Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne, 1747-1752

Françoise de Graffigny (1695-1758) : une écrivaine féministe
Les années d'aliénation
Née en Lorraine, d’un père originaire de la famille d’Issembourg en Allemagne et nommé gentilhomme après avoir servi Louis XIV lors du siège de Namur, puis établi à la cour de Lorraine, Françoise de Graffigny put recevoir une éducation soignée, mais brève, mais l’évocation de son cette enfance dans une de ses lettres exprime déjà une plainte :
« Je suis née fille unique d’un gentilhomme qui n’avait d’autre mérite que celui d’être bon officier. La douceur et la timidité de ma mère, jointes à l’humeur violente et impérieuse de mon père ont causé tous les malheurs de ma vie. Séduite par l’exemple de l’une, intimidée par la sévérité de l’autre, mon âme perdit dès l’enfance cette force sans laquelle le bon sens, la raison et la prudence ne servent qu’à nous rendre plus malheureux. »
Pierre-Augustin Clavareau, Portrait de Françoise de Graffigny, 1756. Huile sur toile. Musée du Château de Lunéville
Comme cela restait habituel à cette époque, elle fut mariée à dix-sept ans, à François-Huguet de Graffigny, jeune officier du duc de Lorraine promis à un bel avenir. Un bien triste mariage car, outre le décès de ses trois enfants, son mari s'adonne au jeu et à la boisson, et il la bat sans pitié, comme elle en informe son père, après quatre ans de mariage :
« Mon père, je suis obligée dans l’extrémité où je me trouve de vous supplier de ne me point abandonner et de m’envoyer au plus vite chercher par M. de Rarecour, car je suis en grand danger et suis toute brisée de coups ; je me jette à votre miséricorde et vous prie que ce soit bien vite ; il ne faut dire que c’est d’autres que moi qui vous l’ont dit, car tout le monde le sait ».
Le temps de la libération
Triste exemple de la condition féminine encore de mise en ce siècle dit « des Lumières », à laquelle elle n’échappe qu’en 1723 après avoir obtenu un décret de séparation grâce à plusieurs témoignages pour attester des traitements subis.
C’est surtout son veuvage, en 1725, qui lui apporte la liberté et l’amour sincère pour un très jeune officier, Léopold Desmarest, fils d’un musicien à la cour de Lorraine, avec lequel elle eut une longue relation. Elle continue alors à vivre en Lorraine, pendant un temps comme dame de compagnie de Mlle de Guise¸ et elle fréquente aussi, dans son château de Cirey, Émilie du Châtelet, un modèle de ces femmes instruites du XVIIIème siècle, faisant ainsi connaissance de Voltaire qui y séjourne depuis 1734. Ses lettres apportent un éclairage précieux sur la relation entre madame du Châtelet et Voltaire qu’elle n’apprécie guère à en juger par ses critiques, mais elle est elle-même hébergée au château en 1738 et jusqu’à ce que le mariage prévu entre mademoiselle de Guise et le duc de Richelieu lui offre l’occasion de la rejoindre à Paris un an après : elle décide de s’installer tout en poursuivant sa relation avec Desmarest.
La femme de lettres
La protection de la duchesse de Richelieu lui permet d’entrer dans la société parisienne en fréquentant les salons mondains, notamment celui nommé La Société du bout du banc, animé chaque lundi, de 1740 à 1745, par une actrice, Jeanne-Françoise Quinault et où se réunissent à la fois des membres de la noblesse et des auteurs des Lumières, tels Marivaux, Rousseau, d’Alembert ou Diderot. Mais la mort de sa bienfaitrice, en 1740, entraîne des difficultés financières, et elle décide de se lancer dans l’écriture, d’abord quelques essais, aujourd’hui disparus, puis une pièce de théâtre, L’Honnête homme, un dialogue, De la réunion du bon sens et de l’esprit, une tragédie en vers, Héraclite. Ses relations l’encouragent à participer à un ouvrage collectif, le Recueil de ces Messieurs dans lequel paraît, en 1745, son premier récit, "Nouvelle Espagnole : le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices".
Pour illustrer « Les Femmes de Lettres », in Les Contemporaines de Restif de la Bretonne, 1785

Malgré les critiques, elle poursuit dans cette voie et les Lettres d’une Péruvienne, publiées anonymement en 1747 lui valent, au contraire un immédiat et immense succès, qui ne se démentira pas avec plusieurs éditions et traductions, et des rentrées d’argent. Elle tient alors à son tour un salon littéraire, et obtient un autre succès notable avec une pièce de théâtre Cénie en 1750. Mais son autre pièce, La Fille d’Aristide, jouée en 1758, peu de temps avant sa mort, fut un échec.
Si la révolution française la fait tomber dans l’oubli, elle laisse, outre des journaux intimes et une abondante correspondance qui donnent des informations précieuses sur cette époque, les deux œuvres qui avaient fait sa célébrité, redécouverte, dans les années 1960, par les mouvements féministes.
Le contexte de Lettres d'une Péruvienne
Le contexte historique et social
Trois périodes
Les premières années de Françoise de Graffigny se passent à la fin du règne de Louis XIV, alors que, à côté du luxe de Versailles, les guerres ont affaibli le pouvoir royal, et que la religion, sous l’influence de Mme de Maintenon, a repris tout son poids. À la mort du roi, elle a vingt ans quand débute la Régence, avec Philippe d’Orléans, une période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours. Quand Louis XV accède au trône, il est nommé "le bien aimé" par opposition au Régent détesté, mais les espoirs suscités au début de son règne disparaissent à la mort, en 1743, de son ministre Fleury qui avait pratiqué une politique économique avisée. Son pouvoir personnel – et les scandales dus à ses favorites – inaugurent une longue suite de troubles à l’intérieur du royaume.
La noblesse héréditaire reste au sommet de la hiérarchie sociale, mais elle se coupe de plus en plus des réalités de la société. À Versailles, les courtisans vivent dans une sorte de "bulle", dans l'inconscience de la situation réelle du pays, au milieu des plaisirs et des divertissements. En province, les nobles tentent de préserver à tout prix leurs privilèges, en freinant tous les essais de réforme. Mais le pouvoir et la réelle influence appartiennent, en fait, à une nouvelle noblesse, composée de parvenus enrichis, par le commerce, parfois par la spéculation, qui ont pu s'acheter une charge et un titre, et à une riche bourgeoisie, plus cultivée souvent, et plus libérale.
Cela explique que Paris remplace peu à peu Versailles. Certains quartiers, comme le Palais Royal, les Tuileries, les Boulevards, sont embellis, et de superbes hôtels particuliers sont construits. Les théâtres, Opéra, Théâtre des Italiens, Théâtre Français, sont animés, les clubs, les cafés se multiplient. On vient de l'Europe entière admirer l'urbanisme parisien et la vie élégante qu'y mènent les plus fortunés. Les salons, eux aussi, témoignent de ce siècle, où s'échangent, entre artistes, philosophes, savants, financiers, les idées les plus audacieuses. On s'y montre souvent fort critique des pouvoirs institutionnels, et les livres interdits y circulent.
La cour de Lorraine
Victime de l’occupation française et de l’exil des ducs de 1634 à 1661, puis de 1671 à 1697, la cour de Lorraine renaît en 1698, lorsque le duc Léopold recouvre ses États. Il s’emploie à réunir autour de lui des nobles de diverses origines, comme le père de Françoise de Graffigny de famille allemande et qui avait servi Louis XIV.

Laurent Charpentier, Fête à Lunéville, 1742. Huile sur toile. Château de Lunéville
Pour faire rayonner sa cour, il fait construire, à partir de 1701, le château de Lunéville, inspiré de Versailles. Il est donc entouré des membres les plus illustres de la noblesse, notamment de ceux qui appartiennent à la Maison de Guise, branche cadette de la Maison de Lorraine, d’où la fonction de demoiselle de compagnie remplie par Françoise de Graffignies auprès d’Élisabeth-Sophie de Lorraine, titrée Mademoiselle de Guise, avant son mariage avec le duc de Richelieu. La vie à la cour de Lorraine n’a rien à envier à celle de Versailles, en matière de divertissements, d’autant plus que le duc lui-même est amateur d’arts, de sciences, en installant une « salle des machines », et de lettres, en fondant en 1708 une importante bibliothèque, ce qui amène l’affirmation de Voltaire : « on ne croyait presque pas avoir changé de lieu, quand on passait de Versailles à Lunéville ».
Le contexte culturel
Les idées des Lumières
À la cour de Lorraine, Françoise de Graffigny a donc l’occasion de découvrir les idées des Lumières, comme lors de son séjour en 1738-1739 au château de Cirey auprès d’Émilie du Châtelet, occasion aussi de connaître Voltaire qui y est alors exilé.
L’expression "siècle des Lumières" traduit d'abord la volonté de sortir la population des "ténèbres" de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissances afin d'"éclairer", notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, tels ceux de Mme Du Deffand, de Mme de Tencin ou de Mme Geoffrin, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc-Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes"… C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.
Mais le terme de "Lumières" qualifie aussi les hommes "éclairés", intellectuels, artistes, "philosophes", qui réfléchissent sur la société, en critiquent les abus et les injustices, imaginent les utopies d'un monde meilleur, et proposent des idées en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, notions fondatrices de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proclamée en 1789.
Benoît Louis Prévost, Frontispice de l’Encyclopédie, dernière édition, 1772. Gravure d’après une esquisse de Charles-Nicolas Cochin en 1764

L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'"âme sensible", dont il faut toucher l'imagination et le cœur. Cet humanisme prend, en posant l'idée de "nature" commune à tout homme, une dimension universaliste : il prône la liberté des opprimés, en particulier des esclaves. Il affirme ainsi que le bonheur ne doit plus être espéré pour l'au-delà de la mort, comme le déclare la religion, mais être recherché "hic et nunc", ici et maintenant, en améliorant la société et les conditions de vie de tous. Autant de critiques et de souhaits dont témoignent les Lettres d’une Péruvienne.

Le roman épistolaire
Un héritage
Le roman épistolaire est un genre dans lequel le récit se compose de la correspondance fictive d'un ou plusieurs personnages.
On peut faire remonter au recueil élégiaque, Les Héroïdes, du poète latin Ovide (43 av. J.-C.-17 ou 18) l’idée de lettres fictives : il les fait écrire par des héroïnes mythologiques, ou du moins légendaires, qui expriment leur chagrin, et les trois dernières lettres du recueil trouvent une réponse de l’amant. De même, le manuscrit du XVème siècle, Lettres des deux amants, correspondance longtemps attribuée aux amants médiévaux célèbres, Abélard et Héloïse, a montré tout l’intérêt d’un récit fondé sur un échange de lettres.
Robinet Testard, Hypsipyle écrit à Jason, 1496-1498. Miniature tirée des Héroïdes d’Ovide. Manuscrit de la traduction d'Octavien de Saint-Gelais, BnF
C’est aussi par lettres qu’Ogier Ghislain de Busbecq a choisi de faire un récit de voyage dans ses Lettres turques, paru en 1595. L’Italien Giovanni Paolo Marana imagine, lui, dans L’Espion turc, en 1684 et traduit en français en 1686, les lettres fictives d’un oriental découvrant l’histoire et les mœurs de l’Europe. Ce genre du roman épistolaire connaîtra une vogue croissante tout au long du XVIIIème siècle.
Mais ce genre s’affirme dans sa dimension sentimentale à partir de l’immense succès obtenu par les Lettres portugaises, un recueil de cinq lettres publié en 1669 par Gabriel de Guilleragues. Présentées comme les écrits authentiques de la signataire, une religieuse, destinés à l’amant infidèle qui l’a abandonnée, elles seraient entrées en sa possession, il les aurait traduites mais l’original en aurait été perdu, d’où le débat autour de leur authenticité, vite remise en cause.


Rousseau, Copie calligraphiée pour la Maréchale de Luxembourg, La Nouvelle Héloïse, I, lettre 61. BnF
L’intérêt est tel que ce genre littéraire s’installe dans la littérature au cours du XVIIIème siècle, qu’il s’agisse de récits de voyage comme Lettres persanes de Montesquieu, en 1721, ou de roman sentimental, comme chez Françoise de Graffignies, chez Rousseau, avec Julie ou la Nouvelle Héloïse, en 1761, ou chez Choderlos de Laclos avec Les Liaisons dangereuses, en 1782. Il perdure, par exemple on le retrouve dans Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac, roman paru en feuilleton en 1741, un échange de lettres entre deux amies durant leur jeunesse au couvent, séparées par leur mariage, et encore au XXème siècle où il continue à évoluer en s’adaptant aux questions contemporaines.
L’intérêt du roman épistolaire
Son premier intérêt est l’effet de réel d’une écriture "en direct", à la première personne, qui permet au lecteur d’entrer dans les pensées les plus intimes du scripteur, le transformant ainsi en un confident qui peut suivre l’évolution des sentiments au fil d'une intrigue dont les temps forts sont mis en évidence sans avoir besoin de justifier les ellipses. Parfois l’écriture est prise en charge par une seule personne, comme chez Françoise de Graffigny, ou bien plusieurs correspondants se répondent, comme chez Laclos, ce qui crée une polyphonie complexe. De même, elles peuvent s’adresser à un seul destinataire, ou à plusieurs. Ainsi dans ses lettres, Zilia s’adresse à son amant inca, Aza, sauf dans les cinq dernières, destinées à Déterville, son protecteur français alors parti à Malte, auquel elle confie ses douleurs, avant de rejeter sa demande en mariage lors de son retour à Paris.
L’autre avantage est l’aspect discontinu : il permet d’ouvrir largement les thèmes abordés, de les diversifier en fonction des circonstances vécues par le scripteur, de ses rencontres par exemple. Le passage d’un sujet à un autre n’a pas besoin d’être justifié comme cela serait nécessaire dans un roman, et offre une grande variété de tonalités. De plus, comme la distinction est affirmée entre le scripteur, auquel est prêtée une existence réelle, et l’auteur, simple transmetteur ou traducteur, l’épistolaire facilite la critique sur des thèmes chers au siècle des Lumières, politiques, religieux, en se masquant sous son personnage, comme l’explique Montesquieu dans Quelques Commentaires sur les Lettres persanes, préface de l’édition de 1754 :
Mais, dans la forme des lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu’on traite ne sont dépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan déjà formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue.
Lecture cursive : Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne, 1752, "Avertissement"
Pour lire le texte
Le roman épistolaire est souvent précédé d’un « avertissement », qui joue le rôle d’une préface pour justifier le choix du sujet et du personnage-scripteur, et, surtout, pour permettre à l’auteur d’insister sur les qualités de son œuvre, tout en présentant son objectif. Comment celui-ci oriente-t-il la lecture ?
1ère partie : La vérité face aux préjugés (§ 1 à 3)
La force du préjugé
Conformément à l’esprit des « Lumières », dès le début l’accent est mis sur le désir de faire triompher « la vérité », en faisant appel à « la raison », qualité de l’homme alors posée comme prépondérante et juge absolu comme le montre l’image du « Tribunal », soulignée par la majuscule. Mais un obstacle est aussitôt mentionné : il faut rester dans le « vraisemblable » – ce qui rappelle l’exigence des auteurs classiques du XVIIème siècle, formulée notamment par Boileau pour le théâtre : « Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable. / Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »
Mais comment faire quand le lecteur ignore cette vérité et la rejette parce qu’elle « contrarie le préjugé » ? Or, que connaissent les lecteurs français des réalités du Pérou, sinon, précisément, un préjugé défavorable, un « injuste préjugé » sur l’inculture et la sauvagerie des peuples indigènes ? Ils ne pourront que juger contraires à cette vérité « le style et les pensées » de l’héroïne… Mais cette critique « n’est pas sans retour », affirme l’écrivaine, persuadée, comme ses contemporains, qu’il reste possible d’« éclairer » en s’adressant à la raison.

Les sacrifices rituels des Aztèques, Codex Magliabechiano, XVIème siècle
Rétablir la vérité
C’est pourquoi la première nécessité, accentuée par le verbe d’obligation, « nous devrions », est de combattre ce préjugé en lui opposant la réalité historique – ce qui explique d’ailleurs que, dans l’édition de 1752, sera ajoutée une longue introduction historique pour présenter les conditions de la conquête du royaume des Incas par les Espagnols, qui en ont tiré profit, « [e]nrichis par les précieuses dépouilles du Pérou ». L'insistance sur « la magnificence » invite alors à revaloriser les Péruviens, « un peuple magnifique », en leur accordant, non plus le mépris mais le « respect ». De ce fait, il n’y aurait plus de raison de douter de l’authenticité des lettres. D’emblée, d’ailleurs, la distinction est établie entre celle qui écrit, « une jeune Péruvienne », et le rédacteur de l’« avertissement » qui ne se définit que comme un simple « Éditeur », soucieux de détruire par avance le reproche d’invraisemblance dont l’exclamation, « Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur de cet Ouvrage », montre la lucidité sur le risque couru.
2ème partie : L'inversion des jugements (§ 4 à 7)
La dénonciation de l’européocentrisme
Depuis Montaigne, évoquant les peuples indigènes, a été mise en valeur le préjugé propre à tout peuple : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». C’est ce que reprend ici Françoise de Graffigny, à partir de deux critères de jugement, la morale et le langage, avec la négation restrictive : « toujours prévenus en notre faveur, nous n’accordons du mérite aux autres nations, qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres, que leur langue se rapproche de notre idiome. » Les Européens considèrent donc être seuls détenteurs d’une juste morale et d’une langue civilisée… La reprise de la question lancée par Rica, un des Persans des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, « Comment peut-on être Persan », qui rapporte la curiosité des Parisiens, révélatrice de leur certitude d’être le centre du monde, annonce l’objectif polémique de l’écrivaine.

La revalorisation des Péruviens
Pire encore, cette certitude entraîne un rejet qu’elle déplore, rappelant par le qualificatif pathétique, les horreurs de la conquête et les débats de la controverse de Valladolid qui, en 1550-1551, avait cherché à savoir si les peuples indigènes avaient, ou non, « une âme » : « Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux ». Mais, on était alors au XVIème siècle, et le refus qui pouvait être alors admis ne l’est plus au XVIIIème siècle où la connaissance s’est développée : « cependant leur histoire est entre les mains de tout le monde ». L’ignorance n’est donc plus de mise, et elle va au-delà de la « magnificence » architecturale citée précédemment en insistant sur la dimension intellectuelle dont elle fait l’éloge : « nous y trouvons partout des monuments de la sagacité de leur esprit, et de la solidité de leur philosophie. »
Pour prouver cette nouvelle vision, méliorative, elle fait référence, sans le nommer mais de façon très élogieuse, à Voltaire, qualifié d’« apologiste de l’humanité et de la belle nature », dont la pièce Alzire ou les Américains, jouée en 1736, avait obtenu un grand succès : il « a crayonné les mœurs Indiennes dans un Poëme dramatique, dont le sujet a partagé la gloire de l’exécution. »
L’authenticité des lettres
Elle rend alors hommage à son époque qui a lutté contre l’ignorance, « Avec tant de lumières répandues sur le caractère de ces peuples », ce qui l’amène à inverser le doute initial face au préjugé du lecteur en reprenant la même formule : « il semble qu’on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des Lettres originales ». Nouvelle protestation d’authenticité… Elle annonce ainsi ce qui sera la qualité des lettres, preuve de « l’esprit vif et naturel des Indiens », qui fait écho au débat développé au XVIIIème siècle grâce, entre autres, à Rousseau, autour du thème du "bon sauvage". Mais la réponse à sa question oratoire, « mais le préjugé a-t-il des yeux ? Rien ne rassure contre son jugement », même si elle reprend la force du préjugé, est atténuée ensuite, « l’on se serait bien gardé d’y soumettre cet Ouvrage, si son Empire était sans borne », ce qui traduit sa confiance dans la possibilité d’éclairer les lecteurs.
3ème partie : Présentation du roman (§ 8 à la fin)
La rédactrice
La fin de cet « avertissement » présente plus directement le contenu même du roman, d’abord le nom du personnage, « Zilia », puis apporte la preuve de leur authenticité en faisant appel au bon sens du lecteur : « Il semble inutile d’avertir que les premières Lettres de Zilia ont été traduites par elle-même ». La vérité de ce qui serait une traduction de la rédactrice elle-même est donc encore plus grande que si Françoise de Graffigny s’était présentée en tant que traductrice : « on devinera aisément, qu’étant composées dans une langue, et tracées d’une manière qui nous sont également inconnues, le recueil n’en serait pas parvenu jusqu’à nous, si la même main ne les eût écrites dans notre langue. » De même, elle prend soin de justifier l’itinéraire de l’ouvrage : « Nous devons cette traduction au loisir de Zilia dans sa retraite. La complaisance qu’elle a eu de les communiquer au Chevalier Déterville, et la permission qu’il obtint enfin de les garder. »

Charles Eisen, Zilia écrivant sous la dictée de Minerve, 1752. Gravure sur cuivre de Delafosse. Yale University Library, New Haven
Le travail de la romancière
S’étant précédemment définie comme « l’Éditeur de cet Ouvrage », Françoise de Graffigny précise finalement son rôle, qu’elle minimise le plus possible, tout en soulignant, à nouveau, un absolu respect des qualités du contenu : « On connaîtra facilement aux fautes de Grammaire et aux négligences du style, combien on a été scrupuleux de ne rien dérober à l’esprit d’ingénuité qui règne dans cet Ouvrage. » Ainsi, tout en admettant une intervention, qui ne serait que stylistique, elle l’explique par un seul souci de ne pas perturber de façon excessive le lecteur : « On s’est contenté de supprimer un grand nombre de figures hors d’usage dans notre ville ; on n’en a laissé que ce qu’il en fallait pour faire sentir combien il était nécessaire d’en retrancher. » Mais le dernier paragraphe, en conservant cette façon de s’excuser, admet une action plus importante, « On a cru aussi pouvoir, sans rien changer au fond de la pensée, donner une tournure plus intelligible à de certains traits métaphysiques, qui auraient pu paraître obscurs », à nouveau par volonté de faciliter la compréhension du lecteur d’un contenu plus complexe, car relevant de la « métaphysique[…] ». Elle termine sur cette insistance, « C’est la seule part que l’on ait à ce singulier Ouvrage », mais en piquant aussi la curiosité du lecteur, qui doit avoir à présent le désir de découvrir ces « lettres ».
POUR CONCLURE
Le roman s’est, dès sa naissance dans l'antiquité, défini comme de la fiction, avec des personnages héroïques vivant des péripéties exceptionnelles, ce dont témoignent encore les œuvres de Rabelais, par exemple, les romans précieux qui subliment l’amour, ou picaresques avec leurs coups de théâtre multipliés. Mais, au XVIIIème siècle, l’esprit des « Lumières » invite les romanciers à plus de réalisme, tant dans les décors que pour les personnages et leurs actions. C’est pourquoi nous retrouvons très fréquemment dans leurs préfaces la stratégie qui consiste à présenter le récit comme authentique, ce que s’emploie à faire Françoise de Graffigny, suivant en cela un exemple encore plus détaillé, celui de Marivaux dans La Vie de Marianne, paru en 1731 :
Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.
Il y a six mois que j’achetai une maison à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et, dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme. On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui, depuis ce jour-là, n’ont cessé de me dire qu’il fallait le faire imprimer : je le veux bien, d’autant plus que cette histoire n’intéresse personne. Nous voyons, par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ; nous avons changé le nom de deux personnes dont il est parlé, et qui sont mortes. Ce qui est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est mieux de supprimer leurs noms.
Voilà tout ce que j’avais à dire : ce petit préambule m’a paru nécessaire ; et je l’ai fait du mieux que j’ai pu ; car je ne suis point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci.
L’autre intérêt de cet « Avertissement » est qu’il illustre parfaitement la volonté polémique des auteurs des « Lumières » de détruire les préjugés, ici l'ethnocentrisme qui conduit à mépriser tout ce qui est étranger, pour guider les lecteurs vers la vérité, avec l’idée que c’est précisément à travers le regard que porte sur eux le "sauvage" qu’il pourra comprendre ses défauts et ses injustices.
Présentation de l’œuvre
De la publication à la réception
La première édition
Françoise de Graffigny a, de toute évidence, une parfaite connaissance des Lettres portugaises de Guilleragues, datant de 1669, et des Lettres persanes de Montesquieu, parues en 1721 et qui avaient fait grand bruit… Elle reprend l’approche satirique par l’intermédiaire du regard étranger, et, prudemment, elle fait paraître son roman anonymement en 1747.

Pour lire l’œuvre
Mais elle innove aussi, pour répondre à l’importance croissante accordée aux sentiments en doublant l’intrigue amoureuse vécue par son héroïne, Zilia, avec son amant péruvien, Aza, dont elle se trouve séparée, et avec le chevalier Déterville qui, après lui avoir accordé son aide, sa protection et son amitié, lui propose le mariage. L’autre originalité est le refus de la polyphonie puisqu’il n’y a pas d’échange des lettres. L’ensemble est donc pris en charge par l’héroïne seule : c’est par elle que le lecteur apprend les réactions des autres personnages, dont elle rapporte les discours.

Le roman remporte un succès immédiat, et se diffuse en Europe, en français et en traduction. Il se crée même une mode « à la Zilia » ou « à la Péruvienne », par exemple avec des coiffures ornées de plumes, qui s’illustre aussi dans des portraits. Cela fait d’ailleurs sourire l’écrivaine : « Chez cette marchande nous fumes fort surprise de voir des coiffures toutes nouvelles que l’on nomme à la Zilia. C’est la plus ridicule chose du monde. Cette femme ne me connaissait pas. Ce vilain Furstemberg me fit connaitre et je fus fort embarrassée des vénérations de cette marchande. » (Lettre du 18 juillet 1752)
Jacques Grasset de Saint-Sauveur, Femmes nobles péruviennes, in Costumes de différents pays, 1797. Estampe, 19,6 x 13,34
La deuxième édition
Ce succès conduit à une seconde édition, en 1752, cette fois-ci signée et qu’elle va compléter par une longue introduction historique destinée à présenter le Pérou, ses habitants, ses mœurs et ses coutumes, notamment en matière religieuse. Sont aussi ajoutées les lettres XXVIII, XXIX, XXX et XXXIV, et l’édition est illustrée par Charles Eisen, avec des gravures de Jean-Baptiste Delafosse. En cinquante ans, il y aura plus de cinquante éditions, et il y aura même des suites aux lettres de Zilia.
Lecture cursive : Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne, 1752, "Introduction historique"
Pour lire le
texte original
Cette présentation n’a pas la rigueur attendue d’une étude historique, par exemple la dimension religieuse en ouverture, qui remonte à l’origine du peuple inca, est reprise ensuite pour être précisée. Elle peut donc sembler désordonnée, mais elle répond en fait aux objectifs de la romancière.
Un objectif polémique
Dès le début, elle affirme sa violente critique de la colonisation espagnole en dénonçant « l’avarice » des conquérants, « des tyrans dont la barbarie fit honte à l’humanité et le crime de leur siècle » : ils s’en sont pris à « un peuple heureux ».
Ainsi, elle rappelle les circonstances de cette conquête, favorisée par la croyance des Incas en des « oracles » et autres prodiges » qui annonçaient leur venue en leur prêtant une origine divine en tant qu’envoyés divins. Même les chevaux ont été perçus comme des êtres supérieurs. Ils ont donc multiplié les offrandes, des « dons » de richesses pour apaiser les « fureurs », mais en vain. Sont ainsi mises en valeur « la crédulité des habitants du Pérou et la facilité que trouvèrent les Espagnols à les réduire » : la tonalité pathétique pour plaindre ces peuples malheureux, victimes de « la naïveté de leurs mœurs », prend aussi une dimension tragique car « tous les droits de l’humanité [ont été] violés » simplement pour s’approprier les richesses du pays, pour se faire « les maîtres absolus des trésors ». Nous retrouvons dans cette présentation bien des points communs avec les descriptions de Montaigne, auquel elle fait d’ailleurs référence.

Théodore de Bry, La capture de l’empereur inca Atahualpa, in Histoire de l’Amérique, à partir de 1590. Gravure, Francfort
L'éloge du peuple inca
À cette critique répond l’éloge de ces peuples qui n’ont rien à envier à ceux d’Europe. En marquant la véracité de cet historique par les noms cités précisément, elle s’emploie donc à souligner les ressemblances.
Pour la dimension religieuse
En relatant la genèse des Incas, par un dieu créateur Pachacamac, elle insiste sur la divinisation du « Soleil » dont descendent les rois : ils sont donc "de droit divin" comme le monarque français… Mieux encore, l’origine divine des « Lois » les rapproche des dix Commandements bibliques dictés par Dieu à Moïse dans la Bible.

Leur religion s’appuie aussi sur une métaphysique qui ressemble au christianisme, puisqu’ils croient en « immortalité de l’âme » avec l’idée d’un au-delà où elle sera « récompensée ou punie selon son mérite », image du paradis ou de l’enfer, tandis que le tonnerre et la foudre illustrent, pour eux, le châtiment d’un dieu vengeur.
Enfin, les temples, notamment la « magnificence » de celui du Soleil, sont des lieux de culte tout aussi superbes et riches que les cathédrales chrétiennes, où se pratiquent « offrandes » et « sacrifices » : mais notons qu’elle prend soin de ne pas mentionner ce qui avait le plus horrifié les conquérants, les sacrifices humains… Une dernière remarque sur les « vierges consacrées au Soleil » fait, elle, penser aux religieuses d’Europe…
Le temple du Soleil, dans l’ancienne cité inca de Machu Pichu, au Pérou
Pour l’organisation de la société
Elle est fondée sur un pouvoir royal respecté, soutenu par des « caciques », des gouverneurs qui leur sont soumis, mais aussi sur les Lois dont ils sont des « observateurs rigides » vu leur origine sacrée, tout cela devant assurer « le bien de la société » dans son ensemble. Elle a ainsi pu se développer, en favorisant l’éducation de la jeunesse, même si elle reprend la formule de Montaigne : des « Amantas », qu’elle définit comme des philosophes, « enseignaient à la jeunesse les découvertes qu’on avait faites dans les sciences. La nation était encore dans l’enfance à cet égard, mais elle était dans la force de son bonheur. »
Trois aspects sont alors mis en valeur :
Jacques Grasset de Saint-Sauveur, Paysans péruviens, in Costumes de différents pays, 1797. Estampe, 19,6 x 13,34
L’économie : La romancière admet, à nouveau, l’idée d’une société encore primitive, mais qui est tout de même prospère : « « Les Péruviens avaient moins de lumières, moins de connaissances, moins d'arts que nous, et cependant ils en avaient assez pour ne manquer d'aucune chose nécessaire. » Ainsi, à la force des bras les Péruviens ont su construire des bâtiments remarquables et elle mentionne en particulier les « canaux » et les « aqueducs », sans techniques avancées mais à la force de leurs bras. Cela assure la fertilité des terres dans une société qui reste essentiellement agricole, avec en plus un atout si l’on compare à la misère du peuple en France : la culture des terres se fait « en commun » et les jours de travail sont vécus comme des jours de fête.

Les valeurs morales : elle dépeint des peuples « en général francs et humains », et elle insiste sur ce point à propos de l’éducation de la jeunesse : la subordination est présentée comme nécessaire, mais les éducateurs empêchent la « tyrannie » et « l’orgueil » en cherchant à développer la vertu, d’où l’exemple donné : « un Péruvien n’avait jamais menti », d’où leur naïveté face aux Espagnols qui leur ont menti…

La culture : outre l’éloge de la beauté et de la richesse des monuments, un long passage à la fin est consacré à la dimension culturelle, déjà en expliquant comment se pratique l’écriture, une façon de répondre au mépris des Européens pour une langue si différente des leurs, mais surtout de justifier les lettres écrites par l’héroïne à son amant. Elle mentionne ainsi les « Quappas » ou « Quipos », qu’elle décrit : « Des cordons de coton ou de boyau, auxquels d'autres cordons de différentes couleurs étaient attachés », sur lesquels se faisaient « des nœuds placés de distance en distance ». Leur utilité est d’abord mathématique, car cela permet de traiter toutes les finances, toutes les affaires aussi bien que par l’écriture, dit-elle. Mais cela semble un système bien rudimentaire tout de même pour l’expression des sentiments de Zilia ou pour les discours qu’elle rapporte…
Un exemple des Quipos péruviens
En relation avec la mathématique, elle reconnaît l’importance de la Géométrie, moindre en revanche pour la Médecine, réduite à « quelques secrets ». Cependant, elle ne manque pas de mentionner une pratique de la Musique et de la Poésie, par des poètes : les « « Hasadec composaient des espèces de tragédies et de comédies » – ce qui rend aussi vraisemblable l’expression lyrique de Zilia dans ses lettres.
Pour conclure
Pour répondre au mépris des Européens, dû à leur ethnocentrisme dénoncé dans son « Avertissement », cette présentation se conclut sur un vibrant éloge, légitimé par une citation de l’historien allemand Samuel von Pufendorf (1632-1694) : « La morale et la science des lois utiles au bien de la société, étaient donc les seules choses que les Péruviens eussent apprises avec quelque succès. Il faut avouer (dit un Historien) qu’ils ont fait de si grandes choses et établi une si bonne police qu'il se trouvera peu de nations qui puissent se vanter de l’avoir emporté sur eux en ce point. »

Le titre
Comme ceux de ses prédécesseurs, le titre signale d’emblée le genre épistolaire de l’œuvre, mais en remplaçant l’adjectif géographique par « une Péruvienne », elle met davantage l’accent sur l’héroïne féminine, tout en utilisant l’article indéfini qui permet de faire d’elle la représentante de sa culture lointaine.
Comme l’« Avertissement » a déjà souligné les préjugés pesant sur ce peuple indigène, ce titre suscite l’attente du lecteur.
Frontispice de l'édition de 1802, accompagnée d'une ""suite"
La structure
Deux remarques préliminaires sont importantes pour indiquer la structure d’ensemble, d’abord le destinataire des lettres de Zilia : seules les cinq dernières sont adressées au chevalier de Déterville, toutes les autres à celui qu’elle aime, Aza.
De plus, la seconde édition a ajouté quatre lettres, les vingt-huitième, vingt-neuvième, trentième et trente-quatrième : toujours sous couvert d’’un échange avec Aza, y sont développées de longues analyses des mœurs et du caractère des Français, entre éloge et critique par comparaison avec le comportement des Péruviens.
La construction d’ensemble, en deux parties, correspond aux événements vécus par l’héroïne, en quatre grandes étapes associées à la nécessité de rendre vraisemblable l’écriture des lettres.
Lettres I à X : La première étape est le voyage du Pérou, où Zilia a été enlevée par les Espagnols du temple du Soleil, puis emmenée sur leur vaisseau, avant qu’il ne soit attaqué par des Français et que la navigation se poursuive jusqu’à un port français. À la fin de cette partie, l’héroïne qui communique alors seulement grâce aux « quipos » signale qu’elle commence à comprendre quelques mots de la langue française.
La conquête du Pérou par Francisco Pizarro

Lettres XI à XIX : Ce sont les premières découvertes de la France, qui suscitent l’étonnement et l’incompréhension de Zilia, d’abord dans le port d’arrivée, puis lors du voyage vers Paris, où elle séjourne dans la famille de Déterville jusqu’au départ de celui-ci pour la guerre. Zilia est alors initiée à l’écriture, mais difficilement : « Je suis encore si peu habile dans l’art d’écrire, mon cher Aza, qu’il me faut un temps infini pour former très peu de lignes. »

Lettres XX à XXVII : Elles correspondent au long séjour de Zilia et de Céline, la sœur de Déterville, au couvent, ce qui permet à Zilia de maîtriser l’écriture et d’accroître ses connaissances. Ce séjour est imposé par la mère du chevalier, parti à la guerre pour six mois, puis il est prolongé à son retour par deux événements sentimentaux : la mort de madame Déterville va permettre le mariage de Céline avec celui qu’elle aime, qui ferme cette partie, tandis que le rejet par Zilia de la déclaration d’amour de Déterville amène la recherche d’Aza, dont la lettre XXV donne des nouvelles : commence alors pour elle une longue attente.
Pietro Longhi, Le Parloir du couvent, 1750. Huile sur toile, 96 x 131. Museo del Settecento, Venise
Lettres XXVIII à XLI : Ici commence la seconde partie, dernière étape qui conduit au dénouement de la double intrigue sentimentale, grâce à deux moments-clés.
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D’une part, grâce à la récupération des trésors péruviens, Déterville achète pour Zilia une maison à la campagne, décrite dans la lettre XXXII, ce qui offre à la jeune femme la possibilité future d’une vie indépendante.
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D’autre part, la lettre XXXIV relate ses retrouvailles avec Aza, une désillusion douloureuse : « Cet Aza, l’objet de tant d’amours, n’est plus le même Aza, que je vous ai peint avec des couleurs si tendres. Le froid de son abord, l’éloge des Espagnols, dont cent fois il a interrompu le plus doux épanchement de mon âme, la curiosité offensante, qui l’arrache à mes transports, pour visiter les raretés de Paris : tout me fait craindre des maux dont mon cœur frémit. »
Mais l’infidélité d’Aza ne lui fait pas pour autant accepter le mariage avec Déterville, auquel, pour conserver son indépendance et « le plaisir d’être », elle propose une fidèle amitié. Le dénouement reste donc ouvert, ce qui a motivé l’écriture de "suites", telles des lettres d’Aza ou de Déterville. Ce choix d’indépendance, en rupture avec les habitudes du XVIIIème siècle, a aussi provoqué un important débat entre approbation et critique.
Le cadre spatial
Les lieux
Zilia porte en elle des souvenirs de sa terre natale, maintes fois évoquée, et souvent de façon méliorative par comparaison aux lieux découverts.
La première étape met en évidence l’enfermement, d’abord dans une prison, puis durant le long voyage en mer : « Je fus placée dans un lieu plus étroit et plus incommode que n’était ma prison. » Ce n’est que dans la sixième lettre, alors qu’elle peut voir par la fenêtre, qu’elle comprend qu’elle est sur « une de ces maisons flottantes, dont les Espagnols se sont servis pour atteindre jusqu’à nos malheureuses Contrées, et dont on ne m’avait fait qu’une description très imparfaite. »
Son horizon s’ouvre ensuite progressivement, par des découvertes successives des villes, d’abord « une ville bâtie sur le rivage de la Mer », puis Paris. Mais entre ces deux lieux, la lettre XIV, si elle relate un nouvel enfermement dans une « cabane roulante », élargit l’horizon par la description enthousiaste des paysages traversés : « malgré mes tendres inquiétudes j’ai goûté pendant ce voyage des plaisirs qui m’étaient inconnus. Renfermée dans le Temple dès ma plus tendre enfance, je ne connaissais pas les beautés de l’univers ; tout ce que je vois me ravit et m’enchante. »
Une place considérable est accordée à Paris, mais, là encore l’accent est mis, non pas sur le spectacle des rues ou sur les monuments, mais sur les lieux intérieurs, sur les objets qui décorent les maisons, et tout particulièrement sur les salons. En revanche, les seizième et dix-septième lettres évoquent les deux lieux principaux de divertissement, le théâtre et l’opéra, mais la description s’attache davantage à juger les spectacles qu’à dépeindre les lieux.
Le long séjour de Zilia et de Céline au couvent, qu’elle nomme « maison des Vierges », remet au premier plan l’idée d’’enfermement et est dépeint de façon péjorative : « La vie que l’on y mène est si uniforme, qu’elle ne peut produire que des événements peu considérables ». La seule ouverture mentionnée vient du « parloir », qui permet à l’héroïne de poursuivre ses leçons d’écriture, et de poursuivre grâce aux livres, son développement intellectuel.
Enfin, le dernier lieu notable est celui qui, acheté par Déterville grâce aux richesses des Incas restituées à Zilia, est une maison à la campagne, nichée dans une nature riante, longuement décrite dans la trente-deuxième lettre, dans laquelle elle pourra vivre en toute indépendance et se consacrer à enrichir son esprit.
Lecture cursive : Françoise de Graffigny, Lettres d'une Péruvienne, 1752, XXXII, de " Te l'avouerai-je..." à "...en jardins, en terres."
Pour lire l'extrait
Zilia est encore au couvent avec Céline quand lui est apporté un coffre dans lequel elle trouve « des ornements du Temple du Soleil », accompagné d’un billet de Déterville lui expliquant les avoir dérobés lors de sa prise du vaisseau espagnol qui les avait pillés. En quittant le couvent, elle est contrainte de les laisser puisqu’elle va vivre, chez Céline, nouvellement mariée.
L’ennui des obligations mondaines est interrompu par une plaisante promenade, longuement relaté dans cette lettre : une « visite » à l’écart de Paris amène les deux couples « à une maison de campagne dont la situation et les approches me parurent admirables […]. Cette maison trop belle pour être abandonnée, trop petite pour cacher le monde qui aurait dû l’habiter, me paraissait un enchantement. »
Charles Eisen, Zilia ouvrant le coffre aux trésors incas, 1752. Gravure sur cuivre de Delafosse. Yale University Library, New Haven

Comme dans un conte de fées, en effet, un repas est offert avec « magnificence », accompagné de musique, puis une promenade fait découvrir un superbe jardin, jusqu’à ce qu’arrive une troupe de paysans et de jeunes filles, dansant et chantant, qui présentent à Zilia « les clés de la maison » : « il est vrai que cette terre et cette maison vous appartiennent », lui confirme Déterville. Le récit décrit alors le décor de ce lieu ainsi offert à Zilia.
Une description d'ensemble (paragraphes 1 à 3)
Une image d’ensemble (paragraphes 1 à 3)
Adressés toujours à Aza dans le désir de partager avec lui ses découvertes, les deux premiers paragraphes de la description, progressant des lieux extérieurs à l’intérieur de la maison, mettent en évidence la beauté de ces lieux. Le doublement du rythme ternaire en gradation et les comparatifs multipliés soulignent l’admiration de Zilia : « les fleurs me semblaient plus belles, les arbres plus verts, la symétrie des jardins mieux ordonnée. Je trouvai la maison plus riante, les meubles plus riches, les moindres bagatelles m’étaient devenues intéressantes. »
Une découverte éblouie
Le récit de la visite se poursuit avec des hyperboles, comme si l’héroïne était transportée dans un monde féérique : « Je parcourus les appartements dans une ivresse de joie, qui ne me permettait pas de rien examiner », « j’étais dans un tel enchantement ». Il met l’accent sur l’esthétique du riche décor, mais surtout sur le contenu de cette pièce : « le seul endroit où je m’arrêtai, fut dans une assez grande chambre entourée d’un grillage d’or, légèrement travaillé, qui renfermait une infinité de Livres de toutes couleurs, de toutes formes, et d’une propreté admirable ». Le souhait exprimé par Zilia, amplifié par la majuscule, traduit une nouvelle étape dans son évolution intellectuelle : on est bien loin de ses premiers apprentissages linguistiques, et cela annonce aussi – à l’image de la romancière elle-même en ce "siècle des Lumières" – le prix qu’elle accorde à la vie de l’esprit, ce qui annonce déjà son choix lors du dénouement : « je croyais ne pouvoir les quitter sans les avoir tous lus. »
Enfin, cette impression de vivre un conte de fées, avec « une clé d’or » ouvrant une « porte confondue avec art dans les lambris », dont « le secret » est bien caché, est maintenue à la fin de cette première partie, avec la volonté de la faire partager au lecteur.
La pièce mystérieuse (du paragraphe 4 à la fin)

Le Pérou reconstitué
Deux brefs paragraphes associent la réaction extrême de l’héroïne, « Je l’ouvris avec précipitation, et je restai immobile à la vue des magnificences qu’elle renfermait. », à une description qui met l’accent sur la beauté du décor : « C’était un cabinet tout brillant de glaces et de peintures : les lambris à fond vert, ornés de figures extrêmement bien dessinées ». Ainsi une boucle se ferme : l’héroïne se trouve transportée par l’art dans sa patrie d’origine, mais, en même temps, son commentaire révèle le lien qui s’est créé entre elle et Déterville dès leur rencontre : les dessins « imitaient une partie des jeux et des cérémonies de la ville du Soleil, telles à peu près que je les avais racontées à Déterville ».
Juan Bravo Vizcarra, Histoire du Cuzco et de l’empire inca, 1992. Fresque murale, 50m x 6m. Cuzco
La civilisation du royaume inca
Le décor illustre aussi le passé de l’héroïne, qui lui est ainsi rendu : « On y voyait nos Vierges représentées en mille endroits avec le même habillement que je portais en arrivant en France ». La ressemblance confirme le rôle qu'a pu jouer le regard de Déterville : « on disait même qu’elles me ressemblaient. »
La luminosité est mise en valeur, ainsi que la religion de l’empire inca, indice de l’évidente volonté de la romancière de rendre à cette civilisation tout son éclat là où l’on y a longtemps vu que des peuples primitifs et barbares : « Les ornements du Temple que j’avais laissés dans la maison Religieuse, soutenus par des Pyramides dorées, ornaient tous les coins de ce magnifique cabinet. La figure du Soleil suspendue au milieu d’un plafond peint des plus belles couleurs du ciel, achevait par son éclat d’embellir » la pièce.

Girolamo Benzoni, Le culte du Soleil, in Histoire du Nouveau Monde, 2ème édition, 1572. Découpe sur bois, Bibliothèque nationale d’Autriche
Les adjectifs mélioratifs qui qualifient ce lieu, « charmante solitude », « des meubles commodes assortis aux peintures la rendaient délicieuse » confirment le bonheur éprouvé devant ce que Zilia était « ravie de retrouver ».
C’est dans la lettre XXVII, lors de la restitution à Zilia des trésors du Pérou, qu’a été mentionnée « la chaise d’or » et son illustre fonction, liée à Aza et indice de son rang supérieur : « on [la] conservait dans le Temple, pour le jour des visites du Capa-Inca ton auguste père, placée d’un côté de ma chambre en forme de trône, me représente ta grandeur et la majesté de ton rang. » Son absence dans le mobilier est immédiatement constatée par Zilia comme le signe d’un effacement de celui qui était destiné à régner, constat perçu par Déterville qui en explique alors la raison : « par un pouvoir magique la chaise de l’Inca, s’est transformée en maison, en jardin, en terres. » Nécessité financière certes, mais peut-être aussi un choix destiné à affaiblir le souvenir d’Aza…».
Pour conclure
La romancière inscrit cette description dans une tonalité merveilleuse, qui contraste avec la mélancolie qui imprègne l’ensemble du roman. Elle annonce aussi le dénouement, puisque Zilia choisira de se retirer loin de Paris dans cette demeure qui, à la fois, la relie à son passé, et montre qu’elle a adopté les valeurs des "Lumières" par sa joie devant les « Livres ».
En même temps, le passage fait aussi écho à l’éloge formulé dans son « introduction historique » sur la grandeur de l’empire inca, si longtemps méprisé.
La temporalité

Un écart chronologique
La première lettre du roman, avec le récit du « moment d’horreur où ces Sauvages impies » ont enlevé Zilia « au culte du Soleil », fait référence à la conquête du Pérou, entre 1531 et 1534, et plus particulièrement à la destruction de Cuzco en 1533 par les Espagnols menés par Francisco Pizarro.
Mais le récit de la troisième lettre, l’attaque du vaisseau espagnol, le transport de l’héroïne sur un autre navire, qui va poursuivre sa route jusqu’en France, rompt la vérité historique : ce n’est qu’après quelques interventions ponctuelles que, dans les années 1660-1680, les corsaires français reçoivent l’appui de Louis XIV pour attaquer les galions espagnols et s’emparer des richesses qu’ils transportent.
La suite du récit lors du séjour de Zilia à Paris, dans les salons mondains, au théâtre ou à l’opéra, puis au couvent, confirme cet écart chronologique, car la plupart des réalités dépeintes renvoient même à l’époque contemporaine de l’écriture, donc à la monarchie absolue sous Louis XV. C’est aussi ce décalage que fait ressortir l’importance accordée à la vie intellectuelle en ce "siècle des Lumières".
Castillo, Le pillage de la Coricancha, le temple du Soleil à Cuzco, fin XIX°s.-avant 1922. Huile sur toile. Pinacothèque Merino, Lima
La durée de l'histoire
La durée de l’histoire vécue par Zilia est difficile à mesurer car les lettres ne sont pas datées, dans un souci de vraisemblance car comment l’héroïne pourrait-elle le faire alors qu’elle n’en a aucune conscience, notamment durant son voyage en mer ? Le lecteur, lui, peut déjà évaluer sa durée, plusieurs mois… Seul le compte des « jours » est possible par le lever et le coucher du soleil, ce qui explique qu’il est mentionné à plusieurs reprises, par exemple les « trois jours » dans le port d’arrivée sont suivis des « quatre jours » dans « la cabane roulante » qui l’amène à Paris.
Voyager au début du XVIIIème siècle

En fait, il est logique que Zilia ne puisse dater ses lettres alors qu’elle ignore totalement le fonctionnement du calendrier européen, d’où sa remarque à propos du départ de Déterville : « Depuis un espace de temps que l’on nomme six mois » (lettre XIX). Il aurait seulement été possible que cela se fasse au cœur du récit, quand elle commence à acquérir les connaissances linguistiques…
Mais, il fait encore ajouter à cela l’écart entre les lettres, car Zilia n’a pas toujours la possibilité de disposer du temps libre pour écrire, comme elle l’explique par exemple au début de la douzième lettre, « J’ai passé bien du temps, mon cher Aza, sans pouvoir donner un moment à ma plus chère occupation ; j’ai cependant un grand nombre de choses extraordinaires à t’apprendre ; je profite d’un peu de loisir pour essayer de t’en instruire. »

La fonction du temps
Ainsi l’écoulement du temps, si flou, joue un rôle dans le récit lui-même, car il ne fait que souligner la douleur de l’éloignement marquée par une exclamation ce qui entraîne le refus d’en mesurer la durée : « Que les jours sont longs quand on les compte, mon cher Aza ! Le temps ainsi que l’espace n’est connu que par ses limites. Il me semble que nos espérances sont celles du temps ; si elles nous quittent, ou qu’elles ne soient pas sensiblement marquées, nous n’en apercevons pas plus la durée que l’air qui remplit l’espace ».
Otto van Veen, Allégorie du Temps, 1607. Huile sur panneau, 34 x 45. Hospice Comtesse, Lille
Compter les jours ne fait donc qu’accroître le chagrin, et l’écriture n’est qu’une façon d’essayer de compenser l’absence : « Combien de temps effacé de ma vie, mon cher Aza ! Le Soleil a fait la moitié de son cours depuis la dernière fois que j’ai joui du bonheur artificiel que je me faisais en croyant m’entretenir avec toi. Que cette double absence m’a paru longue ! Quel courage ne m’a-t-il pas fallu pour la supporter ? Je ne vivais que dans l’avenir, le présent ne me paraissait plus digne d’être compté. »
La lettre XXV marque une rupture, puisqu’en recevant de Déterville des nouvelles d’Aza, qui vit à la cour d’Espagne, et l’écoulement du temps prend alors un sens nouveau. Quelques doutes sur ces retrouvailles n’entament pas l’espoir d’être réunie à Aza qui doit se rendre à Paris : « Que ce temps est loin de moi ! avec quel transport il sera effacé de mon souvenir ! Aza, cher Aza ! que ce nom est doux ! bientôt je ne t’appellerai plus en vain, tu m’entendras, tu voleras à ma voix : les plus tendres expressions de mon cœur seront la récompense de ton empressement… » (Lettre XXXIII)
La rupture est ainsi rendue brutale dans la lettre XXXV, la deuxième de celles adressées à Déterville qui ferme le roman, Zilia révèle sa désillusion, le changement d’Aza et, surtout, son « infidélité » : « Séduit par les charmes d’une jeune Espagnole, prêt à s’unir à elle, il n’a consenti à venir en France que pour se dégager de la foi qu’il m’avait jurée, que pour ne me laisser aucun doute sur ses sentiments ; que pour me rendre une liberté que je déteste ; que pour m’ôter la vie. »
La dernière mention du temps intervient dans la dernière lettre, où les verbes au futur traduisent la promesse d’une amitié aussi fidèle avec Déterville que ne l’est son amour pour Aza. En évoquant « le plaisir d’être », elle attribue ainsi au temps le rôle d’unir les étapes d’une vie, le passé restant vivant, le présent pleinement ressenti, et la volonté d’avancer ainsi vers la certitude de ce futur heureux qu’elle invite Déterville à partager : « Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre âme,et les bienfaits de la nature. Renoncez aux sentiments tumultueux destructeurs imperceptibles de notre être ; venez apprendre à connaître les plaisirs innocents et durables, venez en jouir avec moi ».
L'image de l'amour
La Préciosité, mouvement social qui naît dans la noblesse dans la seconde moitié du XVIIème siècle, réclame des comportements, des manières et un langage moins grossiers, plus raffinés. Ainsi, dans les salons mondains tenus par des femmes, tels ceux de Madame de Rambouillet, de Mesdemoiselles de Montpensier ou de Scudéry, se réunissent de "beaux esprits" pour lire des poèmes, écouter de la musique, et l’art de la conversation se développe autour de leur thème de prédilection, l’amour, mais l’amour épuré, sublimé, digne du prix que le parfait amant donne à la femme aimée. Ce thème s’impose aussi dans la poésie et les romans précieux. Or, ces salons ne disparaissent pas au XVIIIème siècle, et Françoise de Graffigny les a fréquentés dès son installation à Paris.
Son œuvre est donc d’abord le récit d’une histoire d’amour, mais double : celle qui unit l’épistolière, Zilia, à son bien-aimé péruvien, Aza, et celle qu’espère vivre avec elle le chevalier de Déterville qui lui a accordé sa protection en France.
Comment, par le biais de ces deux personnages, la romancière représente-t-elle l’amour ?
L’amour éprouvé par Zilia
L'amour revécu
Séparée de celui qu’elle devait épouser, Zilia n’a cependant pas été privée de sa mémoire, qui lui permet de revivre les heureux moments de leur relation. Ainsi, dès la deuxième lettre, la romancière reprend toutes les caractéristiques d’un topos littéraire, la scène de première rencontre : l’éblouissement mutuel aux premiers regards, le trouble immédiatement ressenti, la certitude de la naissance d’un amour absolu et éternel.
Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant, dont la tendre lumière prépare la sérénité d’un beau jour : le feu de tes yeux répandait sur nos joues le coloris de la modestie, un embarras ingénu tenait nos regards captifs ; une joie brillante éclatait dans les tiens ; tu n’avois jamais rencontré tant de beautés ensemble. Nous n’avions jamais vu que le Capa-Inca : l’étonnement et le silence régnaient de toutes parts. Je ne sais quelles étaient les pensées de mes Compagnes ; mais de quels sentiments mon cœur ne fut-il point assailli ! Pour la première fois j’éprouvai du trouble, de l’inquiétude, et cependant du plaisir.

Dans la douloureuse situation qu’elle vit alors, ses souvenirs sont la seule lumière qui persiste, en faisant revivre l’union alors vécue : « Ô, mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher ! », « Non, la mort même n’effacera pas de ma mémoire les tendres mouvements de nos âmes qui se rencontrèrent, et se confondirent dans un instant. » Le temps des fiançailles a duré « deux ans », le temps donc d’accumuler d’heureux moments, qui renaissent dans la mémoire lorsque les mœurs françaises s’opposent à ce temps passé, par exemple quand un jeune homme fait un geste audacieux :
Cérémonie du mariage inca, 1756. Gravure, 20 x 29. Collection privée
Que la témérité du jeune Anqui rappelle chèrement à mon souvenir ton tendre respect, la sage retenue et les charmes de l’honnêteté qui régnaient dans nos entretiens ! Je l’ai senti au premier moment de ta vue, chères délices de mon âme, et je le penserai toute ma vie. Toi seul réunis toutes les perfections que la nature a répandues séparément sur les humains, comme elle a rassemblé dans mon cœur tous les sentiments de tendresse & d’admiration qui m’attachent à toi jusqu’à la mort.
L'expression de la douleur
Mais ces moments restent rares dans les lettres : le plus souvent le chagrin envahit l’héroïne et c’est l’expression de désespoir qui domine.
Ce désespoir a une double cause :
La première, mentionnée dès le début de la première lettre, est l’ignorance du sort réservé à Aza : « hélas ! Peut-être les malheurs que j’ignore sont-ils les plus affreux ! peut-être tes maux surpassent-ils les miens ! ». L’énumération du deuxième paragraphe souligne cette douleur : « La ville du Soleil, livrée à la fureur d’une Nation barbare, devrait faire couler mes larmes ; mais ma douleur, mes craintes, mon désespoir, ne sont que pour toi. »
La reine des Incas, Coya Mama, Gravure du XVème siècle

C’est ce qui explique les questions lancées – mais qui resteront sans réponse – et les exclamations suivies du sacrifice souhaité puisqu'elle est prête à donner sa vie pour lui : « Qu’as-tu fait dans ce tumulte affreux, chère âme de ma vie ? Ton courage t’a-t-il été funeste ou inutile ? Cruelle alternative ! mortelle inquiétude ! ô, mon cher Aza ! que tes jours soient sauvés, et que je succombe, s’il le faut, sous les maux qui m’accablent ! »
La seconde est la séparation elle-même, vécue aussi comme un esclavage auquel elle ne voit aucune échappatoire : « J’attends que tu viennes briser les chaînes de mon esclavage », s’écrie-t-elle en s’adressant à Aza dans la première lettre, et elle ajoute : « du suprême bonheur, je suis tombée dans l’horreur du désespoir, sans qu’aucun intervalle m’ait préparée à cet affreux passage. » Ainsi, dans le vaisseau français, elle envisage le suicide, désir raconté dans la lettre VI, « Que la Mer abîme à jamais dans ses flots ma tendresse malheureuse, ma vie et mon désespoir. » car la mort lui apparaît le seul moyen de rejoindre son bien-aimé : « Je perds ce que j’aime ; l’univers est anéanti pour moi ; il n’est plus qu’un vaste désert que je remplis des cris de mon amour ; entends-les, cher objet de ma tendresse, sois-en touché, permets que je meure… ». Ainsi, elle lui adresse un ultime adieu : « Reçois, trop malheureux Aza, reçois les derniers sentiments de mon cœur, il n’a reçu que ton image, il ne voulait vivre que pour toi, il meurt rempli de ton amour. Je t’aime, je le pense, je le sens encore, je le dis pour la dernière fois. »
Outre son sort cruel, les causes de douleur sont multiples, par exemple l’accueil peu amène de la mère de Déterville : « C’est pour moi une gêne insupportable ; la contrainte règne partout où elle est : ce n’est qu’à la dérobée que Céline et son frère me font des signes d’amitié. Eux-mêmes n’osent se parler librement devant elle. » À cela s’ajoutent aussi les visites au cours desquelles elle a l’impression d’être un animal, objet d’une curiosité grossière.
Le seul remède à son désespoir est la communication entreprise avec Aza grâce aux « quitos », d’où un chagrin accru quand elle envisage leur fin. Mais, en même temps, l’absence de réponse impose une cruelle vérité :
hélas ! je vois la fin de mes cordons, j’en touche les derniers fils, j’en noue les derniers nœuds ; ces nœuds qui me semblaient être une chaîne de communication de mon cœur au tien, ne sont déjà plus que les tristes objets de mes regrets. L’illusion me quitte, l’affreuse vérité prend sa place, mes pensées errantes, égarées dans le vide immense de l’absence, s’anéantiront désormais avec la même rapidité que le temps. Cher Aza, il me semble que l’on nous sépare encore une fois, que l’on m’arrache de nouveau à ton amour. Je te perds, je te quitte, je ne te verrai plus, Aza ! cher espoir de mon cœur, que nous allons être éloignés l’un de l’autre !
Les lettres sont, certes, précieuses pour maintenir son amour intact, mais, en même temps, elle a bien conscience qu’elles ne suffisent pas à combler l’absence : elle est renvoyée à sa solitude.
L'espoir des retrouvailles
Dans les dix-huit premières lettres, en même temps qu'elle lui permet de laisser libre cours à sa lamentation, l’écriture lui offre des instants d’espoirs.
Les premiers précèdent son arrivée en France, quand son ignorance lui fait croire que cette terre est une partie du vaste empire inca : « l’espérance, comme un trait de lumière, a porté sa clarté jusqu’au fond de mon cœur. Il est certain que l’on me conduit à cette terre que l’on m’a fait voir, il est évident qu’elle est une portion de ton Empire, puisque le Soleil y répand ses rayons bienfaisants ». Dans sa huitième lettre, un élan lyrique traduit la puissance de l’espoir de leurs retrouvailles :
Oui, cher Aza, je vais me réunir à ce que j’aime. Mon amour, ma raison, mes désirs, tout m’en assure. Je vole dans tes bras, un torrent de joie se répand dans mon âme, le passé s’évanouit, mes malheurs sont finis ; ils sont oubliés, l’avenir seul m’occupe, c’est mon unique bien.
Aza, mon cher espoir, je ne t’ai pas perdu, je verrai ton visage, tes habits, ton ombre ; je t’aimerai, je te le dirai à toi-même, est-il des tourments qu’un tel bonheur n’efface !
Mais, très rapidement, cet espoir initial s’affaiblit, et il ne lui reste que le temps de l’écriture où elle se projette dans une hypothèse d’union : « Ô, mon cher Aza ! que ta présence embellirait des plaisirs si purs ! Que j’ai désiré de les partager avec toi ! Témoin de mes tendres pensées, je t’aurais fait trouver dans les sentiments de mon cœur des charmes encore plus touchants que tous ceux des beautés de l’univers. » (Douzième lettre) Mais l’emploi du passé montre déjà un renoncement.
L’espoir renaît quand Déterville lui remet une lettre qui lui apprend l'heureux sort d’Aza :
Ah ! mon cher Aza, ai-je pu l’entendre sans mourir de joie ? Elle m’apprend que tes jours sont conservés, que tu es libre, que tu vis sans péril à la Cour d’Espagne. Quel bonheur inespéré !
Cette admirable Lettre est écrite par un homme qui te connaît, qui te voit, qui te parle ; peut-être tes regards ont-ils été attachés un moment sur ce précieux papier ? Je ne pouvais en arracher les miens ; je n’ai retenu qu’à peine des cris de joie prêts à m’échapper, les larmes de l’amour inondaient mon visage.
Elle est prête à se rendre immédiatement en Espagne, mais devant les difficultés évidentes d’un tel voyage, accepte d’attendre la venue d’Aza à Paris. Commence alors une longue attente, encore allongée dans l’édition de 1752 en raison des lettres ajoutées. Mais l’espoir reste vif, soutenu par le choix du futur marquant la certitude : « Aza, cher Aza ! que ce nom est doux ! bientôt je ne t’appellerai plus en vain, tu m’entendras, tu voleras à ma voix : les plus tendres expressions de mon cœur seront la récompense de ton empressement… »
La désillusion
Malgré la joie de cette promesse de réunion, des doutes viennent rapidement s’y mêler car Aza ne lui a pas fait transmettre « quelques gages de la tendresse ! » D’où l’alternance entre des questions inquiètes et la volonté de se rassurer : « Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? On t’a parlé de moi, tu es instruit de mon sort, et rien ne me parle de ton amour. Mais puis-je douter de ton cœur ? Le mien m’en répond, tu m’aimes, ta joie est égale à la mienne, tu brûles des mêmes feux, la même impatience te dévore ; que la crainte s’éloigne de mon âme, que la joie y domine sans mélange. Cependant tu as embrassé la Religion de ce peuple féroce. Quelle est-elle ? Exige-t-elle les mêmes sacrifices que celle de France ? Non, tu n’y aurais pas consenti. »
Mais un long entretien avec Déterville, rapporté dans la vingt-neuvième lettre, ranime les doutes, difficilement avoués cependant : « Je ne doutai pas que Déterville ne fût mieux instruit qu’il ne voulait le paraître, qu’il ne m’eût caché quelques Lettres qu’il pouvait avoir reçues d’Espagne. Enfin (oserais-je le prononcer) que tu ne fus infidèle. » Ainsi naissent les premières craintes, et les premières réticences : « Pour la première fois, ma tendresse me devint un sentiment pénible, pour la première fois je craignis de perdre ton cœur ; Aza, s’il était vrai, si tu ne m’aimais plus, ah ! que ma mort nous sépare plutôt que ton inconstance. »
Or, relaté dans la trente-quatrième lettre, le récit du retour d’Aza révèle la destruction de cette joie :
Oui, cher Aza, je vais me réunir à ce que j’aime. Mon amour, ma raison, mes désirs, tout m’en assure. Je vole dans tes bras, un torrent de joie se répand dans mon âme, le passé s’évanouit, mes malheurs sont finis ; ils sont oubliés, l’avenir seul m’occupe, c’est mon unique bien.
Aza, mon cher espoir, je ne t’ai pas perdu, je verrai ton visage, tes habits, ton ombre ; je t’aimerai, je te le dirai à toi-même, est-il des tourments qu’un tel bonheur n’efface !
Les lettres suivantes, destinées à Déterville, ne font que confirmer la fin de tout espoir de voir renaître l’amour, « tout est perdu pour moi », déclare-t-elle, et c’est finalement le désespoir qui s’exprime à nouveau, avec force :
Ce n’est plus la perte de ma liberté, de mon rang, de ma patrie que je regrette ; ce ne sont plus les inquiétudes d’une tendresse innocente qui m’arrachent des pleurs ; c’est la bonne foi violée, c’est l’amour méprisé qui déchire mon âme. Aza est infidéle.
Aza infidéle ! Que ces funestes mots ont de pouvoir sur mon âme… mon sang se glace… un torrent de larmes…
L’amour vécu par Déterville
Comme pour le récit de l’histoire d’amour entre Zilia et Aza, nous découvrons sa relation au chevalier Déterville par le regard de la jeune héroïne. Cependant deux différences ressortent :
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Zilia ne recevant aucune réponse à ses lettres à Aza, ne pouvait que revivre le passé, ou tenter d’imaginer leur réunion. Au contraire, placée face à Déterville, elle dépeint ses réactions et rapporte ses discours.
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Zilia et Aza partageant la même culture, l’épistolière compte sur ce partage et ne s’emploie qu’à lui expliquer ses découvertes dans ce pays étranger en étant sûre qu’il peut comprendre ses étonnements et ses réticences. En revanche, l’écart culturel si considérable entre elle et Déterville rend la relation encore plus difficile puisqu’elle ne comprend pas les codes sociaux liés à l’amour.
La naissance de l'amour
Dans la quatrième lettre, Françoise de Graffigny relate la première rencontre entre Zilia et celui que, consciente de son « air de grandeur », elle nomme alors « le Cacique ». Mais, alors même que le récit montre l'ignorance de Zilia des codes amoureux français, interprétés en fonction de sa propre culture, il révèle en revanche au lecteur les indices de l’amour de Déterville, gestes et paroles.
De même, la romancière développe l’image de Déterville héros amoureux qui joue sur la naïveté de Zilia :
Le Cacique semble vouloir imiter le cérémonial des Incas au jour du Raymi : Il se met sur ses genoux fort près de mon lit, il reste un temps considérable dans cette posture gênante : tantôt il garde le silence, et les yeux baissés il semble rêver profondément : je vois sur son visage cet embarras respectueux que nous inspire le grand Nom prononcé à haute voix. S’il trouve l’occasion de saisir ma main, il y porte sa bouche avec la même vénération que nous avons pour le sacré Diadème. Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa Nation. Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré ; il y joint cet air touché qui précède les larmes ; ces soupirs qui expriment les besoins de l’âme ; ces accents qui sont presque des plaintes ; enfin tout ce qui accompagne le désir d’obtenir des grâces. (Cinquième Lettre)
D’après Jean Dieu de Saint-Jean, Nicolas Bazin, Femme de qualité en déshabillé reposant sur un lit d'Ange (détail), 1686. Eau-forte, 35,6 x 39,1. BnF

Ainsi, la comparaison transforme cette relation amoureuse, telle qu’elle est inscrite dans le code de la galanterie et illustrée dans les romans, en une scène de culte religieux qui fait sourire en faisant partager au lecteur le jugement de Zilia : « peut-être prennent-ils les femmes pour objet de leur culte. »
Peu à peu, une relation se crée entre eux grâce à la délicatesse de Déterville que Zilia a notée après sa tentative de suicide : « Mais, loin de prendre part à la joie publique, depuis la faute que j’ai commise, il n’en prend qu’à ma douleur. Son zèle est plus respectueux, ses soins plus assidus, son attention plus pénétrante. » En même temps, l’aveu à Aza révèle qu’elle n’est pas indifférente à ce comportement : « Le croirais-tu, mon cher Aza ? Il y a des moments, où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets ; le feu de ses yeux me rappelle l’image de celui que j’ai vu dans les tiens ; j’y trouve des rapports qui séduisent mon cœur. Hélas que cette illusion est passagère et que les regrets qui la suivent sont durables ! ils ne finiront qu’avec ma vie, puisque je ne vis que pour toi. » Un horizon d’attente est alors créé : Déterville pourra-t-il voir Zilia répondre à son amour ?
La relation amoureuse
Dans la neuvième lettre, la fin du voyage montre une évolution de cette relation :
du côté de Zilia, son ignorance des codes de la galanterie se dissipe peu à peu : « Je les reçois avec un peu moins d’embarras, depuis qu’éclairée par l’habitude et par la réflexion, je vois que j’étais dans l’erreur sur l’idolâtrie dont je le soupçonnais. Ce n’est pas qu’il ne répète souvent à peu près les mêmes démonstrations que je prenais pour un culte ; mais le ton, l’air et la forme qu’il y emploie, me persuadent que ce n’est qu’un jeu à l’usage de sa Nation. »
du côté de Déterville, il se pose en initiateur linguistique, mais il profite de la naïveté de Zilia, puisqu’il lui fait répéter les mots qu’il souhaite entendre alors même qu’elle ne les comprend pas : « Il commence par me faire prononcer distinctement des mots de sa Langue. […] ; dès que j’ai répété après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport, et avec un air de gaieté tout contraire au sérieux qui accompagne l’adoration de la Divinité. »

Ainsi un rapprochement se produit, qui, cependant, étant représenté comme un « jeu », se charge déjà d’une dimension illusoire. Mais la suite du récit, après l’arrivée en France, montre que Déterville poursuit ses efforts pour permettre à Zilia de s’intégrer dans la société française, tandis que celle-ci accepte cette initiation : « ses signes m’avertissaient de ce que je devais faire : de mon côté j’étais fort attentive à l’observer pour ne point blesser les usages d’une Nation si peu instruite des nôtres. »
Marquis de la Lustinière, Carte du Royaume de Galanterie, 1703. BnF
Mais plus le récit dépeint le comportement de Déterville, plus le décalage s’accentue en raison des réactions de Zilia, innocente de ce qu’elle provoque. Par exemple, dans la douzième lettre, face au regard amoureux de Déterville, son incompréhension, « les yeux attachés sur moi, il parcourait toute ma personne avec une attention sérieuse dont j’étais embarrassée, sans en savoir la raison », l’amène à renforcer innocemment l’amour du héros : « Cependant afin de lui marquer ma reconnaissance pour ses nouveaux bienfaits, je lui tendis la main, et ne pouvant exprimer mes sentiments, je crus ne pouvoir lui rien dire de plus agréable que quelques-uns des mots qu’il se plaît à me faire répéter ; je tâchai même d’y mettre le ton qu’il y donne. »
Elle se comporte en parfaite élève, mais le résultat ne fait qu'accroître l’illusion de cet amour, sincère chez Déterville, en qui l’honnêteté morale ne peut que susciter de la douleur :
Je ne sais quel effet ils firent dans ce moment-là sur lui ; mais ses yeux s’animèrent, son visage s’enflamma, il vint à moi d’un air agité, il parut vouloir me prendre dans ses bras, puis s’arrêtant tout-à-coup, il me serra fortement la main en prononçant d’une voix émue. Non…,… le respect… sa vertu… et plusieurs autres mots que je n’entends pas mieux, et puis il courut se jeter sur son siège à l’autre côté de la chambre, où il demeura la tête appuyée dans ses mains avec tous les signes d’une profonde douleur.
De l'aveu au rejet
Le départ de Déterville à la guerre marque un tournant dans sa relation avec Zilia : « J’en versai bien des larmes ; mille craintes remplirent mon cœur », chagrin d’autant plus pesant qu’elle est alors envoyée au couvent. Mais, dans la vingt-troisième lettre, l’ambiguïté des sentiments exprimés au retour du chevalier crée un horizon d’attente : « Je crois, mon cher Aza, qu’il n’y a que la joie de te voir qui pourrait l’emporter sur celle que m’a causé le retour de Déterville ; mais comme s’il ne m’était plus permis d’en goûter sans mélange, elle a été bientôt suivie d’une tristesse qui dure encore. »
La première déclaration de Déterville
Le retour de Déterville amène Zilia à exprimer sa joie de la revoir, mais sa « sincérité » conduit le chevalier à y lire de l’amour alors même que sa sœur, Céline, lui a confié qu’il ne devait « pas espérer d’être aimé », d’où son aveu fait à ses genoux : « À quel sentiment, divine Zilia, dois-je attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vos discours ? Suis-je le plus heureux des hommes au moment même où ma sœur vient de me faire entendre que j’étais le plus à plaindre ? » Mais ce verbe « aimer » provoque un quiproquo, et Zilia s’en indigne : « Moi ! m’écriai-je, en l’interrompant, moi je ne vous aime point ! », « Ah, Déterville ! comment votre sœur peut-elle me noircir d’un tel crime ? L’ingratitude me fait horreur, je me haïrais moi-même si je croyais pouvoir cesser de vous aimer. » Sa réaction remplit d’espoir le chevalier, et le quiproquo se prolonge : « Vous m’aimez, Zilia, me dit-il, vous m’aimez, et vous me le dites ! […] Zilia, ma chère Zilia, est-il si bien vrai que vous m’aimez ? »
Mais la réponse de Zilia à sa demande de précision dissipe le quiproquo : « Ces mots doivent, je crois, vous faire entendre que vous m’êtes cher, que votre sort m’intéresse, que l’amitié et la reconnaissance m’attachent à vous ». Dans son innocence, Aza, en comparant ses sentiments pour lui à ceux éprouvés pour Aza, formule un rejet dont elle ne perçoit pas la douleur qu’il peut causer : « le sentiment que j’ai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appellez l’amour… Quelle peine cela peut-il vous faire, ajoutai-je (en le voyant pâlir, abandonner la grille, et jeter au ciel des regards remplis de douleur) j’ai de l’amour pour Aza, parce qu’il en a pour moi, et que nous devions être unis. » La protestation de Déterville, « j’ai mille fois plus d’amour qu’il n’en ressentit jamais », reste alors sans écho, et pire encore, la justification de Zilia vide de tout sens cet aveu : « Comment cela se pourrait-il, repris-je ? vous n’êtes point de ma nation […]. Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentiments dont vous parlez ? »
La seconde déclaration
Généreusement, Déterville a accepté de se sacrifier en favorisant les retrouvailles de Zilia et Aza, mais, devant l’idée de se séparer d’elle, il ne peut s’empêcher d’exprimer un désespoir profond : « non, vous ne partirez point, continua-t-il avec emportement, n’y comptez pas, vous abusez de ma tendresse, vous déchirez sans pitié un cœur perdu d’amour. Zilia, cruelle Zilia ; voyez mon désespoir, c’est votre ouvrage. Hélas ! de quel prix payez-vous l’amour le plus pur ! » (vingt-cinquième lettre)
L’entretien suivant amène une seconde déclaration de Déterville, empreinte de douleur : « je suis trop malheureux pour l’être sans relâche ; par pitié pour moi je me suis approché, j’ai vû couler vos larmes, je n’ai plus été le maître de mon cœur, cependant si vous m’ordonnez de vous fuir, je vous obéirai. Le pourrez-vous, Zilia ? vous suis-je odieux ? » Mais il ne reçoit en réponse que des protestations d’une amitié née de la reconnaissance de la jeune femme pour les bienfaits reçus… qui ne peut consoler Déterville : « Hélas ! interrompit-il encore, que la reconnaissance est peu flatteuse pour un cœur malheureux ! » Il choisit donc d’accepter ce refus, sans cesser cependant d’exprimer le désespoir de cet amour impossible :
Vous le voulez, vous serez obéie. Quel sacrifice, ô ciel ! Mes tristes jours s’écouleront, finiront sans vous voir. Au moins si la mort… N’en parlons plus, ajouta-t-il en s’interrompant ; ma faiblesse me trahirait, donnez-moi deux jours pour m’assurer de moi-même, je reviendrai vous voir, il est nécessaire que nous prenions ensemble des mesures pour votre voyage. Adieu, Zilia. Puisse l’heureux Aza, sentir tout son bonheur !
Jean-Jacques Le Barbier, L’aveu amoureux, 1797. Eau-forte, 25 x 17. Collection particulière

Quand Déterville, après un ultime bienfait, la maison achetée pour Zilia, choisit finalement de partir à Malte afin d’échapper à la douleur de son amour déçu, il plonge Zilia dans « les peines les plus amères » et elle lui accorde la même promesse de fidélité éternelle que celle manifestée à Aza : « non, la mer ne nous séparera pas à jamais de tout ce qui vous est cher ; vous entendrez prononcer mon nom, vous recevrez mes Lettres, vous écouterez mes prières ; le sang et l’amitié reprendront leurs droits sur votre cœur ».
Après avoir découvert l’infidélité d’Aza, qui va épouser une Espagnole, l’échange dans ses dernières lettres à Déterville se termine par la tentative de Zilia de le faire revenir à ses côtés, mais accompagnée d’un nouveau refus d'accepter le mariage proposé : « C’est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes. Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes serments ; plût au ciel qu’elle me fît oublier l’ingrat ! mais quand je l’oublierais, fidèle à moi-même, je ne serai point parjure ». Le dénouement reste donc ouvert : rien ne dit que Déterville acceptera de substituer à l’amour cette offre d’amitié…
POUR CONCLURE
En choisissant que le récit épistolaire soit pris en charge par le regard étranger de son héroïne péruvienne, Françoise de Graffigny met en valeur la façon dont l’amour est vécu dans la société de son temps. Ainsi, face à la simplicité des unions au Pérou, la surprise de Zilia devant les codes de la galanterie amène souvent le lecteur à sourire des excès nés des romans précieux. En revanche, elle ne manque pas de dénoncer les interdits parfois imposés à l’amour : Céline est envoyée par sa mère au couvent pour empêcher un mariage qu’elle refuse, et c’est ce même rejet qui vise à interdire, pour des raisons religieuses, le mariage de Zilia et Aza.
Les lettres de Zilia soulignent donc la vérité des cœurs, aussi bien la profondeur de son amour pour son fiancé que son amitié sincère pour Déterville, qui, lui-même, se montre un amant dévoué et respectueux envers la jeune femme. Mais, de ce fait, la tonalité évolue au fil des lettres : si, au début, le lyrisme élégiaque domine pour exprimer la nostalgie et la douleur de l’héroïne, peu à peu ses lettres s’inscrivent dans le tragique¸ jusqu’à ce que le désespoir de sa trahison par Aza fasse écho à celui que ses refus infligent au chevalier. Les deux héros vivent donc l’échec de l’amour, peut-être un souvenir de ce qu’a vécu la romancière…
La critique de la société française
Françoise de Graffigny n’est pas la première à recourir au regard éloigné, celui d’un personnage étranger, pour dépeindre la société française. Ce procédé a déjà été choisi par Guilleragues dans ses Lettres portugaises, en 1669, par Charles Rivière-Dufresny avec le séjour de son Siamois à Paris dans les Entretiens ou Amusements sérieux et comiques, paru à Amsterdam en 1699, ou par Montesquieu dans ses Lettres persanes, en 1721. De la même façon – et même si les lettres restent sans réponse – le regard de l’héroïne Zilia, en exprimant sa surprise devant ses découvertes, et par ses incessantes comparaisons entre les réalités françaises observées et celles de son pays d’origine, joue sur les contrastes et permet de faire tomber les masques : il oblige le lecteur à prendre une distance, à voir, sous un autre angle, ce à quoi il est tellement habitué qu’il n’y prête même plus attention. Ainsi, l’écriture joue sur cette distanciation, par exemple en entrecroisant les références, celles du Pérou, parfois mises en valeur par le lexique qui cite le terme exact et celles de la France, inconnues, désignées par une périphrase, comme la longue vue « une espèce de canne percée ». La jeune héroïne est ainsi confrontée à un incessant décalage, à des nouveautés extraordinaires qui troublent son jugement : « Ces prodiges troublent la raison, ils offusquent le jugement ; que faut-il penser des habitants de ce pays ? Faut-il les craindre, faut-il les aimer ? » Mais ces questions sont en fait destinées aux lecteurs, les invitant à leur tour à juger leur société et leurs mœurs. Faut-il admirer, approuver, ou bien critiquer ?
La critique politique
La colonisation
La première critique est historique, un rappel aux lecteurs de la violence de la colonisation qui a tant profité à l’Europe à travers le récit de la destruction de Cuzco. Le lexique blâme avec force la violence des conquistadores, « Nation barbare », « Sauvages impies », « hommes féroces », « humains insensibles à la voix de la nature gémissante », jusqu’à une condamnation sans appel : « fiers de la puissance d’exterminer, la cruauté est le seul guide de leurs actions ». En relatant les douleurs alors subies par Zilia, la romancière inverse donc les stéréotypes qui avaient amené les Européens à blâmer la barbarie des peuples indigènes.
Jean-Jacques Le Barbier, L’enlèvement de Zilia, 1797. Eau-forte, 25 x 17. Collection particulière
De même, en rejetant la culpabilité sur les Espagnols, elle dénonce la façon dont ils ont exploité la naïveté des Incas, qui, comme elle le reproche à Aza, les ont pris pour des dieux et ont cru à leurs belles paroles et à leurs promesses : « tu crois sincères, les promesses que ces barbares te font faire par leur interprète, parce que tes paroles sont inviolables ; mais moi qui n’entends pas leur langage ; moi qu’ils ne trouvent pas digne d’être trompée, je vois leurs actions.[…] Sauve-toi de cette erreur, défie-toi de la fausse bonté de ces Étrangers ».

La monarchie absolue
La lettre XX développe plusieurs reproches adressés à la monarchie absolue, dont le principal, par opposition à la situation au Pérou, est d'exploiter les sujets à son profit au lieu d'assurer leur « la subsistance » : « en Europe les Souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets ; aussi les crimes et les malheurs viennent tous des besoins mal satisfaits. » Elle passe ensuite en revue la situation des différentes classes sociales, en lien avec le matérialisme triomphant.
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Elle démasque d’abord « [l]es malheurs des Nobles », nés du décalage entre le rang que les Grands doivent maintenir et leur fortune réelle, de leurs « difficultés à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle. »
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La bourgeoisie vit du « commerce » et de « l’industrie », ce qui entraîne, par désir de s’enrichir, des abus, notamment de « la mauvaise foi ».
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Enfin, les plus nombreux vivent dans une terrible misère : « Une partie du peuple est obligée pour vivre, de s’en rapporter à l’humanité des autres, elle est si bornée, qu’à peine ces malheureux ont-ils suffisamment pour s’y empêcher de mourir. »

La critique insiste tout particulièrement sur le rôle nocif de « l’or », en faisant ressortir l’absurdité du fonctionnement induit : « Sans avoir de l’or, il est impossible d’acquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce qu’on appelle du bien, il est impossible d’avoir de l’or ». Elle s’indigne ainsi du contraste entre les quelques privilégiés bénéficiant des « libéralités » royales, et la foule « des malheureux », en exprimant sa « pitié pour les misérables, et de l’indignation contre les Lois. » Enfin, à cela s’ajoute le mépris qui sépare les classes sociales qu’elle constate : « la manière méprisante dont j’entendis parler de ceux qui ne sont pas riches ».
Jean-Baptiste van Loo, Louis XV remettant le cordon de l'ordre du Saint-Esprit au comte de Clermont dans la chapelle de Versailles, 3 juin 1724, 1730. Huile sur toile. Château de Versailles
Les inégalités sociales
Les quatre lettres ajoutées dans l’édition de 1752 prouvent la volonté de la romancière de compléter sa critique car elle y met en évidence les inégalités qui règnent en lien avec l’état des fortunes. Chez certains, tout est consacré à un étalage de richesses, et parfois ils vont jusqu’à « la ruine » pour satisfaire aux excès de leurs « frivoles somptuosités », du « superflu » qu’elle qualifie de « crime » : « celui qui naît du dérèglement de l’imagination, celui qu’on ne peut soutenir sans manquer à l’humanité et à la justice ». Face à eux, en effet, il y a ceux qu’ils exploitent sans scrupules pour satisfaire leur volonté de montrer leur luxe splendide :
[...] j’entends tous les jours avec indignation des jeunes gens se disputer entre eux la gloire d’avoir mis le plus de subtilité et d’adresse, dans les manœuvres qu’ils emploient pour tirer les superfluités dont ils se parent, des mains de ceux qui ne travaillent que pour ne pas manquer du nécessaire.

Les trois ordres, 1789. Caricature
Par opposition, un long passage de la lettre XXIX est consacré à un éloge des temps anciens de la monarchie, ce qui met encore davantage en valeur le blâme des abus contemporains : « Ils insultent gaiement à la mémoire de leurs ancêtres, dont la sage économie se contentait de vêtements commodes, de parures et d’ameublement proportionnés à leurs revenus plus qu’à leur naissance. » Le jugement de l’héroïne rejoint ici le roman de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, paru en 1699, que l’auteur utilise pour faire une satire du règne de Louis XIV.
Lecture cursive : Fénelon, Lettre à Louis XIV, 1694, de "Le peuple même..." à "...leurs visages."
Pour lire l'extrait
Après ses études de théologie, Fénelon est ordonné prêtre en 1677, et est amené rapidement à s’intéresser à la pédagogie. Devenu conseiller spirituel de Madame de Maintenon, il est nommé, en 1689, précepteur du duc de Bourgogne, alors âgé de sept ans, petit-fils de Louis XIV, puis de ses deux frères. Il occupe alors une position influente à la Cour avant que son roman, Les Aventures de Télémaque, écrit entre 1694 et 1696, ne lui vaille la disgrâce car il y critique la politique royale. Restée anonyme, c’est à lui qu’est aussi attribuée, dès le XVIIIème siècle, une Lettre à Louis XIV, écrite sans doute en 1694 en raison de la mention des émeutes dues à la cherté du pain. La lettre commence par une critique de la politique guerrière, avant qu’il n’en déplore les terribles conséquences.

Alphonse de Neuville, Fénelon et le duc de Bourgogne, in L’Histoire de France racontée à mes petits-enfants de François Guizot, 1872-1876
La ruine du pays

Une terrible misère
Dès la première phrase, la misère est mise en évidence : « vos peuples […] meurent de faim ». Il s'attache ensuite aux trois principaux domaines économiques :
Le plus important est alors l’agriculture : « La culture des terres est presque abandonnée », explique-t-il. L’hiver de 1692, particulièrement rigoureux, suivi d’une saison de pluies, a diminué les récoltes de céréales et provoqué une terrible famine, une épidémie de typhus, et les historiens évaluent à un surcroît d’1 300 000 morts le résultat durant les deux années suivantes.
A. de Neuville, La grande famine, in L’Histoire de France racontée à mes petits-enfants de Guizot, 1872-1876
Les guerres incessantes ont aussi joué un rôle en réclamant des soldats, donc « les villes et la campagne se dépeuplent » et, pour conséquence, il n’y a plus de bras pour assurer le fonctionnement de l’industrie et de l’artisanat : « tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers. »
Enfin, le dernier secteur touché est la circulation des biens, forcément entravée par les guerres : « Tout commerce est anéanti. »
La conclusion tire un bilan terrible de cette situation, « Par conséquent vous avez détruit la moitié des forces réelles du dedans de votre état », car c’est la famine qui règne, ce qu’illustre la métaphore : « Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision ».
Une société détruite
Si les sujets les plus faibles souffrent, ils ne sont pas les seuls car toute la société se trouve atteinte :
En dépeignant « les magistrats […] avilis et épuisés », Fénelon fait allusion au conflit, qui a opposé au roi aux différents parlements. Ils étaient censés enregistrer les actes royaux, mais aussi pouvoir faire des « remontrances » s’ils les jugeaient non recevables. Mais, en réalité, Louis XIV avait assuré son absolutisme en les obligeant à se soumettre à sa souveraineté, comme l’expliquera Mme de Staël : « Le roi (ose-t-on le dire, et peut-on l’oublier !) qui vint, le fouet à la main, interdire comme une offense le dernier reste de l’ombre d’un droit, les remontrances du parlement, ne respectait que lui-même ».
De même, la noblesse est sous une totale dépendance, menacée de ruine : « La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit que de lettres d’état. » Puisque ses terres ne produisent plus, elle est menacée d’en être dépossédée, que ses biens soient vendus aux enchères, et ne peut échapper à cela que par l’appui du roi qui a la possibilité de suspendre ce « décret » par une « lettre d’état », en principe de six mois. Les nobles désargentés sont donc, eux aussi, obligés de supplier pour obtenir cet appui, venant ainsi s’ajouter à tous ceux qui sollicitent des charges, et qui sont forcément mécontents en cas de refus : « Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent et qui murmurent. »

Un repas à la cour, almanach de 1711. BnF
Le portrait du roi
Une critique prudente
Même anonyme et non publié, un texte critique reste dangereux. Son auteur prend donc soin de modérer les reproches.
D’une part, il rappelle le lien qui est censé unir le roi et des sujets, « vos peuples, que vous devriez aimer comme vos enfants », car ils avaient accueilli avec joie son règne : ils « ont été jusqu’ici si passionnés pour vous ». La parenthèse souligne un désir d’objectivité : « Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé qui a eu tant de confiance commence à perdre l'amitié, la confiance et le respect. » Le « je » s’efface pour dire la vérité, le passé composé marquant l’achèvement, donc le changement qui s’est opéré au sein du peuple.
D’autre part, il prend soin d’équilibrer la critique directe et l’excuse.
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D’un côté, en effet, l’emploi du présentatif affirme avec force sa responsabilité de monarque absolu, seul capable de remédier à cette misère : « C’est vous-même, Sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras ; car, tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. »
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De l’autre, il met en évidence le contraste entre la grandeur du siècle de Louis XIV, largement reconnue et soulignée par l’hyperbole méliorative, « les délices du peuple », et le déclin dont il rejette la responsabilité sur de mauvais conseillers dont le verbe « empoisonner » traduit la nocivité : « Voilà ce grand royaume si florissant sous un roi qu’on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait en effet si les conseils flatteurs ne l’avaient point empoisonné. »

Le roi Louis XIV dans son conseil, arbitre de la paix et de la guerre, 1682. Gravure de Henri Noblin et Pierre Lepautre. BnF
Les reproches
Le premier reproche lancé porte sur les guerres qui ont ponctué le règne de Louis XIV, nettement blâmées car accomplies « pour faire et pour défendre de vaines conquêtes au dehors » : cinq conflits engagent le royaume de France pendant les trente-trois années du règne de Louis XIV (1643-1715) antérieur à cette lettre. La guerre Franco-espagnole pour une question de succession amène une victoire, mais elle est suivie de celle de Dévolution (1667-1dont668) pour regagner les territoires du nord de la France et la Lorraine, alors que le Royaume Uni, les Provinces Unies et la Suède se joignent à l’Espagne. La guerre de Hollande (1672-1678) élargit encore le nombre des ennemis puisque s’y ajoutent le Saint-Empire, le Brandebourg, le Danemark et la Norvège. Viennent ensuite la guerre des Réunions (1683-1684) et, au moment de l’écriture de la lettre, la guerre de la Ligue d’Augsbourg de 1688 à 1697. Même si des succès sont obtenus, ces guerres épuisent le royaume car elles vident le trésor royal, et elles exigent des impôts qui accentuent encore la misère du peuple, d’où sa réaction : « Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus ; il est plein d'aigreur et de désespoir ». Habilement Fénelon donne alors la parole à ce peuple lui-même, d’abord par le discours rapporté indirect dans lequel les négations montrent bien le blâme : « Ils croient que vous n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité, votre gloire. » Cette parole se fait encore plus insistante quand il passe au discours rapporté direct, prudemment introduit par l’incise « dit-on », une question rhétorique négative : « Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? » L’opposition est nettement marquée entre la somme des souffrances et leur cause, minimisée par « quelques places », ce qui détruit l’hypothèse initiale : le roi ne joue pas son rôle de « père ». La seconde question est une interpellation directe de l’auteur au roi, mais une feinte ignorance car le blâme s’est imposé.
Ce terme « désespoir » est repris à la fin de l’extrait, et l’accusation se trouve encore renforcée par le choix du verbe qui dépeint la violence des collecteurs d’impôts : « en leur arrachant, par vos impôts pour cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages. »

Une conséquences : les émeutes populaires
L’augmentation incessante des impôts enflamme le royaume : « La sédition s'allume peu à peu de toutes parts ». Les émeutes paysannes, ou « jacqueries », ont été fréquentes en France à la fin du moyen-âge, mais la prospérité ensuite croissante les avait calmées. Or, la misère de la fin du siècle les fait resurgir : « Les émotions populaires, qui étaient inconnues depuis si longtemps, deviennent fréquentes. » Mais le roi en est-il conscient alors qu’il vit tranquillement dans son château à Versailles ? L’information lancée par Fénelon, « Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt », sonne comme une nouvelle accusation d’indifférence aux souffrances de son peuple.
Jean-Bernard Chalette, La révolte du papier timbré, autre nom du soulèvement des Bonnets rouges (allégorie : face à la Justice et la Paix) , 1676. Huile sur toile, 150 x 105. Musée des Beaux-Arts, Rennes
Mais quand la capitale est touchée, c’est que la situation est grave, et Fénelon montre le piège dans lequel est enfermé le pouvoir face à la pression populaire en deux temps :
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d’abord ce sont les « magistrats » qui ne peuvent plus remplir leur rôle et rendre la justice : ils « sont contraints de tolérer l'insolence des mutins et de faire couler sous main quelque monnaie pour les apaiser ; ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. » Le pouvoir agit donc en essayant de corrompre ceux qui mènent la révolte. Mais, de ce fait, il s'avilit.
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mais c’est alors le pouvoir du souverain, interpellé par l’auteur, qui se trouve atteint, avec deux adjectifs hyperboliques péjoratifs : « Vous êtes réduit à la honteuse et déplorable extrémité ». Quoi qu’il choisisse, « ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples », c’est sa souveraineté même, la « gloire » à laquelle il tient tant, qui est menacée.
POUR CONCLURE
Directement adressé au roi Louis XIV par Fénelon qui adopte le rôle d'un moraliste, ce texte explicite la critique que Françoise de Graffigny reformule, au siècle suivant, par l’intermédiaire du regard prétendument étranger et naïf de son héroïne. Elle n’évoque pas la raison formulée par Fénelon, les guerres coûteuses, mais insiste sur la misère du peuple, qui touche à présent toutes les classes sociales y compris la noblesse elle-même. Cependant, son reproche s’élargit car elle n’accuse pas seulement le fonctionnement de la monarchie absolue, mais dénonce laquelle l’écart entre les riches et les pauvres devenu insupportable.
La critique religieuse

Les couvents
Depuis le XVIIème siècle la critique des couvents s’est développée, d’abord parce qu’il est imposé aux filles pour empêcher un mariage refusé par la famille, ou pour leur ôter une part d’héritage. C’est bien cette raison qui amène la mère de Céline à la faire enfermer au couvent : « cette mère glorieuse et dénaturée, profite d’un usage barbare, établi parmi les Grands Seigneurs de ce pays, pour obliger Céline à prendre l’habit de Vierge, afin de rendre son fils aîné plus riche. »
Mais, au "siècle des Lumières", le reproche s’accentue encore contre l’absence d’instruction donnée aux filles dans les couvents, que déplore l’héroïne : « Cette retraite ne me déplairait pas, si au moment où je suis en état de tout entendre, elle ne me privait des instructions dont j’ai besoin sur le dessein que je forme d’aller te rejoindre. Les Vierges qui l’habitent sont d’une ignorance si profonde, qu’elles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités. » Pire encore, les couvents contredisent le fondement même de la religion puisqu’ils interdisent à des êtres humains de développer les dons que leur a accordés leur créateur : « Le culte qu’elles rendent à la Divinité du pays, exige qu’elles renoncent à tous ses bienfaits, aux connaissances de l’esprit, aux sentiments du cœur, et je crois même à la raison, du moins leur discours le fait-il penser. » (Lettre XIX)
Fuir la prison du couvent, 1796. Gravure, frontispice du Tome II de La Religieuse de Diderot, BnF
Cependant, l’héroïne reconnaît, avec objectivité, que l’asservissement des femmes par la religion existe aussi au Pérou, et est même encore plus sévère : « Enfermées comme les nôtres, elles ont un avantage que l’on n’a pas dans les Temples du Soleil : ici les murs ouverts en quelques endroits, et seulement fermés par des morceaux de fer croisés, assez près l’un de l’autre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir et d’entretenir les gens du dehors, c’est ce qu’on appelle des Parloirs. »
Les principes dénoncés
Dans la vingt et unième lettre, la critique s’élargit aux principes fondateurs du christianisme quand elle rapporte l’instruction religieuse reçue par l’héroïne. Françoise de Graffigny reste cependant prudente ; elle reconnaît les valeurs morales prônées par la religion : « De la façon dont il m’a parlé des vertus qu’elle prescrit, elles sont tirées de la Loi naturelle, et en vérité aussi pures que les nôtres ». De la même façon, elle se garde bien d’en critiquer les textes sacrés, même si sa formulation suggère l’invraisemblance des récits bibliques : « À l’égard de l’origine et des principes de cette Religion, ils ne m’ont paru ni plus incroyables, ni plus incompatibles avec le bon sens, que l’histoire de Mancocapa et du marais Tisicaca, ainsi je les adopterais de même. »
Mais elle introduit deux critiques :
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La première dénonce l’intolérance. Alors qu’elle-même est prête à adhérer à cette foi nouvelle, le prêtre qui l'instruit rejette avec violence les croyances des Incas : il a « indignement méprisé le culte que nous rendons au Soleil ; toute partialité détruit la confiance. »
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Il y a plus grave encore, à ses yeux, une contradiction entre les valeurs prônées par la « loi » religieuse et les comportements adoptés : « je n’ai pas l’esprit assez subtil pour apercevoir le rapport que devraient avoir avec elle les mœurs et les usages de la nation, j’y trouve au contraire une inconséquence si remarquable, que ma raison refuse absolument de s’y prêter. »
Elle développe ainsi longuement deux exemples à partir de son cas personnel :
Le premier porte sur l’intolérance manifestée à l'égard du « culte du Soleil » des Incas, un mépris qui contredit l’amour mis en évidence dans le christianisme : « si les lois de l’humanité défendent de frapper son semblable, parce que c’est lui faire un mal, à plus forte raison ne doit-on pas blesser son âme par le mépris de ses opinions. » Ainsi, c’est elle qui, finalement, se montre plus humaine dans sa réaction : « Je me contentai de lui expliquer mes sentiments sans contrarier les siens. »
Le culte du Soleil, le dieu des Incas, Inti

Dans la lettre vingt-deux, le second répond aux objections formulées par le prêtre à son amour pour Aza qu’elle reprend avec une indignation soulignée par le rythme ternaire du discours rapporté : « il osa me dire que mon amour pour toi était incompatible avec la vertu, qu’il fallait renoncer à l’une ou à l’autre, enfin que je ne pouvais t’aimer sans crime. » Le récit antérieur de sa première rencontre avec Aza nous a, en effet, appris « qu’étant [s]a plus proche parente », elle lui était destinée. Or, dans le christianisme ce lien du sang interdit toute union, et elle souligne à quel point cet interdit contredit la morale prônée : « Elle convient en général que la première des vertus est de faire du bien ; elle approuve la reconnaissance, et elle prescrit l’ingratitude. » Elle oppose ainsi ce qui serait accepté, contribuer à lui rendre son pouvoir et ses biens par gratitude, et ce qui est refusé, lui conserver son amour, « un bien plus précieux que les Empires du monde » : « Dépourvue de tout, dépendante de tout, je ne possède que ma tendresse, on veut que je te la ravisse, il faut être ingrate pour avoir de la vertu. Ah mon cher Aza ! je les trahirais toutes [les lois morales], si je cessais un moment de t’aimer. » Sa conclusion est donc que, finalement, c’est sa décision qui respecte le mieux les lois religieuses qu’on veut lui faire adopter.
Le jugement sur la vie culturelle
Les spectacles
Les seizième et dix-septième lettres abordent un aspect essentiel de la vie culturelle, les spectacles, mais le jugement porté est contradictoire.

Gabriel de Saint-Aubin, Scène finale de Sémiramis le soir de la première, 1748. Collection particulière
Le théâtre
Elle évoque d’abord le théâtre, mais en mettant l’accent uniquement sur les tragédies, blâmées avec force à la fois pour les héros mis en scène, « on ne célèbre que les insensés et les méchants. Ceux qui les représentent, crient et s’agitent comme des furieux ». Elle leur reproche les excès, de « rage » ou de « douleur ». La romancière annonce ici la critique de Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, pamphlet paru en 1758 en réponse à son article « Genève » dans l’Encyclopédie : il condamnait la tragédie parce qu’elle excitait les vices, niant de ce fait la notion de catharsis posée par Aristote dans l’antiquité grecque qui considérait, lui, que le châtiment des héros dans les tragédies permettait de purifier les passions du public.
C’est cette hypothèse d’après Aristote qu’invoque, en effet, l’héroïne pour soutenir sa critique : « Mais, peut-être a-t-on besoin ici de l’horreur du vice pour conduire à la vertu ». Mais cela l’amène à rejeter nettement ce rôle moral ainsi accordé à la tragédie : « cette pensée me vient sans la chercher, si elle était juste, que je plaindrais cette nation ! La nôtre plus favorisée de la nature, chérit le bien par ses propres attraits ; il ne nous faut que des modèles de vertu pour devenir vertueux, comme il ne faut que t’aimer pour devenir aimable. »
L'opéra
La lettre suivante, elle, porte un jugement inverse, en faisant un éloge de l’opéra, puisqu’elle mentionne la présence « des chants » et « des danses », nettement opposé à la tragédie : « Celui-là cruel, effrayant, révolte la raison, et humilie l’humanité. Celui-ci amusant, agréable, imite la nature, et fait honneur au bon sens. […] dans ce spectacle tout est conforme à la nature et à l’humanité. » À nouveau, elle montre l’influence de Rousseau, qui a souligné le rôle bénéfique de la musique et a lui-même composé des opéras, et écrit dans Les Confessions : « Les accents de la voix passent jusqu’à l’âme ; car ils sont l’expression naturelle des passions, et en les peignant ils les excitent ».
L'opéra et son public au XVIIIème siècle


Tito Lessi, Les Bibliophiles, XVIIIème siècle. Huile sur toile. Bibliothèque Riccardiana, Florence
Les livres
Le roman de Françoise de Graffigny illustre l’importance que le siècle des Lumières accorde à la diffusion des connaissances : dans ses lettres, l’héroïne insiste sur sa volonté d’apprendre tout ce qui concerne le monde qu’elle découvre. Pour ce faire, les livres jouent un rôle important, signalé par la majuscule, et elle en glorifie les auteurs : « Quelques-uns de ces Livres apprennent ce que les hommes ont fait, et d’autres ce qu’ils ont pensé. Je ne puis t’exprimer, mon cher Aza, l’excellence du plaisir que je trouverais à les lire, si je les entendais mieux, ni le désir extrême que j’ai de connaître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu’ils sont à l’âme ce que le Soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j’ai besoin (lettre XX)
Mais, en même temps que ce vibrant éloge, elle formule plusieurs critiques :
La première vise les lecteurs qui, à l’image de Céline, ne portent pas un réel intérêt aux livres ni à leurs auteurs : « à peine avait-elle pensé que les Livres fussent faits par les hommes, elle ignore leurs noms, et même s’ils vivent. »
La deuxième reproche aux auteurs une forme d’hypocrisie, car ils prônent des valeurs morales qu’eux-mêmes ne pratiquent pas : « dois-je croire que des gens qui connaissent et qui peignent si bien les subtiles délicatesses de la vertu, n’en aient pas plus dans le cœur que le commun des hommes, et quelquefois moins ? » (lettre XXII)
La troisième concerne l’ensemble d’une société qui ne reconnaît pas aux auteurs leur juste mérite : « Croirai-je que l’intérêt soit le guide d’un travail plus qu’humain, et que tant de peines ne sont récompensées que par des railleries ou par de l’argent ? » (lettre XXII) Depuis longtemps, en effet, les écrivains ont mené un combat pour la reconnaissance de leurs droits d’auteurs, au premier rang d’entre eux Beaumarchais. Sa question, « Pouvais-je me persuader que chez une nation si fastueuse, des hommes, sans contredit au-dessus des autres, par les lumières de leur esprit, fussent réduits à la triste nécessité de vendre leurs pensées, comme le peuple vend pour vivre les plus viles productions de la terre ? », révèle toute l’indignation de la romancière devant le mépris manifesté envers les écrivains.
Les arts
Deux des lettres ajoutées complètent cette description en l’élargissant à l’ensemble des arts, terme pris au sens large puisqu’il désigne aussi, à cette époque, toutes les techniques mises au service d’une recherche esthétique. Ainsi, cela concerne la mode, par exemple « [l]a parure des hommes et des femmes […] si brillante, si chargée d’ornements », et la décoration des intérieurs, telle la maison de Déterville, admirée dès que l’héroïne y pénètre : elle est « presque aussi magnifique que celle du Soleil ; les meubles et quelques endroits des murs sont d’or ; le reste est orné d’un tissu varié des plus belles couleurs qui représentent assez bien les beautés de la nature. »

Un salon au XVIIIème siècle : le style « rocaille »

Parmi les beautés évoquées dans la vingt-huitième lettre, elle mentionne particulièrement celles qui relèvent de l’art des jardins, avec les « plantes des climats les plus éloignés », du traitement appliqué à l’eau, avec les « jets d’eau » qu’on voit « s’élancer rapidement dans les airs […] sans autre utilité que le plaisir des yeux »¸ et au feu avec l’évocation des feux d’artifice « dessinant un vaste tableau de lumière dans un Ciel obscurci », mais aussi de « la lumière éblouissante » des éclairages. S'y ajoutent les meubles « fragiles et sans usage, qui sont l’ornement de leurs Maisons » et même l’art culinaire, « jusqu’aux mets et aux liqueurs, qui composent leurs repas. »
Les « grandes eaux » des bassins à Versailles
Face à toutes ces observations, elle formule un jugement contrasté, opposant la réussite esthétique, admirée, et l’inutilité de ces créations. Ainsi
d’un côté, elle fait l’éloge de la beauté ainsi créée, quand elle dépeint la maison « ornée comme un Temple » en jugeant que les « Arts […] sont ici tant au-dessus de la Nature. » Elle manifeste ainsi un véritable enthousiasme : « Quel art, mon cher Aza ! Quels hommes ! Quel génie ! J’oublie tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai vu de leur petitesse ; je retombe malgré moi dans mon ancienne admiration. »
de l’autre, sa critique se fait insistante, le blâme de ces « frivoles somptuosités », d’un « faste » ruineux : « leur goût effréné pour le superflu a corrompu leur raison, leur cœur et leur esprit. » car, finalement, la maison est « remplie d’un grand nombre de bagatelles agréables dont je vais faire si peu d’usage que je ne puis m’empêcher de penser que les Français ont choisi le superflu pour objet de leur culte ».
L'image de la société
L’urbanisme
Dans la treizième lettre, l’arrivée de Zilia à Paris donne lieu à une description mais, finalement, très rapide et très générale : « Celle-ci contient des ponts, des rivières, des arbres, des campagnes ; elle me paraît un univers plutôt qu’une habitation particulière. J’essayerais en vain de te donner une idée juste de la hauteur des maisons ; elles sont si prodigieusement élevées, qu’il est plus facile de croire que la nature les a produites telles qu’elles sont, que de comprendre comment des hommes ont pu les construire. »
Les salons
Plus de place est consacrée aux salons mondains, que la romancière a elle-même fréquentés, mais pour mettre l’accent sur la réaction que Zilia produit dans lequel elle perçoit, au-delà de la surprise, du mépris : « L’étonnement général que l’on témoigna à ma vue me déplut, les ris excessifs que plusieurs jeunes filles s’efforçaient d’étouffer et qui recommençaient, lorsqu’elles levaient les yeux sur moi, excitaient dans mon cœur un sentiment si fâcheux, que je l’aurais pris pour de la honte, si je me fusse sentie coupable de quelque faute. » Le récit met alors en valeur, face à « la surprise des unes et les ris offensants des autres », le contraste du comportement respectueux de Zilia qui s’efforce d’imiter l’attitude de Déterville « pour ne point blesser les usages d’une Nation si peu instruite des nôtres. »
Son jugement est alors très sévère : « Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues, je n’ai point vu des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci. Les femmes surtout me paraissent avoir une bonté méprisante qui révolte l’humanité et qui m’inspirerait peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres, si je les connaissais mieux. » Elle prend un exemple précis qui illustre une véritable grossièreté car cette femme la traite comme on le ferait d’un animal :
Une d’entre elles m’occasionna hier un affront, qui m’afflige encore aujourd’hui. Dans le temps que l’assemblée était la plus nombreuse, elle avait déjà parlé à plusieurs personnes sans m’apercevoir ; soit que le hasard, ou que quelqu’un m’ait fait remarquer, elle fit, en jetant les yeux sur moi, un éclat de rire, quitta précipitamment sa place, vint à moi, me fit lever, et après m’avoir tournée et retournée autant de fois que sa vivacité le lui suggéra, après avoir touché tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse, elle fit signe à un jeune homme de s’approcher et recommença avec lui l’examen de ma figure. (lettre XIV)
Les conversations
En visite : illustration de l'édition de 1797


Niklas Lafrensen, L’Assemblée au salon, 1774. Eau-forte, BnF
Les salons sont le lieu où la conversation s’érige en art, mais le regard de la romancière est plutôt sévère, d’abord pour dénoncer l’excès des comportements : « Ils ont une vivacité si impatiente, que les paroles ne leur suffisant pas pour s’exprimer, ils parlent autant par le mouvement de leur corps que par le son de leur voix ». Elle y voit avant tout une « agitation continuelle », et surtout un manque de naturel, de l’affectation dans « des ris éclatants, auxquels l’âme paraît ne prendre aucune part : dans des jeux insipides dont l’or fait tout le plaisir, ou bien dans une conversation si frivole et si répétée, qu’elle ressemble bien davantage au gazouillement des oiseaux qu’à l’entretien d’une assemblée d’Êtres pensants. » (lettre XXVIII)
En dénonçant la pratique des « visites », elle souligne un autre défaut des conversations, le goût des Français pour la médisance, qui conduit à une véritable hypocrisie. Dans les salons, chacun peut « recevoir un tribut de louanges réciproques sur la beauté du visage et de la taille, sur l’excellence du goût et du choix des parures. » Mais l’héroïne constate que cet éloge n’est « que bien momentané » : « Dès que l’on disparaît, il prend une autre forme. Les agréments que l’on trouvait à celle qui sort, ne servent plus que de comparaison méprisante pour établir les perfections de celle qui arrive. » Versatilité, et sens aigu de la critique sont deux caractéristiques de la vie mondaine : « La censure est le goût dominant des François, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. Leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier, pourvu néanmoins qu’ils soient absents. »
La condition féminine
La vie même de Françoise de Graffigny, l’échec de son mariage mais aussi la fréquentation des salons dans lesquels les femmes jouent un rôle important, héritage de la Préciosité qui les amène à revendiquer leur liberté, explique la place réservée aux femmes dans ses lettres. Même si, parfois, elle les blâme, en constatant par exemple que toutes « se ressemblent, [qu']elles ont toujours les mêmes manières, et je crois qu’elles disent toujours les mêmes choses », elle les excuse largement en déplorant le sort qu’elles subissent dans la société : « la censure habituelle de la nation tombait principalement sur les femmes ». Les explications portent principalement sur deux points.
La question de l'éducation
Dans la lettre XXXIV ajoutée, la romancière développe une longue analyse qui met au premier plan la critique de l’éducation donnée aux femmes, en commençant par leur formation dans les couvents : celles qui les instruisent sont elles-mêmes ignorantes d’abord intellectuellement mais aussi « incapables de leur former le cœur qu’elles ne connaissent pas. »
Éducation de jeunes filles, 1790. Gravure anonyme
Ainsi leur éducation n’est que superficielle, uniquement destinée à répondre aux convenances mondaines : « Régler les mouvements du corps, arranger ceux du visage, composer l’extérieur, sont les points essentiels de l’éducation. » Finalement, au lieu de leur enseigner la vertu, on ne fait que développer en elles « ce méprisable amour-propre, qui n’a d’effets que sur les agréments extérieurs. » Elle souligne aussi les talents inutiles qu’on leur apprend, alors même qu’elles ignorent tout du « monde » et « jusqu’à l’usage de leur langue naturelle ; il est rare qu’elles la parlent correctement. » Enfin, l’unique objectif de cette éducation est un paradoxe absolu : « On borne la seule idée qu’on leur donne de l’honneur à n’avoir point d’amants, en leur présentant sans cesse la certitude de plaire pour récompense de la gêne et de la contrainte qu’on leur impose ». La vertu perd donc tout sens.

Des victimes du patriarcat
Un court passage consacré à la pratique du duel amène une comparaison entre l’éducation donnée aux hommes et aux femmes qui en fait des victimes du pouvoir masculin, d’où sa question indignée : « L’impudence et l’effronterie sont les premiers sentiments que l’on inspire aux hommes, la timidité, la douceur et la patience, sont les seules vertus que l’on cultive dans les femmes : comment ne seraient-elles pas les victimes de l’impunité ? » Et cela est totalement indépendant du statut social : « celles du peuple accablées de travail n’en sont soulagées ni par les lois ni par leurs maris ; celles d’un rang plus élevé, jouet de la séduction ou de la méchanceté des hommes, n’ont pour se dédommager de leurs perfidies, que les dehors d’un respect purement imaginaire, toujours suivi de la plus mordante satire. »
La société a ainsi mis en place un étrange paradoxe dans les comportements masculins, « Ils les respectent, mon cher Aza, et en même temps ils les méprisent avec un égal excès », qu’elle dénonce longuement : « L’homme du plus haut rang doit des égards à celle de la plus vile condition, il se couvrirait de honte et de ce qu’on appelle ridicule, s’il lui faisait quelque insulte personnelle. Et cependant l’homme le moins considérable, le moins estimé, peut tromper, trahir une femme de mérite, noircir sa réputation par des calomnies, sans craindre ni blâme ni punition. » Si l'apparence de respect est ainsi préservée, la réalité n'est que le mépris.
À cela s’ajoutent les réalités du mariage des filles « à peine sorties de l’enfance ». Elles sont entretenues dans l’oisiveté, infantilisées : « Sans confiance en elle, son mari ne cherche point à la former au soin de ses affaires, de sa famille et de sa maison. Elle ne participe au tout de ce petit univers que par la représentation. C’est une figure d’ornement pour amuser les curieux ». Ainsi le règne de « l’orgueil » masculin leur interdit de reconnaître que les femmes pourraient les « égaler […] en mérite et en vertus », et ils s’emploient à les maintenir dans une position inférieure : « ils contribuent en toute manière à les rendre méprisables, soit en manquant de considération pour les leurs, soit en séduisant celles des autres. »
POUR CONCLURE
Toutes ces critiques ont pour contrepoint un éloge des mœurs du Pérou, alors considérées comme barbares pour les Européens. Ainsi, tout se trouve inversé :
à l’affectation et au luxe excessif répond la volonté de simplicité : « Ô mon cher Aza ! que les vices brillants d’une nation d’ailleurs charmante, ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos mœurs ! », s’exclame Zilia.
aux excès des manières et des conversations superficielles et hypocrites répond l’affirmation d’une sagesse faite de mesure et de sincérité du cœur : « je suis sûre que nos expressions mesurées, que les sublimes comparaisons qui expriment si naturellement nos tendres sentiments et nos pensées affectueuses, leur paraîtraient insipides ; ils prendraient notre air sérieux et modeste pour de la stupidité ; et la gravité de notre démarche pour un engourdissement. »
enfin aux multiples aliénations subies par les femmes répond le refus du mariage de Zilia, donc un choix de liberté qui risque de lui attirer le blâme. D’où sa protestation énergique : « la véritable décence est dans mon cœur. Ce n’est point au simulacre de la vertu que je rends hommage, c’est à la vertu même. Je la prendrai toujours pour juge et pour guide de mes actions. Je lui consacre ma vie, et mon cœur à l’amitié. » Choix audacieux si l’on pense à la présentation par Rousseau, dans le livre V d’Émile ou de l’Éducation (1762), de l’éducation féminine souhaitée pour son personnage, Sophie :
Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.
Trois termes résument, dans la trentième lettre, la conception de la romancière, écho des valeurs posées comme des idéaux au siècle des Lumières : « Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile et la vertu pour principe. »
Conclusion sur le roman
Les choix de Françoise de Graffigny, tels le recours à l’épistolaire, la distanciation permise par le regard étranger, éloigné dans l’espace ou, parfois dans le temps, ou encore la dimension critique relèvent d’un héritage ancien, et ont pris une place importante au "siècle des Lumières". Autant d’éléments qui offrent l’avantage de traiter des sujets variés et de renforcer l’effet de réel en donnant aussi au lecteur le sentiment de s’introduire dans l’intimité des personnages à leur insu. Quelle est alors l’originalité des Lettres péruviennes ?
Le miroir du siècle
L’objectif que, depuis l’antiquité, s’assigne la littérature, "plaire et instruire", prolonge l’œuvre d’auteurs classiques qui se veulent moralistes ; mais au XVIIIème siècle les dénonciations sont plus virulentes. Par exemple, les portraits du monde des salons, la critique des conversations, déjà présents dans Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle de La Bruyère, se retrouvent pour fortement dénoncés dans les Lettres Persanes de Montesquieu avant d’être repris par les satires de Zilia.
La contestation de l'ethnocentrisme
Depuis la Renaissance règne l’européocentrisme : les Européens, qui ont commencé à découvrir les peuples indigènes lointains, adoptent le comportement qu’avaient déjà les Grecs qui, dans l’Antiquité, considéraient comme « barbares » tous les peuples qui n’avaient pas leur propre civilisation, les Parthes, les Scythes, les Orientaux… L’Europe se considère comme le centre du monde, dotée de la réelle civilisation face à des peuples indigènes dits "sauvages", primitifs, chargée donc de leur imposer cette civilisation, des lois, une religion… Rares sont ceux qui, au XVIème siècle, tels Montaigne dans ses Essais, « Des cannibales » ou « Des coches », ou Jean de Léry, dans Histoire d’un voyage en la terre du Brésil, remettent en cause cet ethnocentrisme, pour considérer, d’une part que ces peuples, restés proches de la nature, ont développé d’évidentes qualités, d’autre part que les reproches qui leur sont adressés, violence, guerres cruelles, polygamie, voire cannibalisme…, pourraient être retournés contre les Européens, qui se jugent tellement supérieurs.

Le siècle de Louis XIV ne fait qu’accentuer cette forme d’arrogance française, car il a fait rayonner sur toute l’Europe l’image d’une civilisation luxueuse, brillante et cultivée. Ainsi, tandis que la monarchie absolue imposait sa puissance, dont Versailles offre la preuve, dans l’Europe entière se diffusent la culture et la langue françaises. De la lointaine Russie aux pays plus proches, Hollande, Autriche, Prusse, Espagne..., les privilégiés parlent français, les théâtres accueillent des pièces françaises, et les philosophes, Voltaire, Diderot…, correspondent avec une élite étrangère cultivée. Portant un regard sévère sur les abus de leur époque, par exemple sur la monarchie absolue, sur la religion ou sur la vie sociale, les auteurs des Lumières, même s’ils ne s’accordent pas sur les solutions proposées pour y remédier, se rejoignent pour les dénoncer.
Or, à la fois pour éviter la censure, toujours menaçante, et pour séduire des lecteurs qui se plaisent à des lectures plaisantes, voire frivoles, le récit des aventures vécues par un personnage projeté, malgré lui, dans un monde étranger permet de voir autrement leurs réalités et de les remettre en cause. Quand il s’agit, comme dans L'Ingénu (1767) de Voltaire, d’un « sauvage », le récit joue sur la surprise du héros, sur sa colère souvent, et amène une inversion des jugements : le "barbare" n’est, finalement, pas vraiment celui qu’on croit !
L'effet des comparaisons
En réservant l’écriture à son héroïne, Zilia, au lieu de multiplier les scripteurs comme le fait Montesquieu, la romancière peut mettre en valeur ses réactions et, surtout, sans cesse comparer ce que Zilia observe aux valeurs de sa propre culture, celle du Pérou, société qu’elle a d’ailleurs pris soin de dépeindre dans l’« Historique » ajouté dans l’édition de 1752. Bien sûr, les lettres de l’héroïne ne mentionnent pas ce qui avait profondément choqué les premiers explorateurs comme la cruauté des sacrifices religieux ou le cannibalisme…
Ainsi, à chaque réalité découverte par l’héroïne s’oppose une vision idéalisée de sa société d’origine, celle de "bons sauvages" vivant avec innocence dans un milieu naturel non corrompu par une société qui, au nom de la « raison », oublie les valeurs de l’âme pour privilégier les comportements matérialistes avec, pour seul souci, la préservation d’apparences conformes aux normes en vigueur. En fait, Françoise de Graffigny s’inscrit dans la lignée de cet éloge du "bon sauvage", déjà devenu un mythe avant qu’il ne soit développé par Rousseau.
Un roman « sensible »
Théodore de Bry, Récolte dans une rizière avec des bambous, 1585. Gravure

Mais, même si elle compte des amis parmi les "philosophes" de son temps, l’approche de Françoise de Graffigny aussi bien pour critiquer que pour les valeurs prônées, répond avant tout au courant « sensible » qui s’impose alors, en cherchant à réconcilier la passion et la raison, le cœur et l’esprit comme le proclame Vauvenargues dans ses Réflexions et Maximes (1746).
Le culte de « l’âme sensible »
Ainsi, sous l’influence de philosophes "sensualistes", comme l’Anglais Locke (1632-1704) ou Condillac (1714-1780), se développe dans la littérature, au théâtre comme dans les romans, des œuvres, qui se veulent « sensibles » jusqu’aux excès d’un sentimentalisme cherchant à susciter l’émotion du public jusqu’aux larmes. Mais ce goût nouveau pour le « sentiment » ne se limite pas à la peinture de l’amour, des mouvements de l’âme des personnages mis en scène, il s’élargit au jugement sur la société et se reporte sur l’observation des hommes et de leurs actions. Par exemple, découvrant la façon dont les hommes saluent les femmes dans les salons, inclination du buste et baise-main, l’héroïne s’étonne de cette étrangeté, mais sans s’intéresser à la raison de ce comportement, seulement en évoquant les sentiments alors ressentis.
Être une « âme sensible », c’est donc dépasser les simples émotions et les passions pour devenir capable de juger de la vérité, de la beauté, de la vertu. Parallèlement, cette qualité permet aussi de dépasser les oppositions entre le corps et l’esprit, héritage antique, et entre la nature et la culture. Cette qualification renvoie à la volonté de retrouver la sincérité, la spontanéité de la voix de la nature, face à une société qui repose sur des valeurs corrompues par le règne du matérialisme et d’un raffinement excessif.
Son écho dans l'écriture
Comme on l’affirmait pour la raison, la sensibilité est donc définie comme une faculté universelle, partagée par tous, y compris par une héroïne originaire du lointain Pérou. La délicatesse des sentiments, par exemple de ceux qu’elle ressent pour Aza ou pour Déterville qu’elle distingue avec précision, n’est jamais considérée comme le fruit d’une éducation, de lectures par exemple, mais comme un élan naturel de toute âme humaine.

Le roman épistolaire : l'écriture au féminin

Ces épanchements de l’âme envahissent la littérature et les héros se reconnaissent par leur aptitude à la sensibilité, dont Zilia donne un exemple dans ses lamentations, ses appels désespérés à son amant perdu et ses larmes qui coulent avec abondance. Dès la première lettre, le recours aux hyperboles impose la tonalité pathétique : « Plongée dans un abîme d’obscurité, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes. Loin d’être touchés de mes plaintes, mes ravisseurs ne le sont pas même de mes larmes ; sourds à mon langage, ils n’entendent pas mieux les cris de mon désespoir. » Par endroits, la tonalité glisse même vers le tragique, avec l’insistance sur un sort fatal, comme dans la sixième lettre : « « Quelle horrible surprise, mon cher Aza ! Que nos malheurs sont augmentés ! Que nous sommes à plaindre ! Nos maux sont sans remède, il ne me reste qu’à te l’apprendre et à mourir. », « Je perds ce que j’aime ; l’univers est anéanti pour moi ; il n’est plus qu’un vaste désert que je remplis des cris de mon amour ; entends-les, cher objet de ma tendresse, sois-en touché, permets que je meure… »
Jean-Jacques Le Barbier, Le sort fatal de Zilia, 1797. Eau-forte, 25 x 17. Collection particulière
L’objectif devient alors de faire partager aux lecteurs ces larmes, d’où des procédés récurrents, les interpellations vibrantes, les modalités expressives, interrogations rhétoriques, exclamations, injonctions, la mise en valeur, par les négations, du sentiment d’une vie anéantie. Pleurer devient donc la preuve même d’une sympathie, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’une humanité partagée à travers la souffrance. C’est donc bien le développement de l’âme sensible que vise la littérature, ce qui explique, à côté de l’idéal de « liberté » et d’« égalité » formulé par les auteurs des Lumières, le troisième terme de la devise républicaine, la « fraternité », la solidarité qui doit unir les êtres, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, indépendamment de leur sexe et de leur statut social.
Le succès considérable obtenu par les Lettres péruviennes témoigne de cette évolution, qui se confirmera dans bien des romans ultérieurs, par exemple, La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761, ou Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, en 1788, qui annonce le mouvement romantique du siècle suivant, tel que le mettra en œuvre Chateaubriand dans Atala, en 1801.