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Explications : Prosper Mérimée, Carmen, 1847

Chapitre I : une première rencontre, d'" À peine eus-je fait une centaine  de pas..." à " ... vers la terre." 

Dans le premier chapitre de Carmen, le narrateur, qui ressemble beaucoup à Mérimée par son travail d’historien, raconte son voyage en Andalousie, afin de retrouver le site du « champ de bataille de Munda […] où, pour la dernière fois, César joua quitte ou double contre les champions de la république. » En compagnie de son guide Antonio, son trajet à partir de Cordoue est pénible : il « est harassé de fatigue, mourant de soif, brûlé par un soleil de plomb », jusqu’au moment où il arrive dans un décor bien différent, où il fait une étrange rencontre. Comment Mérimée, à partir du récit de cette rencontre par son narrateur, présente-t-il le héros de la nouvelle ?

1ère partie : un paysage idyllique (des lignes 1 à 9) 

Andalousie : les falaises de la Ronda, 1865. Gravure

Un décor contrasté

Les indices temporels mettent immédiatement l’accent sur le contraste entre ce paysage et le chemin jusqu’alors parcouru, dans le cadre sec et sauvage de l’Andalousie : « À peine eus-je fait une centaine de pas, que la gorge, s’élargissant tout à coup, me montra une espèce de cirque naturel ». Les éléments d’un décor sauvage n’ont, certes, pas disparu avec la mention de « la hauteur des escarpements qui l’entouraient », « des rochers à pic », qui soulignent son aspect minéral, ou même la violence de l’eau : « la source s’élançait en bouillonnant ».

Mais, en parallèle, grâce à cette source, qui « tombait dans un petit bassin tapissé d’un sable blanc comme la neige », le lieu offre bien des beautés, à commencer par sa végétation : « cinq à six beaux chênes verts », « autour du bassin, une herbe fine, lustrée ». Ce cadre permet ainsi au voyageur d’échapper aux rigueurs du climat : les arbres sont « à l’abri du vent », le lieu est « parfaitement ombragé », non seulement par sa situation, au pied de parois rocheuses, mais surtout par les arbres : ils protègent du soleil par « leur épais ombrage », synecdoque qui remplace leur feuillage par le résultat produit, avec une insistance sur le soulagement ainsi apporté au voyageur.

Andalousie : les falaises de la Ronda, 1865. Gravure
Paysage andalou

Un lieu paisible

En s’attardant sur une description, ce qui est rare dans la nouvelle, Mérimée sacrifie à une forme d’exotisme propre à son époque, mais, surtout, met en place l’impression de paix dans laquelle va se dérouler la scène de rencontre.  Cette impression est accentuée, en effet, par les commentaires mélioratifs du narrateur : « Il était impossible de rencontrer un lieu qui promît au voyageur une halte plus agréable », et l’herbe « offrait un lit meilleur qu’on n’en eût trouvé dans aucune auberge à dix lieues à la ronde. » Le calme de ce décor prépare le contraste avec la rencontre à venir.

Paysage andalou

2ème partie : la rencontre (des lignes 10 à 32) 

Le  portrait du personnage

Poursuivant son récit, le narrateur relate la rencontre, qui brise la solitude de ce paysage : « À moi n’appartenait pas l’honneur d’avoir découvert un si beau lieu. » En revanche, l’impression de paix subsiste, avec l’insistance sur le calme du personnage, et même de son cheval : « Un homme s’y reposait déjà, et sans doute dormait, lorsque j’y pénétrai. Réveillé par les hennissements, il s’était levé, et s’était rapproché de son cheval, qui avait profité du sommeil de son maître pour faire un bon repas de l’herbe aux environs. »

Le portrait, en revanche, est plus inquiétant : « C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier. » En le qualifiant de « gaillard », le narrateur suggère une force, que confirme son « regard ». Le portrait lui prête une forme de sauvagerie, puisqu’il semble vivre surtout en plein air : « Son teint, qui avait pu être beau, était devenu, par l’action du soleil, plus foncé que ses cheveux. » Enfin, son attitude lors de son réveil, « D’une main il tenait le licol de sa monture, de l’autre une espingole de cuivre. », montre que, malgré son sommeil, il est resté sur ses gardes, prêt à fuir et à se défendre à coup de fusil.

Diego Corrientes Mateos (1757-1781 : un bandit andalou. Gravure, XIXème siècle

Diego Corrientes Mateos (1757-1781 : un bandit andalou. Gravure, XIXème siècle

Les réactions du narrateur

En choisissant un narrateur étranger au pays, Mérimée a pu enrichir le portrait de son héros par ses réflexions. Son premier jugement reprend les aspects inquiétants d’abord notés, « J’avouerai que d’abord l’espingole et l’air farouche du porteur me surprirent quelque peu ». Cependant, cela est aussitôt atténué, d’abord par la restriction « quelque peu », ensuite par une forme d’ironie sur un des stéréotypes sur l’Espagne, pays dangereux où le voyageur risquerait la mort : « mais je ne croyais plus aux voleurs, à force d’en entendre parler et de n’en rencontrer jamais. D’ailleurs, j’avais vu tant d’honnêtes fermiers s’armer jusqu’aux dents pour aller au marché, que la vue d’une arme à feu ne m’autorisait pas à mettre en doute la moralité de l’inconnu. »

Le monologue rapporté directement, « — Et puis, me disais-je, que ferait-il de mes chemises et de mes Commentaires Elzevir ? », nous rappelle sa recherche scientifique, objet de son voyage en Andalousie, avec l’allusion à l’ouvrage qui lui sert de base, le Bellum Hispaniense de César  à travers la mention d’« Elzevir », nom d’un imprimeur néerlandais de la Renaissance qui s’est spécialisé dans l’édition des œuvres de l’antiquité gréco-romaine.

Le premier contact

Le récit de la rencontre se poursuit en mettant en valeur un contraste.

  • D’un côté, le narrateur adopte un comportement propre à rassurer l’individu sur son absence de violence : « Je saluai donc l’homme à l’espingole d’un signe de tête familier, et je lui demandai en souriant si j’avais troublé son sommeil. » C’est ce calme qui explique que celui-ci ne fasse aucun geste menaçant : « Sans me répondre, il me toisa de la tête aux pieds «  et se montre « satisfait de son examen ».

  • De l’autre, la réaction de son guide face au regard du personnage est bien différente : « il considéra avec la même attention mon guide, qui s’avançait. Je vis celui-ci pâlir et s’arrêter en montrant une terreur évidente. »

Gustave Doré, Gédéon choisit ses soldats, 1862. Illustration de l’Ancien Testament

Le narrateur doit alors choisir son comportement, et, là encore, Mérimée souligne le contraste. Le discours direct exclamatif illustre le danger, « Mauvaise rencontre ! me dis-je. », alors que, par ses gestes, il s’emploie à ne prendre aucun risque : « Mais la prudence me conseilla aussitôt de ne laisser voir aucune inquiétude. Je mis pied à terre ; je dis au guide de débrider, et, m’agenouillant au bord de la source, j’y plongeai ma tête et mes mains ; puis je bus une bonne gorgée, couché à plat ventre, comme les mauvais soldats de Gédéon. » Ce comportement, naturel et attendu de la part d’un voyageur fatigué, ne peut que rassurer l’individu.

Gustave Doré, Gédéon choisit ses soldats, 1862. Illustration de l’Ancien Testament

Mais peut-être ce narrateur érudit espère-t-il, en raison de sa comparaison, que, dans un pays profondément catholique, sa façon de boire confirmera qu’il est inoffensif. Elle fait, en effet, allusion à un épisode de la Bible : Gédéon, choisi par Dieu pour ramener à la vraie foi les Israélites, qui adoraient de faux dieux, avait obéi à son ordre pour sélectionner les soldats courageux : il avait conduit l’armée au bord de l’eau et ceux qui buvaient l’eau directement avec leur bouche ont été renvoyés chez eux alors que ceux qui se servaient de leurs mains pouvaient rester.

3ème partie : mise en place de la péripétie (de la ligne 33 à la fin)

La fin de l’extrait met en place les trois personnages qui vont agir dans ce chapitre, en résumant rapidement leur position.

  • Le narrateur est dans son rôle d’observateur, face à deux Espagnols, pour lui des étrangers : « J’observais cependant mon guide et l’inconnu. »

  • Le « guide », lui, est vraiment méfiant devant cet individu, car il « s’approchait bien à contre-cœur ». Par ce comportement, le lecteur peut penser que, comme il connaît parfaitement ses concitoyens, pour lui, le danger est bien réel.

  • Mais, la dernière phrase sur l'inconnu ouvre une autre perspective, en effaçant toute idée de danger de sa part : « l’autre semblait n’avoir pas de mauvais desseins contre nous, car il avait rendu la liberté à son cheval, et son espingole, qu’il tenait d’abord horizontale, était maintenant dirigée vers la terre. »

POUR CONCLURE

L’ambiguïté du portrait prépare le jugement du lecteur sur le héros qui sera au cœur de la nouvelle, l’histoire d’amour entre don José et Carmen. Le personnage introduit reste, certes, encore anonyme, mais il a tout du bandit tel qu’il est présent dans l’image de l’Espagne au XIXème siècle. Cependant, cette première image est contrebalancée par son comportement paisible face au narrateur.

Par ce contraste, Mérimée invite ainsi son lecteur à imaginer que cet homme « farouche » et armé d’un fusil, a peut-être un autre visage, plus sympathique…

Chapitre II : le portrait de Carmen, d'" - Allons, allons ! vous voyez bien..."
à " ... il guette un moineau."
 

Le chapitre II de Carmen est encore pris en charge par un narrateur qui ressemble beaucoup à Mérimée. Il poursuit le récit de son voyage en Andalousie, accomplie pour effectuer des recherches historiques, le site de la bataille de Munda menée par Jules César. Sur son trajet, il a déjà rencontré don José, un bandit mais avec lequel il a noué une relation cordiale, d’autant plus qu’il lui a permis d’échapper aux soldats venus l’arrêter, après la dénonciation du guide, Antonio, qui en espère une récompense. Ce chapitre II se déroule à Cordoue, où le narrateur continue ses recherches. Un soir, sur les bords du Guadalquivir, où les femmes viennent se baigner, il rencontre une jeune baigneuse séduisante et peu farouche, qui accepte le cigare qu’il lui offre, et la conversation s’engage. À travers le portrait fait par son narrateur, quelle image Mérimée donne-t-il de son héroïne ?

Ch.II-Carmen

1ère partie : présentation d'ensemble de l'héroïne (des lignes 1 à 19) 

Une bohémienne

Après s’être présenté, le narrateur interroge la jeune femme sur son origine, avançant prudemment qu’elle puisse être « Moresque »ou « juive ». Par son démenti, « Allons, allons ! vous voyez bien que je suis bohémienne »,  la réponse met immédiatement en valeur l’origine ethnique de son héroïne, signalant ainsi qu’elle jouera un rôle fondamental dans le récit. Sa proposition, « Voulez-vous que je vous dise la baji ? » la confirme d’ailleurs, car Mérimée reprend ici, avec même le souci de choisir le terme exact dans la langue gitane, l’image traditionnelle des bohémiennes, leur faculté de dire la bonne aventure. Sa façon de se présenter illustre aussi la liberté et la fierté, deux autres stéréotypes attribués aux gitans : « Avez-vous entendu parler de la Carmencita ? C’est moi. » Par ces deux brèves phrases, elle suggère qu’elle est connue de toute la ville, d’où le diminutif, le suffixe "- cita" employé pour les mots qui se terminent par "n" ou "r", pour rendre son prénom encore plus familier. Il pourra alors se permettre, en concluant cette présentation, d’utiliser l’adjectif possessif : « ma gitana », qui les rapproche.

Une gitane, 1857. Gravure en couleurs, 25 x 16

Une gitane, 1857. Gravure en couleurs, 25 x 16

Les réactions du narrateur

L’image de la bohémienne

Les réflexions développées dans le commentaire du narrateur qui suit renforcent l’image péjorative des bohémiens, d’abord par la façon dont il s’excuse de ne pas interrompre la conversation comme aurait dû le faire un bon chrétien : « J’étais alors un tel mécréant, il y a de cela quinze ans, que je ne reculai pas d’horreur en me voyant à côté d’une sorcière. » Ce qualificatif péjoratif de « sorcière » est encore accentué par le discours intérieur rapporté directement : « Bon ! me dis-je ; la semaine passée, j’ai soupé avec un voleur de grands chemins, allons aujourd’hui prendre des glaces avec une servante du diable. » Enfin, plus loin il relie ce jugement à son intérêt pour « les sciences occultes », « l’esprit des ténèbres, « les superstitions » et « l’art de la magie ». Autant de termes qui marquent l’écart entre les gitans et la religion catholique qui s’est imposée en Espagne, et expliquent aussi les réactions des consommateurs de la « neveria », au XIXème siècle un café pourvu d’un dépôt de neige qui permet de servir des glaces, mises en valeur par l’ironie par l’antiphrase : « quelques honnêtes gens s’ébahissaient, en prenant leurs glaces, de me voir en si bonne compagnie. » 

Un observateur

En même temps, le narrateur complète son propre portrait, qui nous permet de l’identifier à Mérimée, à commencer par son goût des voyages, non pas par simple divertissement, mais pour observer d’autres lieux, d’autres mœurs : « En voyage il faut tout voir. » Parallèlement, il fait preuve d’’humour quand il s’amuse à se qualifier péjorativement comme « un tel mécréant », ou par son excuse fictive : « Sortant du collège, je l’avouerais à ma honte, j’avais perdu quelques temps à étudier les sciences occultes et même plusieurs fois j’avais tenté de conjurer l’esprit de ténèbres. » Mais il prend une distance par rapport à cet intérêt pour tout ce qui relève du surnaturel, fréquent chez de nombreux Romantiques, en en faisant une « maladie », et une sorte de naïveté propre à la jeunesse : il est « [g]uéri depuis longtemps de la passion de semblables recherches. » Le lecteur est ainsi invité à conclure qu’ayant mûri depuis cette époque il est à présent capable d’être objectif, car son intérêt n’est plus qu’intellectuel, celui d’un observateur neutre, désireux d' « examiner », afin d’accroître ses connaissances : « je n’en conservais pas moins un certain attrait de curiosité pour toutes les superstitions, et me faisais une fête d’apprendre jusqu’où s’était élevé l’art de la magie  parmi les Bohémiens. »

2ème partie : le portrait de Carmen (de la ligne 20 à la fin) 

Une image générale

Mérimée ouvre son portrait par un jugement général, en adoptant d’abord un ton didactique : « Je doute fort que mademoiselle Carmen fût de race pure ». En la nommant ainsi, il prend d’ailleurs une distance puisqu’il n’appelle plus la bohémienne par son diminutif, ni n’utilise le possessif : elle n’est plus que l’objet d’étude d’un observateur scientifique. Mais, avec l’adverbe intensif qui soutient la comparaison, son jugement n’en est pas moins nettement mélioratif : « du moins elle était infiniment plus jolie que toutes les femmes de sa nation que j’aie jamais rencontrées. » 

Toujours par souci d’objectivité, il s’appuie, non sur sa conception française de la beauté, mais sur celle qui a cours en Espagne : « Pour qu’une femme soit belle, il faut, disent les Espagnols, qu’elle réunisse trente si, ou, si l’on veut, qu’on puisse la définir au moyen de dix adjectifs applicables chacun à trois parties de sa personne. » Dans sa volonté explicative, il précise même : « Par exemple, elle doit avoir trois choses noires : les yeux, les paupières et les sourcils ; trois fines, les doigts, les lèvres, les cheveux, etc. » Mais, il s’agit de ne pas lasser… d’où la pirouette finale, « Voyez Brantôme pour le reste. », qui suppose plaisamment que son lecteur ait une culture solide, ait donc lu ce qu’écrit Brantôme (1535-1614) pour poser des critères de beauté. 

Trois choses blanches : la peau, les dents et les mains ;
Trois noires : les yeux, les sourcils et les paupières ;
Trois rouges ; les lèvres, les joues et les ongles ;
Trois longues : le corps, les cheveux et les mains ;
Trois courtes : les dents, les oreilles et les pieds ;
Trois larges : la poitrine, le front et l’entre-sourcils ;
Trois choses étroites : la bouche, l’une et l’autre, la 

                   [ceinture ou la taille, et l’entrée du pied ;
Trois grosses : le bras, la cuisse et le mollet ;
Trois déliées : les doigts, les cheveux et les lèvres ;
Trois petites : les têtons, le nez et la tête.

Brantôme, Vie des dames galantes

Portrait de Carmen, exposition à  la Maison de Mérimée, 2018

Un portrait contrasté

Après cette approche générale, le portrait se centre sur le visage de Carmen, d’où le retour à une familiarité, mais, en même temps, avec une atténuation du jugement mélioratif initial : « Ma bohémienne ne pouvait prétendre à tant de perfections. » Notons que les éléments physiques décrits reprennent ceux évoqués, mais, pour chacun d’eux, l’éloge se trouve atténué :

  • La qualité de « sa peau », « d’ailleurs parfaitement unie », est introduite, avec ce connecteur,  comme pour excuser par avance par une qualité le défaut : elle « approchait fort de la teinte du cuivre », ce qui n’est pas apprécié à une époque où la beauté exige la blancheur du teint.

  • Ensuite, la stratégie est inversée. Le reproche précède le compliment : « Ses yeux étaient obliques, mais admirablement fendus ; ses lèvres un peu fortes, mais bien dessinées ». L’éloge est même encore renforcé par la comparaison : « et laissant voir des dents plus blanches que les amandes sans leur peau. »

Portrait de Carmen, exposition à  la Maison de Mérimée, 2018

  • Enfin, « ses cheveux » sont mis en valeur, d’une part parce que la critique est amoindrie par l’adverbe, « peut-être un peu gros », d’autre part parce que leur beauté est amplifiée par la multiplication des adjectifs et la comparaison : ils « étaient noirs, à reflets bleus comme l’aile d’un corbeau, longs et luisants. »

Notons qu’à nouveau, Mérimée se confond avec son narrateur par son désir de ne pas lasser son destinataire auquel il s’adresse directement, d’où son résumé : « Pour ne pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, je vous dirai en somme qu’à chaque défaut elle réunissait une qualité qui ressortait peut-être plus fortement par le contraste. » Mais, même s’il choisit une formulation hypothétique, c’est bien la beauté de l’héroïne qui se trouve ainsi accentuée.

L'impression produite

Après ce portrait,  Mérimée élargit à nouveau l’image de l’héroïne en glissant des traits physiques à l’effet que produit Carmen, généralisé par le pronom indéfini « on », qui, s’il s’applique ici au narrateur, annonce déjà la séduction qu’elle exercera sur don José : « C’était une beauté étrange et sauvage, une figure qui étonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. » Séduction faite de mystère, certes, mais qui suggère déjà une violence. Reprenant l’idée fort ancienne que les yeux sont le miroir de l’âme, le commentaire insiste ensuite sur ce que, pour lui, ils révèlent : « Ses yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvée depuis à aucun regard humain. » C’est à nouveau un contraste qui ressort, une promesse d’amour, mais aussi un danger, le refus de cette femme de se laisser conquérir. C’est sur ce danger que Mérimée conclut ce portrait, en reprenant son rôle d’observateur objectif, d’abord en faisant référence à un proverbe local : « Œil de bohémien, œil de loup, c’est un dicton espagnol qui dénote une bonne observation. » Mais, ses lecteurs sont français, d’où son invitation à une autre observation, celle d’un oiseau fragile fasciné par le regard cruel du prédateur : « Si vous n’avez pas le temps d’aller au Jardin des Plantes pour étudier le regard d’un loup, considérez votre chat quand il guette un moineau. »

POUR CONCLURE

Cet extrait est à mettre en parallèle avec le précédent, la rencontre du narrateur avec don José. Dans les deux cas, en effet, le regard du narrateur, à la fois un étranger et par son approche scientifique, celle d’un observateur objectif, produit un effet de vérité, propre au courant réaliste.

Cependant, de même que le portrait du héros se révélait ambigu, sa nature de « bandit » s’opposant à la relation créée avec le narrateur, le portrait de Carmen, une bohémienne, met en valeur un contraste : d’un côté, une femme mystérieuse, fascinante, mais de l’autre une séductrice qui promet à sa proie les pires cruautés. Le lecteur est ainsi préparé à l’histoire d’amour qui va occuper le troisième chapitre de la nouvelle.

Célestine Galli-Marié, créatrice du rôle de Carmen, opéra de Bizet, 1875

Carmen2-Bizet.jpg

Chapitre II : la visite en prison, de "Mon Dominicain insista tellement..." à la fin du chapitre 

Le narrateur, après sa rencontre avec Carmen, s’est rendue chez elle pour se faire dire la bonne aventure, scène interrompue par l’irruption de don José qui le reconduit en ville. Mais il découvre que sa montre lui a été volée. Plusieurs mois après, il revient à Cordoue et apprend que, non seulement sa montre a été retrouvée, mais que don José a été emprisonné et que, pour avoir « commis plusieurs meurtres », il est condamné à être « garrotté » le surlendemain. C’est, en fait, un privilège alors réservé à la noblesse par rapport à la pendaison ordinaire : le condamné, assis sur une chaise, est étranglé par le collier, ou « garrotte », actionné par une vis. Le narrateur va lui  rendre visite, recevant ainsi les derniers messages du condamné. En quoi cette scène complète-t-elle le portrait du héros ?

Garrote, exposition sur l’Inquisition, Palacio de los Olvidados, Grenade

Garrote, exposition sur l’Inquisition, Palacio de los Olvidados, Grenade

Ch.II-prison

1ère partie : la visite (de la ligne 1 à 9) 

Le point de vue du narrateur

L’extrait débute sur un contraste :

         D’un côté, le discours du Dominicain rapporté directement jusqu’à restituer son accent germanique, révèle à quel point cet horrible châtiment est banalisé, présenté – en plus par un  homme d’Église ! – comme un divertissement plaisant : « Mon Dominicain insista tellement pour que je visse les apprêts du "petit pendement pien choli", que je ne pus m’en défendre. »

         Par opposition, le narrateur, certes accepte, mais est tout de même conscient de ce que cette visite, une forme de curiosité morbide en quelque sorte, peut avoir de blessant : « J’allai voir le prisonnier, muni d’un paquet de cigares qui, je l’espérais, devaient lui faire excuser mon indiscrétion. »

La réaction du prisonnier

Son accueil traduit la volonté de maintenir une distance avec son visiteur, « Il me fit un signe de tête assez froid », mais la relation s’établit à travers le don des « cigares », un écho à leur échange lors de leur première rencontre : il «  me remercia poliment du cadeau que je lui apportais. » Cependant, le simple détail, le compte des cigares et le choix d’un « certain nombre », plus qu’un signe de politesse, sont le moyen de rappeler à mots couverts, dans le discours rapporté, que sa mort est proche : « observant qu’il n’avait pas besoin d’en prendre davantage. » Mérimée n’introduit donc aucune tonalité pathétique dans le récit de cette rencontre.

2ème partie : une première demande (des lignes 9 à 18) 

La proposition du narrateur illustre le comportement attendu d’un homme qui a pris la peine de rendre visite à un condamné, une forme d’empathie : « Je lui demandai si, avec un peu d’argent, ou par le crédit de mes amis, je pourrais obtenir quelque adoucissement à son sort. »

Dans une prison royale. Gravure. Bibliothèque Criminocorpus

         La réaction de don José traduit d’abord sa résignation : « D’abord il haussa les épaules en souriant avec tristesse ». Mais sa mort proche l’a aussi ramené à la foi catholique, caractéristique de l’Espagne : « bientôt, se ravisant, il me pria de faire dire une messe pour le salut de son âme. »     

        Mais son ajout est significatif, déjà par le ton « signalé, « timidement », mais surtout par sa formulation voilée obligeant le lecteur à une interprétation : « Voudriez-vous, ajouta-t-il timidement, voudriez-vous en faire dire une autre pour une personne qui vous a offensé ? » Cette autre « personne », la seule qui ait pu entrer en relation avec le narrateur au point de l’avoir « offensé », est Carmen. Or, sa demande de faire dire une « messe » indique au narrateur qu’elle est morte, mais surtout à quel point elle reste présente dans l’esprit du prisonnier.

Dans une prison royale. Gravure. Bibliothèque Criminocorpus

         La réponse du narrateur, « Assurément, mon cher, lui dis-je ; mais personne, que je sache, ne m’a offensé en ce pays. », est le signe d’un généreux pardon, dont la valeur est très bien perçue par le héros : « Il me prit la main et la serra d’un air grave. »

3ème partie : l'ultime demande (des lignes 18 à 32) 

Une formulation détournée

Le « moment de silence » qui suit la première demande souligne la gravité de la situation, mais met également en évidence la pudeur du condamné, qui présente sa requête de façon détournée : « Oserai-je encore vous demander un service ?… Quand vous reviendrez dans votre pays, peut-être passerez-vous par la Navarre : au moins vous passerez par Vittoria, qui n’en est pas fort éloignée. » Le narrateur entre dans ce jeu, « Oui, lui dis-je, je passerai certainement par Vittoria », mais lui aussi, par sa double expression, négative d’abord, puis affirmative et renforcée, essaie de l’inciter à préciser sa requête, en lui témoignant sa sympathie : « mais il n’est pas impossible que je me détourne pour aller à Pampelune, et à cause de vous, je crois que je ferais volontiers ce détour. »

La requête

Si dans un premier temps, le condamné continue à ce détournement, fondé sur la nature de touriste du narrateur, « Eh bien ! si vous allez à Pampelune, vous y verrez plus d’une chose qui vous intéressera… C’est une belle ville… », mais les points de uspension qui ponctuent son discours révèlent une émotion croissante, accentuée par le récit du narrateur : « il s’arrêta un instant pour maîtriser son émotion ». La demande confirme sa foi chrétienne, ravivée par la proximité de sa mort, puisqu’il s’agit d’une « petite médaille d’argent qu’il portait au cou », telle que celles que l’on offre aux enfants pour leur baptême. Mais, à nouveau, Mérimée se refuse aux élans pathétiques, si fréquents chez les Romantiques, laissant le lecteur déduire lui-même que cette destinatrice du paquet, « une bonne femme dont je vous dirai l’adresse. », est sans doute sa mère, à laquelle il souhaite épargner la honte de connaître les circonstances de sa mort : « Vous direz que je suis mort, vous ne direz pas comment. »

4ème partie : en guise de transition (de la ligne 33 à la fin) 

La fin du chapitre est extrêmement rapide. Aucun commentaire du narrateur sur cette mission : « Je promis d’exécuter sa commission. » Aucun détail sur la journée suivante, « Je le revis le lendemain, et je passai une partie de la journée avec lui. », et, surtout, aucun récit de son exécution. On ne sait même pas s’il y a assisté ou non…

En revanche, le récit enchâssé est nettement annoncé, qui structure la nouvelle, ainsi que sa tonalité : « C’est de sa bouche que j’appris les tristes aventures qu’on va lire. » Mérimée renforce ainsi l’effet de vérité – un condamné à mort chrétien ne mentira certainement pas – de sa fiction narrative, tout en créant un horizon d’attente.

POUR CONCLURE

Les chapitres I et II sont importants car ils présentent les deux protagonistes de l’histoire d’amour qui occupe le  cœur de la nouvelle, mais vus par le regard extérieur d’un narrateur étranger : leur portrait est ainsi rendu plus objectif. Le lecteur est invité à voir, dans le récit qui va suivre, non plus une fiction romanesque mais une histoire vraie.

Parallèlement, par la relation qui se crée, à trois reprises, entre son narrateur et le héros, don José, Mérimée vise à susciter la sympathie du lecteur : s’il est, certes, un bandit, et même un meurtrier, il garde une dignité, une pudeur, une foi, qui le rendent estimable.

Enfin, Mérimée trace déjà les grandes lignes de l’histoire d’amour entre don José et Carmen, la bohémienne, à la fois en en suggérant la profondeur, mais aussi la violence, mais aussi la dimension tragique puisque son dénouement, la mort du héros, en est déjà présenté. Il reste donc au lecteur à savoir comment ce personnage, a priori sympathique, a pu en arriver là.

Chapitre III : la scène de rencontre amoureuse, de "J'étais le nez sur ma chaîne..." à "... Première sottise !" 

Ch.III-rencontre

Le chapitre III constitue le cœur de la nouvelle de Mérimée, Carmen, le récit fait par don José, à la veille de son exécution à la peine capitale, de son itinéraire depuis qu’il a quitté sa province natale de Navarre à  la suite d’une bagarre. Il s’est alors engagé dans l’armée, et est devenu brigadier à Séville. 

C’est ainsi qu’il est amené à monter la garde à la manufacture de tabacs où « quatre à cinq cents femmes […] roulent des cigares ». Cette présence de jeunes femmes attire les jeunes gens, d’autant qu’elles sont peu farouches. Mais le narrateur, lui, souligne sa différence : il est encore jeune et ces filles, bien plus délurées que celles de son pays d’origine, lui font « peur ». Comment Mérimée met-il en scène cette rencontre, un « topos » littéraire ?

Devant la manufacture de tabac : une scène de Carmen, opéra de Bizet, 1875. Gravure

Devant la manufacture de tabac : une scène de Carmen, opéra de Bizet, 1875. Gravure

1ère partie : en guise d’introduction (des lignes 1 à 4) 

L'effet de réel

À l’époque où écrit Mérimée, le romantisme est encore très présent dans la littérature, dont une des caractéristiques est l’expression lyrique des sentiments, lié à une idéalisation du sentiment amoureux. Mais déjà Mérimée s’en écarte, privilégiant le réalisme qui s’imposera dans la seconde moitié du siècle. Ainsi, il précise l’occupation du héros, détaillée : « J’étais donc le nez sur ma chaîne », en train de fabriquer, a-t-il précédemment expliqué, une « chaîne » avec du « fil de laiton » pour « tenir [s]on épinglette », c’est-à-dire l’aiguille métallique qui permet de déboucher l’orifice d’un fusil. L'effet de réel vient aussi de sa prise à témoin du narrateur des chapitres I et II, destinataire de son récit, cet étranger qui a lui-même déjà eu affaire avec l’héroïne : « cette Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois. » 

Le premier regard

La première composante de ce topos littéraire qu’est la scène de rencontre amoureuse est sa soudaineté et le rôle que joue le regard.

        La soudaineté est marquée par le choix, dans la subordonnée temporelle, du  présent de narration, associé au discours rapporté direct : « quand j’entends des bourgeois qui disaient : Voilà la gitanilla ! » Cette exclamation, avec le suffixe diminutif qui la qualifie, rappelle l’insistance, dans le chapitre II, sur l’appartenance de l’héroïne au monde des bohémiens, mais aussi suggère qu’elle est connue de tous.

        Le champ lexical du regard s’impose alors, avec la mention du mouvement brusque, « Je levai les yeux », et le verbe, « je vis », repris en tête de phrase. Enfin, l’insistance sur la date souligne le rôle déterminant de cette rencontre sur le héros : « C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. »

2ème partie : le portrait de l'héroïne (des lignes 5 à 14) 

Une beauté sensuelle

Dans un premier temps, l’accent est mis sur le vêtement, mais avec des précisions qui le chargent de sensualité : « Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. » La couleur rouge est déjà, en soi, symbolique : c’est celle de la passion, associée à la violence, suggérée également par les « rubans couleur de feu » des chaussures. La longueur du « jupon » ne correspond pas aux exigences de la décence, puisqu’il révèle ses jambes, d’autant que les « bas » sont troués… Ce vêtement montre aussi un contraste entre le luxe, les « souliers » d’un cuir recherché, le « maroquin », et « bas de soie », mais les nombreux trous illustrent une pauvreté dont cette gitane ne semble guère se soucier.

La sensualité est enfin marquée par deux détails : « elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules », et le « gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise » attire l’attention sur sa poitrine. Le vêtement n’est donc qu’une façon de mieux suggérer le corps féminin et la séduction qu’il exerce.

La première rencontre : mise en scène l’opéra de Bizet par B. Ravella, 2019

Une femme provocante

Son comportement contribue encore à accentuer une sensualité qui va jusqu’à la provocation : « Elle avait encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. » La fleur attire l’attention sur ses lèvres, comme un appel au baiser, et la comparaison, en l’animalisant, traduit la dimension provocatrice de sa démarche.

La première réaction du narrateur, avec l’opposition spatiale entre « Dans mon pays » et « À Séville », montre à quel point il n’est pas préparé à une telle rencontre car, dans un premier temps, cette femme le choque par son indécence : « Dans mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure. » 

La première rencontre : mise en scène l’opéra de Bizet par B. Ravella, 2019

Le portrait glisse alors de l’apparence physique à la mise en évidence de l'immoralité de son attitude provocatrice : «  elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était. » L’héroïne est donc d’emblée présentée comme dépourvue de toute norme morale.

3ème partie : la conversation (des lignes 14 à 25) 

Carmen et don José : la scène de rencontre amoureuse

Une femme libre

Cette liberté de l’héroïne par rapport aux codes de comportement féminin se confirme par la façon dont elle prend elle-même l’initiative de la conversation, en plus par une question railleuse : « Compère, me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les clefs de mon coffre-fort ? » Il est évident que cette gitane ne peut posséder un « coffre-fort » pour protéger une fortune ! Mais le narrateur n’a pas les armes pour répliquer lui aussi en plaisantant, et se contente de justifier son refus, « C’est pour attacher mon épinglette, lui répondis-je. » Il permet ainsi à cette gitane d’accentuer son insolente ironie : « Ton épinglette ! s’écria-t-elle en riant. Ah ! monsieur fait de la dentelle, puisqu’il a besoin d’épingles ! » En jouant sur le terme « épinglette », elle l’insulte en fait, en transformant ce soldat en une femme occupée à coudre. Enfin, telle une actrice qui jouit de sa puissance en public, elle mêle la raillerie à un lexique amoureux : « Allons, mon cœur, reprit-elle, fais-moi sept aunes de dentelle noire pour une mantille, épinglier de mon âme ! » Cette dernière exclamation constitue, en fait, une véritable invitation

Carmen et don José : la scène de rencontre

Le trouble du narrateur

Face à cette femme provocatrice, Mérimée revient alors au topos de la scène de rencontre amoureuse, le bouleversement qu’elle provoque, mais en deux temps. Il relate d’abord son rejet : « D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage ». De plus, fait a posteriori, la comparaison dans son récit le montre capable d’un jugement lucide : « suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi ». L’animal choisi dans cette comparaison fait écho au portrait du narrateur dans le chapitre deux qui avait comparé le regard de Carmen à celui d’un chat face à un « moineau ». Avant même que ne débute leur relation, tout se passe donc comme si Carmen avait été attirée par une proie facile. C’est ce que confirme la moquerie du public, qui ne peut qu’accentuer son trouble : « Tout le monde qui était là se mit à rire, et moi je me sentais rougir, et je ne pouvais trouver rien à lui répondre. » Il fait preuve ainsi d’une timidité, qui le présente par avance comme une victime innocente.

4ème partie : le coup de foudre (de la ligne 25 à la fin) 

Un acte symbolique

La provocation se poursuit par le geste de l’héroïne, directement enchaîné par la conjonction de coordination en tête de phrase : « Et prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. » La trajectoire de cette fleur figure un baiser fait à distance. Mais le commentaire du narrateur, prenant à témoin son destinataire, « Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… », reproduit, au sens propre, le topos traditionnel du "coup de foudre". La dernière image accentue le bouleversement ainsi produit, une paralysie comme si le héros était alors mort sous ce coup : « Je ne savais où me fourrer, je demeurais immobile comme une planche. »

La naissance de l'amour

Le geste ultime du héros est, lui aussi, symbolique, puisqu’il accorde à cette fleur une valeur particulière, mais, en même temps, le dissimule pour ne pas provoquer la moquerie de ses camarades soldats : « Quand elle fut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie qui était tombée à terre entre mes pieds ; je ne sais ce qui me prit, mais je la ramassai sans que mes camarades s’en aperçussent et je la mis précieusement dans ma veste. » Garder ce qu’une femme vous a offert est en soi révélateur d’un amour naissant. Mais la brutale exclamation qui ferme cette scène, « Première sottise ! », nous ramène à la lucidité, due au récit fait a posteriori alors même que le héros connaît toute la suite de l’histoire qui l’a mené en prison, à la mort.

POUR CONCLURE

La scène de rencontre amoureuse se rencontre dès l’antiquité, par exemple entre Théagène, descendant du héros Achille, et Chariclée, princesse éthiopienne, dans les Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse (IIIème siècle), où sont posés des invariants qui traversent ensuite les siècles. Ainsi, dans ce passage de Mérimée, nous retrouvons les principales étapes de ce que l’on va nommer "le coup de foudre".  Dans un cadre mis en valeur, la fascination est immédiate, et le premier regard joue un rôle essentiel, fixant la scène dans la mémoire. Sont alors provoqués un trouble physique, telle la rougeur, et un bouleversement psychique, une sorte de paralysie par exemple et l’impossibilité de parler. La présence de témoins conduit au sentiment de commettre une faute, tandis que la scène se charge d’une valeur sacrée : le héros garde la fleur lancée comme une relique précieuse. Mais tout cela semble se faire indépendamment de toute volonté.

Mais, dans sa reprise de ce topos littéraire Mérimée fait preuve d’originalité grâce à son choix d’une bohémienne, c’est-à-dire d’une femme qui appartient à un peuple épris de liberté et qui n’hésite pas à transgresser tous les codes de la morale et de la décence imposés aux femmes. De ce fait, le lecteur s’interroge sur la réciprocité du coup de foudre : Si Carmen s’approche du jeune soldat et engage la conversation, est-ce parce qu’elle-même est attiré parce qu’il se comporte autrement que les autres hommes, ou bien est-ce par envie de s’amuser en jouant avec une proie facile ? 

Chapitre III : hors-la-loi, de "J'eus la faiblesse de la rappeler..." à "... courir sans savoir où." 

Ch.III- hors-la-loi

Dans son récit au narrateur, venu le visiter en prison, le héros de Carmen, nouvelle de Mérimée, après avoir rappelé sa jeunesse au pays basque, puis son entrée dans l’armée, a raconté la scène fondamentale : sa rencontre avec Carmen. Leur relation se noue quand, chargé de conduire la jeune femme en prison à la suite d’une bagarre avec une autre ouvrière de la manufacture de tabac, il se laisse fléchir par ses mensonges et lui permet de s’échapper. Il se retrouve alors lui-même emprisonné et dégradé, mais ne profite pas de la lime qu’elle lui a transmise pour s’évader. À sa sortie, il la revoit, entourée de galants, alors qu’il monte la garde lors d’une fête chez son colonel : « C’est de ce jour-là, je pense que je me mis à l’aimer pour tout de bon ». Sur son invitation, il dîne avec elle, puis passe une nuit et la journée du lendemain chez elle, mais elle le rejette : 

Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu ? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon ménage. Peut-être que, si tu prenais la loi d’Égypte, j’aimerais à devenir ta romi. Mais, ce sont des bêtises : cela ne se peut pas. Bah ! mon garçon, crois-moi, tu en es quitte à bon compte. Tu as rencontré le diable, oui, le diable ; il n’est pas toujours noir, il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillée de laine, mais je ne suis pas mouton.

Quand ils se revoient, il est de garde à une « brèche » dans les remparts de Séville pour empêcher la contrebande, ce dont profite Carmen pour lui demander de fermer les yeux. Devant ce refus, celle-ci lui annonce qu’elle fera appel à son « officier » pour qu’il mette en faction un soldat plus complaisant. Quel rôle joue cet extrait dans l’évolution du héros ? 

1ère partie : la contrebande (des lignes 1 à 7) 

Un chantage

Le récit adressé par le héros au narrateur est une sorte de confession, avec l’aveu de fautes successives : « J’eus la faiblesse de la rappeler, et je promis de laisser passer toute la bohème, s’il fallait, pourvu que j’obtinsse la seule récompense que je désirais. » Poussé par une passion empreinte de jalousie, il entre dans la transgression de son devoir de soldat. Mais, s’il reconnaît sa « faiblesse », il y a une autre faute qu’il ne mentionne pas, car c’est à une forme de chantage qu’il se livre en échangeant sa complaisance contre un moment d’amour avec Carmen… Si celle-ci accepte, « Elle me jura aussitôt de me tenir parole dès le lendemain », il n’a pas pris conscience de cette obligation qu’il impose à une femme qui lui a déjà affirmé sa volonté de rester libre.

Une première transgression

Mérimée ne développe pas le récit de cette première péripétie, dont les courtes phrases juxtaposées accentuent la rapidité : elle « courut », « Les fraudeurs firent leur affaire en un instant. » Tout paraît alors fort facile, sans risques. Mais ce rapide moment fait basculer le héros dans ce monde en marge de la loi, par la contrebande de « marchandises anglaises », auquel appartient Carmen qui participe à l’action : elle « faisait le guet » : « Elle devait avertir avec ses castagnettes dès qu’elle apercevrait la ronde, mais elle n’en eut pas besoin. »

Les remparts de Séville

Les remparts de Séville

2ème partie : une douloureuse passion (des lignes 8 à 27) 

Le rejet

Quand le héros vient chercher le prix de sa complaisance, il se heurte à  une réaction violente de Carmen : elle « se fit attendre, et vint d’assez mauvaise humeur. » En opposant les deux services rendus par don José, lui avoir permis d’échapper à la prison et avoir laissé passer la contrebande, son rejet révèle le prix qu’elle-même attache à sa liberté. Le premier service, en effet, a été gratuit, au contraire du second : « Je n’aime pas les gens qui se font prier, dit-elle. Tu m’as rendu un plus grand service la première fois, sans savoir si tu y gagnerais quelque chose. Hier, tu as marchandé avec moi. » Le choix du verbe « marchandé » souligne la colère qu’elle éprouve à l’idée de pouvoir être achetée ainsi. Elle lui renvoie alors cette image, en le payant à son tour pour le remercier de son aide : « Je ne sais pas pourquoi je suis venue car je ne t’aime plus. Tiens, va-t’en, voilà un douro pour ta peine. » À la violence de l’héroïne répond celle du héros, qui ferme la scène : « Peu s’en fallut que je ne lui jetasse la pièce à la tête, et je fus obligé de faire un effort violent sur moi-même pour ne pas la battre. Après nous être disputés pendant une heure, je sortis furieux. » Ainsi, à peine est-elle née que la passion se transforme en conflit

Les aléas de la passion

La douleur du héros

Sans céder aux élans lyriques propres au romantisme, Mérimée indique quand même la douleur que provoque ce rejet chez le héros, comme égaré : « J’errai quelque temps par la ville, marchant deçà et delà comme un fou. » Douleur honteuse pour un soldat, qu’il cherche donc à cacher : « enfin j’entrai dans une église, et, m’étant mis dans le coin le plus obscur, je pleurai à chaudes larmes. » En même temps, le choix de ce refuge révèle le poids de la religion chez lui.

L'aveu amoureux : Carmen, Film de  Christian Jaque, 1942

Le retournement de Carmen

Derrière la désinvolture de la phrase brutalement lancée par Carmen, « Tout d’un coup j’entends une voix : — Larmes de dragon ! j’en veux faire un philtre. », qui affirme aussi par ces mots sa nature de bohémienne un peu sorcière, le retournement qui intervient marque à quel point la liberté est importante pour elle : « Eh bien, mon pays, m’en voulez-vous encore ? me dit-elle. Il faut bien que je vous aime, malgré que j’en aie, car, depuis que vous m’avez quittée, je ne sais ce que j’ai. Voyons, maintenant c’est moi qui te demande si tu veux venir rue du Candilejo. » Le glissement du « vous » au « tu » montre son refus de se voir imposer l’amour, auquel elle cède volontiers à condition que ce soit son propre choix.

L'aveu amoureux : Carmen, Film de  Christian Jaque, 1942

Une femme libre

Mais un nouveau retournement intervient, dû au caractère de Carmen, que le narrateur dépeint en lien avec la nature même de l’Espagne, terre de violence : « Nous fîmes donc la paix ; mais Carmen avait l’humeur comme est le temps chez nous. Jamais l’orage n’est si près dans nos montagnes que lorsque le soleil est le plus brillant. » Son amour de la liberté se confirme, « Elle m’avait promis de me revoir une autre fois chez Dorothée, et elle ne vint pas. Et Dorothée me dit de plus belle qu’elle était allée à Laloro pour les affaires d’Égypte. » La périphrase est directement liée à ses activités de bohémienne,  peuple qui se dit originaire d’Égypte et dont Mérimée reprend la langue, « Laloro », terme précédemment expliqué : « c'est ainsi qu'ils appellent le Portugal. »Ainsi, à peine est-elle née que la passion se transforme en conflit. 

3ème partie : un meurtre (de la ligne 28 à la fin) 

Une trahison

C’est la deuxième fois depuis que leur relation s’est nouée que Carmen disparaît sous prétexte d’un voyage au Portugal, que le héros démasque. Mais cela permet à Mérimée de souligner, par les indices spatio-temporels, la force de sa passion, qui devient une quête incessante : « Sachant déjà par expérience à quoi m’en tenir là-dessus, je cherchais Carmen partout où je croyais qu’elle pouvait être, et je passais vingt fois par jour dans la rue du Candilejo. »

Le récit met alors en scène une nouvelle péripétie, un coup de théâtre brutal, un nouveau rejet, violent : « Un soir, j’étais chez Dorothée, que j’avais presque apprivoisée en lui payant de temps à autre quelque verre d’anisette, lorsque Carmen entra suivie d’un jeune homme, lieutenant dans notre régiment. — Va-t’en vite, me dit-elle en basque. » Le fait de lancer cet ordre « en basque » suggère, certes, une forme de complicité : peut-être a-t-elle simplement la volonté de dépouiller ce soldat, comme l’a montré le chapitre II avec la montre volée au narrateur… Mais, pour le héros, c'est une trahison, et Mérimée met alors en évidence le trait de son caractère, la jalousie, « Je restais stupéfait, la rage dans le cœur. », sentiment intensifié par l’injonction du lieutenant : « Qu’est-ce que tu fais ici ? me dit le lieutenant. Décampe, hors d’ici ! — Je ne pouvais faire un pas ; j’étais comme perclus. »

Un combat meurtrier

Mérimée accélère son récit, en juxtaposant de brèves propositions, une succession d’actions : « L’officier, en colère, voyant que je ne me retirais pas, et que je n’avais pas même ôté mon bonnet de police, me prit au collet et me secoua rudement. Je ne sais ce que je lui dis. Il tira son épée, et je dégainai. » Mais, dans ce récit, don José se place dans la position de l’agressé, prenant même son destinataire à témoin : « La vieille me saisit le bras, et le lieutenant me donna un coup au front, dont je porte encore la marque. » Le meurtre semble ainsi se faire indépendamment de sa volonté : « Je reculai, et d’un coup de coude je jetai Dorothée à la renverse ; puis, comme le lieutenant me poursuivait, je lui mis la pointe au corps, et il s’enferra. » Si le geste, en effet, est pris en charge, « je lui mis… », le verbe pronominal donne l’impression que cette mort s’est accomplie par le lieutenant seul.

Carmen, opéra de Bizet, mis en scène par Davide Amadei, Concerti Marialisa de Carolis, Sassari, 2020

Carmen, opéra de Bizet, mis en scène par Davide Amadei, Concerti Marialisa de Carolis, Sassari, 2020

Mais la fin de cette scène souligne la gravité de la situation : « Carmen alors éteignit la lampe, et dit dans sa langue à Dorothée de s’enfuir. Moi-même je me sauvai dans la rue, et me mis à courir sans savoir où. » Il ne s’agit plus, à présent, d’avoir aidé des contrebandiers : le héros est devenu hors-la-loi.

POUR CONCLURE

L’histoire d’amour qui occupe le chapitre III de la nouvelle tire son intérêt principalement du choix de deux personnages qu’a priori tout oppose : Carmen, la bohémienne libre, aux mœurs relâchés, et don José, un soldat au service donc de la loi, mais emporté par sa passion pour une femme qui le fascine. Ainsi, comme l’avait fait avant lui l’abbé Prévost dans son roman Manon Lescaut, Mérimée montre l’évolution de son héros, dans laquelle cet extrait constitue un moment-clé. Il bascule peu à peu dans le tragique, d’abord en contrevenant à son devoir de soldat, mais surtout en devenant meurtrier. Si, en effet, Carmen affirme une absolue liberté, jusqu’à la violence, don José aussi est emporté par une autre forme de violence, sa jalousie. À partir de ce crime, il n’y a donc plus de retour en arrière possible pour lui : entraîné par Carmen,  il ira jusqu’au bout du destin fatal qu’elle lui a prédit, dès le début de leur relation.

Chapitre III : vie commune, d'"On s'oublie quand on parle de soi...." à ... mon vilain commerce." 

Fasciné par la bohémienne, Carmen, le héros de la nouvelle de Mérimée, don José, emprisonné et en attente de son exécution, relate, dans le chapitre III, son histoire au narrateur, rencontré dans les deux premiers chapitres et qui est venu lui rendre visite en prison. Il raconte comment il s’est laissé peu à peu entraîner bien loin de la loi : devenu criminel par jalousie, il a dû quitter l’armée et a rejoint la bande de bohémiens, voleurs et contrebandiers : « On devient coquin sans y penser. », déclare-t-il. Mais l’entrée dans la troupe de Garcia, le mari de Carmen qu’elle a réussi à faire sortir de prison, réactive la jalousie du héros, qui commet alors un nouveau crime. Comment le récit rétrospectif dépeint-il l’évolution de la relation amoureuse ?

Ch.III-vie commune

1ère partie : une vie de hors-la-loi (des lignes 1 à 8)  

Un mode de vie

C’est sa vie de hors-la-loi que dépeint rapidement le héros. Il joue à présent un rôle actif dans leur bande de bohémiens, en en choisissant les membres avec le plus ancien d’entre eux : « Le Dancaïre et moi nous nous étions associés quelques camarades plus sûrs que les premiers ». Il présente aussi leurs activités, non  seulement des trafics de marchandises, « nous nous occupions de contrebande »,  mais aussi en tant que voleurs de grands chemins : « nous arrêtions sur la grande route ».

Gustave Doré, Contrebandiers de la Serrania de Ronda, 1865. Gravure sur bois, 21 x 30

Gustave Doré, Contrebandiers de la Serrania de Ronda, 1865. Gravure sur bois, 21 x 30

Le rôle du récit

Ce passage montre également le rôle que joue pour le héros ce récit, fait au narrateur la veille de la mort qui l’attend. Il exprime, en effet, une opposition entre son désir de revivre cette vie, une forme de plaisir narcissique, « On s’oublie quand on parle de soi. », et la prise de conscience de son destinataire qui l’amène à s’excuser : « Tous ces détails-là vous ennuient sans doute, mais j’ai bientôt fini. » C’est ce qui explique l’ellipse narrative qui suit : « La vie que nous menions dura assez longtemps. » En même temps, par cette confession, il atténue sa faute en distinguant deux types d’activités. Si la contrebande peut, en effet, rester acceptable, il n’en va pas de même quand la bande porte atteinte aux personnes. Ainsi, d’un côté il reconnaît une culpabilité, « parfois, il faut bien l’avouer », mais aussitôt minimisée en en faisant une obligation pour survivre : « mais à la dernière extrémité, et lorsque nous ne pouvions faire autrement. » La précision ajoutée, « D’ailleurs, nous ne maltraitions pas les voyageurs, et nous nous bornions à leur prendre leur argent. » accentue encore cette atténuation de la faute commise.

2ème partie : l’image du couple (des lignes 8 à 26) 

La vie amoureuse

Très vite le récit réintroduit la relation amoureuse du héros avec Carmen, qui semble se dérouler au mieux depuis la disparition de son époux : « Pendant quelques mois, je fus content de Carmen ». Il met alors l’accent sur deux aspects :

            Bohémienne, c’est d’abord son rôle au sein de cette troupe qui est important : « elle continuait à nous être utile pour nos opérations, en nous avertissant des bons coups que nous pourrions faire. Elle se tenait, soit à Malaga, soit à Cordoue, soit à Grenade ». Le choix du pronom « nous » insiste sur l’insertion de leur couple dans cette vie collective, qu’il a choisie par amour pour elle, pour rester à ses côtés.

          D’un autre côté,  ce qui est encore plus important pour don José est d'être sûr d'un amour exclusif. Il vit alors dans la certitude d’être aimé, puisqu’elle cède à ses appels : « mais, sur un mot de moi, elle quittait tout, et venait me retrouver dans une venta isolée, ou même au bivouac.

La jalousie

Cependant, le trait dominant de son caractère n’a pas disparu, la jalousie, favorisée par les moments de séparation : « Une fois seulement, c’était à Malaga, elle me donna quelque inquiétude. Je sus qu’elle avait jeté son dévolu sur un négociant fort riche, avec lequel probablement elle se proposait de recommencer la plaisanterie de Gibraltar. » Il rappelle ici un épisode antérieur, quand il l’avait retrouvée à Gibraltar, devenue la maîtresse d’un Anglais pour pouvoir mieux le dépouiller : face aux réactions violentes du héros, elle  avait alors réaffirmé sa liberté. 

Luigi Morgani, Une scène de Carmen, opéra de Bizet, 1900. Lithographie

Ainsi le héros, aveuglé par sa jalousie, est incapable de comprendre le prix de la liberté pour les bohémiens que lui rappelle pourtant son compagnon : « Malgré tout ce que le Dancaïre put me dire pour m’arrêter, je partis, et j’entrai dans Malaga en plein jour. Il tente d’affirmer son pouvoir sur elle, « Je cherchai Carmen, et je l’emmenai aussitôt », et provoque, en fait, une « verte explication », une violente colère rapportée au discours direct. En opposant les termes de « rom », c’est-à-dire d’époux, et de « minchorrò », l’amant qui fait l’objet d’un caprice, elle insiste précisément sur l’importance d’un amour libre de contrainte : « Sais-tu, me dit-elle, que, depuis que tu es mon rom pour tout de bon, je t’aime moins que lorsque tu étais mon minchorrò ? »

Luigi Morgani, Une scène de Carmen, opéra de Bizet, 1900. Lithographie

La répétition antithétique, « Je ne veux pas » face à l’emphase, « Ce que je veux », renforcée par le rythme binaire, est une parfaite définition de cette héroïne : « Je ne veux pas être tourmentée, ni surtout commandée. Ce que je veux, c’est être libre et faire ce qui me plaît. » Cette réaffirmation de sa liberté est encore accentuée par la menace, redoublée : « Prends garde de me pousser à bout. Si tu m’ennuies, je trouverai quelque bon garçon qui te fera comme tu as fait au borgne. » L’hypothèse est posée comme plausible par le choix à la fois du futur de certitude et du rappel de la façon dont il s’est débarrassé de son mari Garcia, surnommé « le borgne ».

Leur relation est donc en train de vivre une nouvelle étape, car le conflit de leurs caractères s’intensifie : « Le Dancaïre nous raccommoda ; mais nous nous étions dit des choses qui nous restaient sur le cœur, et nous n’étions plus comme auparavant. »

3ème partie : la renaissance de l’amour (des lignes 26 à 40) 

Une blessure

Le récit revient à la vie des hors-la-loi, en en rappelant le danger : « Peu après, un malheur nous arriva. La troupe nous surprit. Le Dancaïre fut tué, ainsi que deux de mes camarades ; deux autres furent pris. Moi, je fus grièvement blessé, et, sans mon bon cheval, je demeurais entre les mains des soldats. » La juxtaposition de courtes phrases accélère cette action dramatique, décrite sans en marquer ni l’héroïsme, ni faire preuve de pitié. Il se borne à relater les circonstances de cette blessure : « Exténué de fatigue, ayant une balle dans le corps, j’allai me cacher dans un bois avec le seul compagnon qui me restât. Je m’évanouis en descendant de cheval » Le risque de mort est cependant souligné par la violence du verbe et par la comparaison animale : « je crus que j’allais crever dans les broussailles comme un lièvre qui a reçu du plomb. »

L'amour réaffirmé

Le comportement de Carmen est dépeint comme celui d’une épouse totalement dévouée, « il alla chercher Carmen. Elle était à Grenade, et aussitôt elle accourut. » En mettant en valeur sa sollicitude, le héros en fait autant de preuves d’amour : « Pendant quinze jours, elle ne me quitta pas d’un instant. Elle ne ferma pas l’œil ; elle me soigna avec une adresse et des attentions que jamais femme n’a eues pour l’homme le plus aimé. » La négation « jamais », en tête de la subordonnée, et le superlatif mettent en valeur sa certitude de vivre un amour sincère. La fin de cet épisode, cependant, rappelle, par la remarque qui généralise l’habileté de Carmen, qu’elle appartient bien à cet autre monde, celui des bohémiens : « Dès que je pus me tenir sur mes jambes, elle me mena à Grenade dans le plus grand secret. Les bohémiennes trouvent partout des asiles sûrs, et je passai plus de six semaines dans une maison, à deux portes du corrégidor qui me cherchait. Plus d’une fois, regardant derrière un volet, je le vis passer. » Le choix du logement, si proche de la police, est d’ailleurs significatif de leur mépris de tout ce qui relève de la loi.

4ème partie : en guise d’espoir ? (de la ligne 40 à la fin) 

Une proposition

Ayant risqué la mort, il est normal que le héros s’interroge sur son avenir : « Enfin je me rétablis ; mais j’avais fait bien des réflexions sur mon lit de douleur, et je projetais de changer de vie. » Cependant, il ne peut envisager ce changement sans Carmen, d’où sa proposition, un départ en Amérique : «  Je parlai à Carmen de quitter l’Espagne, et de chercher à vivre honnêtement dans le Nouveau-Monde. » Mais la réaction de Carmen, « Elle se moqua de moi », montre qu’il continue à ne pas mesurer l’écart culturel qui le sépare de celle qui se définit avant tout, par l’ironie de son rejet, comme une bohémienne : « Nous ne sommes pas faits pour planter des choux, dit-elle ; notre destin, à nous c’est de vivre aux dépens des payllos. » Et c’est à dessein qu’elle emploie un terme de sa propre langue, les « payllos » étant les non-bohémiens, victimes par leur nature même des agressions.

Un destin

Si le héros veut continuer à vivre son amour pour Carmen, il n’a donc plus le choix, et doit se soumettre à ce quelle qualifie de « destin », illustré par le projet qu’elle déroule, à nouveau de la contrebande : « Tiens, j’ai arrangé une affaire avec Nathan ben-Joseph de Gibraltar. Il a des cotonnades qui n’attendent que toi pour passer. Il sait que tu es vivant. » Très habilement, elle sait d’ailleurs comment faire céder son amant, par son insistance, « Il compte sur toi », et la question rhétorique qui font appel à son sens de l’honneur : « Que diraient nos correspondants de Gibraltar, si tu leur manquais de parole ? » Sa décision est doublement révélatrice d’une "passion" qui le conduit à une faiblesse, et de sa lucidité, puisqu’il est parfaitement conscient de sa faute : « Je me laissai entraîner, et je repris mon vilain commerce. »

Un contrebandier dans les Pyrénées-Orientales

Un contrebandier dans les Pyrénées-Orientales

POUR CONCLURE

Sans prêter à son héros amoureux les élans lyriques encore fréquents chez ses contemporains romantiques, mais en se contentant de relater les circonstances de son existence et de rapporter quelques paroles de Carme, Mérimée a su dépeindre la terrible réalité d’une passion que condamne par avance l’opposition de ses deux héros : d’un côté un jeune homme, innocent, élevé dans la vertu et l’honneur, de l’autre une femme qui revendique avec force sa liberté de « bohémienne » et ne s’embarrasse d’aucun code moral. En fait, elle n’accepte pas de se laisser dicter sa vie et affirme son droit de mener sa vie comme elle l’entend. En montrant l’évolution de son héros, Mérimée retrouve, en fait, la dimension tragique de la passion, telle que la dépeignaient les auteurs classique, une aliénation, un déchirement intérieur entre l’amour et une douloureuse lucidité. Le lecteur, qui sait déjà que le héros attend son exécution en prison, ne peut donc que pressentir un terrible dénouement.

Ch.III-dénouement

Chapitre III : un dénouement tragique, de "Carmen, lui-dis-je voulez-vous venir avec moi ?" à la fin du chapitre 

En faisant au narrateur le récit de sa relation amoureuse avec Carmen, don José, héros de la nouvelle de Mérimée, a mis en évidence le conflit entre eux : d’un côté une bohémienne, une femme qui affirme sa liberté, de l’autre un homme éperdument amoureux dont cette liberté intensifie la jalousie possessive. Un premier crime l’a amené à quitter l’armée pour partager la vie hors-la-loi des bohémiens, puis il a éliminé le mari de Carmen, Garcia, surnomme « le Borgne ». Une ultime péripétie lui vaut une blessure, que Carmen soigne en le cachant à Grenade ; mais le soupçon d’une nouvelle trahison avec Lucas, un picador,  ranime sa jalousie. Il tente alors de la convaincre de le « suivre en Amérique », ce que refuse Carmen. Le dénouement se précipite alors, comme s’il relevait de cette fatalité que formule Carmen, « J’ai toujours pensé que tu me tuerais », qui accepte cependant de le suivre à cheval. Comment le récit de Mérimée met-il en scène ce dénouement tragique ?

1ère partie : une scène de conflit (des lignes 1 à 16) 

La supplication du héros

La scène place d’emblée don José dans une position d’infériorité, puisque la scène s’ouvre sur une triple prière, en gradation :

  • Sa première question, « Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi ? », se charge d’une forme de solennité par le vouvoiement, qui la rend semblable à  une demande officielle, en mariage par exemple.

  • La deuxième, en passant au tutoiement,  est plus familière, plus révélatrice aussi de l’amour, celui qu’il éprouve, marqué par le déterminant possessif, « ma Carmen », mais surtout celui qu’il souhaite, « tu veux bien me suivre n’est-ce pas ? », car la formulation soutenue par « n’est-ce pas », transforme cette question en une affirmation.

  • La troisième prière est encore plus insistante, scandée par les injonctions et les exclamations : « sois raisonnable », « Écoute-moi ! », « Carmen ! ma Carmen ! laisse-moi ». Son désespoir ressort avec force.

L’argumentation introduite dans cette ultime supplication est, cependant, ambiguë. D’une part, il tente de la convaincre en lui promettant le pardon de ses trahisons précédentes : « tout le passé est oublié ». Mais, parallèlement, par la récurrence des pronoms de la deuxième personne, « tu », « toi », il rejette sur elle la faute de son malheur présent : « Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu ; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. » Il termine sur une menace, déjà formulée précédemment : « laisse-moi te sauver et me sauver avec toi. » Le parallélisme des verbes installe dans la récit la présence de la mort, celle de Carmen, donc la perte d’un amour à laquelle le héros ne survivrait pas. 

Le refus de Carmen

Pendant un moment, don José a quitté l’auberge qui abrite le couple, ce qui aurait pu permettre à Carmen de fuir sa menace. Or, il la retrouve, occupée à des incantations magiques, et la succession rapide des actions montre qu’elle accepte de le suivre : « Elle se leva, jeta sa sébile, et mit sa mantille sur sa tête comme prête à partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous éloignâmes. »

Cependant, le connecteur d’opposition dans sa première réponse, « Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi » traduit à la fois le sentiment d’une fatalité tragique inévitable, avec le verbe au présent, mais son refus d’aliéner durablement sa liberté, comme il le lui demande, avec le passage au futur, réitéré ensuite : «Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle ; c’est écrit, mais tu ne me feras pas céder. » Son comportement,  en harmonie avec le décor sauvage, confirme son acceptation : « Nous étions dans une gorge solitaire ; j’arrêtai mon cheval. — Est-ce ici ? — dit-elle, et d’un bond elle fut à terre. » Mais ses gestes illustrent aussi sa violence, jusqu’à une forme de provocation marquée par sa position et par son regard de défi : « Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement. » Elle va ainsi, volontairement, à la rencontre de la mort.

Gustave Doré,  Contrebandier  de Ronda et sa compagne, in L'Espagne de Jean-Charles Davillier, 1874

Gustave Doré,  Contrebandier  de Ronda et sa compagne, in L'Espagne de Jean-Charles Davillier, 1874

2ème partie : l'amour en question (des lignes 17 à 30) 

Une femme libre

Consciente de la passion qui dicte les questions de don José, la réponse développée par Carment multiplie les négations : « tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus », « je ne veux pas », « Tout est fini ». Elle affirme ainsi sa liberté, dans laquelle elle place sa dignité, à la fois une acceptation lucide de la mort, « toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer », et le refus du mensonge : « Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge ; mais je ne veux pas m’en donner la peine. » En fait, la seule loi qu’elle peut accepter est celle de son peuple, auquel elle emprunte sa langue, c’est-à-dire l’essence même de sa nature : « Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi ; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est née, calli elle mourra. »

Face à la question qui témoigne de la jalousie du héros, obsédante, « Tu aimes donc Lucas ? », sa réponse illustre ce droit proclamé d’aimer qui elle veut, quand elle veut et comme elle veut : « Oui, je l’ai aimé, comme toi, un instant, moins que toi peut-être. » Mais sa conclusion va plus loin encore, puisque ce n’est plus seulement son amant qu’elle rejette, mais l’amour en tant que sentiment aliénant, incompatible avec la valeur supérieure de la liberté : « À présent, je n’aime plus rien ». Elle va même plus loin, jusqu’à retourner violemment sa colère contre elle-même, se reprochant son propre aveuglement devant leur écart culturel : « et je me hais pour t’avoir aimé. »

Le désespoir du héros

Pour exprimer la douleur de son personnage, Mérimée se limite à trois courtes propositions juxtaposées, et à du discours rapporté indirectement : « Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passés ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. » C’est seulement dans son adresse à son destinataire, venu le visiter en prison, qu’il insiste sur la force de son amour, par ses exclamations et la répétition du pronom : « Tout, monsieur, tout ! je lui offris tout, pourvu qu’elle voulût m’aimer encore ! » Mais le subjonctif dans la formulation de son souhait annonce par avance le refus violent répété : « T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas. » La reprise des négations est une réaffirmation du prix qu’elle accorde à sa liberté.

3ème partie : une issue tragique (de la ligne 30 à la fin) 

Menace de mort. Chromolithographie publicitaire de Liebig, fin XIXème siècle

Menace de mort. Chromolithographie publicitaire de Liebig, fin XIXème siècle

La menace

Dans son récit, le héros reconnaît la force de sa colère, « La fureur me possédait », mais le choix du verbe est déjà  une forme d’excuse : il ne s’appartient plus. Il tente alors de concrétiser la menace de mort, « Je tirai mon couteau », mais l’irréel du passé souligne son échec à faire céder cette femme qui a librement accepté la mort : « J’aurais voulu qu’elle eût peur et me demandât grâce ». Il fait alors de cet amour qui l’emporte le résultat d’une force maléfique, celle traditionnellement prêtée aux bohémiens : « mais, cette femme était un démon. »

Mais son ultime prière ne fait que renforcer le refus de Carmen, accentué par la négation répétée, « Non ! non ! non ! », par son mouvement, « en frappant du pied », et, surtout, par un geste symbolique : « elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée, et la jeta dans les broussailles » C’est leur union même qui se trouve ainsi niée.

La mort de Carmen

Mérimée relate avec sobriété l’instant même de la mort : « Je la frappais deux fois. », puis « Elle tomba au second coup sans crier ». Mais entre ces deux moments, il introduit une précision significative : « C’était le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassé le mien. » En rappelant, en effet, le meurtre déjà commis par jalousie, celui du mari de Carmen, Garcia, il souligne à quel point la violence est inhérente à leur relation amoureuse. De même, le gros plan qui s’est gravé en lui, « Je crois encore voir son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma », fait écho, dans sa sobriété, au rôle du regard souvent mentionné dans la nouvelle, depuis le moment de leur première rencontre. Il produit d’ailleurs le même effet, une paralysie : « Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. »

La mort de Carmen, gravure pour illustrer l'opéra de Bizet, 1875

La mort de Carmen, gravure pour illustrer l'opéra de Bizet, 1875

Des funérailles

L’enterrement lui-même rappelle la façon dont, dans Manon Lescaut, roman de l’abbé Prévost paru en 1731, le chevalier des Grieux creuse lui-même, avec son épée, la tombe de Manon : « Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y déposai. » Mais Mérimée ne prête à son héros aucun monologue intérieur pour exprimer sa douleur, il se contente de deux indications symboliques, contrastées :

         Le lieu choisi, « je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait à être enterrée dans un bois », est une façon de lui reconnaître, dans la mort, sa nature de bohémienne, son amour de la liberté au sein d’une nature sauvage. Mais cela traduit également son désir de rester seul possesseur du souvenir de la femme aimée : « je n’ai pas voulu dire où était son corps. »

       Le premier objet placé dans la tombe révèle sa volonté de faire renaître symboliquement leur amour : « Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai à la fin. Je la mis dans la fosse auprès d’elle ». Le second, lui, « une petite croix », est comme une façon d’effacer l’écart culturel entre eux, puisque les gitans restent étrangers au catholicisme qui s’est imposé en Espagne. Mais son hypothèse finale, « Peut-être ai-je eu tort », relève-t-elle de la crainte d’avoir ainsi commis un geste blasphématoire, ou bien d’une lucidité, l’idée qu’il outrepasse ainsi ce qu’a affirmé jusqu’à la fin Carmen, sa nature de bohémienne, bien  éloignée de toute morale chrétienne.

Ultime image du héros

C’est le troisième crime commis par le héros, sous l'effet de la jalousie, le premier ayant entraîné sa vie de hors-la-loi avec les bandits gitans, en compagnie de Carmen pour échapper à la peine de mort, le deuxième étant celui du mari de Carmen. Mais, de même que Carmen a accepté la mort, vécue comme une fatalité, don José, à son tour, se soumet à la fatalité, car, en perdant cet amour, il a perdu toute raison de vivre : « Ensuite je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’à Cordoue, et au premier corps-de-garde je me fis connaître. J’ai dit que j’avais tué Carmen ». Les dernières phrases de ce chapitre III signent sa foi catholique, « L’ermite était un saint homme. Il a prié pour elle ! Il a dit une messe pour son âme », et font écho à celles du chapitre II, où le héros demandait au narrateur venu le visiter en prison, de dire une messe pour lui, et, de façon plus allusive, pour Carmen, enfin de remettre une « petite médaille » à celle qu’on suppose être sa mère.

Enfin, l’exclamation finale, « Pauvre enfant ! », reste ambiguë. Plus que l’expression d’un remords de son geste criminel, il s’agit surtout de l’expression de sa colère : « Ce sont les Calé qui sont coupables pour l’avoir élevée ainsi. » Sa mort est ainsi présentée comme une fatalité, l’amour étant rendu impossible par l’écart culturel entre les deux amants.

POUR CONCLURE

Terminant le récit fait par don José à son visiteur, cette scène tire sa force de sa mise en forme. Mérimée ne prête à ses personnages aucun élan lyrique, ne développe aucun  monologue intérieur, et ne développe pas de commentaire. Cependant, le choix d’un échange de discours direct, fortement modalisé pour restituer les sentiments des locuteurs, accompagné de gestes, accentue le tragique de ce dénouement, qui se rapproche d’une scène de théâtre. Ainsi, il montre la fatalité en action, dans sa double dimension : pour Carmen, elle vient de sa nature de bohémienne, qui ne peut concevoir l’amour qu’en lien avec la liberté, pour don José, l’amour est un sentiment si puissant qu’il efface toute autre valeur sociale ou morale. Animés par ces deux forces qui les dépassent et sont inconciliables, les deux héros sont donc inexorablement conduits vers un destin tragique, comme dans les tragédies du siècle classique.

Histoire des arts : Georges Bizet, Carmen, 1875 

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La scène de rencontre : opéra de Georges Bizet, 1875.  Gravure

Bizet

Quand, en 1875, Georges Bizet crée à l’Opéra-comique Carmen, quatre actes sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy qui adapte la nouvelle de Mérimée, il lui donne un nouvel élan par le scandale que provoque l’image de l’héroïne proclamant son droit d’aimer librement, sans souci des lois.

En est le symbole son air le plus connu, "la Habanera" (la havanaise), qui renvoie à la scène de rencontre à la manufacture de tabac entre Carmen, la cigarière, et don José, le lieutenant. À partir de l’image initiale, « L'amour est un oiseau rebelle / Que nul ne peut apprivoiser », est mise en relief cette liberté qui caractérise l’héroïne. Mais, parallèlement, la seconde image, « L'amour est enfant de Bohême / Il n'a jamais, jamais connu de loi », en lien avec l’origine de Carmen, une gitane, introduit déjà la menace funeste,  qui s’accomplit lors du dénouement tragique : « Mais, si je t’aime / Si je t’aime, prends garde à toi ! »

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