamentables de voyageurs assassinés, de femmes enlevées, à chaque halte que l’on fait pour changer de mules. 

Il y reprend plusieurs aventures qu’on lui a rapportées, en évoquant, notamment, le célèbre brigand, José Maria : « Le modèle du brigand espagnol, le prototype du héros de grand chemin, le Robin Hood, le Roque Guinar de notre temps, c’est le fameux Jose Maria, surnommé el Tempranito, le Matinal. C’est l’homme dont on parle le plus de Madrid à Séville et de Séville à Malaga. Beau, brave, courtois autant qu’un voleur peut l’être, tel est Jose Maria. » Le guide du narrateur, Antonio, en présentant l’homme rencontré, « José Navarro, le plus insigne bandit de l’Andalousie », dément, certes, l’identification initiale du narrateur :

[...] à force de considérer mon compagnon, j’étais parvenu à lui appliquer le signalement de José-Maria, que j’avais lu affiché aux portes de mainte ville d’Andalousie. — Oui, c’est bien lui… Cheveux blonds, yeux bleus, grande bouche, belles dents, les mains petites ; une chemise fine, une veste de velours à boutons d’argent, des guêtres de peau blanche, un cheval bai… Plus de doute ! 

Mais ce démenti n’empêche pas que le héros de Mérimée lui emprunte bien des traits.

         Enfin, dans la quatrième, figure en germe une approche de la sorcellerie et du fantastique qui se retrouvera dans Carmen. Mérimée s’est certainement souvenu d’un récit raconté par la Comtesse de Montijo, à propos d’un brigadier déserteur qui avait tué sa maîtresse, une danseuse bohémienne, à moitié prostituée, à moitié sorcière, nommée Carmencita, diminutif  repris dans la nouvelle, à laquelle il aurait aussi prêté les traits d’une jeune femme qu’il aurait lui-même rencontrée.

Mais ajoutons à cette inspiration directe, sa lecture de deux ouvrages d’un missionnaire anglais, George Borrow , Les Zingari (1841) et La Bible en Espagne (1843), études des Tziganes espagnols, de leur origine, de leur langue et de leurs coutumes, qui a ravivé chez Mérimée, quinze ans plus tard, l’inspiration de Carmen. Il mentionne d’ailleurs expressément cet auteur dans son dernier chapitre.

Le titre de la nouvelle 

Comme celles de bon nombre d’écrivains, les nouvelles de Mérimée prennent souvent pour titre le nom du personnage principal, ici seulement le prénom de l’héroïne, particulièrement intéressant pour son symbolisme multiple.

Une étymologie latine

Mérimée, nourri d’études classiques, connaît forcément l’étymologie latine, le nom « carmen » qui signifie un chant, mais à valeur sacrée, magique, voire prophétique. Ce prénom convient parfaitement à cette héroïne qui, dès sa première rencontre avec le narrateur, s’inscrit dans cette dimension magique : « Dès que nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son coffre des cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi, un aimant, un caméléon desséché, et quelques autres objets nécessaires à son art. Puis elle me dit de faire la croix dans ma main gauche avec une pièce de monnaie, et les cérémonies magiques commencèrent. Il est inutile de vous rapporter ses prédictions, et, quant à sa manière d’opérer, il était évident qu’elle n’était pas sorcière à demi. » (Ch. II)

C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, Mérimée met en évidence le chant de son héroïne, chargé d’une force mystérieuse : « tantôt elle chantait quelqu’une de ces chansons magiques où elles invoquent Marie Padilla, la maîtresse de don Pédro, qui fut, dit-on la Bari Crallisa, ou la grande reine des bohémiens ».(Ch. III)

Un symbolisme dérivé

  • De cette étymologie latine, dérive le terme « charme », qui qualifie ce pouvoir d’attraction irrésistible qu’un être peut exercer, souvent reconnu par Don José : « J’aurais été sage de ne plus penser à elle ; mais, depuis cette journée dans la rue du Candilejo, je ne pouvais plus songer à autre chose. » Elle devient ainsi le symbole de la femme fatale.

  • C’est aussi ce mot latin qui nous a donné la couleur « carmin », un rouge vif, que met en valeur le portrait de Carmen lors de sa première rencontre avec Don José : « Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. » Cette couleur, celle du sang, est aussi associée symboliquement à la puissance et à la violence de la passion amoureuse.

Mérimée, Carmen, édition Pocketuv-rouge.jpg

La structure 

Un enchâssement

L’histoire d’amour entre Carmen et don José occupe le chapitre III, inséré entre deux chapitres qui mettent en scène le narrateur, et un dernier chapitre, longue réflexion sur les bohémiens, ajouté à l’édition de 1847. Mérimée retrouve ainsi la technique d’enchâssement fréquente dans les nouvelles, depuis Boccace et Marguerite de Navarrre : le récit fait par un des protagonistes de son déroulement, raconté à un narrateur qui le rapporte.

Brrémaud et Goulet, Carmen, 2012. Roman graphique, tome I

Les deux premiers chapitres, cependant, ne sont  pas « gratuits » : ils introduisent des rencontres qui sont comme prémonitoires du récit central, avec les trois meurtres commis par don José.

Le premier chapitre

Il relate la première rencontre entre le narrateur et José, avec lequel il partage un cigare, un repas et une soirée dans une auberge. Mérimée, en dressant le portrait de don José, et en soulignant les réticences du guide, Antonio, suscite d’emblée l’intérêt de son lecteur pour un personnage à la fois attirant et inquiétant : « Éclairée par une lampe posée sur la petite table, sa figure, à la fois noble et farouche, me rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut-être, mon compagnon songeait au séjour qu’il avait quitté, à l’exil qu’il avait encouru par une faute. J’essayai de ranimer la conversation, mais il ne répondit pas, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées. » Une relation se crée entre eux, et le narrateur, en l’informant qu’il a été dénoncé par son guide, lui permet de fuir. Ainsi se crée un horizon d'attente.

Brrémaud et Goulet, Carmen, 2012. Roman graphique, tome I

Le deuxième chapitre

Le narrateur y rencontre la Carmencita, dont il pose un premier portrait. Il la suit chez elle pour se faire dire « la bonne aventure », ce qui lui offre l’occasion d’une nouvelle rencontre avec José, faisant brutalement irruption, mais qui n’empêche pas que sa montre lui ait été volée… Après plusieurs mois de recherche, il revient à Cordoue, apprend que sa montre a été retrouvée, et le voleur arrêté et emprisonné : il s’agit de don José, condamné à la pendaison pour de nombreux crimes, qu’il va visiter en prison. La fin du chapitre présente le récit principal : « Je le revis le lendemain, et je passai une partie de la journée avec lui. C’est de sa bouche que j’appris les tristes aventures qu’on va lire. »

Ces trois rencontres sont comme prémonitoires des trois crimes que va commettre don José.

Le chapitre IV

Une dernière question se pose : pourquoi Mérimée a-t-il choisi d’ajouter ce quatrième chapitre, long essai sur les bohémiens où il présente leurs traits physiques, leur caractère, leur religion, leur culture, s’interroge sur leur origine et leur langue ? La rigueur de l’analyse qu’il propose, dans laquelle il met en évidence ses propres recherches et son implication, est comme un contrepoint qui justifie l’image de l’héroïne de la nouvelle, une façon d’insister sur le réalisme d’un récit qui a pourtant bien une dimension véritablement romantique, comme le marque la formule finale : « En voilà bien assez pour donner aux lecteurs de Carmen, une idée avantageuse de mes études sur le Rommani. »

Gitans espagnols. Gravure XIXème siècle

Gitans espagnols. Gravure XIXème siècle

Le récit enchâssé

Le troisième chapitre, dont le narrateur est don José, considérablement plus long, forme le cœur de la nouvelle.

            La situation initiale est une présentation rapide du héros, de son origine et de sa fonction de lieutenant.

           L'événement perturbateur intervient rapidement. C’est la première rencontre entre don José et Carmen qui annonce leur relation : une séduction immédiate conduit ce jeune lieutenant à transgresser la loi. Chargé de la mener en prison à l’issue d’une bagarre sanglante, il lui permet de s’échapper, ce qui lui vaut d’être dégradé  et de faire un mois de prison.

         Les péripéties sont construites autour des rencontres et des disparitions de Carmen, qui, à chaque fois, à travers le rejet par l'héroïne de don José, font progresser leur relation.

  • Lorsqu’il la revoit, devenu simple soldat de faction, une journée passée ensemble le rend passionnément amoureux, mais Carmen le rejette. La conséquence est que, la retrouvant une nuit avec une troupe de contrebandiers, il transgresse la loi et ferme les yeux en échange d’une nouvelle rencontre.

  • Une deuxième disparition de Carmen les sépare. Quand il la revoit, en compagnie d’un lieutenant, elle le rejette : fou de rage, il tue ce rival. Risquant la peine de mort, il se fait alors contrebandier, comptant ainsi s’assurer l’amour de Carmen.

  • Mais il découvre qu’elle est mariée à Garcia, dont elle aide l’évasion et qui rejoint la bande, dans laquelle don José joue pleinement son rôle de brigand, jusqu’à une autre disparition de Carmen, censée être partie à Gibraltar pour « affaires ». Parti à sa recherche, don José la retrouve entretenue richement par un Anglais, qu’elle prévoit de dépouiller. Mais le guet-apens tendu offre au héros l’occasion de provoquer le mari de Carmen, qu’il tue d’un coup de couteau.

       Alors que l’’histoire d’amour se poursuit, entre rebuffades et réconciliations, intervient un nouveau départ de Carmen, qui va à Cordoue voir une corrida à laquelle participe un picador, Lucas, auquel elle semble s'intéresser. Cela suscite la jalousie de don José, élément de résolution ce qui l'amène à implorer Carmen de le suivre en Amérique.

        Face à son refus, violent rejet de l’amour qu’il lui offre, le dénouement est terrible : il la frappe de deux coups de couteau, accomplissant son troisième crime.  

Le cadre spatio-temporel  

Lieux-temps

Généralement, la longueur de la nouvelle limite le cadre spatial, et réduit les descriptions des décors ; de même, le récit, même si la durée de l’histoire peut être longue, se réduit le plus souvent à des temps forts, mis en valeur entre des ellipses narratives. Mais la structure enchâssée de Carmen enrichit son cadre spatio-temporel.

Les lieux 

L'Andalousie dans Carmen de Mérimée 

Le parcours du narrateur

Dès sa première phrase, avec la mention de l’erreur des « géographes » sur le site de la bataille de Munda, livrée par Jules César, le narrateur fixe le cadre de sa nouvelle, l’Andalousie :

[…] je pensais qu’il fallait chercher aux environs de Montilla le lieu mémorable où, pour la dernière fois, César joua quitte ou double contre les champions de la république. Me trouvant en Andalousie au commencement de l’automne de 1830, je fis une assez longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore. Un mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère, aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi.

L'Andalousie dans Carmen de Mérimée

Gitans espagnols. Gravure XIXème siècle

Le premier chapitre se termine à Cordoue, où se déroule le deuxième. Évoquant à la fin du chapitre II son départ pour Séville, le narrateur résume alors son séjour,  « plusieurs mois de courses errantes en Andalousie », en introduisant, à l’occasion de sa conversation avec Carmen, une métaphore méliorative sur cette région qualifiée de « pays de Jésus, à deux pas du paradis ». Or, il est significatif que c’est aussi à proximité de Cordoue que se dénoue le meurtre de l’héroïne commis par don José, comme en écho à cette rencontre. De même, l’errance mentionnée par le narrateur annonce celle du héros avec la troupe de bohémiens à travers l’Andalousie.

Le chapitre IV, en revanche, élargit l’espace, en montrant la place occupée par les bohémiens en Europe, de l’Espagne à l’Allemagne, en passant par les Vosges et Paris. En abordant la question de leur origine, Mérimée marque aussi la différence entre la légende, qui les fait venir d’Égypte, plusieurs fois citée dans la nouvelle d’ailleurs, et les recherches des scientifiques qui, à partir de leur langue proche du sanscrit, considèrent qu’ils viennent de l’Inde.

La manufacture de tabac de Séville au XIXème siècle 

La manufacture de tabac de Séville au XIXème siècle 

Le récit enchâssé

Le lieu initial, celui de la rencontre qui détermine le destin de don José, est Séville, plus précisément la manufacture de tabac où travaille Carmen, puis, après cette rencontre, le lecteur suit le chemin qui mène la coupable d’agression vers la prison, en nommant précisément la rue où don José lui permet de s’évader, ce qui lui vaut la prison et la dégradation. De même, sont précisés les endroits où il revoit Carmen à sa sortie, chez un colonel, et, surtout, la maison, « rue de Candîlejo » où il passe la journée avec elle, lieu emblématique de l’amour, récurrent dans le récit. Nous le retrouvons ensuite en faction à une des portes de la ville où il accepte de fermer les yeux sur le trafic des contrebandiers.

Ces précisions contrastent avec la suite du récit, où les lieux ne sont que rapidement cités, aussi bien pour les voyages de Carmen à travers l’Espagne, que pour les déplacements de la troupe de brigands : Jerez, Ronda, Gibraltar, Malaga, Grenade, Cordoue. Les villes ne sont pas décrites, seul un détail peut être vite mentionné, comme les arènes à Grenade où Carmen va voir Lucas, le picador, ou celles de Cordoue. On notera cependant l’évocation, à plusieurs reprises de ces « venta », auberges souvent misérables qui offrent un abri plutôt misérable à la troupe ou au couple.

Les descriptions

La rareté des descriptions dans le troisième chapitre s’explique par la volonté de l’écrivain de ne pas rompre la tension de l’histoire d’amour.

En revanche, il a pris soin, dans les deux premiers chapitres, de poser les éléments essentiels du décor qui sera aussi celui du récit à venir. Trois éléments sont mis en valeur :

         Une première description marque le contraste entre la sauvagerie du paysage, brûlé par un soleil écrasant, avec une « gorge », surplombée par des « escarpements » et des « rochers à pic », et un lieu verdoyant, ombragé,  cette « pelouse » où le le narrateur fait halte, frappé par sa beauté et la paix qui y règnent :

À peine eus-je fait une centaine de pas, que la gorge, s’élargissant tout à coup, me montra une espèce de cirque naturel parfaitement ombragé par la hauteur des escarpements qui l’entouraient. Il était impossible de rencontrer un lieu qui promît au voyageur une halte plus agréable. Au pied des rochers à pic, la source s’élançait en bouillonnant, et tombait dans un petit bassin tapissé d’un sable blanc comme la neige. Cinq à six beaux chênes verts, toujours à l’abri du vent et rafraîchis par la source, s’élevaient sur ses bords, et la couvraient de leur épais ombrage ; enfin, autour du bassin, une herbe fine, lustrée, offrait un lit meilleur qu’on n’en eût trouvé dans aucune auberge à dix lieues à la ronde.

         La deuxième description est celle de la « venta », l'auberge où il va passer la nuit en compagnie de don José, image de celles que nous retrouverons dans la suite de la nouvelle, évocatrice de la misère qui règne dans la région :

Elle était telle qu’il me l’avait dépeinte, c’est-à-dire une des plus misérables que j’eusse encore rencontrées. Une grande pièce servait de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fumée sortait par un trou pratiqué dans le toit, ou plutôt s’arrêtait, formant un nuage à quelques pieds au-dessus du sol. Le long du mur, on voyait étendues par terre cinq ou six vieilles couvertures de mulets ; c’étaient les lits des voyageurs.

Une "venta" en Andalousie. Gravure, XIXème siècle 

Une "venta" en Andalousie. Gravure du XIXème siècle 

         Enfin, la description du cadre lors son séjour à Cordoue est intéressante car elle met en relation le décor, « la rive droite du Guadalquivir », au moment romantique du coucher du soleil, et un spectacle qui révèle toute la force de la séduction féminine :

Elle était telle qu’il me l’avait dépeinte, c’est-à-dire une des plus misérables que j’eusse encore rencontrées. Une grande pièce servait de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fumée sortait par un trou pratiqué dans le toit, ou plutôt s’arrêtait, formant un nuage à quelques pieds au-dessus du sol. Le long du mur, on voyait étendues par terre cinq ou six vieilles couvertures de mulets ; c’étaient les lits des voyageurs.

Séville, sur les bords du Guadalquivir 

Séville, sur les bords du Guadalquivir 

Le parcours du narrateur

Dès sa première phrase, avec la mention de l’erreur des « géographes » sur le site de la bataille de Munda, livrée par Jules César, le narrateur fixe le cadre de sa nouvelle, l’Andalousie :

La temporalité 

La durée

L’incipit pose une date, «  au commencement de l’automne de 1830, je fis une assez longue excursion pour éclaircir les doutes qui me restaient encore », qui permet de situer la rencontre du narrateur avec don José, de même que celle de Carmen peu de temps après, vu la proximité de Montilla et de Cordoue : « Je passai quelques jours à Cordoue. » Ces précisions permettent de situer chronologiquement l’histoire d’amour entre don José et Carmen, bien antérieure à ce moment. Ces deux rencontres ont eu lieu, en effet, alors que la relation qui s’est nouée entre l’héroïne et le picador Lucas, en provoquant la jalousie du héros, est sur le point d'amener le dénouement tragique :

C’est vers ce temps, monsieur, que je vous rencontrai, d’abord près de Montilla, puis après à Cordoue. Je ne vous parlerai pas de notre dernière entrevue. Vous en savez peut-être plus long que moi. Carmen vous vola votre montre ; elle voulait encore votre argent, et surtout cette bague que je vois à votre doigt, et qui, dit-elle, est un anneau magique qu’il lui importait beaucoup de posséder. Nous eûmes une violente dispute, et je la frappai. Elle pâlit et pleura. C’était la première fois que je la voyais pleurer, et cela me fit un effet terrible. Je lui demandai pardon, mais elle me bouda pendant tout un jour, et, quand je repartis pour Montilla, elle ne voulut pas m’embrasser.

En  revanche, il est quasiment impossible de déterminer la durée de la relation amoureuse entre de don José et Carmen, car les indices temporels restent très vagues, comme « quelques semaines après », « [cela] dura assez longtemps », ou « peu après », et souvent l’ellipse narrative est totale. Par exemple, rien n’indique la durée de la vie de contrebandier de don José,  rapidement résumée jusqu’au jour où la troupe échappe aux cavaliers qui la poursuit, peu avant le départ de Carmen pour Gibraltar.

Des temps forts

Ce flou temporel fait ressortir les temps forts du récit, qui marque alors des accélérations. Par exemple, la première vision de Carmen par don José est mise en valeur par une précision, « deux ou trois heures après, j’y pensais encore », le fait de la laisser s’enfuir ensuite au lieu de la conduire en prison, vaut au héros « un mois de prison » et c’est lors de sa sortie, mis « en faction à la porte du colonel », qu’il revoit Carmen,  jour dont il fait la révélation de son amour : « c’est de ce jour-là, je pense, que je me mis à l’aimer pour de bon ». La nuit et la journée qui suit sont déterminantes pour illustrer la relation qui se noue entre eux. De même, le moment où don José bascule dans le monde des brigands, alors qu’il garde la porte de Séville, est scandé d’indications précises qui soulignent la rapidité de ce changement, comme, aussi, le séjour de Carmen à Gibraltar où don José la retrouve après deux jours de recherche, puis « le lendemain », enfin « encore deux jours » avant que l’Anglais ne soit volé. Plusieurs de ces scènes fondamentales se déroulent « la nuit », comme pour correspondre à la vie des brigands, en marge de la société.

POUR CONCLURE

Grâce à l’insertion du récit de son héros dans celui du narrateur, Mérimée peut jouer sur les contrastes, tant pour les lieux que pour l’expression du temps. Ainsi, face au réalisme qu’impose l’approche précise de son narrateur, un scientifique,  l’histoire d’amour entre Carmen et don José prend une toute autre force : en échappant à l’espace et au temps, elle  accède ainsi à la dimension mythique d’une passion tragique, intemporelle.

Le narrateur et son rôle 

Le cœur de la nouvelle est le récit que fait au narrateur premier don José de son histoire d’amour pour la bohémienne Carmen, mais, en l’insérant ainsi dans le chapitre III, Mérimée crée une polyphonie  puisque le point de vue du narrateur sur les amants, précède cette narration. De ce fait, son regard, antérieur aux faits relatés, oriente l’image des protagonistes.

Narrateur

Le regard d'un étranger 

Cécile Delessert, Portrait de Prosper Mérimée assis en buste, avec un portefeuille, XIXème siècle. Aquarelle sur papier, 23,6 x 16,5. Charenton-le-Pont. Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine

Une approche scientifique

Tel qu’il se présente dans l’incipit, le narrateur semble se confondre avec l’écrivain, Mérimée. Comme lui, il fait preuve d’un évident intérêt pour la culture classique, dont témoigne l’objectif de son voyage en Andalousie, une recherche qui associe l’histoire antique, le Bellum Hispaniense de César, et la géographie : trouver le lieu exact de la bataille de Munda. Comme tout scientifique, il souhaite « éclaircir les doutes qui [lui]restaient encore », afin de pouvoir en tirer un ouvrage scientifique :  

Un mémoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espère, aucune incertitude dans l’esprit de tous les archéologues de bonne foi. En attendant que ma dissertation résolve enfin le problème géographique qui tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous raconter une petite histoire ; elle ne préjuge rien sur l’intéressante question de l’emplacement de Monda.

Cécile Delessert, Portrait de Prosper Mérimée assis en buste, avec un portefeuille, XIXème siècle. Aquarelle sur papier, 23,6 x 16,5. Charenton-le-Pont. Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine

Son adresse, ici, à des lecteurs potentiels renforce aussi sa confusion avec Mérimée, mais, cette fois-ci, en tant qu’auteur de la nouvelle, qui ne manque d’ailleurs pas d’humour en qualifiant son récit de « petite histoire », dont il minimise l’importance.

Son image de scientifique se retrouve au début du deuxième chapitre, où, à Cordoue, nous le retrouvons plongé dans ses recherches : « On m’avait indiqué certain manuscrit de la bibliothèque des Dominicains, où je devais trouver des renseignements intéressants sur l’antique Munda. »

L’ajout du chapitre IV, dans l’édition en volume de 1847, prolonge aussi cette approche scientifique, puisqu’il entreprend une « dissertation », non plus sur l’histoire antique, mais sur l’ethnologie, autre domaine auquel s’est intéressé Mérimée :

L’Espagne est un des pays où se trouvent aujourd’hui, en plus grand nombre encore, ces nomades dispersés dans toute l’Europe, et connus sous les noms de Bohémiens, Gitanos, Gypsies, Zigeuner, etc. La plupart demeurent, ou plutôt mènent une vie errante dans les provinces du Sud et de l’Est, en Andalousie, en Estremadure dans le royaume de Murcie ; il y en a beaucoup en Catalogne. Ces derniers passent souvent en France. On en rencontre dans toutes nos foires du Midi.

Nous pouvons voir aussi, dans cette étude finale sur les bohémiens, la volonté de Mérimée de compléter l’histoire d’amour entre don José et Carmen, la « gitana », héroïne de la nouvelle, en apportant des explications à son comportement, qu’il s’agisse de leur conception de l’amour, « Quant aux jolies, elles sont comme toutes les Espagnoles, difficiles dans le choix de leurs amants. Il faut leur plaire, il faut les mériter. », de leur pratique de la sorcellerie, qui les rend dangereuses, « elles font au besoin des conjurations puissantes qui obligent le diable à leur prêter son secours », sans oublier leurs malhonnêteté : « Les Gentils sont si bêtes, me disait une Bohémienne des Vosges, qu’il n’y a aucun mérite à les attraper. » Autant de traits qui composent le portrait de Carmen.

Une vision de l'Espagne

La présence de l'Espagne dans la littérature française est ancienne, depuis La Chanson de Roland jusqu’à Lesage, avec Gil Blas de Santillane, ou Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, en passant par des personnages comme Le Cid ou Don Juan. Mais avec la conquête de Napoléon, puis l’expédition française qui, en 1823, apporte son soutien au roi Ferdinand VII, l’intérêt pour ce pays s’accentue encore chez les Romantiques, fascinés par un exotisme sauvage, avec une architecture marquée par l’Orient, et qui se plaisent à recréer la cruauté des mœurs, qu’il s’agisse des bandits de grand chemin, des gitans, des corridas…

Le paysage dépeint par Mérimée soutient cette image, dès l’incipit où il représente son narrateur « errant dans la partie élevée de la plaine de Cachena, harassé de fatigue, mourant de soif, brûlé par un soleil de plomb. » Mais, par ailleurs, il insiste sur d’autres caractéristiques de ce pays, par exemple la façon d’établir une relation sociale : « En Espagne, un cigare donné et reçu établit des relations d’hospitalité, comme en Orient le partage du pain et du sel. », « Je connaissais assez le caractère espagnol pour être très sûr de n’avoir rien à craindre d’un homme qui avait mangé et fumé avec moi. » Dans l’auberge où il passe la nuit, il note l’aspect miséreux d’« une vieille femme et [d’]une petite fille de dix à douze ans, toutes les deux de couleur de suie et vêtues d’horribles haillons. », mais évoque aussi le folklore, le chant accompagné de la mandoline : «  j’aime à la passion votre musique nationale. », déclare-t-il en demandant à don José de chanter. Enfin, il met l’accent sur son goût pour les « sciences occultes », sur sa « curiosité pour toutes les superstitions », que l’Espagne lui permet de satisfaire : il se faisait « une fête d’apprendre jusqu’où s’était levé l’art de la magie parmi les Bohémiens. »

Présentation de don José 

La première rencontre

Le portrait physique fait du héros un stéréotype de ces Espagnols, rudes et sauvages tels que les Romantiques aiment à les peindre :

C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier. Son teint, qui avait pu être beau, était devenu, par l’action du soleil, plus foncé que ses cheveux. D’une main il tenait le licol de sa monture, de l’autre une espingole de cuivre. 

Paul Gavarni, Contrabandista en el puerto de Gavarni, 1829. Lithographie coloriée. Bibliothèque de Toulousen el puerto de Gavarni.jpg

Mérimée utilise ensuite le contraste entre la « terreur » du guide, Antonio, et le comportement du narrateur pour prolonger le portrait du personnage : s’il a tous les attributs du brigand, son attitude, respectueuse et polie avec le narrateur, révèle qu’il est, certes, un homme du peuple, qualifié d’ailleurs de « pauvre diable » car il semble plutôt affamé, mais non dénué de noblesse Tout, dans la suite de leur conversation, complète cette image finalement méliorative :

Je ne doutai pas que je n’eusse affaire à un contrebandier, peut-être à un voleur ; que m’importait ? Je connaissais assez le caractère espagnol pour être très sûr de n’avoir rien à craindre d’un homme qui avait mangé et fumé avec moi. Sa présence même était une protection assurée contre toute mauvaise rencontre. D’ailleurs, j’étais bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme à se trouver auprès d’un être dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisé. 

Paul Gavarni, Contrabandista en el puerto de Gavarni, 1829. Lithographie coloriée. Bibliothèque de Toulouse

Mais lorsque le personnage accepte de chanter, en s’accompagnant à la mandoline, le narrateur souligne les sentiments exprimés, « l’air mélancolique » chanté, mais aussi l’« air sombre » adopté, sa « singulière expression de tristesse », tandis qu’il reste ensuite silencieux, « absorbé qu’il était dans ses tristes pensées ». Sa comparaison, « sa figure, à la fois noble et farouche, me rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut-être, mon compagnon songeait au séjour qu’il avait quitté, à l’exil qu’il avait encouru par une faute. », suscite l’intérêt du lecteur, en suggérant que sur lui pèse une tragédie. La dernière phrase du héros lors de leur séparation, « Je ne suis pas tout à fait aussi mauvais que vous me croyez… oui ; il y a encore en moi quelque chose qui mérite la pitié d’un galant homme… », confirme l’impression contrastée mise en place dans ce chapitre.

Le narrateur agent de l'action

La deuxième rencontre

La situation est très différente dans le chapitre II, puisque c’est la violence du héros qui est mise en évidence dès son entrée dans la pièce : « La porte s’ouvrit tout à coup avec violence, et un homme, enveloppé jusqu’aux yeux dans un manteau brun entra dans la chambre en apostrophant la bohémienne d’une façon peu gracieuse. Je n’entendais pas ce qu’il disait, mais le ton de sa voix indiquait qu’il était de fort mauvaise humeur. » Il se calme quand il reconnaît le narrateur, mais celui-ci a, en assistant à la scène, le sentiment qu’il lui doit la vie.  

La troisième rencontre

C’est bien malgré lui que le narrateur revoit le héros, quand, de retour à Cordoue, il apprend le terrible châtiment qui l’attend : « Quand je dis pendre, je me trompe. C’est un hidalgo que votre voleur ; il sera donc garrotté après demain sans rémission. Vous voyez qu’un vol de plus ou de moins ne changera rien à son affaire. Plût à Dieu qu’il n’eût que volé ! mais il a commis plusieurs meurtres, tous les plus horribles les uns que les autres. » Face à ce criminel condamné, Mérimée inverse l’image car, dans cet ultime entretien, ce sont la douleur et le remords qui ressortent de ses deux demandes : «  faire dire une messe pour le salut de son âme » et remettre de sa part la « petite médaille d’argent qu’il portait au cou », à une « bonne femme » dont tout laisse à penser qu’il s’agit de sa mère.

Ainsi l’annonce qui ferme ce chapitre, « C’est de sa bouche que j’appris les tristes aventures qu’on va lire », crée une attente chez le lecteur : ce héros sera-t-il coupable, ou victime ?

Carmen vue par le narrateur 

La rencontre

Deux aspects ressortent de sa première apparition, la séduction d’une part, l’inconvenance d’autre part : « Elle avait dans les cheveux un gros bouquet de jasmin, dont les pétales exhalent le soir une odeur enivrante. Elle était simplement, peut-être pauvrement vêtue, tout en noir, comme la plupart des grisettes dans la soirée. Les femmes comme il faut ne portent le noir que le matin ; le soir, elles s’habillent à la francesa. » Le même contraste s’observe dans le rapide portrait, « elle était petite, jeune, bien faite, et […] elle avait de très grands yeux », mais elle accepte volontiers le cigare offert. Alors qu’elle se présente elle-même lors de leur conversation, « Allons, allons ! vous voyez bien que je suis bohémienne ; voulez-vous que je vous dise la baji ? Avez-vous entendu parler de la Carmencita ? C’est moi. », le commentaire du narrateur accentue ce que représente la bohémienne, une image fortement péjorative : « J’étais alors un tel mécréant, il y a de cela quinze ans, que je ne reculai pas d’horreur en me voyant à côté d’une sorcière », ensuite qualifiée de « servante du diable ».

Le portrait

Après cette première image, le narrateur développe le portrait de l’héroïne, en insistant sur sa beauté, « Je doute fort que mademoiselle Carmen fût de race pure, du moins elle était infiniment plus jolie que toutes les femmes de sa nation que j’aie jamais rencontrées. », mais une beauté contrastée, paradoxale presque :

Henri Maigrot, dit Henriot, Carmen, illustration pour l’édition de 1884

Sa peau, d’ailleurs parfaitement unie, approchait fort de la teinte du cuivre. Ses yeux étaient obliques, mais admirablement fendus ; ses lèvres un peu fortes, mais bien dessinées et laissant voir des dents plus blanches que les amandes sans leur peau. Ses cheveux, peut-être un peu gros, étaient noirs, à reflets bleus comme l’aile d’un corbeau, longs et luisants. Pour ne pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, je vous dirai en somme qu’à chaque défaut elle réunissait une qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le contraste. 

Mais ce portrait physique amène un commentaire du narrateur, qui met en valeur l’impression presque diabolique qu’elle produit, faisant d’elle une séductrice dangereuse : « C’était une beauté étrange et sauvage, une figure qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun regard humain. Œil de bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation. » Ainsi, elle apparaît d’emblée comme une femme fatale.

Henri Maigrot, dit Henriot, Carmen, illustration pour l’édition de 1884
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Valentin de Boulogne, La Diseuse de bonne aventure, vers 1620. Huile sur toile, 150 x 239. Toledo Museum of Art, Ohio

Une bohémienne

Comme cela a été le cas pour le héros, le narrateur s’insère ensuite dans l’action, en décidant de se faire « tirer la bonne aventure », reprenant ici le stéréotype de  la bohémienne, en ponctuant d’ailleurs son récit de termes empruntés à « l’idiome des gitans ». Une des composantes du stéréotype est leur réputation de voleur, ce que suggère l’intérêt porté par Carmen à la montre, « Est-elle vraiment d’or ? dit-elle en la considérant avec une excessive attention », dont il découvrira par la suite la disparition.

La scène de divination associe à l’héroïne tous les traits de la sorcellerie, depuis les objets, les gestes, qui confirment son aspect effrayant :

Dès que nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son coffre des cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi, un aimant, un caméléon desséché, et quelques autres objets nécessaires à son art. Puis elle me dit de faire la croix dans ma main gauche avec une pièce de monnaie, et les cérémonies magiques commencèrent. Il est inutile de vous rapporter ses prédictions, et, quant à sa manière d’opérer, il était évident qu’elle n’était pas sorcière à demi.

La scène qui succède à l’irruption brutale de don José annonce la relation violente de ce couple, illustrée par le « regard farouche » que le héros porte sur elle, auquel répond le comportement de Carmen, « Elle s’animait par degrés. Son œil s’injectait de sang et devenait terrible, ses traits se contractaient, elle frappait du pied. », et un « regard de profond mépris » qui laisse supposer qu’elle est celle qui mène le couple.

POUR CONCLURE

Carmen témoigne de la place qu’occupe l’Espagne dans la vie et dans l’œuvre de Mérimée – n’oublions pas le Théâtre de Clara Gazul, qui l’a fait connaître, en 1825, avant même qu’il n’effectue son premier voyage – à la fois par goût personnel mais aussi sous l’influence d’un romantisme fasciné par ce pays sauvage et farouche où ne s’aventurent guère que quelques touristes anglais. La nouvelle reflète d’ailleurs les impressions qu’il transcrit dans ses lettres, quand il traverse la sierra de Ronda, un des décors de Carmen, ayant pris « le chemin le plus romantique du monde, c’est-à-dire le plus pierreux, le plus désert qui puisse exercer la patience d’un voyageur ». Même s’il a surtout fréquenté la bonne société espagnole, il a baigné dans une atmosphère empreinte de dangers, où, comme lors des corridas, le sang est prompt à couler, recréée dans sa nouvelle.

Une histoire d'amour 

Amour

Les deux chapitres pris en charge par un narrateur qui, de témoin extérieur, finit par être impliqué dans l’action, préparent le récit de don José, dans le chapitre III. Mérimée a, en effet, veillé à susciter, chez son lecteur, un intérêt sympathique pour ce brigand qui semble porter en lui un lourd secret, et surtout pour la « Carmencita », bohémienne séduisante certes, mais qualifiée de « sorcière ». Le fait que le narrateur retrouve don José en prison, où il attend d’être exécuté, accentue encore le désir du lecteur de savoir comment il a pu en arriver à une si terrible condamnation.

Mérimée, Carmen, édition espagnole

Mérimée, Carmen, édition espagnole

La scène de première rencontre

En se présentant au narrateur, le héros rappelle son origine, le pays basque, et comment, suite à une bagarre lors d’une partie de jeu de paume, il a été obligé de quitter sa Navarre natale pour s’engager « dans le régiment d’Almanza, cavalerie ».

Une séduction fatale 

Mais il met très rapidement l’accent sur sa différence avec ses camarades soldats, une forme d’innocence due à sa jeunesse qui explique que, de garde à la manufacture de tabac, il ne prête pas attention aux ouvrières : « Pendant que les autres regardaient, moi, je restais sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors ; je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les épaules. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières : toujours à railler, jamais un mot de raison. »

Eugène Decisy, Carmen : la première rencontre. Illustration de l’édition de 1866 

Mérimée met en valeur le bouleversement que provoque la rencontre avec Carmen, en reprenant la tradition du "coup de foudre", la passion qui naît au premier regard et qui marque à jamais le héros : « Je levai les yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois. »

Son récit montre que cette première rencontre s’est gravée dans son esprit. Il se souvient de chaque détail, et insiste sur le bouleversement que provoque en lui cette femme provocatrice, « effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était ». Elle le fait « rougir », il est incapable de riposter, et se trouve comme paralysé : « Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. » Attraction réciproque, peut-être, car l’héroïne remarque ce soldat qui ne s’intéresse pas à elle : « suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole ».

Eugène Decisy, Carmen : la première rencontre. Illustration de l’édition de 1866 

Ce début de récit souligne déjà à quel point cette rencontre été déterminante, en opposant ses réactions d’alors, la fleur lancée qu’il ramasse, et une sorte de prolepse qui annonce une issue fatale : «  Première sottise ! ». Sa conclusion, « Deux ou trois heures après, j’y pensais encore », scelle la naissance de la passion.

Une première transgression

Dans son récit de l’arrestation de Carmen, pour la mener en prison, don José met en valeur le contraste entre eux : un jeune soldat, poli « comme un bon soldat doit parler à un prisonnier, surtout à une femme », mais naïf, car il va se laisser duper par le comportement de l’héroïne, « douce comme un mouton », et par son appel à la pitié. Il a suffi de quelques mots dans la langue basque, et d’une description volontairement pathétique pour l’amener à transgresser la loi en lui permettant de s’échapper, dans une rue au nom prémonitoire, la « rue du Serpent ». Mais là encore, ce n’est que dans ce récit a posteriori que don José a véritablement mesuré la force de la passion née en lui :

Henri de Spa, l’évasion de Carmen. Aquarelle, édition de 1911

Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi. Elle estropiait le basque, et je la crus Navarraise ; ses yeux seuls et sa bouche et son teint la disaient bohémienne. J’étais fou, je ne faisais plus attention à rien. […] Bref, j’étais comme un homme ivre ; je commençais à dire des bêtises, j’étais tout près d’en faire.

Henri de Spa, l’évasion de Carmen. Aquarelle, édition de 1911

Après l’évasion de Carmen, qu’il favorise, le héros subit un premier châtiment, en étant « dégradé et envoyé pour un mois à la prison. » Mais son monologue intérieur, rapporté dans son récit, révèle déjà toute la contradiction entre sa lucidité, douloureuse, et la force irrésistible d’une passion fatale :

Et pour quoi me suis-je fait punir ? Pour une coquine de bohémienne qui s’est moquée de moi, et qui, dans ce moment, est à voler dans quelque coin de la ville. Pourtant je ne pouvais m’empêcher de penser à elle. Le croiriez-vous, monsieur ? ses bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en plein en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. Je regardais par les barreaux de la prison dans la rue, et, parmi toutes les femmes qui passaient, je n’en voyais pas une seule qui valût cette diable de fille-là. Et puis, malgré moi, je sentais la fleur de cassie qu’elle m’avait jetée, et qui, sèche, gardait toujours sa bonne odeur… S’il y a des sorcières, cette fille-là en était une !

Cependant, alors même que Carmen lui fait passer une lime et de l’argent pour qu’il s’échappe, le héros n’est pas encore prêt à aller jusqu’à ce qui serait l’ultime transgression, une désertion : « J’avais encore mon honneur de soldat, et déserter me semblait un grand crime. »

Le chemin de l'apprentissage amoureux 

Henri de Spa, l'amour vécu. Aquarelle, édition de 1911

Vivre l'amour

À sa sortie de prison, quand don José revoit Carmen, la fatalité s’accomplit, comme si la musique et la danse achevaient le charme exercé par Carmen : « C’est de ce jour-là, je pense que je me mis à l’aimer pour tout de bon ». Sur l’invitation de la gitane, et à partir de sa déclaration, « Tu es mon rom, je suis ta romi », la journée scelle l’amour de don José, encore si fort au moment du récit qu’il efface l’exécution qui l’attend : « Ah ! monsieur, cette journée-là ! cette journée-là !… quand j’y pense, j’oublie celle de demain. »

Mais cet amour peut-il réellement être vécu dans sa plénitude ? En fait, le discours de Carmen, lors de leur séparation, révèle par avance toute l’ambiguïté de cette relation, en mettant en valeur, par avance à la fois l'impossibilité de la vivre – qu’elle semble elle-même regretter – et surtout le danger qu’elle promet :

Henri de Spa, l'amour vécu. Aquarelle, édition de 1911

Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu ? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta romi. Mais, ce sont des bêtises : cela ne se peut pas. Bah ! mon garçon, crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as rencontré le diable, oui, le diable ; il n’est pas toujours noir, il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas mouton. Va mettre un cierge devant ta majari (1) ; elle l’a bien gagné. Allons, adieu encore une fois. Ne pense plus à Carmencita, ou elle te ferait épouser une veuve à jambes de bois. (2)

(1) La Vierge  Marie.

(2) Métaphore qui désigne la potence.

Mais rien ne pourra ensuite arrêter l’apprentissage de don José, emporté par l’espoir de revivre pareil moment d’amour : « depuis cette journée dans la rue du Candilejo, je ne pouvais plus songer à autre chose. Je me promenais tout le jour, espérant la rencontrer. » Ainsi, tout au long du récit, la « rue du Candîlejo » revient, en une sorte de leitmotiv qui charge ce lieu d’une valeur sacrée.

L'itinéraire d'un hors-la-loi

Le récit adopte alors le ton d’un roman picaresque, puisque, par amour, le héros va aller de transgression en transgression.

La première implique de trahir son service de garde, comme le lui demande Carmen, « Il va venir des gens avec des paquets ; laisse-les faire. », et c’est bien par amour qu’il finit par accepter de ne pas remplir son devoir militaire : « J’eus la faiblesse de la rappeler, et je promis de laisser passer toute la bohème, s’il fallait, pourvu que j’obtinsse la seule récompense que je désirais. » Mais cette « récompense » ne s’inscrit pas dans la durée, puisque Carmen, avant tout, reste une femme libre, s’accordant le droit de choisir qui lui plaît.

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Achille Zo, Famille bohémienne en voyage, 2nde moitié du XIXème s. Huile sur toile. Musée Bonnat-Helleu, Bayonne

Ainsi, quand, après un temps d’absence, don José la retrouve, elle est en compagnie d’un jeune « lieutenant » : aveuglé par la jalousie, le héros le tue d’un coup d’épée et, lui-même blessé, il est soigné par Carmen, qui lui fait quitter Séville. Ainsi devenu meurtrier, le narrateur s’engage dans une « nouvelle carrière », mais, là encore, c’est l’amour qui le pousse à partir  d’une image romanesque de la vie de bohémien :

Vous le dirai-je, monsieur ? elle me détermina sans beaucoup de peine. Il me semblait que je m’unissais à elle plus intimement par cette vie de hasards et de rébellion. Désormais je crus m’assurer son amour. J’avais entendu souvent parler de quelques contrebandiers qui parcouraient l’Andalousie, montés sur un bon cheval, l’espingole au poing, leur maîtresse en croupe. Je me voyais déjà trottant par monts et par vaux avec la gentille bohémienne derrière moi. Quand je lui parlai de cela, elle riait à se tenir les côtés, et me disait qu’il n’y a rien de si beau qu’une nuit passée au bivouac, lorsque chaque rom se retire avec sa romi sous sa petite tente formée de trois cerceaux avec une couverture par-dessus.

Dans un premier temps, le narrateur reconnaît que cette vie lui paraît plaisante : « Ce premier voyage et quelques autres après furent heureux. La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat ; je faisais des cadeaux à Carmen. J’avais de l’argent et une maîtresse. Je n’avais guère de remords, car, comme disent les bohémiens : Gale avec plaisir ne démange pas. » Mais elle n’est pas de tout repos, car les voleurs doivent sans cesse se cacher, risquent même parfois la  mort en cherchant à échapper aux poursuites.

Tout retour en arrière devient ainsi impossible, le héros est comme emporté par ce destin, qu’il dépeint comme fatal : « Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une jolie fille vous fait perdre la tête, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre à la montagne, et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir réfléchi. »

Un amour tragique 

Mérimée ouvre sa nouvelle par une citation en épigraphe de Palladas, poète grec (fin du IVème – début du Vème siècle av. J.-C.) dont les épigrammes ont été conservés dans l’Anthologie palatine : Πᾶσα γυνὴ χόλος ἐστὶν· ἔχει δ’ ἀγαθάς δύο ὥρας, / Τὴν μίαν ἐν θαλάμῳ, τὴν μίαν ἐν θανάτῳ. La traduction donnée par Mérimée lui-même introduit une comparaison, « Toute femme est comme le fiel », là où le texte est plus direct : « Toute femme est du fiel ; mais elle a deux bonnes heures, une au lit, l’autre à sa mort. » Cette citation, nettement  misogyne, fait de la femme une source de rage, car elle provoque un épanchement de bile. La rime met en parallèle deux moments, celui où l’amour est dans sa plénitude, « ἐν θαλάμῳ », le lit nuptial, et celui qui apporte à l’amant sa délivrance, « ἐν θανάτῳ », sa mort. Mais une question subsiste : s’agit-il là de l’opinion de Mérimée, qui traduirait alors sa méfiance de l’amour, ou bien d’une façon d’illustrer par avance l’histoire d’amour entre don José et Carmen ?

Une femme fatale

Par son  héroïne, Mérimée reprend une figure féminine ancienne dans la littérature, depuis l’Odyssée, avec la nymphe Calypso, qui retient Ulysse pendant dix ans à ses côtés, ou, dans la mythologie, la dangereuse Circé, magicienne comme Médée, la meurtrière…

Mais, il inscrit cette figure de la femme fatale dans une représentation de la passion romantique, celle qui lui attache irrésistiblement son amant, don José. Ainsi, même quand don José a toutes les raisons de s’indigner de soin comportement, il retombe irrémédiablement sous son charme, comme lors de leurs retrouvailles à Gibraltar : « Je ne l’avais jamais vue si belle. Parée comme une madone, parfumée… des meubles de soie, des rideaux brodés… ah !… et moi fait comme un voleur, que j’étais. — Minchorrò ! disait Carmen, j’ai envie de tout casser ici, de mettre le feu à la maison, et de m’enfuir à la sierra. — Et c’étaient des tendresses !… et puis des rires !… et elle dansait, et elle déchirait ses falbalas : jamais singe ne fit plus de gambades, de grimaces, de diableries. » En fait, jamais Mérimée ne permet à son lecteur d’oublier le double aspect de son héroïne, à la fois idolâtrée et maléfique, « cette diable de fille », comme la nomme don José, qui annonce elle-même au héros son destin tragique : « Ne t’ai-je pas promis de te faire pendre ? »

Une femme libre

Mais Carmen est-elle, elle-même, amoureuse ? À plusieurs reprises, elle donne à don José tous les signes d’un amour sincère, dont elle semble d’ailleurs surprise : « Eh bien, mon pays, m’en voulez-vous encore ? me dit-elle. Il faut bien que je vous aime, malgré que j’en aie, car, depuis que vous m’avez quittée, je ne sais ce que j’ai. Voyons, maintenant c’est moi qui te demande si tu veux venir rue du Candîlejo ». Quand il est blessé, à deux reprises, elle le soigne avec attention, et accepte de céder à son amour : « sur un mot de moi, elle quittait tout, et venait me retrouver dans une venta isolée, ou même au bivouac. ».

En fait, toute l'ambiguïté vient de ce qu’en choisissant comme héroïne une bohémienne, Mérimée met l’accent sur  la liberté, plus fondamentale pour elle que l’amour qui l’attache à don José, ce qu’elle proclame avec force : « Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît. Prends garde de me pousser à bout. » Finalement, le héros constate : « Elle me montrait plus d’amitié que jamais ; cependant, devant les camarades, elle ne convenait pas qu’elle était ma maîtresse ; et même, elle m’avait fait jurer par toutes sortes de serments de ne rien leur dire sur son compte. J’étais si faible devant cette créature, que j’obéissais à tous ses caprices. » Mais ce comportement où il voit, naïvement, un retour à une conduite morale, ne révèle-t-il pas qu'elle est elle-même prisonnière des coutumes des bohémiens, ne voulant pas afficher à leurs yeux sa soumission amoureuse ?

Les tourments de la jalousie

L’histoire d’amour entre Carmen et don José vient à peine de se nouer qu’intervient la jalousie du héros, qui va déterminer son destin. À sa sortie de prison, dès qu’il la revoit, c'est ce sentiment qu'il ressent, associé à un désir de meurtre : « l’idée me vint trois ou quatre fois d’entrer dans le patio, et de donner de mon sabre dans le ventre à tous ces freluquets qui lui contaient fleurettes. Mon supplice dura une bonne heure ». Ainsi cet   amour, dès sa naissance, s’associe à la souffrance.

Le lieutenant

Ainsi, quand il retrouve Carmen en compagnie d’un jeune lieutenant, sa réaction est immédiate : « la rage au cœur », il est d’abord comme paralysé,  puis le combat l’amène à tirer son épée : « je lui mis la pointe au corps, et il s’enferra. » La scène est rapide, mais ce premier meurtre construit son  destin : il ne peut que fuir, en rejoignant la troupe des contrebandiers. Mais, dans ce choix, il voit surtout le moyen de s’assurer la possession de Carmen sans rival, « Si je tiens jamais dans la montagne, lui disais-je, je serai sûr de toi ! Là, il n’y a pas de lieutenant pour partager avec moi. », tandis que celle-ci ne fait aucun cas de cette jalousie : «  Ah ! tu es jaloux, répondait-elle. Tant pis pour toi. Comment es-tu assez bête pour cela ? »

D’après une aquarelle de Mérimée, Carmen et don José, 1890. Eau-forte en couleurs, BnF

D’après une aquarelle de Mérimée, Carmen et don José, 1890. Eau-forte en couleurs, BnF

Le mari de Carmen, Garcia

Quand il apprend avec « saisissement » que Carmen a un mari qu'elle s’est employée à faire évader des galères, sa jalousie est ravivée. Le rapide portrait fait par don José est éloquent, « c’était bien le plus vilain monstre que la bohème ait nourri : noir de peau et plus noir d’âme, c’était le plus franc scélérat que j’aie rencontré dans ma vie », et sa colère devant le double jeu de Carmen est manifeste : « Carmen vint avec lui ; et, lorsqu’elle l’appelait son rom devant moi, il fallait voir les yeux qu’elle me faisait, et ses grimaces quand Garcia tournait la tête. J’étais indigné, et je ne lui parlais pas de la nuit. » Le récit s’attache ensuite à montrer la cruauté de ce bandit, qui n’hésite pas à achever le Remendado, un de leurs compagnons blessé.

Mais le récit, de manière voilée, attribue à Carmen l’idée de se débarrasser de Gracia en profitant de l’attaque de l’Anglais rencontré à Gibraltar : « mais, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique qu’elle avait dans de certains moments, et ce sourire-là, personne n’avait alors envie de l’imiter, — sais-tu ce qu’il faudrait faire ? Que le Borgne paraisse le premier. Tenez-vous un peu en arrière ; l’écrevisse est brave et adroit : il a de bons pistolets… Comprends-tu ?… Elle s’interrompit par un nouvel éclat de rire qui me fit frissonner. » Or, si le héros refuse ce comportement déshonorant, une partie de cartes lui offre l’occasion de se débarrasser de ce mari d’un coup de couteau, et, lorsqu’il le tue, sa conclusion réaffirme sa volonté de posséder seul l’amour de Carmen : « nous ne pouvions vivre ensemble. J’aime Carmen, et je veux être seul. »

Eugène Decisy, Le picador piétiné dans l’arène, 1866. Gravure pour illustrer Carmen

Lucas, le picador

Un troisième rival apparaît alors que Carmen a fait preuve de son dévouement en soignant son amant blessé, ce picador dont elle « parla beaucoup », ce qui ranime la jalousie du héros : « Cela commença à m’alarmer. Je demandai à Carmen comment et pourquoi elle avait fait connaissance avec le picador. » Rassuré dans un premier temps par la réponse de Carmen, la colère le reprend quand il apprend qu’elle est partie à Cordoue alors même que s’y déroule une corrida : « Voilà mon sang qui bouillonne, et, comme un fou, je pars, et je vais à la place. On me montra Lucas, et sur le banc contre la barrière, je reconnus Carmen. Il me suffit de la voir une minute pour être sûr de mon fait. » Mais le meurtre sera inutile, car le picador est gravement blessé dans l’arène : « Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbuté avec son cheval sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux. » Le meurtre n’a donc pas été accompli, mais il n’en a pas moins été souhaité.

Eugène Decisy, Le picador piétiné dans l’arène, 1866. Gravure pour illustrer Carmen

Un dénouement tragique

Depuis le premier moment de leur rencontre, Carmen, en insistant elle-même sur sa dimension « diabolique », a prédit à don José qu’elle serait cause de sa perte : « je t’ai dit que je te porterais malheur », déclare-t-elle  après la mort du lieutenant. Elle pose ainsi d’emblée l’issue fatale de cet amour, non seulement pour lui, mais même pour elle, comme le prouve sa réaction à la mort de son époux face à la menace lancée : « – C’est que son temps était venu. Le tien viendra. — Et le tien, répondis-je, si tu n’es pas pour moi une vraie romi. — À la bonne heure, dit-elle ; j’ai vu plus d’une fois dans du marc du café que nous devions finir ensemble. »

Après la scène des arènes, le destin tragique va trouver son accomplissement. Le refus de Carmen de partir en Amérique avec lui amène le héros à lancer une menace, « Je suis las de tuer tous tes amants ; c’est toi que je tuerai. », ce qui amène l’héroïne à préciser sa prédiction : « J’ai toujours pensé que tu me tuerais. La première fois que je t’ai vu, je venais de rencontrer un prêtre à la porte de ma maison. Et cette nuit, en sortant de Cordoue, n’as-tu rien vu ? Un lièvre a traversé le chemin entre les pieds de ton cheval. C’est écrit. […] Moi d’abord, toi ensuite. Je sais bien que cela doit arriver ainsi. » Bohémienne, Carmen a la croyance prêtée à son peuple de connaître l’avenir, mais cela permet à Mérimée de faire de sa nouvelle une tragédie, déterminée par la fatalité.

La fin de la nouvelle est alors une marche vers la mort, acceptée par Carmen en écho à la mort de son amour : « — Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi. […] Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder. » Accepter la mort est, pour la gitane, la dernière façon d’affirmer sa liberté en acceptant son destin : « José, répondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus ; toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi ; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra. » Cette réponse scelle irrémédiablement le destin tragique du couple, Carmen tuée d’un coup de couteau, don José condamné à mort après s’être livré à la justice.

Gustave Doré, L’Espagnol contrebandier de Ronda et sa Maja, 1862. Gravure in L’Espagne de Davilliers

Gustave Doré, L’Espagnol contrebandier de Ronda et sa Maja, 1862. Gravure in L’Espagne de Davilliers

POUR CONCLURE

Par sa structure comme par le choix des deux héros de l’histoire d’amour, la nouvelle de Mérimée se déroule comme une tragédie, mettant en valeur le poids du destin. Comme l’avait fait l’abbé Prévost dans Manon Lescaut (1731), à travers le récit relaté à un narrateur par son héros, il fait de son héroïne une femme fatale, entraînant son amant sur le chemin de l’illégalité et du crime. Mais cette tragédie prend d’autant plus de relief qu’il la situe dans le cadre dune Andalousie empreinte de violence, et que, bohémienne, son héroïne porte en elle une liberté constitutive de sa vie et déterminante pour sceller un destin fatal, qui entraîne dans la mort son amant.

Style

L'écriture de Mérimée : romantisme ou réalisme ? 

Les principes du drame romantique posés par Victor Hugo dans la préface de Cromwell, en 1827 – et rappelons qu’en 1822, Mérimée lit dans les salons un drame intitulé Cromwell qui ne sera jamais achevé – se fondent, en opposition au théâtre « classique », sur une exigence de vérité. Trois volontés ressortent:

  • la recherche de la couleur locale accompagnée d’une volonté de puiser dans l’histoire ;

  • le refus d’idéaliser les personnages ;

  • le mélange du sublime et du grotesque, de la beauté et de la laideur.

Ainsi, même s’il est convenu d’opposer les courants romantique, dans la première moitié du siècle, et réaliste, dans la seconde moitié, tous deux reposent sur une recherche de vérité. Et chez plusieurs des écrivains de ce siècle coexistent les deux courants, comme  le  déclare Maurice Druon en 1921 devant l’université des Annales : « En toutes choses, il fut un précurseur, un romantique avant les romantiques, un réaliste avant les réalistes… Ce fut un des cerveaux littéraires les plus prestigieux de ce siècle où il y eut tant d’écrivains. » Essayons d’analyser comment, dans Carmen, s’incarnent ces deux courants.

Le romantisme dans Carmen 

Paysage andalou, au pied de la sierra Nevada. Gravure

La couleur locale

Le cadre de la nouvelle, une Andalousie où se combinent les souvenirs de l’occupation maure, le poids de la foi chrétienne, la présence des divers clans gitans qualifiés souvent d’« Égyptiens », la danse, le chant et la corrida, donne au décor de Carmen une dimension exotique dans laquelle la violence pourra se donner libre cours entre ceux qui représentent la loi et l’ordre, et ceux qui se mettent délibérément en marge. Même si la nouvelle empêche les longues descriptions, l’errance du narrateur comme celle des contrebandiers, dans un paysage sauvage, soutiennent les péripéties qui, elles, rappellent le roman picaresque en vogue au XVIIIème siècle.

Paysage andalou, au pied de la sierra Nevada. Gravure

Le refus de l'idéalisation

Aucun des personnages de la nouvelle ne peut être considéré comme parfait, pas même le narrateur initial qui permet à  don José, dont il sait qu’il enfreint la loi, d’échapper à la police qui le poursuit. Dans la troupe des contrebandiers, la violence est la règle, jusqu’à tuer, comme le fait Garcia, un compagnon blessé qui entraverait la fuite. Enfin, le héros, don José, par faiblesse et par jalousie, devient lui aussi un meurtrier, tandis que Carmen, sans limites dans son affirmation de liberté, s’avère incapable de vivre l’amour dans toute sa puissance.

Mérimée va même plus loin, en exploitant son choix d’une bohémienne pour mettre en évidence des aspects qui relèvent du fantastique, par exemple son regard fascinant, « que je n’ai trouvé à aucun regard humain » explique don José, sa pratique de la sorcellerie, ou sa dimension animale, quand elle danse par exemple, qui à la fois fascinent et effraient son amant.

Le sublime et le grotesque

Mérimée s’emploie aussi à faire alterner dans la nouvelle des moments qui grandissent les personnages, en leur prêtant grandeur et noblesse, et d’autres qui, au contraire, les ramènent à la médiocrité, voire au ridicule. Ainsi don José peut faire preuve de dignité, manifester un sens réel de l’honneur, dont témoigne par exemple son comportement lors de ses deux premières rencontres avec le narrateur, une foi sincère aussi au moment où sa mort approche, et un amour absolu. Mais il est aussi naïf, rendu faible par sa jalousie et sa soumission, participant même à des scènes cocasses, comme celle où il se retrouve à Gibraltar avec Carmen face à l’Anglais que tous deux s’amusent à tromper par des traductions inventées de sa conversation avec don José : « Monsieur, quand cette fille-là riait, il n’y avait pas moyen de parler raison. Tout le monde riait avec elle. Ce grand Anglais se mit à rire aussi, comme un imbécile qu’il était, et ordonna qu’on m’apportât à boire. »

Mérimée : un réaliste ? 

Le refus des grands élans lyriques

Mais ces trois caractéristiques conduisent les écrivains romantiques à mettre en scène des situations dramatiques, des conflits qu’ils rendent pathétiques en accentuant l’expression des sentiments, et en prêtant à leurs personnages des tirades et des déclarations passionnées. Or, c'est précisément ce que refuse Mérimée, qui privilégie la concision

Ainsi, même quand don José est plongé dans la souffrance, dans une tristesse qu’observe le narrateur dans le chapitre I, il se mure dans le silence, attitude souvent réitérée. De même, la scène clé de toute histoire d’amour, la première rencontre du  héros avec Carmen, n’offre aucun long développement sur ses sentiments, ni élan ni regret. Il se contente de brèves comparaisons, « Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds ; je ne sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement dans ma veste. », et d’un commentaire réduit à l’extrême dans une exclamation nominale : «  Première sottise ! »

Même dans les moments les plus dramatiques, par exemple quand Garcia tue sous ses yeux « le pauvre Remendado » dont la blessure aurait gêné la fuite de la troupe, son émotion n’est mise en valeur que par une brève conclusion, « Voilà, monsieur, la belle vie que j’ai menée », par un jugement violent sur « cet infernal Garcia », et par une image réduite à l’extrême : « Pendant ce temps-là, moi, j’étais couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado. » Enfin, là où les romans antérieurs, tels Manon Lescaut de l’abbé Prévost, en 1731, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, en 1782, ou Atala de Chateaubriand, en 1801, un des maîtres du romantisme - et même l'image donnée par Stendhal, dans Le Rouge et le Noir, en 1830, de son héros Julien Sorel en prison - développent la mort de leurs héroïnes en en accentuant le pathétique, Mérimée fait le contraire : le récit de la mort de Carmen réduit la douleur de son amant, « Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout ! je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore ! », et trois lignes suffisent à raconter le crime.

L'importance des détails

Les romans de Balzac ou de Flaubert, auteurs inscrits dans le courant réaliste, présentent des descriptions souvent fort longues, ou des portraits très détaillés des personnages, ce qui n’est pas le cas chez Mérimée. Cependant, il prend soin d’insérer, dans chacun des épisodes racontés, des détails très  précis, révélateurs d’un lieu ou d’un personnage. Par exemple, dès le chapitre I, en s’attardant sur les détails du partage du repas, « On nous servit, sur une petite table haute d’un pied, un vieux coq fricassé avec du riz et force piments, puis des piments à l’huile, enfin du gaspacho, espèce de salade de piments. Trois plats ainsi épicés nous obligèrent de recourir souvent à une outre de vin de Montilla qui se trouva délicieux. », il crée un effet de vérité. Il suffit souvent d’un détail pour résumer un sentiment ou une situation, par exemple la relation qui naît ente le narrateur et Carmen dans le chapitre II, comme ce fut le cas avec don José, grâce à un cigare : « Par bonheur, j’en avais de tels dans mon étui, et je m’empressai de lui en offrir. Elle daigna en prendre un, et l’alluma à un bout de corde enflammé qu’un enfant nous apporta moyennant un sou. Mêlant nos fumées, nous causâmes si longtemps, la belle baigneuse et moi, que nous nous trouvâmes presque seuls sur le quai. » Nul besoin de rapporter la conversation, l’image des « fumées mêlées » est assez éloquente. Ce rôle accordé aux détails qui, à eux seuls, permettent de caractériser un temps forts du récit se retrouve fréquemment, comme pour la scène fondamentale de la relation entre don José et Carmen, la nuit et la journée passées rue du Candîlejo. Alors que le récit en résume l’importance par deux exclamations, « Ah ! monsieur, cette journée-là ! cette journée-là !… » sans rien dire de précis,  les achats qui la précèdent, eux, sont longuement racontés, avec une insistance sur leur coût  comme pour indiquer par avance qu’un moment essentiel se prépare :

À l’entrée de la rue du Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle me fit mettre dans mon mouchoir. Un peu plus loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une bouteille de manzanilla ; puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore, qu’elle avait dans sa poche, avec quelque argent blanc ; enfin elle me demanda tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et de plus cher, yemas, turon, fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela, il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. 

L'écriture

Mérimée a une écriture qui tranche nettement sur celle ses contemporains romantiques qu’elle lui a valu bien des critiques sur son style « sec, sans développements », selon Sainte-Beuve, voire brutal. Mais il y a là une volonté affirmée de rester dans la vérité. Déjà l’ajout dans l’édition de 1847 du chapitre IV en dit long sur le désir de justifier sa connaissance du monde des bohémiens qui soutient sa nouvelle, jusqu’à sa réflexion finale sur leur langue. Il y a chez Mérimée, un goût de l’érudition, d’un savoir historique, ethnologique, linguistique qui se retrouve d’ailleurs dans sa nouvelle : les conversations sont ponctuées, soit de termes espagnols, soit de la  langue des gitans.

Cette particularité du style de Mérimée invite le lecteur à prêter la plus grande attention d’abord, pour la narration, aux ellipses, qui permettent de resserrer le récit sur les moments essentiels : « On s’oublie quand on parle de soi. Tous ces détails-là vous ennuient sans doute, mais j’ai bientôt fini. La vie que nous menions dura assez longtemps. » Pour la phrase, notons la rareté des longues phrases périodiques, construites sur la subordination, à l’exception des relatives qui apportent une précision  ou d’un bref discours indirect rapporté. Le plus souvent, il privilégie la parataxe, soit de courtes indépendantes qui se succèdent sans lien logique, soit la juxtaposition, soit une coordination, mais peu élaborée :

On voulait que je fusse d’église, et l’on me fit étudier, mais je ne profitais guère. J’aimais trop à jouer à la paume, c’est ce qui m’a perdu. Quand nous jouons à la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout. Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle ; nous prîmes nos maquilas, et j’eus encore l’avantage ; mais cela m’obligea de quitter le pays. 

Ce passage de récit, non seulement n’explique pas réellement ce qui est arrivé au « gars de l’Alava » – l’a-t-il blessé, voire tué ? – mais se contente de dérouler l’événement ne la façon la plus neutre possible. Il en va de même pour les conversations, comme dans cet extrait : « Je ne suis pas tout à fait aussi mauvais que vous me croyez… oui ; il y a encore en moi quelque chose qui mérite la pitié d’un galant homme… Adieu, Monsieur… Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir m’acquitter envers vous. »

POUR CONCLURE

Bien sûr, le choix de la nouvelle exige une brièveté, mais, malgré son choix de personnages aussi opposés que le jeune lieutenant, don José, et une bohémienne, Carmen, Mérimée refuse le mélodrame pour privilégier la concision, voire la sécheresse. Mais, paradoxalement, par cette mise à distance du "pathos", il fait ressortir, comme le faisaient les auteurs classiques, la tension dramatique des conflits et le tragique qui accable ses personnages.

Explications : Chapitre I, rencontre du narrateur et de don  José - Chapitre II, rencontre du narrateur et de Carmen - Chapitre II, visite du narrateur en prison - Chapitre III, scène de rencontre amoureuse - Chapitre III, hors-la-loi - Chapitre III, vie commune - Chapitre III, dénouement  

Explications
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