Parcours : Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne, 1747-1752


Observation du corpus
Ce parcours pédagogique entrecroise l’étude générale du roman, inscrit dans son contexte générique, l’épistolaire, et socio-culturel, le XVIIIème siècle, avec des exposés de synthèse, et des explications d’extraits afin de répondre, au fil du parcours et dans la conclusion, à la problématique : Quelle force le choix du regard étranger donne-t-il à la peinture des sentiments et aux descriptions des réalités sociales ?
Cinq explications linéaires sont donc proposées, ainsi que deux analyses comparées, l’une sur les décors, extérieur et intérieurs, l’autre sur le topos littéraire de la scène de rencontre. De même, pour répondre aux deux composantes de la problématique, deux études d’ensemble abordent, le première la dimension sentimentale, à travers l’image de l’amour, la seconde sur les cibles de la critique, illustrée par l’étude de la longue lettre XXIV, ajoutée dans l’édition de 1752. De nombreuses lectures cursives prolongent ces analyses, soutenues par des documents iconographiques. Enfin, un approfondissement méthodologique est permis par deux activités : l’une vise à mettre en pratique les acquis stylistiques sur les tonalités et le genre épistolaire par un écrit d’appropriation, l’autre relève de l’histoire de l’art, à travers l’observation d’un genre spécifique, l’allégorie.
Introduction
Pour se reporter à l'introduction
Les femmes sont souvent oubliées dans l’histoire littéraire, comme ce fut le cas de Françoise de Graffigny, alors même que son roman épistolaire, Lettres d’une Péruvienne, a connu un immense succès dès sa première parution en 1747, suivie de nombreuses rééditions. La vie de cette romancière témoigne d’ailleurs des difficultés de la condition féminine au siècle des Lumières. On s’y rapportera, puis est proposé un exposé pour récapituler les connaissances historiques et sociales sur le XVIIIème siècle, et pour définir l’esprit des « Lumières » qui se retrouvera dans l’œuvre.
Cette approche est suivie de la lecture cursive de l'« Avertissement », qui joue le rôle d’une préface : l’auteur y justifie le choix de son sujet, de son héroïne, et de la forme retenue, le roman épistolaire, ainsi que son objectif, une lutte contre les préjugés ethnocentristes. On observera tout particulièrement la stratégie adoptée pour renforcer l’effet de réel, afin de mesurer comment la romancière oriente la lecture.
Cette lecture est complétée par un exposé sur le genre littéraire retenu, le roman épistolaire, en rappelant son origine et, surtout, l’intérêt qu’offre la fiction de cette écriture « en direct » avec son aspect discontinu.
Présentation du roman
Pour se reporter à la présentation
Le programme retenu pour le baccalauréat choisit la deuxième édition, en 1752, qui ajoute quatre lettres à la première, accentuant ainsi la dimension critique du roman.
Le titre
Le sens du titre conduit à une lecture de l’« Introduction historique » : il s’agit de relever les éléments qui construisent l’éloge du peuple inca, car ils se retrouveront dans les jugements que l’héroïne porte, par comparaison, sur la société française, ce qui permet parallèlement de dégager la dimension polémique du roman.
La structure
Pour observer les quatre étapes du récit, on lira les premières et les dernières lignes de chacune d’elles. À partir de cette approche, on s’intéressera à la temporalité, notamment au décalage chronologique entre la situation initiale et la vie de l’héroïne en France, puis au cadre spatial, par une analyse comparée de deux descriptions, l’une, dans la lettre XIII, d’un paysage, l’autre, dans la lettre XXXII qui témoigne du luxe des appartements recherché à cette époque.

Mise en place de la problématique
À partir des deux termes du titre, une problématique est posée : Quelle force le choix du regard étranger donne-t-il à la peinture des sentiments et aux descriptions des réalités sociales ?
Tant dans son « Avertissement » que dans son « Introduction historique » sur le monde inca, la romancière souligne l’importance de son héroïne que le titre désigne comme « une Péruvienne ». C’est son « regard étranger » qui dirige l’écriture, donc permet au lecteur, par la naïveté de son jugement sur ce monde qu’elle découvre, de prendre une distance avec sa propre société. Ainsi, on mesurera la « force » donnée tantôt à la critique, tantôt à l’éloge.
Le genre épistolaire, lui, avec le recours au « je » dans les lettres, adopte le ton de la confidence et, comme la romancière ne choisit que la voix unique de Zilia, elle met l’accent sur les « sentiments » de celle par qui tout est vu, perçu, restitué. De plus, comme la fiction repose sur l’adresse à un destinataire, Aza, son fiancé inca, l’amour occupe une place prépondérante dans son récit.
Lecture cursive : "Introduction historique"
Pour se reporter à l'étude
Avant d’entrer plus avant dans l’étude du roman, la lecture de « l’introduction historique » a une double fonction :
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Elle permet de confirmer l’objectif polémique déjà posé par la romancière dans son « Avertissement » : on y observe la violente critique de la colonisation, de ses causes et de ses pratiques, une volonté de combattre l’ethnocentrisme méprisant envers les peuples indigènes.
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Au blâme des colonisateurs répond l’éloge du peuple inca, dont Françoise de Graffigny met en valeur la culture, qu’il s’agisse de la dimension religieuse, de l’organisation de la société, de l’éducation, de l’économie, prospère… Dans tous ces domaines, elle fait ressortir l’harmonie et le souci du bien commun, et surtout, souligne l’importance des valeurs morales qui soutiennent la vertu.
Analyse comparée : deux décors
Pour lire l'extrait

Lettre XII : la nature
Après sa capture par les conquistadores lors de la prise de Cuzco et son long trajet en bateau, d’abord sur le vaisseau des Espagnols puis, après son attaque par les Français, transférée sur le leur, Zilia est arrivée dans un port et commence à découvrir les réalités étranges de ce pays inconnu pour elle. Mais ce premier séjour s’achève quand son protecteur Déterville lui annonce qu’ils vont « changer de demeure ». Débute alors un voyage de plusieurs jours en voiture qui offre l’occasion d’une description des paysages traversés.
D’après Jean-Antoine Duclaux, La Malle en relais, 1817. Estampe en couleur, 32 x 45,5
Le regard étranger
Le début de cet extrait met en évidence l’importance du regard étranger de cette héroïne qui découvre un monde ignoré, aussi bien les objets étranges comme « cette merveilleuse machine », qu’elle nomme par une périphrase « cabane roulante », que l’immensité des lieux. L’étonnement se mêle ainsi à l’ouverture d’un nouvel horizon : « j’ai goûté pendant ce voyage des plaisirs qui m’étaient inconnus. Renfermée dans le Temple dès ma plus tendre enfance, je ne connaissais pas les beautés de l’univers ». Le ton quitte alors celui de la lamentation, de ses « tendres inquiétudes », pour exprimer l’exaltation devant cette découverte : « tout ce que je vois me ravit et m’enchante. »
Une description picturale
Le XVIIIème siècle, sous l’influence du sensualisme, porte un regard nouveau sur la nature dont la dimension esthétique et émotive est alors mise en valeur. Cela s’illustre, notamment, par la vogue du jardin « à l’anglaise » qui remplace l’ordonnancement rigoureux de celui « à la française », et par la nouvelle place accordée aux paysages dans la peinture.
Or, cette description emprunte à la peinture, à commencer par celle du « Ciel » où l’attention se porte sur les nuages en dépeignant les jeux subtils des couleurs et les contrastes de lumière : « des nuées transparentes assemblées autour du Soleil, teintes des plus vives couleurs, nous présentent de toutes parts des montagnes d’ombre et de lumière. Bien avant que cela ne soit pratiqué par les poètes symbolistes du XIXème siècle, la description des « forêts » recourt aux synesthésies, en mettant en évidence l’association des différentes sensations : « En entrant dans ces beaux lieux, un charme universel se répand sur tous les sens et confond leur usage. »
Jean-Joseph-Xavier Bidauld, Le Parc à Mortefontaine, 1806. Huile sur toile, 87,6 × 128,3, Indianapolis Museum of Art

Ainsi la vue se mêle au toucher, « On croit voir la fraîcheur avant de la sentir ; les différentes nuances de la couleur des feuilles adoucissent la lumière qui les pénètre », en mettant de nouveau en valeur les touches de couleur et de lumière, tandis que sont même suggérées les sensations produites par « l’air » : « Une odeur agréable, mais indéterminée, laisse à peine discerner si elle affecte le goût ou l’odorat ».
L'éloge de la nature
Là où l’admiration portait jusqu’alors sur l’embellissement des villes, qu’il s’agisse de l’urbanisme, des monuments ou des appartements, l’admiration exalte ici l’effet produit au sein de la nature, par exemple une véritable extase à propos des « nuées » : leur « majestueux désordre attire notre admiration jusqu’à l’oubli de nous-mêmes. » Elle annonce ici les descriptions de Rousseau, avec un champ lexical qui met en valeur ce rôle de la nature : « Que les bois sont délicieux, ô mon cher Aza ! si les beautés du Ciel et de la terre nous emportent loin de nous par un ravissement involontaire, celles des forêts nous y ramènent par un attrait intérieur, incompréhensible, dont la seule nature a le secret. » Le lexique prête ainsi à la nature le pouvoir d’une transformation de tout l’être, ses splendeurs « emportent l’âme » qui ressent son « charme universel » au point d’éprouver « une volupté pure qui semble nous donner un sens de plus, sans pouvoir en désigner l’organe. » De même que l’être humain se trouve alors comme enrichi intérieurement, il se trouve aussi comme élargi aux dimensions de l’univers : « Les yeux sans se fatiguer parcourent, embrassent et se reposent tout à la fois sur une variété infinie d’objets admirables : on croit ne trouver de bornes à sa vue que celles du monde entier ; cette erreur nous flatte, elle nous donne une idée satisfaisante de notre propre grandeur ».
À nouveau, la romancière semble annoncer la « profession de foi du vicaire savoyard » qui figure dans le livre IV d’Émile ou de l’Éducation de Rousseau quand son héroïne conclut que le spectacle de la nature « semble nous rapprocher du Créateur de tant de merveilles. » Plongé dans la nature, l’être humain la « contempl[e] » ; il se met à l’écoute de son âme et cette introspection le conduit à la véritable religion, une religion bien loin des rites et des dogmes. L’héroïne pourrait donc proclamer, comme le fera le vicaire de Rousseau : « Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. »
Lettre XXXII : le luxe intérieur
Dès son entrée dans les maisons, l’héroïne en signale la luxueuse beauté, comme pour celle de la mère de Déterville : « La maison qu’elle habite est presque aussi magnifique que celle du Soleil ; les meubles et quelques endroits des murs sont d’or ; le reste est orné d’un tissu varié des plus belles couleurs qui représentent assez bien les beautés de la nature. » C’est aussi ce qui est mis en valeur par la description de la maison que lui a achetée Déterville. Elle lui « paraissait un enchantement » et c’est à nouveau une approche picturale qui en souligne la beauté, couleurs et lumières : « C’était un cabinet tout brillant de glaces et de peintures : les lambris à fond vert, ornés de figures extrêmement bien dessinées ».

Pour se reporter à l'analyse du texte
Le salon de l’hôtel de Lambert, XVIIIème siècle
De même que celles de la nature avaient provoqué en elle une véritable extase, les beautés de cette demeure la transportent dans un « enchantement » : « Je parcourus les appartements dans une ivresse de joie, qui ne me permettait pas de rien examiner ». Et, de même que la contemplation de la nature l’avait amenée à un élan religieux, sa découverte de cette « assez grande chambre entourée d’un grillage d’or, légèrement travaillé, qui renfermait une infinité de Livres de toutes couleurs, de toutes formes, et d’une propreté admirable » lui ouvre un nouvel univers, celui de la connaissance du monde.
Lettre I : situation initiale, du début à "... cet affreux passage."
Pour lire l'extrait
Dans un roman épistolaire, la première lettre joue le rôle traditionnel d’un incipit, le plus souvent en présentant le personnage principal et la situation initiale, mais aussi son destinataire, enfin en donnant le ton qui va soutenir l’écriture. Comment les informations données dans cette ouverture guident-elles le lecteur ?
Première partie : l’expression de l’amour (des paragraphes 1 à 3)
Le destinataire
Formant une seule longue phrase, scandée par l’élan des exclamations, le premier paragraphe signale d’emblée l’importance du destinataire avec la répétition, « mon cher Aza »¸ et le lien amoureux qu’il entretient avec l’héroïne, « ta tendre Zilia », est souligné par la périphrase lyrique qui le qualifie ensuite : « chère âme de ma vie ». Ce lien explique qu’il soit présenté comme un sauveur, « je t’appelle à mon secours », « j’attends que ton amour vienne briser les chaînes de mon esclavage ». Les questions de l’héroïne, « Qu’as-tu fait dans ce tumulte affreux […] ? », « Ton courage t’a-t-il été funeste ou inutile ? », donne de lui l’image d’un guerrier confronté à un grand danger, rapidement évoqué, la prise de la ville sacrée de Cuzco, capitale du royaume inca, par les conquistadores : « La ville du Soleil, livrée à la fureur d’une Nation barbare ». Le lexique traduit la violence du combat.
Le temple du Soleil à Cuzco, vers 1500. Gravure sur bois


Giovanni Baglione, Érato, muse de l’Élégie, 1620. Huile sur toile, 195 x 150. Musée du Louvre, Paris
Le portrait de l'héroïne
Le discours s’inscrit dans la tonalité élégiaque, dont l’étymologie grecque "ἐλεγεία" rappelle qu’il s’agit, à l’origine, d’un "chant de mort", de l’expression du deuil, comme l’illustre la comparaison poétique : « les cris de ta tendre Zilia, tels qu’une vapeur du matin, s’exhalent et sont dissipés avant d’arriver jusqu’à toi ». Une première anaphore, « en vain », rend la séparation irrémédiable, puisque la jeune fille est, à présent, captive, en « esclavage » ; l’interjection « hélas ! » et une seconde anaphore introduisent les exclamations qui accentuent encore le sort tragique de son amant qu’elle imagine : « hélas ! peut-être les malheurs que j’ignore sont-ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpassent-ils les miens ! » La force de son amour se traduit par le rythme ternaire en gradation qui accompagne la négation restrictive : « ma douleur, mes craintes, mon désespoir, ne sont que pour toi », et est confirmée par la double exclamation lancée : « Cruelle alternative ! mortelle inquiétude ! » Le souhait exprimé dans son ultime exclamation¸ « que tes jours soient sauvés, et que je succombe, s’il le faut, sous les maux qui m’accablent ! », montre la puissance d’un amour prêt à aller jusqu’au sacrifice.
Deuxième partie : une situation tragique (paragraphes 4 et 5)
Une violente dénonciation
Parallèlement, cette première lettre dénonce avec force la violence destructrice de la colonisation en inversant l’image des peuples indigènes donnée par les colonisateurs. Ce sont eux qui sont qualifiés de « Sauvages impies », terme péjoratif accentué par la majuscule, puis dépeints comme des « hommes féroces », totalement insensibles à la douleur : « Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir. »
Théodore de Bry, La Conquête de Cuzco par les Espagnols, XVIème siècle. Kunsbibliotek, Berlin

Les questions rhétoriques de l’avant-dernier paragraphe amplifient encore l’indignation de cette critique : « Quel est le peuple assez féroce pour n’être point ému aux signes de la douleur ? Quel désert aride a vu naître des humains insensibles à la voix de la nature gémissante ? » La métaphore met en évidence la sécheresse de cœur de ceux qu’elle qualifie ensuite de « Barbares ! Maîtres Dyalpor », comme s’ils possédaient la puissance du tonnerre, allusion sans doute à leurs fusils et à leurs canons. Ils n’ont donc plus rien d’humain, ne pensant qu’au massacre : « fiers de la puissance d’exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions. »
Un sort tragique
La lettre présente ainsi le sort de l’héroïne, réduite à un douloureux esclavage dont elle souligne les caractéristiques : « retenue dans une étroite captivité, privée de toute communication, ignorant la Langue de ces hommes féroces, je n’éprouve que les effets du malheur, sans pouvoir en découvrir la cause. » À l’enfermement s’ajoute, en effet, l’impossibilité même de comprendre la situation, ce que cherchent ces hommes étrangers qui ont débarqué dans le royaume.
Le qualificatif accompagné de la parenthèse, « le moment terrible (qui aurait dû être arraché de la chaîne du temps, et replongé dans les idées éternelles) », prolongé par la reprise hyperbolique, « le moment d’horreur », fait ainsi de la conquête un fait historique inacceptable, innommable même. Le rythme ternaire met en évidence l’aliénation alors imposée, puisque l’héroïne, en se disant « enlevée au culte du Soleil, à moi-même, à ton amour », a perdu tout ce qui faisait son identité.
Troisième partie : l’expression de l’amour (paragraphe 7)
D’un côté, l’adresse au destinataire multiplie les questions, « Aza ! comment échapperas-tu à leur fureur ? où es-tu ? que fais-tu ? », mais ces cris restent sans réponse, de même que son appel : « si ma vie t’est chère, instruis-moi de ta destinée. » Le roman ne fait entendre que la voix de l’héroïne, enfermée dans un monologue.
De l’autre, elle se livre à une lamentation, expression tragique de sa douleur : « Hélas ! que la mienne est changée ! » Mais déjà la romancière, par la voix de son héroïne, fait entendre une réflexion sur la condition même de l’être humain, dépendant d’un destin qui lui échappe : « comment se peut-il, que des jours si semblables entre eux, aient par rapport à nous de si funestes différences ? Le temps s’écoule ; les ténèbres succèdent à la lumière ; aucun dérangement ne s’aperçoit dans la nature ». La mort le menace, il est condamné à une cruelle incertitude, bien peu de choses par rapport à la permanence de l’univers : « et moi, du suprême bonheur, je suis tombée dans l’horreur du désespoir, sans qu’aucun intervalle m’ait préparée à cet affreux passage. »
CONCLUSION
Cette première lettre permet au lecteur d’entrer immédiatement dans le roman, d’abord en mettant en place les circonstances de l’écriture épistolaire : une lettre adressée par l’héroïne, Zilia, à l’amant, Aza, dont elle est à présent séparée alors même qu’elle exprime l’amour profond qui l’unit à lui. Donc, une écriture qui ne pourra que rester sans réponse, devenant ainsi un douloureux monologue, mêlant ainsi les tonalités, lyrique, élégiaque, et jusqu’au tragique.
Mais un second horizon d’attente s’ouvre ainsi, la dimension polémique puisque cette « Péruvienne » a subi l’horreur de la conquête de son royaume par les conquistadores espagnols dont elle souligne l’inhumanité. L’objectif de la romancière s’affirme ainsi : inverser le regard que les lecteurs portent sur les peuples indigènes, détruire leurs préjugés. Les « barbares » ne sont pas ceux que l’on croit tels…
Lecture cursive : fin de la première lettre
Pour lire l'extrait
La fin de la lettre apporte des précisions sur cette situation initiale.
À propos de l’écriture épistolaire
Il est indispensable de justifier le fait que cette jeune Péruvienne puisse utiliser l’écriture pour communiquer, d’où la mention à plusieurs reprises des « Quipos », cet ensemble de cordelettes qui, par une succession de nœuds, permettaient de transmettre une information, et, surtout, le geste qui lui a permis de les conserver avec elle durant sa captivité, « je cachai précipitamment mes Quipos sous un pan de ma robe », puis elle précise : « je ne sais par quel heureux hasard j’ai conservé mes Quipos. Je les possède, mon cher Aza, c’est le trésor de mon cœur, puisqu’il servira d’interprète à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de mon sort. » La romancière veille donc à la vraisemblance.
L'usage des "Quipos"

Mais leur rôle se trouve inversé :
À l’origine, il y a un réel échange amoureux entre Aza et Zilia, qui doit rester enfermée dans le temple du Soleil jusqu’à son mariage: « cet amas innombrable de cordons devenait sous mes doigts une peinture fidèle de nos actions et de nos sentiments, comme il était autrefois l’interprète de nos pensées, pendant les longs intervalles que nous passions sans nous voir. » En même temps, la romancière prête à son héroïne un sentiment, « l’espérance qu’avec leur secours je rendrais immortelle l’histoire de notre amour et de notre bonheur », qui rappelle le rôle traditionnel de l’écriture, pour Zilia, certes, mais n’est-ce pas aussi l’espoir de tout écrivain, atteindre l'éternité par son œuvre ?
Or, la séparation modifie ce rôle initial : « Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sais par quel heureux hasard j’ai conservé mes Quipos. » Même si elle tente de préserver l’idée même d’un échange, « Je les possède, mon cher Aza, c’est le trésor de mon cœur, puisqu’il servira d’interprète à ton amour comme au mien ; les mêmes nœuds qui t’apprendront mon existence, en changeant de forme entre tes mains, m’instruiront de mon sort », ses questions montrent qu’elle reste consciente de la difficulté imposée : « Hélas ! par quelle voie pourrai-je les faire passer jusqu’à toi ? Par quelle adresse pourront-ils m’être rendus ? » Tout en affirmant « Je l’ignore encore », elle maintient l’importance de ce lien par l’écriture inca : « mais le même sentiment qui nous fit inventer leur usage, nous suggérera les moyens de tromper nos tyrans. Quel que soit le Chaqui fidéle qui te portera ce précieux dépôt, je ne cesserai d’envier son bonheur. Il te verra, mon cher Aza ». La romancière tient à rendre vraisemblable, par cet espoir, ces lettres même s’il ne s’agit que d’un monologue.
La dimension polémique
La fin de la lettre met tout particulièrement en valeur la façon terrible dont s’est faite la prise de Cuzco, « ce jour horrible, ce jour à jamais épouvantable ». Elle est accentuée par le contraste marqué entre
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« le triomphe de notre union », le bonheur promis, celui d’un heureux mariage, tout proche : « Je crus que le moment heureux était arrivé, et que les cent portes s’ouvraient pour laisser un libre passage au soleil de mes jours ; […] et je courus au-devant de tes pas. »-
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la découverte des massacres : « Mais quel horrible spectacle s’offrit à mes yeux ! Jamais son souvenir affreux ne s’effacera de ma mémoire. » L’énumération dans la description accumule les horreurs, en imposant la vision du sang, du feu, et en opposant l’image des victimes, « Vierges éperdues », « Mamas – les gouvernantes – expirantes », et « les gémissements de l’épouvante », à celle des bourreaux, « une troupe de soldats furieux, « les cris de la fureur ».
Mais à l’horreur des combats s’ajoutent deux autres critiques :
la raison de la conquête, l’avidité, cet appétit pour l’or qui pousse à un pillage sans limites : « ils ralentissaient les effets de leur cruauté à la vue des ornements précieux répandus dans le Temple ; qu’ils se saisissaient de ceux dont l’éclat les frappait davantage ; et qu’ils arrachaient jusqu’aux lames d’or dont les murs étaient revêtus. Je jugeai que le larcin était le motif de leur barbarie ».
Antonio de Herrera y Tordesillas, Pizarro supervise l’enlèvement du trésor du temple de Pachacamac, 1601-1615. Gravure in Decadas


l’impiété qui s’accentue, d’abord envers les objets du culte, telle « l’image du Soleil foulée aux pieds », mais, pire encore, envers des êtres sacrés, telles les prêtresses et les « Vierges » : « ces impies osèrent porter leurs mains sacrilèges sur la fille du Soleil » et elle fut « [a]rrachée de la demeure sacrée, traînée ignominieusement hors du Temple ».
Masque en or d'Inti, le dieu du soleil. Musée national de Quito, Équateur
La lamentation
En relatant cette scène, l’héroïne restitue ses sentiments successifs, de la peur à l’espoir d’échapper aux soldats, avant de connaître le sort douloureux sur lequel elle se lamente : « au lieu des honneurs du Trône que je devais partager avec toi, esclave sous les lois de la tyrannie, enfermée dans une obscure prison ; la place que j’occupe dans l’univers est bornée à l’étendue de mon être. Une natte baignée de mes pleurs reçoit mon corps fatigué par les tourments de mon âme ». Mais cette lettre s’achève sur l’expression d’un amour absolu, puisqu’elle fait passer le sort d’Aza avant même la douleur du sien : « mais, cher soutien de ma vie, que tant de maux me seront légers, si j’apprends que tu respires ! », « je donnerais tous les jours que le Soleil me destine pour jouir un seul moment de ta présence. »
Étude comparée : deux scènes de rencontre
Pour lire les deux extraits
Dès l’antiquité gréco-romaine les récits en prose, qualifiés de "romans" au XIXème siècle en raison, notamment, des histoires d’amour relatées, accordent déjà une grande importance à la scène de "première rencontre". En témoigne, par exemple l’histoire d’amour entre Théagène, descendant du héros Achille, et Chariclée, princesse éthiopienne adoptée par le grec Chariclès, prêtre d’Apollon, et devenue, à Delphes, prêtresse de la déesse Artémis racontée dans les dix livres des Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse, auteur du IIIème (ou du IVème) siècle, traduit en français à la Renaissance.
Ambroise Boschart, dit Dubois, Théagène reçoit le flambeau des mains de Chariclée, 1610. Huile sur toile, 162 x 240. Musée de Fontainebleau

Or, dès les premiers récits, le récit reprend des éléments identiques, des invariants qui caractérisent ce que l’on nomme un "topos" littéraire.
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Le cadre spatio-temporel est le plus souvent solennel, souvent sacré, ce qui, en plaçant l’amour sous le regard des dieux, donne à ce sentiment une valeur sacrée.
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La scène met en évidence les différentes étapes de la naissance de l’amour, fondée sur l’effet de surprise, mis en valeur, prolongé par l’échange de regards. Viennent ensuite les conséquences physiques, et le trouble intérieur, aussitôt ressenti.
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Une force supplémentaire est accordée à l’amour par la reprise du mythe de l’androgyne de Platon, qui conduit les deux jeunes gens à reconnaître en l’autre "l’âme-sœur", comme le diront les Romantiques, c’est-à-dire le double originel, d'où le désir d'une fusion pour le reconstituer. Cela renforce encore le caractère sacré de cette communion amoureuse, qui intervient indépendamment de leur volonté, comme par une intervention divine.
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À cela s’ajoute la présence de témoins qui, même s’ils ne prêtent aucune attention à ce qui se passe entre les deux jeunes gens, les amène à masquer ce qu’ils éprouvent, car ils ont le sentiment de commettre une faute en vivant cette attraction, profane, en un lieu et en un instant sacrés, de transgresser donc les valeurs collectives.
Lettre II : Zilia et Aza
Dans la deuxième lettre, le ton de Zilia est empreint de nostalgie pour revivre sa première rencontre avec Aza : « Ȏ, mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher ! »
Première partie : une apparition (paragraphes 1 et 2)
La scène se déroule dans le cadre sacré du temple du Soleil, en présence des jeunes filles qui, comme Zilia, sont chargées du culte. Ainsi, au début, le pronom « nous » généralise la réaction.
La comparaison qui ouvre l’extrait, « Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant », donne à l’apparition du jeune homme lui-même une force divine, confirmée à la fin du deuxième paragraphe qui rend la scène solennelle : « Le son de ta voix, ainsi que le chant mélodieux de nos Hymnes, porta dans mes veines le doux frémissement et le saint respect que nous inspire la présence de la Divinité. »
Les regards sont immédiatement échangés, et traduisent un éblouissement réciproque : « tu n’avais jamais rencontré tant de beautés ensemble » explique le « feu », la « joie brillante » de ceux du jeune homme, tandis que les jeunes filles gardent fixés sur lui leurs « regards captifs ».
La première réaction est donc une violente émotion devant cette apparition : « l’étonnement et le silence régnaient de toutes parts ». Mais le récit glisse alors de la dimension collective au « je » de l’héroïne dont l’exclamation insiste sur le trouble ressenti, nouveau donc difficile à définir : « mais de quels sentiments mon cœur ne fut-il point assailli ! Pour la première fois j’éprouvai du trouble, de l’inquiétude, et cependant du plaisir. »
Vient alors le sentiment de commettre une faute en accordant une telle importance à un humain : « Confuse des agitations de mon âme, j’allais me dérober à ta vue ».
Deuxième partie : la sacralisation de l'amour (du paragraphe 3 à la fin)
La fusion des âmes
L’amour provoque d’abord un bouleversement physique, une véritable paralysie de l’être : « Tremblante, interdite, la timidité m’avait ravi jusqu’à l’usage de la voix ». Puis s’accomplit l’échange de regards¸ « j’osai élever mes regards jusqu’à toi, je rencontrai les tiens », dont l’effet est immédiat, une communion, « les tendres mouvements de nos âmes qui se rencontrèrent, et se confondirent dans un instant. » Ainsi se réalise la fusion des deux êtres en un seul – souvenir du mythe de l’androgyne.

Deux êtres prédestinés
C’est ce qui explique que la fin de l’extrait sublime cet amour en lui prêtant alors une origine divine, en lien avec le dieu du Soleil vénéré dans le temple : « Quel autre, que le principe du feu, aurait pu nous transmettre cette vive intelligence des cœurs, communiquée, répandue et sentie, avec une rapidité inexplicable ? »
Mais le dernier paragraphe redonne à l’amour sa dimension humaine. L’aveu d’illusion, « J’étais trop ignorante sur les effets de l’amour pour ne pas m’y tromper », est confirmé par les verbes, « je pris », « je crus ». Loin d’être une élection sacrée, l’idée que le Soleil la « choisissait pour son épouse d’élite » est démentie puisque la négation restrictive montre que c’est bien un humain qui a fait naître l’amour : « après ton départ, j’examinai mon cœur, et je n’y trouvai que ton image. »
Charles-Joseph Natoire, La puissance de l’amour, 1748. Frontispice d’Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, BnF
Lettre XII : Zilia et Déterville
Dès que Zilia a été transportée du vaisseau des conquistadores sur celui des Français qui s’en sont emparés, elle note, dans la quatrième lettre, la personnalité supérieure de Déterville, qu’elle nomme « le Cacique » en raison de « son air de grandeur ».
Le comportement alors dépeint fait comprendre au lecteur que celui-ci est amoureux d’elle ; mais l’étrangeté de ses manières et l’incompréhension de la langue conduit la jeune fille à n’y voir qu’une forme de vénération religieuse : « Cette Nation ne serait-elle point idolâtre ? Je n’ai encore vu faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour l’objet de leur culte. » Peu à peu, le voyage les rapproche, mais ce n’est que lors de l’arrivée en France que le récit de l’héroïne rapporte ce qui, du point de vue de Déterville, lui donne toute la force d’une scène de première rencontre.
Première partie : Le jeu des regards (paragraphe 1)
Première rencontre, en effet, puisque la jeune fille a quitté son vêtement péruvien pour être habillée à l’européenne par sa servante, « la China » : il « entra dans ma chambre au moment que la jeune fille ajoutait encore plusieurs bagatelles à ma parure ». Elle devient alors comme accessible, et sa beauté prend plus de force. Au premier regard, le bouleversement de Déterville est notable, une sorte de paralysie, comme si son corps ne lui appartenait plus : « il s’arrêta à l’entrée de la porte et nous regarda longtemps sans parler : sa rêverie était si profonde, qu’il se détourna pour laisser sortir la China et se remit à sa place sans s’en apercevoir ».
Le jeu des regards s’intensifie alors, « les yeux attachés sur moi, il parcourait toute ma personne avec une attention sérieuse », mais, si la jeune héroïne en est « embarrassée », c’est « sans en savoir la raison » : à aucun moment elle n’identifie le sentiment amoureux qu’elle ne ressent pas elle-même.
Charles Eisen, L'entrée de Déterville, ébloui, 1752. Gravure sur cuivre de Delafosse. Yale University Library, New Haven

Deuxième partie : L'expression de l'amour (paragraphes 2 et 3)
La romancière enrichit le récit grâce à l’origine étrangère de son héroïne, qui ne maîtrise pas les codes amoureux de la galanterie au XVIIIème siècle. C’est donc en toute innocence qu’elle « lui tendi[t] la main » sans mesurer la portée de ce geste, et, surtout, qu’elle cherche à lui montrer sa « reconnaissance » en répétant les phrases qu’il lui a apprises, tels « oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous », mais qu’elle ne comprend pas. Sa précision, « je tâchai même d’y mettre le ton qu’il y donne », fait même sourire et ôte à la scène une part de son sérieux.
Le portrait de Déterville qui suit traduit son bouleversement, invariant caractéristique de l’expression amoureuse, mais toujours avec une distanciation due au regard étranger de Zilia : « Je ne sais quel effet ils firent dans ce moment-là sur lui ; mais ses yeux s’animèrent, son visage s’enflamma, il vint à moi d’un air agité, il parut vouloir me prendre dans ses bras ». Mais c’est à nouveau son ignorance des bienséances qui est mise en évidence, puisqu’elle ne mesure pas à quel point le comportement de Déterville, « puis s’arrêtant tout-à-coup, il me serra fortement la main », et son langage, « en prononçant d’une voix émue. Non…,… le respect… sa vertu… et plusieurs autres mots que je n’entends pas mieux », valorisent la noblesse du héros qui ne cherche pas à profiter de son pouvoir sur sa prisonnière. Déterville a ainsi prêté une valeur sacrée à Zilia, tandis que son émotion lui attire la sympathie du lecteur : « il courut se jeter sur son siège à l’autre côté de la chambre, où il demeura la tête appuyée dans ses mains avec tous les signes d’une profonde douleur. »
Troisième partie : L'amour impossible (dernier paragraphe)
À la fin de l'extrait, la différence avec le "topos" s’impose, l'absence de toute réciprocité toujours en raison de l’ignorance de la jeune fille, incapable de reconnaître dans l’état de Déterville la puissance de l’amour : « Je fus alarmée de son état, ne doutant pas que je lui eusse causé quelques peines ; je m’approchai de lui pour lui en témoigner mon repentir ; mais il me repoussa doucement sans me regarder, et je n’osai plus lui rien dire ; j’étais dans le plus grand embarras ». Il n’y a donc pas de communion des âmes, seulement le partage d’un repas « à la manière accoutumée ». Ainsi l’amour de Déterville reste non dit, et ne peut qu’être source d’« un peu de tristesse » car c’est l’incompréhension de l’héroïne qui domine : « tout cela me paraît inconcevable. »
CONCLUSION
La scène de rencontre, relevant d’une tradition très ancienne, offre à chaque romancier, selon les invariants qu’il choisit de reprendre, mais aussi ses suppressions ou ses ajouts, l’occasion de faire preuve d’originalité. Ainsi le premier extrait retrouve toute la force de l’expression amoureuse, présentée telle une illumination bouleversante comme l’effet d’un destin pré-établi. L’amour est alors sacralisé, et vécu comme une communion totale, ce qui est bien différent dans le second extrait. Même si le lecteur peut reconnaître dans le portrait de Déterville tous les indices d’un amour sincère et profond, Françoise de Graffigny joue sur l’ignorance des mœurs européennes par son héroïne pour que cela détruise toute possibilité de réciprocité entre ses deux personnages. Elle ouvre ainsi à ses lecteurs un horizon d’attente : l’amour restera-t-il impossible entre eux ?
Stylistique : deux tonalités
Le lyrisme élégiaque
Rappelons que le genre épistolaire choisi par la romancière reprend une situation héritée d’œuvres antérieures, telles, dans l’antiquité Les Héroïdes d’Ovide, au moyen-âge les lettres échangées par Héloïse et Abélard, c’est-à-dire la séparation des amants. Séparation douloureuse qui met en évidence la fidélité de la femme, par exemple celle de Pénélope tissant et défaisant son ouvrage pour attendre le retour d’Ulysse en résistant aux prétendants, ou le désespoir de la victime, celle de Didon, abandonnée par Énée…
Or, ce double aspect se retrouve chez l’héroïne du roman, Zilia, ce qui explique la tonalité qui domine dans les dix-huit premières lettres, la lamentation lyrique sur la perte de celui qu’elle aime. Il s’agit de faire partager sa plainte au lecteur, donc de la représenter en victime attendrissante, innocente et faible, d’un sort cruel. De plus, comme il n’y a pas de réel échange épistolaire, les sentiments de l’héroïne sont intensifiés par sa solitude, et elle ne trouve comme refuge que la nostalgie du royaume inca où est né son amour qu’elle présente comme une véritable fusion mystique. À présent perdu, cet amour est incessamment répété par des appels au destinataire, « ô, mon cher Aza », et cette perte amène le souhait de mourir, qui se renouvelle quand elle apprend l’infidélité de son amant.
Trois procédés sont récurrents dans le lyrisme élégiaque :
-
le lexique hyperbolique pour exprimer la douleur, souvent associé à des négations qui illustrent le sentiment de néant ressenti par l’héroïne ;
-
les modalités expressives, tout particulièrement les exclamations lancées avec force, ou les interrogations rhétoriques : tentatives de partager les émotions avec ce destinataire absent, ainsi ranimé, mais qui ne sont, en fait, qu’un dialogue avec elle-même et avec le lecteur ;
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la recherche de musicalité, inscrite dans l’étymologie même du « lyrisme » et propre à « l’élégie », à l’origine, exprimée dans la poésie. Ainsi, les phrases jouent sur les rythmes, binaire pour traduire les hésitations des sentiments, les balancements du cœur, ou ternaires quand il s’agit de souligner la douleur, souvent soutenus par des anaphores.

Peintre d’Hésiode, Muse accordant deux cithares, vers 470-460 av. J.-C. Coupe attique à fond blanc, diamètre 15 cm. Musée du Louvre
Ce court passage de la sixième lettre, « Quelle horrible surprise, mon cher Aza ! Que nos malheurs sont augmentés ! Que nous sommes à plaindre ! Nos maux sont sans remède, il ne me reste qu’à te l’apprendre et à mourir. », confirme ces procédés, comme, dans la quatrième lettre, les hyperboles et le travail sur le rythme des phrases.
Je ne vis plus en moi ni pour moi ; chaque instant où je respire, est un sacrifice que je fais à ton amour, et de jour en jour il devient plus pénible ; si le temps apporte quelque soulagement à la violence du mal qui me dévore, il redouble les souffrances de mon esprit. Loin d’éclaircir mon sort, il semble le rendre encore plus obscur. Tout ce qui m’environne m’est inconnu, tout m’est nouveau, tout intéresse ma curiosité, et rien ne peut la satisfaire. En vain, j’emploie mon attention et mes efforts pour entendre, ou pour être entendue ; l’un et l’autre me sont également impossibles. (Lettre IV)
Le polémique
Mais la situation historique, avec le décalage temporel entre le XVIème, l’enlèvement brutal de Zilia par les conquistadores espagnols, et le XVIIIème siècle tel qu’il est vécu dans la société française, conduit à mêler à cette première tonalité lyrique le polémique. Victime de la colonisation, elle exprime d’abord d’exprimer son indignation contre les destructions et les massacres. Puis, en découvrant les réalités de la « civilisation », notamment lors de son enfermement au couvent, puis, quand ses lectures viennent compléter ses observations, elle dirige sa colère contre les abus et les injustices observés. Le roman s’ouvre ainsi de l’intimité du lyrisme, tonalité subjective, à un regard plus critique sur la société qui l’entoure, dénoncée avec force grâce à une comparaison incessante à l’état « de nature » initial dans le royaume inca, dont elle souligne les vertus.
Pour exprimer la révolte, les arguments sont nécessaires, donc le lexique est manichéen et renforcé par le rythme : les termes péjoratifs multipliés, souvent dans des énumérations, parfois en gradation, opposent le mal constaté dans la société française au bien originel dans le monde inca, valorisé par des hyperboles ou des images qui l’embellissent. Le lexique ne recule pas devant la redondance et il privilégie la violence.
Étude d’ensemble : l’image de l’amour
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
Au XVIIIème siècle, les raffinements de la Préciosité se sont inscrits dans les codes de la galanterie, puis le libertinage s’est développé sous la Régence, deux visions de l’amour illustrées dans les romans. Françoise de Graffigny accorde une place importante à l’amour dans son roman, en doublant celui qui unit l’héroïne Zilia à Aza, auquel elle était promise, par celui qu’éprouve le chevalier Déterville pour sa belle captive.
Comment, par le biais de ces deux personnages, la romancière représente-t-elle l’amour ?
Les lettres de Zilia, séparée de celui qu’elle devait épouser, dépeignent son amour absolu pour Aza, jadis source d’un bonheur dont il ne reste que la nostalgie puisque l’esclavage semble interdire toutes retrouvailles. L’écriture n’exprime alors que la douleur d’un sort tragique, jusqu’au désir de mourir avec un ultime adieu : « « Reçois, trop malheureux Aza, reçois les derniers sentiments de mon cœur, il n’a reçu que ton image, il ne voulait vivre que pour toi, il meurt rempli de ton amour. Je t’aime, je le pense, je le sens encore, je le dis pour la dernière fois. » Mais l’échec n’en est que plus douloureux puisqu’à son absolue fidélité répond, à la fin, l’infidélité du jeune homme qui l’abandonne pour épouser une Espagnole.
L’écriture épistolaire oriente la peinture de l’amour éprouvé par Déterville, puisqu’il est observé et restitué par Zilia, ignorante des codes de la société française. D’un côté, elle le voit d'abord comme un jeu étrange, auquel elle se prête par reconnaissance, en répétant, par exemple, les déclarations qu’il lui enseigne ; de l’autre, elle n’est pas totalement indifférente à la présence du jeune homme, comme elle l’avoue à Aza : « Le croirais-tu, mon cher Aza ? Il y a des moments, où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets ; le feu de ses yeux me rappelle l’image de celui que j’ai vu dans les tiens ; j’y trouve des rapports qui séduisent mon cœur. » Mais la fidélité à Aza, associée à l’écart culturel, conduit à deux reprises à un rejet des déclarations que lui adresse le chevalier : « le sentiment que j’ai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appelez l’amour… Quelle peine cela peut-il vous faire, ajoutai-je (en le voyant pâlir, abandonner la grille, et jeter au ciel des regards remplis de douleur) j’ai de l’amour pour Aza, parce qu’il en a pour moi, et que nous devions être unis. » Premier rejet dont elle ne perçoit pas la cruauté, suivi de celui qui ferme le roman puisqu’en réponse à sa demande en mariage, il n’obtient d’elle qu’une offre d’amitié.
Pour conclure
En choisissant que le récit épistolaire soit pris en charge par le regard étranger de son héroïne péruvienne, Françoise de Graffigny met en valeur la façon dont l’amour est vécu dans la société de son temps, en dénonçant, face à la simplicité des unions au Pérou, les artifices de la galanterie.
Les lettres de Zilia soulignent donc la vérité des cœurs, aussi bien la profondeur de son amour pour son fiancé que son amitié sincère pour Déterville, qui, lui-même, se montre un amant dévoué et respectueux envers la jeune femme. Mais, de ce fait, la tonalité évolue au fil des lettres : si, au début, le lyrisme élégiaque domine pour exprimer la nostalgie et la douleur de l’héroïne, peu à peu ses lettres s’inscrivent dans le tragique¸ jusqu’à ce que le désespoir de sa trahison par Aza fasse écho à celui que ses refus infligent au chevalier. Les deux héros vivent donc l’échec de l’amour, peut-être un souvenir de ce qu’a vécu la romancière…
Lettre XI : La découverte d'un monde, de "Nous entrâmes dans une chambre..." à "... un engourdissement."
Pour lire l'extrait
Arrachée au Temple du Soleil au Pérou, après son long voyage maritime, Zilia est arrivée dans un port français. Accompagnée du chevalier de Déterville, elle est amenée à rendre une visite et découvre ainsi le monde des salons mondains. Comment la romancière utilise-t-elle le regard de son héroïne péruvienne pour formuler sa critique de la société de son temps ?
Première partie : un accueil déconcertant (paragraphes 1 et 2)
Le regard européen
La réaction que provoque Zilia vient de son apparence, de « la singularité de [s]on habit », puisqu’elle porte encore son habillement péruvien. Comment ne pas penser ici à la phrase qui accompagne les Persans de Montesquieu : « Comment peut-on être Persan ? » S’il est compréhensible qu’elle suscite un « étonnement général », « la surprise des unes », cela s’accompagne d’un mépris notable par « les ris excessifs que plusieurs jeunes filles s’efforçaient d’étouffer et qui recommençaient, lorsqu’elles levaient les yeux » sur la jeune héroïne. Leur réaction, ces « ris offensants », révèle l’européocentrisme, la certitude d’une supériorité européenne sur toutes les autres cultures, jugées ridicules.
Michel Barthélémy Ollivier. Le Thé à l'anglaise servi dans les salons des Quatre-Glaces au palais du Temple à Paris, 1764. Huile sur toile, 530 x 680. Musée du château de Versailles

Le regard étranger
Zilia comprend parfaitement la raison des réactions qu’elle provoque, et, dans un premier temps, elle se sent blessée par ce mépris : il lui « déplut », parce que sa différence ainsi soulignée l’amène à se sentir inférieure : elle éprouve « un sentiment si fâcheux, que je l’aurais pris pour de la honte, si je me fusse sentie coupable de quelque faute », explique-t-elle. Son premier mouvement est donc de marquer clairement, à son tour, son rejet : « ne me trouvant qu’une grande répugnance à demeurer avec elles, j’allais retourner sur mes pas quand un signe de Déterville me retint. »
La romancière marque alors l’opposition entre le mépris des uns et la dignité de son héroïne, qui choisit un comportement exactement contraire : « Je compris que je commettais une faute, si je sortais, et je me gardai bien de rien faire qui méritât le blâme que l’on me donnait sans sujet ». En cela, elle montre sa supériorité, se livre à son tour à une observation de cette société étrangère : « je restai donc, en portant toute mon attention sur ces femmes ». Les valeurs s’inversent alors, la supériorité devient une infériorité, « j’eus pitié de leur faiblesse », et, surtout, la réaction de Zilia vise, par la comparaison établie, à opposer le poids de l’apparence, celle du vêtement, si importante dans cette société, à la vie intérieure, vérité profonde des êtres : « je ne pensai plus qu’à leur persuader par ma contenance, que mon âme ne différait pas tant de la leur, que mes habillements de leurs parures. »
Deuxième partie : les bienséances (des paragraphes 3 à 5)
La feinte ignorance
La romancière s’emploie à renforcer sa stratégie d’énonciation, le choix d’une héroïne extérieure à la société française, en multipliant les procédés qui soulignent son ignorance. Par exemple, à partir de leur apparence, elle rattache les personnages rencontrés aux réalités de son Pérou natal, tels celui qui ressemble au roi d’une région, nommé « Curacas » sauf qu’il est « vêtu de noir », ou celle qu’elle désigne, en raison de « son air fier », comme « la Pallas de la Contrée », appellation d’une princesse.
De même, vu qu’elle ne maîtrise pas encore la langue française, la vraisemblance oblige à justifier les paroles rapportées : « que je sais pour les avoir entendues prononcer mille fois à Déterville. Qu’elle est belle ! les beaux yeux !… un autre homme lui répondit. Des grâces, une taille de Nymphe !… » Elle veille cependant à maintenir une incertitude, en se contentant d’une interprétation à partir d’une observation extérieure : « tous répétèrent à peu près les mêmes mots ; je ne sais pas encore leur signification, mais ils expriment sûrement des idées agréables, car en les prononçant, le visage est toujours riant. »
Les observations de l'héroïne
Tout n’est pas négatif dans ses observations. Ainsi, elle note l’« air affable » de cet homme qui se charge des présentations, et elle oppose nettement les compliments masculins au silence des femmes, « qui ne dirent rien ». Mais elle laisse ainsi supposer les rivalités féminines quand la beauté d’une autre qu’elles-mêmes est célébrée.
Perdue dans ce monde nouveau, l’héroïne prend soin d’observer son protecteur, mais, là encore toujours en toute innocence. Si, en effet, elle se contente de constats, comme il « paraissait extrêmement satisfait de ce que l’on disait », elle n'en mesure pas la raison, contrairement au lecteur qui comprand que c’est parce que ces compliments confirment la séduction exercée sur lui par Zilia ; de même, il veille à ce que son comportement ne choque pas, afin qu’elle se fasse accepter dans cette société mondaine : « il se tint toujours à côté de moi, ou s’il s’en éloignait pour parler à quelqu’un, ses yeux ne me perdaient pas de vue, et ses signes m’avertissaient de ce que je devais faire ».
Enfin, par rapport au mépris qu’elle a provoqué, son propre respect illustre l'inversion des valeurs : « de mon côté j’étais fort attentive à l’observer pour ne point blesser les usages d’une Nation si peu instruite des nôtres. » Le blâme ne vise plus les peuples indigènes, "sauvages", mais une société qui juge sans vraiment savoir.
Troisième partie : un jugement critique (du paragraphe 7 à la fin)

Les salutations
Les premières observations portent sur ce qui est immédiatement visible, les salutations qui, dans la société de cette époque, obéissent à des règles de bienséance. Mais, comme l’héroïne les ignore, elle ne peut que prendre une distance qui inverse les notions de "monde sauvage" et de "monde civilisé" : « Je ne sais, mon cher Aza, si je pourrai te faire comprendre combien les manières de ces Sauvages m’ont paru extraordinaires. »
D’abord très générale, sa description est nettement péjorative : « Ils ont une vivacité si impatiente, que les paroles ne leur suffisant pas pour s’exprimer, ils parlent autant par le mouvement de leur corps que par le son de leur voix », d’où le reproche de « leur agitation continuelle ». Dans un second temps, elle détaille les différentes formes de salutations, autant de familiarités choquantes à ses yeux comme le souligne la parenthèse : « Il baisa hier les mains de la Pallas, et celles de toutes les autres femmes, il les baisa même au visage (ce que je n’avais pas encore vu) : les hommes venaient l’embrasser ; les uns le prenaient par une main, les autres le tiraient par son habit ».
Les salutations mondaines, 1751. Gravure en frontispice de Génie, pièce de Françoise de Graffigny
Mais, de ces observations, elle tire une connaissance. Ainsi, alors qu’elle avait interprété l’attitude de Déterville avec elle comme un rituel relevant d’une sorte de culte, elle comprend à présent son erreur : cela « m’a pleinement persuadée du peu d’importance des démonstrations du Cacique, qui m’ont tant causé d’embarras et sur lesquelles j’ai fait tant de fausses conjectures », reconnaît-elle. Ainsi, la découverte d’un autre monde détruit l’ignorance et les préjugés.
Un jugement comparatif
Cette stratégie du regard étranger est d’autant plus intéressante qu’elle permet, par le jeu des comparaisons, d’opposer aux mœurs françaises, dites "civilisées", celles du pays d’origine, objets des préjugés en Europe. Ainsi aux déterminants possessifs de la troisième personne du pluriel, « leur » et « leurs », répondent les « nos » et « notre » qui renvoient à la culture de l’héroïne : de leur « « promptitude », « nous n’avons point d’idées », juge-t-elle. Ainsi, l’énumération à la fin de l’extrait détruit les préjugés des Européens, en montrant que les blâmes adressés aux peuples indigènes relèvent d’une incapacité de comprendre des mœurs qui leur sont inconnus : « À juger de leur esprit par la vivacité de leurs gestes, je suis sûre que nos expressions mesurées, que les sublimes comparaisons qui expriment si naturellement nos tendres sentiments et nos pensées affectueuses, leur paraîtraient insipides ; ils prendraient notre air sérieux et modeste pour de la stupidité ; et la gravité de notre démarche pour un engourdissement. » Le lexique mélioratif, hyperbolique, soutient un vibrant éloge des mœurs des Incas, face aux termes péjoratifs qui les qualifient dans la bouche des Européens.
CONCLUSION
Ce récit met en évidence un des principaux objectifs posés par la romancière dans son « Avertissement » : les portraits et les descriptions portent sur la société européenne, ici sur les relations dans les salons mondains, le même regard critique que celui qu’elle-même porte sur le "monde sauvage". En jouant sur la naïveté de ce regard extérieur, formé par une culture étrangère, elle crée une distanciation qui vise à faire réfléchir les lecteurs. Ils doivent mesurer la relativité des jugements, leurs préjugés aussi, fondés sur une éducation, sur des habitudes sociales tellement habituelles qu’elles ne sont pas remises en cause et, pire encore, qui les conduisent à mépriser tous ceux qui ne leur ressemblent pas.
Lecture cursive : Lettre XIV
Pour lire la lettre
La lettre XIV prolonge les critiques de la société française, et plus particulièrement, du monde des salons, introduites dans la lettre XI. L’héroïne s’habitue à une réalité importante dans la société mondaine, les visites, occupation incontournable pour des questions de bienséances. C’est encore par la comparaison établie entre l’univers parisiens et les mœurs au Pérou que la romancière met en valeur sa critique.

D’après Augustin de Saint-Aubin, Le concert, 1774. Eau-forte, 30,1 x 42,3. Musée du Louvre, Paris
Monde "civilisé" et monde "sauvage"
Cette opposition, permise par son échange avec Aza, encadre la lettre, formulée dans les deux premiers paragraphes et dans le dernier. Déjà ces visites représentent une contrainte, et tout se passe comme si, en lui faisant « reprendre [s]es habits de vierge », cette jeune femme indigène était exhibée comme un animal dans un zoo. En même temps, elle souffre de cette « foule de monde » incessante, qui l’empêche de se réfugier dans ses souvenirs : c’est pour elle « une dissipation involontaire » qu’elle est obligée de subir.
Mais l’échange permet aussi de faire appel à son correspondant lointain pour lui faire partager son jugement, des « comparaisons avantageuses » pour le jeune homme, donc un éloge des mœurs des Incas. C’est ce sur quoi insiste l’exclamation qui ouvre le dernier paragraphe : « Ô, mon cher Aza, que les mœurs de ce pays me rendent respectables celles des enfants du Soleil ! » L’énumération qui suit met en valeur les qualités d’Aza, par opposition à l’affront qui lui a été fait : « Que la témérité du jeune Anqui rappelle chèrement à mon souvenir ton tendre respect, la sage retenue et les charmes de l’honnêteté qui régnaient dans nos entretiens ! »
Un double affront
Le cœur de la lettre présente la critique, qui vise à détruire ethnocentrisme européen par l’affirmation qui inverse d’emblée le jugement par le lexique qui leur attribue le qualificatif qu’eux-mêmes utilisent pour les peuples indigènes, accentué par la majuscule : « Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues, je n’ai point vu des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci. » L’accent est mis sur le comportement blâmable des « femmes », mais l’héroïne prend soin de ne pas tomber elle-même dans le défaut qu’elle leur reproche par une expression rendue prudente par le conditionnel et l’hypothèse : elles « me paraissent avoir une bonté méprisante qui révolte l’humanité et qui m’inspirerait peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres, si je les connaissais mieux. »
Un mépris insultant
Le récit construit cette image du mépris en plusieurs étapes :
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La première est la façon dont elle ignore Zilia, alors même qu’il est difficile de ne pas la voir vu son vêtement… : « elle avait déjà parlé à plusieurs personnes sans m’apercevoir ».
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La deuxième est plus brutale, son « éclat de rire », suivi d’un examen prolongé : elle « quitta précipitamment sa place, vint à moi, me fit lever, et après m’avoir tournée et retournée autant de fois que sa vivacité le lui le lui suggéra, après avoir touché tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse », elle adopte le comportement de celui qui tâterait un animal avant de l'acheter.
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La troisième va encore plus loin, puisqu’elle prend à témoin un jeune homme qu’elle associe à cette insulte : elle « recommença avec lui l’examen de ma figure. »
L’insulte amplifiée
La romancière accentue la critique de cet insultant mépris en rappelant au lecteur la nature de son héroïne, son ignorance des réalités qui l’empêche d’avoir l’indignation qui serait de mise. Elle reste, en effet, prisonnière de sa propre culture, donc du respect dû à des êtres supérieurs, princesse et prince de sang royal : « Quoique je répugnasse à la liberté que l’un et l’autre se donnaient, la richesse des habits de la femme, me la faisant prendre pour une Pallas, et la magnificence de ceux du jeune homme tout couvert de plaques d’or, pour un Anqui ; je n’osais m’opposer à leur volonté ». Cette réserve respectueuse fait alors ressortir à la fois la grossièreté du « Sauvage téméraire » qui se permet un geste parfaitement contraire à toutes les règles de bienséance, et la morale naturelle de la jeune fille : « mais ce Sauvage téméraire enhardi par la familiarité de la Pallas, et peut-être par ma retenue, ayant eu l’audace de porter la main sur ma gorge », , je le repoussai avec une surprise et une indignation qui lui firent connaître que j’étais mieux instruite que lui des lois de l’honnêteté.
Le portrait de Déterville
La fin de cet épisode remet en valeur la personnalité de Déterville qui se dresse en protecteur de l'héroïne. Mais son action n’est pas immédiate, car le jeune homme ne peut pas comprendre les reproches adressés : « il n’eut pas plutôt dit quelques paroles au jeune Sauvage, que celui-ci s’appuyant d’une main sur son épaule, fit des ris si violents, que sa figure en était contrefaite. » Après tout, Zilia n’est-elle pas qu’une « sauvage » ? Déterville est donc obligé d’insister pour lui rappeler les règles de la plus élémentaire bienséance.
Pour conclure
Le XVIIIème siècle a mis au centre de ses débats l’opposition entre "nature" et "culture", et Françoise de Graffigny, par le biais de son héroïne, prend nettement position. Cette anecdote vient apporter la preuve que la culture n’est souvent faite que d’affectation et ne garantit en rien la pratique des bonnes mœurs. Malgré les respectueux hommages que la société française prétend alors accorder aux femmes, le monde masculin, lui, continue à profiter de ses avantages en ne reculant pas devant la grossièreté.
Écrit d’appropriation : l’épistolaire

À ce stade du parcours dans l’œuvre, les lectures et les analyses ont déjà permis d’observer les caractéristiques du genre épistolaire, notamment l’énonciation avec le lien établi entre le scripteur et son destinataire. Pour en parfaire la maîtrise, il est intéressant de proposer un écrit d’appropriation.
SUJET : Un étranger – ou une étrangère – découvre la société actuelle. Rédiger la lettre qu’il adresse à un ami.
Analyse de la consigne :
La forme retenue est celle d’une « lettre ». Mais, vu que l’œuvre de Françoise de Graffigny n’en respecte pas les codes rigoureux, ce respect ne sera pas justifié.
Gerard Ter Borch, Femme écrivant une lettre, vers 1655. Huile sur panneau, 38,3 x 27,9. Amsterdam
Le choix de l’émetteur reste libre, homme ou femme dont la nationalité n’est pas indiquée ni le lien avec le destinataire seulement désigné comme « un ami ». Cependant, pour que le regard étranger soit significatif, il est préférable de choisir une origine non seulement lointaine, mais surtout dont la culture soit très différente pour que la comparaison marque une réelle distance. Cela implique aussi que le début de la lettre présente clairement les deux personnages et la situation précise de l’émetteur.
Le sujet porte sur « la société actuelle », mais le choix d’un domaine précis reste libre : il peut tout autant s’agir de réalités politiques, économiques, sociales, que d’enjeux culturels, comme le rôle des médias, ou de comportements particuliers.
L’écart de ces observations par rapport à la société d’origine doit être nettement marqué, mais le jugement de l’émetteur reste libre : éloge, critique, ou combinaison des deux réactions. Il est donc nécessaire de maîtriser les procédés qui soutiennent tout choix de tonalité : une expression élégiaque reste possible, mais également le recours à l’ironie, au pathétique ou un ton polémique plus insistant.
Lettre XX : Le siècle des Lumières, de "Le gouvernement..." à "... même s'ils vivent."
Pour lire l'extrait
Zilia, ramenée en France après son enlèvement par les Espagnols lors de la destruction du temple du Soleil à Cuzco, fait partager à Aza, le fiancé dont elle est séparée, ses découvertes de la société du XVIIIème siècle, depuis les objets inconnus jusqu’aux comportements qui, comparés à ceux du royaume inca, lui paraissent non seulement étranges mais, souvent, moralement inacceptables. Sa dénonciation porte tout particulièrement sur la vie mondaine, les salons mais aussi les spectacles, théâtre ou opéra. Puis, à cause du départ à la guerre de son protecteur, le chevalier Déterville, elle se retrouve enfermée dans un couvent avec Céline, la fille de Mme de Déterville qui veut empêcher son mariage. Le seul avantage de cette clôture est que l’existence du parloir lui permet de compléter ses connaissances sur la langue et les réalités de cette époque. Mais les critiques formulées interrogent : l'appellation "siècle des Lumières" est-elle vraiment méritée ?
Première partie : La monarchie absolue (des paragraphes 1 à 5)
La critique politique
Alors qu’elle s’apprête à critiquer le fonctionnement politique, la romancière prend soin – censure oblige – de maintenir la fiction du regard étranger. Ainsi le terme "royaume" est remplacé par celui d’« Empire », comme chez les Incas, les mots "monarchie", "monarque" ou "roi" sont remplacés, eux, par le « Capa-inca », et la critique s’atténue en s’élargissant à l’« Europe » et à tous les « Souverains », ce qui rend plus normal « le gouvernement » français. Mais la litote renforce l’adjectif péjoratif et la critique reste vive : « Le gouvernement de cet Empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d’être défectueux. » Est ainsi dénoncé un pouvoir royal qui trahit son devoir et ne fait qu’exploiter ses sujets : « Au lieu que le Capa-inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les Souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets ». Elle en tire une conséquence qui illustre les difficultés alors traversées par le pays : « aussi les crimes et les malheurs viennent tous des besoins mal satisfaits. »
Les classes sociales
Oubliant prudemment le clergé, la critique vise alors deux des trois "ordres" qui structurent la société française, selon leur hiérarchie :
Elle commence par les « Nobles », en principe les privilégiés, mais en opposant l’apparence à la réalité : d’un côté, en effet, ils étalent une extrême richesse, mais de l’autre, beaucoup se ruinent pour maintenir leur brillant train de vie : « Les malheurs des Nobles en général naissent des difficultés qu’ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. »
Puis, par la formule « le commun des hommes », elle désigne la classe supérieure dans le Tiers-État, la bourgeoisie, qui s’est considérablement développée au XVIIIème siècle en raison de l’essor économique. Mais, loin d’en faire l’éloge, la négation restrictive en minimise l’importance et, surtout, lui adresse un blâme moral : elle « ne soutient son état que par ce qu’on appelle commerce, ou industrie, la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent. » Elle reproche donc à la bourgeoisie de pratiquer des échanges de biens fondés sur l’absence de sincérité, de franchise, dans les intentions comme dans les pratiques : une forme d’exploitation, finalement.
Il reste la plus grande partie du Tiers-État, pour la plupart des paysans, dont elle brosse un portrait pathétique de la misère : « à peine ces malheureux ont-ils suffisamment pour s’y empêcher de mourir. » La raison qu’elle évoque renforce la dénonciation morale des classes supérieures puisqu’ils dépendent de la charité des privilégiés, du travail ou de l’assistance qu’ils leur fournissent : « Une partie du peuple est obligée pour vivre, de s’en rapporter à l’humanité des autres ». Mais la compassion des plus riches est « si bornée » qu’ils restent insensibles aux malheurs des plus misérables.
Les trois ordres : « Ça ne durera pas toujours », gravure révolutionnaire

La puissance de la fortune
Prolongeant la critique de l’ordre social, l’accent est mis ensuite sur le matérialisme qui s’impose en lien avec l’essor économique du XVIIIème siècle. La puissance accordée à « l’or » encadre ainsi la dénonciation d’un fonctionnement absurde, marquée par l’anaphore de la négation : « Sans avoir de l’or, il est impossible d’acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu’on appelle du bien, il est impossible d’avoir de l’or ». Dans cette critique ressort aussi la rupture avec un droit naturel, « la nature a donnée à tous les hommes » la « terre » que certains accaparent ; critique sur laquelle elle insiste à partir des principes posés par les philosophes des Lumières : c’est « une inconséquence qui blesse les lumières naturelles, et qui impatiente la raison ».

Le blâme porte alors simultanément sur l’ensemble des sujets, qualifiés de « nation insensée », et sur le « Souverain » lui-même.
Pour le roi, elle rappelle que c’est lui qui distribue les charges, les titres, les bénéfices, mais à trop peu de privilégiés : « ce Souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets, en comparaison de la quantité des malheureux ». Il ne peut donc pas soulager la misère du peuple qui ne peut que se résigner : toute révolte est donc qualifiée de « folie ».
Nicolas Lancret, La Remise par Louis XV de l'Ordre du Saint-Esprit au comte de Clermont dans la chapelle de Versailles, 3 juin 1724, 1731. Huile sur toile, 56 x 81,5. Musée du Louvre, Paris
Mais les sujets sont eux aussi coupables, et elle sous-entend ainsi le refus de la noblesse qui juge indigne tout exercice d’un métier rémunéré : elle « attache de la honte à recevoir de tout autre que du Souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie et de son état ». La « honte » pour la romancière est donc mal placée, surtout quand elle conduit certains nobles, ruinés, au suicide : il y a de l’« ignominie à se délivrer par la mort de l’impossibilité de vivre sans honte. »
Deuxième partie : Le jugement d’autrui (des paragraphes 6 à 8)
Le retour sur soi
Cette lettre montre une évolution par rapport aux précédentes, car le ton de l’héroïne ne se limite plus à la lamentation sur son sort ou à la polémique face à des observations qui la choquent, même si elle continue à éprouver de la colère : « La connaissance de ces tristes vérités n’excita d’abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables, et de l’indignation contre les Lois. » Davantage intégrée dans la société, elle cherche aussi davantage, en effet, à interpréter ce qu’elle ressent et elle s’interroge à présent sur l’avenir qui lui est réservé : « je n’ai ni or, ni terres, ni adresse, je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Ô ciel ! dans quelle classe dois-je me ranger ? »
Le poids du mépris
Elle a donc mesuré le poids de l’ordre social, fondé sur la fortune, mais cette interrogation vient surtout du sentiment observé dès son entrée dans les salons mondains, le mépris à l'égard des "inférieurs" : « Mais hélas ! que la manière méprisante dont j’entendis parler de ceux qui ne sont pas riches, me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même ! » Sa réflexion s’approfondit alors puisqu’elle avoue son combat intérieur, entre ses propres convictions et la force de ce mépris : « Quoique tout sentiment de honte qui ne vient pas d’une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d’en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volonté, je ne puis me défendre de souffrir de l’idée que les autres ont de moi ».
Elle est ainsi renvoyée à son statut de captive, dépendante des dons d’autrui qui l’« humilient malgré » elle car elle a maintenant perdu son illusion initiale sur ces « bienfaits dont je me croyais honorée », avoue-t-elle. Illusion due à son statut dans le monde inca où il était tout naturel de lui accorder le respect, mais détruite à présent dans ce monde où elle doit vivre de la charité d’autrui. Sa seule délivrance est donc de pouvoir échapper à cette humiliation en étant capable, à son tour, de payer cette dette : « cette peine me serait insupportable, si je n’espérais qu’un jour ta générosité me mettra en état de récompenser » ceux qui la font vivre.

Vincenzo Campi, Allégorie de l’hypocrisie, XVIème siècle. Huile sur toile, collection privée
Le triomphe de l'apparence
En même temps qu’elle est capable d’approfondir ses analyses, elle progresse aussi dans la démythification de ses observations. Elle mesure l’importance prise par les apparences, en comparant ce qui concerne les objets à la vie morale : « ce que j’apprends des gens de ce pays me donne en général de la défiance de leurs paroles ; leurs vertus, mon cher Aza, n’ont pas plus de réalité que leurs richesses. » Ainsi, pour démasquer le triomphe de tout ce qui est factice, est développée la comparaison entre le mobilier, « Les meubles que je croyais d’or, n’en ont que la superficie, leur véritable substance est de bois », et le comportement en société : « de même ce qu’ils appellent politesse a tous les dehors de la vertu, et cache légèrement leurs défauts ; mais avec un peu d’attention, on en découvre aussi aisément l’artifice que celui de leurs fausses richesses. »
Troisième partie : La vie intellectuelle (paragraphes 9 et 10)
L'éloge des livres
L’évolution de l’héroïne, à présent capable d’analyser ce qu’elle observe, est telle que la romancière doit la justifier. En ce siècle des Lumières, dont l’ouvrage emblématique est l’Encyclopédie, il est logique que l’explication mette en évidence l’accès à la connaissance par les livres : « Je dois une partie de ces connaissances à une sorte d’écriture que l’on appelle Livre ; quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce qu’ils contiennent, ils me sont fort utiles, j’en tire des notions […] et j’en compose des idées que je crois justes. » Cependant, elle veille à maintenir la vraisemblance par les réserves qu’elle introduit sur la compréhension permise à son héroïne : « Je ne puis t’exprimer, mon cher Aza, l’excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux ».
Tito Lessi, Les Bibliophiles, XVIème siècle. Bibliothèque Riccardiana, Florence

Son éloge porte d’abord sur les contenus qu’elle découvre : « Quelques-uns de ces Livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d’autres ce qu’ils ont pensé ». L’accent est donc mis sur la transmission de l’héritage historique et sur la philosophie, et la comparaison en magnifie la valeur en leur prêtant une force spirituelle : « Puisqu’ils sont à l’âme ce que le Soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j’ai besoin ». À une époque où ils sont souvent en butte à la censure, elle célèbre aussi leurs auteurs en mentionnant son « désir extrême » de « connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent ».
Une critique de ses contemporains
Mais cet éloge tranche avec le reproche de Françoise de Graffigny de la place insuffisante accordée aux livres, adressé tout particulièrement aux femmes dont elle déplore le manque d’instruction : « Quoique Céline lise assez souvent, elle n’est pas assez instruite pour me satisfaire ». La lecture n’est finalement qu’un simple loisir, et, surtout, la romancière fait entendre son propre regret : « à peine avait-elle pensé que les Livres fussent faits par les hommes, elle ignore leurs noms, et même s’ils vivent. » Peut-être faut-il voir, dans cette évidente exagération, un rappel de ce qui est alors revendiqué, par exemple, une réelle reconnaissance des droits des auteurs…
CONCLUSION
La romancière a su faire évoluer son héroïne qui n’a plus l’innocence naïve des premiers temps de son arrivée en France. Illustrant le siècle des Lumières, elle a acquis des connaissances, l’écriture, la lecture, qui lui ont permis d’approfondir ses observations en cherchant davantage à les expliquer. Ces acquis culturels ont ainsi enrichi sa personnalité naturelle : elle conserve sa faculté d’indignation et de compassion. Elle peut ainsi démasquer tous les abus et les faux-semblants d’une société qui est loin de véritablement représenter le qualificatif de "siècle des Lumières" qui lui est attribué.
Lecture cursive : Lettre XXII, extrait
Pour lire l'extrait
En tant qu’écrivaine, Françoise de Graffigny est forcément sensible au manque de considération accordée aux auteurs par ses contemporains, qu’elle dénonce par le biais de l’échange entre son héroïne et ce « Cusipata », reprise du terme inca qui désigne les prêtres, présenté dans la lettre précédente : « on m’a fait parler à un Cusipata que l’on nomme ici Religieux, instruit de tout, il m’a promis de ne me rien laisser ignorer. Poli comme un Grand Seigneur, savant comme un Amatas, il sait aussi parfaitement les usages du monde que les dogmes de sa Religion. Son entretien plus utile qu’un Livre, m’a donné une satisfaction que je n’avais pas goûtée depuis que mes malheurs m’ont séparée de toi. » Comment cet éloge s’inverse-t-il ici en critique ?
Un portrait critique
Désireuse d’accroître ses connaissances, Zilia illustre ainsi le siècle des Lumières, mais le premier paragraphe de cet extrait traduit sa désillusion : « J’avais compté, mon cher Aza, me faire un ami du Savant Cusipata, mais une seconde visite qu’il m’a faite a détruit la bonne opinion que j’avais prise de lui, dans la première ; nous sommes déjà brouillés. » L’opposition des adjectifs, « Si d’abord il m’avait paru doux et sincère, cette fois je n’ai trouvé que de la rudesse et de la fausseté dans tout ce qu’il m’a dit », reprend la critique sociale déjà formulée, une forme de brutalité et, surtout, un monde hypocrite, où triomphe l’artifice.
La conclusion de la lettre renforce ce reproche, plus sévère à l’égard de la religion que de ceux qui fréquentent les salons mondains : « La fausseté, mon cher Aza, ne me déplaît guère moins sous le masque transparent de la plaisanterie, que sous le voile épais de la séduction ». Dans les salons, elle traduit une forme de légèreté superficielle, tandis que, pour un homme d’Église, il s’agit d’une volonté de manipuler les esprits. D’où la résistance de Zilia : « celle du Religieux, m’indigna, et je ne daignai pas y répondre. »

L'éloge des écrivains
L’énumération des questions posées par l’héroïne sont autant de marques des éloges qu'elle adresse aux écrivains, d’abord qualifiés par une hyperbole : « je voulus satisfaire ma curiosité sur les hommes merveilleux qui font des Livres ». La majuscule magnifie le rôle de leurs écrits, et explique les hyperboles qui accentuent les égards qu’ils méritent, amplifiés par la gradation : « je commençai par m’informer du rang qu’ils tiennent dans le monde, de la vénération que l’on a pour eux ; enfin des honneurs ou des triomphes qu’on leur décerne pour tant de bienfaits qu’ils répandent dans la société ». Leur supériorité et leur utilité sont ainsi mises en valeur.
La splendeur des Lumières. Frontispice du tome premier de l’Encyclopédie, 1751
La critique religieuse
SE
Le portrait du prêtre introduit la critique car le regard de Zilia démasque le décalage entre le sérieux de ses questions et l’attitude que celui-ci adopte pour lui répondre : « Je ne sais ce que le Cusipata trouva de plaisant dans mes questions, mais il sourit à chacune, et n’y répondit que par des discours si peu mesurés, qu’il ne me fut pas difficile de voir qu’il me trompait. » La romancière, prudemment, ne reprend pas les réponses du prêtre, dénoncées par avance, mais utilise le regard étranger de son héroïne pour leur ôter toute valeur. Les verbes qui introduisent les trois questions rhétoriques, « dois-je croire », « Croirai-je », « Pouvais-je me persuader », soulignent, en effet, plus que de l’étonnement, une véritable indignation.
La première question rappelle le rôle joué par l’Église dans la censure, qui reproche aux écrivains leur immoralité : eux « qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu » n’en auraient « pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins » Elle relève dans ce rejet une forme d’incohérence.

Saint Paul brûlant des livres de magie. Frontispice de l’index des livres interdits par le pape Benoît XIV, 1758
La deuxième question sous-entend que le prêtre a mis en valeur l’idée que le seul but des écrivains est un profit financier, « l’intérêt », c’est-à-dire autre blâme mais autre incohérence pour récompenser ce qu’elle magnifie en le qualifiant de « travail plus qu’humain », mais qui ne reçoit comme prix que, comme le suggère le sourire du prêtre, « des railleries » ou comme il le leur reproche, « de l’argent ».
La troisième question accentue encore la colère de Zilia, qui se fait ici porte-parole de la romancière pour dénoncer le manque de reconnaissance accordée aux écrivains dans « une nation si fastueuse », capable donc de glorifier les arts : il lui paraît à nouveau contradictoire que « des hommes, sans contredit au-dessus des autres, par les lumières de leur esprit », reprise de l’éloge hyperbolique initial, « fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? » La comparaison dénonce le mépris injuste qu’ils subissent au lieu de l’estime qu’ils mériteraient.
Pour conclure
Cet extrait a un double intérêt, d’abord parce que la place accordée à l’argent l’inscrit dans le débat sur le droit d’auteur. Pendant longtemps, les écrivains n’ont pu produire que grâce à leur fortune personnelle, comme Montaigne, ou au mécénat des puissants qui assuraient ainsi leur prestige. Le prix du livre rémunère, en effet, le travail de l’imprimeur et ce que reçoit l’auteur dépend du bon vouloir de son éditeur qui l’achète à titre définitif. C’est en Angleterre que la loi du Statute of Anne, appliquée en 1710, accorde pour la première fois aux auteurs un droit exclusif sur l'impression de leur œuvre pour quatorze ans, renouvelable une fois, ouvrant ainsi en France le débat sur la répartition des "droits d’auteurs" entre eux et les imprimeurs-libraires-éditeurs. Beaucoup d’auteurs des Lumières participent à ce débat, comme Diderot dans sa Lettre sur le commerce des livres (1763) et surtout Beaumarchais qui fonde, en 1777, la première société d’auteurs pour promouvoir la reconnaissance de droits au profit des auteurs, ce qui n’adviendra qu’en 1793.
Mais il permet de mesurer aussi tout l’intérêt de la stratégie choisie par la romancière, le regard exotique de son héroïne qui lui permet d’énoncer des critiques par l’expression des sentiments qu’elle exprime, en évitant toute attaque plus directe, qui serait dangereuse quand elle porte sur la religion. Au lecteur de comprendre, à travers l'indignation de Zilia, le reproche adressé, l’influence nocive de l’Église qui refuse tout ce qui permettrait aux lecteurs d’accroître leurs connaissances et d’enrichir leur réflexion.
Lettre XXX (édition de 1747) : une société superficielle, de « Les devoirs que nous rendons… » à la fin
Pour lire l'extrait
La mort de la mère de Déterville a permis la libération du couvent de sa fille Céline, qui peut alors se marier et invite Zilia à demeurer chez elle. De son côté, Zilia a repoussé la déclaration d’amour de Déterville, de retour de la guerre, rejet qui amène le chevalier à rechercher le fiancé tant aimé de Zilia, Aza, qu’il retrouve à la cour d’Espagne. Il est alors convenu qu’Aza la rejoigne à Paris et elle attend avec impatience leurs retrouvailles, en menant la vie mondaine traditionnelle à cette époque, qui exige de multiplier les visites. Autant d’occasions d’approfondir ses observations : par le regard de son héroïne, quels traits psychologiques la romancière met-elle en valeur ?
Première partie : une pratique mondaine, les visites (des paragraphes 1 à 4)

William Hoggarth, Réception matinale de la Comtesse, vers 1743-1745. Huile sur toile, 68,5 x 89. National Gallery, Londres
La vanité dénoncée
Par l’emploi du pronom « nous », le lecteur mesure à quel point l’héroïne est à présent insérée dans la vie parisienne. Mais la présentation de la pratique mondaine des visites est péjorative car ce qui devrait être un plaisir, la rencontres d’amis, est d’emblée présenté comme une contrainte par le terme « devoirs », repris plus loin avec insistance, « tant de peine ». Elle est même rendue absurde par l’excès souligné par le superlatif : il faut « entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu’il est possible ». De même, le terme « tribut de louanges réciproques », qui renvoie à l’obligation d’un impôt versé au vainqueur, perd ici son sens puisqu’il s’agit de « rendre » et de « recevoir » ces compliments, donc d’une sorte de jeu dont l’objectif n’est que la satisfaction de l’amour-propre, un indice de simple vanité vu l’objet des compliments, ne portant que sur l’apparence : « sur la beauté du visage et de la taille, sur l’excellence du goût et du choix des parures. »
Un défaut dominant : l'hypocrisie
Mais le récit maintient la fiction du regard étranger, avec le passage du « nous » au « je » qui traduit la distance prise et permet de démasquer cette pratique sociale. Une restriction de la valeur de cet « hommage », terme qui, hérité de la féodalité médiévale, suppose un lien d’estime, de fidélité et de dévouement total, est, en effet, très vite introduite : « encore n’est-il que bien momentané ». Car quel prix donner à des compliments qui peuvent s’inverser très rapidement comme le montre la conjonction temporelle, « Dès que l’on disparaît, il prend une autre forme. », et le glissement de l’imparfait au présent immédiat : « Les agréments que l’on trouvait à celle qui sort, ne servent plus que de comparaison méprisante pour établir les perfections de celle qui arrive » ? La négation restrictive associe d'ailleurs à l’hypocrisie la médisance, l’éloge initial porté par le terme « agréments » étant minimisé par rapport à celui qui le remplace, celui des « perfections ».
L'art de la critique
La dénonciation s’élargit, pour devenir une vérité qui se généralise à l’ensemble du pays : « La censure est le goût dominant des François, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. » Deux reproches s’associent ici, la « censure », soit une critique des êtres, de leurs paroles et de leurs actions, et « l’inconséquence », c’est-à-dire le manque d’esprit de suite, de logique qui donne l’impression que tout jugement peut s’inverser d’un instant à l’autre. Le parallélisme indique que ces deux défauts se révèlent dans les écrits comme dans les échanges mondains, « Leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier », tandis que la condition posée, « pourvu néanmoins qu’ils soient absents », confirme la médisance qui règne.
L’ironie s’accentue ensuite pour démythifier l’apparence de politesse, allusion à la place prise alors par les règles de la bienséance, « Ce qu’ils appellent la mode », qui maintient ce goût pour la critique d’autrui : elle « n’a point encore altéré l’ancien usage de dire librement tout le mal que l’on peut des autres, et quelquefois celui que l’on ne pense pas. » Une critique qui perd tout sens puisqu’elle ne repose sur aucune raison valable, et contredit même le jugement réel : elle devient semblable à un jeu. Et ce trait de caractère, qualifié de « coutume », n’est pas réservé aux gens malhonnêtes ou méchants : « Les plus gens de bien suivent la coutume ».

Ils ont même une supériorité, car ils savent transformer leurs critiques en une qualité ; on reconnaît là la pratique oratoire de la prétérition, quand un discours commence par une protestation, « une certaine formule d’apologie de leur franchise et de leur amour pour la vérité », pour mieux pouvoir ensuite lancer des critiques qui n’épargnent personne, pas même leurs proches : « ils révèlent sans scrupule les défauts, les ridicules et jusqu’aux vices de leurs amis. » Dans ces conditions, les rapports humains perdent toute valeur…
Jean-Michel Beuriot, Illustration pour Voltaire, le Culte de l’Ironie de Philippe Richelle, 2019
Deuxième partie : entre la vertu et le vice (paragraphes 5 à 8)
Une nation superficielle
Ainsi, cette société n’a aucune base solide. Puisque l’éloge peut se changer si vite en critique, en attaque, comment accorder foi à un discours ? Ce ne sont que des paroles vaines, auxquelles chacun feint, finalement, de prêter une importance pour maintenir le lien social : « Si la sincérité dont les François font usage les uns contre les autres, n’a point d’exception, de même leur confiance réciproque est sans borne. » Art oratoire ou non, vérité ou mensonge, la double négation montre que cela importe peu. Il s’agit seulement d’échanges superficiels : « Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter, ni probité pour se faire croire. Tout est dit, tout est reçu avec la même légèreté. » Le terme qui ferme le paragraphe résume la dénonciation d'une société frivole.
Nature et culture
Mais la romancière prend soin de ne pas tomber elle-même dans le défaut qu’elle dénonce, donc de nuancer sa critique : « Ne crois pas pour cela, mon cher Aza, qu’en général les François soient nés méchants, je serais plus injuste qu’eux si je te laissais dans l’erreur. » Ainsi, elle leur reconnaît une qualité, leur bonté : ils sont « [n]aturellement sensibles, touchés de la vertu ».

Johann Wilhelm Baur, L’Âge d’or in Les Métamorphoses d’Ovide, 1641
Pour en donner la preuve, elle évoque sa propre expérience, mais cela permet à la romancière de comparer, comme souvent, l’état de nature et celui de culture, en reprenant son apologie du peuple inca : « je n’en ai point vu qui écoutât sans attendrissement l’histoire que l’on m’oblige souvent à faire de la droiture de nos cœurs, de la candeur de nos sentiments et de la simplicité de nos mœurs ». Le champ lexical mélioratif fait du peuple indigène le symbole même d’une vertu innée en tout être, mais que la culture vient détruire, d’où son hypothèse : « s’ils vivaient parmi nous, ils deviendraient vertueux : l’exemple et la coutume sont les tyrans de leurs usages. » Ils ne sont donc que les victimes d’une société corrompus, conception qui annonce la théorie de Rousseau : « la nature a fait l'homme heureux et bon, mais [… la société le déprave et le rend misérable », écrit-il dans son dialogue Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-1776).
Pour prouver cette affirmation du rôle nocif de la société, l’anaphore du pronom indéfini, « tel » introduit trois exemples qui prouvent tous le rôle du regard d’autrui sur les comportements, guidés par la pusillanimité : « Tel qui pense bien, médit d’un absent pour n’être pas méprisé de ceux qui l’écoutent. » C’est donc le manque d’audace, de courage qui explique les défauts de cette société, mis en valeur par la structure en chiasme, où les termes mélioratifs encadrent la satire : « Tel autre serait bon, humain, sans orgueil, s’il ne craignait d’être ridicule, et tel est ridicule par état qui serait un modèle de perfections s’il osait hautement avoir du mérite. » Par peur de voir sa réputation détruite toute une société masque donc sa pensée réelle pour s’adonner à une critique systématique.
Troisième partie : le triomphe de l'artifice (paragraphes 9 et 10)
La fin du texte conclut et résume la dénonciation, en insistant sur le reproche dominant, « l’artifice », c’est-à-dire la corruption de la nature : « Enfin, mon cher Aza, leurs vices sont artificiels comme leurs vertus, et la frivolité de leur caractère ne leur permet d’être qu’imparfaitement ce qu’ils sont. »
Toute relation sociale n’est plus alors qu’une illusion, d’où la comparaison aux « jouets de l’enfance », critiqués car ils enseignent cet artifice : « ridicules institutions des êtres pensants, ils n’ont, comme eux, qu’une ressemblance ébauchée avec leurs modèles ». L’énumération accumule les indices qui prêtent aux Français le même aspect factice qu’aux jouets en raison de leur apparence trompeuse, « du poids aux yeux, de la légèreté au tact, la surface coloriée, un intérieur informe, un prix apparent », démasquée par la négation finale : « aucune valeur réelle. »
Ainsi, toute la société se trouve dénoncée, avec une expression péjorative qui compare les Français à des sortes de bibelots décoratifs en dépassant le seul regard de l’héroïne : « Aussi ne sont-ils estimés par les autres nations que comme les jolies bagatelles le sont dans la société. »
Jean-Baptiste Greuze, La petite Fille au capucin de bois, 1766. Eau-forte. Musée du Louvre, Paris

Une personnification, rendue ironique par l’antiphrase qui qualifie de « gentillesses » leurs incessantes critiques, complète ce jugement sévère : « Le bon sens sourit à leurs gentillesses et les remet froidement à leur place. » Par contraste, le rythme ternaire de la conclusion, avec les trois principes moraux posés, lui donne la force morale d’une maxime, « Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile et la vertu pour principe. »

Antoine Watteau, La Conversation, 1721. Huile sur toile. Musée d’Art de Tolède, Espagne
CONCLUSION
Cette lettre prend pour thème une des caractéristiques de la société du XVIIIème siècle, l’importance accordée, chez les privilégiés, à la vie mondaine qui multiplie les relations sociales et met au premier plan l’art de la conversation. Or, alors que cette réalité est souvent louée, les salons, par exemple, étant considérés comme le cœur des élégances et le centre d’une vie culturelle brillante, la romancière adopte un point de vue contraire. Par le biais du regard de son héroïne, elle en démasque, non seulement l’aspect superficiel mais, pire encore, deux défauts plus graves, l’hypocrisie liée au plaisir de dénigrer, et l’inconsistance puisqu’on peut critiquer sans mesure ce dont on vient de faire l’éloge. Toute logique, toute rationalité disparaissent alors même que le « siècle des Lumières » prétend mettre au premier plan la raison. La conception de Françoise de Graffigne, elle, fait reposer la « vertu » sur un autre critère, la « nature » qui serait un meilleur guide pour dépasser les « artifices » culturels, les apparences trompeuses, et dévoiler la « vérité » des êtres.
Lectures cursives : deux extraits sur l'art de la conversation
Pour lire les extraits
Premier extrait : Françoise de Graffigny, lettre XXIX
Dans l’édition de 1752, Françoise de Graffigny a ajouté quatre lettres, dont celle-ci qui développe la réflexion sur le rôle de la conversation dans la société du "siècle des Lumières", souvent louée pour le « brillant » de l’esprit et du langage.
Le premier paragraphe
L’extrait commence par un jugement critique marqué par le lexique péjoratif qui forme une allégorie dont l’action est soutenue par le rythme ternaire insistant : « Pour peu qu’on les interroge il ne faut ni finesse de pénétration pour démêler que leur goût effréné pour le superflu a corrompu leur raison, leur cœur et leur esprit. » Ces trois termes mettent en évidence la destruction des trois éléments qui caractérisent l’être humain dans la conception des "Lumières", repris successivement dans les trois critiques qui suivent.
Fréquente dans les lettres, la raison invoquée est un excès dont la gravité est accentuée aussi bien dans le domaine matériel, par la métaphore des « ruines » qui rappellent comment les familles se dépouillent pour maintenir l’apparence de leur faste, que relationnel ou moral comme le met en valeur le rythme ternaire qui enchaîne les subordonnées en passant du parallélisme au chiasme : « qu’il a établi des richesses chimériques sur les ruines du nécessaire ; qu’il a substitué une politesse superficielle aux bonnes mœurs, et qu’il remplace le bon sens et la raison par le faux brillant de l’esprit. » Dans les trois cas, les oppositions lexicales reprennent la critique d’une société dans laquelle règnent l’illusion et la vanité, et où triomphe l’artifice aux dépens de la véritable vertu.
Jean Huber, Le Souper des philosophes, XVIIIème siècle. Eau-forte, 25 x 34. BnF
La description des conversations
Le deuxième passage dépeint sévèrement les conversations, avec un lexique hyperbolique pour dénoncer l’excès des paroles, leur « abondance », leur « exagération », accentué par l’accumulation des adjectifs péjoratifs : « fonds inépuisable », « compliment superflu », « flatteries outrées », « termes inutiles ». À ce premier constat s’ajoute la reprise du reproche d’hypocrisie, lui aussi insistant d’abord par l’opposition marquée : toute parole est « aussitôt désavouée que prononcée ». Tout n’est donc que mensonge, puisque ces paroles sont destinées uniquement à construire une image fausse : une louange pas exemple n’est formulée que « dans l’intention de persuader qu’ils n’en font point ».

La polyptote, « ils protestent de la sincérité des louanges qu’ils prodiguent » avec tant d’excès, « et ils appuient leurs protestations d’amour et d’amitié de tant de termes inutiles », conduit ainsi au blâme : « l’on n’y reconnaît point le sentiment ». Les conversations ne sont plus alors que des bavardages vides de valeur.
Nature et culture
Comme fréquemment dans les lettres, la critique des mœurs françaises, dites "civilisées", amène, en miroir, l’éloge de celles dites "sauvages", dont l’exclamation insiste, au contraire, sur la retenue et le naturel : « Ȏ, mon cher Aza, que mon peu d’empressement à parler, que la simplicité de mes expressions doivent leur paraître insipides ! » De plus, c’est à partir de la conversation que se porte un jugement plus large sur la valeur intellectuelle, « Je ne crois pas que mon esprit leur inspire plus d’estime », et c’est elle qui construit l’essentiel dans cette société, la réputation, donc la dépendance du regard d’autrui.
L’anaphore du verbe injonctif, « Il faut », souligne l'importance sociale de la conversation puisqu’elle obéit à des règles, ce que prouvent d’ailleurs les nombreux traités qui les analysent depuis le XVIIème siècle.
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La première peut paraître élémentaire, une maîtrise lexicale, « une grande sagacité à saisir les différentes significations des mots », mais c’est plutôt le jeu sur la polysémie qui est ensuite posé comme qualité, savoir « déplacer leur usage ».
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De même, il est souhaitable de retenir « l’attention de ceux qui écoutent », mais, pour ce faire, les moyens proposés relèvent, à nouveau, de l’artifice : user de « la subtilité des pensées, souvent impénétrables, ou bien en dérober l’obscurité, sous l’abondance des expressions. »
L’héroïne a déjà noté à plusieurs reprises comment les livres lui ont permis d’accroître ses connaissances et sa réflexion, ce qui est ici prouvé par la citation, non référencée, « Que l’Esprit du Beau Monde, consiste à dire agréablement des riens, à ne se pas permettre le moindre propos sensé, si on ne le fait excuser par les grâces du discours ; à voiler enfin la raison quand on est obligé de la produire. », qui corrobore le reproche précédent, accorder plus d’importance à l’apparence, superficielle, ce qui ôte au discours toute valeur et toute rationalité. L’essentiel est la séduction, parler « agréablement », rechercher « les grâces du discours », et, surtout, « voiler » tout ce qui exigerait un effort pour approfondir la réflexion.
Des valeurs inversées
La question adressée au destinataire, Aza, Péruvien comme l’héroïne », conclut l’extrait en rappelant l’écart entre leur lieu d’origine, lointain, valorisé, où « le bon sens et la raison […] sont regardés comme le nécessaire de l’esprit », et « ici », la France où ces valeurs sont « méprisé[e]s », parce qu’on préfère « le superflu » à « tout ce qui utile ». Ces deux univers sont donc totalement inverses, et c’est cette inversion que mettent en évidence les trois conséquences posées avec la négation restrictive transformant les trois qualités, toujours selon les trois domaines, « raison », « cœur » et « esprit », en défauts : « celui qui n’a qu’une fortune honnête est pauvre, qui n’a que des vertus est plat, et qui n’a que du bon sens est sot. »
Second extrait : Jacques Delille, La Conversation, 1812
Comme a pu le faire Boileau dans son Art poétique, paru en 1674, Jacques Delille (1738-1813) recourt à la versification pour dépeindre ce qu’il a pu observer dans le salon de Madame Geoffrin qu’il fréquentait. Mais sa description n’a pas la dimension critique de celle de Françoise de Graffigny, bien au contraire.

L’abbé Delille récitant La Conversation dans le salon de Madame Geoffrin, 1812. Gravure. Université d'Harvard
À aucun moment, en effet, il n’évoque à aucun moment l’idée d’excès, d’exagération, insistant au contraire sur une répartition harmonieuse de la parole, « Par un commun accord », « [s]ans désordre ». La vanité est donc inexistante, et le respect règne lors de l’échange : « Aucun, par un babil frivole, / Sur son voisin n'usurpait la parole ; / Chacun parlant, se taisant à son tour, / Du discours circulaire attendait le retour ».
S’il relève, comme la romancière, l’importance du beau langage, et des jeux d’esprit qui font « jaillir à propos / Le feu de la saillie et l’éclair des bons mots », il en fait des qualités, d’abord parce qu’ils sont appropriés, ensuite parce qu’ils maintiennent l’intérêt des auditeurs, comme l’illustre la comparaison : « […] comme ces pinces fidèles / Qui, des tisons de mon ardent foyer, / De temps en temps pour m'égayer, / Font pétiller les vives étincelles ». Il ne critique donc pas le brillant de l’esprit, qui anime la conversation.
Enfin, il ne s’indigne pas du vide de ces conversations, admettant au contraire la nécessité d’une variété dans le ton : « Ainsi venant, revenant à la ronde, / L'entretien, tour à tour sérieux ou badin ». En fait, l’essentiel est de ne pas lasser l’auditoire, et d’offrir à chacun ce qui peut le séduire, tantôt un simple divertissement, tantôt un sujet de réflexion.
Pour conclure
Ces deux extraits offrent donc deux regards bien différents sur les relations sociales au "siècle des Lumières".
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Celui de Jacques Deville, homme cultivé, parfaitement intégré dans les salons où l’on célèbre son talent poétique notamment, fait l’éloge des conversations dont il apprécie précisément ce que rejette Françoise de Graffigny, le « brillant de l’esprit ».
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La romancière, elle, se sert du regard étranger de son héroïne pour se placer sur un plan moral : le « brillant de l’esprit » n’est, à ses yeux, qu’une marque de la vanité, du désir de s’acquérir une réputation même si, pour cela, il faut flatter, mentir, masquer la vérité grâce à tous les artifices du langage. En cela, elle reste plus proche des moralistes du XVIIème siècle, tels La Bruyère ou La Rochefoucauld, ou des reproches adressés par Rousseau à ses contemporains mondains, que d’un Voltaire qui a su mettre le badinage et les jeux d’esprit au service de ses dénonciations.
Étude d’ensemble : la lettre XXXIV
Pour lire la lettre
Si le roman de Françoise de Graffigny a connu un immense succès au XVIIIème siècle, car il répondait au goût pour les « âmes sensibles » tels l'héroïne ou Déterville, il est ensuite tombé dans l’oubli, avant d’être redécouvert dans la seconde moitié du XXème siècle avec le développement des recherches féministes qui, notamment aux États-Unis visent à redonner toute leur place aux écrits des femmes. Or, ajoutée dans l’édition de 1752, la lettre XXXIV met en évidence le regard critique que la romancière porte sur la condition féminine de son temps, peut-être en raison de son expérience conjugale malheureuse. Après une dénonciation de l’éducation des filles au couvent, elle dépeint quelle terrible vie le patriarcat impose aux épouses, portant un jugement moral sévère sur le traitement des femmes dans la société française.
Pour introduire : du début à la ligne 17
Le constat est posé dès l’ouverture de la lettre, une dévalorisation des femmes : le « mépris que l’on a presque généralement ici pour les femmes ». Constat surprenant alors même que, depuis le XVIIème siècle, la Préciosité s’est employée à revaloriser les femmes, et que les salons que plusieurs animent jouent un rôle important pour la diffusion des idées des « Lumières ». En fait, l'approche de la romancière est morale, puisqu’elle fonde sa réflexion sur « la vertu », terme répété, posée comme l’objectif même de toute formation.
Son reproche porte alors sur un des sujets chers aux philosophes des Lumières, l’éducation, objet de nombreux traités dont celui de Fénelon, en 1687, De l’Éducation des filles : « l’éducation qu’on leur donne est si opposée à la fin qu’on se propose, qu’elle me paraît être le chef-d’œuvre de l’inconséquence Française. » Comme souvent dans ses lettres, elle oppose les mœurs des peuples primitifs, dont elle fait l’éloge, à la pratique française dont, de façon plus générale, elle souligne, comme elle l’a fait en observant les conversations mondaines, le manque de sérieux, jusqu’au mensonge, dans le traitement des enfants : « On les trompe sur ce qu’ils ne voient pas. On leur donne des idées fausses sur ce qui se présente à leurs sens, et l’on rit inhumainement de leurs erreurs. » Le résultat est de ne pas développer la « fermeté d’âme », bien au contraire : « on augmente leur sensibilité et leur faiblesse naturelle par une puérile compassion pour les petits accidents qui leur arrivent ».
La critique de l'éducation des filles : des lignes 18 à 78
La dénonciation des couvents
La critique des couvents ressort de la contradiction posée dès la présentation : « on les enferme dans une Maison Religieuse, pour leur apprendre à vivre dans le monde. » Comment, en effet, l’enfermement, qui isole, pourrait-il ouvrir ensuite sur le vaste « monde » ? Elle s’en prend ensuite à deux défauts inhérents à la vie religieuse elle-même : « on confie le soin d’éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d’en avoir, et qui sont incapables de leur former le cœur qu’elles ne connaissent pas. »
La maison de Saint-Cyr, vers 1680. Dessin, 36 x 20. Musée Carnavalet, Paris

Elle sous-entend ainsi que la religion exige l’obéissance totale, donc supprimerait forcément toute réflexion, tout esprit critique, et qu’elle oblige les religieuses à ne diriger leur « cœur » que vers Dieu, donc elles sont incapables de guider les sentiments des jeunes filles. Enfin, elle souligne l’aspect superficiel et pesant de la pratique religieuse, « des petites cérémonies d’un culte extérieur », qui perd ainsi tout sens profond et devient, à l’âge adulte, « une espèce de politesse que l’on rend par habitude à la Divinité. »
Une éducation limitée
Pour dépeindre l’éducation donnée aux filles, l'argumentation met l’accent sur sa principale limite, le « peu de soin que l’on prend de leur âme », se plaisant ainsi à inverser l’approche initiale des conquérants : ceux-ci refusaient aux peuples indigènes découverts la possession d'une âme, d’où la controverse de Valladolid (1550-1551) pour en débattre. Ici, face aux Français, ce serait « certains peuples barbares qui leur en refusent une ».

Pour preuve de ce reproche, elle dépeint une éducation qui ne s'intéresse qu'à l’apparence physique : « Régler les mouvements du corps, arranger ceux du visage, composer l’extérieur, sont les points essentiels de l’éducation. » Le résultat amène à encourager des défauts, tels l’« hypocrisie », l’« amour-propre », en privilégiant tout ce qui permettra aux femmes de séduire, autre contradiction : « On borne la seule idée qu’on leur donne de l’honneur à n’avoir point d’amants, en leur présentant sans cesse la certitude de plaire pour récompense de la gêne et de la contrainte qu’on leur impose. » Enfin, pour qu'elles séduisent, on dote les filles de « talents imparfaits », par exemple la musique, le dessin, la danse, qualités elles aussi superficielles au lieu de leur « former l’esprit ».
L. Lhanta, La nécessité de plaire, 1888. Lithographie in Le Costume historique : cinq cents planches. BnF
Une éducation inefficace
La critique développe ensuite la contradiction posée au début de la lettre, « l’inconséquence des Français » : « ils attendent de leurs femmes des vertus qu’ils ne leur font pas connaître ». Elle insiste donc sur le résultat de cette éducation, « l’ignorance » ainsi favorisée, dans trois domaines :
Pour ce qui concerne le cœur, donc les « sentiments », leur seule connaissance est « celui de l’amour », une vague « compassion » mais plus souvent « pour des animaux que pour des humains », et les négations s’accumulent pour montrer le vide de leur cœur : « cette bonté tendre réfléchie, qui faire faire le bien avec noblesse et discernement, qui porte à l’indulgence et à l’humanité, leur est totalement inconnue ». Ainsi, elles se plaisent à bavarder sans souci du mal qu’elles peuvent causer.
Pour ce qui concerne l’âme, à nouveau elles restent insensibles aux valeurs prônées par l’héroïne, preuves de sagesse et de vertu, « la modération », « l’honnêteté des mœurs » ou « l’équité ». À nouveau, c’est le peuple indigène dit « barbare » qui apparaît supérieur à une nation dite « civilisée » : « elles me soupçonnent de parler la langue Péruvienne ».
Enfin, pour ce qui concerne l’esprit, alors que le siècle des Lumières veut développer la « connaissance du monde », le bilan est plus que négatif, une ignorance extrême vu la preuve mentionnée : « Elles ignorent jusqu’à l’usage de leur langue naturelle ».
La vie conjugale : des lignes 79 à 128
Le mariage
Souvenir personnel sans doute, si l’on se rappelle qu’elle a été mariée à dix-sept ans, Françoise de Graffigny déplore les conditions du mariage des filles, ignorantes car trop jeunes, « à peine sorties de l’enfance. » Elle dépeint ensuite la vie de la femme privilégiée, une forme de liberté certes, puisqu’elle « reçoit sans contrainte les compagnies qui lui plaisent », mais vide de sens : « ses occupations sont ordinairement puériles, toujours inutiles, et peut-être au-dessous de l’oisiveté. » Pour son époux, elle n’est qu’une sorte d’objet, un joli bibelot, « une figure d’ornement ».

Abraham Bosse, Le Mariage à la ville : Le Contrat de mariage, vers 1633. Eau-forte, 26,4 x 35,5. BnF
Le risque est grand alors, puisque, dépourvue de valeurs morales, elle « passe rapidement de l’indépendance à la licence ». Ainsi s’explique le « mépris » masculin qui s’exerce contre elle.
La réhabilitation des femmes
Malgré ce jugement sévère, la romancière s’emploie à nuancer sa critique par sa double injonction à son destinataire :
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Dans un premier temps, elle refuse de généraliser sa dénonciation morale : « garde-toi bien de croire qu’il n’y ait point ici de femme de mérite ». Ainsi, elle admet l’existence de femmes vertueuses, « heureusement nées », mais en « nombre […] borné », ce qui vient, répète-t-elle, d’une éducation nocive.
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Elle rejette aussi la culpabilité sur la misogynie, les hommes refusant d’admettre que les femmes ont « toutes les dispositions nécessaires pour égaler les hommes en mérite et en vertus ». Les véritables coupables sont donc bien les hommes qui « contribuent en toute manière à les rendre méprisables, soit en manquant de considérations pour les leurs, soit en séduisant celles des autres. »

Abraham Bosse, Le Mari qui bat sa femme (détail), vers 1633. Eau-forte, 21,2 x 30,3. BnF
Le patriarcat
La critique dénonce ensuite fortement le fonctionnement du patriarcat, « ici l’autorité est entièrement du côté des hommes », en insistant sur la culpabilité masculine : les hommes sont « responsables de tous les désordres de la société, soit par leur indifférence, soit parce qu’ils donnent eux-mêmes « l’exemple d’une conduite vicieuse et indécente ». Elle blâme « l’injustice des Lois » qui, toutes, sont en faveur des hommes, qui disposent du pouvoir financier absolu, donc peuvent déposséder l’ensemble de la famille que, par « avarice », il contraint à « l’indigence » alors que lui-même dissipe sans compter. Pire encore – et c’est là une allusion directe à ce qu’a connu la romancière pendant son mariage, il a le droit de « punir rigoureusement l’apparence d’une légère infidélité, en se livrant sans honte à toutes celles que le libertinage lui suggère. »
Deux poids, deux mesures, donc qui font des femmes des victimes et justifie leur révolte, comme le souligne l’exclamation finale : « Mais qui peut résister au mépris ! »
La puissance de l'amour : de la ligne 129 à la fin
Un vibrant éloge
Par opposition aux terribles réalités du mariage, où l’amour entre époux n’existe pas, la fin du texte insiste sur la puissance de ce sentiment, inscrit dans la nature humaine, dont elle affirme qu’il donne sens à l’existence : « Le premier sentiment que la nature a mis en nous est le plaisir d’être, et nous le sentons plus vivement et par degré à mesure que nous nous apercevons du cas que l’on fait de nous. »
Elle souligne ainsi l’interdépendance des êtres dans la société, chacun dépendant du regard et du jugement d’autrui pour se sentir valorisé. Elle distingue alors le « premier âge », où l’enfant reçoit l’amour de ses proches, au « reste de la vie », où, à son tour, on accorde aux autres cet amour : chacun « devient nécessaire au bonheur d’un autre ». L’héroïne s’adresse ainsi à son destinataire pour célébrer la puissance de leur amour : « c’est ton amour extrême ; c’est la franchise de nos cœurs, la sincérité de nos sentiments qui m’ont dévoilé les secrets de la nature et ceux de l’amour. »
S’ensuit un vibrant éloge de l’amour, comparé à l’amitié. Si elle reconnaît l’importance de « ce sage et doux lien », elle considère que l'amitié reste inférieure à l’amour car elle n’est pas exclusive : l’amitié « partage sans crime et sans scrupule son affection entre plusieurs objets ». La description insiste sur la totale fusion qui se réalise dans l’amour, où les deux êtres n’existent que dans cette « présence exclusive », qui comble chacun des amants, se sentant alors indispensable à l’autre : « elle seule peut contenter l’avide ambition de primauté qui naît avec nous, qui se manifeste dans tous les âges, dans tous les temps ». Enfin, elle associe l’amour au besoin de « possession », inné en tout être, avec un raisonnement a fortiori dans sa question rhétorique : si l’on apprécie tant une possession matérielle, celle d’un être humain ne peut qu’être encore plus précieuse, car il s’offre totalement, « cœur » et « âme » et en toute liberté, « volontairement » pour obtenir le même don en échange.
Un plaidoyer féministe
Les trois questions rhétoriques qui s’enchaînent développent les conséquences de cette conception de l’amour, qui toutes excusent les femmes.
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La première déculpabilise toute femme « accablée de l’indifférence offensante de son mari » qui la renvoie à un « anéantissement » en lui accordant le droit de vouloir résister à cette destruction notamment, même si cela n’est pas explicite, en prenant un amant.
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La deuxième justifie qu’elle puisse rechercher d’autres moyens de satisfaire son besoin de reconnaissance que le seul « mérite » pour sa vertu ne peut combler. Donc pourquoi pas l’amour sincère d’un amant ?
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Ensuite la faute est à nouveau rejetée sur une société patriarcale qui accorde plus de droits aux hommes : « on exige d’elle la pratique des vertus, dont les hommes se dispensent en leur refusant les lumières et les principes pour les pratiquer ».
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Enfin, elle revient à la dénonciation initiale d’une « mauvaise éducation » qui est, en fait, la cause principale des reproches adressés aux femmes, du « mépris » à leur égard.
Pour conclure
La romancière prend soin de rattacher cette longue lettre ajoutée au double objectif de son récit :
D’une part, une première injonction lyrique rappelle son « Avertissement », sa volonté de revaloriser l’état de nature, dit « sauvage », par rapport au monde dit « civilisé » : « Ȏ, mon cher Aza, que les vices brillants d’une Nation, d’ailleurs si séduisante, ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos mœurs ! »
D’autre part, la double injonction qui suit remet au premier plan l’intrigue amoureuse en ouvrant un horizon d’attente. L’héroïne a appris, dans la lettre XXV, le sort d’Aza à la cour d’Espagne, et a accepté d’attendre qu’il la rejoigne à Paris. Or, sans lettre personnelle de lui, elle a déjà exprimé ses doutes : « Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? On t’a parlé de moi, tu es instruit de mon sort, et rien ne me parle de ton amour. » Ainsi, par le rappel de ce que Zilia attend de lui et par sa promesse de lui accorder un amour réciproque total, la romancière prépare le désespoir du douloureux dénouement dû à l’infidélité d’Aza.
CONCLUSION
L’étude de cette lettre explique l’intérêt que les féministes du XXème siècle ont porté à cette œuvre, longtemps oubliée. Elle se fait, en effet, l’écho des débats du "siècle des Lumières" sur l’éducation, et singulièrement sur celle des filles, revendiquée dès le XVIIème siècle par les Précieuses et dont la vie culturelle, dans les salons mondains, apporte la preuve grâce à des femmes qui ont su jouer un rôle essentiel dans la diffusion des connaissances et le soutien à la philosophie. Rappelons aussi que Françoise de Graffigny, ayant partagé pour un temps à Cirey la vie du couple formé par Voltaire et Mme du Châtelet¸ éminente scientifique qui a influencé ce philosophe, a pu être persuadée de l’égalité naturelle entre les femmes et les hommes.
Maurice Quentin de la Tour, Portrait d’Émilie du Châtelet, vers 1745. Huile sur toile, 120 x 100. Château de Breteuil


Elle insiste donc sur le rôle d’une éducation solide, qui vise davantage à instruire les femmes et à leur transmettre des valeurs morales et non pas seulement une pratique religieuse superficielle en leur proposant comme seul objectif l’art de séduire. Une séduction qui doit les amener au mariage, mais dans une société patriarcale la vie conjugale les prive de tout droit et tout particulièrement de celui d’être aimée et d’aimer en retour...
Mais, si d’un côté cette lettre a le mérite d’être un plaidoyer en faveur des femmes, de l’autre ce féministe peut paraître, aujourd’hui, limité dans la mesure où tout repose sur une conception de l’amour associée à l’idée d’un don total des êtres, d’une « possession » réciproque acceptée. Aujourd’hui, le féminisme ne fait plus reposer l’égalité sur ce seul sentiment partagé, mais sur une remise en cause profonde du patriarcat et des lois qui le fondent, plus proche en cela des revendications révolutionnaires d’Olympe de Gouges dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en 1791.
Lettre XXXVIII : le dénouement, de "C'est en vain..." à la fin
Pour lire l'extrait
Les cinq dernières lettres du roman ne sont plus destinées à Aza mais au chevalier Déterville. Aza n’est venu à Paris que pour annoncer à Zilia son proche mariage avec une jeune Espagnole : désespérée, elle n’a donc plus de raison de lui écrire, et ne peut transmettre son chagrin qu’à Déterville. Lui-même est parti à Malte pour ne pas être confronté aux retrouvailles entre Aza et Zilia, qui a rejeté ses déclarations d’amour. Mais, à présent abandonnée, l’héroïne implore son retour, en faisant appel à son amitié et en lui promettant la sienne en retour : « Si la pitié de vous-même ne peut rien sur vous, que les devoirs de l’amitié vous ramènent ; elle est le seul asile de l’amour infortuné. » Après avoir longuement dépeint son désespoir, qui l’a amenée au désir de mourir, elle explique comment elle a pu trouver refuge dans le domaine qu'il lui a préparé, et, dans cette dernière lettre, la trente-huitième dans l’édition de 1747, la quarante et unième dans celle de 1752, elle lui adresse une ultime proposition. Mais ce dénouement a provoqué de nombreux débats à l’époque de la publication : qu’a-t-il d’original ?
Première partie : De l’amour à l’amitié (des lignes 1 à 15)
Le refus du mariage
À deux reprises, d’abord à son retour de guerre alors que Zilia est au couvent, puis lorsqu’il lui fait découvrir le domaine qu’il a pu lui acheter grâce aux richesses du Pérou récupérées, Déterville a déclaré à l’héroïne son amour, rejeté à deux reprises. À présent qu’elle-même se trouve abandonnée par Aza, il peut donc espérer qu’elle accepte son offre de mariage, dont il vient de lui faire part dans un « billet », mariage qui serait le dénouement attendu par les lecteurs dans un roman d’amour traditionnel. Le héros a su, en effet, s’attirer la sympathie par le respect dont il a fait preuve et par son dévouement même puisque, non seulement, il a tout fait pour la protéger, pour qu’elle puisse s’insérer dans la société, mais il s’est effacé pour lui permettre de retrouver Aza.
Paul Chenavard, Couple, XIXème siècle. Huile sur toile, 20,5 x 29. Musée des Beaux-Arts, Lyon

Or, en réponse à ce « billet », la première phrase de l’extrait surprend par la brutalité du rejet et par l’image péjorative du mariage, comparé à une forme d’esclavage : « C’est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes. » Bien sûr, ce refus fait écho à la lettre XXXIV qui a donné une triste image de la vie conjugale. Mais l’argument est plus surprenant puisqu’elle est présent libre en raison de l’infidélité d’Aza. Or, en affirmant sa propre fidélité pour expliquer son refus, elle fait de l’amour une union éternelle, mystique et indissoluble, ce qui prête ainsi à l’’héroïne une dignité supérieure à celle de l’amant perfide : « Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes serments ; plût au ciel qu’elle me fît oublier l’ingrat ! mais quand je l’oublierais, fidèle à moi-même, je ne serai point parjure. »
Mais sa déclaration, ainsi justifiée, peut paraître réellement excessive, car, en exprimant sa propre souffrance, elle fait souffrir celui qui l’aime sincèrement, auquel sa négation restrictive ôte tout espoir : « Le cruel Aza abandonne un bien qui lui fut cher ; ses droits sur moi n’en sont pas moins sacrés : je puis guérir de ma passion, mais je n’en aurai jamais que pour lui ».

Une promesse d'amitié
Ce refus de répondre à son amour s’associe à une promesse d’« amitié ». Mais, dans la lettre XXXIV, elle avait noté l’infériorité de ce sentiment car il peut, contrairement à l’amour, se partager. C’est pourquoi elle accentue ici la valeur de son offre, en insistant sur l’exclusivité : « tout ce que l’amitié inspire de sentiments sont à vous, vous ne la partagerez avec personne, je vous les dois. Je vous les promets ; j’y serai fidèle ». Elle s’emploie ainsi à rapprocher l’amitié de l’amour : « vous jouirez au même degré de ma confiance et de ma sincérité ; l’une et l’autre seront sans bornes. Tout ce que l’amour a développé dans mon cœur de sentiments vifs et délicats tournera au profit de l’amitié. »
Cependant cette substitution crée un malaise, car tout se passe comme si Déterville se substituait à Aza. Il devient, en effet, son confident, partageant la nostalgie de sa patrie perdue, mais, de ce fait, contraint aussi d’accepter qu’elle continue à en aimer un autre que lui : « Je vous laisserai voir avec une égale franchise le regret de n’être point née en France, et mon penchant invincible pour Aza ». À l’amour se substitue ainsi une simple gratitude : « le désir que j’aurais de vous devoir l’avantage de penser ; et mon éternelle reconnaissance pour celui qui me l’a procuré. ».
D’après François Boucher, L’Amitié, 1752. Eau-forte
Même si sa formulation tente de donner à l’amitié la même force qu’à l’amour, n’est-ce pas un véritable sacrifice qu’elle entend lui imposer ? La promesse d’union qu’elle met alors en place, « Nous lirons dans nos âmes », paraît ainsi bien faible par rapport à une fusion amoureuse, malgré la comparaison de l’amour et de l’amitié. Son ultime argument finit par faire de l’amitié une forme de "divertissement" au sens pascalien du terme : « la confiance sait aussi bien que l’amour donner de la rapidité au temps. Il est mille moyens de rendre l’amitié intéressante et d’en chasser ennui. »
Deuxième partie : Une image du bonheur (des lignes 16 à 35)
L'union des âmes
La description de cette relation d’amitié repose sur l’idée d’un partage, qui témoigne des valeurs prônées au "siècle des Lumières" mais aussi de la volonté de la romancière de remettre sur un plan d’égalité le monde dit "civilisé" et le monde dit "sauvage". Ainsi, à Déterville revient la transmission des Lumières, « Vous me donnerez quelque connaissance de vos sciences et de vos arts », fierté de la société française qui pourra donc satisfaire l’amour-propre du chevalier : « vous goûterez le plaisir de la supériorité ». Mais l’équivalence est aussitôt rétablie car au peuple indigène appartiennent les valeurs morales, celles qui touchent non pas l’esprit mais le « cœur » : « je le reprendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n’y connaissez pas. » Le lexique qui dépeint le tableau futur de cette relation souligne le bonheur d’un échange où chacun se plaît à améliorer l’autre : « Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant, vous jouirez de votre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naïfs de la simple amitié, et je me trouverai heureuse d’y réussir. »
Elle trace ainsi les contours d’un bonheur né d’une harmonie simple et paisible, auquel elle associe la sœur de Déterville, Céline, qui elle aussi joue son rôle affectif auprès de ces deux êtres meurtris par leur échec amoureux : « Céline en nous partageant sa tendresse répandra dans nos entretiens la gaieté qui pourrait y manquer. » La question rhétorique qui ferme cette description, « que nous resterait-il à désirer ? », substitue ainsi au dénouement romanesque traditionnel, l’accomplissement de l’idylle sentimentale, une autre forme d’idylle, altruiste puisque chacun offre aux autres.
L'union des âmes
La suite de cette projection dans le futur est tout aussi surprenante dans le contexte d’un siècle qui accorde tant d’importance, comme l’ont montré souvent les lettres de Zilia, aux « visites », à la vie mondaine, aux conversations et aux spectacles.
Or, ce mode de vie, toujours sous le regard des autres, est ici rejeté : « Vous craignez en vain que la solitude n’altère ma santé. » Françoise de Graffigny met en valeur, en effet, le contraire, le bonheur de la « solitude », en insistant par son injonction, sur l’idée que le construire pour en jouir ne dépend que de soi : « Croyez-moi, Déterville, elle ne devient jamais dangereuse que par l’oisiveté. Toujours occupée, je saurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l’habitude rend insipide. »
La question qui suit rappelle la description du paysage dans la lettre XII, et semble déjà annoncer l’éloge de la contemplation chez Rousseau, par exemple dans les Rêveries du promeneur solitaire, qui paraîtront en 1782. Il ne s’agit plus ici, en effet, de l’approche des Encyclopédistes, désireux d’« approfondir les secrets de la nature », mais de la pure contemplation qui remplit l’âme : « le simple examen de ses merveilles n’est-il pas suffisant pour varier et renouveler sans cesse des occupations toujours agréables ? » La nature devient ainsi un monde entier, dont la découverte ramène finalement l’être humain à lui-même puisqu’il en fait intimement partie¸ d’où la question finale : « La vie suffit-elle pour acquérir une connaissance légère, mais intéressante de l’univers, de ce qui m’environne, de ma propre existence ? »

Accentuée par le champ lexical et les adverbes marquant l’intensité, par la répétition et le rythme en gradation, cette conception du bonheur est donc centrée sur le "je" : « Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j’existe, pourrait seul rendre heureux, si l’on s’en souvenait, si l’on en jouissait, si l’on en connaissait le prix. » Soulignée par l’italique, cette insistance restreint finalement la dimension de « l’univers », et s’oppose totalement au mode de vie du XVIIIème siècle dont les lettres de l’héroïne ont montré à quel point les relations sociales sont importantes. Se libérer du regard d’autrui serait, en fait, le meilleur moyen pour échapper aux obligations sociales, qui obligent à porter un masque, afin d’entrer dans un échange sincère.
Troisième partie : Un vibrant appel (de la ligne 36 à la fin)
Cette dernière lettre lance donc à Déterville une invitation au partage de cette conception du bonheur, construite sur un double mouvement :
Dans un premier temps, l’invitation se présente comme une initiation, « venez apprendre de moi », ce qui inverse le dénouement habituel d’un roman : c’est rarement la femme qui prend l’initiative en se présentant comme un guide. Cet apprentissage offrirait un double avantage : « économiser les ressources de notre âme, et les bienfaits de la nature. » Elle confirme ainsi les reproches adressés à la vie mondaine, : elle est un gaspillage, avec des occupations superficielles qui trahissent la vérité intérieure des êtres, et un oubli de la seule vérité qui vaille, celle offerte par « la nature ». Ce premier mouvement pose donc un refus, confirmé par le deuxième impératif, « Renoncez aux sentiments tumultueux destructeurs imperceptibles de notre être », qui appelle à rejeter toute passion, considérée comme nocive pour la paix de l’âme, au premier rang desquelles, même si elle n’est pas nommée, la passion amoureuse.
Dans un second temps, l’anaphore verbale inverse le renoncement précédent en offrant un autre hédonisme, fondé sur la paix de l’âme : « venez apprendre à connaître les plaisirs innocents et durables, venez en jouir avec moi ». Après le refus vient donc la promesse, reprenant l’idée de translation de l’amour vers l’« amitié », mise en valeur par le rythme ternaire : « vous trouverez dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentiments tout ce qui peut vous dédommager de l’amour. »
Mais le verbe choisi, « dédommager », est lui aussi surprenant, car il laisse supposer une nécessaire compensation : Déterville, par la protection offerte à Zilia, par son amour sincère et respectueux, aurait fait preuve d’une générosité qui exigerait alors, dans une société où tout se fonde sur l’intérêt, sur l’échange d’obligations, une générosité en réponse, que l’héroïne accepte le mariage offert… Le refus de cette réciprocité reviendrait donc à refuser le fonctionnement même de la société du XVIIIème siècle telle qu’elle est dépeinte dans le roman.
CONCLUSION
Cette lettre qui conclut le roman a donc bien tout pour surprendre les lecteurs du XVIIIème siècle, qui attendent, pour finir une histoire d’amour, soit un heureux mariage, soit un dénouement tragique, l’entrée de l’héroïne au couvent voire sa mort. Or, ici, ces deux caractéristiques s’inversent :
L’infidélité d’Aza est, certes, une souffrance, mais sublimée puisque l’héroïne y répond par sa promesse d’une éternelle fidélité. Elle refuse ainsi de nier ce que toutes ses lettres ont montré, la puissance d’un amour qui a forgé une part d’elle-même. Rester fidèle par-delà l’abandon traduit donc une volonté de préserver une vérité intérieure. C’est pourquoi, elle ne se réfugie pas dans un couvent et ne dépérit pas de désespoir, mais, au contraire, surmonte sa souffrance et continuera à construire librement le sens à donner à son affirmation : « je suis, je vis, j’existe ».
En raison de la personnalité du héros, Déterville, les lecteurs auraient sans doute préféré un heureux mariage, au lieu de cette promesse d’« amitié », dont rien ne dit, d’ailleurs, qu’elle sera acceptée par le héros qui, lui, souhaitait la réciprocité de son amour. Dénouement ouvert donc, mais surtout dénouement qui repose sur des conceptions bien éloignées encore des réalités sociales de cette époque : la primauté des valeurs morales ne correspond guère à l’agitation et à la frivolité de la vie mondaine alors prônée, de même que le retrait dans la contemplation des « merveilles » de la nature n’est pas encore perçu comme un des critères du bonheur…
De là est né le débat autour de ce dénouement, qui a encore une autre originalité, relevée par le mouvement féministe au XXème siècle. La romancière accorde, en effet, à son héroïne un plein pouvoir sur le choix de son existence : elle dépasse le cadre de toute histoire d’amour, qu’il s’agisse d’Aza ou de Déterville, pour placer son bonheur dans la libre conscience et acceptation de soi. Comme pour répondre aux critiques formulées dans la trente-quatrième lettre ajoutée, son héroïne illustre un idéal de liberté féminine, et invite ses lecteurs à jeter un nouveau regard sur les femmes, en leur accordant le droit d’échapper aux injonctions masculines.
Conclusion du parcours sur l’œuvre
Pour répondre à la problématique
Rappelons la problématique posée : Quelle force le choix du regard étranger donne-t-il à la peinture des sentiments et aux descriptions des réalités sociales ?
La "force" du "choix du regard étranger"
La problématique interroge sur la « force » du « choix du regard étranger », souligné dans le titre, celui de Zilia, l’héroïne d’origine inca. Or, ce choix s’affirme dans un genre littéraire, l’épistolaire, mais qui se limite ici à la monodie puisque nous n’entendons que la voix de Zilia, son destinataire, Aza, n’étant impliqué que pour cautionner ses observations et ses critiques puisqu’il partage son origine. Il n’y a donc pas de réelle contradiction, le lecteur étant invité à accepter cette parole unique qui a pour but – affirmé par la romancière – de l’obliger à prendre une distance avec des mœurs, des modes de vie, des comportements… tellement habituels qu’il ne les remet pas en cause si on ne l’oblige pas à les juger de façon plus objective.
De plus, le choix de l’intrigue, la situation pathétique d’une jeune et innocente héroïne, enlevée à celui qu’elle aime depuis leur première rencontre, Aza, le jour même où doit se célébrer son mariage, ajoute la « force » des tonalités adoptées pour exprimer ce « regard ». Sans cesse, elle exprime la nostalgie du pays perdu, pays du bonheur, et le désespoir de la séparation amoureuse, inscrivant sa lamentation dans le lyrisme élégiaque. Mais, l’amour est un sentiment naturel, pas uniquement culturel, et Françoise de Graffigny peut ainsi amener son lecteur à partager la douleur de son héroïne : « regard étranger », donc, mais qui peut être accepté puisque le lecteur peut se reconnaître dans les élans du cœur qui parcourent les lettres.
La romancière doit donc maintenir un difficile équilibre.
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Il lui faut maintenir l’écart culturel pour que la distance avec le lecteur soit suffisante pour susciter sa réflexion à partir des étonnements et des critiques formulés.
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Mais l’héroïne doit tout de même rester proche du lecteur, afin qu’il s’intéresse à son parcours et, surtout, qu’il voie en cette « étrangère » une femme dotée de la même sensibilité que lui.
Ainsi, d’un côté, c’est la découverte d’un univers nouveau qui sera le ressort du récit, de l’autre il sera simplement le reflet de sentiments universels, peur, joie, espoir ou chagrin…

La "peinture des sentiments"
On a longtemps interdit aux jeunes filles la lecture des romans, jugés susceptibles de les corrompre moralement en les incitant à comportements immoraux – notamment aux amours illicites – mais la Préciosité a libéré les femmes de cette interdiction et les romans précieux mettent l’amour au cœur des intrigues. Or, le « regard étranger » oriente sa représentation et prête un sens nouveau à l’expression des sentiments. Les réactions de Zilia mettent en évidence, en effet, une opposition entre
les sentiments observés à l'occasion des visites ou des spectacles, tout particulièrement chez les femmes qui participent à la vie mondaine, qui lui paraissent artificiels, « factices », reproche récurrent.
Jean-Honoré Fragonard, La Liseuse, vers 1770. Huile sur toile, 81,1 x 64,8. National Gallery of Art, Washington
Au lieu de refléter, comme les siens, leur « nature » profonde, ils ne sont que le reflet de l’image qu’elles veulent donner, une image qui leur a été imposée par leur éducation, celles de séductrices par exemple. En écho au miroir que découvre Zilia dans sa chambre, c’est l’image de soi qui triomphe dans cette société civilisée, et, pour l’embellir, certains sentiments doivent se masquer tandis que d’autres sont privilégiés.
les sentiments de l’héroïne dont l’expression met en valeur la sincérité. Le lyrisme, par exemple, donne plus de force à ses lamentations, à la douleur de sa séparation d’avec Aza. Les modalités expressives, exclamations, questions rhétoriques, soulignent, quant à elles, la spontanéité de ce qu’elle ressent, tantôt son admiration, devant un paysage par exemple, tantôt sa colère quand un comportement la blesse, par exemple des rires moqueurs à son encontre.
Les "descriptions des réalités sociales"
Le choix du « regard étranger » est une stratégie qui offre un triple avantage :
Elle permet un dépaysement qui répond au goût pour l’exotisme, croissant au XVIIIème siècle avec de nombreux récits de voyages lointains. Il est soutenu par les emprunts à la langue et aux mœurs des Péruviens, peuple dit « sauvage » dont Françoise de Graffigny a voulu longuement présenter la culture dans son « Introduction historique ». Même si elle abandonne rapidement son habillement exotique, par ses multiples étonnements, l'héroïne représente ce nouveau monde dont elle célèbre souvent les valeurs.
L’intrigue elle-même est un voyage, à travers le temps comme à travers l’espace. La romancière n’hésite pas, en effet, à reculer le début de son roman dans le temps des conquistadores, décalage chronologique invraisemblable puisque la suite se déroule dans la France contemporaine. Mais ce recul lui permet de faire revivre au lecteur l’horreur de la colonisation, qui met en évidence la barbarie des colonisateurs face aux peuples indigènes ignorants et innocents. La dénonciation se trouve ainsi renforcée. De même, les lettres constituent un parcours initiatique dans différents lieux : en observant l’évolution de l’héroïne, ce qu’elle rejette des mœurs françaises comme ce qu’elle apprécie et retient, le lecteur est invité à juger sa propre société.
Enfin, en s’adressant à Aza, auquel, pour maintenir leur lien amoureux, elle fait partager ses découvertes, elle entretient un incessant va-et-vient entre sa culture d’origine et celle qu’elle découvre, qui remplit ainsi l’objectif de la romancière indiqué dans son « Avertissement » : amener les lecteurs à « regarder les habitants de cette partie du monde, comme un peuple magnifique », à éprouver pour eux un « sentiment de respect », donc à dépasser leurs préjugés dévalorisants.
Tout devient alors prétexte à dénoncer les mœurs françaises, qu’il s’agisse de la vie politique, de la religion, ou des relations sociales faussées par l’hypocrisie.
Une œuvre emblématique
L’étude de la structure du roman a permis de constater que l’entrée de l’héroïne au couvent, son accès à l’écriture et à la lecture, modifie le ton du roman à partir de la dix-neuvième lettre.
L'idéal des "Lumières"
Même si l’adresse à son bien-aimé Aza se poursuit, le lyrisme s’atténue, l’expression du sentiment amoureux n’occupe plus la première place, car la réflexion de Zilia s’approfondit. Ses lettres ne traduisent alors plus seulement ses peines amoureuses, mais son passage de l’ignorance aux "Lumières". Elle apprend ainsi à ne plus seulement observer, s’étonner, s’indigner, mais à interpréter, en recherchant les causes de ce qu’elle voit, comme dans la lettre XXXIV où elle analyse longuement les raisons qui valent aux femmes le « mépris » des hommes, en accuse leur éducation et dénonce le fonctionnement patriarcal de la société française. L’héroïne acquiert ainsi une autonomie intellectuelle, rejoignant ainsi la volonté des "philosophes des Lumières" d’éclairer leurs contemporains, non pas par un ouvrage didactique, mais par l’aspect plaisant de la fiction romanesque. C’est aussi à ce partage des "Lumières" que sa dernière lettre invite le chevalier Déterville.
L' "âme sensible"
Parallèlement à cette approche qui se veut rationnelle – et très souvent les lettres dénoncent « l’irrationnalité », « l’inconséquence » des Français – ce roman illustre aussi le courant « sensible » qui se développe au cours du XVIIIème siècle. Car, dans les descriptions de Zilia, qu’elle admire ou rejette, les perceptions sont mises au premier plan : elle réagit d’abord à un regard, à un geste, à un rire, parce qu’ils touchent d’abord sa sensibilité, d’où la place accordée aux sensations, par exemple dans la description d’un paysage ou d’un décor intérieur. Ce n’est qu’ensuite qu’elle cherche à les expliquer, à en déchiffrer le sens. Ainsi, à plusieurs reprises, on a pu noter à quel point la romancière annonçait déjà l’approche de Rousseau, par exemple dans le rôle qu’elle prête à la nature ou son éloge de la « solitude » dans la dernière lettre.
Histoire de l'art : Paul Chenavard, Le Bonheur Occident, vers 1848-1851
Réalisé entre 1848 et 1851, cette œuvre de Paul Chenavard, intitulé Le Bonheur Occident, un dessin de 49,4 cm sur 49,2 cm hébergé au Musée Carnavalet à Paris, est une allégorie.
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Dans la littérature, l’allégorie est une figure de style par comparaison, qui consiste à employer des termes autres que les termes propres : elle permet de représenter une idée abstraite ou une notion morale par une image concrète. Par exemple, pour parler de la gloire, on dépeindra un guerrier triomphant, couronné de lauriers, défilant sur un char au milieu des acclamations de la foule.
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Dans les beaux-arts, l’allégorie forme un ensemble dont les différents éléments représentés soutiennent son interprétation : la mort sera dépeinte sous la forme d’un squelette, vêtue d’une longue toge, porteur d’une faux, accompagnée d’un corbeau qui s’envole.
Le dessin de Paul Chenavard illustre donc les réalités que, selon lui, au XIXème siècle, les peuples occidentaux considèrent comme indispensables pour connaître le bonheur. Quel lien pouvons-nous établir avec l’approche de Françoise de Graffigny à travers les lettres de son héroïne ?
