Parcours associé à Lettres d'une Péruvienne, 1747-1752 :
"un nouvel univers s'est offert à mes yeux"
Introduction
Les enjeux du parcours
Afin de construire le parcours associé aux Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny, le titre proposé dans le programme officiel, tiré d’une phrase de la dix-huitième lettre, permet d’en dégager les principaux enjeux.
Un "nouvel univers"
L’appellation de « nouvel univers » revêt un double intérêt.
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Elle renvoie à l’origine étrangère de l’héroïne, émettrice des lettres, « une Péruvienne », arrachée à sa terre natale et amenée en France où rien ne lui est familier : « tout ce qui s’offre à mes yeux me frappe, me surprend, m’étonne, et ne me laisse qu’une impression vague, une perplexité stupide, dont je ne cherche pas même à me délivrer », écrit-elle dans la dixième lettre.
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Le terme d’« univers » rappelle aussi le XVIème siècle, les conquistadores parlant de leur découverte d’un « nouveau monde », comme le relate Montaigne dans un le chapitre « Des Coches » de ses Essais : « Notre monde vient d’en trouver un autre ». Il sera utile de rappeler ce contexte et les conditions de la conquête coloniale.
Cette idée de nouveauté parcourt l’ensemble des lettres, et est toujours associée à une première réaction de l’héroïne, l’étonnement, par exemple dans la troisième lettre quand elle a été enlevée aux Espagnols par les Français : « Peux-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avait pu se faire ? »
Mais n’oublions pas que, si cet « univers » européen est pour elle inconnu, comme tant d’objets inexistants au Pérou et qu’elle ne parvient même pas à nommer, la réciproque est vraie. Pour ceux qui ont découvert le « nouveau monde », tout était différent : la géographie, la flore et la faune, et, bien sûr les habitants, leur langue, leurs constructions, leurs modes de vie, leurs comportements… De même, pour les Français auxquels elle est présentée, l’héroïne représente aussi un « univers » inconnu, déjà par son habillement, mais aussi par ses réactions.
Il y aura donc un jugement réciproque, tantôt péjoratif, tantôt mélioratif, qui se retrouve chez de nombreux auteurs, formulé souvent par les découvreurs de ces peuples étrangers mais aussi par le biais de la fiction qui place un "indigène" face à la société européenne.
Le verbe principal : "s'offre"
Ce verbe pronominal au passé composé installe le contexte vécu par l’héroïne. Si son emploi transitif suggère une acquisition, un bienfait, un cadeau, son sens pronominal indique que la situation n’a pas été choisie, mais imposée. Cela rappelle à nouveau la conquête, mais aussi l’obligation de l’héroïne d’accepter les conditions qui lui sont faites, mais sans même qu’elles lui soient expliquées.
D’où des réactions qui peuvent être contrastées, tantôt le plaisir de la découverte, tantôt le refus, voire la colère.
L'émettrice : "à mes yeux"
Le choix de la première personne, « à mes yeux », propre au genre épistolaire, place au centre de l’œuvre le regard de l’héroïne, ce qui amène deux conséquences :
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une réflexion sur la place prise par le « regard », c’est-à-dire par une perception immédiate, mais dont l’interprétation peut être source d’erreurs, car souvent guidée par sa propre culture, autant de préjugés possibles donc.
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en tant que femme, il est tout naturel que ses « yeux » se portent très souvent sur les femmes, très présentes d’ailleurs dans ses lettres. Cela interroge sur le regard que l’héroïne, porte-parole de la romancière, porte sur la condition féminine qu’elle observe : est-il, lui aussi, « nouveau » ? Comment la juge-t-elle ?
Observation du corpus


Le parcours est organisé autour de la notion de « nouvel univers », d’où ses trois étapes à partir du point de départ historique, les grandes découvertes, qui donne lieu à un exposé et à l’analyse d’un extrait de film. Cette époque justifie le choix d’un double mouvement, construit à travers des explications linéaires, accompagnées de lectures cursives et d’une analyse artistique qui leur font écho.
La logique conduit à commencer par le XVIème siècle : deux textes présentent le regard que les découvreurs, les Européens, posent sur le « nouvel univers », sur les peuples étrangers découverts, et qui entraîne un jugement, tantôt péjoratif, tantôt mélioratif.
Mais, simultanément, la rencontre s’effectue en France, le goût pour l’exotisme se développe, ce qui inverse la perspective, comme le fait Françoise de Graffigny : c’est l’étranger qui, à son tour, découvre un « nouvel univers », observe les différences avec le sien, et les œuvres littéraires lui prêtent la parole. Les trois explications proposées et les textes complémentaires offrent l’occasion de parcourir différents genres de fiction, dialogue, conte philosophique, lettre ou discours.
Enfin, les réflexions de l’héroïne des Lettres d’une Péruvienne invitent à ouvrir le parcours sur une autre distinction entre deux « univers », celui des femmes et celui des hommes, qui les méprisent souvent et les maintiennent dans une condition inférieure. De la même façon que pour les peuples indigènes, les textes retenus montrent la volonté d’inverser ce regard sur la condition féminine.
Une conclusion propose un bilan sur les objectifs et les acquis de ces changements de regards, prolongé par un sujet de dissertation. Les dernières lectures cursives, des extraits et un roman étranger, permettent aussi d’ouvrir sur l’époque moderne.
Le contexte : voyages et exploration
Découvrir d'autres mondes
Avant d’étudier le regard porté sur un « nouvel univers », il convient de présenter de quel « univers » il s’agit, et dans quelles conditions il a été découvert. Pour cela, plusieurs activités peuvent être proposées :
Sur les « grandes découvertes » des XVème et XVIème siècles, un exposé en présente les causes, économiques, scientifiques, politiques et religieuses, puis la géographie qui s’enrichit ainsi de territoires lointains.
L’observation de "l’album" sur le site de la BnF amène à mesurer les nouvelles découvertes du XVIIIème siècle qui, par une approche différente dans la perspective des "Lumières ", relancent la réflexion européenne sur l’autre monde.
Les voyages de "grandes découvertes"
Lectures cursives : Bartolomé de Las Casas
Pour préparer l'exposé

Pour lire les extraits
Premier extrait : Histoire des Indes, 1539-1550
Après sa conquête de Cuba, Hernán Cortés (1485-1547) débarque en mars 1519 sur les côtes mexicaines, où quelques premiers affrontements ont lieu avec les indigènes mayas, avant que la troupe ne s’enfonce dans les terres pour prendre possession du pays. En évoquant cette conquête dans son Histoire des Indes, le dominicain Bartolomé de Las Casas reprend la proclamation officielle adressée par les Espagnols aux « caciques », c’est-à-dire aux chefs de tribus, et à leur peuple, venus à la rencontre de ces Européens étrangers envoyés chez les peuples indiens pour obtenir leur soumission. Quelle image ce discours donne-t-il des conquistadores espagnols ?

Anonyme, Portrait d’Hernán Cortés, XIXème siècle. Gravure in Book of America de R. Cronau
L’argumentation
Le discours s’ouvre une interpellation des peuples indigènes qui traduit la volonté de justifier la conquête d’un territoire étranger : « Caciques et Indiens de la Terre-Ferme, habitants de tel lieu, nous vous faisons savoir qu’il y a un Dieu, un pape, et un roi de Castille, qui est le maître de cette terre, parce que le pape, qui est le vicaire tout-puissant de Dieu et qui dispose du monde entier, l’a donné au roi de Castille ». L’ordre des mots dans cette énumération met au premier plan l’importance et le rôle joué par la religion, sur lequel il insiste ensuite en en faisant la raison même de la conquête du territoire : « à condition qu’il rendra chrétiens ses habitants, pour qu’ils soient éternellement heureux dans la gloire céleste après leur mort. » Mais quelle valeur peut avoir un tel discours qui fait appel à des réalités totalement inconnues de ces peuples indigènes, telles la mention de la « Castille » ou la présentation du « Pape » en tant que « vicaire de Dieu » ?
La menace
En fait, cette promesse masque le but réel du discours, obliger les peuples conquis à se soumettre. Les impératifs qui se multiplient mettent en avant à nouveau la religion, avec l’exigence formulée, se convertir : « venez, venez ! Abandonnez vos faux dieux ; adorez le Dieu des chrétiens ; professez leur religion, croyez à l’Évangile, recevez le saint baptême ». Mais la religion n’est, en fait, qu’un des alibis de ces grandes découvertes, l’essentiel étant d’augmenter la puissance des royaumes d’Europe, d’où la fin de l’injonction : « reconnaissez le roi de Castille pour votre roi et votre maître, prêtez-lui serment d’obéissance, et faites ce qui vous sera commandé en son nom et par son ordre ».
Mais la fin du discours accorde à la menace une longueur équivalente à celle de l’appel à la conversion au catholicisme, car l’hypothèse, « si vous résistez », est suivie d’une accumulation en decrescendo des horreurs promises aux peuples indigènes : « nous vous déclarons la guerre pour vous tuer, vous rendre esclaves, vous dépouiller de vos biens, et vous faire souffrir aussi longtemps et toutes les fois que nous le jugerons convenable, d’après les droits et les usages de la guerre. » Le mot « guerre » encadre cette annonce, qui prend un sens sinistre, comme si, finalement, il s’agissait par cette barbarie d’accélérer leur entrée dans cet au-delà, promesse d’un bonheur éternel.
Deuxième extrait : Très brève relation de la destruction des Indes, 1552
Las Casas (1474-1566) débarque comme colon dans l’île d’Hispaniola (actuelle Haïti) en 1502. Il participe donc à la conquête espagnole, pendant dix ans avant de se rapprocher des dominicains, puis d’entrer dans cet ordre en 1522. Mais, dès 1516, sa dénonciation des abus commis par les conquérants espagnols lui vaut d’être nommé « procureur et protecteur universel des Indiens des Indes », de diriger une commission d’enquête, enfin d’être chargé, à la cour d’Espagne, de « remédier aux maux des Indiens ». C’est aussi l’objectif qui guide sa Très brève Relation de la destruction des Indes (1552), dédiée au prince Philippe, futur roi d’Espagne. Cet ouvrage, polémique, est fortement critiqué, des passages en sont même censurés, mais il est traduit dans toute l’Europe, avant d’être interdit par l’Inquisition espagnole, en 1659. Comment sa description traduit-elle son indignation ?

Anonyme, Portrait de Bartolomé de Las Casas, XVIème siècle. Huile sur toile
L’image des peuples indigènes
L’extrait s’ouvre sur un vibrant éloge des peuples indigènes, qu’il présente comme des créatures de Dieu. Il les met ainsi à égalité avec les Européens en leur reconnaissant une « âme », terme d’ailleurs répété tout au long du texte. Puis, sur un rythme ternaire, il énumère leurs qualités, accentuées par les comparatifs de supériorité et par les négations accumulées : « Dieu les a créés simples, sans malveillance ni duplicité : plus humbles, plus patients, plus pacifiques que quiconque au monde, d’une santé plus délicate, ni orgueilleux, ni ambitieux, ni cupides. » D’où la comparaison méliorative à de « douces brebis », reprise du mot par lequel le texte biblique désigne souvent les fidèles chrétiens.
De plus, il insiste sur l’injustice de leur sort, avec la négation antéposée qui met en valeur leur innocence, « Jamais les habitants de toutes les Indes n’ont fait le moindre mal aux chrétiens », et l’accueil qui leur a été réservé : « Bien au contraire, ils les ont considérés comme venus du Ciel. » La conquête a donc été facile, uniquement due à un armement inférieur à celui des Espagnols : « Les armes des Indiens sont plutôt faibles, peu offensives, peu résistantes. »

L’image des conquérants espagnols
Par opposition, une violente critique des conquérants espagnols ressort de deux énumérations. La première les compare à des animaux féroces, « tels des loups, des tigres et des lions très cruels », la seconde insiste sur les horreurs commises : « ils ne font que les mettre en pièces, les tuer, les tourmenter et les détruire par des actes de cruauté étrangers. »
Cette critique est accentuée par la mention répétée de sa durée, « depuis quarante ans », par les chiffres de la mortalité cités, énormes dans les deux exemples géographiques. De même, deux hyperboles amplifient leur barbarie, « la tyrannie et des actions infernales des chrétiens », avec un adjectif qui marque l’opposition avec les valeurs chrétiennes.
Théodore de Bry, « Indiens jetés aux chiens », 1597. Illustration de l’œuvre de Las Casas
Ainsi, à la question rhétorique, qui interpelle le destinataire espagnol, « Pourquoi les chrétiens ont-ils tué et détruit un pareil nombre d’âmes ? », la réponse souligne l’avidité des conquérants, cause de ces massacres, en contradiction avec leur foi : « Seulement pour avoir de l’or, se gonfler de richesses en quelques jours ».
POUR CONCLURE
Ces deux passages confirment à la fois la présentation historique introduite par Françoise de Graffigny dans la deuxième édition de son roman, qui a puisé aussi dans les Comentarios reales de los Incas de Garcilaso de la Vega el Inca, parus en 1609, auxquels renvoient certaines des notes de bas de page, et, surtout, le récit de la façon terrible dont l’héroïne a été arrachée au temple de Cuzco.
Visionnage : extrait du film de Ridley Scott, 1492 : Christophe Colomb, 1992
Cinq siècles après la découverte de "l'Amérique" par Christophe Colomb, en fait d'Hispaniola (aujourd'hui Haïti), le film de Ridley Scott est à la fois une célébration de l'exploit de ces découvreurs et un regard moderne porté sur la colonisation et les indigènes.
Les raisons de la conquête
Dès le début de cette captation l’accent est mis sur l’espoir qui motive cette conquête, trouver de l’or, leitmotiv car est ensuite formulée leur déception, car il n’y a « pas de grandes quantités », à peine « quelques objets qu’ils nous ont offerts en signe de soumission ».
D’ailleurs les indigènes ne sont pas dupes comme le montre la façon dont, alors que l’interprète a transmis la déclaration de l’Espagnol, « Dis-lui que nous admirons son peuple », le chef démasque la flatterie : « Il sait vous aimer ses femmes et l’or. » Ainsi, à la question rhétorique, qui interpelle le destinataire espagnol, « Pourquoi les chrétiens ont-ils tué et détruit un pareil nombre d’âmes ? », la réponse souligne l’avidité des conquérants, cause de ces massacres, en contradiction avec leur foi : « Seulement pour avoir de l’or, se gonfler de richesses en quelques jours ».
L’échange révèle aussi les alibis européens pour justifier leur conquête. L’Espagnol annonce la volonté de « bâtir un fort » et leur retour « plus nombreux », et, face au « Pourquoi ? » du chef du village, il avance deux raisons : « pour apporter la parole de Dieu » et pour « apporter notre médecine ». Mais la protestation du chef, « il dit qu’il a un dieu », « il dit qu’il a de la médecine », les annule et met en évidence le mépris des Européens pour ces peuples jugés sauvages auxquels ils nient toute culture.

L'exploration
L’autre intérêt de ce document est de montrer les conditions de la conquête, notamment les multiples difficultés rencontrées :
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L’accent est immédiatement mis sur la géographie, avec un paysage impressionnant : des cimes noyées dans la brume et une épaisse forêt étouffante où seule la pluie – mais des trombes d’eau – permet de trouver de l’eau.
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À cela s’ajoute l’image d’une pénible avancée, malgré le guide indigène, avec le risque, par exemple, d’une morsure de serpent mortelle, qui amène le héros à conclure : « Avec la mort d’Alonzo, je sens combien nous sommes vulnérables dans ce pays ». Même le débarquement est dangereux pour des hommes déjà épuisés par le long voyage.
La Victoria, caravelle de Magellan, 1519-1522
L'accueil des indigènes
Pourtant, la voix off du narrateur, à la façon d’un récit de voyage, reconnaît l’accueil reçu, « En raison de notre aspect étrange, nous avons été pris pour des dieux ». Cette réaction est illustrée par le geste de l’indigène, venant observer et tâter le visage du chef espagnol, comme pour vérifier qu’il s’agit bien d’un humain. Ainsi, l’inquiétude des conquérants n’a pas lieu d’être : l’hospitalité leur est offerte, et même un remède est donné au guerrier malade.
POUR CONCLURE
Ces deux passages confirment à la fois la présentation historique introduite par Françoise de Graffigny dans la deuxième édition de son roman, qui a puisé aussi dans les Comentarios reales de los Incas de Garcilaso de la Vega el Inca, parus en 1609, auxquels renvoient certaines des notes de bas de page, et, surtout, le récit de la façon terrible dont l’héroïne a été arrachée au temple de Cuzco.
Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, 1578 : chapitre VIII, de "En premier lieu..." à "... pays en deçà"

Très jeune, en tant qu’artisan cordonnier, Jean de Léry (1536-1613), qui tire son nom de son village d’origine, est attiré par la Réforme protestante et se rend à Genève suivre les cours de Calvin. Puis, il part, en 1556, rejoindre la colonie, nommée "la France antarctique", installée en baie de Rio de Janeiro et gouvernée par le protestant Villegagnon. Le Brésil appartient alors au Portugal, et l'installation de cette colonie témoigne du désir de la France d'y prendre sa place. Mais Villegagnon renie le protestantisme, redevient catholique, et persécute ses compagnons protestants. Ceux-ci sont alors contraints de quitter le camp français de Fort Coligny : ils se réfugient, pendant presque un an, dans un village des Indiens Toüoupinambaoults, avant de pouvoir reprendre un bateau pour la France. Ce sera la fin de l’implantation française au Brésil, que les Portugais vont récupérer. Ce récit de voyage de Léry a été écrit vingt ans après son retour, sous l'influence des guerres de religion qui font rage et de sa volonté de contester les récit du catholique André Thevet, Les Singularités de la France antarctique (1557) et La Cosmographie universelle , qui a peu séjourné au Brésil contrairement à lui. Quel regard sur les Indiens cet Européen cherche-t-il à transmettre dans ce passage ?
Première partie : le portrait physique (du début à la ligne 11)
Pour lire l'extrait
L'objectif du récit
Le long titre du chapitre annonce précisément son contenu, le portrait physique, par une énumération, « Du naturel, force, stature, nudité, disposition et ornements du corps », qui va du plus général, le « naturel », au particulier, plus extérieur, les « ornements ». Léry se veut donc exhaustif et prend soin d’insister sur la vérité de son récit, en justifiant son objectivité par la durée de son observation : « entre lesquels j’ai fréquenté environ un an. » Mais on notera qu’il choisit une orthographe propre à restituer la prononciation exacte de ce peuple ; mais en associant l’origine géographique des indigènes, « Brésiliens, habitant en Amérique », à l’appellation traditionnelle à son époque, des « sauvages », il rappelle l’européocentrisme qui les méprise en les opposant aux « civilisés ».

Un portrait élogieux
Cependant le portrait s’oppose à ce mépris par la comparaison aux peuples européens, avec une double mise en valeur par les procédés choisis :
Une accumulation de négations les met à égalité avec les lecteurs, et, surtout, détruit les portraits exagérés qui en ont été faits dans certains récits : « n’étant point plus grands, plus gros, ou plus petits de stature que nous sommes en l’Europe, n’ont le corps ni monstrueux ni prodigieux à notre égard ». Il s’agit donc de détruire les préjugés, qu’il s’agisse de les condamner comme « monstrueux », ou de s’extasier en les jugeant « prodigieux ». Ils sont avant tout des hommes ordinaires, à considérer donc comme tels.
Mieux encore, l’adverbe intensif « bien » et des comparatifs successifs leur prêtent une supériorité, une meilleure santé et aucune malformation physique : « bien sont-ils plus forts, plus robustes et replets, plus dispos, moins sujets à maladie : et même il n’y a presque point de boiteux, de borgnes, contrefaits, ni frappés de maléfices entre eux », cette dernière remarque faisant allusion aux malformations dues à des malédictions.
Une famille d'Indiens du Brésil : illustration de Léry
Comme preuve ultime, il insiste sur l’âge avancé atteint par « plusieurs » qui « parviennent jusques à l’âge de cent ou six vingt ans », avec une parenthèse pour cautionner son affirmation en détruisant un autre préjugé qui les renvoyait à une ignorance totale, « (car ils savent bien ainsi retenir et compter leurs âges par lunes) », à nouveau prouvé par la rareté du signe habituel du grand âge : « peu y en a qui en leur vieillesse aient les cheveux ni blancs ni gris. » Cette durée de vie est d’autant plus impressionnante si l’on pense qu’au XVIème siècle en France elle n’atteint pas même trente ans !
Deuxième partie : le mode de vie (des lignes 11 à 22)
Pour expliquer ce portrait mélioratif, la comparaison avec l’Europe se poursuit à l’avantage du peuple indien en invoquant deux raisons, l’une extérieure, la nature même de « leur pays », l’autre intérieure, leur nature psychologique.
La santé du "corps"
Alors que les récits précédents ont souvent évoqué des territoires au climat difficile, dangereux à cause des fièvres notamment, Léry justifie la santé des peuples indigènes par sa répétition, « le bon air et bonne température de leur pays », et sa négation redoublée, « sans gelées ni grandes froidures », indices d'un climat favorable à la santé. Loin de dépeindre un paysage oppressant, il l’embellit même, « les bois, herbes et champs sont toujours verdoyants », en suggérant la fertilité.
C’est alors l’Europe qui devient le pays "sauvage", dangereux pour les habitants : « ils ne puisent, en façon que ce soit en ces sources fangeuses, ou plutôt pestilentielles, dont découlent tant de ruisseaux qui nous rongent les os, sucent la moëlle, atténuent le corps, et consument l’esprit : bref nous empoisonnent et font mourir bien nos jours ». Le lexique péjoratif, hyperbolique, et les images saisissantes en gradation soulignent ainsi l’insalubrité qui règne encore à cette époque et provoque la mortalité précoce ; pensons aux fréquentes épidémies de choléra, de peste… Mais il associe d’emblée la santé du « corps » à celle de « l’esprit », qu’il va ensuite développer.
La santé de "l'esprit"
L’éloge s’accentue ensuite en passant du portrait physique au caractère des indigènes, illustré pour son lecteur par l’allusion mythologique dans la parenthèse : « (eux tous buvant vraiment à la fontaine de Jouvence) » Depuis l’antiquité grecque, chez l’historien Hérodote (Vème siècle av. J.-C.) ou dans Le Roman d’Alexandre (IIIème siècle), cette fontaine, aussi nommée « fontaine d’immortalité », est censée rendre la jeunesse à tous ceux qui en boivent l’eau ou s’y baignent. LMais ici l’efficacité de cette fontaine de vie ne relève pas de la magie, mais du caractère propre à ces peuples, « le peu de soin et de souci qu’ils ont des choses de ce monde. »
Lucas Cranach le Vieux, La Fontaine de Jouvence, 1546. Huile sur panneau de chaux, 120,6 x 186,1. Gemäldegalery, Berlin


Ainsi Léry reproche aux Européens des défauts qui leur « consument l’esprit » et abrègent leur vie. Il en dénonce d’abord deux, liés à leur incapacité de vivre dans le présent, d’où l’incertitude de l’avenir qui provoque de « la défiance » et la peur de manquer, donc « l’avarice qui en procède », s'exerçant aux dépens des autres avec deux exemples des conséquences, « procès et brouilleries ». À cela s’ajoutent « l’envie et ambition », qui relèvent d’un matérialisme excessif, source de passions nocives.
La vie paisible d’un village indien. Planche de Vignon pour illustrer Léry , 1594
Face à cette critique, la négation accentuée souligne le bonheur paisible de ces peuples « sauvages », qui se contentent de vivre au jour le jour en partageant les bienfaits de la nature et en jouissant d’une pleine liberté, car maîtres de leurs désirs, limités comme leurs querelles internes : « rien de tout cela non plus ne les tourmente, les domine et passionne moins. »
Troisième partie : nos semblables ? (de la ligne 23 à la fin)
La construction de la fin de l’extrait apporte une réponse à la question essentielle : ces êtres sont-ils nos semblables ? Léry y met en valeur, en effet, ce qui a le plus étonné et même choqué les Européens, mais encadre ce portrait par la mention de deux similitudes.
La nudité
Il est évident que la nudité, sur laquelle insiste Léry, est ce qui a conduit les premiers explorateurs à considérer ces peuples comme "primitifs", car ils seraient ainsi incapables d’avoir conçu des vêtements pour se protéger : « Au reste, chose non moins étrange que difficile à croire à ceux qui ne l’ont vue, tant hommes, femmes qu’enfants […], demeurent et vont coutumièrement aussi nus qu’ils sortent du ventre de leurs mères. »
Pour les Européens, cet état de "nature" est forcément choquant, d’où la formulation de Léry et les réactions mentionnées, correspondant aux valeurs morales alors en vigueur : « non seulement sans cacher aucunes parties de leurs corps […], mais aussi sans montrer aucun signe d’en avoir honte ni vergogne ». Ici intervient implicitement le rôle de la religion chrétienne qui, contrairement à l’antiquité où le corps n’était pas objet de rejet, bien au contraire, a fait du corps la source des pires péchés, en formulant de multiples interdit, notamment autour de la sexualité. Mais, sans avoir la formation d’un humaniste, courant de la Renaissance qui s’est employé à réhabiliter le corps humain et sa beauté, l'absence d'indignation de Léry banalise cette nudité,
La nudité des femmes indiennes, pour illustrer Léry

Les ressemblances
La première ressemblance est un constat immédiat de différence, la « couleur naturelle », fondement du rejet raciste, dont Léry atténue l’importance. D’une part, il lui prête une raison climatique, « attendu la région chaude où ils habitent » ; d’autre part il la minimise, « n’étant pas autrement noirs, ils sont seulement basanés », et, surtout, il fait appel à ses lecteurs pour la comparer à d’autres peuples des pays chauds d’Europe et ainsi rétablir une égalité : « comme vous diriez les Espagnols ou Provençaux. »
L’extrait se ferme sur une seconde ressemblance, présentée avec insistance pour contester d’autres récits de voyageurs, dont celui du catholique Thevet : « Et cependant tant s’en faut, comme aucuns pensent, et d’autres le veulent faire accroire, qu’ils soient velus ni couverts de leurs poils ». Ce portrait permettait de renforcer le préjugé qui rapprochait les « sauvages » des animaux, d’où le déni affirmé par Léry qui les rapproche à nouveau de l’apparence physique de ses lecteurs : « au contraire, [ils ne sont] point naturellement plus poilus que nous sommes en ce pays par deçà. »
CONCLUSION
La description de ce peuple indigène propose, certes, un éloge des qualités physiques et morales de ceux que les Européens jugent « sauvages », mais qui se présente comme objectif, Léry ne voulant relater que ce qu’il a lui-même pu observer, comme pourront le faire, bien plus tard, les ethnologues. En cela, il annonce le but de Françoise de Graffigny dans son « Avertissement » et son « Introduction historique », remplacer les préjugés et le mépris européocentristes par l’idée d’une nature humaine qui met tous les hommes à égalité. Par comparaison aux Européens et à leur vie, le pays des « Toüoupinambaoults » fait figure de paradis, et, en cela, nous retrouvons la façon dont l’héroïne des Lettres d’une Péruvienne oppose, très fréquemment, les comportements qu’elle découvre en France à ceux des Incas, dont elle aussi fait l’éloge. En allant plus loin, cette découverte d’un « nouvel univers », d’hommes "autres", la conduit, comme avant elle Léry, à inverser le point de vue : à l’Européen de s’interroger sur lui-même !
Lectures cursives : Jean De Léry, Histoire d’un voyage en la terre du Brésil, 1578, Chapitre V, de "Cependant..." à "... leur peau."
Pour lire l'extrait

Après avoir expliqué les raisons et les conditions de son départ, Léry raconte les péripéties du long voyage maritime jusqu’au Brésil. La première terre rencontrée est celle des Indiens Margaïas, dont le territoire a été conquis déjà par les Portugais, donc, a priori, ennemis des Français. Le long titre du chapitre V en résume le contenu : "De la découverte et première vue que nous eûmes, tant de l’Inde Occidentale ou terre du Brésil, que des Sauvages y habitant, avec tout ce qui nous advint sur mer, jusque sous le Tropique de Capricorne." Une chaloupe envoyée vers la terre pour trouver des vivres, ramène avec elle à bord du vaisseau, six hommes et une femme.
Amerigo Vespucci, Mundus Novus, 1503-1505 : "Premiers regards des Portugais sur les Indiens"
Léry n’en est alors qu’au début de son voyage, il n’a pas encore vraiment pu observer et communiquer avec les indigènes : il se contente donc de ce qu’il sait d’eux, et c’est son regard qui formule des hypothèses pour juger ce qu’il voit.
Quelle image ce récit donne-t-il de la confrontation de ces deux mondes que tout oppose ?
L’exploration du « nouveau monde » (des lignes 1 à 18)
Un récit de voyage
Le titre du chapitre rappelle la longueur d’un tel voyage, l’importance de cette « découverte » de ce que l’on nomme alors « l’Inde Occidentale », mais aussi les risques courus, suggérés par la formule « tout ce qu’il nous advint ». Le pronom « je » place Léry dans le rôle du narrateur témoin, ce qui renforce l’effet de vérité, tandis que le pronom « nous » l’inscrit dans ce monde européen, dont il reproduit le regard, avec les connaissances de son époque. Ainsi, il ne peut que formuler une hypothèse sur les indigènes montés à bord, présentés par référence au monde à une réalité de l’Europe chrétienne, rappelée dans la parenthèse : « deux ou trois vieillards qui semblaient être des plus apparents de leurs paroisses (comme on dit par deçà) »
Pour découvrir l'Atlas Miller
Une représentation du Brésil, carte in Atlas Miller, 1519

Les questions économiques
Le premier objectif de tels voyages est la quête de richesses, ce dont le discours rapporté des vieillards apporte la preuve, puisque, pour les tenter, ils insistent, avec une hyperbole, sur la marchandise précieuse dont ils disposent, « alléguant qu’il y avait en leur contrée du plus beau bois de Brésil qui se pût trouver en tout le pays », et promettent aussi leur appui. L’échange est donc, de part et d’autre, du commerce, les indigènes fournissant aussi leur aide pour « aider à couper et à porter ce bois », et aussi les « vivres » indispensables à la poursuite du voyage. De leur côté, les Indiens en attendent aussi un profit : « il fut question de les payer et contenter des vivres qu’ils nous avaient apportés. »
Les risques courus
Les premiers dangers sont maritimes car les Français ne sont pas les seuls à entreprendre cette exploration, les Espagnols et les Portugais les ont précédés au Brésil. Les autres Européens, en conquérant les territoires, se sont donc fait des alliés, entraînant ainsi les peuples indigènes dans leurs propres rivalités, comme c’est le cas des Margaïas, ce que souligne le récit : « comme nos ennemis que j’ai dit qu’ils étaient ». De plus, chaque peuple agissant au nom de son royaume, les attaques en mer sont fréquentes, raison pour laquelle le vaisseau est fortement armé en « artillerie », avec des canons qui provoquent la « grande admiration » des Margaïas, comme tous les objets du vaisseau. Pour les indigènes aussi, qui se montrent curieux, cette rencontre est une découverte, comme l’illustrent les réactions de l’héroïne de Françoise de Graffigny.
À cela s’ajoute la nature même des peuples indigènes relatée dans de nombreux récits. Ils sont des anthropophages, ce qui, forcément, effraie les Français. Ils sont donc montrés comme capables de perfidie (« nous attirer, et finement nous faire mettre pied à terre ») et le sort qui attend les explorateurs est clairement évoqué : « eux ayant l’avantage sur nous, nous mettre en pièces et nous manger ». Cela explique la prudence adoptée par les voyageurs, à la fois pour eux-mêmes, mais aussi en pensant à de futurs voyageurs, comme le signale la parenthèse : « nous pour quelque considération et dangereuse conséquence (nommément afin que d’autres François qui sans y penser arrivant là en eussent pu porter la peine) ».
Amerigo Vespucci, Mundus Novus, 1503-1505 : "Le cannibalisme"

Le contact entre deux mondes étrangers (des lignes 18 à 28)
Le troc
La première surprise des Européens a été le fonctionnement économique dans ce "nouvel univers", si différent du leur : « ils n’ont entre eux nul usage de monnaie ». Le troc est donc le fondement de tout échange. Mais l’énumération des objets fournis, « chemises, couteaux, hameçons à pêcher, miroirs, et autre marchandise et mercerie propre à trafiquer parmi ce peuple », montre le déséquilibre, des objets de peu de prix contre la nourriture indispensable à la survie. De plus, si certains ont une utilité directe pour le mode de vie des indigènes, les Européens profitent aussi de leur fascination pour des objets inconnus, tels les « miroirs » qui peuvent paraître magiques, fascination qu’on retrouve d’ailleurs chez l’héroïne des Lettres d’une Péruvienne. Mais, en premier, sont citées les « chemises », qui renvoient au désir des Européens de masquer une nudité jugée offensante dans la perspective chrétienne pour répondre aux exigences bibliques : après avoir commis le péché originel, en mangeant la pomme interdite de l’arbre de la connaissance, Adam et Ève « virent qu’ils étaient nus », en éprouvent aussitôt de la honte et couvrent leur corps. Ainsi la nudité, innocente dans le jardin d’Eden, ne peut être que criminelle après la « chute ». Dans cette optique, la vision de ces Indiens « tout nus » aurait dû susciter un récit de réprobation, voire indigné.
Le regard du narrateur
Une anecdote comique
Mais c’est loin d’être le cas et, tout protestant qu’il soit, Léry commence son récit sur un ton qui révèle beaucoup plus d’indulgence, et même de l’amusement, « pour la fin et bon du jeu », qualifiant même ces « sauvages » redoutables de « bonnes gens ». Il oppose ainsi le rappel rapide du blâme moral attendu, « en découvrant ce que plutôt il fallait cacher », à une raison culturelle que la parenthèse présente comme une excuse : (« n’ayant pas l’habitude d’avoir linges ni autres habillements sur eux) » Il en ajoute même une seconde, par son interprétation de la scène cocasse, leur précaution en s’asseyant dans leur barque : « afin de ne les gâter en les troussant jusques au nombril, […] ils voulurent encore, en prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses. »
L’inversion des valeurs
Cette tonalité montre que Léry n’a pas vraiment l’intention de critiquer la nudité, et sa question rhétorique négative invite son lecteur à le suivre : « Ne voilà pas d’honnêtes officiers, et une belle civilité pour des ambassadeurs ? ». Il transforme, en effet, le jugement moral de nature religieuse en une question de « civilité », glissement encore renforcé par le choix de termes européens pour désigner ces indigènes en visite sur le vaisseau.
Il propose ensuite une double interprétation, qui inverse leur culpabilité, aux yeux des Européens, en un mérite :
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À partir du proverbe européen cité, « si commun en la bouche de nous tous de par deçà : c’est-à-dire que la chair nous est plus proche et plus chère que la chemise », les Européens sont montrés comme ayant peur de la mort, au contraire des peuples indigènes, plus courageux : « eux n’en étaient pas logés là », puisqu’ils « en nous montrant le cul », cela signifierait qu’ils « préfèrent leurs chemises à leur peau. »
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La seconde fait de ce choix, une forme de respect envers les cadeaux reçus qui peut être pris « peut-être pour une magnificence de leur pays en notre endroit », c’est-à-dire un hommage rendu aux Européens.
CONCLUSION
Ainsi cet extrait montre la façon dont ces deux "mondes" si différents s’observent et se jugent, et le jugement ambigu porté par Léry, encore au début de sa découverte du monde indigène. D’un côté, il ne masque pas l’aspect "sauvage": le cannibalisme, la nudité… Mais la conscience des dangers, bien réels, coexiste avec un sourire amusé devant le naturel de ce peuple. Ainsi, même si le pronom « nous » l’insère dans le groupe des Européens, on sent chez lui une forme d’indulgence devant un peuple qui a gardé son innocence, comme un souvenir du paradis originel, et même un respect naissant devant l’idée que ce monde dit "sauvage" doit avoir, lui aussi, ses élites, ses règles, ses coutumes… En tout cas, la confrontation n’est certainement pas à l’avantage des Européens, qui ne pensent qu’à tirer profit de ces « bons sauvages » en les contraignant aussi à adopter leurs mœurs. N’oublions pas non plus que le récit est écrit vingt ans après son séjour au Brésil : il est donc permis de se demander sir ses réflexions correspondent au regard porté au moment de ses découvertes, ou si elles sont faites a posteriori, à une époque où les guerres de religion qui sévissent ont largement prouvé la barbarie européenne…
Lecture cursive : Michel de Montaigne, Essais, III, 6, extrait de « Des coches » de "Notre monde vient..." à "... trahis eux-mêmes."
Pour lire l'extrait
La lecture cursive, construite sur les informations dont disposent les Européens, est destinée à préparer l’explication de l’extrait des « Cannibales » dans lequel Montaigne mentionne sa propre rencontre avec un Amérindien. Le titre de ce chapitre, « Des Coches », qui renvoie aux transports fluviaux, marque bien l’écriture « à sauts et à gambades » des Essais, puisque Montaigne, passe de la présentation des modes de déplacements des rois dans diverses civilisations à l’évocation du « Nouveau Monde », que des voyages viennent de découvrir. Il entreprend de le décrire, avant de le comparer à l’Europe.
Quel regard Montaigne pose-t-il sur cet univers jusqu’alors inconnu ?
Un monde « enfant » (premier paragraphe)
L’ouverture de ce passage, « Notre monde vient d’en trouver un autre », dont le verbe rappelle les explorations récentes, montre le bouleversement alors produit par ces découvertes. Elles remettent en cause la conception antérieure de l’univers, dont l’allusion aux « Démons » et aux « Sibylles » souligne à quel point elle était inimaginable. Mieux encore, la question dans la parenthèse ouvre un vaste horizon : « qui nous répond si c'est le dernier de ses frères […] ? » Il entreprend alors de présenter ce « Nouveau Monde ».
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Une comparaison l’assimile à un corps humain, « non moins grand, plein, et membru », avec trois adjectifs mélioratifs qui le placent à égalité avec l’Europe, en taille mais aussi en prospérité.
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À cela s’opposent les différences ensuite marquées. Une énumération lui prête les caractéristiques d’un tout jeune « enfant » : « on lui apprend encore son a, b, c ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. » Cette personnification montre l’ignorance de ce qui forge la civilisation de l’Occident, mais aussi une vie innocence sous la protection d’une Nature qui suffit à leurs besoins.
Mais Montaigne tire de cette découverte une conclusion plutôt négative pour l’Occident. Il y voit la réalisation des prédictions sur la « fin » du monde alors lancées, et annonce un déclin annoncé qui découle logiquement de sa comparaison précédente, puisqu’un enfant a toute la vie devant lui, et bien plus de force qu’un « monde » déjà chargé de tant de siècles, donc semblable à un vieillard invalide : « L'univers tombera en paralysie ; l'un membre sera perclus, l'autre en vigueur. »

La critique de la colonisation (des lignes 11 à 15)
Un court passage interrompt cette description par l’expression d’une critique insistante des colonisateurs, « Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté son déclin et sa ruine ». Elle inverse l’annonce précédente puisque, constaté par l’imparfait « C’était » qui renvoie au passé, le « déclin » est celui du « Nouveau Monde », attribué d’abord au terme métaphorique, « notre contagion ». Le contact avec la civilisation occidentale s’est transformé en une maladie, en raison de sa volonté d’imposer sa culture et ses techniques y compris par la force : « nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. »
Ainsi, l’image de la violence file la métaphore de « l’enfant », mais en accusant le colonisateur : « si ne l'avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline par l'avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l'avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué par notre magnanimité ». Le rythme binaire dénonce, par l’accumulation des négations, l’absence des qualités qui auraient dues être mises en œuvre. Chacune est donc à inverser pour comprendre la dénonciation : la conquête s’est imposée par les armes seules, a multiplié les injustices et les cruautés, et a impitoyablement puni toute résistance.
Lienzo de Tlaxcala, vers 1552 : en 1519, Cortés massacre 3000 notables de Cholula
L’éloge du « Nouveau Monde » (de la ligne 16 à la fin)
Par opposition à cette critique, la fin de l’extrait formule un vibrant éloge qui vise à détruire l’ethnocentrisme des Européens, persuadés de la supériorité de leur civilisation. Trois aspects sont mis en valeur :
Le premier insiste sur la valeur intellectuelle des peuples indigènes : « La plupart de leurs réponses, et des négociations faites avec eux, témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence. » Les deux valeurs mentionnées et la négation absolue soulignent leur égalité, le partage d’une même nature humaine.
Le deuxième énumère toutes les preuves qui « montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie », c’est-à-dire leur savoir-faire technique, notamment dans tous les arts.
L’éloge s’ouvre sur une hyperbole, « L'épouvantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico », l’adjectif ici mélioratif pour marquer l’intensité d’une splendeur qui laisse sans mots. L’accumulation met d’abord en avant à la fois l’abondance naturelle et la richesse artistique, et rappelons que c’est bien ce que sont venus chercher les conquistadores : « entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits, et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or ; comme, en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son état et en ses mers ». L’adverbe au superlatif accentue encore l’éloge du talent des artistes comme des artisans, prouvé par « la beauté de leurs ouvrages, en pierreries, en plume, en coton, en la peinture ».

Plan de Mexico et du golfe, 1524, gravure. Deuxième lettre envoyée par Hernán Cortés à l’empereur Charles V. Bibliothèque du Congrès, États-Unis
L’éloge se ferme sur les valeurs morales, énumérées à partir de la religion, la plus importante dans le contexte de cet époque, « la dévotion », suivie de la vie politique, l’« observation dès lois », puis de quatre vertus : « bonté, libéralité, loyauté, franchise ». Il évoque ainsi l’hospitalité accordée aux colonisateurs, auxquels ils ont fait confiance. Mais cet éloge s’’inverse en un blâme des conquérants : « il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux ». Paradoxalement en effet, ces vertus leur ont fait tort car les Européens les ont soumis en profitant de leur naïveté : « ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. »
CONCLUSION
Ce passage indique le jugement de Montaigne, un éloge des peuples indigènes, illustré par les images et les énumérations, face à un blâme des Européens. Il inverse ainsi le regard péjoratif de son époque sur ce monde jugé « sauvage » à son époque, voire barbare, dont il célèbre la fraîcheur innocente, mais aussi la prospérité et une culture qui mérite l’admiration et non pas le mépris, les mensonges et la violence dont ont fait preuve les colonisateurs.
Michel de Montaigne, Essais, III, XXXI, « Des Cannibales », de "Trois d'entre eux..." à "... hauts-de-chausse !"
Pour lire l'extrait
En tant qu’humaniste, Montaigne s’est forcément intéressé à un des faits déterminants de son temps, la découverte du "nouvel univers" et de ses habitants, dépeints dans de nombreux récits de voyages. Bien des débats ont eu lieu sur la nature de ces Amérindiens, jugés "sauvage" ce qui a permis de justifier la violence des conquérants. Si Montaigne met en avant leurs qualités, le chapitre intitulé « Des Cannibales » l’amène à comparer la terrible pratique de l'anthropophagie aux cruautés dont les Européens ont fait preuve, et tout particulièrement durant les guerres de religion. À la fin du chapitre, il relate sa propre rencontre avec des indigènes, et leur conversation : quelle fonction prend le récit de cette confrontation des regards ?
Première partie : les circonstances de la rencontre (du début à la ligne 7)

François Quesnel, Le Grand Tour de Charles IX, XVIème siècle. Tapisserie. Galerie des Offices, Florence
L'européocentrisme
Montaigne ne précise pas la date de cette rencontre, mais nomme le roi Charles IX, né en 1550, devenu roi à l’âge de dix ans, et la ville. Après un long siège de Rouen dont s’étaient emparés les Protestants, la ville avait été reconquise par les forces armées catholiques : le 27 octobre 1662, le roi y était alors entré, et le 1er novembre avaient eu lieu une procession solennelle et une messe. À cette occasion, sans doute celle de la rencontre, on lui avait présenté officiellement des indigènes, sources de curiosité, « Le Roi parla à eux longtemps », auxquels on est fier de faire découvrir une société jugée supérieure : « on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d'une belle ville. »
Mais le superlatif dans la question qui leur est ensuite posée, « Après cela, quelqu'un en demanda à leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable », montre d’ailleurs à quel point les Français sont certains de leur supériorité sur la culture de ces peuples dits "sauvages".
Le regard de Montaigne
Par opposition, Montaigne porte un regard sévère sur sa propre civilisation. Il considère qu’elle n’a fait que nuire au Nouveau Monde, évoquant les « corruptions de deçà » ainsi transmises, comme une contagion nocive, et le déclin promis : « de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée ». C’est pourquoi, il souligne l’erreur due à l’innocence de ces peuples, « ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur » leur conquête par les Occidentaux, qui amène leur fascination pour leurs conquérants étrangers et suscite leur curiosité : il les juge « bien misérables de s'être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre. » Il oppose ainsi la superficialité de ce qui provoque la fierté des Occidentaux à l’image méliorative de leur vie innocente et paisible, contraste flagrant avec les guerres de religion qui sévissent alors.
Deuxième partie : le regard des indigènes (des lignes 7 à 20)
Montaigne se présente en témoin de cette scène : « ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire. » Stratégie ou vérité – car il écrit plus de dix ans après cette rencontre – dans les deux cas son témoignage est rendu ainsi plus fiable, et crée un horizon d’attente. De plus, l’expression de son regret annonce l’importance accordée à leur discours.
La critique politique
Le discours indirect rapporte leur première réponse, présentée de telle sorte que Montaigne cautionne cette critique de la monarchie héréditaire « de droit divin » qui donne tout pouvoir à un « enfant », comme c’est le cas pour Charles IX. Mais en même temps il se protège ainsi de tout risque de censure. Pour justifier leur jugement, « fort étrange », Montaigne insiste sur la puissance de ceux dont le portrait fait ressortir la fragilité du si jeune roi : « tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi ». La parenthèse explicative soutient la critique, qui souligne à quel point il paraît peu logique à ces indigènes « qu'on ne choisisse plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ». Par leur bouche, Montaigne déplore la faiblesse d’un pouvoir qui ne repose pas, surtout à une époque où règnent les conflits politiques et religieux, extérieurs et intérieurs, sur un homme dont l’âge mûr garantirait la sagesse. Mais cette dévalorisation du roi apporte aussi la preuve que chaque peuple juge la civilisation d’un "nouvel univers" à partir des critères de sa propre culture : pour ce peuple indigène guerrier, seules comptent les aptitudes guerrières…
François Clouet, Charles IX, 1561. Huile sur panneau, 25x 21. Kunsthistorisches Museum, Vienne

La critique sociale
Plus longue, la seconde critique tire sa force de la reprise des termes mêmes du discours, que Montaigne prend soin d’expliciter dans sa parenthèse : « (ils ont une façon de leur langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres) ». Mais cette formulation montre déjà que, pour ces "sauvages", les humains sont égaux entre eux.

Ainsi, tout en reconnaissant leur faculté d’observer autre chose que ce qu’on leur montre, preuve de leur intelligence, il renforce la dénonciation de l’inégalité sociale : « ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ». Le lexique hyperbolique accentue le contraste, d’un côté l’insistance sur une abondance infinie, de l’autre une misère extrême qui se constate par leur apparence physique et les réduit à une vaine mendicité.
Nicolas Guérard, Le Pont-Neuf vu du côté de la rue Dauphine, début du XVIIème siècle. Estampe, BnF
Leur constat est le même qu’à propos de la monarchie, ils « trouvaient étrange », mais la dénonciation de cette inégalité va plus loin, car Montaigne justifie ainsi les émeutes fréquentes durant tout le XVIème siècle, tant dans les campagnes que dans les villes, et notamment à l’époque de cette rencontre, entre 1561 et 1565, et dans la région du Bordelais où vit Montaigne. La violence annoncée par leur étonnement, « comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons » prend d’autant plus de force qu’elle est faite par ceux-là même auxquels est reprochée leur "sauvagerie".

Une émeute populaire, in site « Les émeutes répertoriées de la fin XVe au début XIXe »
Troisième partie : un modèle valorisé (de la ligne 20 à la fin)
Montaigne renforce encore la fiabilité de son témoignage par la reprise d’une conversation plus personnelle et plus longue aussi, ce qui prouve d’ailleurs l’intelligence de cet indigène, « Je parlai à l'un deux fort longtemps », et le regret exprimé montre à la fois sa curiosité et la difficulté de parvenir à une véritable compréhension quand deux civilisations sont si différentes : « mais j'avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n'en pus tirer guère de plaisir. »
L'éloge du courage
La question posée à ce roi étranger, « quel fruit il recevait de la supériorité qu'il avait parmi les siens », révèle d’emblée ce qu'implique en Europe le pouvoir monarchique, celui de l'interlocuteur comme l'indique la parenthèse, « (car c'était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi) », et, de façon plus large, toute « supériorité ». Le terme « profit », en effet, sous-entend que tout pouvoir doit conduire à un bénéfice. Or, la réponse inverse totalement cette idée, puisqu’en fait de privilège, il s’agit de « marcher le premier à la guerre », donc de risquer sa vie. Ce courage est d’autant plus valorisé que la deuxième question, « de combien d’hommes il était suivi », reçoit une réponse, illustrée par la gestuelle, qui en fait la raison même de la reconnaissance de son peuple : « il me montra un espace de lieu, pour signifier que c'était autant qu'il en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ». Ainsi est soulignée la différence avec le roi « enfant » précédemment cité, et avec son recours à des mercenaires…
Le respect maintenu
La fin de l’échange montre que Montaigne a pu formuler une objection logique. Si le pouvoir royal se fonde sur le courage à la guerre, « hors la guerre » « toute son autorité » ne risque-t-elle pas de s’affaiblir, voire d’« expir[er] » ? La réponse peut faire sourire : « il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l'aise ». Elle semble, en effet, bien dérisoire si on la compare à « la pompe » mentionnée au début du passage à propos de la réception royale à Rouen. Mais en cela Montaigne remet en valeur la qualité de ce monde primitif, fondé sur la simplicité qui n’empêche pas le respect, dont se contente modestement même un roi.
Une conclusion ironique
Montaigne reprend directement la parole en posant son jugement dans l’exclamation finale : « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! » L’ironie vient de l’opposition ainsi mise en valeur :
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D’un côté, il approuve ce modèle dépeint, ce qui sous-entend qu’il cautionne aussi les critiques formulées.
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De l’autre, il reproduit le mépris occidental pour ces indigènes, mais dérisoire car il ne repose que sur leur habillement différent.
C’est donc à nouveau la superficialité de l’européocentrisme, qui juge sur l’apparence à partir d’un détail ridicule, que dénonce Montaigne.
CONCLUSION
Cette fin de chapitre titre son intérêt de la mise en parallèle des regards.
D’un côté, nous retrouvons le regard de l’humaniste porté par Montaigne sur ces « cannibales » pour lesquels il ne cache pas sa sympathie : loin de les juger avec mépris comme bien des Européens, il met en avant leurs qualités, absence de matérialisme, sens de la fraternité, courage, et une simplicité qui ne les empêche ni d’observer, ni de raisonner. Ainsi se met en place ce que l'on nommera, au XVIIIème siècle, le mythe du "bon sauvage".
De l’autre, en rapportant la conversation, il oblige ses lecteurs à adopter le regard indigène qu'il valorise, donc à prendre une distance par rapport à sa propre civilisation. Or, ce regard leur offre un miroir très critique de la France, tant de sa monarchie que de sa société, qui dénonce des abus, des injustices, et, surtout un sentiment de supériorité totalement injustifié car il ne repose que sur des éléments superficiels. Est ainsi remis en cause, plus largement, l'européocentrisme.
Mais, finalement, Montaigne nous interroge sur notre aptitude à nous départir de nos préjugés face à une autre culture : « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. » La question posée son « Apologie de Raymond de Sebond », « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ? », ne rend-elle pas alors tout jugement impossible face à l’altérité ?
Histoire de l'art : « Rencontre d’Hernán Cortés et de la Malinche avec Moctezuma II », Lienzo de Tlaxcala, 2nde moitié du XVIème siècle

Ce document est appelé "lienzo", du nom de la toile de coton (2 mètres sur 5) sur laquelle est réalisée la peinture, par métonymie pour le terme propre de « codex » : 86 dessins représentent des scènes de la conquête mexicaine. La précision « de Tlaxcala » marque son origine géographique, une puissante ville du Mexique ennemie de l’empire aztèque de Tenochtitlan, qui deviendra Mexico. À l’arrivée de Cortés, en 1519, après une vive résistance, la ville choisit l'alliance avec les Espagnols, et participe à la chute de l’empire aztèque. Elle en est récompensée par un statut privilégié. Pour le confirmer, renforcer l'alliance avec la monarchie espagnole, donc leurs droits et privilèges, le conseil indigène de Tlaxcala décide d'offrir ce "lienzo" à l'occasion d'une ambassade auprès de Charles Quint en 1552.
Pour voir le diaporama
Trois exemplaires sont effectués : pour l'empereur Charles-Quint, pour le vice-roi de Mexico, et le dernier conservé par le Conseil de la ville. Nous ne le connaissons aujourd’hui que par une reproduction réalisée au XVIIIème siècle.
Charles Dufresny, Amusements sérieux et comiques d'un Siamois, 1699 : Amusement troisième de "Paris est un monde..." à "...ni de voir."
Charles Dufresny (1648-1724), construit son récit autour de l’idée du voyage et du séjour d’un Siamois à Paris, dont le narrateur ferait visiter les différents « pays », tels la Cour, le Palais, l’Opéra, l’Université… En tout, onze chapitres intitulés « Amusement » décrivent les lieux caractéristiques, et font découvrir ceux qui les fréquentent à travers un dialogue entre l’étranger et son guide : le premier s’étonne, questionne, et parfois s’indigne, le second explique et complète par ses propres commentaires et jugements. En quoi le troisième « amusement », intitulé « Paris », est-il représentatif des objectifs de la mise en scène de ce récit ?
Pour lire l'extrait
Vue générale de Paris au XVIIème siècle, XVII-XVIIIème siècles. Gravure colorée, 46,6 x 46,6. BnF

Première partie : en guise de préface (du début à la ligne 21)
Le sujet : la ville de Paris
Le premier paragraphe justifie le sujet de cet « amusement », déjà indiqué dans son titre « Paris » avec trois arguments :
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Le premier est sa taille, rappelons qu’au milieu du XVIIème siècle on évalue la population à plus de 460.000 habitants, ce qui permet d’imaginer l’ampleur de cette capitale qui rayonne en Europe.
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Le second est la richesse et la diversité de son urbanisme, que les règnes successifs ont embelli et enrichi, plaisamment illustrées par le terme choisi et amplifiée par l’hyperbole : « on y découvre chaque jour plus de pays nouveaux et de singularités surprenantes que dans tout le reste de la Terre ».

Matthaüs Merian, Plan de Paris, XVIIème siècle. Eau-forte, BnF
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Le troisième porte sur les habitants, avec une énumération ternaire qui leur attribue la même diversité : « On distingue dans les Parisiens seuls tant de nations, de mœurs et de coutumes différentes que les habitants mêmes en ignorent la moitié ». Rappelons qu’à la fin du siècle, les crises, famines, épidémies, et les guerres ont accru la misère paysanne, d’où un premier mouvement qui gonfle la population parisienne, apportant avec lui les différences provinciales.

Le procédé narratif
Un personnage étranger
Comme le veut une préface, l’auteur fait ensuite partager à son lecteur par son injonction le procédé narratif choisi, la fiction du regard étranger : « imaginons-nous qu’un Siamois entre dans Paris ». Dufresny se souvient sans doute du rapprochement des relations entre la France et le Siam, concrétisé en 1686 par l’ambassade solennelle du roi de Siam, reçue par Louis XIV dans la Galerie des Glaces à Versailles, largement diffusée par la presse.
L'intérêt de ce choix
Cette annonce est précédée de l’objectif qui l’explique, « Pour être frappés plus vivement d’une variété que les préjugés de l’usage et de l’habitude nous font paraître uniforme », une distanciation qui ouvrira les yeux du lecteur. La question rhétorique le prend d’ailleurs à témoin, en introduisant un second objectif, celui figurant dans le titre qui associe « sérieux et comiques », mais attribué au personnage fictif : « quel amusement ne serait-ce point pour lui d’examiner avec des yeux de voyageur toutes les particularités de cette grande ville ? » Mais, par son intermédiaire, Dufresny répond ainsi à la volonté des auteurs classiques, empruntée à l’antiquité : "instruire et plaire", ici en faisant sourire son lecteur.
D’après Pierre-Paul Sevin, La Réception des ambassadeurs de Siam, le 1er septembre 1686. Frontispice de Voyage de Siam des pères jésuites d’Arnould Seneuze et Daniel Horthemels, 1886. Musée du Louvre
Puis, par son affirmation, « Il me prend envie de faire voyager ce Siamois avec moi », l’écrivain affirme sa toute-puissance, et s’insère comme personnage dans son propre récit, tout en présentant également son héros, « ses idées bizarres et figurées », c’est-à-dire l’écart entre ce regard étranger sur un "nouvel univers" et celui du lecteur, par la façon dont il se représente ses découvertes. D’où le double résultat attendu, mais que le narrateur envisage pour lui-même alors même que c’est ce qu’il veut offrir à son lecteur, le partage des étonnements qui « fourniront sans doute de la nouveauté, et peut-être de l’agrément. »
La feinte
Sa conclusion poursuit sa présentation, « Je vais donc prendre le génie d'un voyageur siamois qui n'aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Paris », mais le lexique mélioratif hyperbolique qualifiant son Siamois donne par avance raison à ses commentaires. La stratégie narrative atteint son apogée quand, par l’emploi du pronom « nous », le narrateur feint la connivence avec son lecteur. Il espère, en effet, non seulement découvrir en même temps que lui les surprises qu’en tant qu’écrivain il met lui-même en évidence, mais aussi se corriger lui-même des erreurs partagées : « Nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l'habitude nous font paraître raisonnables et naturelles. » Nouvelle affirmation du rôle du regard étranger pour détruire l’européocentrisme.
La stratégie d'écriture
Toujours pour reprendre le rôle d’une préface, Dufresny termine par la présentation de la forme choisie : « Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même ». Rappelons que cet auteur s’est surtout fait connaître par ses pièces de théâtre, et le dialogue ainsi annoncé entre son personnage et son "double" répond aussi à son objectif, l’échange des regards portés sur les réalités observées.
Mais il va plus loin encore dans sa volonté de détruire ainsi les préjugés : « j’entrerai dans les idées abstraites du Siamois, je le ferai entrer dans les nôtres ». But ultime évoqué, le rapprochement des peuples surmontant leurs différences : « enfin supposant que nous nous entendons tous deux à demi-mot ». Mais, tout en les unissant – ce qui rend plus difficile la censure pour déterminer à qui appartiennent les critiques –, il réaffirme parallèlement sa liberté d’écrivain, créateur de fiction : « je donnerai l’essor à mon imagination et à la sienne. »
La fin de cette partie fait penser à la façon désinvolte dont Montaigne conclut son adresse « Au lecteur » : « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : il n’est donc pas raisonnable d’occuper tes loisirs à un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. » De même, Dufresny conclut par une pirouette adressée à des lecteurs paresseux, tout en rappelant sa volonté de le divertir, en toute liberté : « Ceux qui ne voudront pas prendre la peine de nous suivre peuvent s’épargner celle de lire le reste de ce livre, mais deux qui cherchent à s’amuser doivent un peu se prêter au caprice de l’auteur. »
Deuxième partie : les rues de Paris (des lignes 23 à 40)
Dufresny met aussitôt en pratique ce qu’il vient d’annoncer, en construisant sa description en deux temps : d’abord dans sa fonction d’auteur, il prend lui-même la parole pour se mettre à la place de son personnage, auquel il délègue ensuite le discours directement rapporté.
Le récit descriptif
Avant de dépeindre la ville, l’auteur s’impose en rappelant la fiction choisie, sans reculer devant son invraisemblance, signe aussi de sa liberté d’imagination totale : « Je suppose donc que mon Siamois tombe des nues ». Mais, en situant son personnage, c’est bien le jugement de l’auteur que pose la description : « il se trouve dans le milieu de cette cité vaste et tumultueuse, où le repos et le silence ont peine à régner pendant la nuit même ». Le rythme binaire des adjectifs et des substantifs, avec l’insistance temporelle, donne immédiatement une image péjorative de la ville, excessivement bruyante. Le narrateur, comme il l’a annoncé, se met à la place de son personnage dont les réactions renforcent la vision critique : « d'abord le chaos bruyant de la rue Saint-Honoré l'étourdit et l'épouvante, la tête lui tourne. »
Puis il adopte son regard, en reproduisant son ignorance sur la nature des véhicules : « Il voit une infinité de machines différentes que des hommes font mouvoir ». Le « chaos » est reproduit par le rythme ternaire de ses observations naïves sur la place des humains, conducteurs, passagers ou laquais à l’arrière des carrosses : « les uns sont dessus, les autres dedans, les autres derrière. » Il s’accentue encore par l’accumulation des antithèses qui font ressortir l’image cocasse d’une confusion bruyante et incompréhensible : « Ceux-ci portent, ceux-là sont portés ; l'un tire, l'autre pousse ; l'un frappe, l'autre crie ; celui-ci s'enfuit, l'autre court après. »
D’après Raimbaut, Les premiers carrosses sous Louis XIII (détail), XVIIème siècle. Estampe, BnF

Le discours rapporté
Le déterminant possessif dans la question indirecte destinée à introduire le discours rapporté, « Je demande à mon Siamois ce qu'il pense de ce spectacle », illustre de façon plaisante la connivence entre le créateur et sa créature.

La réponse formule un jugement contrasté, « J'admire et je tremble », développé ensuite dans cet ordre :
Il confirme la confusion précédemment décrite, mais de façon méliorative : « j'admire que dans un espace si étroit tant de machines et tant d'animaux, dont les mouvements sont opposés ou différents, soient ainsi agités sans se confondre. » Il parvient ainsi à transformer ce « chaos » en l'éloge hyperbolique d'un véritable exploit : « Se démêler d'un tel embarras, c'est un chef-d'œuvre de l'adresse des Français. »
À cette louange s’oppose l’autre émotion, une peur accentuée par la description qui mêle les objets, les animaux et les humains, et amplifie le danger de cette circulation par les hyperboles : « Mais leur témérité me fait trembler quand je vois qu'à travers tant de roues, de bêtes brutes et d'étourdis, ils courent sur des pierres glissantes et inégales, où le moindre faux pas les met en péril de mort. » Image péjorative donc, car rappelons qu’à cette époque l’entretien de la voirie et l’hygiène, car les ordures s’amoncèlent dans les rues, laissent vraiment à désirer !
Les Embarras de Paris, XVIIème siècle. Eau-forte, 35,8 x 50,5. Musée Carnavalet, Paris
Le qualificatif attribué au personnage, « ce voyageur abstrait », introduit plaisamment sa double conclusion :
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« Voyageur », donc étranger, il est un observateur d’où la récurrence verbale, et il est logique qu'il emprunte sa comparaison à sa culture, où l’animal, notamment l’éléphant, occupe une place importante : « En voyant votre Paris, continue ce voyageur abstrait, je m'imagine voir un grand animal. Les rues sont autant de veines où le peuple circule ».
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Mais l'adjectif « abstrait » lui prête la capacité à déduire de ses observations des idées générales et son exclamation finale, « quelle vivacité que celle de la circulation de Paris ! » insiste sur cet éloge de son intelligence.
Troisième partie : le portrait des Parisiens (de la ligne 41 à la fin)
Le narrateur reprend l’image physiologique de la « circulation » et des « veines », mais, là où elle avait conduit le Siamois à un éloge, lui s’en sert pour introduire un jugement péjoratif sur le peuple de Paris : « Vous voyez, lui dis-je, cette circulation qui se fait dans le cœur de Paris : il s’en fait une encore plus pétillante dans le sang des Parisiens ; ils sont toujours agités et toujours actifs ». Malgré deux adjectifs a priori mélioratifs, « pétillante » et « actifs », la vivacité qu’ils suggèrent s’inverse en un reproche accentué par les hyperboles dans le chiasme : « leurs actions se succèdent avec tant de rapidité, qu’ils commencent mille choses avant que d’en finir une, et en finissent mille autres avant que de les avoir commencées. » Il critique ainsi l’incapacité à mener une tâche à son terme, ce qui dénonce leur manque de constance et leur superficialité.
La polysyndète dans le parallélisme qui suit, « Ils sont également incapables et d’attention et de patience », prolonge cette dénonciation, explicitée ensuite : « rien n’est plus prompt que l’effet de l’ouïe et de la vue, et cependant ils ne se donnent le temps ni d’entendre, ni de voir. » La double négation met en évidence un manque de logique, qui transforme les Parisiens en des êtres sourds et aveugles, donc incapables de juger objectivement à partir des réalités qui les entourent.
CONCLUSION
Cet extrait offre un double intérêt :
D’une part, il met en scène le regard étranger sur la capitale, de façon vivante par le rythme de la description et par l’entrecroisement des points de vue du Siamois et de son guide, qui, en recourant au « je », se présente comme un double du narrateur. En cela, il rappelle la rencontre à Rouen entre Montaigne et les trois indigènes. Mais, finalement, le jugement du narrateur est beaucoup plus sévère que celui de son personnage, tant sur la circulation que sur les Parisiens, auxquels il adresse un reproche similaire à celui de l’héroïne péruvienne de Françoise de Graffigny : un excès d’agitation et un manque de constance révélateurs de leur superficialité.
D’autre part, il explicite le rôle de ce regard étranger davantage que ne l’avaient fait les auteurs de la Renaissance : créer une distance pour obliger le lecteur, subjectif dans ses jugements car enfermé dans ses habitudes, à renoncer au préjugé qui l’amène à croire en la supériorité de sa civilisation. Mais deux différences sont mises en évidence :
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à la volonté d’instruire s’ajoute celle de divertir par un « amusement », donc la satire n’adopte que rarement la tonalité polémique ;
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chez Léry et Montaigne, il s’agissait d’un voyageur réel, un Européen qui observait le « nouvel univers ». Dufresny, lui, inverse doublement la perspective : son voyageur est imaginaire – fiction qu’il revendique – et, comme dans les Lettres d’une Péruvienne , c’est alors l’étranger qui regarde et formule ses jugements.
Lecture cursive : Montesquieu, Lettres persanes, 1721, XXIV et XXX
Pour lire les extraits
Premier extrait : "l'arrivée à Paris", Lettre XXIV
Le roman épistolaire de Montesquieu, Lettres persanes, paru en 1721, échange de lettres entre le sultan Usbek et son ami, Rica, partis découvrir l’Europe et séjournant longuement en France, et leur sérail et leurs amis en Perse, tout l’intérêt d’un double regard : celui du lecteur français sur un univers exotique, celui de ces voyageurs sur la société française. Les premières lettres échangées entre les voyageurs persans et leurs correspondants relatent les circonstances de ce voyage, et mettent en place le « roman du sérail ». La lettre XXIV raconte les premières impressions de Rica lors de son arrivée à Paris, dont il propose une description. Comment le regard persan soutient-il la dimension satirique du récit ?

La fiction épistolaire
L'énonciation
Montesquieu respecte les indices d’énonciation propres au roman épistolaire. La lettre mentionne, en effet, le destinataire, « Ibben », et son lieu de résidence, « À Smyrne », et le scripteur, « Rica », son lieu de séjour, et précise à la fin la date de l’écriture : « De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712. » Le recul temporel par rapport à la date des Lettres persanes est une stratégie courante pour contourner la censure : c’est encore le règne de Louis XIV et non pas la Régence. Le personnage de Rica rappelle, par le pronom « nous » du début, la présence d’Usbek à ses côtés. La lettre acquiert ainsi le réalisme d’un témoignage, tandis que l’interpellation fréquente du destinataire, par exemple par « Tu juges bien » ou « Tu ne le croirais pas peut-être », permet d’impliquer plus fortement le lecteur, comme le fera Françoise de Graffigny dans ses Lettres d’une Péruvienne.
Le regard persan
Pour maintenir la fiction épistolaire et l’intérêt de son roman, Montesquieu doit aussi rendre crédible l’origine persane de son scripteur. Outre les noms des personnages, le lieu, une ville de Turquie, « Smyrne », et la date inscrite dans la réalité persane, soit le mois de juin, la lettre comporte plusieurs allusions au monde oriental :

Jules Lacroix, « Voyage en Perse », dessin
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Les comparaisons, de l’urbanisme, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », et des moyens de transports, « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux » mettent en évidence les ressemblances et les différences entre le monde connu et le lieu découvert, comme le fera Françoise de Graffigny.
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La formule plaisante, « j’enrage quelquefois comme un chrétien », inverse tout naturellement l’expression habituelle « jurer comme un païen ».
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Enfin, Rica rappelle, avec modestie, son statut d’étranger, pour expliquer sa surprise : « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner. »
En même temps, la lettre ouvre au correspondant – donc au lecteur – un horizon d’attente, propre à éveiller sa curiosité : « Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. », « C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. »
Une description satirique de la ville
La description fait directement écho à celle de Boileau, dans la sixième de ses Satires, parues en 1666, avec la même image introductive, « un mouvement continuel », « un bel embarras ». Cette agitation est d’abord justifiée par l’urbanisme.
Derrière une première admiration de l’architecture, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », « les maisons sont si hautes », se développe en fait une description ironique, qui va jusqu’à la caricature à travers la comparaison ridicule : « on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues » ; s’y ajoutent la vision cocasse d’une ville suspendue dans l’espace, « bâtie en l’air » et l’image plaisamment naïve d’un gigantesque jeu de cubes, due au glissement du mot "étages" à« six ou sept maisons les unes sur les autres ».
L’aspect imposant de la ville et sa splendeur architecturale ne sont donc qu’une façade : en réalité, la ville est mal organisée, sans plan d’urbanisme structuré. De plus, déjà au XVIIIème siècle, où la population s'accroît fortement, malgré ce grand nombre de maisons, elle est trop petite pour tous ceux qui veulent s’y installer. Enfin, la ruine économique du royaume fait que les institutions, notamment celles chargées d’approvisionner la ville et d’assurer la circulation des biens, fonctionnent mal, d’où la critique, sur un rythme ternaire en gradation, à la fin du premier paragraphe : « Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois. » Ainsi, sous la description plaisante perce déjà la critique politique.
Le mode de vie des Parisiens
La seconde critique découle de la première. Dans une ville « extrêmement peuplée », le rythme de vie a perdu sa dimension humaine, et les contacts deviennent difficiles. C’est déjà l’élément mis en valeur dans le premier paragraphe : il est malaisé de « trouv[er] les gens à qui on est adressé », sans doute parce que tous sont trop occupés pour vous recevoir.
Au cours du texte, la critique tourne à la caricature à travers l’excès des notations, d’abord une assertion négative : « depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne ». Il reprend le procédé de la feinte admiration, « Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français », créant ainsi une sorte d’énigme ; mais, très vite, l’excès traduit l’ironie, et le rythme binaire, qui marque l’accélération, « ils courent, ils volent », forme un plaisant contraste avec la lenteur du rythme ternaire (8, 8, 8) pour le transport oriental : « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope ». La chute de cette phrase parachève l’effet comique puisqu’elle inverse la réalité médicale : c’est la vitesse qui peut provoquer une « syncope », et non la lenteur, comme le suggère Rica…
La critique s’accentue ensuite, car à l’agitation excessive s’ajoute l’irrespect des Parisiens, qui croient être cependant le peuple le plus poli… Les mésaventures de Rica le transforment en victime d’une voirie dysfonctionnelle : « on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ». Comme sur une scène de théâtre, Montesquieu joue ensuite sur le comique de gestes, en utilisant le procédé que Bergson définit, dans Le Rire (1899), comme celui du « diable à ressort », « du mécanique plaqué sur du vivant ». Ainsi, son personnage est transformé en girouette, qui tourne et retourne à force de « coups de coude », reçus « régulièrement et périodiquement » : « Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris. » Cette caricature se ferme sur l’exagération due au contraste des chiffres : « et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. »
Second extrait : "la curiosité des Parisiens", Lettre XXX
Comme l’héroïne de Françoise de Graffigny, le séjour de Rica l’amène à aller au théâtre, à l’Opéra, à rendre des visites ou à se promener dans des lieux réputés, autant d'occasions d’observer les Parisiens.
Premier paragraphe
La critique est immédiatement formulée avec insistance : « Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. » Il donne ensuite des exemples de cette curiosité, à laquelle nul n’échappe, vu le decrescendo, « vieillards, hommes, femmes, enfants », en soulignant l’effet qu’il produit dès qu’il sort dans son costume persan. C’est donc l’apparence qui fonde le jugement de ces Parisiens, « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan », superficiels comme le dénonçait déjà le Siamois de Dufresny, d’où la récurrence du verbe « voir ». La satire, soutenue par l’ironie du narrateur, souligne à la fois la bêtise de ces curieux, puisqu’ils « n’étaient presque jamais sortis de leur chambre », ce qui suscite forcément des préjugés, leur irrespect : « je trouvais cent lorgnettes dressées contre ma figure », et une forme de vanité, de snobisme, car il s’agit surtout de montrer qu’on a vu « le Persan » : « je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. »
Costume persan

Second paragraphe
Il s’ouvre sur la réaction humoristique de Rica, qui se moque plaisamment de ce succès inattendu : « je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. » Puis sa décision inverse la situation : « Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne ». Porte-parole de Montesquieu, Rica applique ainsi, pour découvrir la vérité, la méthode expérimentale chère aux hommes des Lumières : « Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement ». Le constat hyperbolique, « j’entrai tout à coup dans un néant affreux », met en valeur la superficialité du jugement précédent, fondé sur le costume, d’où la remarque plaisante sur le rôle du « tailleur » : il lui « avait fait perdre en un instant l'attention et l'estime publique ».
À la fin de la lettre, le discours rapporté directement forme une chute cocasse, en déplaçant la raison de l’étonnement, non plus le vêtement oriental, mais l’origine même du personnage : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » La satire va alors plus loin, puisque cette remarque sous-entend, sinon du racisme, du moins une arrogante certitude de la suprématie française.
Pour conclure
Comme Dufresny, dont il a pu s’inspirer, par la bouche de Rica, Montesquieu se montre sévère envers la capitale et envers la vie des habitants, dont il ridiculise l’agitation excessive, la superficialité et les prétendues règles de « bienséance » qui n’empêchent en rien l’irrespect, enfin la vanité d’une société oisive. Sa critique reprend une satire traditionnelle, mais l’enrichit à la fois par la diversité des procédés comiques et par le regard étranger qui met en évidence la relativité des jugements et les préjugés présents en chaque peuple. Autant de reproches que reprendra à son tour Françoise de Graffigny en racontant les réactions provoquées par son héroïne péruvienne, notamment les rires moqueurs.
Voltaire, L'Ingénu, 1767, chapitre III, "La conversion de l'Ingénu", § 4 à 6

Pour lire l'extrait
Dans les deux premiers chapitres de L’Ingénu, conte philosophique datant de 1767, sous-titré « Histoire véritable tirée des manuscrits du P. Quesnel » et publié anonymement en 1767, Voltaire nous a présenté le cadre du récit, la Basse-Bretagne, où, en 1689, débarque son héros, un Huron. Sa rencontre avec le prieur de Kerkabon et sa sœur conduit à sa reconnaissance : il est leur neveu. D’où le titre du chapitre III, « Le Huron, nommé l’Ingénu, converti », car neveu d’un prieur, il ne peut en être autrement, il doit devenir catholique et être baptisé. Comment, par le biais du regard naïf de l’Ingénu, Voltaire dénonce-t-il son époque pour poser ses propres idéaux ?
Première partie : un « sauvage » ? (Premier paragraphe)
La rencontre entre le Huron et les Kerkabon
L'état de nature
Le début du portrait du héros marque déjà le rejet du mépris occidental méprisant envers ceux que l’on juge "sauvages". Il est, en effet, loin d’être dépourvu de qualités intellectuelles : il « avait une mémoire excellente », « il n’avait jamais rien oublié ». Voltaire insiste plaisamment, en comparant l’effet de coups reçus à celui d’un apprentissage, sur cette faculté : « La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il ; et quand on gravait dedans, rien ne s’effaçait ». Resté dans l’état de nature, en lien avec le lieu d’origine et la génétique, il est donc parfaitement capable, comme tout être humain, d’être "éclairé". D’ailleurs, en précisant qu’il « dévora avec beaucoup de plaisir » le livre qu’on lui donne à lire, Voltaire montre que son héros apprécie cette instruction.
La satire
Comme l’a fait Françoise de Graffigny pour les filles, cet éloge permet à Voltaire de viser la première cible de sa critique, l’instruction alors donnée aux enfants, qu’il oppose nettement à celle reçue par l’Ingénu : « son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. » Le lexique péjoratif reproche à l’enseignement de son époque – souvent dispensé dans des collèges religieux – à la fois d’être trop lourd, donc d’encombrer l’esprit des enfants, mais surtout de provoquer un « nuage », c’est-à-dire de constituer un filtre qui empêche ensuite d’autres apprentissages. Comme tous les philosophes des Lumières, Voltaire critique ainsi tous les préjugés transmis par l’éducation.
Mais, conformément à son qualificatif, le héros reste « ingénu », et ignore tout de ce « Nouveau Testament » qu’on lui donne à lire. C’est pour lui, un simple récit d’« aventures » : « ne sachant ni dans quel temps ni quand quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées ». Une autre critique est formulée ici : un enseignement religieux qui ne prend pas la peine de s’inscrire dans son contexte historique et géographique. Ainsi, ce Huron prend le texte biblique au premier degré : « il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ». Ne serait-ce pas aussi la lecture d’un enfant naïf ?

Mais Voltaire joue sur sa nature "sauvage" pour lui prêter une réaction dont la violence excessive et ridicule fait sourire, masquant ainsi son irrespect : « il jura qu’ils couperaient le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là. » Le héros a donc une double fonction, celle privilégiée par les auteurs classiques, "plaire et instruire", le sourire qu’il provoque devant conduire le lecteur à accepter la dénonciation mise en évidence.
James Tissot, Jésus conduit de Caïphe à Pilate, 1886-1894. Aquarelle, 17 x 21,9. Brooklyn Museum
Deuxième partie : la critique religieuse (deuxième paragraphe)
La Bible
Voltaire montre un évident irrespect envers ce livre considéré comme sacré, présenté déjà comme un récit d’« aventures ». Mais surtout il en détruit la valeur même par l’explication que donne le prieur, d’abord par la façon dont il se contredit, « il loua son zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile », la répétition de ce terme ôtant ainsi tout sens à la pratique religieuse qui exige un tel « aventures ». De plus, par la précision que « ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quarante années », Voltaire, en bon historien, détruit la validité du texte religieux : comment des faits si anciens pourraient-ils garder un sens et être appliqués au XVIII° siècle ? Enfin, son héros, qui « proposait des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine », exerce sa raison sur le texte jusqu’à en démasquer les points faibles, voire les contradictions, ce qui dénonce à quel point la théologie peut être source de débats, de discussions.
Le clergé
La satire se déplace aussi sur le clergé, dont la stupidité contraste avec l’intelligence du Huron. Déjà, sa réaction du prieur face à la violence de son neveu est peu chrétienne car il s’en réjouit au lieu de la blâmer : il est « charmé de ces bonnes dispositions », et « loua son zèle ». Mais, surtout, à travers l’embarras des hommes d’Église, le prieur d’abord, puis l’abbé de Saint-Yves, « ne sachant que répondre » et qui est obligé de faire « venir un jésuite bas-breton », Voltaire met en évidence l’incompétence de ces religieux en matière de théologie. Enfin, en sous-entendant qu’il faudra « un jésuite » pour résoudre le débat, il rappelle le poids des jésuites dans le royaume à cette époque, et leur habileté à argumenter pour trouver une réponse à toutes les interrogations.
Troisième partie : le baptême (troisième et quatrième paragraphes)
La distanciation du "regard étranger"
L’ingénuité du héros renforce le comique qui doit amener le lecteur à prendre du recul sur sa société. D’un côté, en effet, Voltaire feint de reconnaître la puissance de la foi chrétienne, qui amène ce « sauvage » à accepter la conversion, qui était imposée aux peuples indigènes : « Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien » ; de l’autre, il poursuit la critique du texte biblique à travers le raisonnement du héros, rapporté au discours direct : « il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis ; « car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce : le plus tôt c’est le mieux ». Il reste donc dans la logique de la Bible, dont les personnages, appartenant au monde juif, étaient jadis circoncis.
Face à cette décision, le dernier paragraphe démasque la contradiction, puisque la réponse du prieur montre que l’Église elle-même contredit le texte sacré : « Le prieur redressa les idées du Huron ». Le rythme ternaire des trois arguments invoqués met en valeur la critique :
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Le premier, « il lui remontra que la circoncision n’était plus de mode », fait du sacrement du baptême un simple usage, aussi variable sur celui d’un vêtement. Mais, dans ces conditions, pourquoi les catholiques considèrent-ils comme hérétiques les « baptistes », qui se font baptiser dans une rivière – ce que fera d’ailleurs le Huron ensuite – ou les Quakers, qui veulent accorder le baptême aux adultes uniquement, et non aux enfants, et, eux aussi, par immersion totale ?
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Le deuxième, « que le baptême était plus doux et plus salutaire », lie la religion à l’idée, marquée par l’ordre des mots, d’un confort du corps qui permettrait ensuite celui de l’âme, alors que la religion, elle, place le corps au second plan.
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L’opposition dans le troisième, « que la loi de grâce n’était pas comme la loi de rigueur », ôte toute valeur au texte sacré en faisant apparaître une contradiction au sein même de la Bible entre l’"Ancien Testament" et sa sévérité, niée au profit du "Nouveau Testament" qui, lui, privilégie la miséricorde, la « grâce » divine.
Le comique
Mais Voltaire prend soin de masquer cette critique de la religion en renforçant le comique de caractère et de situation. Le thème de la circoncision est caricaturé par le discours rapporté direct du héros avec la périphrase, « il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce », qui introduit sa décision excessivement rapide de se faire circoncire : « Il ne délibéra point : il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l’opération ». Le lecteur sourit du contraste entre la naïveté du héros, « comptant réjouir infiniment Malle de Kerkabon », et la réaction effective de celle-ci : « La bonne Kerkabon trembla que son neveu ne se fît lui-même l’opération très maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme. » C’est, bien sûr, la cause de cette crainte, « par bonté d’âme », qui fait sourire car elle n’est, en fait, qu’un prétexte, cette généralisation prêtant à toute femme l'hypocrisie destinée à masquer le désir sensuel - ici celui d'une vieille fille - pour un jeune homme fort attrayant.
Ainsi, Voltaire à la fois dénie une réelle importance aux dogmes et aux rituels religieux et lance un appel à plus de tolérance en soulignant, par la résistance de son personnage, le peu de sens des querelles qui opposent les différentes religions : il « avait beaucoup de bon sens et de droiture », nouvelle affirmation de sa raison naturelle. Face aux objections du prieur, le héros « disputa », c’est-à-dire entre dans ce débat théologique, mais il reste ouvert à l’opinion d’autrui, et est capable de changer la sienne : il « reconnut son erreur ». En cela, il offre un contre-exemple du fanatisme religieux, et, finalement, ce "sauvage" est plus raisonnable, plus sage que ceux qui se disent "civilisés". Cependant son acceptation finale, « enfin il promit de se faire baptiser quand on voudrait », n’a plus vraiment de lien réel avec la foi, mais relève davantage du désir de satisfaire ses proches.

Jacob van Maerlant, Le baptême de Clovis, 1325-1335. Enluminure

CONCLUSION
Le héros "sauvage" du conte philosophique répond donc à la double exigence de ce genre littéraire. Il doit contribuer à son aspect divertissant, ici par ses excès et par les allusions grivoises que permettent ses réactions, mais il doit aussi amener le lecteur à adopter son regard naïf pour regarder d’un autre œil les réalités de son époque. En cela, il est le porte-parole de Voltaire, qui démythifie ainsi tout ce qui dans la religion ne relève pas de la spiritualité mais de choix purement humains, et le met au service de ses luttes contre le fanatisme et l’irrationalité propres à toute religion organisée. C’est pour cela que lui-même prône le déisme, c’est-à-dire la croyance en un « Être suprême créateur », mais sans dogmes, sans rituels ni culte organisé. Au-delà de sa sauvagerie, l’Ingénu illustre donc ce qui, est, pour Voltaire, la nature même de l’homme, sa raison, universellement partagée et non pas réservée aux seuls "civilisés".
Le XVIII° siècle n’est pas seulement le siècle des « philosophes », il est aussi celui de nombreuses découvertes et explorations, telle l’expédition menée par Bougainville (1729-1811).
Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772 : deuxième partie, de "Puis s'adressant à Bougainville..." à "... inutiles lumières."
Pour lire l'extrait
Il part de Nantes en 1766 pour un voyage autour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste. De ce long périple, il rapporte un récit, Voyage autour du monde, publié en 1771, qui suscite de nombreux débats car on lui reproche l’absence de réelle découverte.
En 1772, un an après le récit de Bougainville, Diderot profite de cet ouvrage pour développer sa propre réflexion philosophique dans son Supplément au Voyage de Bougainville, sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, mais l’ouvrage n’est publié qu’à titre posthume, en 1796.


Dans ce dialogue, genre littéraire qui lui est cher, Diderot remet en cause plusieurs affirmations du récit de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes. Dans son chapitre IX, en effet, Bougainville évoque l’accueil que les habitants de Tahiti ont réservé aux Européens, le passage de la méfiance à une véritable hospitalité, au point qu’il compare l’île au « jardin de l’Eden ». Il mentionne, au fil de son récit, la présence d’un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux », comme une crainte « que ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Cette simple remarque fournit à Diderot l’occasion, dans le chapitre II, de laisser la parole à ce vieillard qui fait ses adieux à Bougainville.
Comment le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis juge-t-il la civilisation européenne ?
Première partie : deux civilisations opposées (du début à la ligne 10)
La tonalité polémique
Le ton est donné par l’apostrophe lancée à Bougainville au début du texte, « chef des brigands qui t’obéissent », lexique qui met en valeur la cupidité des conquérants et leur absence de respect pour autrui. Par le tutoiement le vieillard se place d’emblée dans une position de supériorité, celle du procureur au tribunal qui lance son accusation et exige le rejet comme sentence : « écarte promptement ton vaisseau de notre rive ». Il s’agit donc d’un réquisitoire, tonalité polémique accentuée par la brièveté des phrases, et la différence des deux civilisations est mise en valeur par la répétition de la conjonction « et », à la fois pour accumuler et pour souligner, en opposant les pronoms, « nous » pour le peuple tahitien, et « tu » pour les conquérants, les destructions qu’ils ont provoquées.
L'état de nature
Le début du discours s’ouvre sur une affirmation qui oppose nettement l’état de nature de la société tahitienne, dont il fait l’éloge, et la culture occidentale, critiquée car jugée corruptrice : « nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ces phrases rappellent la conception de Rousseau, le "mythe du bon sauvage" : l’homme serait, à l’état de nature, un être bon et innocent ; c’est l’état social, l’état de culture qui viendrait le corrompre.
La civilisation européenne
Par opposition, le premier défaut, fortement blâmé, est leur sens excessif de la propriété, mis en valeur par l’emploi de l’italique, « tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. » Ainsi, pour satisfaire aussi leur sensualité, ils n’ont pas hésité à s’approprier même les êtres humains, « filles » et « femmes ». Ce sens exacerbé de la propriété entraîne un dangereux individualisme, et surtout un sentiment qui mène au pire, la jalousie. Ces dangers sont illustrés par le lexique péjoratif hyperbolique qui caractérise Bougainville et les siens, présentés comme des corrupteurs qui suscitent la violence : « tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues ». Ainsi le contact entre les deux peuples, loin de leur profiter, a provoqué une contagion de la violence, marquée par le parallélisme, « Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs », qui s’est étendue jusqu’aux pires massacres : « Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. » La succession de ces brèves propositions accentue ce constat terrible, puisque les colonisateurs sont eux-mêmes victimes de leurs abus.
L’état de nature impose une première nécessité, celle de survivre, et pour cela chacun a besoin des autres, ce qui interdit la première caractéristique de la société française au XVIII° siècle, fondée sur la distinction des « ordres », c’est-à-dire strictement hiérarchisée et inégalitaire. Dans cet état de nature, la propriété n’a donc pas de raison d’être, et une brève formule, qui sonne comme une maxime, résume la mise en commun des possessions, « Ici tout est à tous », qui va s’appliquer notamment aux épouses : « Nos filles et nos femmes nous sont communes ». Nul besoin de lois sur le mariage, de contrat autour de la dot, puisqu'il s’agit d’abord d’assurer la préservation de l’espèce, sans mettre en œuvre un quelconque sentiment amoureux. Preuve aussi de leur sens de l’hospitalité, ils ont d’ailleurs appliqué ce principe d’égalité à leurs conquérants : « tu as partagé ce privilège avec nous ».

L'accueil de Bougainville à Tahiti. XVIII° siècle. Pastel
Deuxième partie : un plaidoyer pour la liberté (des lignes 10 à 23)

Le refus de l'esclavage
Mais ce sens excessif de la propriété entraîne une autre conséquence, l’appropriation des terres d’autrui, dénoncée par la formule accusatrice, « le vol de toute une contrée », ce qui englobe les habitants. Ainsi, c’est la liberté qui occupe le plus de place dans ce passage. Elle est proclamée dès le début dans une phrase brève et énergique, « Nous sommes libres », reprise dans une question rhétorique : « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? » Elle est sera ensuite, tout au long du texte, associée au « bonheur » et opposée à l’idée d’« esclavage », terme qui apparaît trois fois dans le texte : « et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. » Son attaque est soutenue par l’interpellation de l’interprète, « Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : ce pays est à nous », tel un témoin qu’il ferait venir à la barre.
L’annexion au nom du roi : le drapeau français planté par Bougainville sur un îlot du Détroit de Magellan, en 1767
L'appel à la raison
Diderot prête à son personnage, pour défendre le droit de son peuple à la liberté, une argumentation rigoureuse, appuyée par la modalisation expressive propre à l’oralité, exclamations et questions rhétoriques destinées à faire réagir.
Le premier argument affirme l'égalité naturelle de tous les êtres humains : « Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? » La réponse précède ici la question, avec la double négation pour nier le droit de rendre esclaves les peuples conquis.
Deux arguments a contrario visent à faire ressortir l’absence de logique de l’Européen, vivement interpellé : « Ce pays est à toi ! et pourquoi ? » En imaginant dans sa question, chargée d'ironie, « parce que tu y as mis le pied ? », la réponse de Bougainville, le vieillard pose l’hypothèse inverse dans une description imagée : « Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti ».
Le sceau de la Société des Amis des Noirs, 1788

Le but est d’obliger l’adversaire, le colonisateur, à se mettre à sa place, d’où la question rhétorique, « qu’en penserais-tu ? », dont la réponse revient au lecteur. De même, en affirmant à la place de Bougainville, « Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être », la conjonction « et », soutenue par l’exclamation, souligne la contradiction : « et tu veux nous asservir ! » L’égalité est ainsi rétablie par une nouvelle question : « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? »
Enfin un argument a fortiori lui permet de formuler une autre contradiction dans le comportement des Européens : « Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée. » Cet argument repose sur une opposition entre le plus petit, minimisé par le lexique péjoratif, « une des méprisables bagatelles », et le plus grand, « toute une contrée ». Si l’Européen refuse au Tahitien le droit de prendre un seul objet, est-il logique que lui-même s’arroge le droit de lui prendre son pays même ? Cette contradiction, avec un connecteur « et » équivalent à une opposition, est mise en valeur par la simultanéité précisée : « dans le même instant ».
Troisième partie : une vie idéale (de la ligne 23 à la fin)

La fraternité
Après l’égalité et la liberté, Diderot poursuit l’éloge d’une autre valeur, la fraternité, qui règne dans la société tahitienne mais que le vieillard élargit à tous les peuples, en la fondant que la conception allégorique d’une Nature mère créatrice et nourricière, dont les peuples deviennent ainsi les « enfants » : « Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature. »
Images des indigènes : le monde dit "sauvage"
Dans la question qui conclut, « quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? », le chiasme dans la construction des pronoms traduit l’union étroite prônée entre les deux peuples. Il oppose ainsi le comportement de son peuple, mis en valeur par le singulier en apposition, à la violence des Européens, due au mépris pour celui qui, à leurs yeux, n’est qu’« une brute », c’est-à-dire, au sens premier, un animal. Mais, si l’on considère ainsi un indigène, cela implique que le monde où il vit n’est qu’une jungle, et non pas une société organisée selon des lois. C’est donc la loi du plus fort qui l’emportera, argument de l’Européen repris avec indignation par le Tahitien pour le nier : « Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? ».
Pour prouver la fraternité, il accumule les questions rhétoriques qui donnent une série d’exemples de l’accueil offert à Bougainville par les Tahitiens, fondés sur une opposition entre le « nous » et le « tu » : « Tu es venu, nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? » Toutes ces questions restent sans réponse, mais le lecteur, invité à se mettre à la place du Tahitien, peut aisément conclure, en fonction du vieil adage : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Sa dernière affirmation, en conclusion, « Nous avons respecté notre image en toi » confirme dont cette éthique de réciprocité.
Bougainville débarquant à Tahiti, in Le Magasin pittoresque, 1843

Une vie simple
L’adjectif péjoratif dans une autre question rhétorique rejette le regard européen porté sur la société indigène, en sous-entendant une réponse qui revalorise les mœurs des Tahitiens : « Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas avance su nous faire des besoins superflus ? » Sous la protection de la nature, l’homme vit, en effet, en harmonie avec son environnement dont il tire les ressources nécessaires, ce que met en valeur l’antéposition syntaxique : « Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. »
Dans son discours, le vieillard multiplie d’ailleurs les références à la nature, en évoquant la « rive », les « pierres », « l’écorce » des « arbres », les « champs » et les « animaux ». Il donne des exemples d’une vie simple, où, comme le sage épicurien, l’homme modère ses désirs à ses besoins naturels : « Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? »
Le rejet de l'acculturation
En multipliant les impératifs, la fin du texte, le vieillard se place dans une perspective morale pour rejeter avec force la volonté des colonisateurs d’assimiler les indigènes en leur imposant la culture européenne : « Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ».
Mais ce rejet se fonde sur la critique d’un matérialisme jugé excessif : les Européens se sont créé des « besoins superflus » dans une quête sans fin de toujours plus de biens matériels destinés à accroître leur confort. Ainsi le vieillard conclut : « Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie », considérant, pour sa part, qu’il ne s’agit que de « biens imaginaires », qui ne méritent pas les « pénibles efforts » accomplis pour les acquérir.

Ce lexique péjoratif remet en cause de la notion même de progrès matériel, de même que les deux questions qui interpellent à nouveau le destinataire : « Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? » La réponse remplace cette agitation par l’image d’une vie simple et paisible : « Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. » La fin du texte confirme le renvoi lancé au début du discours en soulignant, par les négations, le blâme de la société occidentale : « Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques. »
John Webber, Danse à Tahiti, 1777
Cependant le refus justifiant ce rejet, « nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières », peut paraître paradoxal dans la bouche de Diderot, philosophe des Lumières et chef de file de l’Encyclopédie, qui souhaite donc « éclairer » ses contemporains en leur transmettant des connaissances. Mais le vieillard parle ici d’« inutiles lumières », ce qui s’explique par le fait que ces connaissances ne sont pas mises au service d’un progrès moral de l’homme mais seulement de sa cupidité et de son injustice.
CONCLUSION
Le choix du discours, oralité fictive, permet d’unir l’art de convaincre, en faisant appel à la raison du lecteur, à celui de persuader, pour toucher son cœur. Ainsi Diderot donne une autre image de la colonisation que celui présenté dans le récit de voyage de Bougainville. Loin d’en faire l’éloge, il montre la naissance d’un conflit de valeurs dès la première rencontre des deux civilisations, et présente les Européens comme de dangereux corrupteurs d’une société naturellement bonne. Ils veulent imposer leur culture à des indigènes qu’ils méprisent, poussés par de désirs des richesses qu’ils espèrent retirer de l’exploitation des terres conquises et du "commerce triangulaire", source de l’esclavage.
L’extrait traduit donc l’engagement, caractéristique des "philosophes des Lumières", en faveur de ceux qu’on méprise et qu’on opprime. En réponse aux lois qui le fondent depuis le Code noir mis en place sous Louis XIV, ce texte pose la question du "droit" de mettre des peuples en esclavage. En cela, il annonce déjà l’idée des "Droits de l’homme" qu’établira la révolution française de 1789.
De plus, par le regard du « vieillard », il présente un des débats essentiels du XVIII° siècle, autour des notions philosophiques de "nature" et de "culture", c’est-à-dire, en fait, sur celle de "civilisation", terme jusqu’alors réservé aux habitants des cités, aux "citoyens". Peut-on parler de « civilisation » pour ces peuples si primitifs ? Leur état de "nature" peut-il constituer leur "culture" ? En général, à ces deux questions, le XVIII° siècle a répondu "non", considérant que la "civilisation européenne" est préférable, car elle seule peut éloigner l’homme de sa "barbarie" originelle, et peut l’élever en l’éclairant. Face à cela, cet extrait représente le courant de pensée inverse, celui que soutient, notamment, Rousseau, qui repose sur la mise en place de ce que l’on a appelé "le mythe du bon sauvage" : le monde "naturel" y apparaît comme un paradis, détruit par une civilisation corruptrice.
François Poulain de La Barre, De l’Égalité des deux sexes, 1673, de " L’on peut mettre… " à " … admises avec eux."
Pour lire l'extrait

Poulain de La Barre (1647-1723) a suivi des études de théologie, et, bien qu'adepte de la philosophie rationaliste de Descartes condamnée par l'Église, il devient prêtre, en charge d’une petite cure du diocèse de Laon. Cependant, il se convertit au protestantisme, ce qui le conduit, lors de la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, à s’exiler en Suisse où il enseigne au Collège de Genève. Alors que les revendications des Précieuses se sont développées, il fait paraître anonymement à Lyon un essai, De l'égalité des deux sexes, sous-titré « Discours physique et moral où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés ».
Le terme « préjugés » est apparu à la fin du XVIème siècle, et, neutre à l'origine, il s’est très vite chargé d’une connotation péjorative pour définir un jugement contestable car fait à l’avance, sans preuves solides mais à partir des idées propres à un milieu, à une éducation. Or, depuis l’antiquité gréco-romaine, les préjugés pèsent tout particulièrement sur les femmes. Mais peu à peu, elles tentent d’inverser ce regard, notamment lors de la Préciosité, afin de revaloriser cet "univers" étranger aux hommes qui le méprise. Comment Poulain de La Barre rejoint-il cette lutte ?
Première partie : la lutte contre le préjugé (du début à la ligne 20)
Sur la condition féminine
Pour traiter son sujet, le « préjugé », défini comme une opinion généralement admise, d’où le pronom indéfini « on », Poulain de La Barre part de celui qui vise les femmes, « celui qu’on porte vulgairement sur la différence des deux sexes, et sur tout ce qui en dépend », qui pose déjà la critique : l’adverbe péjoratif en fait, étymologiquement, une opinion propre au "vulgus", c’est-à-dire au bas peuple méprisable. Avant de le préciser, il souligne l'enracinement profond du préjugé, mis en valeur par la litote qui introduit les deux comparatifs : « « Il n’y en a point de plus ancien ni de plus universel ». De même, il ôte toute valeur à un tel jugement, en regroupant ceux qui le portent, « [l]es savants et les ignorants », ainsi mis sur le même plan, et l’adverbe d’intensité qui les dépeint comme « tellement prévenus », avec le même préfixe que celui de « préjugé », accentue l’erreur : l’opinion est formulée avant même toute réflexion.
Mais il n’en reste pas moins très difficile de s’opposer à une opinion si généralement et si fortement admise, alors précisée : « les femmes sont inférieures aux hommes en capacité et en mérite », ce qui entraîne comme conséquence qu’« elles doivent être dans la dépendance où nous les voyons ». C’est précisément contre ce jugement péjoratif que les Précieuses se sont élevées. Mais, si l’on peut concevoir que les femmes se défendent, il est plus rare qu'un homme se range à leurs côtés, d’où le jugement péjoratif qu’il pressent : « on ne manquera pas de regarder le sentiment contraire comme un paradoxe singulier. »
Les causes de l'erreur
C’est par le moyen d’une hypothèse que Poulain de La Barre dégage les deux causes de l’erreur représentée par le préjugé : « si les hommes étaient plus équitables et moins intéressés dans leurs jugements. » Elle vient donc à la fois d’un manque de justice dans la répartition des droits, et d’une volonté égoïste de pouvoir, ce que reprend la négation restrictive dans l'accusation : « on n’a parlé jusqu’à présent qu’à la légère de la différence des deux sexes, au désavantage des femmes ». Cette double cause d'erreur est répétée : pour le défaut de jugement, à travers la critique renforcée, « le peu de lumière et la précipitation » ; pour l’égoïsme, par la reprise du terme « intérêt » opposé à « désintéressement ». Une dernière cause d’erreur relève d’une forme de paresse intellectuelle : « ce qu’on en a cru sur le simple rapport d’autrui et sans l’avoir examiné. » N'est-il pas plus simple de ne pas réfléchir par soi-même, de se fier aveuglément au jugement d’autrui ?
Rétablir la vérité
Face à ce comportement blâmé, l’écrivain cherche à ramener ses lecteurs vers la vérité, à les éclairer, conformément à la volonté de ce « siècle des Lumières ». À travers des hypothèses rendues possibles par le choix lexical, il présente ce rétablissement de la vérité comme aisé à réaliser, puisqu’il ne dépend que d’un changement de regard : « Cependant il ne serait pas nécessaire pour l’établir, d’employer aucune raison positive, si… », « Il suffirait de les avertir… » Ces deux premières hypothèses ont pour but d’imaginer la remise en cause du préjugé « au désavantage des femmes », c’est-à-dire leur infériorité indiquée par le double comparatif : « les femmes sont moins nobles et moins excellentes que nous ». Par opposition, ressort l’orgueil du sexe masculin, croire que « le nôtre a quelque prééminence naturelle par-dessus le leur ».
Il invite alors ses lecteurs à prendre le contrepied, en établissant une gradation. D’abord il introduit un doute par l’interrogation indirecte avec l’adverbe qui appelle à éliminer une sorte de maladie : « pour juger sainement si… » ; ensuite il formule une injonction, « il faut y penser sérieusement », enfin il formule le résultat par le choix verbal, « renonçant à ce qu’on en a cru ». Or, l’affirmation qui ouvre le paragraphe, « Il est certain », transforme les verbes au conditionnel qui suivent en autant de certitudes, tandis que, dans la conclusion, l’adverbe soutient de façon catégorique la vérité, une égalité absolue des deux sexes : « il y a des raisons physiques qui prouvent invinciblement que les deux sexes sont égaux pour le corps et pour l’esprit. »
Deuxième partie : l’expression du préjugé (des lignes 21 à 36)
Le paragraphe suivant donne la parole au camp adverse, les hommes dont Poulain de La Barre rappelle longuement les affirmations.

Le rôle des femmes
Dans un premier temps, il généralise afin de montrer la force du préjugé porté par « chaque homme en particulier ». La seule restriction envisagée est une sorte de gêne, voire d’hypocrisie de celui qui hésiterait à formuler sa critique : encore faut-il « qu’il le veuille avouer sincèrement ». Le choix des temps dans l’hypothèse, « Si l’on demande ce qu’il pense des femmes en général », avec la principale insistante au futur, « il dira sans doute », annonce par avance la certitude du discours rapporté indirect. Enfin le rythme binaire, avec la double restriction négative, met bien en évidence cet égoïsme masculin, en plaçant en premier « elles ne sont faites que pour nous », puis le mépris, renforcé : « elles ne sont guère propres qu’à élever des enfants dans leur bas âge, et à prendre le soin du ménage ». Leur rôle se réduit donc au service de leur famille...
Nicolas Langlois, La Femme de ménage, XIIème siècle. Gravure, 26,9 x 17,7. BnF
Le mépris envers les femmes
Dans un second temps, Poulain de La Barre feint de se montrer objectif, en acceptant, par son hypothèse, d’atténuer le préjugé de certains adversaires, dont le superlatif fait l’éloge, qui admettraient la valeur des femmes : « Peut-être que les plus spirituels ajouteraient qu’il y a beaucoup de femmes qui ont de l’esprit et de la conduite ». Ils leur reconnaîtraient ainsi à la fois des aptitudes intellectuelles et un comportement moral, alors qu’il leur est souvent dénié..
Mais la structure de la fin du paragraphe, une longue période ternaire en gradation introduite par le connecteur « mais », détruit immédiatement, et avec force, ce jugement mélioratif :
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La première subordonnée, « si l’on examine de près celles qui en ont le plus, on y trouvera toujours quelque chose qui sent leur sexe », confirme le mépris envers les femmes en remettant au premier plan le préjugé.
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La deuxième repose sur une triple négation, « elles n’ont ni fermeté ni arrêt, ni le fond d’esprit qu’ils croient reconnaître dans le leur », qui pose l’accusation traditionnelle d’inconstance et de superficialité. Mais le verbe « ils croient » traduit à nouveau le sentiment orgueilleux de supériorité chez les hommes, cause de ce préjugé.
Leur exclusion
Ce long discours rapporté, en gradation, se termine en développant cette exclusion par une longue énumération d’infinitifs hypothétiques pour en donner des exemples, introduits par un mépris railleur : « ce serait une chose plaisante de voir une femme… » Ces infinitifs correspondent à tous les rôles essentiels à la politique intérieure d’un État :
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D’abord, il s’agit du système éducatif, d'« enseigner dans une chaire, l’éloquence ou la médecine en qualité de professeur » ; les hommes s'approprient donc de former les esprits… ce qui pérennise le préjugé.
Abraham Bosse, La Maîtresse d’école, vers 1638. Eau-forte, 25,5 x 32,4. BnF

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Vient ensuite le maintien de l’ordre, c’est-à-dire le soutien du pouvoir politique, donc la protection des hommes qui sont seuls à l’exercer : « marcher par les rues, suivie de commissaires, de sergents, pour y mettre la police ».
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Après le pouvoir exécutif est citée la défense des lois et leur vote : « haranguer devant les juges en qualité d’avocat, être assise sur un tribunal pour y rendre justice, à la tête d’un parlement ». Ainsi les hommes s’assurent de leur supériorité légale.
Enfin, après la politique intérieure, sont énumérés des exemples de la politique extérieure, la guerre et la diplomatie, les négociations avec les autres pays : « conduire une armée, livrer une bataille et parler devant les républiques ou les princes comme chef d’une ambassade. »
Troisième partie : la contre-argumentation (de la ligne 37 à la fin)

Le poids de la tradition
La fin de cet extrait est la réponse faite par Poulain de La Barre à ses adversaires. Pour lui, ils n’ont qu’un seul argument, l’ancienneté de cette image péjorative des femmes : « J’avoue que cet usage nous surprendrait, mais ce ne serait que par la raison de la nouveauté. » Il reprend, sous diverses formulations, l'idée que seule la tradition explique une telle conception. Cet argument est avancé par une hypothèse qui inverse la situation : « Si en formant les états et en établissant les différents emplois qui les composent, on y avait aussi appelé les femmes, nous serions accoutumés à les y voir, comme elles le sont à notre égard. »
Pénélope tisse en attendant Ulysse, 440 av. J.-C. Tasse en céramique
Elle est soutenue par un exemple imagé, « et nous ne trouverions pas plus étrange de les y voir sur les fleurs de lys, que dans les boutiques », qui remplace l’occupation traditionnellement attribuée aux femmes, aller « dans les boutiques », par un rôle actif sous la monarchie dont le « lys » est l’emblème.
La destruction du préjugé
Une seconde hypothèse accentue la contestation de cet argument adverse, une destruction du préjugé par le superlatif : « Si on pousse un peu les gens, on trouvera que leurs plus fortes raisons se réduisent à dire que les choses ont toujours été comme elles sont, à l’égard des femmes ». Il appelle ainsi le lecteur à réfléchir sur l’absurdité de la conséquence alors tirée, qui fait de l’erreur du passé le fondement de l’avenir : « ce qui est une marque qu’elles doivent être de la sorte ».
Quant à la justification donnée, rejetée dans un irréel du passé, elle fait des hommes des juges suprêmes : « si elles avaient été capables des sciences et des emplois, les hommes les auraient admises avec eux. » Mais cette justification ne repose que sur un syllogisme que l’argumentation précédente a déjà dénoncé : 1- Les hommes sont plus sages que les femmes. 2- Or, ils les jugent inférieures à eux. 3- Donc, ils ont raison de leur interdire toute fonction publique. En fait, ce syllogisme repose sur une première affirmation totalement subjective, puisqu’elle repose précisément sur le préjugé…
CONCLUSION
Ce texte annonce déjà le siècle des Lumières : comme le feront les "philosophes", Poulain de La Barre entreprend de lutter contre les préjugés, en dénonçant nettement l’erreur de ceux qui prônent l’infériorité de la femme par rapport à l’homme. En cela, les hommes se comportent à l’égard des femmes comme les Européens face aux peuples primitifs, méprisés et asservis. Il rejoint aussi les objectifs de Françoise de Graffigny, à travers les critiques de son héroïne. En donnant pour sa part la parole aux hommes certains de leur supériorité, il montre le peu de valeur de leur argumentation, pour inverser le regard des lecteurs en faisant appel à leur raison et pour les ramener ainsi à la vérité, l’égalité naturelle entre tous les êtres humains.
De plus, il s’inscrit dans l’évolution du XVIIème siècle qui, dans la lignée des Précieuses, accorde un rôle croissant aux femmes, éduquées, cultivées, ce dont témoignent déjà les salons dans lesquels elles reçoivent auteurs et artistes. Mais, bien qu’il ait été traduit et diffusé, son ouvrage sera loin de réussir à faire taire les discours, médicaux, juridiques, moraux, et religieux qui infériorisent la femme, jugée à la fois dangereuse, et trop faible, incapable par sa nature même de faire preuve de raison. Cependant, il est frappant de constater que son affirmation, alors novatrice, « L’esprit n’a pas de sexe » sert d’épigraphe à l’essai de Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, considéré comme fondateur, en 1949, de la réflexion féministe.
Abraham Bosse, « Les Vierges folles s’entretiennent des plaisirs mondains », 1633. Eau-forte, 26 x 33. BnF

Voltaire, Mélanges, pamphlets et œuvres poétiques, « Femmes, soyez soumises à vos maris », 1759-68, de « L’abbé de Châteauneuf… » à madame la maréchale. »
Pour lire l'extrait
Inséré dans les Mélanges, pamphlets et œuvres politiques de Voltaire, ce texte s’inscrit dans la lignée des premières revendications formulées par les Précieuses au XVII° siècle, notamment autour du droit des femmes à l’éducation, auquel un philosophe des "Lumières", tel Voltaire, ne pouvait pas rester indifférent. De plus, en mondain qu’il est, Voltaire a fréquenté les salons, le plus souvent dirigés par des femmes lettrées et émancipées, et, à l’époque où il compose ce texte, exilé au château de Cirey où séjourne aussi Françoise de Graffigny, il partage la vie d’Émilie du Châtelet, modèle des femmes cultivées de son temps. Elle aurait pu, en effet, prononcer les propos que Voltaire prête à son personnage, la Maréchale de Grancey face à l’abbé de Châteauneuf, à partir de la citation de saint Paul, tirée de « l’Épître aux Ephésiens », qui lui sert de titre. En cela, il rejoint les réflexions critiques prêtées par Françoise de Graffigny à son héroïne péruvienne qui observe le mépris masculin à l’égard des femmes et en analyse les causes. Les deux protagonistes de ce dialogue fictif appartiennent au XVII° siècle, l’une étant morte en 1694, l’autre en 1704, recul temporel qui offre à Voltaire une totale liberté pour les faire s’affronter sans craindre la censure. Comment Voltaire défend-il les revendications des femmes contre les inégalités qu’elles subissent ?
Première partie : le refus de la tradition religieuse (du début à la ligne 25)
La critique de saint Paul
En reprenant cette citation de saint Paul qui l’indigne, la Maréchale dénonce la tradition religieuse, et de façon très irrespectueuse, en mentionnant un « livre qui traînait » et « quelque recueil de lettres » pour qualifier des épîtres auxquelles l’Église catholique accorde la valeur de textes sacrés. La réaction indignée de l’abbé souligne d’ailleurs ce sacrilège : « Comment, Madame, savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul ? » Mais cela ne l’empêche pas de récidiver en parlant très familièrement de celui qui est un des "Pères de l’Église" : « Il ne m’importe de qui elles sont ; [...] votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. » Tout en le traitant avec mépris d’« impoli », elle s’implique personnellement, en comparant ce saint à son mari, « Jamais Monsieur le maréchal ne m’a écrit dans ce style », ce qui fait de lui un homme bien ordinaire qu’une femme peut combattre. De même le ton du commentaire qui suit son hypothèse, « Encore s’il s’était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre », banalise cet apôtre, tout comme, après son hypothèse, « si j’avais été la femme d’un pareil homme », l'expression empruntée au langage populaire familière pour expliquer qu’elle lui aurait montré la vengeance possible d’une femme insoumise : « je lui aurais fait voir du pays ».

La révolte d'une femme
Ainsi sa réaction, « j’ai jeté le livre », rejette d’emblée la conception religieuse d’une infériorité de la femme qui conduit à exiger d’elle le respect et une absolue obéissance, comme le prouve son indignation, d'abord dépeinte physiquement, « rouge de colère », puis marquée par sa reprise exclamative de la phrase de saint Paul avec l’adjectif « soumises », par sa question qui semble interpeller saint Paul lui-même : « Et pourquoi soumises, s’il vous plaît ? », ou encore par l’ordre, « Obéissez », lancé à la fin du paragraphe. Voltaire lui prête ensuite un vibrant plaidoyer en faveur des femmes, auxquelles elle attribue le statut de victimes, en passant du pronom « je » de son indignation personnelle à une vision collective par l’emploi du « nous » : « Sommes-nous donc des esclaves ? »
À cette question rhétorique, elle répond en invoquant trois arguments de refus :
D’abord, à partir de son exemple personnel, elle rappelle que le contenu de la promesse échangée lors du mariage n'exige aucune soumission : « nous nous promîmes d’être fidèles,[...] ni lui ni moi ne promîmes d’obéir ». Mais, aussitôt après, cette promesse est plaisamment réduite à néant, ce qui dévalorise, de ce fait, la valeur sacrée du mariage : « je n’ai pas trop gardé ma promesse, ni lui la sienne ». La maréchale assume donc, sans la moindre gêne devant un abbé, son libertinage, en suggérant que bien d’autres femmes peuvent faire de même.

Abraham Bosse, Le mariage à la ville : l’accouchement, 1633. Eau-forte, 26,1 x 33,3. Musée Carnavalet, Paris
Puis, contredisant le rôle traditionnel attribué à la femme, elle s’appuie sur une image péjorative de la maternité renforcée par les interrogations oratoires nombreuses, et par l’anaphore de « N’est-ce pas assez ». La Maréchale développe une vision audacieuse, même si, par bienséance, elle utilise des périphrases pour énumérer, en gradation, tous les inconvénients d’être une femme qu’elle reprend à son compte : les femmes sont « sujette[s] tous les mois à des incommodités très désagréables », la grossesse devient « une maladie de neuf mois, qui quelquefois est mortelle », idée reprise par « la suppression d’une de ces douze maladies par an […] capable de me donner la mort », enfin l’accouchement se fait dans « de grandes douleurs ». N’oublions pas le nombre de femmes qui, faute d’une élémentaire hygiène et d’un suivi médical sérieux, mouraient en accouchant au XVIII° siècle !
La dernière touche ajoutée à ce triste tableau est le rappel de la minorité juridique de la femme, qui n’a pas le droit de gérer ses biens, ni même de garder un héritage : ainsi un fils pourra la « plaider quand il sera majeur », c’est-à-dire la dépouiller de tout. Le statut de la femme n’est donc guère enviable à cette époque…
Deuxième partie : l’égalité revendiquée (de la ligne 26 à la fin)
Sur le plan physique
La seconde partie du texte insiste sur sa revendication d’une égalité entre l’homme et la femme, et d’abord sur le plan physique. Elle reconnaît, bien sûr, que les deux sexes ont « des organes différents », mais elle prête la parole à la « nature » elle-même – donc, implicitement, à son créateur – pour refuser l’idée que cela impliquerait l’infériorité des femmes, donc leur soumission à un époux : « Certainement la nature ne l’a pas dit », « elle n’a pas prétendu que l’union formât un esclavage. » Bien au contraire, elle fait de cette différence physique une complémentarité, un avantage utile aux deux sexes, qui rétablit l’égalité : « en nous rendant nécessaires les uns aux autres ».
Elle ridiculise ensuite la prétention masculine à la domination fondée sur l’infériorité physique de la femme en recourant à l’ironie, en reprenant la phrase d’Arnolphe, tirée de L’École des femmes de Molière, quand il explique à la jeune Agnès les lois du mariage : « Du côté de la barbe est la toute-puissance ». Sa colère peut ainsi exploser, soutenue par l’antiphrase exclamative (« Mais voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! »), par l’interjection, « Quoi ! », et l’interrogation rhétorique. En mettant l’accent sur ce seul détail physique, elle rapproche l’homme de l’animal, ce qui est loin de le rendre supérieur : « parce qu’un homme a le menton couvert d’un vilain poil rude, qu’il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse ? »

La leçon à Agnès : mise en scène de L’École des femmes avec D. Auteuil et L. Thibault. Théâtre de l’Odéon, 2008
En fait de force physique, elle procède ensuite à une réduction progressive, en passant des « muscles plus forts que les nôtres » à l’usage dérisoire que les hommes en font : « ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué ». L’homme apparaît ainsi comme uniquement occupé à se battre, faisant preuve d’une violence irraisonnée qu’elle dénonce plaisamment : « j’ai peur que ce ne soit là l’origine de leur supériorité. »
Sur le plan intellectuel
Puis une fois rétablie une forme d’égalité physique, elle revendique l’égalité intellectuelle, en détruisant l’argument masculin par la connotation péjorative des verbes qui le présentent : « Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, se vantent d’être plus capables de gouverner ».

Pour répondre à cette affirmation masculine, elle part du plus haut de l’État, « je leur montrerai des reines qui valent bien des rois », puis pose un exemple, celui de la « princesse allemande », rappel de l'origine de l'impératrice Catherine II de Russie. Voltaire a toujours témoigné de son admiration pour elle, comme en témoignent les cent quatre-vingt-dix-sept lettres échangées avec elle depuis septembre 1763, estime réciproque d’ailleurs car, à la mort de l’écrivain, Catherine II acquiert sa bibliothèque. D’où son énumération élogieuse, soutenue par la récurrence du déterminant : elle « se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets heureux, […] dirige toutes les affaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et […] répand autant de bienfaits qu’elle a de lumières. »
Fedor Rotokov, Portrait de Catherine II de Russie, 1763. Huile sur toile, 155,5 x 139. Galerie Tretiakov
L'idéal des "Lumières"
Ainsi Voltaire fait de l’impératrice l’idéal du monarque "éclairé" cher au siècle des "Lumières", puisqu’elle unit en elle la force physique et intellectuelle : « Son courage égale ses connaissances ». En rapportant ce modèle à une femme, comme le formule l’hypothèse de son héroïne, « Pour moi, si j’avais un État à gouverner, je me sens capable d’oser suivre ce modèle. », Voltaire, en homme de son temps, insiste sur la condition indispensable ; il suffit d’augmenter ses connaissances, de lui fournir une véritable instruction.
La fin du texte relance alors la critique religieuse avancée au début. Ce blâme de l’éducation donnée aux femmes dans les couvents est soutenu par le lexique très péjoratif pour qualifier les enseignant/es, et le chiasme au centre duquel figure le résultat négatif : « aussi n’a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu’il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu’il faut apprendre. »
Le rappel final de l’adversaire, l’abbé de Châteauneuf, apporte une caution à toute cette argumentation critique d’une Église qui fait tout pour maintenir la femme dans son état d’infériorité, considéré comme originel. Mais il n’est, en fait, que la représentation du lecteur, adversaire que Voltaire veut convaincre, ce que met en valeur la dernière phrase de l’extrait.

Antoine Cosme Giraud, illustration de La Religieuse de Diderot, 1796. Musée des Beaux-Arts, Boston
CONCLUSION
Le discours de la Maréchale représente donc une critique virulente des abus des hommes, jugés coupables de vouloir faire des femmes leurs « esclaves », et, parallèlement, elle se fait l’avocat des victimes, pour leur rendre justice en leur redonnant des droits que son argumentation va s’employer à légitimer. Cet extrait rejoint les critiques formulées par l’héroïne des Lettres d’une Péruvienne quand elle découvre les réalités du couvent et dans la longue lettre qui dénonce l’éducation des filles. Il résume bien les premières luttes féministes, en associant l’idée d’égalité à une lutte contre la tradition religieuse, qui fait de la femme une pécheresse descendant d’Ève, et à une revendication en faveur de l’éducation. Il est aussi très représentatif de l’ironie voltairienne, ici dans un dialogue fictif qui, plus vivant, accentue la force de la critique. Les personnages n’y sont que des porte-parole des camps qui s'opposent, mais le fait de déléguer son rôle à une femme rend l’argumentation plus crédible en obligeant le lecteur à changer de point de vue sur la condition féminine.
Exposé : Les femmes dans la révolution
Pour préparer l'exposé
Les luttes entreprises sous l’Ancien Régime pour modifier le regard masculin porté sur les femmes ont installé dans les esprits l’idée d’une égalité de nature et des droits entre les deux sexes. Tant par des femmes lettrées que par des écrivains des "Lumières", les abus ont été dénoncés, la soumission au sein du couple a été refusée, mais il n’est pas encore question qu’elles puissent exercer des droits politiques… La révolution va faire évoluer encore cette situation, d’où l’intérêt de cet exposé, d’une part pour montrer le rôle alors joué par les femmes, d’autre part pour présenter Olympe de Gouges, une femme emblématique du combat mené par les « citoyennes ».
Lectures cursives : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791, deux extraits
Premier extrait : « Les droits de la femme »
Le premier paragraphe
Il met en place une adresse directe à l’adversaire, interpellé et tutoyé comme en une sorte de revanche du sexe « opprim[é] : « Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ». Les questions brutales, « Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? », constituent une violente remise en cause et conduisent à une suite d’injonctions : « Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet empire tyrannique. » Elles introduisent l’argument principal, religieux qui dénie ironiquement à l’homme sa prétendue puissance : la création n’offre aucun exemple de cet « empire tyrannique » qu’il exerce par lui sur les femmes.
Pour lire les deux extraits

Le deuxième paragraphe
L’énumération passe en revue tous les exemples de l’égalité naturelle entre les deux genres, et conduit à une conclusion qui souligne, par l’anaphore, leur complémentarité au sein de la création : « Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel. »
Le troisième paragraphe
Il clôt le texte en lançant une violente accusation contre le pouvoir masculin, usurpé : « L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. » L’énumération dresse ainsi un portrait très péjoratif de l’homme, qui trahirait, par ses abus, les idéaux des Lumières : « Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus crasse, il veut commander en despote ». Olympe de Gouges conclut en justifiant la revendication des femmes, « un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir de la révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus. »
Cette brève interpellation, au ton polémique, annonce sa volonté d’attribuer aux femmes les mêmes droits que ceux encore réservés aux hommes dans la Déclaration de 1789, qu’elle s’apprête à féminiser.
Second extrait : début du « Postambule »
Cette adresse à son adversaire, l’homme, est suivie de la reprise des articles de la Déclaration de 1789 dans laquelle Olympe de Gouges fait œuvre polémique en introduisant ses propres analyses et réflexions sur les droits à accorder aux femmes.
Dans le « Postambule », c’est aux femmes qu’elle adresse un vibrant appel. Comment procède-t-elle pour les inciter à la conquête de leurs droits ?
L'appel lancé (des lignes 1 à 4)
La destinatrice est apostrophée en amorce du texte pour attirer son attention, tout en créant, par le tutoiement, une relation familière avec elle. Le verbe imagé, « réveille-toi », lance une injonction qui sous-entend un long sommeil précédent. D’où l’appel soutenu par la métaphore du « tocsin », encore amplifié par l’indice spatial, « dans tout l’univers », alarme pour pousser au combat : « reconnais tes droits ».
Elle fait ainsi appel à la raison, principe clé du XVIIIème siècle, en insistant sur l’opposition entre deux époques, l’ancien régime et la révolution :
-
L'époque de la monarchie absolue est critiquée par une énumération péjorative, « environné[e] de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges », avec une image, « tous les nuages de la sottise et de l’usurpation » illustrant des temps obscurs dont la raison est absente et où règnent une injuste appropriation de droits illégitimes.
-
Les acquis de la révolution sont illustrés par une allégorie, « Le flambeau de la vérité » qui fait écho à l’appellation du XVIIIème siècle, "siècle des Lumières", en remettant au premier plan l’égalité naturelle de tout être humain, quel que soit son genre.
Le bilan de la révolution (des lignes 5 à 11)
La question posée aux femmes, « Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? », poursuit l’opposition entre les deux époques, toujours dans la volonté, affirmée par son invocation lyrique, de leur ouvrir les yeux : « Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? »

Elle tire, en effet, un bilan contrasté de la révolution. Elle reconnaît un acquis essentiel, la liberté, mais qui a été réservé à l’homme. La lutte « pour briser ses fers » a permis le succès : il est « devenu libre ». Mais, alors même qu’il a eu « besoin des femmes » qui ont partagé cette lutte, « il est devenu injuste envers sa compagne ». De ce fait, les femmes ont même perdu l’« empire », tout limité qu’il était, donné par leur séduction qui profitait du désir masculin, « Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes. », et les comparatifs de supériorité, « Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé », montrent que leur situation a empiré. D’où la conclusion qui, réponse brutale à la question rhétorique, « que vous reste-t-il donc ? », insiste sur la contradiction entre les principes affichés par les révolutionnaires et leur application concrète.
Jean-François Janinet, « Les femmes de Versailles siégeant à l’Assemblée nationale au milieu des députés ». Gravure, BnF
L'appel à la lutte (de la ligne 11 à la fin)
À ce constat négatif, Olympe de Gouges oppose un appel au combat, « La réclamation de votre patrimoine », avec un lexique qui renvoie à un héritage des « pères », donc légitime. L’argument souligne cette légitimité, « fondé[e] sur les sages décrets de la nature », supérieure puisque ses lois précèdent celles des hommes.
La destruction des objections adverses
Cependant, les femmes ont du mal à se révolter, d’où les verbes principaux des deux questions rhétoriques qui formulent cette hypothèse, « qu’auriez-vous à redouter », « Craignez-vous », auxquels elle oppose l’éloge du combat : « une si belle entreprise ». Elle entreprend alors de détruire la thèse adverse, celle des hommes, qui repose sur le poids accordé à la religion, lancé à partir de l’épisode des noces de Cana relaté dans l’évangile de Jean. À Marie, lui signalant le manque de vin, la réponse du Christ, « Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n’est pas encore venue. » était, en effet, interprétée par l’Église comme la preuve d’une différence totale de nature entre la femme et l’homme.
Mais, en reprenant cet épisode, elle fait preuve d’une ironie qui lui ôte toute valeur. Déjà, elle fait preuve d’irrespect en traitant de « bon mot », donc de plaisanterie, une phrase du Christ, qualifié, lui, de « législateur », donc humanisé, mis sur le même plan que les députés, les « Législateurs français ». Puis, par l’image familière, elle nie le lien entre la monarchie, dite de droit divin, et la religion : « cette morale longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison », car détruite par la révolution. Enfin, à la fin du dialogue fictif, elle propose aux femmes une réponse qui inverse la soumission aux hommes en affirmant leur nature semblable : « – ‘‘Tout’’, auriez-vous à répondre. »
Les armes du combat
Pour encourager les femmes à la résistance, elle brosse un portrait très péjoratif des hommes en les accusant de « faiblesse », ce que prouvait leur comportement amoureux de « serviles adorateurs rampant à [leurs] pieds », d’« inconséquence », donc de manque de logique, enfin de « vaines prétentions de supériorité », car le maintien de leur pouvoir sur les femmes, en fait, les rassure.
Face au pouvoir masculin imaginé, « S’ils s’obstinaient », par opposition, elle associe les multiples injonctions, « opposez », « réunisssez-vous », « déployez », aux qualités féminines qu’elle valorise. Elle mentionne d’abord le principe fondamental du "siècle des Lumières", « la force de la raison », illustrée par une métaphore militaire : « les étendards de la philosophie ». Elle y ajoute deux idées, d’abord que l’union fait la force, puis ce qui relève de la nature même des femmes, que la vie oblige à de multiples efforts : « l’énergie de votre caractère ».
Chérieux, Club des femmes patriotes dans une église, 1793. Aquarelle, 40,8 x 54,5. BnF

Le succès promis
À la fin du texte, pour renforcer son appel, le futur leur garantit le succès, rapide, « vous verrez bientôt », apportant une double transformation :
celle des hommes : La négation insistante « non », remplace leur asservissement à la femme aimée, idolâtrée, par une religion plus noble qui leur rend leur dignité : « fiers de partager avec vous les trésors de l’Être suprême », appellation lors de la révolution du créateur qui offre à tout humain sa création.
celle des femmes, auxquelles, au lieu qu’elles restent persuadées de leur infériorité, imposée par des « barrières », elle promet, par la négation restrictive, « il est en votre pouvoir […] vous n’avez qu’à le vouloir », et par le choix du verbe, « affranchir », la certitude de sortir de ce qui est posé comme un esclavage.

Pour conclure
Cet extrait développe un triple blâme. D’abord, il vise les pouvoirs de l’Ancien Régime, notamment la religion, qui a maintenu les femmes dans la soumission. Puis, les révolutionnaires sont accusés d’avoir trahi les idéaux mêmes pour lesquels ils se sont battus, et la Déclaration qu’ils ont promulguée en 1789, dont le premier article proclame : « « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Ils posent une théorie dans la loi, mais ne l’appliquent pas puisqu’ils refusent d’accorder aux femmes les mêmes droits de citoyenneté qu’à eux. Enfin elle reproche aux femmes elles-mêmes leur peur de la résistance de leurs adversaires.Ainsi, elle fait appel à la raison pour obliger ses lecteurs et lectrices à changer de regard en les invitant à mettre en œuvre les principes qui vont devenir la devise républicaine : liberté, égalité et fraternité.
Jean-Louis Bocquet et Catel, Olympe de Gouges, 2016. Bande dessinée
Comme ses prédécesseurs qui critiquaient le sentiment de supériorité des Européens envers les peuples indigènes asservis, Olympe de Gouges rappelle que tous les êtres humains partagent une même nature en appliquant ce principe à cet autre esclavage qu’est la condition féminine.
Conclusion du parcours
Bilan sur les textes étudiés
Quand l’Europe regarde le « nouvel univers »
Les extraits de Bartolomé de Las Casas, de Léry et de Montaigne, ont montré à quel point les cultures indigènes, ce "nouveau monde" dit "barbare", ont pu choquer, voire effrayer les Européens, confrontés à des risques lors de la conquête. Mais ils ont su aussi, en mesurant les différences avec les réalités européennes, changer de point de vue. Ainsi nous avons constaté un double mouvement :
-
l’éloge d’une nature bienveillante et de ces peuples dont est soulignée la « naïveté si pure et si simple », comme le dit Montaigne ou le montre l’épisode cocasse relaté par Léry. Est alors ranimé le mythe antique de "l’âge d’or", dépeint chez Ovide dans le livre I des Métamorphoses, qui se poursuit dans l’image biblique du "paradis terrestre".
-
une auto-critique par la prise de recul sur les abus de cette conquête, les violences et les massacres qu’elle a provoqués. Ainsi la suprématie de l’Europe commence à être remise en cause, au moins sur le plan moral.
Quand le « nouvel univers » regarde l’Europe
Si les premiers regards des peuples indigènes sur leurs conquérants datent du XVIème siècle, présentés par exemple par Léry et Montaigne, c’est au XVIIIème siècle, alors que reprennent les expéditions lointaines, telle celle de Bougainville, et que la France découvre l’exotisme, avec le faste des ambassades comme celle du sultanat turc ou la traduction des Mille et une Nuits, entre 1704 et 1709, qu’à nouveau la littérature propose non seulement des récits de voyage, mais des œuvres de fiction dont les héros sont des "sauvages" transportés dans la société française, comme le Siamois de Dufresny, les Persans de Montesquieu, le Huron de Voltaire… Quand ceux-ci à leur tour découvrent les mœurs de cette société jugée "civilisée", l’imagination des auteurs, inscrits dans ce "siècle des Lumières", en profite pour faire sourire de leurs réactions et, surtout, pour formuler leurs propres critiques et proposer leurs idéaux. Le personnage porte, en effet, un regard neuf sur la société que le lecteur connaît tellement bien qu’il ne l’observe plus, et il pose de multiples questions. L’auteur attire ainsi l’attention sur les préjugés, les injustices sociales, et il relativise les coutumes, mais aussi, de façon plus audacieuse, les réalités et traditions politiques, économiques et religieuses. Deux mouvements se distinguent alors :
Beaucoup d’auteurs font appel d’abord à la raison, faculté universellement partagée, pour convaincre des erreurs de leur siècle, en cherchant aussi, par le recours à la tonalité polémique, à provoquer l’indignation, tout en divertissant leurs lecteurs, tel Voltaire dans L’Ingénu par son ironie ou le comique. Ils dénoncent dans le but d’"éclairer" leur public, afin de lutter contre l’intolérance, contre tous les fanatismes et toutes les violences, pour les remplacer par des valeurs humanistes, la liberté, l’égalité, la fraternité entre tous les êtres.
D’autres associent le rejet des abus de leur société à une autre forme d’idéal, celui développé par Rousseau, notamment dans les Discours sur les sciences et les arts (1750) et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Ainsi sa théorie fonde le mythe du "bon sauvage", qui offre un modèle de bonheur : dans l’état de nature dépeint par Rousseau l’homme primitif serait libre et heureux, tandis que la civilisation le corrompt.
Dans les deux cas, au-delà de l’idéal recherché, les auteurs se rejoignent pour poser, par l’intermédiaire du "regard" de leur personnage, une réflexion sur l’homme, afin de mieux définir ce qui ferait sa véritable dignité et les conditions institutionnelles propres à la lui assurer.
Un autre regard sur la condition féminine
Quand on replonge dans les temps antiques, si l’on excepte Sparte qui organise le rôle des femmes dans la cité, c’est le patriarcat qui règne, n’accordant aux femmes que les fonctions d’épouse et de mère, qu’elles exercent, par exemple à Athènes, essentiellement dans le gynécée, « l’univers » qui leur est réservé et les sépare de celui des hommes, citoyens qui, eux, ont le droit de participer à la vie politique sur l’agora, à remplir des fonctions religieuses ou culturelles.
Même si, dès l’antiquité, certaines femmes se distinguent, ou, comme au moyen âge, entreprennent de critiquer la soumission qui leur est imposée, c’est dans les salons mondains du XVIIème siècle que les Précieuses cherchent à revendiquer une égalité de « nature » et de droits avec les hommes et à changer le regard que ceux-ci portent sur cet « univers » féminin qui leur reste étranger. Certains écrivains les soutiennent dans leur lutte, soit directement comme Poulain de La Barre, soit à nouveau par un personnage qui sert de porte-parole, telle la maréchale de Grancey chez Voltaire. Au XVIIIème siècle, leur combat s'accentue, mais il est aussi nécessaire de changer le « regard » des femmes elles-mêmes, qui ont si bien intégré mentalement les préjugés qui les infériorisent, qu’elles hésitent à se révolter en les rejetant, ce que tente de faire Olympe de Gouges dans sa Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne.
Lectures cursives : pour prolonger la conclusion
Premier extrait : Émilie du Châtelet, Réflexions sur le bonheur, 1792
Pour lire les trois extraits
Indépendamment de son rôle aux côtés de Voltaire, même s’il a été important pour faire connaître les théories de Newton, Émilie du Châtelet (1706-1749) est une femme d’exception par l’intérêt qu’elle a porté aussi bien aux lettres, à la philosophie, qu’aux sciences, en dépassant les interdits de son temps, par exemple celui de participer aux conférences de l’Académie des Sciences de Paris, ou à des discussions dans les cafés parisiens : en 1734, elle s’habille même en homme pour entrer au café Gradot et discuter avec d’autres scientifiques.
Le bonheur est un des thèmes principaux du siècle des Lumières, qui ne l’envisage plus comme réservé à l’au-delà, dans le paradis, mais "hic et nunc", dans la société. Dans son essai, Réflexions sur le bonheur, l’originalité de Madame du Châtelet est d’aborder cette question avec le regard d’une femme.
Marianne Loir, Portrait d’Émilie Le Tonnelier de Breteuil, Marquise du Châtelet, vers 1748. Huile sur toile, 118 x 96. Musée des Beaux-Arts de Bordeaux

Le premier paragraphe
L’italique met en évidence une critique qui rejoint les luttes observées à propos des indigènes, méprisés car jugés "sauvages" : « Une autre source de bonheur, c’est d’être exempt de préjugés ». Comme Montaigne, puis tant d’autres après lui, et comme Poulain de La Barre, elle insiste sur l’erreur que représentent les « préjugés », en faisant appel, comme la plupart de ses contemporains, à la raison dont sont dotés tous les êtres humains : « Nous avons tous la portion d’esprit nécessaire pour examiner les choses qu’on veut nous obliger de croire ». Femme des "Lumières", elle fait l’éloge de l’entreprise philosophique pour "éclairer" les lecteurs : « d’ailleurs dans ce siècle on ne manque pas de secours pour s’instruire ». Enfin, en tant que scientifique, elle s’en prend tout particulièrement, comme le fait son ami Voltaire, aux préjugés religieux, ce qu’elle nomme péjorativement « la superstition » qu’elle dénonce avec force : il n’y en a « aucun qui influe autant sur notre bonheur et notre malheur que ceux de la superstition ». En terminant ce paragraphe par la même définition du « préjugé » que celle développée par Poulain de La Barre, elle insiste sur sa dénonciation, condition primordiale du bonheur à ses yeux : « L’erreur ne peut jamais être un bien, et elle est sûrement un grand mal dans les choses d’où dépend la conduite de la vie. »
Le second paragraphe
En revanche, l’affirmation au début du second paragraphe, « Il ne faut pas confondre les préjugés avec les bienséances », peut surprendre, si l’on pense au « regard » de Zilia, héroïne de Françoise de Graffigny, sur les comportements observés lors de ses visites. Alors que Zilia en souligne l’aspect superficiel et hypocrite, Émilie du Châtelet approuve ces règles de politesse en société : « Il ne faut pas confondre les préjugés avec les bienséances ». Elle justifie ensuite cette distinction, en considérant qu'elles « ont une vérité de convention », car elles permettent un fonctionnement harmonieux de la société, qu’elles organisent « selon les états, les âges, les circonstances ». Ainsi, elle en fait une condition primordiale au bonheur, « quiconque prétend au bonheur, ne doit jamais s’en écarter », jusqu’à en faire même « une vertu », en leur prêtant une valeur morale.
On est donc loin de la façon dont bien des auteurs, à commencer par Voltaire dans L’Ingénu, ridiculisent des comportements adoptés par respect des « bienséances ». Peut-être, en tant que femme, y voit-elle une protection contre les abus de certains comportements masculins, qui voient encore dans les femmes des proies à conquérir...

Claude Lévi-Strauss, en conférence à l'Unesco, 1971
Deuxième extrait : Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », Conférence à l’Unesco, Paris, le 22 mars 1971n autre regard sur la condition féminine
L’intérêt pour les peuples primitifs, qui remonte aux grandes découvertes du XVIème siècle, dont Montaigne donne la preuve, puis à l’approche exotique, encore très européocentriste, prend une dimension plus scientifique au XIXème siècle, en lien avec la politique de colonisation européenne, qui remplace le voyage et le court séjour par une longue occupation, militaire, commerciale, religieuse... Au début, il s’agit encore de justifier l’exploitation coloniale, d'où l’importance d'abord prise par la notion de "race", peu à peu remise en cause. L'ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) contribue à cette réflexion par ses études comparatives et explicatives des caractères culturels des peuples primitifs longuement observés.
Mais cet extrait de la conférence donnée à l’Unesco à Paris le 22 mars 1971, peut surprendre car il revient sur l’appel à la fraternité lancé par tant d’auteurs souhaitant détruire les préjugés qui causent le mépris et l’exploitation des peuples dits « sauvages ».
Le premier paragraphe
L’extrait s’ouvre sur la remise en cause de l'idéal de tant d’écrivains avant lui, présenté péjorativement comme une illusion : « Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité régneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. » Pour lui, ce souhait repose sur une contradiction insurmontable entre des valeurs aussi différentes que celle qui entrent en contact, ce qui l’amène à conclure de façon catégorique à la nécessité d'en rester éloigné pour préserver la force créative de chacune des deux cultures : « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation. » Il alerte ainsi ceux qui se sont laissés fasciner par la découverte d’une autre civilisation aussi bien les indigènes transportés en Europe, admiratifs parfois comme les Persans de Montesquieu, le Siamois de Dufresny ou Zilia à l'opéra chez Françoise de Graffigny, que les Européens fascinés, eux, par la simplicité ou la beauté d’un monde encore proche de la nature : « on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent », affirme-t-il. La fin du paragraphe souligne donc son souhait d’arriver à établir un équilibre entre la nécessité de s’enrichir mutuellement car « la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent », et l'acculturation qui risquerait d'amoindrir les différences « au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité. »
Le second paragraphe
Sa réflexion l’amène à dépasser la critique, déjà ancienne, de l’intolérance et de la violence entre les peuples pour accentuer le danger du racisme, de ces « haines raciales » dont le XXème siècle a donné de nombreux exemples et dont il craint qu’elles ne s’accentuent encore davantage : « leurs causes sont beaucoup plus profondes que celles simplement imputables à l’ignorance et aux préjugés ». Pour lui, la cause profonde vient des conditions historiques qui ont mis des peuples si différents en contact – pensons à la colonisation souvent violente – et il en redoute la conséquence, inéluctable, l'implantation du racisme, un « régime d’intolérance exacerbée qui risque de s’instaurer demain, sans même que les différences ethniques doivent lui servir de prétexte. »
Mais, puisque tout vient du cours de l’Histoire, il doute, contrairement aux philosophes, humanistes du XVIème siècle ou aux philosophes des Lumières au XVIIIème siècle, de la possibilité de changer les mentalités : « nous ne pouvons mettre notre espérance que dans un changement du cours de l’histoire, plus malaisé encore à obtenir qu’un progrès dans celui des idées. »
L’approche ethnologique de Lévi-Strauss le conduit donc à être bien plus pessimiste dans la possibilité d’une fraternité fructueuse entre les peuples de culture très différente que ses prédécesseurs. On pourrait en déduire un éloge de la fermeture, d’un "chacun chez soi", selon le proverbe qui affirme : « pour vivre heureux, vivons caché ».
Troisième extrait : Michel Serres, Le Tiers-Instruit, 1991
Michel Serres (1930-2019) a marqué la philosophie contemporaine par son approche interdisciplinaire, liant les sciences exactes et les sciences humaines. Ainsi, il applique l’anthropologie des sciences et des techniques, objective car elle peut recevoir une reconnaissance collective, à la communication, notamment au numérique, à l’éducation, au numérique, qui se centre sur la subjectivité du sujet.
Le titre de son essai, Le Tiers-Instruit, paru en 1991, fait référence à sa théorie : tout être, né métis par ses gênes, s’instruit aussi par le métissage de ses apprentissages. Parmi les conditions qui favorisent un apprentissage diversifié, quel rôle joue la rencontre d’un « nouvel univers » ?

Michel Serres : l'universalisme dans le monde contemporain
Le premier paragraphe
Le verbe lancé au début de l’extrait, « Partir », correspond au souhait formulé par Michel Serres, dont il ne cache pas la première difficulté. Tout départ « exige un déchirement », une rupture à tout ce qui fonde l’identité initiale d’un être, cité dans une longue énumération qui dénonce à son tour les préjugés peu à peu construits : cela « arrache une part du corps à la part qui demeure adhérente à la rive de naissance, au voisinage de la parentèle, à la maison et au village des usagers, à la culture de la langue et à la raideur des habitudes ». Sous la forme d’une maxime négative, « Qui ne bouge n'apprend rien », il résume l’importance de cette rupture pour s’enrichir intérieurement, reprise ensuite par l’injonction qui interpelle son lecteur : « Oui, pars, divise-toi en parts. »
Le jeu sur l’homophonie signale cependant une seconde difficulté, se différencier de ceux avec lesquels on a grandi, donc être rejeté du groupe initial : « Tes pareils risquent de te condamner comme un frère séparé. » Il dépeint alors l’évolution de l’être originel, « unique et référé », c’est-à-dire clairement inscrit dans une culture, donc reconnaissable, qui finit par le rendre étranger à ses semblables : « tu vas devenir plusieurs, et parfois incohérent, comme l'univers, qui, au début, éclata, dit-on, à grand bruit. » La comparaison au "big bang" souligne la violence de cette rupture, mais n’empêche pas la reprise de l’injonction, « Pars », soutenue par la promesse récurrente à la fin du paragraphe : « et alors tout commence, au moins ton explosion en mondes à part. Tout commence par ce rien. » Il insiste ainsi sur la conséquence bénéfique. De même que « l’explosion » initiale a permis la création d’un univers d’une infini richesse, de même la rupture avec le "connu", quelque douloureuse que puisse être ce rejet provoquant un sentiment de vide, d’être réduit à un « rien » en se mettant « à part » de ses racines – nouveau jeu sur l’homophonie – est, à ses yeux, un enrichissement de soi, comme une multiplication d’univers intérieurs....
Le second paragraphe
Le second paragraphe affirme donc fortement l’importance du départ : « Aucun apprentissage n'évite le voyage. Sous la conduite d'un guide, l'éducation pousse à l'extérieur. » L’injonction se fait alors insistante, « Pars, sors », et est suivie d’une image qui suggère ainsi le rôle du voyage, une nouvelle naissance : « Sors du ventre de ta mère, du berceau, de l'ombre portée par la maison du père et des paysages juvéniles. » À nouveau, il ne masque pas les risques encourus, comme ceux des navigateurs qui partaient découvrir des terres lointaines : « Au vent, à la pluie : dehors manquent les abris. » Mais c’est pour lui, le seul moyen d’échapper aux préjugés, « Tes idées initiales ne répètent que des mots anciens », ce qu’illustre l’image oxymorique dans la phrase nominale : « Jeune : vieux perroquet. » Il conclut en revenant à l’étymologie du terme propre à la notion d’apprentissage : « Le voyage des enfants, voilà le sens nu du mot grec pédagogie. » Par association d’idée avec cette étymologie grecque, comment ne pas penser, dans sa conclusion catégorique, « Apprendre lance l’errance », au long voyage d’Ulysse relaté dans l’Odyssée, puis à celui de Télémaque accompagné de son guide, Mentor, une longue « errance » qui les a conduits à affronter bien des périls ? Mais ils rentrent à Ithaque avec un savoir enrichi.
Pour conclure
Ces trois extraits se rejoignent en reconnaissant les différences entre les cultures, et ils reprennent les critiques de leurs prédécesseurs contre les préjugés qu’elles induisent.
Mais les regards de ces auteurs diffèrent. Madame du Châtelet refuse de voir une forme de préjugés dans les « bienséances », qui sont pourtant un code social imposé… L’écart est encore plus grand entre Claude Lévi-Strauss qui invite à se méfier d’un contact avec un autre « univers » qui pourrait contaminer la culture initiale, la rencontre finissant par affaiblir les deux cultures, et Michel Serres. Lui, au contraire, sans minimiser le risque de cette ouverture sur des "univers" étrangers, une perte d’un "moi" originel, empli de certitudes, en fait une nécessité absolue pour permettre un véritable apprentissage.
Devoir d'écriture : dissertation
Pour voir une proposition de correction
SUJET : Dans le chapitre « Les Cannibales » de ses Essais, datant du XVIème siècle, Montaigne affirme : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » Ce jugement vous paraît-il justifié ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur l’œuvre étudiée, Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny, et sur les textes du parcours qui lui a été associé.
Analyse de la consigne
La première approche porte sur la formulation de la question : « Ce jugement vous paraît-il justifié ? » Elle ouvre la possibilité de répondre par "oui" ou par "non", ce qui implique la construction d'un plan dialectique, qui envisage ces deux réponses : une première partie reposera sur les arguments inverses de ceux qui seront finalement retenus dans une deuxième partie. Une synthèse peut être proposée dans une conclusion ou, pour les étudiants plus avancés, dans une troisième partie.
La réflexion prend comme point de départ la citation de Montaigne, ce qui exige une première définition du terme « barbarie » telle que peut la formuler un article de dictionnaire et, notamment, à partir de son étymologie et de son origine dans la Grèce antique. Puis on l'associera à la définition proposée par Montaigne, « ce qui n'est pas de son usage », en s'interrogeant sur ce qu'il entend par « usage », terme qui peut prendre un sens mélioratif, en renvoyant à la culture propre à une civilisation, mais aussi, souvent, le sens péjoratif de "préjugés".
Enfin, avant d'élaborer un plan, il est important de se constituer un "stock" d'exemples, donc de récapituler les acquis de l'étude de l’œuvre intégrale qui occupe une place prépondérante, mais dont les exemples cités peuvent être prolongés par les textes analysés dans le parcours associé.
Lecture personnelle : Julia Otsuka, Certaines n'avaient jamais vu la mer, 2011
Cette lecture offre un autre regard sur le contact entre des cultures totalement différentes, en prenant comme sujet l’émigration dans la première moitié du XXème siècle de Japonaises, pour beaucoup de très jeunes filles, destinées à épouser des Américains. Après une rapide présentation de la romancière, une fiche de lecture sera élaborée, proposant une analyse organisée selon trois approches :
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La comparaison entre le contexte spatio-temporel du roman et celui observé dans les textes étudiés : on notera les ressemblances, mais aussi les différences, de façon à préciser le jugement de la romancière sur le sort de ses personnages.
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À travers le portrait de quelques héroïnes, le choix du regard féminin sera commenté, ainsi que les effets qu’il produit sur le lecteur.
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On observera la façon dont chacune des deux cultures s’observe et se juge, en dégageant les points communs avec le roman de Françoise de Graffigny.
On conclura en portant une appréciation personnelle sur ce roman.
