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Parcours associé à Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686-1687 :
"Le goût de la science"

Présentation du corpus 

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Corpus
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Associé à l’œuvre de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, ce parcours pédagogique a pour objectif d’étudier la volonté de transmettre « le goût de la science » selon une approche historique. Après avoir posé une problématique pour le guider, il s’agit d’abord de mesurer l’héritage de Fontenelle, en remontant à l’antiquité gréco-romaine et surtout à la Renaissance puisqu’il dénonce le déni qui a pesé sur les théories héliocentriques. Ce choix d’un parcours chronologique implique le choix de recherches et exposés, destinés à présenter le contexte socio-historique et culturel propre aux auteurs abordés.

Sept explications linéaires, accompagnées de documents iconographiques, sont donc proposées, prenant comme point de départ l’humanisme de Rabelais. Puis trois explications sont consacrées à deux contemporains de Fontenelle et à un autre de ses essais, tandis que trois autres observent la façon dont la place accordée à la science s’est encore accentuée dans la littérature, d’où l’emprunt à cette époque pour la proposition de lecture personnelle. Ainsi ces explications, accompagnées de lectures cursives de documents complémentaires, permettent d’aborder différents genres littéraires qui ont favorisé la transmission de la science. Enfin, il a paru intéressant de prolonger ce parcours en le terminant par l’étude du genre littéraire qui se développe au XIXème siècle, la science-fiction.

Même si l’astronomie reste le domaine scientifique dominant dans ce parcours, il a été jugé nécessaire de l’élargir en envisageant plus largement le désir des écrivains d’insister sur la démarche rationnelle propre à la science. Mais plusieurs documents annexes invitent aussi à réfléchir au rôle qu’ont pu jouer d’autres arts, depuis la peinture jusqu’au cinéma. Bien sûr, il est impossible de prétendre à l’exhaustivité vu le temps imparti, mais il ne faut pas sacrifier une conclusion pour répondre à la problématique et amener à une réflexion personnelle par une dissertation.

L'enjeu du parcours associé : mise en place de la problématique 

Le programme officiel pose l’enjeu du parcours associé à l’œuvre de Fontenelle, Dialogue sur la pluralité des mondes : « le goût de la science ». Il renvoie au thème général, « la science », sans en déterminer un domaine précis. Étymologiquement, le mot « science » vient du latin "scientia" qui signifie simplement "connaissance", mais, sous l’influence du grec "ἐπιστήμη" (épistémè), il se spécialise en faisant référence au savoir théorique acquis sur un objet d’étude précis. À partir du XIIe siècle, les deux visions du mot se combinent. Il désigne d’abord le savoir-faire que donnent des connaissances. Puis, peu à peu, le terme se spécialise, en renvoyant à tout savoir fondé sur le raisonnement et confirmé par l’observation expérimentale. De plus en plus, il s’élargit, en dépassant la simple idée d’un savoir général pour se spécialiser dans différents domaines, en opposant les sciences dites "exactes" aux "sciences humaines", telles la philosophie, la théologie ou le droit.

Mais cet intitulé l’associe à un terme plus surprenant, « le goût », car il fait référence à un des cinq sens qui permet à un être de percevoir les saveurs alors même que « la science » relève, elle, de la vie intellectuelle

Mais cette formulation reste non verbale, ce qui nous oblige à préciser cette problématique en lien avec notre étude, celle d’une œuvre littéraire, sous la forme d’une question : la littérature peut-elle donner aux lecteurs le goût de la science ? Deux réponses sont alors possibles :

         Une réponse négative conduit à étudier ce qui ferait obstacle, à commencer par ce qu’exige la science, du moins toute science exacte, une démarche rigoureuse, rationnelle, qui implique, quand il s’agit de la prendre comme sujet d’écriture, un exposé didactique, qui risque fort de paraître indigeste à un lecteur non spécialiste, donc de le décourager. Surmonter cet obstacle, c’est ce que l’on nomme "vulgariser" pour réduire l'écart avec le lecteur et lui permettre de comprendre  ce savoir transmis. Mais n’y a-t-il pas, de ce fait, le risque de simplifier à l’excès ?

          Une réponse affirmative implique de chercher quelles raisons expliquent ce désir de transmettre ce « goût de la science », quels avantages en sont attendus, et comment y parvenir en surmontant les obstacles ; si l’on reprend le sens initial du mot « goût » pour former une métaphore liée à l’art culinaire, il s'agit de choisir quelles épices ajouter pour relever la saveur du sujet qui peut, a priori, paraître amer, c’est-à-dire quel genre littéraire choisir, quels procédés d’écriture mettre en œuvre pour séduire le lecteur.

Telle est la double approche retenue pour traiter ce parcours associé : chercher pourquoi et comment faire naître chez un lecteur l’intérêt et même le plaisir de mieux connaître la science. 

Le discours sur la science : un héritage ancien 

L’Académie de Platon, Ier siècle av. J.-C. Mosaïque, villa de Siminius Stephanus, Pompéi

Portraits des savants dans l’antiquité grecque

Dès le VIIème siècle avant J.-C. débutent, dans la Grèce antique, les premières recherches scientifiques, d’abord abstraites, avec les mathématiques par exemple pour Thalès de Milet, suivi un siècle après par Pythagore, puis plus concrètes avec, notamment, les atomistes qui étudient la structure du cosmos et de la matière, avant que ne se développe le questionnement biologique. Ils sont aussi les premiers à ouvrir le débat sur l’accès à la connaissance : est-il fondé sur la raison, comme le défend Platon reprenant les discours de Socrate et sa maïeutique, ou sur les sens comme le pensent les disciples d’Épicure ? Enfin, Aristote (384-322 av. J.-C.) fait de la science le fondement même de la philosophe, et aborde presque tous les domaines du savoir, mathématique, biologie, physique, mais aussi métaphysique, politique, logique, rhétorique, éthique. Il fixe ainsi – et pour longtemps – les principes de la connaissance.

L’Académie de Platon, Ier siècle av. J.-C. Mosaïque, villa de Siminius Stephanus, Pompéi
Héritage
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En lien avec le dialogue de Fontenelle, on s’intéressera plus particulièrement à l’astronomie et aux systèmes qui se mettent en place dans l’Antiquité, en lien, notamment, avec l’amélioration des observations et des voyages qui permettent d’’analyser mieux le cosmos, avec, au premier rang de ses savants, Hipparque (vers 190-vers 120 av. J.-C.). Il est intéressant de se reporter aux « portraits de savants », Pythagore, Platon, Aristote et Ératosthène, dont les conceptions sont présentées dans une remarquable exposition de la BnF.

Pythagore, XVIème siècle. Estampe – Hipparque dans son observatoire, XIXème siècle. Gravure - BnF

Une rupture du paradigme : de Ptolémée à Copernic et Galilée

Le parcours dans cet héritage antique permet de mieux comprendre la démarche de Fontenelle et son insistance, dès le premier entretien, sur l’importance de convaincre la marquise de la rupture produite par le changement de paradigme, du géocentrisme de Ptolémée à l’héliocentrisme posé par Copernic (1473-1543) et encore développé par Galilée (1564-1642).

Histoire de l'art :  Portrait de Ptolémée, astronome et géographe 

Il s’agit de la copie, réalisée au XVème siècle, d’un manuscrit du traité Cartographia, rédigé par Ptolémée vers 150. Le manuscrit original a été transmis en 1394 par un ambassadeur byzantin à la République de Venise, et de nombreuses copies en ont été réalisées, en Italie comme en France qui, outre la reproduction des cartes, présentent de riches enluminures.

Les deux miniatures qui figurent sur cette copie permettent de comprendre l’importance qu’a pu prendre le système de Ptolémée, et pourquoi l’héliocentrisme a été longtemps nié.

Pour voir un diaporama

Claude Ptolémée, astronome et géographe, copie du XVème siècle de Cosmographia, IIème s. av.J.-C. BnF

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Lecture cursive :  Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632

Pour lire l'extrait

Les thèses héliocentristes sont déjà connues, quand, à la demande du pape Urbain VIII, vers 1624, Galilée publie en 1532 à Florence le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, un débat entre trois personnages, Simplicio, partisan de la tradition héritée de Ptolémée et affirmée par Aristote, Salviati, porte-parole de l’héliocentrisme de Galilée, tous deux face à Simplicio, le non-initié qu’ils doivent convaincre. En cela la situation ressemble à Fontenelle face à son interlocutrice, une femme du monde. Ici, le dialogue porte sur un enjeu physique essentiel pour prouver l’héliocentrisme : la nature du mouvement, dans le cas d’une chute ou d'un  déplacement.

Une première expérience autour du géocentrisme

Pour prouver le géocentrisme

Dans le dialogue, Simplicio ne reste pas passif et tente de prouver que l’idée d’un mouvement du globe terrestre serait impossible car elle imposerait le mouvement de tout ce qui existe sur ce globe. Pour cela, il s'appuie sur l'observation d'une chute, en mentionnant « l'expérience si caractéristique de la pierre qu'on lance du haut d'un mât du navire : quand le navire est au repos, elle tombe au pied du mât ; quand le navire est en route, elle tombe à une distance égale à celle dont le navire a avancé pendant le temps de la chute de la pierre ; et cela fait un bon nombre de coudées quand la course du navire est rapide. [...] » La trajectoire de la pierre correspondrait donc à celle suivi par le bateau.

Salviati feint de prendre au sérieux son interlocuteur. Il reprend cette expérience en montrant comment, par déduction en l’inversant, elle est devenue une loi appliquée au globe terrestre : « Vous dites : quand le navire est à l'arrêt, la pierre tombe au pied du mât, et quand le navire est en mouvement, elle tombe loin du pied ; inversement donc, quand la pierre tombe au pied du mât, on en conclut que le navire est à l'arrêt, et quand elle tombe loin du mât, on en conclut que le navire est en mouvement ». Il pose ainsi une des preuves avancées par les tenants du géocentrisme : « comme ce qui arrive sur le navire doit également arriver sur la Terre, dès lors que la pierre tombe au pied de la tour, on en conclut nécessairement que le globe terrestre est immobile. »

Frontispice du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée, 1632. Institut et Musée d’Histoire de la Science

Frontispice du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée, 1632. Institut et Musée d’Histoire de la Science

Pour contredire le géocentrisme

La riposte de Salviati interpelle son interlocuteur, « Avez-vous jamais fait l'expérience du navire ? », pour l’appeler à ne pas croire ce qui est rapporté par autrui, mais à toujours vérifier une affirmation scientifique. La réponse négative de Simplicio permet d’’introduire la contradiction : « Que n’importe qui la fasse et il trouvera en effet que l'expérience montre le contraire de ce qui est écrit : la pierre tombe au même endroit du navire, que celui-ci soit à l'arrêt ou avance à n'importe quelle vitesse. » C’est d’ailleurs une allusion à l’expérience faite par Galilée lui-même faisant chuter deux corps compacts de masse différente du sommet de la tour de Pise, et constatant une même vitesse. Il refuse ainsi de cautionner la valeur de cette expérience pour prouver le géocentrisme : « Le même raisonnement valant pour le navire et pour la Terre, si la pierre tombe toujours à la verticale au pied de la tour, on ne peut rien en conclure quant au mouvement ou au repos de la Terre. »

Prolonger l’approche expérimentale (des lignes 22 à la fin)

D'autres expériences proposées

À son tour, Salviati propose une nouvelle expérience sur la nature du mouvement, en deux temps, d’une part des « petits animaux volants », pour observer leurs déplacements, d’autre part « des petits poissons » nageant dans « un grand récipient rempli d’eau », enfin « un petit seau » d’eau qui se « déverse goutte à goutte dans un autre récipient à col étroit que vous aurez disposé en dessous ». La coupure dans le texte supprime le constat, qu’il reprendra plus précisément plus loin. Mais il ajoute à cette expérience deux autres, des mouvements humains plus simples à réaliser, dont il pose aussitôt le résultat, des trajectoires identiques : « si vous lancez quelque objet à votre ami, vous ne devrez pas fournir un effort plus important selon que vous le lancerez dans telle ou telle direction, à condition que les distances soient égales ; et si vous sautez à pieds joints, comme on dit, vous franchirez des espaces semblables dans toutes les directions. » Il montre ainsi que rien ne viendra modifier le mouvement, toujours libres pour les animaux, toujours indépendant de ce qui peut le modifier, la force d’un geste ou l'ampleur d'un déplacement, qu'il soit d'un objet ou humain.

Les conclusions

Par son injonction, il complète l’expérience en introduisant le mouvement, celui qu’attribue à la terre l’héliocentrisme : « Faites se déplacer le navire à une vitesse aussi grande que vous voudrez ». Il en pose alors le résultat, affirmé avec certitude : « pourvu que le mouvement soit uniforme et ne fluctue pas de-ci de-là, vous n'observerez aucun changement dans les effets nommés, et aucun d'entre eux ne vous permettra de savoir si le navire avance ou bien s'il est arrêté ». Avec une série d’hypothèses, il énumère alors les constats pour chacune des expériences, tous identiques : le mouvement du support, celui du navire, ne modifie en rien les distances, n’influence en rien celui qui jette « quelque objet », ni les mouvements des autres êtres animés ; qu’ils volent ou nagent, ils restent indifférents : « on ne les verra jamais s'accumuler du côté de la cloison qui fait face à la poupe, ce qui ne manquerait pas d'arriver s'ils devaient s'épuiser à suivre le navire dans sa course rapide. »

POUR CONCLURE

Ainsi, il appartient au lecteur de conclure en appliquant ces expériences au mouvement de la terre tournant sur elle-même, qui permettent de réfuter une des preuves apportées dans le système de Ptolémée : si la terre tournait, tout ce qui est animé et tous les autres poids ne resteraient pas fixes et la chute ne resteraient pas perpendiculaire mais seraient déplacée en fonction de ce mouvement.

Mais cette théorie ne reçoit pas la caution de l’Église car elle remet en cause le récit biblique de la création du monde qui place la terre en son centre. L’inquisition fit subir un long procès à Galilée, qui, convaincu d'hérésie, fut contraint de se rétracter. Mais cela n’empêcha pas l’héliocentrisme de voir ses partisans se multiplier.

Explication : François Rabelais, Pantagruel, 1532, chapitre VIII : « Comment Pantagruel, étant à Paris, reçut lettres de son père Gargantua, et la copie d'icelles » 

Pour lire la lettre

Considérer le moyen-âge comme des "temps obscurs" est une erreur car, dès cette époque, il y a eu un intérêt pour la science, qu’elle vienne de l’antiquité gréco-romaine ou du monde arabe. En témoigne l’action du roi Charles V qui, durant son règne de 1364 à 1380, a soutenu les arts et les lettres, notamment en installant dans une des tours du Louvre une riche bibliothèque, la "Librairie royale", ouverte aux savants, et en commençant à vulgariser le savoir : il a fait traduire en français de nombreux ouvrages scientifiques et techniques, tels des traités d’astrologie et d’histoire, au premier rang desquels des textes d’Aristote qui règne en maître sur la puissante université de Paris.

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Illustration in Institution et administration de la chose publique, édition 1520

TX-Rabelais

Mais la Renaissance marque un double tournant, en raison, d’une part, des progrès multiples dans la connaissance, passage du géocentrisme de Ptolémée à l’héliocentrisme de Copernic et Galilée, développement de l’imprimerie, découverte du Nouveau Monde…, d’autre part d’un questionnement sur le rôle de la science et sur l’importance de la transmettre. C’est ce qu’illustre Rabelais dans la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel, paru dans le chapitre VIII de son roman, Pantagruel, paru en 1532. Comment ce père cherche-t-il à mettre en évidence ce que représente la science ?

L’idéal encyclopédique 

La lettre s’est ouverte sur un éloge des temps modernes, considérés comme supérieurs même à l’antiquité, car le savoir est accessible à tous : « ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, il n’était aussi facile d’étudier que maintenant. »  et les progrès des connaissances sont considérables. D’où le verbe choisi « je t’admoneste » qui introduit les conseils insistants de ce père énumérant les contenus de l’apprentissage souhaités.

Les langues anciennes

En premier lieu figure l’intérêt porté par les humanistes du XVI° siècle aux langues anciennes, énumérées, dont la connaissance, sans oublier l’arabe – par exemple pour lire Averroès, qui a longuement commenté Aristote – permet la lecture des textes originels, qu’il s’agisse des philosophes de l’antiquité ou des textes sacrés, auxquels il réserve une mention particulière dans la suite de l’extrait.

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Pour interpréter l'image

Le "quadrivium" complété

Il inverse l’ordre de l’apprentissage, en commençant par les matières qui représentent son approfondissement. Il cite donc les « arts libéraux », à savoir l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique. Il exclut, en revanche, ce qui est jugé non-scientifique, « l’astrologie divinatrice et l’art de Lulle », pour y ajouter une discipline directement liée au fonctionnement de la société, « le droit civil ». Mais surtout, il consacre un paragraphe entier aux sciences naturelles, ce qui est totalement novateur et qu'il relie à la médecine, rappelant la formation médicale de Rabelais lui-même. À nouveau ressort la volonté d’universalité et d’exhaustivité (faune, flore, métaux), par l’emploi des négations et l’anaphore dans l’énumération : « qu’il n’y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l’Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu. » 

Herrad de Landsberg, Philosophie et les sept Arts libéraux, in Hortus deliciarum, 1159-1175. Gravure colorisée, vers 1818

Enfin, l’allusion à son avenir de prince sous-entend clairement que l'exercice du corps sera nécessaire, puisqu’il lui faudra « apprendre la chevalerie et les armes ».

Le "trivium" prolongé

Il passe dans un second temps à la base même de tout apprentissage, les contenus du "trivium" médiéval, c’est-à-dire la grammaire, l’art de parler et d’écrire (« forme ton style »), l’art du raisonnement aussi quand il évoque, dans la suite du texte, le fait de « souten[ir] des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous ». Mais, il va plus loin, en reliant cet apprentissage à celui de l’histoire et de la géographie, qui s’est développée avec les grandes découvertes : « Qu’il n’y ait aucun fait historique que tu n’aies en mémoire, ce à quoi t’aidera la cosmographie ». Notons la formule qui souligne à nouveau le désir d’exhaustivité.

L’injonction, « En somme, que je voie en toi un abîme de science », résume parfaitement, avec la métaphore, cette exigence humaniste d’un savoir complet et approfondi, propre à permettre à l’homme la maîtrise du monde qui l’entoure.

Comment transmettre le savoir 

Le rôle de la pédagogie

Mais pour donner le « goût de la science », encore faut-il choisir une pédagogie adaptée, d’où le rôle assigné au précepteur de Pantagruel, au nom évocateur, Épistémon, c’est-à-dire « celui qui sait ». Dès le début de l’extrait, il met en valeur l’aspect novateur de la pédagogie.

Elle conserve, certes, un aspect traditionnel, mentionné à propos du « droit civil » : « que tu saches par cœur les beaux textes ». Mais, Rabelais ne se limite pas à la seule mémorisation, Gargantua souhaite que son fils ensuite « les confère[…] avec philosophie », donc qu’il les ait suffisamment compris pour pouvoir les commenter, donc exercer son esprit critique. De même, la transmission livresque subsiste, mais s’y associe les « vives et vocales instructions » du maître, donc l'oral qui la rend plus vivante.

Mais surtout une place importante est accordée à l’expérience, à commencer par l’observation de la réalité sociale, mentionnée à propos de son séjour à Paris, ville qui offre de « louables exemples », qui peuvent « endoctriner », c’est-à-dire former l’esprit. C’est le rôle des relations sociales qu’il précise ensuite, car il se formera « hantant les gens lettrés qui sont tant à Paris qu'ailleurs. » Mais il va plus loin à propos de l’observation du corps humain par de « fréquentes anatomies », allusion à la pratique des dissections, alors encore condamnées par l’Église. Tout savoir acquis doit enfin être mis en pratique par des exercices, depuis les plus simples, « l’imitation » du « style » des plus illustres orateurs grecs et latins, jusqu’à la prise de parole lors de débats : « Et veux que, sans tarder, tu essayes combien tu as profité, ce que tu ne pourras mieux faire que tenant conclusions en tout savoir, publiquement, envers tous et contre tous ». Il doit donc maîtriser l’art de la controverse, héritée de l’antique maïeutique socratique. La science s'inscrit donc pleinement dans à la vie.

L'exigence morale

Enfin, la fin de cette lettre fixe à la science un objectif moral « parce que, selon le sage Salomon, sapience n'entre point en âme méchante et science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Comme il est de règle à cette époque, et comme le traduisent le souhait final, « afin que je te voie et donne ma bénédiction avant de mourir », et la formule de salutation, « Mon fils, la paix et grâce de Notre-Seigneur soit avec toi, amen », cette morale se rattache à la religion, ici au courant de l’Évangélisme, qui souhaite revenir à une religion plus pure. C’est ce qui explique l’insistance sur les langues qui permettront de lire les textes sacrés dans leur langue d’origine, pour mieux en respecter le sens et les injonctions, « Aie suspects les abus du monde. Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. » La doctrine chrétienne reste donc présente, par exemple dans l’ordre lancé, « Sois serviable à tout ton prochain et l'aime comme toi-même », mais elle s’élargit à l’idée de s’instruire en s’appuyant sur des modèles, à suivre comme dans cet ordre, « Révère tes précepteurs », ou à refuser : « Fuis les compagnies des gens auxquels tu ne veux point ressembler ».

CONCLUSION

La lettre est envoyée du royaume de Gargantua, nommé « Utopie », en souvenir de l’œuvre de Thomas More portant ce titre. Il s’agit donc, conformément à l’étymologie du terme, d’un « pays de nulle part », donc d’un idéal qui peut paraître irréaliste, d’ailleurs destiné à un jeune géant.

Cependant, les exigences formulées par ce père à son fils auquel il cherche à transmettre « le goût de la science », et même des sciences les plus diverses, ne sont que le reflet de la volonté des humanistes de la Renaissance de placer l’homme au centre des préoccupations, dans toutes ses dimensions, physiques, intellectuelles et morales. D’où ce programme d’enseignement, qui, même s’il rejoint l’héritage antique en reprenant certains contenus traditionnels, dépasse la tradition de la scolastique médiévale à la fois par son ouverture à de nouvelles disciplines et, surtout, par sa pédagogie qui vise à rendre l’élève actif par des conversations et des expériences, et à développer son esprit critique par la confrontation des idées.

Lecture cursive :  Texte anonyme en tête de De revolutionibus orbium coelestium de Copernic, 1543 

Pour lire le texte

De revolutionibus orbium coelestium (« Des révolutions des sphères terrestres »), est le seul ouvrage de l’astronome Nicolas Copernic (1473-1543) paru de son vivant, dans lequel il présente sa théorie, l'héliocentrisme, novatrice, car opposée au géocentrisme de Ptolémée alors reconnue. Elle est aussi jugée dangereuse par l’Église puisqu’elle contredit le texte biblique de la Genèse. C’est sans doute ce qui explique le texte qui figure en tête de cette œuvre, à la façon d’une préface, resté anonyme cependant. Comment défend-il l’objectif scientifique de Copernic ? 

La conscience du risque couru (du début à la ligne 5)

Cet ouvrage a été tiré à mille exemplaires seulement, et le débat n’a pas été immédiat, avant le traité critique d’un Dominicain, Giovanni Maria Tolosani, publié en 1546, pour défendre la vérité biblique, et, plus tardif encore, le décret condamnant la théorie héliocentriste, en 1616. Mais la présence de l’Église est si importante, notamment au sein des universités européennes, qu’elle explique la prise de conscience par l'auteur de ce texte du bouleversement que risque de provoquer l’inversion de la théorie alors admise : « Je ne doute pas que certains savants, une fois que se sera répandue la rumeur de la nouveauté des hypothèses de cet ouvrage, qui pose que la Terre est mobile tandis que le Soleil est immobile au milieu de l’univers, ne soient vivement choqués ». Même s'il ne la cite pas, l’objection qu’il reprend, « on ne doit pas ébranler les arts libéraux, alors qu’ils sont solidement établis de longue date », fait référence à la religion puisque l’université fonde alors son enseignement scientifique sur Aristote, caution du géocentrisme parce qu’il est compatible avec le récit biblique de la création du monde.

Une justification de l’héliocentrisme (des lignes 5 à 16)

En réponse à ces adversaires, il conteste avec force leur objection, en faisant appel à leur réflexion scientifique : « Mais en vérité, s’ils veulent considérer la chose avec soin, ils trouveront que l’auteur de cet ouvrage n’a rien commis qui mérite reproche. » Il rappelle alors la démarche « propre à l’astronome », qui suit trois étapes :

        La première repose sur l’expérience, « faire l’histoire des mouvements célestes par une observation diligente et habile », c’est-à-dire toujours s’appuyer sur des faits constatés.

      Puis, il doit rester conscient des limites humaines, « il ne peut d’aucune façon atteindre les véritables causes de ces mouvements », mais cela ne lui interdit pas l’exercice de son imagination afin « de concevoir et d’inventer des hypothèses quelles qu’elles soient », en lui ouvrant donc un vaste horizon.

         Mais il y ajoute aussitôt une condition, qui, elle, relève d’une absolue rationalité : « par la supposition desquelles on puisse calculer avec exactitude, à partir des principes de la géométrie, ces mouvements tant pour le futur que pour le passé. » Toute hypothèse doit donc être validée par une science exacte, mathématique, ici plus particulièrement les calculs géométriques, valables en tout temps.

D’où sa conclusion qui fait l’éloge du travail de Copernic : « Or, l’auteur de cet ouvrage a excellemment accompli l’une et l’autre tâche. » Il justifie tout particulièrement le droit de faire « des hypothèses » en relativisant la vérité pour insister sur le respect d’une juste démarche : « Il n’est en effet pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies, ni même vraisemblables, mais il suffit qu’elles fournissent un calcul qui s’accorde avec les observations ». Dans le « sixième soir », Fontenelle se fera l'écho de ce même débat sur la vérité et la vraisemblance.

Un plaidoyer en faveur de l’héliocentrisme (de la ligne 16 à la fin)

En parlant de « nouvelles hypothèses », l’auteur prend soin, par l’injonction lancée, de ne pas poser le terme d’héliocentrisme et il refuse même l’idée d’un débat : «  Laissons donc à ces nouvelles hypothèses aussi le droit de se faire connaître de concert avec les anciennes ». Prudemment aussi, il refuse de s’engager sur le terrain de la vérité, puisqu’il accepte l’idée que ces conceptions novatrices ne « soient en rien plus vraisemblables » que les plus anciennes. En revanche, il invoque trois arguments en leur faveur :

  • Les deux premiers, qui les jugent « admirables et faciles », peuvent surprendre car ils paraissent à la fois très subjectifs, d'autant plus qu'ils peuvent ne concerner que des non-initiés

  • Le troisième, lui, remet au premier plan l’importance de ce qui soutient cette théorie, la rigueur des expériences : « elles apportent avec elles un immense trésor de très savantes observations. »

Il termine par une dernière injonction, qui impose une forme de modestie face à la science : « Et que personne, en matière d’hypothèses, ne demande rien de certain à l’astronomie puisqu’elle ne peut rien offrir de tel ». Sa conclusion formule alors une distinction, mais implicite, entre l’objectif de la science, ici l’astronomie, porteuse d’incertitudes mais contrôlées par des constats et des calculs, et la religion, qui, elle, pose des dogmes qui relèvent de la métaphysique, donc d’une dimension spirituelle : « ainsi, ne prenant pas pour vraies des choses qui ont été imaginées pour un autre usage, on ne quittera pas cette discipline plus stupide qu’on ne l’avait abordée. » Il espère donc que le lecteur sera plus curieux de découvrir l’ouvrage ainsi introduit.

Pour conclure

Indépendamment du rejet des théologiens – l’Église ne supprimera la mise à l’index qu’en 1835 ! –, la plupart des astronomes a continué à promulguer le géocentrisme ptoléméen, et il faut attendre Galilée, en 1610, et ses propres observations grâce à sa lunette pour que l’héliocentrisme se répande en Italie, avant qu’une conception intermédiaire soit avancée par l’astronome danois, Tycho Brahé (1546-1601) : il conservait l’immobilité de la Terre, autour de laquelle tourneraient le Soleil et la Lune, mais Mars, Mercure, Vénus, Jupiter et Saturne, eux, tournaient autour du Soleil.

Les trois systèmes du monde, in L’Almagestum novum (1651) de Giovanni Battista Riccioli. Observatoire de Paris

C’est la confrontation de ces trois systèmes qu’illustre la gravure de Francesco Curti pour le frontispice de L’Almagestum novum de Giovanni Battista Riccioli, paru en 1651, allégorie de la science astronomique de son époque. Il représente la déesse de la justice, Astrée, environnée de « putti » qui figurent les planètes en mouvement. Surveillée par Argus, le géant aux cent yeux, la déesse pèse deux des systèmes restant puisque celui de Ptolémée a été rejeté à ses pieds, ce qu’observe cet astronome sous les traits d’un vieillard qui semble étonné. À gauche de la balance on reconnaît celui de Copernic, à droite celui de Tycho Bacché, dont les cercles font apparaître la tentative de conciliation. Pour Riccioli, astronome et jésuite, c’est celui qui pèse le plus lourd et à partir duquel il proposa lui-même une nouvelle tentative de conciliation.

Les trois systèmes du monde, in L’Almagestum novum (1651) de Giovanni Battista Riccioli. Observatoire de Paris

Le discours sur la science au XVIIème siècle 

Comme on l’a vu par l’étude de Fontenelle, le XVIIème siècle confirme la volonté de diffuser largement un savoir qui s’est développé grâce à la rupture de l’héliocentrisme, aux nouveaux instruments d’observation et de mesure, à la spécialisation accrue des disciplines. Il s’est aussi plus largement diffusé grâce aux académies comme l’Académie royale des sciences de Paris, fondée en 1666, ou la Royal Society de Londres, en 1662, aux traités qui se multiplient, mais aussi aux réunions qui permettent aux gens cultivés d’échanger, par exemple les salons mondains.

Mais cela ne signifie pas que ce que nous considérons aujourd’hui comme des vérités scientifiques, démontrées, s’imposent alors. Ainsi, l’astronomie se confond parfois avec l’astrologie, de nombreux débats interrogent sur l’animal "machine" ou doté d’esprit et même d’âme, et même la démarche est parfois remise en cause : le savoir s’acquiert-il par l’exercice de la raison ou par les sens ? La littérature reflète ces débats, en tentant comme le fait, par exemple, Descartes, d’alerter sur les causes de l’erreur, ou, de façon très différente, tel La Fontaine qui introduit ces questions dans quelques fables, Pierre Bayle DANSS UN traité et Fontenelle lui-même dans un apologue.

XVII°siècle

Lecture cursive : René Descartes, deux extraits 

Premier extrait : « Réponses aux sixièmes objections » aux Méditations métaphysiques, 1641

Descartes, Méditations philosophiques, 1641frontispice.jpg

La publication des Méditations métaphysiques de Descartes en 1641, s’accompagne de six séries d’Objections et Réponses car, avant même cette parution, il avait fait collecter plusieurs objections à ses théories. Dans ses « Réponses aux sixièmes objections » contre la méditation intitulée « De l'existence des choses matérielles ; et de la réelle distinction qui est entre l'âme et le corps de l'homme », il revient sur cette distinction afin de montrer que la première étape dans l’acquisition du savoir est de rejeter les préjugés, venus de l’enfance.

L'illusion des sens

Descartes reprend une expérience déjà évoquée par Montaigne dans le livre II des Essais, « Apologie de Raymond Sebond », où, pour défendre le scepticisme, il souligne l’illusion de nos perceptions : « Le vin semble amer au malade, gracieux aux sain, l’aviron tordu dans l’eau, et droit à ceux qui le voient hors de là […] : et qu’il y avait au vin quelque amertume, qui se rapportait au goût du malade, l’aviron certaine qualité courbe, se rapportant à celui qui le regarde dans l’eau ». 

Le phénomène du bâton dans l’eau. Illustration anonyme, 1925.  Collection privée

Le phénomène du bâton dans l’eau. Illustration anonyme, 1925.  Collection privée

Mais, loin d’en rester au scepticisme, à partir de cette observation banale, Descartes pose clairement la cause de cette erreur en reprochant à ce constat la dimension enfantine du constat : « il nous paraît d'une telle façon qu'un enfant jugerait de là qu'il est rompu ». Ainsi, il accuse l’homme adulte de n’avoir pas su corriger les raisons de ces illusions : « selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. »

De l’illusion à la vérité

Mais il se montre encore plus sévère, en ajoutant à « l’erreur de la vue » une autre forme d’erreur : s'appuyer sur « le sens de l’attouchement » pour pouvoir « juger qu’un bâton est droit ». Certes, cela corrige l’erreur… Mais, comment choisir entre ces deux jugements fondés tous deux sur les sens, si l’on ne fait pas usage de « quelque raison » ? Or, cette raison, « n'ayant point été en nous dès notre enfance, ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement » ; donc exercer et développer sa raison relèvent d’un apprentissage.

À partir de cet exemple concret, Descartes conclut son analyse en insistant sur « l’opération de l’esprit », qui seule peut corriger « l’erreur du sens ».

Second extrait : René Descartes, Les Principes de la philosophie, 1644, 1ère partie, articles 71 et 72

Dans les soixante-seize articles de cet ouvrage, Descartes reprend à la fois le Discours de la méthode (1637) et les Méditations philosophiques. À nouveau, il souligne les raisons qui, non seulement empêchent l’accès au savoir mais, pire encore, soutiennent des erreurs.

Article 71

Des exemples d'erreurs

Le pronom féminin, « elle », qui porte l’accusation, renvoie au passage précédent dans lequel Descartes explique que, « durant les premières années de notre vie, […] notre âme était si étroitement liée au corps, qu'elle ne s'appliquait à autre chose qu'à ce qui causait en lui quelques impression ». Le fait que tout jugement repose sur le constat des sens s’appuie sur deux exemples :

  • Le premier montre comment une observation banale, celle de « la flamme qui paraît au bout d’une chandelle qui brûle », conduit à une erreur scientifique en lui comparant la grandeur de « chaque étoile », ce qui ne se fonde que sur la sensation : « parce que les étoiles ne lui faisaient guère plus sentir de lumière ».

  • Le second revient sur l’erreur du géocentrisme, due à l'incapacité de dépasser les constats des sens : « parce qu’elle ne considérait pas encore si la terre peut tourner sur son essieu, et si sa superficie est courbée comme celle d’une boule, elle a jugé d’abord qu’elle est immobile, et que sa superficie est plate. »

Dans les deux cas, il dénonce donc l’usage insuffisant de la raison.

La persistance de l'erreur

Mais le plus grave est la persistance des « préjugés » alors même que l’on est sorti de l’enfance : « lors même que nous étions capables de bien user de notre raison, nous les avons reçus en notre créance ». L’homme ne remonte pas, en effet, à l’origine de ces « jugements », le temps de l’enfance où « nous n’étions pas capables de bien juger », et s’enfonce ainsi dans l’erreur, sur laquelle le rythme binaire insiste : « nous les avons reçus pour aussi certains que si nous en avions eu une connaissance distincte par l’entremise de nos sens, et n’en avons non plus douté que s’ils eussent été des notions communes. » Il invite ainsi son lecteur à l’exercice systématique du doute et à l'usage de sa raison au lieu de se fier au témoignage des sens.

Article 72

Cet article accentue encore la critique puisque même la prise de conscience ne suffit pas à faire renoncer aux erreurs héritées de l’enfance : « bien que nous remarquions que les jugements que nous avons faits lorsque nous étions enfants sont pleins d’erreurs, nous avons assez de peine à nous en délivrer entièrement ». En reprenant l’exemple de la taille des « étoiles », jugées par erreur « fort petites », il montre comment « une opinion déjà reçue » devient indéracinable, se fige en tradition, ce qui rend totalement inopérantes « les raisons de l’astronomie », donc la science exacte perd tout pouvoir.

Jean de La Fontaine, Fables, 1678, VII, 17, "Un animal dans la lune", vers 1 à 55 

L’astronomie, associée aux mathématiques, est prépondérante à l’Académie royale des Sciences, et il est logique que La Fontaine, qui fréquente le salon de madame de La Sablière où des lettrés se livrent à des débats scientifiques enflammés, intègre ce thème dans ses fables. Il évoque d’ailleurs ces débats dans la longue fable, la vingtième du livre IX, qu’il lui dédie. Cette fable se termine par un éloge de la paix, amené par une critique de la politique guerrière de Louis XIV, masquée par la « gloire » de ses « exploits » qu’il oppose à Charles II, roi d’Angleterre pacifique. Mais la plus longue partie d'« Un animal dans la lune » aborde les principaux sujets du débat mêlant science et philosophie : quelle image donne-t-il de l’usage que les humains font de la connaissance astronomique ?

Première partie : les sens et la raison (vers 1 à 24) 

Gustave Doré, pour illustrer les Fables, 1868

Gustave Doré, pour illustrer les Fables, 1868

TX-LaFontaine

Un conflit philosophique(du début au vers 14)

La fable commence en posant le débat, qui oppose ceux qui accordent à la raison le rôle primordial dans l’acquisition du savoir à ceux qui privilégient la sensation. Débat qui remonte à l’antiquité, entre Aristote et Épicure, mais qui a été repris depuis le XVIème siècle. Cependant la formulation de La Fontaine, « un Philosophe assure » tandis qu’« Un autre Philosophe jure », sans les nommer, réduit ce débat à un conflit entre deux savants, chacun entêté dans son opinion. En premier et dans un ample alexandrin est placé le rationalisme, illustré notamment par Descartes, sur lequel insiste l’antéposition de l’adverbe temporel : « Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés », tandis que l’affirmation inverse est introduite dans un bref octosyllabe : « Qu’ils ne nous ont jamais trompés. »

La conciliation

Dans ce débat, La Fontaine prend une position médiane en affirmant nettement : « Tous les deux ont raison ». Puis, avec un enjambement, il refuse d'emblée de fonder la connaissance sur le seul témoignage des sens : « […] et la Philosophie / Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont / Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ». Il adopte ensuite le point de vue de Descartes, en reconnaissant, certes, le rôle de l’observation, mais sur lequel il est nécessaire ensuite d’exercer sa raison pour tenir compte des conditions de l’expérience : « Mais aussi si l'on rectifie / L'image de l'objet sur son éloignement, / Sur le milieu qui l'environne, / Sur l'organe, et sur l'instrument, / Les sens ne tromperont personne. »

En s’impliquant par l’emploi de la première personne, « J’en dirai quelque jour les raisons amplement », il s’inscrit dans le respect des lois de la création, mais prudemment, sans se rapporter à la religion : « La nature ordonna ces choses sagement ».

Un exemple : l'héliocentrisme

Pour prouver ce rôle essentiel de la raison, La Fontaine s’appuie sur l’exemple qui a nourri le débat scientifique depuis la remise en cause du géocentrisme de Ptolémée par l'héliocentrisme de Copernic développées par Galilée.

Le cadran solaire de Jean Picard (1676), apposé au fronton de la Sorbonne

Il rappelle ainsi une question fondamentale de l’astronomie de son temps, la taille du soleil, dépendant elle-même de sa distance à la terre, estimée dans l’antiquité mais que l’on ne connaît pas encore avec certitude. Ainsi, le témoignage des sens est forcément trompeur puisqu’il serait réduit à pas même un mètre de diamètre : « J'aperçois le Soleil ; quelle en est la figure ? / Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour » C’est alors qu’intervient la raison, qui, par l’intervention du calcul mathématique, « Sa distance me fait juger de sa grandeur ; / Sur l'angle et les côtés ma main la détermine », rétablit sa juste taille comme l’avaient fait les tenants de l’héliocentrisme qui lui rendent alors son rôle central dans le cosmos, illustré par la métaphore introduite dans sa question rhétorique adressée au lecteur : « Mais si je le voyais là-haut dans son séjour, / Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la nature ? » Il prend ainsi à son compte la théorie héliocentriste, bien qu’elle soit encore fortement contestée par l’Église : « L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur / Je le rends immobile, et la terre chemine. » Il peut alors conclure sur le rôle fondamental de la raison pour corriger l’erreur des sens, mise en valeur par la diérèse : « Bref je démens mes yeux en toute sa machine. / Ce sens ne me nuit point par son illusi/on. »

Le cadran solaire de Jean Picard (1676), apposé au fronton de la Sorbonne

Deuxième partie : les illusions démasquées (des vers 25 à 41) 

L'éloge de la raison

Si l’on s’interroge sur le choix de La Fontaine d’aborder un thème scientifique dans une fable, les vers suivants apportent une réponse par leur double sens. Il poursuit, certes, son argumentation à partir de son exemple précédent sur l’astronomie, mais n’est-ce pas aussi le comportement qu’il attend du lecteur des fables, généralisation accentuée par la diérèse dans l’octosyllabe : « Mon âme en toute occasi/on / Développe le vrai caché sous l'apparence. » ? Rappelons à ce propos l’ouverture du premier recueil de Fables, en 1668, adressée « À Monseigneur le Dauphin », où il explique le rôle des fables : « Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons : / Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes. / Je me sers d'Animaux pour instruire les Hommes. » Étymologiquement, il s’agit d’un « mensonge », mais qui ne trompe que pour mieux dire la vérité.

C’est l’idée qu’il prolonge en distinguant le rôle de la raison de celui des sens, en reprenant d’ailleurs l’exemple du bâton de Montaigne déjà développé par Descartes : « Je ne suis point d'intelligence / Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts, / Ni mon oreille lente à m'apporter les sons. / Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse ». D’où le bref octosyllabe qui confirme la conciliation posée précédemment en mettant en tête des deux octosyllabes qui s’enchaînent les deux instruments de la connaissance, en affirmant le primat de la raison sans nier pour autant l’intervention des sens : «   La raison décide en maîtresse. / Mes yeux, moyennant ce secours, / Ne me trompent jamais, en me mentant toujours. 

Une figure dans la lune

Comme le fera, après lui, Fontenelle, La Fontaine poursuit ses exemples des illusions des sens en évoquant la récente recherche de l’astronome italien Jean-Dominique Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris, qui, avec une lunette, a commencé, en 1671, à observer et à cartographier de façon très détaillée la face visible de la lune

Or les formes étranges observées avaient amené chez certains une conclusion, dénoncée par le fabuliste : « Si je crois leur rapport, erreur assez commune, / Une tête de femme est au corps de la lune. ». La Fontaine reproduit alors le débat par un jeu de questions-réponses, « Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ? » Il pose alors les raisons objectives, géographiques, de l’illusion d’optique de façon à la démythifier en la ridiculisant dans l’octosyllabe par l’énumération des habitants imaginaires : « Quelques lieux inégaux font de loin cet effet. / La Lune nulle part n'a sa surface unie / Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie, / L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent, / Un homme, un bœuf, un éléphant. » 

Ancienne carte lunaire de Cassini

Ancienne carte lunaire de Cassini

Troisième partie : la superstition (des vers 42 à 54) 

Sébastien Leclerc, Le Roi en visite à l’Académie des sciences, 1671. Eau-forte, 41,9 x 30,8

Le goût du merveilleux

Mais il y a plus grave encore que les illusions des sens, le goût de l’homme pour le merveilleux, qui le conduit à donner un sens surnaturel à une observation. La Fontaine crée ainsi une mise en abyme en introduisant une fable dans la fable. Le rythme de l’enjambement de l’octosyllabe met en valeur l’importance accordée à une observation jugée exceptionnelle : « Naguère l'Angleterre y vit chose pareille, / La lunette placée, un animal nouveau / Parut dans cet astre si beau ». La rime embrassée, qui rapproche l’adjectif « pareille » de la réaction hyperbolique, dont l’octosyllabe traduit l’immédiateté, « Et chacun de crier merveille », met en valeur cette interprétation qui repose sur la confusion entre l’astronomie, une science, et l’astrologie, qui lit l’avenir dans les astres. Le discours rapporté indirect libre rapporte ces interprétations, « Il était arrivé là-haut un changement / Qui présageait sans doute un grand événement », rendues encore plus vivante par la question : « Savait-on si la guerre entre tant de puissances / N'en était point l'effet ? »

Gustave Doré, illustration d'"Un animal dans la lune", 1868. Gravure, 23,8 x 28

La morale de l'anecdote

L’anecdote se poursuit à la façon d’une courte fable, en glissant de l’astronomie à la vie politique, avec un éloge de la puissance royale qui, indirectement, renvoie au rôle de Louis XIV, protecteur de la science : « Le Monarque accourut : / Il favorise en Roi ces hautes connaissances. » La conclusion forme une chute comique par le contraste entre ce que voient les yeux, dont l’horreur est amplifiée par la majuscule, « Le Monstre dans la Lune à son tour lui parut », et la réalité minime qui lui correspond, avec une même majuscule : « C'était une Souris cachée entre les verres : / Dans la lunette était la source de ces guerres. » Le comique est nettement formulé : « On en rit. » 

Sébastien Leclerc, Le Roi en visite à l’Académie des sciences, 1671. Eau-forte, 41,9 x 30,8

roi-visite.jpgSébastien Leclerc, Le Roi en visite à l’Académie des sciences, 1671. Eau-forte, 41,9 x 30,8

L’anecdote apporte donc une double morale :

         D’une part, elle invite à se méfier de toute théorie scientifique, d’autant plus quand elle recourt à la rigueur d’une observation soutenue par un instrument scientifique telle, ici, la lunette. Il faut rester prudent, tout vérifier. Et, surtout, il ne faut pas confondre astronomie et astrologie, science et superstition. Rappelons qu’à cette époque l’astrologie est encore très présente, y compris dans les lieux du pouvoir royal.

         D’autre part, par sa question, « Peuple heureux, quand pourront les Français / Se donner comme vous entiers à ces emplois ? », il invite ses lecteurs – et ensuite le roi lui-même – à se consacrer pleinement à « ces emplois » bien plus nobles, la recherche de la vérité scientifique, au lieu de n’envisager spontanément que les guerres.

CONCLUSION

Le choix d’un discours scientifique peut surprendre le lecteur d’une fable de La Fontaine, mais il correspond à sa volonté de restituer toutes les réalités de son époque, et la science est très présente dans les milieux lettrés qu’il fréquente. Il établit ainsi une connivence avec ses potentiels lecteurs. Mais les abus et les dérives de l’astronomie, confondue avec l’astrologie, lui permettent aussi, selon son habitude, d’utiliser l’art de la fable pour dénoncer, comme il l’a déjà fait dans « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits », dans le premier recueil des Fables. Enfin, le sujet, en abordant les rôles respectifs des sens et de la raison, illustre la stratégie même des "fables", un mensonge, une illusion, mais qui exige la réflexion du lecteur pour démasquer la vérité cachée. Ainsi, par l’anecdote finale qui critique l’astrologie et alors que la vision d’un « l’animal dans la lune » est interprétée comme un présage guerrier, la fable entend enlever un autre masque : la paix est préférable à la guerre, qui n'est pas une fatalité, car seule la paix permet l’essor des sciences et des arts.

Exposé : Jean de La Fontaine, Fables, 1678, IX, 20, "Discours à Madame de La Sablière" 

Henri et Charles Beaubrun, Marguerite Hessein, dame de Rambouillet de la Sablière, XVIIème siècle. Huile sur toile, 145 x 113. Château de Bussy-Rabutin

Cette fable, en forme de discours à la noble protectrice de La Fontaine, est la dernière du livre IX, et cette adresse à madame de La Sablière se retrouve deux autres fois dans son œuvre. 

  • la première dans une « épître » qui précède la fable 15 du livre XII intitulée « La corbeau, la gazelle, la tortue et le rat »

  • lors de son discours de réception à l’Académie française, en 1684.

Son salon accueillait les plus grands esprits de son temps, et parmi eux de nombreux scientifiques, tels Sauveur, Roberval et Bernier qui lui enseignèrent les mathématiques, la physique et l’astronomie.

Henri et Charles Beaubrun, Marguerite Hessein, dame de Rambouillet de la Sablière, XVIIème siècle. Huile sur toile, 145 x 113. Château de Bussy-Rabutin

Un vibrant éloge (du début au vers 23)

Au XVIIème siècle, alors que les auteurs ne bénéficient d’aucun droit sur leurs œuvres, ils ont encore besoin, sinon de mécènes, au moins de riches protecteurs. À la mort, en 1673, de la duchesse d'Orléans, sa précédente protectrice, c'est le rôle qu'a joué madame de La Sablière auprès de La Fontaine, allant jusqu’à l’héberger pendant des années. Cela explique que cette longue fable, en forme de discours, commence par un éloge, paradoxal puisqu’il insiste sur le refus de « la louange » par celle qu’il nomme « Iris », comme la déesse de la mythologie grecque qui sert d’intermédiaire entre les dieux et les hommes. Il fait, notamment, l’éloge de la vie intellectuelle qui triomphe dans son salon, « propos, agréables commerces », ce qui lui permet, en parallèle, de souligner son choix de la diversité, qu’on retrouve au sein même de ses fables : « La bagatelle, la science, / Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens / Qu'il faut de tout aux entretiens ».

François Lemoyne, Iris, Junon et Flore, 1720. Huile sur toile, 82 x 100. Musée du Louvre, Paris

François Lemoyne, Iris, Junon et Flore, 1720. Huile sur toile, 82 x 100. Musée du Louvre, Paris

Jacques de Vaucanson, Le canard, 1738, un automate qui illustre l’animal-machine

Descartes et l’animal-machine (des vers 24 à 65)

Après avoir affirmé son droit de choisir la « science » comme thème d’une fable, il en apporte la preuve en présentant, dans de brefs octosyllabes, la « nouvelle » philosophie dite de "l'animal-machine", posée par Descartes et ses partisans, « […] Ils disent donc / Que la bête est une machine », dont il dépeint le fonctionnement semblable à celui d’un automate : « Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps ». L’animal n’obéit donc qu’un un instinct matériel. Mais à l’issue de cet exposé, se glisse une critique du philosophe : « Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu / Chez les Païens, et qui tient le milieu / Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et l'homme ».

Jacques de Vaucanson, Le canard, 1738, un automate qui illustre l’animal-machine

La réfutation du cartésianisme (vers 65 à 135)

La césure du vers 65 crée une rupture. La Fontaine introduit ses objections à Descartes avec plusieurs exemples d'animaux :

           Le premier est emprunté à une activité pratiquée par bien des lecteurs privilégiés de La Fontaine, la chasse à courre. Il fait alors l’éloge de « la fuyante proie », en insistant sur sa stratégie, qu’il compare à celui de l’être humain : « Que de raisonnements pour converser ses jours ! »

        Il passe ensuite à une autre chasse, celle aux oiseaux, à « la Perdrix », en mettant en évidence sa peur dans les deux seuls hexasyllabes qui l’amène à feindre, non pas pour se sauver elle-même mais pour sauver ses petits, si habilement qu’elle l’emporte sur le chasseur.

        Puis il prend comme exemple les castors « Qui des torrents grossis arrêtent le ravage », avec des hyperboles qui soulignent, non seulement l’ampleur de leurs « travaux »,  telle un chantier humain, mais aussi leur organisation sociale, allant jusqu’à les comparer à une société philosophique idéale : « La république de Platon / Ne serait rien que l'apprentie / De cette famille amphibie. » La Fontaine s’engage catégorique dans sa conclusion : « Que ces Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit, / Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ».

          Son dernier exemple est présenté comme le plus frappant, d’une part en raison de la qualité de celui qui l'a relaté, « C’est le Roi polonais. Jamais un Roi ne ment ». Il fait ici référence aux « boubaks », que le dictionnaire de Trévoux, en 1704, définira comme des quadripèdes de « deux espèces », « les uns de la couleur et de la grandeur des Blaireaux, et les autres de celle des renards », en précisant : « Ils ont une antipathie invincible les uns pour les autres, de sorte qu’ils se font une guerre continuelle, et à la manière même des hommes. » D’autre part, cet exemple renvoie à une situation plus complexe que les précédents, la guerre, qu’il amplifie encore par ses références à l’épopée homérique. Si La Fontaine en profite pour blâmer, grâce au lexique péjoratif et aux diérèses, la guerre et les « mille inventi/ons / D’une pernici/euse et maudite sci/ence », il poursuit sa réfutation en faisant appel au « rival d’Épicure », qui mettrait donc en avant la puissance de l'âme face au matérialisme d'd’Épicure.  

Le corps et l'âme (des vers 136 à 176)

Ainsi, dans la suite, La Fontaine prête la parole à Descartes, mort en 1650, qui interprète le comportement animal uniquement comme l’action de la « mémoire » qui n’est que « corporelle » et « Sans le secours de sa pensée ». Il ne s’agit donc que de « l’instinct », alors qu’il en va tout autrement pour l’être humain, qui agit guidé par un « principe intelligent » : « De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême ». Sans définir cette force purement humaine, raison, âme, souffle divin…, La Fontaine en célèbre la grandeur par sa métaphore qui reprend en un même vers, l’opposition entre l’animal et l’homme : chez la bête, « Cet esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple. »

« Les deux Rats, le Renard et l'Œuf » (des vers 177 à 196)

Dans ce long discours, La Fontaine réalise une mise en abyme en insérant une courte fable qui revient au monde animal, plus traditionnel, et mû par les besoins élémentaires, ici manger. Il leur prête vie, en présentant dans un bref octosyllabe leur joie : « Pleins d'appétit, et d'allégresse ». Cette situation initiale est brusquement interrompue par l’élément perturbateur, plaisamment introduit : « Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part, / Quand un Quidam parut. C'était maître Renard ». Nouvelle occasion pour la fabuliste d’insister sur le dilemme des deux rats, en les dotant d’une réflexion qui leur permet de trouver une « invention » pour sauver leur repas dont la mise en œuvre cocasse fait sourire. Comme traditionnellement, cette courte fable se termine par une morale, où La Fontaine s’engage clairement pour contester la théorie de Descartes, dans le bref octosyllabe qui la résume : « Qu'on m'aille soutenir après un tel récit, / Que les bêtes n'ont point d'esprit. »

Granville, « Les deux Rats, le Renard et l'Œuf », 1840. Gravure, 23,5 x 28,5. Musée La Fontaine, Château-Thierry

Granville, « Les deux Rats, le Renard et l'Œuf », 1840. Gravure, 23,5 x 28,5. Musée La Fontaine, Château-Thierry

La conception de La Fontaine (du vers 197 à la fin)

La fin de la fable pose une tentative de conciliation :

         Il nie la théorie de l’animal-machine, pour lui attribuer « une raison », mais de nature inférieure à celle de l’homme, « Non point une raison selon notre manière », qu’il compare d'ailleurs à celle des « enfants », capables de penser mais pas encore d’élaborer un raisonnement complexe. Il résume cette conception en soulignant cette infériorité de la création animale : « Je rendrais mon ouvrage / Capable de sentir, juger, rien davantage, / Et juger imparfaitement ».

        Par opposition, l’homme est dotée d’une double nature, d’« un double trésor », qui rappelle celle que lui attribuait Pascal : d’un côté, il a en lui une part animale, d’autre part il a en lui une dimension supérieure, « une autre âme, entre nous et les anges », qui fait toute sa noblesse.

Ainsi sa fable se ferme sur un vibrant éloge de cette raison suprême, définie hyperboliquement comme « cette fille du Ciel », qui, progressivement, sortirait de l’enfance et « percerait / Les ténèbres de la matière », mais la part animale resterait toujours présente dans « L’autre âme imparfaite et grossière ».

POUR CONCLURE

Ce long discours offre un double intérêt :

  • D’une part, il révèle l’importance prise par le « goût de la science » qui se développe dans le public cultivé dès le XVIIème siècle, qui s’appuie davantage sur elle que sur la réflexion philosophique abstraite propre à la métaphysique. 

  • D’autre part, il révèle la souplesse de la fable, qui réussit à mêler la tonalité d’un exposé didactique à la souplesse des récits vivants qui l’illustrent en mettant en scène le monde animal. Le « goût de la science » se transmet donc en associant la volonté d’instruire à la volonté de plaire en divertissant, en amusant le public.

Explication : Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, 1682-1694, VII, "L'opinion et le vrai" 

En décembre 1680, la population parisienne est effrayée par l’apparition d’une comète, une des plus brillantes et impressionnantes du XVIIème siècle. Est alors réactivée la croyance, héritée de l’antiquité, que les comètes viennent annoncer des catastrophes ; on pense même à la fin du monde.

C’est le point de départ de la réflexion de Pierre Bayle (1647-1706), parue en 1682 sous forme d'une lettre censée écrite par un « catholique anonyme », et adressée à un « docteur de Sorbonne à l’occasion de la Comète, parue au mois de décembre 1680 ». 

Lecture cursive : Pensées sur la comète, en guise de préface 

Pour illustrer l'ouvrage de Bayle, site Gallica, BnF

Dans la première édition, ce passage, intitulé « Avis au lecteur », fait figure de préface, avec une adresse directe au prétendu destinataire, un « docteur en Sorbonne », représentant donc de la tradition en lien avec la religion.

Pour illustrer l'ouvrage de Bayle, site Gallica, BnF
TX-Bayle

III - Que les présages des Comètes ne sont appuyés d’aucune bonne raison.

Le ton de modestie adopté par l’auteur est contrebalancé par son insistance à la fois sur le sérieux de sa réflexion, « je ne laisse pas d’étudier soigneusement tout ce que les plus habiles ont publié sur cette matière », et sur la dénonciation à venir de « l’erreur du peuple » qui vient de la peur née de la superstition : « je ne laisse pas d’étudier soigneusement tout ce que les plus habiles ont publié sur cette matière ».

Il s’en prend alors directement à son destinataire, en opposant l’éloge hyperbolique « un aussi grand Docteur que vous », à la critique de sa croyance aveugle, illustrée par la comparaison des comètes à « des Hérauts d’armes qui viennent déclarer la guerre au genre humain de la part de Dieu ». Il explicite sa critique en différenciant deux fonctions :

  • Pour la première, celle du « Prédicateur », son ironie montre à quel point une telle croyance est un prétexte utile pour persuader les fidèles de l’intervention d’un Dieu qui les alerte et les menace : cela fait « beaucoup plus d’impression sur la conscience des Auditeurs, que cent autres propositions prouvées démonstrativement.

  • Face à lui, sa négation restrictive fixe une obligation d’objectivité au Docteur : il « ne doit nourrir son esprit que de raison toute pure ».

Il termine en annonçant les deux cibles de sa critique, coupables d’avoir répandu cette superstition, les « Poètes » et les « Historiens ».

IV - De l’autorité des Poètes.

Il refuse d’abord toute justification fondée sur la poésie, en raison de son objectif même, transfigurer la réalité : « que pour arriver à leurs fins ils supposent mille choses étonnantes. » Il énumère alors de nombreux exemples de cette liberté d’invention propre à tout poète qui « s’est emparé de toute la Nature ». En insistant ainsi sur cette liberté de faire agir la Nature « sur son ordre », « à propos », « autant qu’il en veut », « toutes les fois qu’il l’ordonne », « pour fournir à ses besoins », il en arrive aux comètes, « il lui faut des Comètes à cause du préjugé où l’on est à leur égard », qu’elles aient réellement existé mais aussi sans hésiter à les inventer et à les peindre pour impressionner les lecteurs : « s’il n’en trouve pas, il en fait lui-même et leur donne la couleur et la figure la plus capable de faire paraître que le Ciel s’est intéressé d’une manière très distinguée dans l’affaire dont il est question. »

Bayle, dès cette ouverture, souligne donc le rôle nocif joué par la religion dans cette croyance au pouvoir des comètes.

En 1694, il remanie l’œuvre qui prend pour titre Pensées diverses sur la comète. En fait, il élargit son sujet à l’ensemble des "prodiges", ce qui implique une remise en cause de la religion, d’autant plus dangereuse que Bayle est protestant, contraint à  plusieurs reprises à l’exil, d’abord à Genève, puis, après un bref retour en France, à Rotterdam. Ce passage du chapitre VII intitulé « L’opinion et le vrai », pose une question fondamentale pour qui s’intéresse à la science : sur quoi repose l’autorité accordée à un discours scientifique ?

Premier paragraphe : le discours savant 

Scène d’enseignement, Colliget florum medicinae de Pierre de Saint-Flour. Manuscrit du XVe s. BnF

L'argument d'autorité

Le premier refus de Bayle, celui de tout argument d'autorité, est pour le moins provocateur puisque l’œuvre est censée s’adresser à un « docteur de Sorbonne », université qui s’inscrit encore dans la tradition, notamment en cautionnant l’héritage d’Aristote et de Ptolémée. Mais il vient de présenter de nombreuses théories insensées défendues par des auteurs connus, d’où sa conclusion qui invite à se méfier des « savants » qui « font quelquefois une aussi méchante caution que le peuple », et il refuse catégoriquement de cautionner un discours à partir du seul nom de celui qui le soutient et de son ancienneté : «  une tradition fortifiée de leur témoignage n’est pas pour cela exempte de fausseté. Il ne faut donc pas que le nom et le titre de savant nous en imposent. » 

Scène d’enseignement, Colliget florum medicinae de Pierre de Saint-Flour. Manuscrit du XVe s. BnF

Ainsi, non seulement il rejette la célèbre formule latine, "vox populi vox dei", mais il englobe dans ce rejet les savants eux-mêmes auxquels le peuple, dans lequel il s’inclut par le pronom « nous », a tendance à faire confiance. La vérité doit donc se fonder sur d’autres critères qu’une opinion, qui risque d’être subjective.

Le fondement de la science

C’est pourquoi la question rhétorique qui interpelle le lecteur l’invite à se méfier, en mettant sur un pied d’égalité un savant, magnifié par sa désignation, et un homme ordinaire, qui lui accorde naïvement sa confiance sous prétexte de son autorité : « Que savons-nous si ce grand docteur qui avance quelque doctrine a apporté plus de façons à s’en convaincre, qu’un ignorant qui l’a crue sans l’examiner ? » Le verbe « examiner » qui ferme cette question met en évidence cette comparaison dans le reproche : « Si le docteur en a fait autant, sa voix n’a pas plus d’autorité que celle de l’autre ». Finalement, peu importe le statut intellectuel de celui qui porte une opinion, l’essentiel, affirmé avec force, est de se construire un savoir personnel « puisqu’il est certain que le témoignage d’un homme ne doit avoir de force, qu’à proportion du degré de certitude qu’il s’est acquis en s’instruisant pleinement du fait. » Cette exigence est posée avec force, à la fois par le choix de la conjonction causale, « puisque », par la négation restrictive, « ne… que », et par l’adverbe d’intensité, « pleinement ».

Second paragraphe : le chemin de la vérité 

Le refus des préjugés

Le second paragraphe prolonge cette dénonciation, avec l’insistance d’un engagement personnel de l’auteur interpellant son lecteur : « Je vous l’ai déjà dit, et je le répète encore ». En qualifiant une opinion de « sentiment », il lui ôte toute valeur, et même si elle est soutenue par le plus grand nombre, « un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux qui le suivent ». Par opposition, il pose une première exigence pour accéder à la vérité, le renoncement aux préjugés qui circulent dans une société : elle se fonde « à plusieurs indépendamment de toute prévention ».

La démarche empirique

Puis il souligne la nécessité de ne pas se contenter de poser une théorie, abstraite, mais de la déduire de l’observation et de l’expérience, de « la seule force d’un examen judicieux, accompagné d’exactitude, et d’une grande intelligence des choses », c’est-à-dire de la démarche empirique dont il fait l’éloge. En cela, il s’inscrit dans l’héritage de l’humanisme de la Renaissance qui prônait l’observation des faits, ou, dans le domaine religieux pour le courant protestant, le recours aux textes sacrés dans leur texte originel, donc l’apprentissage des langues hébraïque ou grecque, ou, au moins, l’importance d’une traduction fidèle pour en ouvrir l’accès à tous les fidèles.

L'esprit critique

De la même façon, il dénonce une autre source de crédulité populaire, la répétition aveugle, avec un emprunt à la comédie Mercator (Le Marchand) de l’auteur latin Plaute : « on a fort bien dit qu’un témoin qui a vu est plus croyable que dix qui parlent par ouï-dire ». Son commentaire rejoint ensuite le Discours de la méthode de Descartes, en insistant, par la négation restrictive, l’adverbe intensif, et l’écart des chiffres, sur la nécessité du doute systématique, forme de l’esprit critique, dans sa définition du véritable savoir : « un habile homme qui ne débite que ce qu’il a extrêmement médité et trouvé à l’épreuve de tous ses doutes, donne plus de poids à son sentiment que cent mille esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons, et se reposent de tout sur la bonne foi d’autrui. »

Nous reconnaissons ici, en effet, le filtre essentiel pour Descartes, le doute systématique avant de poser un jugement, soutenu par la désignation péjorative avec la référence au Quart Livre (1552) de Rabelais qui raconte comment Panurge se venge du marchand de moutons Dindonnault, appliquée au savoir :

Soudain, je ne sais comment la chose arriva si vite, je n’eus le loisir de le considérer, Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille.

Jean-Claude Buisson, Panurge pousse Dindenault à suivre les moutons dans leur noyade, 2017. Illustration, 43 x 35

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C’est ce qui explique les deux exemples cités, empruntés à l’antiquité grecque et romaine, avec un éloge de Platon qui peut surprendre car Thémistius comme Cicéron lui accordent cette autorité absolue, alors que Bayle, dans la première partie du texte, a invité son lecteur à se méfier d’une telle confiance.

  • L’éloge formulé par Thémistius repose sur une opposition : « il croirait plutôt à ce que Platon lui ferait entendre d’un signe de tête, qu’à ce que tous les autres philosophes lui affirmeraient avec serment ». Un seul homme est placé face à « tous les autres philosophes », et un simple « signe de texte » pour faire progresser la maïeutique à un « serment » solennel. 

  • De même, l’éloge de Cicéron est insistant par le contraste entre l’affirmation et la négation absolue, « la seule autorité de Platon sans aucune preuve briserait toute l’incrédulité de son esprit ».

Mais, cela se justifie car le dialogue platonicien propose un modèle de cet esprit critique, par l’usage de la maïeutique, l’art d’"accoucher" les esprits : par une série de questions, Socrate amène progressivement ses interlocuteurs à mesurer d’eux-mêmes que ce qu’ils croyaient savoir n’était qu’erreur, à rejeter leurs préjugés, pour parvenir ensuite à une certitude.

CONCLUSION

Par cet extrait, rigoureusement construit et argumenté, Pierre Bayle se montre précurseur de l’esprit des Lumières, d’abord en alertant son lecteur sur les dangers de la paresse intellectuelle qui amène à adhérer sans vérification aux opinions du plus grand nombre, et en appelant à la vigilance surtout face à ceux qui sont crus parce qu’ils disposent de leur autorité de savants. Pour répondre à ce nécessaire soupçon, il cherche à donner le « goût de la science » en proposant la véritable démarche de la connaissance, l’expérience, l’exercice du doute, qui seuls permettent d’arriver à la vérité.

En cela, le texte est déjà audacieux, car, implicitement, il s’en prend à toutes les superstitions… et, parmi elles, le lecteur pense forcément à celles liées à la religion. La démarche intellectuelle qu’il propose est précisément celle qui va guider les Encyclopédistes, présenter les connaissances – y compris en les détaillant par des planches –, introduire des doutes pour dénoncer les préjugés et les erreurs, interroger le lecteur en faisant appel à son esprit critique pour le guider vers la vérité.

Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Histoire des oracles, IV, 1687, d' "Il serait difficile..." à "... avec le faux."

L’essentiel de l’œuvre de Fontenelle est consacré à des essais scientifiques, comme le dialogue étudié, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), qui vulgarise les acquis récents de l’astronomie, ce qui lui permet, en 1699, d’intégrer l’Académie des Sciences. Il représente bien l’évolution de la philosophie depuis Descartes, dont il reprend la méthode, fondée sur la raison critique.

Dans Histoire des oracles, parue en 1687, il dénonce le goût de l’homme pour le merveilleux, source des superstitions, et la façon dont les idéologues religieux exploitent ces superstitions. C’est dans le chapitre IV, intitulé «  Que les histoires surprenantes qu’on débite sur les oracles doivent être fort suspectes », qu’il insère l’anecdote de « la dent d'or » comme exemple de sa critique. Comment Fontenelle procède-t-il pour amener le lecteur à adopter une méthode scientifique pour acquérir le savoir ?

Fontenelle, Histoire des oracles, 1686, Frontispice
TX-Fontenelle

Première partie : le chemin de la vérité (des lignes 1 à 6) 

La thèse soutenue

L’extrait s’ouvre sur le rappel de la place prise par la superstition dans les jugements humains : l’irrationnel semble toujours l’emporter, souvent en raison de la peur, « Il serait difficile de rendre raison des histoires et des oracles que nous avons rapportés, sans avoir recours aux Démons », qui amène l’auteur à faire appel à l’esprit critique du lecteur : « mais aussi tout cela est-il bien vrai ? » Il pose ainsi la problématique de sa réflexion : la quête de la vérité. Intervient ensuite sa thèse sur le chemin à suivre, dans une phrase qui sonne comme une maxime, sur un ton didactique avec une injonction à l’impératif dans laquelle il s’inclut : « Assurons-nous bien du fait, avant de nous inquiéter de la cause. » Fontenelle prône donc une méthode empirique, d’abord expérimentale, celle des sciences, fondée sur l’observation, pour, ensuite seulement, déduire. Il s’agit de d'imposer au savant l’objectivité.

L'argumentation

Il propose ensuite une argumentation, à partir d’une concession faite à des adversaires potentiels : « Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens » Mais le portrait qu’il développe alors dénonce, en réalité, un défaut, la précipitation, une forme de paresse intellectuelle illustrée par une image : ils « courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ». En opposant ainsi « la cause » au « fait », il met en évidence le danger de cette pratique habituelle : poser une théorie par avance, en oubliant l’observation préalable. Il rejoint ainsi la première règle du Discours de la méthode de Descartes, « éviter toute prévention et précipitation ». Sa conclusion insistante, « mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point », accentue l’erreur d’une démarche qui, en inversant l’ordre rationnel, fait tort finalement à ceux qui la pratiquent.

Deuxième partie : l’anecdote (des lignes 7 à 24) 

Une introduction

Pour conduire les lecteurs à adhérer à sa thèse, il faut, certes, faire appel à leur raison en argumentant, mais il est important, selon la formule empruntée au poète latin Horace et chère aux auteurs classiques, d’associer "instruire" et "plaire", donc de les séduire, de retenir leur attention, d’où la place importante du récit dans l’extrait, qui prend alors la forme d’un apologue, introduit dans le deuxième paragraphe. 

Le deuxième paragraphe introduit le récit qui va suivre : « Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici. » Le passé simple lui donne par avance la valeur d’un fait historique, de même que les indices spatio-temporels, avec un recul dans l’espace et dans le temps qui est une stratégie fréquente pour échapper au risque de censure. Cette présentation reprend, par le terme hyperbolique, « ce malheur », et l’adverbe intensif « si plaisamment », le reproche précédent de « ridicule », créant ainsi un horizon d'attente grâce à la tonalité comique du récit, et l’engagement personnel de l’auteur retient encore davantage l’attention du lecteur.

La précision des faits

Pour respecter la démarche qu’il a lui-même posée, Fontenelle prend soin de poser la situation initiale en précisant les faits, en donnant une date, « en 1593 », un lieu, la « Silésie », et l’âge de l’enfant « sept ans ». De même, si le début introduit un phénomène a priori banal, « les dents étant tombées à un enfant », cela s’oppose à la formule qui présente le résultat en le transformant en une apparition extraordinaire : « il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. » Mais l’ouverture du récit, « le bruit courut », c’est-à-dire une simple rumeur, devrait déjà alerter le lecteur précédemment averti par la question « tout cela est-il bien vrai ? »

La satire des savants

Viennent ensuite les péripéties, les interventions des savants. Le choix de leurs noms avec la finale latine en –us souligne immédiatement leur pédantisme. C’était, en effet, une habitude, héritée du Moyen Âge et liée aux écrits savants le plus souvent en latin, notamment à l’université de la Sorbonne, lieu auquel pensera forcément le lecteur. De plus, ces noms, même si Horstius et Libavius sont des universitaires allemands ayant réellement existé, sont cocasses à cause de leurs sonorités : « Horstius » fait penser à « hortus », le jardin en latin, titre de nombreux ouvrages médiévaux,  « Ingolsteterus », suggère l’aspect gonflé, imbu de soi, du savant,  « Rullandus » rappelle le preux chevalier Roland, et « Libavius », associé au verbe à connotation péjorative à la formule « ramasse tout ce qui avait été dit »,  évoque un coup de langue du personnage qui va ensuite « baver ».

Andreas Libavius (1555-1616). Portrait anonyme

Andreas Libavius (1555-1616). Portrait anonyme

À cela s’ajoutent les dates. On note ensuite l’écart important, deux ans, entre cette rumeur et les premiers écrits d’Horstius et de Rullandus, et encore deux ans pour ceux des troisième et quatrième savants… Sont donc produites cinq thèses sur cinq ans, et, plus on avance dans le temps, moins il est question de la dent elle-même, mais davantage de répondre à son adversaire, donc de se faire valoir soi-même par la polémique, indice d’une concurrence entre savants : « afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens », « écrit contre le sentiment que Rullandus avait », « une belle et docte réplique », « y ajoute son sentiment particulier ». Enfin, avec le terme « sentiment » s’affirme une subjectivité totale. L’ironie par antiphrase, éloge de ceux qui sont en réalité blâmés, soutient l’ensemble de ce portrait : « une belle et docte réplique », « Un autre grand homme », « tant de beaux ouvrages ». Sont critiquées d’abord les querelles stériles entre savants, qui se répondent l’un l’autre au lieu de faire une véritable recherche, et procèdent par compilation, tel Libavius. Le seul but de chaque savant est de prouver que sa théorie est la meilleure, forme d’orgueil et d’arrivisme.

La critique religieuse

Mais l’allusion indirecte à l’ancienne tradition de la Sorbonne invite à une autre lecture, car elle reste encore, à cette époque, influente et sous le contrôle de l’Église, et derrière ces faux savants, il y a bien une critique indirecte de la religion dont l’irrationalité s’oppose à la thèse prônée par Fontenelle. Elle intervient à propos du premier ouvrage mentionné, celui d’Horstius, ponctuée d’interventions du narrateur, qui, à la fois, rendent le récit plus virulent tout en impliquant le lecteur. Le verbe « prétendit », qui introduit l’explication invoquée, une dent « en partie miraculeuse, en partie naturelle », sous-entend déjà la fausseté de sa théorie, que la double cause, antithétique, rend déjà ridicule. Or, cette dent n’est, en fait, qu’un prétexte mis au service de la religion dominante : « elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ». En glissant, de façon abusive, du cas individuel, l’« enfant » aux « chrétiens », il s’agit en fait de prouver la bonté du dieu des chrétiens, qui vient « consoler », par égard pour les siens et pour s’opposer à la religion musulmane. Pour renforcer l’absurdité de cette thèse, Fontenelle interpelle son lecteur par son injonction exclamative familière : « Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs ! » Ainsi ressort son ironie.

Atelier d’Étienne Delaulne, orfèvre parisien du XVème siècle. Illustration XVIème siècle

Atelier d’Étienne Delaulne, orfèvre parisien du XVème siècle. Illustration XVIème siècle

La situation finale

La situation finale forme une chute, ironique, qui confirme le second reproche, le défaut d’observation : « Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. » Cette annonce est justifiée par son explication qui ferme l’anecdote, l’expertise du spécialiste : « Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse ». Le commentaire, avec son opposition, reprend ce qu’a dénoncé, dès le début de l’extrait, Fontenelle, l’inversion entre la « cause » et le « fait » : « mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. » Fontenelle dénonce ainsi une démarche, que le pronom indéfini « on » présente comme fréquente, qui, n’ayant rien de scientifique, empêche d’atteindre la vérité.

Troisième partie : la thèse généralisée (de la ligne 25 à la fin) 

La reprise de la thèse

Après l'anecdote, Fontenelle revient à sa thèse mais en la généralisant, avec l’insistance du recours à la négation : « Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. » Puis, en s’impliquant plus directement par l’emploi du « je », il pose une double définition de l’« ignorance », fondée sur des oppositions :

  • entre « les choses qui sont » et leurs causes, ignorées : « dont la raison nous est inconnue ».

  • entre « celles qui ne sont point », sur lesquelles l’homme élabore une théorie : « dont nous trouvons les raisons ».

La deuxième forme d’ignorance est, pour lui, beaucoup plus dangereuse car elle repose sur du vide. Fontenelle exige donc du savant une vérification préalable du « fait », et de la modestie : quand on ne sait pas, mieux vaut l’avouer, sinon cela ouvre la porte à toutes les erreurs.

Il donne ainsi une image très péjorative de la raison humaine et des « principes » de son fonctionnement, avec, à nouveau, des oppositions entre la négation et l’affirmation et dans le lexique, entre le « vrai » et le « faux » : « non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux. » Ces « autres principes » relèvent, eux, de l’irrationnel, de la superstition qui fait croire aux « oracles » pour reprendre le titre de l’œuvre, et implicitement de la religion.

Les exemples

Pour ne pas lasser son lecteur, Fontenelle revient au concret à travers trois domaines de la connaissance, en decrescendo par rapport à leur dimension scientifique, mais en gradation pour leur longueur pour marquer le risque croissant d’erreur.

         Pour la physique : L’erreur est marquée par l’ironie qui oppose l’éloge, « De grands physiciens ont fort bien trouvé », car ils ont posé des causes de la température des « lieux souterrains […] chauds en hiver, et froids en été », à la critique puisqu'à base leur observation est fausse : « De plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas. »

         Pour l’histoire : Cette discipline est encore plus fragile, car, même si le fait est assuré, elle fait intervenir la subjectivité de l’interprétation : « On raisonne sur ce qu’ont dit les historiens ». D’où l’énumération des risques dans la question rhétorique : « n’ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? » La forme négative renforcée souligne la subjectivité, d’autant que le souhait en réponse, « Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué », est largement irréaliste puisque l’historien, qui travaille le plus souvent sur le passé ne peut que très rarement observer lui-même en étant « spectateur de toutes choses », et risque aussi d’être influencé par son propre contexte.

        Pour la religion : Là encore, nous retrouvons des jeux d’opposition entre « une fausse religion », dotée par ses partisans « d’avantages qui ne lui sont pas dus », donc faux, et « la vraie », dotée, elle, de « faux avantages », destinés à la renforcer contre d’éventuels adversaires. Fontenelle condamne donc plus fortement les théologiens, incapables d’oublier leur « parti », et n’oublions pas que la guerre entre Catholiques et Protestants a repris depuis la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. Son blâme est renforcé par la reprise de l’affirmation, rendue catégorique par la double négation, « ne… jamais…ni ». Au centre d’un chiasme syntaxique, se place l’idée de vérité (« la vraie », « celle qui est vraie »), ainsi posée comme une valeur absolue, « on devrait être persuadé », mais encadrée par l’erreur : « une fausse religion », « celles qui sont fausses ».

CONCLUSION

Fontenelle prend soin de proposer à ses lecteurs, certes une réflexion philosophique, mais rendue plaisante par l’apologue qui la soutient, dans lequel il multiplie les procédés destinés à les faire sourire, notamment le ton enjoué, vif et ironique. N’oublions pas que les lecteurs de son temps, qui se réunissent dans les salons, recherchent souvent dans la littérature un divertissement léger. Pour leur donner « le goût de la science », ce passage donne donc un bon exemple du tour nouveau pris par la prose d’idées en cette aube du XVIIIème siècle, qui souhaite concrétiser les notions les plus abstraites.

Jacques Autreau, Madame de Tencin servant le chocolat à de Fontenelle, Houdar de la Motte et Saurin, 1716. Huile sur toile, 72 x 90,5. Collection privée

Jacques Autreau, Madame de Tencin servant le chocolat à de Fontenelle, Houdar de la Motte et Saurin, 1716. Huile sur toile, 72 x 90,5. Collection privée

Il donne aussi un exemple de l’éveil de l’esprit critique à cette époque, avec, dans la lignée du rationalisme de Descartes, un appel à la méthode expérimentale propre à la rigueur scientifique. Il illustre aussi une attaque contre la religion, même si elle reste encore discrète : il lui est reproché de reposer sur des faits invérifiables, d’être sectaire, et d’utiliser, finalement, Dieu pour expliquer tout ce que l’esprit humain ignore.

L'essor de la science au siècle des Lumières 

Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1738, Planche 1, figures 1 à 6 : la nature de la lumière

Au XVIIIème siècle, la science poursuit son essor, symbolisé par l’Encyclopédie, dont la parution débute en 1751 sous la direction de Diderot et d’Alembert et s’achève en 1772, après bien des difficultés car la censure n’a pas disparu. Elle révèle la spécialisation croissante des sciences et leur association aux techniques avec, notamment, les nombreuses planches pour illustrer les objets et les pratiques, et la volonté d’approcher toutes les connaissances, y compris celles qui ne sont pas purement "scientifiques", selon une démarche rationnelle précisément définie, fondée sur l’observation et l’expérience.

Cette démarche est d’ailleurs soutenue par le développement de nouveaux instruments, comme la pompe à vide, la pile électrique ou un télescope plus élaboré. Par exemple, le laboratoire de l’Arsenal du chimiste Antoine Lavoisier (1743-1794) fait appel à des savants mais aussi à des artisans et à des ouvriers pour disposer d’instruments plus fiables. C’est aussi le début d’une révolution industrielle avec la machine à vapeur de Watt (1763) et Cugnot (1770), le paratonnerre de Dalibard (1752), l’aérostat des frères Montgolfier (1782).

Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1738, Planche 1, figures 1 à 6 : la nature de la lumière

XVIII°siècle

Bien sûr, cela ne garantit pas l’absence d’erreur : à côté de la découverte de la gravité par Isaac Newton (1643-1727) triomphent des théories pseudo-scientifiques comme le magnétisme animal du médecin allemand Mesmer, ou la croyance en l’astrologie qui subsiste.

Cela s’accompagne d’une volonté de diffuser plus largement le savoir, en ne le réservant plus aux seuls cercles savants ou aux salons mondains. De plus la séparation entre "scientifiques" et "littéraires" s’efface car ceux-ci s’intéressent formellement aux sciences, tels Voltaire diffusant les découvertes de Newton, tout comme madame du Châtelet, ou Diderot qui produit des essais mathématiques, ou encore Condorcet (1743-1794) qui est à la fois secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et membre de l’Académie française. Le public aussi s’élargit, car les lieux de discussion autour du savoir se multiplient, des clubs, des cafés, des salons de peinture, des concerts, tandis qu’une nouvelle presse naît et se développe.

Lecture du journal par les politiques de la Petite Provence au jardin des Thuilleries, fin du XVIIIème siècle. Dessin aquarellé, 22,5 x 30,5. BnF

Lecture du journal par les politiques de la Petite Provence au jardin des Thuilleries, fin du XVIIIème siècle. Dessin aquarellé, 22,5 x 30,5. BnF

Denis Diderot, Encyclopédie, Tome I,  article   « Agnus scythicus » 1752 

Cet article pourrait résumer la démarche des Encyclopédistes pour transmettre un savoir véridique, dégagé de toutes les traditions et des préjugés encore en vigueur. Mais il illustre aussi leur volonté de concrétiser leur démarche en partant d’un exemple qu’il développe longuement : ici la croyance, même chez des écrivains sérieux, en l’existence d’une plante qui broutait, en Scythie, près du Caucase. En réalité il s’agissait, comme l’a constaté le naturaliste Kempfer, d’une plante revêtue d’une sorte de toison qui lui donnait l’allure d’un agneau… L’extrait se construit à partir de l’anaphore du verbe « falloir », injonction d’abord affirmative, à trois reprises, puis négative : quels critères Diderot pose-t-il pour garantir la vérité scientifique ?

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Illustration d’après Johann Zahn, in Specula Physico-Mathematico-Historica Notabilium ac Mirabilium Sciendorum, 1696 

Premier paragraphe : la nature du fait 

TX-Diderot

Au cœur de ce texte figure l’appel à l’observation des « faits », méthode empirique, mais le verbe qui soutient l’injonction, « Il faut distinguer les faits en deux classes », exige qu’elle soit accompagnée d’une réflexion sur leur nature même : les uns « simples et ordinaires », les autres « extraordinaires et prodigieux » On pense à l’anecdote de Fontenelle dans Histoire des oracles sur « la dent d’or ». Dans les deux cas, Diderot insiste sur une nécessaire vérification préalable, mais il oppose deux formes de témoignages, « quelques personnes instruites et véridiques » pour les premiers, « des autorités plus fortes » pour les seconds ». Dans les deux cas, il impose donc l’exercice de l’esprit critique « pour l’homme qui pense », et surtout une méfiance face à l’irrationnel : « Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraisemblance des faits ; c’est-à-dire, d’autant plus nombreuses et plus grandes, que la vraisemblance est moindre. »

Deuxième et troisième paragraphes : les témoignages 

L'autorité des témoignages

L’importance de l’esprit critique s’accentue encore à propos des témoignages, avec deux exigences :

        La première, « les considérer en eux-mêmes », implique de s’assurer de la cohérence de leur présentation « pour voir s’ils n’impliquent aucune contradiction », par exemple dans les lieux, les dates, les descriptions… À cela s’ajoute une vérification de la source, nécessairement « des gens éclairés et instruits ».

      La seconde, « les comparer entr’eux », va plus loin et rappelle le personnage de Libavius chez Fontenelle qui, en « ramass[ant] tout ce qui avait été dit sur la dent »,  s’est limité à une compilation des théories. Or, très souvent, un fait ne s’impose parce qu’il a été relaté de multiples fois, alors qu’en réalité il ne s’agit que de la répétition d’une source initiale. Ainsi s’oppose l’énumération de philosophes ayant vécu au XVIIème siècle, une « foule d’autorités » dans divers domaines, mais qui, en fait, ne serait fondé sur « rien », ou, au mieux, sur « l’autorité d’un seul homme ». Être considéré comme savant n’est donc pas une caution suffisante.

La force du témoignage

Pour mesurer la valeur d’un témoignage, il ajoute à cette vigilance deux autres critères. Le premier rappelle aussi Fontenelle, le refus de se fier à une rumeur pour privilégier les témoins « oculaires ». Mais surtout, il demande que soit évaluée la raison qui conduit à rapporter un fait, en distinguant deux cas.

  • D’abord, le témoin peut avoir des « espérances », c’est-à-dire l’attente d’un profit personnel, à commencer par le désir de gloire : dans ce cas, implicitement Diderot invite à la méfiance.

  • En revanche, certains ont « exposé leur vie pour soutenir leur déposition », terme qui relève du domaine juridique, évoquant notamment le long procès de Galilée qui dut abjurer sa théorie héliocentriste. La question rhétorique sur le risque couru, « que serait-ce donc s’ils l’avaient sacrifiée et perdue ? », dramatise la situation, donc renforce l’hypothèse de la valeur importante d’un témoignage dans une telle situation.

Or, rappelons le rôle important que joue encore à cette époque la censure, qu’elle vienne du pouvoir royal, des édits des Parlements ou d’institutions religieuse comme l’université de La Sorbonne : bien des livres ont été condamnés, voire brûlés symboliquement, et c’est aussi ce qui explique que, dans la seconde moitié du siècle, plus de la moitié des livres est imprimé à l’étranger, Angleterre, Pays-Bas, Suisse. La parution de l’Encyclopédie elle-même a été à plusieurs reprises suspendue. Diderot suggère ainsi que toute interdiction donne encore plus de valeur au « fait » affirmé.

Quatrième et cinquième paragraphes : force et faiblesse 

La force du nombre

De même qu’il faut vérifier l’« autorité » de ceux qui affirment un fait, le nombre des témoins oculaires est important, car cela permet, à nouveau, d’exercer son esprit critique avec une distinction des « faits » mise en valeur par le chiasme syntaxique :

          Au centre figurent les moins nombreux, « qui n’ont eu pour spectateurs qu’un petit nombre de personnes, minimisés pas la négation restrictive, repris par le lexique péjoratif qui les rend suspects en raison de leur mystère, « Les faits clandestins ». Leur valeur est aussitôt niée : « pour peu qu’ils soient merveilleux, [ils] ne méritent presque pas d’être crus ».

            Ils sont encadrés par ceux qui, au contraire, sont valorisés : ils « se sont passés à la face de tout un peuple » et la fiabilité de ces « faits publics », donc offerts au jugement de tous, est ensuite affirmée avec force, en posant cependant deux conditions : la plus importante est l’absence de contestation, « contre lesquels on n’a point réclamé dans le temps ». Mais il faut aussi mesurer la nature des éventuels contestataires : « contre lesquels il n’y a eu de réclamation que de la part de gens peu nombreux et mal intentionnés ou mal instruits », ce qui implique que ceux-là « ne peuvent presque pas être contredits ».

Mais l’adverbe « presque » qui, dans ces deux cas, introduit la possibilité d’une erreur de jugement, révèle la prudence de Diderot lui-même.

Pour conclure

L’article se ferme sur une brève conclusion qui généralise ces exigences : « Voilà une partie des principes d’après lesquels on accordera ou l’on refusera sa croyance, si l’on ne veut pas donner dans des rêveries, et si l’on aime sincèrement la vérité. » Il traduit avec force ce qui fonde le discours scientifique, l’objectif visé, « la vérité », dernier mot de l’article », opposé à ce qu’il qualifie avec mépris de « rêveries ».

CONCLUSION

Dans cet article de l’Encyclopédie, au titre bien innocent et après une description cocasse de cette "plante-animal", Diderot s’inscrit donc dans la lignée de Bayle et de Fontenelle pour conduire son lecteur à différencier la vérité de l’opinion, subjective et souvent fausse. Mais son titre même, associé aux adjectifs, « extraordinaires et prodigieux », « merveilleux », invite le lecteur à voir, dans cet « agneau » végétal, l’"agnus dei", formule qui désigne le Christ mort sur la croix et ressuscité, la religion avec ses faits irrationnels, miracles et croyances diverses, même si cela n’est pas directement exprimé par prudence vu la censure toujours prompte à sévir. 

L'Agnus Dei sur une clef de voûte de l'abbatiale de Saint-Avit-Sénieur, Dordogne

L'Agnus Dei sur une clef de voûte de l'abbatiale de Saint-Avit-Sénieur, Dordogne

Mais ce texte garde toute sa force à notre époque, où les médias – et encore plus les réseaux sociaux – transmettent tant de fausses nouvelles et affirment des théories complotistes à des destinataires qui n’adoptent pas la démarche rationnelle pour atteindre la vérité, à commencer par la vérification des faits et de la fiabilité des « sources »…

Lecture cursive : Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1738 

Frontispice des Éléments de la philosophie de Newton de Voltaire, 1738

Lors de son exil en Angleterre d’avril 1726 à l’automne 1728, Voltaire, frappé par les funérailles solennelles de Newton en mars 1727, commence à s’intéresser à la science en devenant aussi un ardent partisan de la philosophie de Locke. À son retour, il initie au newtonisme Émilie du Châtelet (1707-1749), qui traduit les Principia mathematica qui ne paraîtra qu’à titre posthume en 1759 ; de son côté, quand il se réfugie auprès de sa maîtresse au château de Cirey, entouré de mathématiciens et de physiciens, il a l’idée de diffuser les théories de Newton. L’ouvrage paraît en 1738, et c’est dans sa réédition en 1745 qu’il est précédé de cette dédicace qui rend hommage à madame du Châtelet.

Premier texte : "Épître dédicatoire à madame du Châtelet"

Un fervent hommage

Dans le premier paragraphe, l’hommage introduit, « Lorsque je mis pour la première fois votre nom respectable à la tête de ces Éléments de philosophie, je m’instruisais avec vous », souligne le rôle d’initiatrice joué à ses côtés par Émilie du Châtelet. Mais surtout, il lui reconnaît une supériorité scientifique, qui fait de lui, par comparaison, un modeste disciple : « J’offre de simples Éléments à celle qui a pénétré toutes les profondeurs de la géométrie transcendante, et qui seule parmi nous a traduit et commenté le grand Newton. »

Frontispice, Éléments de la philosophie de Newton, Voltaire, 1738

Éloge de Newton 

L’éloge de la marquise se poursuit, mais en célébrant à travers elle les mérites de Newton qui « recueillit pendant sa vie toute la gloire qu’il méritait ». Son énumération met l’accent sur ses principales découvertes scientifiques : « l’inventeur du calcul de l’infini, qui découvrit de nouvelles lois de la nature, et qui anatomisa la lumière ».

Une femme de science : Charles-Joseph Natoire, frontispice de l’édition italienne, Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, BnF

Une femme de science : Charles-Joseph Natoire, frontispice de l’édition italienne, Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, BnF

Le portrait d’Émilie du Châtelet

La fin de cette dédicace développe un portrait mélioratif de la marquise, qui met en évidence l’aspect exceptionnel d’une femme qui allie le mode de vie de la noblesse, « à la cour », profitant des « amusements du monde », alors même qu’elle est capable de s’« élev[er] aux vérités les plus sublimes ». L’éloge se fait hyperbolique pour l'amplifier et le généraliser : « C’est en général tout ce qu’on peut espérer des personnes avec lesquelles on passe sa vie ; mais le petit nombre d’esprits supérieurs qui se sont appliqués aux mêmes études que vous aura pour vous la plus grande vénération, et la postérité vous regardera avec étonnement. »

La généralisation s’accentue à la fin du passage, par la comparaison établie entre les femmes qui ont « régné glorieusement sur de grands empires » et la marquise, qui s’impose par son mérite scientifique qu’il souligne : elle a su « pénétrer par un travail infatigable dans des vérités dont l’approche intimide la plupart des hommes, approfondir dans ses heures de loisir ce que les philosophes les plus profonds étudient sans relâche ».

Second texte : Introduction à la deuxième partie

Les objectifs de Voltaire

Le premier paragraphe joue le rôle d’une préface en posant les objectifs de cette œuvre, à la fois une quête personnelle du savoir et la volonté de le transmettre : « me donner à moi-même, et peut-être à quelques lecteurs, des idées nettes de ces lois primitives de la nature que Newton a trouvées ». Il annonce alors le contenu prévu, une approche historique d’abord, « jusqu’où on a été avant lui, d’où il est parti, où il s’est arrêté, et quelquefois ce qu’on a encore trouvé après lui-même », avant de mentionner ses deux principales découvertes, « la lumière » et « cette loi générale de la gravitation ou de l’attraction », en insistant, par l’adjectif « seul » et par la négation restrictive, sur son rôle prépondérant.

Le public visé 

Voltaire rappelle ici l’objectif de tous les philosophes des Lumières, éclairer les lecteurs en diffusant le plus largement possible les connaissances scientifiques : « mettre ces Éléments à la portée de ceux qui ne connaissent de Newton et de la philosophie que le nom seul. » Il met ainsi en valeur l’importance de la physique, « La science de la nature est un bien qui appartient à tous les hommes ». Il conclut par une comparaison au fonctionnement d’un « ministre » : il « se forme une idée juste du résultat des opérations que lui-même n’a pu faire ; d’autres yeux ont vu pour lui, d’autres mains ont travaillé, et le mettent en état, par un compte fidèle, de porter son jugement. » Il souligne ainsi l’intérêt du traité qu’il propose en jouant donc le rôle d’un intermédiaire pour instruire les ignorants : « Tout homme d’esprit sera à peu près dans le cas de ce ministre. »

Pour conclure

Ces deux extraits de Voltaire rendent hommage à cette femme qui a su pousser à l’extrême son mérite scientifique en diffusant ses connaissances dans une discipline alors en plein essor, la physique, opposant les « tourbillons » de Descartes à la Loi de la gravitation » de Newton. Elle offre ainsi un exemple à la marquise qui converse avec Fontenelle dans ses Entretiens.

Émilie du Châtelet, Institutions de physique, 1740 : "Avant-Propos", parties I et II 

Madame du Châtelet, Institutions de physique, 1749, frontispice

Première partie : l’« institution » des enfants 

Dans cet ouvrage scientifique, Émilie du Châtelet entreprend une réflexion à partir des trois scientifiques dont elle compare les théories, comme l’indique le sous-titre, « d’un traité de paix entre Descartes, Leibniz et Newton », qui la pose en conciliatrice : son approche rationnelle propose une synthèse de leurs travaux, et son traité remporta un grand succès. Elle le fait précéder d’un « Avant-Propos », dans lequel se trouvent, notamment, justifiés les deux termes du titre, la science retenue, « la Physique », et son objectif, « l’institution », celui d’un maître face à un élève. Ainsi, elle adresse son ouvrage à Louis Marie, un de ses quatre enfants, alors âgé de douze ans. Dans ce début, comment tente-t-elle de lui donner « le goût de la science » ?  

TX-Châtelet

L’importance de l’instruction (1er §)

Sa formulation hyperbolique, « le devoir le plus sacré des Hommes », introduit, dans son adresse à son fils, sa thèse, l’importance de permettre aux enfants de « s’instruire » dès leur plus jeune âge. Il a alors douze ans, « âge heureux » selon elle car la raison peut déjà s’exercer, « l’esprit commence à penser », sans devoir encore subir tous les aléas de la vie adulte, au premier rang desquels les « passions », toujours considérées comme nocives en ce début du siècle.

Une argumentation (2ème §)

Dans le deuxième paragraphe, elle insiste sur l’importance de s’instruire dès l’enfance en précisant son argumentation par la comparaison entre cette époque, privilégiée, et le monde adulte : « C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature ».

         Son premier argument développe la dénonciation des passions nocives dès que l’on quitte l’enfance : en évoquant d’abord les « plaisirs » recherchés par les jeunes gens, elle souligne l’obstacle à la raison que représente « l’ivresse du monde », puis elle mentionne une autre passion, « l’ambition » dont elle fait un véritable esclavage : elle « s’emparera de votre âme ».

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Pour illustrer l'Avant-Propos, édition hollandaise de 1742

          Son second argument porte sur le rôle de l’âge, qui diminue les facultés cognitives et l’aptitude à l’apprentissage : « votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Étude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité ». Elle rejette ainsi une objection, le manque de maturité qui interdirait à un jeune enfant l’étude des sciences : « un âge plus avancé […] souvent n’en est pas plus mûr ».

Par sa métaphore de l’enfance, elle s’inscrit donc dans son rôle de mère, soucieuse de développer l’esprit de son fils : « Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison ». Mais elle va plus loin, en accusant tous les privilégiés qui ne se soucient souvent que très peu de s’instruire pour justifier son choix :il s’agit « de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, et qui est toujours un défaut de plus, et un mérite de moins. » 

Le résultat attendu (3ème §)

C’est donc par une injonction, « Il faut », qu’elle conclut sur les avantages de cet apprentissage dans l’enfance.

         Le premier est l’accès à l’autonomie, « accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, et à pouvoir se suffire à lui-même », ce qui est aussi une garantie de liberté.

         Le deuxième est une promesse des composantes du bonheur qu’apporte un tel apprentissage, sur lesquelles elle insiste : « vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources et quelles consolations on trouve dans l’Étude ». S’instruire a donc une fonction cathartique, comme une sorte de remède aux difficultés de la vie quotidienne. Mais elle efface aussi les difficultés de l’étude en présentant comme une certitude le bénéfice à venir : « vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, et des plaisirs ».

Lecture cursive : Voltaire, Éléments de la philosophie de Newton, 1738 

Le résultat attendu (3ème §)

Dans la suite de cet « Avant-Propos », elle justifie son choix de la physique en en faisant un double éloge :

  • D’abord, l’homme faisant lui-même partie de la nature, cette science le concerne au premier chef : elle « paraît faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse ». Elle permettra donc à l’homme de mieux comprendre le monde dans lequel il vit.

  • Mais, au-delà de mieux le connaître, elle peut aussi permettre d’en tirer un meilleur usage, puisque « nos plaisirs et nos besoins dépendent » des lois de la nature, par exemple pour l’agriculture, la construction, l’artisanat.

Mme du  Châtelet, la loi de Newton, Institution de physique, édition hollandaise de 1742

Mme du  Châtelet, la loi de Newton, Institution de physique, édition hollandaise de 1742

Une pédagogie adaptée (4ème § suite)

Elle dresse alors le programme qu’elle va suivre, mais à nouveau en tenant compte d’une éventuelle objection, l’âge de son fils : « je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée », répétant plus loin son choix de n’enseigner que ce qui « peut convenir à votre âge ». Pour ce faire, elle est obligée de la présenter de façon à ne pas rebuter l’enfant, d’où une première exigence : « la dégager de cet art admirable, qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, et ne parle qu’à l’entendement ». Elle est parfaitement consciente des limites cognitives d’un jeune enfant, qui ne peut encore accéder à l’abstraction, mais à besoin des « sens », donc d’un savoir plus visuel : « vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette Langue ». C’est pourquoi à l’algèbre elle oppose une approche différente, fondée sur l’autre science mathématique, qui fait appel au dessin, se servant donc du « seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée. » Mais l’objectif reste clair : accéder à « la vérité [qui] peut emprunter différentes formes ».

Un exorde (5ème §)

Comme dans un discours, le passage se termine par une exhortation vibrante : « Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ». En insistant sur le rôle de la Géométrie, elle projette l’enfant vers l’avenir, en l’invitant à aller plus loin dans cet apprentissage, dont elle rappelle par une métaphore le rôle essentiel en lien avec la physique : « on se flatterait en vain sans son secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ». En finissant par une ouverture vers l’avenir, elle marque aussi la confiance en l’essor de l’esprit humain et sa foi dans le progrès propre à tous les écrivains du siècle des Lumières : « ’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, et qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science. »

CONCLUSION

Ce texte met en évidence l’évolution scientifique qui s’impose au XVIIIème siècle, et tout particulièrement dans le domaine de la physique ; en cela, il s’oppose à la présentation de Fontenelle sur les « tourbillons » de Descartes, théorie détruite par Newton. Mais il conduit aussi à réfléchir sur l’enjeu du parcours, en insistant sur le fait que « le goût de la science » s’inculque dès le jeune âge, dont il faut retenir l’attention car un enfant n’a pas forcément envie de sacrifier les plaisirs du jeu et de l’insouciance. L’apprentissage exige un effort, qu’il faut donc rendre le plus acceptable possible par une pédagogie adaptée à son âge, mais aussi en essayant de le persuader. Mais toute la question est de savoir si l’argumentation sur les fruits qu’il en retirera dans l’avenir peut vraiment toucher un jeune enfant qui vit, lui, dans le présent. Question encore très actuelle…

Voltaire, Zadig ou la Destinée, 1747, III, "Le chien et le cheval", d' "Un jour..." à la fin 

Voltaire, Zadig ou la Destinée, 1747

Ce conte philosophique, d’abord intitulé Memnon lors de sa parution anonyme en 1747 à Amsterdam, est présenté comme une « histoire orientale », et Sadi, auteur prétendu de l’« épître dédicatoire à la sultane Sheraa », confirme cette fiction : « Je vous offre la traduction d’un livre d’un ancien sage qui, ayant le bonheur de n’avoir rien à faire, eut celui de s’amuser à écrire l’histoire de Zadig, ouvrage qui dit plus qu’il ne semble dire. » On reconnaît là une stratégie fréquente sous l’ancien Régime pour éviter la censure, et sa publication à Paris en 1748 sous son titre définitif, Zadig ou la Destinée, reste d’ailleurs anonyme. Les vingt et un chapitres entrecroisent les aventures sentimentales du héros et les multiples péripéties vécues quand il est confronté aux réalités sociales. Ainsi, après les deux premiers chapitres qui présentent le héros, instruit et sage, et son double échec amoureux, il se retire à la campagne pour se consacrer à l’étude : « il acquit bientôt une sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme. » La suite du chapitre III met en scène l’application de ce savoir : comment Voltaire, à travers son personnage, représente-t-il la science ?  

TX-Voltaire

Première partie : deux rencontres (du début à la ligne 22) 

La chienne perdue

La fiction orientale s’affirme dès le début, avec la mention des « eunuques », serviteurs castrés chargés de garder le harem, mais elle se mêle d’emblée à la réalité française avec la mention de la « reine » et non pas d’une sultane, et la race de la chienne, « une petite épagneule ». La situation s’annonce par l’indice temporel traditionnel dans un conte, « Un jour », et l’émotion des personnages, « dans la plus grande inquiétude », « des hommes égarés », puis l’un d’eux « tout essoufflé », rend la situation vivante et crée un horizon d’attente.  Les détails donnés par Zadig en réponse, extrêmement précis, révèlent une observation digne d’un scientifique, d’où l’effet de surprise provoqué par sa dénégation : « je ne l’ai jamais vue, et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne. »

Le cheval perdu

De la même façon, le cadre oriental est rappelé dans le deuxième paragraphe, avec la mention de « Babylone », alors que celle d’un « palefrenier » et d’un « grand veneur », officier de mener la chasse à courre, renvoient à des fonctions françaises, comme le « roi » au lieu du sultan. Voltaire s’amuse aussi à souligner l’invraisemblance traditionnelle du conte en feignant de la justifier : « Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune ». Les chiffres avancés par le héros, « cinq pieds », « trois pieds et demi », « vingt-trois carats », « onze deniers », rendent ses réponses dignes de celles que ferait un mathématicien, et conduisent à une même conclusion surprenante : « Je ne l’ai point vu, répondit Zadig, et je n’en ai jamais entendu parler. »

Kees van Dongen, La ville de Babylone, in La Princesse de Babylone, 1948

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Deuxième partie : le procès de Zadig (des lignes 23 à 61) 

L'accusation

La conclusion des officiers est donc logique : ils « ne doutèrent pas que Zadig n’eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ». En revanche, la justice ne se soucie d’aucune preuve, puisque le seul témoignage de serviteurs qui ont peur d’être eux-mêmes accusés, suffit à faire condamner le héros avant même de l’entendre : « ils le firent conduire devant l’assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. » Nouveau constat de l’irréalisme du conte, qui mélange la fiction orientale, le « Desterham » étant un gouverneur dans l’empire perse, avec les réalités russes, le « knout », c’est-à-dire des coups de fouet et l’envoi « en Sibérie ».

L’opposition entre la démarche scientifique de Zadig et l’irrationalité du châtiment est mise en valeur par le retour rapide à la réalité, son innocence : « À peine le jugement fut-il rendu qu’on retrouva le cheval et la chienne. » L’absurdité du fonctionnement de la justice s’accentue encore par le déplacement de l’accusation du vol en mensonge : « Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d’or, pour avoir dit qu’il n’avait point vu ce qu’il avait vu. » La critique se poursuit alors, puisque la sentence, « payer cette amende » est exécutoire avant même que le condamné puisse se défendre et « plaider sa cause ». Par ce fonctionnement qui inverse toute logique, Voltaire dénonce ici une justice irrationnelle, totalement inique.

La plaidoirie de Zadig

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Les cadis d’Iraq et l’État abasside (750-1258), IFPO, Institut français de Damas

L'exorde

Voltaire continue à jouer sur la fiction orientale, en parodiant les formules emphatiques pour qualifier les juges, et en prêtant un serment solennel au nom d’« Orosmade », dieu alors considéré comme le principe du bien. Mais chacune de ces appellations révèle son ironie, d’abord par antiphrase : les juges ne sont en rien des « [é]toiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité » ; en revanche, les matériaux ensuite cités illustrent leurs défauts : leur comportement et la sentence prouvent qu’ils ont, en effet, « la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l’éclat du diamant, et beaucoup d’affinité avec l’or ».

En même temps, Voltaire suit l’usage de la rhétorique traditionnelle en débutant par cet exorde, destiné à la "captatio benevolentiae", s’attirer la bienveillance des destinataires, par la flatterie de « cette auguste assemblée » et en veillant à faire preuve d’un respect absolu des puissants en évoquant, « la chienne respectable de la reine » et « le cheval sacré du roi des rois », et plus loin, « le vénérable eunuque et le très illustre grand veneur ».

La narration et l’argumentation

Traditionnellement, la deuxième partie d’une plaidoirie est la narration des faits, destinée à prouver la vérité, qui se mêle ici à l’argumentation, en deux temps.

         Pour la chienne, son récit met en évidence son sens de l’observation, d’une extrême précision : « Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes », « D’autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant », « le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres ». En cela, Voltaire reprend la méthode expérimentale prônée par les scientifiques, puisqu’à chaque observation, « j’ai vu », j’ai remarqué », répond une déduction soutenant sa réponse, fonctionnement rationnel souligné par les verbes : « j’ai jugé aisément », « m’ont fait connaître », « m’ont appris », « j’ai compris ». Notons aussi la prudence du héros quand son constat amène une critique : « la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l’ose dire. »

         Pour le cheval, l’observation fait appel aux mathématiques pour expliquer les calculs rigoureux, par exemple la mesure  une route étroite qui n’a que sept pieds de large », comparée à celle des traces « à trois pieds et demi du milieu de la route », qui permet de déduire la longueur de la queue. Il en va de même, pour la hauteur du cheval avec l’insistance sur le parallélisme entre « j’ai vu » et « j’ai connu ». Cette démarche scientifique va encore plus loin pour les matériaux, l’« or à vingt-trois carats » et l’« argent à onze deniers de fin », puisqu’il a réalisé une expérience pour vérifier à partir d’une analyse géologique : « une pierre de touche […] dont j’ai fait l’essai » de même que pour « des cailloux d’une autre espèce ».

Troisième partie : le dénouement (de la ligne 63 à la fin) 

La critique de la justice

Voltaire ne termine pas ce discours par la péroraison traditionnelle, mais introduit aussitôt le dénouement. Mais, il reprend sa critique, par la contradiction mise en valeur :

  • D’un côté, il met en valeur l’éloge du héros, dont tous reconnaissent « le profond et subtil discernement » à une exception près, « plusieurs mages » qui jugent « qu’on devait le brûler comme sorcier ». Toujours sous le masque oriental, Voltaire rappelle ici comment les hommes d’Église ont combattu ceux qui remplaçaient les croyances religieuses par la science, tel Galilée sous l’Inquisition.

  • De l’autre, il leur oppose, certes, un roi plus juste, qui « ordonna qu’on lui rendît l’amende des quatre cents onces d’or à laquelle il avait été condamné », mais qui ne corrige pas le fonctionnement de l’institution judiciaire, le « greffier, les huissiers, les procureurs » étant tous corrompus, car « ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice », et jusqu’aux subalternes qui les imitent : « leurs valets demandèrent des honoraires. » Ainsi, Zadig reste victime.

Le commentaire final

Le bref jugement final est pour le moins paradoxal, après un récit qui a mis en valeur la raison dont a fait preuve le héros et le succès remarquable de sa démarche scientifique : « Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d’être trop savant ». Pirouette de Voltaire qui rappelle ainsi la censure et les condamnations subies par les philosophes des Lumières alors même qu’ils disent la vérité, d’où une conséquence désabusée : il « se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu’il avait vu. » Le silence serait donc souvent un choix prudent face aux rejets et aux abus des puissants.

CONCLUSION

Cet extrait d’un conte philosophique, par sa mise en scène directe et son ton plaisant, souvent ironique, donne vie à un personnage ordinaire, mais doté d’un esprit si rationnel qu’il met en œuvre une approche scientifique du monde qui l’entoure.  Or, c’est précisément cette démarche qui lui vaut sa condamnation. Ainsi, Voltaire, grâce aux qualités du conte destiné à divertir, se met au service des Lumières pour faire l’éloge d’une science qui permet un double accès à la vérité :

  • D’une part, Zadig, grâce à son sens de l’observation et de la déduction, dépeint avec une parfaite exactitude les deux animaux.

  • D’autre part, le comportement et le discours du héros amènent le lecteur à une autre vérité : celle d’une justice qui fonctionne trop vite, sans respecter les droits d’un accusé, et totalement corrompue. C’est un combat constant dans l’œuvre mais aussi dans la vie de Voltaire, qu’illustre sa lutte pour la réhabilitation du protestant Calas, lui aussi accusé sans preuve et condamné à mort.

Lecture cursive : Voltaire, Micromégas, 1752, chapitre I, du début à "...huit cents années" 

C’est sans doute en 1739, alors qu’il séjourne à Cirey chez madame du Châtelet que Voltaire compose une première version de Micromégas, qu’il fera paraître, une fois remaniée, à l’étranger en 1752. Cela explique la place occupée dans ce conte par les sciences, alors en plein essor, où il rejoint une des réflexions formulées dans Éléments de la philosophie de Newton : « L'homme n'est pas fait pour connaître la nature intime des choses, […] il peut seulement calculer, mesurer, peser et expérimenter. » Cette réserve sur la nature même de l’homme s’inscrit dans le titre éponyme, qui juxtapose deux adjectifs grecs : l’homme est à la fois « petit » et « grand ». Ainsi, comme en écho à l’Histoire comique des États et Empires de la Lune (1650) de Savinien de Cyrano de Bergerac ou aux Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, Voltaire peuple l’espace dans ce conte philosophique : le premier chapitre présente son héros, dont le titre indique qu’il s’agit d’« un habitant du monde de l’étoile Sirius ». Comment ce portrait met-il en valeur le regard sur la science ?

Voltaire, Micromegas, 1752

Présentation d’ensemble (1er paragraphe)

Un conte

Le premier paragraphe présente très rapidement le cadre du récit et le personnage.

         Comme il est de tradition dans le conte, le lieu reste flou, et relève de l’irréel : le héros habite « une de ces planètes qui tournent autour de l’étoile nommée Sirius », sans que nous ne sachions exactement laquelle.

         De même, le personnage est introduit par la formule traditionnelle du conte, « il y avait un jeune homme », jeunesse qui est aussi une caractéristique des contes : ils ont précisément pour objectif de montrer l’initiation d’un personnage, enfant ou encore jeune, donc encore un peu naïf, à travers les épreuves, les péripéties qu’il traverse. C’est souvent le cas chez Voltaire, pensons à Candide ou à L’Ingénu.

         Enfin, Voltaire, se souvenant de Swift et de son héros Gulliver, découverts lors de son exil en Anglais, ou peut-être aussi des héros de Rabelais, fait de son personnage éponyme un géant aux proportions impressionnantes en insistant sur les mesures indiquées : « huit lieues de haut : j’entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun », soient trente-huit kilomètres quatre-vingt-huit mètres.

Le conteur

Par sa définition même, le conte, genre oral à l’origine, implique la présence d’un conteur. Cependant le plus souvent, quand le conte est écrit, ce conteur, omniscient, s’efface, ce qui n’est pas le cas ici, bien au contraire.

Déjà, il se permet de faire preuve d’ironie en commentant le nom de son héros, formé de deux adjectifs grecs antithétiques juxtaposés, « micros », petit, et « mégas », grand : « nom qui convient fort à tous les grands ». Il joue, en effet, sur le double sens de « grand », puisque, certes, il est grand par la taille, mais le terme renvoie aussi à ceux que l’on nomme « les grands » du royaume, c’est-à-dire les puissants, dont, par le préfixe « micro- », il diminue l’importance. 

De plus, il se présente comme un témoin ayant rencontré Micromégas, « que j’ai eu l’honneur de connaître dans le dernier voyage qu’il fit sur notre petite fourmilière », périphrase désignant plaisamment la terre de façon critique, et il affirme sa présence en intervenant : « j’entends ». Il établit ainsi un contraste entre l’irréel, l’imaginaire du conte, et sa propre réalité humaine, cherchant ainsi à inscrire son récit dans une vérité qu’il se soucie de transmettre le plus exactement possible à son lecteur. Nous nous éloignons donc du conte merveilleux, puisque son intention n’est plus uniquement de nous divertir.

Un astronome faisant des calculs à l'aide d'un sextant lors d'une éclipse, XVIème siècle. Gravure

L’image de la science (2ème et 3ème paragraphes)

Les calculs

Les deux paragraphes suivants sont consacrés à ce gigantisme, présenté par la multiplication des calculs, d’abord des « géomètres » contre lesquels Voltaire exerce son ironie par l’antiphrase, « gens toujours utiles au public », et en insistant sur leurs déductions par la répétition, « ils trouveront », « ils trouveront, dis-je, qu’il faut absolument… ». Mais quelle est l’utilité réelle de tels calculs ? Permettent-ils de mieux connaître le héros et sa planète ?

Quand il s’agit ensuite des artistes, par allusion au « nombre d’or », critère du « beau » que lequel la répétition insiste, Voltaire reprend ces mesures pour « sa ceinture » et de « son nez », encore plus dérisoires, et qui se révèlent, en réalité, très approximatives par le verbe, « peut avoir », et la conclusion qui les annule : l’affirmation « il faut avouer » est détruite par « ce qui était à démontrer ». Ainsi est démythifié le rôle même de la science

Un astronome faisant des calculs à l'aide d'un sextant lors d'une éclipse, XVIème siècle. Gravure

La relativité

L’intervention du conteur oriente donc cette lecture qui fait sourire à la fois de son personnage, qualifié de « son Excellence », et des savants, mais il va plus loin car il applique cette vision à la réalité terrestre, minimisée par la périphrase, « notre petite terre ». En créant par le choix de la première personne du pluriel une connivence avec son lecteur, il l’associe à sa dérision redoublée, « Rien n’est plus simple et plus ordinaire dans la nature », et « image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres », qui vise à ramener son lecteur à une plus juste mesure de sa place sur terre, en rabaissant l’orgueil humain, fier de son savoir scientifique. D’où les exemples géographiques qui soutiennent ensuite cette relativité géographique.

Le portrait intellectuel du héros (4ème paragraphe)

De la fiction à la science

Selon la tradition du conte, comme le cadre spatial, le temps prend des proportions invraisemblables par les âges indiqués qui soulignent la précocité du héros, encore scolarisé lors de ses premières découvertes scientifiques : « il n’avait pas encore deux cent cinquante ans ; et il étudiait, selon la coutume, au collège le plus célèbre de sa planète, lorsqu’il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d’Euclide. » De même, son enfance s’est prolongée jusque « [v] ers les quatre cent cinquante ans ».

Mais ce gigantisme temporel, loin de conduire à un éloge du savoir, conduit à une critique.

        D’une part, après l’hyperbole, « Quant à son esprit, c’est un des plus cultivés que nous ayons », une double réserve est introduite : il ne sait pas tout, mais « beaucoup de choses », et surtout c’est un savoir hérité plus qu’une preuve de réelle créativité : « il en a inventé quelques-unes ». D’ailleurs, les exemples cités contribuent à cette réduction : quel intérêt est le fait de découvrir « par la force de son esprit, plus de cinquante propositions d’Euclide », puisqu'elles sont déjà connues ?

         Cette critique est accentuée par la comparaison à Pascal, puisque la même précocité et le même verbe « deviner », conduit à un jugement sévère avec des adverbes intensifs péjoratifs qui lui ôtent tout mérite, tant scientifique que philosophique : il « devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. » Voltaire reprend ici une critique déjà formulée dans la vingt-cinquième de ses Lettres philosophiques, « Sur les Pensées de M. Pascal »

Son personnage lui sert ainsi à opposer l’abstraction, et notamment les théories métaphysiques, à une autre conception philosophique, l'empirisme de Locke découvert lors de son exil en Angleterre. Ce philosophe considère que tout savoir doit se fonder sur l’observation, sur l’expérience. C’est ainsi que procède Micromégas pour composer son ouvrage : « il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires ».

Charles Monnet, Micromégas et les terriens, XVIIIème siècle. Gravure, BnF

Charles Monnet, Micromégas et les terriens, XVIIIème siècle. Gravure, BnF

La censure

L’extrait se termine par un exemple de la science pratiquée par le héros, qui suit cette méthode empirique : « il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires ; il en composa un livre fort curieux ». Cela permet à Voltaire de formuler une autre critique, celle de la censure qui concerne les scientifiques et les philosophes encore en ce siècle des Lumières : son ouvrage « lui fit quelques affaires. »

Prudemment, comme souvent dans les contes de Voltaire, la satire n’est pas directe, puisqu’il masque son adversaire derrière le terme de « muphti », érudit dans la religion musulmane. Mais c’est il dénonce bien le rôle que peut jouer la religion dans les affaires judiciaires, cachant sans doute derrière ce personnage, qualifié péjorativement de « grand vétillard, et fort ignorant », l’évêque Jean-François Boyer, avec qui il a eu des démêlés, quand ce dernier s’est opposé, en 1743, à sa nomination à l’Académie française, et qui, surtout, dès 1851, a pris la tête des adversaires de l’Encyclopédie en en soutenant le contrôle et la censure. 

L. Boizot et J.-B. Chapuy,  La Liberté armée du sceptre de la Raison foudroie l’Ignorance et le Fanatisme, entre 1793-1795. Gravure allégorique 

L. Boizot et J.-B. Chapuy,  La Liberté armée du sceptre de la Raison foudroie l’Ignorance et le Fanatisme, entre 1793-1795. Gravure allégorique

L’ironie ressort ici par l’effet de contraste.

      D’un côté sont énumérés les reproches adressés par le muphti au livre du héros, « des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie », excessifs et avec un glissement d’une affirmation, « hérétiques » à ce qui n’est qu’une impression totalement subjective, « sentant l’hérésie ».

         De l’autre, est posé le sujet du livre, bien dérisoire comparé à l'accusation, au fait de « poursuiv[re] vivement » son auteur : «  il s’agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons ». 

Cette justice est donc sujette à caution, fort lente à trancher, « deux cent vingt ans », et arbitraire car tout dépend de ceux que l’on peut mettre dans son camp : Micromégas « se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son côté ». Enfin, Voltaire fait ressortir par l’absurde l’injustice de la condamnation, preuve d’un intolérant fanatisme, à l’exil comme Voltaire en Angleterre ou à Cirey : « le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient pas lu, et l’auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années. » Voltaire s’élève donc contre la censure qui frappe les encyclopédistes

CONCLUSION

Cet incipit répond parfaitement au double rôle qu’il doit traditionnellement jouer. Il informe le lecteur sur le cadre de l’intrigue et sur le personnage, mais il le séduit aussi par le choix même de ce géant et le ton adopté par le narrateur, mélange d’humour et d’ironie. Il met également en évidence l’intérêt du conte philosophique, forme d’apologue commode en un temps où règne encore la censure, que Voltaire lui-même a subie : il permet de mettre à distance la critique. De plus, le choix de son personnage lui permet de porter un regard contrasté sur la science : certes, elle révèle les compétences des mathématiciens et le héros lui porte un réel intérêt, mais l’ironie de Voltaire lui adresse plusieurs reproches, notamment son inutilité : le conte, avec sa tonalité merveilleuse et son invraisemblance, devient ainsi le support de son combat de philosophe des Lumières : critiquer les abus et les injustices de la monarchie absolue, mais aussi la nature humaine, tout en proposant aux lecteurs une autre vision du monde. Voltaire s’attache tout particulièrement, comme le lui écrit Frédéric II de Prusse, à rappeler aux hommes la place qu’ils occupent dans l’univers : « vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d’appeler grand »

Voltaire n’exprime que peu d’estime pour Micromégas, qu’il qualifie de « fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin ». Pourtant Frédéric II, roi de Prusse, reconnaît le double aspect du conte, puisqu’il en apprécie le choix du héros, « il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste », tout en mesurant la portée philosophique de cet « ouvrage où vous rabaissez la vanité des mortels » : il souligne ainsi l’importance de ce qu’y dénonce Voltaire et des conceptions qu’il y défend.  

Lecture personnelle : Voltaire, Zadig, 1743 

Pour prolonger l’explication de cet extrait, est proposée la lecture intégrale de Zadig ou la Destinée, dont le compte-rendu peut se faire sous forme d’une table ronde, organisée autour de quatre thèmes principaux :

  • le héros en tant que représentant de la science par sa démarche rationnelle et la sagesse qui guide ses jugements ;

  • les péripéties vécues par Zadig : les cibles de la satire, adversaires et abus sociaux ;

  • les procédés du conte pour séduire le lecteur en le divertissant ;

  • la conception philosophique défendue par Voltaire à partir du titre et du rôle de l’ermite.

Charles Monnet, Les révélations de l’ange Jesrad, 1778. Gravure, BnF

Charles Monnet, Les révélations de l’ange Jesrad, 1778. Gravure, BnF

La naissance de la science-fiction 

Science-fiction

Des précurseurs ?

L’imagination humaine n’a pas attendu Fontenelle pour imaginer des voyages à travers le cosmos, comme en témoigne la mythologie, par exemple le vol de Phaéton sur son char ou celui d’Icare fabriquées par son père, Dédale. De même, dès l’antiquité, un écrivain comme Lucien a raconté, dans ses Histoires vraies par exemple au IIème siècle, son propre voyage dans l’espace et ses rencontres avec des peuples que nous nommerions aujourd’hui des "extra-terrestres", tout comme, au XVIIème siècle, Savinien de Cyrano de Bergerac dans ses deux récits, Les États et empires de la Lune et Les États et empires du Soleil. Mais ces textes, qui nous paraissent aujourd’hui fondateurs, ne sont considérés par leurs lecteurs que comme une fiction divertissante, comme le juge le romancier Charles Sorel en 1644 :

Carlo Saraceni, La Chute d'Icare, 1606-1607. Huile sur toile, 34 x 54. Musée national de Capodimonte, Naples

Carlo Saraceni, La Chute d'Icare, 1606-1607. Huile sur toile, 34 x 54. Musée national de Capodimonte, Naples

On avait vu, il y avait quelque temps, la traduction d’un Livre qui traitait du Monde de la Lune où un Espagnol disait avoir été transporté dans une Machine par de certains oiseaux ; mais notre auteur français prétend y avoir été enlevé par des bouteilles pleines de rosée, et qu’il y avait vu cet Espagnol, lequel il contredit en de certaines choses, comme n’ayant pas bien observé ce qui se trouvait en ce pays-là. C’était là enchérir sur le Songe de Kepler, grand Astrologue, qui a décrit toutes les apparences de la Lune et sur le livre d’un philosophe moderne appelé Le Monde dans la Lune, et sur les cartes qu’on a faites de cet Astre, où toutes les taches sont prises pour des Îles ou pour de grands Continents de terre ferme, divisés en Provinces, auxquelles on a donné des noms. Le sieur de Cyrano a encore fait un Livre des États et Empires du Soleil, où se figurent d’étranges régions : de tels caprices donnent beaucoup de plaisir à ceux qui les lisent.

En 1608, l’astronome Johannes Kepler (1571-1630), pour soutenir la thèse héliocentrique de Copernic, décide de la diffuser par le biais d’un récit, Le Songe ou astronomie lunaire, publié en 1634 à titre posthume. Lui-même indique l’objectif de son récit : « Le but de mon Songe est de donner un argument en faveur du mouvement de la Terre ou plutôt d’utiliser l’exemple de la Lune pour mettre fin aux objections formulées par l’humanité dans son ensemble qui refuse de l’admettre. » Comme Fontenelle, il oblige son lecteur à déplacer son regard en appelant Volva notre planète Terre, d’après la façon dont la voient les habitants de la Lune, nommé Levonia : « Nous, les habitants de la Terre, nous pensons que le plat pays sur lequel nous nous trouvons et, avec lui, les coupoles qui surmontent nos tours restent immobiles, et que les étoiles tournent autour de ces coupoles en allant de l'est à l'ouest. […] De la même façon, les habitants de la Lune pensent que leur plat pays lunaire et le globe de Volva au-dessus de leurs têtes sont immobiles. » 

Kepler, Le Songe, édition de 1984. Presses Universitaires de Nancy 

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En revanche, si, concernant la flore, la faune, Kepler s’appuie sur la théorie de l’adaptation au climat, concernant les habitants de la Lune, la fiction l’emporte sur la science : « on trouve ça et là sur le sol des corps qui ont la forme de nos pommes de pin ; dans la journée cette enveloppe brûle superficiellement et, le soir, ces espèces de cachettes s'ouvrent et laissent sortir des êtres vivants ».

Écoute : « Fous de lune : le songe de Kepler », Le Grand Palais 

Une première écoute du podcast est destinée à permettre une prise de notes, donnant lieu à un compte-rendu oral, ensuite complété par une seconde écoute.

On attirera l’attention sur les difficultés rencontrées par les partisans de l’héliocentrisme, et par Kepler lui-même, prisonnier « entre les ignorants incrédules et les savants trop prudents », qui l’amènent à une « idée énorme » : « Pourquoi ne pas utiliser la fiction pour faire comprendre la science ? »

Le document présente alors le roman initial, Le Songe, qui met en scène la récompense reçue de sa mère, une sorcière, par un jeune héros : « avec un peu de magie et beaucoup de démons », il est propulsé sur la lune d’où il contemple la terre, constatant alors qu’elle tourne autour du soleil. Mais le roman vaut à la mère de Kepler une accusation de sorcellerie, et il doit subir six ans de procès pour la défendre…

Il complète ensuite le récit par « 223 notes très scientifiques » avec de nombreux « calculs savants » pour prouver les observations de son héros, mais l’ouvrage ne paraît qu’en 1634 à titre posthume, connaissant alors un grand succès. Il inspirera d’ailleurs d’autres écrivains, au XVIIème siècle, et même Newton pour sa loi de la gravitation.

La conclusion du document apporte une réponse directe à l’enjeu du parcours : « Quand la science ne suffit pas, il faut l’agrémenter par un peu de fiction et même de science-fiction ».

Définition de la science-fiction

Le terme vient d’un essai du poète anglais William Wilson, A Little Earnest Book Upon A Great Old Subject, paru en 1851. Cet oxymore met en évidence la tension entre ses deux composantes, la scrupuleuse exactitude et la rationalité propres à la science et l’imagination créatrice de la fiction, jusqu’à l’invraisemblance parfois. En fait, il s’agit de marquer nettement la différence entre les romans proposant un discours sur la science, tels le dialogue de Fontenelle ou Micromégas de Voltaire, et ceux où la science participe de l’intrigue elle-même. Ainsi se crée formellement ce genre littéraire, où la narration fait pénétrer le lecteur dans un monde où se déroulent des faits impossibles dans les conditions scientifiques et techniques actuelles. La science-fiction va se diversifier au fil du siècle, mais elle répond à trois critères fondamentaux :

  • la distanciation cognitive : il s’agit d’emporter le lecteur dans un monde inconnu, mais en lui permettant de s’en faire une image rendue vraisemblable par sa cohérence. Le lecteur doit accepter d’entrer dans cet univers et de le croire plausible.

  • mais, parallèlement, loin du merveilleux, de la mythologie ou de la religion, il se construit à partir d’un savoir scientifique, des théories déjà élaborées, mais aussi des spéculations qui peuvent contredire les connaissances alors admises, et des techniques souvent imaginées, qui prolongent parfois celles qui peuvent exister ou anticipent des découvertes.

  • l’appel à la réflexion du lecteur, car les idées sont tout aussi importantes que l’intrigue ou les personnages : il lui appartient de s’interroger sur cette projection dans un autre monde : que se passerait-il si la science permettait à cette fiction de devenir réalité ?

Son essor au XIXème siècle

Le XVIIIème siècle a marqué l’essor de la science, qui prend une place prépondérante au XIXème siècle, dont témoigne le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) pour finir par être considérée comme la source fondamentale de progrès dans tous les domaines, purement humains, comme la biologie, la médecine, mais aussi des disciplines nouvelles, telles la psychologie, la sociologie…, mais aussi techniques, par exemple le train, l’électricité…, donc susceptibles de modifier les conditions de vie et de production. Tel est le rôle ambitieux que lui fixe Ernest Renan (1823-1892), « organiser scientifiquement l’humanité », ce qui conduit, à la fin du siècle, à une conception philosophique, le scientisme, véritable "religion" de la science qui prend même une dimension morale. Le terrain est donc particulièrement favorable à ce que les romanciers prennent la science comme sujet principal.

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Le «  Nautilus » de Fulton (réplique, Cité de la mer, Cherbourg), et illustration de celui de Jules Verne (musée Jules Verne, Nantes)

Jules Verne (1828-1905) offre un parfait exemple du nom donné à ce genre littéraire unis, par exemple dans Vingt mille Lieues sous les mers, roman publié en 1869. À cette époque, les sous-marins existent, mais la technique n’en est qu’à ses débuts avec, notamment, le Nautilus de Fulton datant de 1800. Les différences sont d'ailleurs notables, comme sa propulsion à l’électricité, vingt mille lieues en sept mois, soient 80000 kilomètres, deux fois le tour complet de la terre…et, même aujourd’hui, un sous-marin à une telle profondeur ne pourrait avoir d’immenses baies vitrées. 

Ajoutons à cela un paradoxe : les explications détaillées et les discussions scientifiques se multiplient, alors que, parallèlement, bien des questions sont esquivées, par exemple le recyclage de l’air dans le sous-marin : comment est-il possible d’y respirer, pour combien de personnes – sans compter que plusieurs fument ! – et avec quelle autonomie ?

Ainsi se confirment à la fois la part fictionnelle et la dimension anticipatrice de la science-fiction qui peut s’affranchir de toute contrainte.

Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, chapitre VI, du début à "... et un tiers." 

Le succès remporté par les nouvelles et romans de Jules Verne, d’abord publiés en feuilletons, amène l’éditeur Pierre-Jules Hetzel à créer en 1866 une collection pour les regrouper sous le titre significatif, les "Voyages extraordinaires", soient 62 romans et 18 nouvelles, autant de découvertes à la fois des différents continents mais aussi d’explorations de l’univers, cœur de la planète, fond des mers ou cosmos : « Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers. » Chaque récit apporte la preuve de la curiosité scientifique, qui s’inscrit dans les personnages et s’incarne dans l’intrigue, comme De la Terre à la Lune, paru en 1865, qui raconte comment, durant la guerre de Sécession, Barbicane, un scientifique américain, lance l’idée de créer un canon capable d’envoyer un obus habité dans la lune. Dans cet extrait du chapitre VI, intitulé « Ce qu’il n’est pas possible d’ignorer et ce qu’il n’est plus permis de croire dans les États-Unis », comment Jules Verne met-il en valeur l’intérêt de la science ?

"Les Voyages extraordinaires", De la Terre à la Lune de Jules Verne, couverture de l'édition Hetzel

"Les Voyages extraordinaires", De la Terre à la Lune de Jules Verne, couverture de l'édition Hetzel 

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Première partie : l’intérêt du public (1er et 2ème paragraphes) 

Quand s’achève la guerre de Sécession en avril 1865, les membres du Gun-Club de Baltimore, qui ont activement soutenu la production d’armes, se retrouvent désœuvrés jusqu’à ce que son président, Barbicane, lance une idée. Présenté comme un homme « fertile en inventions », il fit progresser l’artillerie pendant la guerre et « donna aux recherches expérimentales un incomparable élan. » Mais sa nouvelle idée, « être les Colombs de ce monde inconnu » qu’est la lune, à l’aide d’un canon chargé d’un boulet.

La place de la science

Le récit met en valeur l’intérêt suscité par l’idée dans tous les esprits, un « résultat immédiat » qui rappelle la curiosité qui remonte à la plus lointaine humanité, dans la mythologie notamment. La différence est qu’à présent l’approche se veut scientifique car d’abord sont considérés « tous les faits astronomiques », et l’adverbe souligne cette démarche : « Chacun se mit à l’étudier assidûment. »

Le deuxième paragraphe est consacré à cette dimension scientifique, grâce à la presse qui, à cette époque, contribue à sa large diffusion, d’abord à travers des « journaux », généralistes, puis dans « les revues scientifiques » qui s’emploient à commenter l’idée pour laquelle le Gun-Club a demandé l’appui de spécialistes, ceux de « l’Observatoire de Cambridge », dans le Massachusetts, dont les calculs ont répondu en apportant toutes les informations sur les conditions nécessaires à un tel voyage : « la lettre de l’Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et approuvée sans réserve. »

Une fascination irrationnelle

Mais cette curiosité prend une tout autre dimension, révélant une véritable fascination : « Il semblait que la Lune apparût pour la première fois sur l’horizon et que personne ne l’eût encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode ». Elle en arrive même à être personnifiée, qualifiée plaisamment telle une courtisane de cette époque : « elle fut la lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les « étoiles » sans en montrer plus de fierté. »

Une vieille légende : le loup-garoujpg

En fait, la science n’a pas effacé les anciennes croyances, qui, depuis l’antiquité grecque, voyaient en la lune un astre maléfique, ce qu’avait repris le moyen-âge avec les légendes sur les loups-garous sortant durant les nuits de pleine lune, ici illustrés par la périphrase métaphorique : « Les journaux ravivèrent les vieilles anecdotes dans lesquelles ce « Soleil des loups » jouait un rôle ; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l’ignorance des premiers âges ; ils le chantèrent sur tous les tons ». Les verbes juxtaposés soulignent cette passion, poussée à l’extrême, « un peu plus, ils eussent cité de ses bons mots », d’où le néologisme créé à partir de l’étymologie grecque : « l’Amérique entière fut prise de sélénomanie. »

Une vieille légende : le loup-garou

Deuxième partie : la diffusion de la science ( des paragraphes 3 à 5) 

La puissance de la science

Mais la suite du récit remet au premier plan la place prépondérante prise par la science, avec des hyperboles qui prouvent qu’elle touche même les publics les moins concernés, les illettrés ou les femmes : « Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, d’ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus bornée des vieilles mistress d’admettre encore de superstitieuses erreurs à son endroit. » La fin du paragraphe souligne la puissance de cette diffusion du savoir scientifique : « La science leur arrivait sous toutes les formes ; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles ; impossible d’être un âne… en astronomie », avec la comparaison animale qui rappelle le monde des écoliers, où le cancre porte un bonnet d’âne.

Les connaissances scientifiques

Le récit permet alors au romancier de diffuser des connaissances scientifiques précises, « comment on avait pu calculer la distance qui sépare la Lune de la Terre », puis « les mouvements de la Lune ». Dans les deux cas, des précisions sont données :

         d’abord lexicales, avec le terme "parallaxe" : « cette distance s’obtenait par la mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les étonner, on leur disait que c’était l’angle formé par deux lignes droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu’à la Lune ». De même, sont définis les « deux mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second dit de révolution autour de la Terre ».

         puis encore plus complexes, avec les calculs mentionnés, « cette distance moyenne était bien de deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles », en insistant sur l’exactitude : « les astronomes ne se trompaient pas de soixante-dix milles ». De même pour la mesure de la durée des deux mouvements lunaires, « s’accomplissant tous les deux dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers ».

Les mouvements de translation de la Lune, illustration in De la Terre à la Lune

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La fonction du récit

Mais le romancier prend soin d’insérer ces connaissances dans son intrigue, pour qu’elles paraissent s’imposer, ici en renvoyant au cadre américain où « bien des gens ignoraient » ces connaissances, ou « n’étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune ». Il s’agit donc de feindre de répondre à leur curiosité, formulée par l’hypothèse, « Doutaient-ils de la perfection de cette méthode », celle que le romancier suppose à ses lecteurs. C’est aussi ce qui explique que les chiffres soient cités en « miles » mais sont traduits en « lieues » pour les lecteurs qui, eux, sont français.

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De même, le pronom indéfini « on » renvoie au rôle de la presse, des « journaux », mais masque le romancier lui-même qui assume ce même rôle : « On profita de la circonstance pour leur apprendre ». Dans sa présentation, il insiste tout particulièrement sur la vérité que la science permet d’atteindre par le choix des verbes « on leur prouvait », « les journaux démontraient », en mentionnant notamment la part réduite du risque d’erreur des astronomes, 144,841 face aux 377144,938, si l’on convertit les « lieues » en nos kilomètres actuels.

D’après Louis-Léopold Bailly, Les journaux, 1823. Lithographie, Musée Carnavalet, Paris

CONCLUSION

Cet extrait, qui met en place l’intrigue du roman, la construction du moyen qui permettra un voyage de découverte de la lune, offre un exemple de ce qu’a représenté ce genre littéraire, la science-fiction, alors à ses débuts. Le romancier utilise l’intérêt de son intrigue et de ses personnages pour créer un horizon d’attente, mais étroitement lié au rôle imparti à la science : offrira-t-elle à l’homme le moyen de découvrir l’univers encore inconnu ? Depuis les temps les plus anciens, comme on l’a vu chez Fontenelle, l’homme s’interroge sur l’espace, notamment sur la lune, et rêve de l’explorer. Jules Verne répond ainsi à la curiosité de son lecteur, mais, parallèlement, il n’hésite pas à l’instruire en lui transmettant un savoir scientifique souvent extrêmement détaillé. En même temps, nous mesurons aujourd’hui à quel point la science-fiction a pu anticiper sur les découvertes qui paraissaient alors « extraordinaires ».

Pour le voyage dans la lune, in De la Terre à la Lune, gravure de l'édition Hetzel

Pour le voyage dans la lune, in De la Terre à la Lune, gravure de l'édition Hetzel

Lectures cursives : Jules Verne, extraits de De la Terre à la Lune et d'Autour de la Lune 

Premier extrait : Jules Verne, De la Terre à la Lune, 1865, chapitre XIX, « Un meeting »

L'astre lunaire, in De la Terre à la Lune, gravure de l'édition Hetzel

Une fois l’idée lancée, tout s’organise pour obtenir les fonds nécessaires, puis, après avoir décidé du lieu, en Floride, et des conditions de l’envoi, est construit le canon gigantesque destiné à envoyer l’obus. Au chapitre XVI intervient un coup de théâtre : un entrepreneur français original, Michel Ardan, demande que l’obus soit sphérique afin de pouvoir transporter un passager. Lors d'un grand meeting, Ardan justifie son intention : il souhaite prendre place dans le projectile pour aller sur la lune et affirme que ce voyage de toute façon devra se faire tôt ou tard, et que la locomotion suit la loi du progrès. La discussion porte alors sur la question qui anime l’humanité depuis les temps les plus reculés : existe-t-il des formes de vie sur la lune ?

L'astre lunaire, in De la Terre à la Lune, gravure de l'édition Hetzel

La curiosité des hommes

L’extrait s’ouvre sur cette question, en rappelant l'ancienneté de cette curiosité, manifestée tant par un historien de l’antiquité grecque, Plutarque, que par un scientifique, Swedenborg (1688-1772), qui a développé une philosophie mystique, et par un romancier Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814). Il se fonde sur un argument, qui prête à la nature un sens, « rien d’inutile n’existe en ce monde », d’où sa réponse prudente à partir d’une hypothèse : « si les mondes sont habitables, ou ils sont habités, ou ils l’ont été, ou ils le seront. » L’approbation du public, malgré l’ironie de Verne sur son esprit moutonnier, confirme sa volonté de croire en l’existence d’habitants célestes.

Le débat : une objection

Mais très rapidement un contradicteur lance le débat, « il y a des arguments contre l’habitabilité des mondes », soutenu par un argument, la distance des planètes par rapport au Soleil qui les rendrait inhabitables : « on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les autres ». L’insertion d’un tel débat dans son récit offre l’avantage de permettre au romancier de justifier sur le plan narratif sa démarche scientifique.

L'argumentation développée

Son argumentation repose sur quatre hypothèses, correspondant à quatre disciplines du savoir :

         Par « Si j’étais physicien », il prend comme argument la théorie de la chaleur posée par un chimiste écossais, Joseph Black, reprise par Lavoisier (1743-1794), qui fait de ce qu’ils nomment le « calorique », un fluide qui s’écoulerait des corps chauds vers les corps froids, ou un gaz sans masse capable de pénétrer les solides et les liquides. D’où l’idée d’un transfert possible de chaleur qui amène à conclure à l'existence d'extra-terrestres : « ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés comme nous le sommes. »

          Sa deuxième hypothèse, « Si j’étais naturaliste », renvoie aux "sciences naturelles", qui étudient les animaux, mais aussi les végétaux et les minéraux. Ici, les exemples sont empruntés aux « conditions bien diverses d’habitabilité » de plusieurs animaux, notamment dans les milieux maritimes. Tous ses exemples soulignent à quel point certains supportent des conditions qui peuvent paraître contraires à la vie. Sa conclusion, « il faut reconnaître à la nature une diversité dans ses moyens d’action souvent incompréhensible », repose ainsi sur une analogie : si cela s’observe sur la planète terre, pourquoi pas dans d’autres planètes ?

          Par « Si j’étais chimiste », il prend l’exemple des « aérolithes », étymologiquement les « pierres célestes », c’est-à-dire les météorites, en s’appuyant sur Ludwig von Reichenback (1788-1869), un chimiste allemand qui, à partir du constat des « traces indiscutables de carbone », affirme leur source, des êtres vivants, conclusion soulignée par la négation restrictive et par l’adverbe : « cette substance ne doit son origine qu’à des êtres organisés, et que, d’après les expériences de Reichenbach, elle a dû être nécessairement "animalisée". » Homme de son temps, Jules Verne en reprend donc des théories, aujourd’hui réfutées.

         Dans un feint respect de la religion, il termine par « si j’étais théologien », hypothèse qui, elle, n’a plus rien de scientifique mais parodie les arguments longtemps invoqués par l’Église face aux savants. Malgré la gradation qui en fait l’argument suprême, le doute introduit par le verbe choisi montre, en fait, son peu de valeur : « la Rédemption divine semble, suivant saint Paul, s’être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les mondes célestes. »

Le positivisme

La conclusion de cette argumentation correspond parfaitement au XIXème siècle où est adopté le positivisme d’Auguste Comte, héritier de l’empirisme des Lumières, qui rejette les théories qui recherchent les causes ou la nature intrinsèque des phénomènes, pour s’attacher aux expériences dont l’observation permet de déduire les lois auxquelles ils obéissent. D’où la modestie dont fait preuve le personnage, qui proclame à la fois sa « parfaite ignorance des grandes lois qui régissent l’univers », et sa volonté : « Je ne sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir ! »

Second extrait : Jules Verne, Autour de la lune, 1869, chapitre V, « Les froids de l’espace »

Après le succès de De la Terre à la Lune, quatre ans après Jules Verne imagine une suite, Autour de la Lune, le "voyage extraordinaire" des trois personnages principaux, le président Barbicane, son ami Nicholl et Michel Ardan qui avait insisté pour aller jusqu’au bout de cette expérience. Ils se sont préparés à ce séjour prévu pour durer 97 heures et 20 minutes, dans un engin qu’ils ont donc soigneusement aménagé, jusqu’à emporter, comme le leur annonce Michel Ardan, de quoi ne pas s’ennuyer, « échecs, dames, cartes, dominos ! Il ne me manque qu’un billard ! » Cette annonce permet au romancier de remettre au premier plan la grande question : y a-t-il des habitants dans la lune ? 

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Pour observer la lune, in Autour de la lune. Gravure de l’édition Hetzel

La nature des Sélénites

La réponse de Michel Ardan à l’étonnement de son ami, un savant à qui ces objets ne peuvent que paraître superflus, fait sourire par son attribution à la lune des réalités terrestres, « des estaminets sélénites », donc un mode de vie identique, le plaisir de fréquenter des cafés.

Par opposition, Barbicane reprend, lui, une approche scientifique, avec une série d’hypothèses, dont il déduit que les Sélénites sont très en avance sur les Terriens, avec un chiasme comme si ceux-ci se trouvaient encadrés par eux : « Ils n’auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d’eux. » Mais sa thèse fait sourire car son affirmation catégorique, « on ne peut douter », au-delà des dates mentionnées pour soutenir leur antériorité, d’abord « quelques milliers d’années », puis encore davantage, « depuis des centaines de mille ans », est parfaitement gratuite, car encore faut-il admettre la première, « si la Lune est habitée », et, mieux encore « si leur cerveau est organisé comme le cerveau humain ». Face à l’énumération par Michel Ardan de tous ceux qui prouvent le génie humain, les certitudes réitérées de Barbicane créent alors un décalage particulièrement cocasse, d’autant qu’il passe des plus sérieux, artistes, savants, philosophes..., à ceux qui peuvent paraître dérisoires, un acteur français du vaudeville, ou Nadar, exemple plaisant puisqu’il s’agit précisément de l’anagramme du personnage d’Ardan, son interlocuteur…

Le débat : une objection

L’objection d’Ardan repose sur une nouvelle analogie, attribuer aux Sélénites le même désir d’explorer l’univers que celui des Terriens : « s’ils sont aussi forts que nous, et même plus forts, ces Sélénites, pourquoi n’ont-ils pas tenté de communiquer avec la Terre ? Pourquoi n’ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu’aux régions terrestres ? » Ce n’est qu’au XXème siècle que va se développer l’idée de venue d’extra-terrestres sur notre planète, mais la question, répétée, de Barbicane, « Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ? », anticipe déjà cette supposition. L’intervention de Nicholl, un rappel de la loi de l’attraction et la preuve mathématique, rappelle l’objectif scientifique du roman, introduit à chaque occasion du récit.

La réponse de Barbicane à l’objection d'Ardan, insistant car toujours soucieux de l’observation, « Et le boulet ? Où est le boulet ? Je demande à voir le boulet ! », est tout à fait vraisemblable car fondée sur un savoir géographique et géologique largement admis. Mais, comme le veut la tradition, Jules Verne sait aussi se servir de la fiction pour une critique de la guerre, qui clôt le débat par une pirouette : « Toutefois il est une hypothèse qui me sourirait mieux que les autres ; c’est que les Sélénites, étant plus vieux que nous, sont plus sages et n’ont point inventé la poudre ! »

POUR CONCLURE

Dans son diptyque, Jules Verne met en scène toutes les questions, fort anciennes, que se posent les hommes quand ils contemplent l’espace, à la fois leurs rêves de pouvoir l’explorer, et leurs observations de phénomènes, qui ont ouvert un vaste champ à leur imagination. Nous retrouvons ici toutes les questions formulées par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, par exemple à partir des comètes, des aurores boréales et même des habitants des planètes. Le personnage de Michel Ardan, le plus original du trio, apporte un contrepoint aux deux savants : pour lui, ce voyage est d’abord une aventure passionnante, qu’il vit avec enthousiasme. Ainsi, là où Fontenelle a choisi un dialogue entre celui qui joue le rôle du maître et la marquise, son élève, qu’il sait rendre vivant et plaisant, les romans de Jules Verne retiennent l’attention des lecteurs par le sort réservé aux personnages : réussiront-ils leur voyage ? Que verront-ils ? Pourront-ils survivre ? C’est donc la fiction divertissante par son horizon d'attente qui transmet le « goût de la science ».

Visionnage : Georges Méliès, Le Voyage dans la lune, 1902 

Est-ce sa profession de prestidigitateur qui a amené Georges Méliès (1861-1938) d’abord à devenir directeur en 1888 du théâtre Robert-Houdin, fondé par un illusionniste français célèbre, puis à élaborer ce qui a fait son originalité cinématographique, les premiers effets spéciaux ? Le 28 décembre 1895, il assiste à une représentation publique du premier film des frères Lumières, et découvre alors le moyen de mettre en scène autrement l’illusion, par le cinéma. Après quelques courts métrages réalisés dans le studio qu’il a créé, Le Voyage dans la lune, en trente tableaux muets d’une durée exceptionnelle de quinze minutes, accompagnés d’une musique qui soutient l’atmosphère de ces différentes étapes, lui apporte un succès mondial, et est considéré comme le premier film de science-fiction.

Le visionnage amène à constater que le synopsis entrecroise librement les deux romans de Jules Verne, pour la première partie, et celui d’H.G. Wells, Les premiers Hommes dans la lune, pour la seconde partie avec l’alunissage de l’obus dans la lune et la découverte des Sélénites. On proposera une comparaison entre les séquences du film et les textes étudiés dans le parcours

Le projet

Dans la première séquence, d’environ trois minutes, l’habillement des personnages marque un recul historique au temps où ont commencé les premiers débats alors que l’astronomie est encore confondue avec l’astrologie si l’on pense à Nostradamus, avec leurs chapeaux de magiciens, l'époque aussi de Copernic, de Galilée et de Kepler, celui rappelé par Fontenelle aussi : les conflits ressortent par les réactions indignées de certains des scientifiques. Il s’agit de montrer à quel point ce rêve de voyage dans le cosmos, illustré par le schéma au tableau noir, est ancien.

La préparation du voyage

La deuxième étape fait entrer dans l’époque du premier roman de Jules Verne et dans le cadre américain, avec toute la préparation du voyage. Mais, si est conservé le rôle principal, correspondant à Barbancane, joué d’ailleurs par Méliès lui-même, ce savant est entouré de cinq confrères que le film ne peut individualiser comme a pu le faire le romancier. En revanche, les tableaux – et la musique à la façon de celle des parades militaires – mettent en évidence l’intérêt suscité par ce projet, l’enthousiasme de la foule, et, de façon encore plus élaborée, la dimension scientifique et technique ressort des décors, tels l’usine où se construit l’obus, ou du cadre industriel où se prépare le départ, lui-même solennisé et soutenu par une musique martiale comme dans le roman.

La représentation du voyage n’évoque pas le trajet lui-même : n’est visible que l’objectif visé, la lune personnifiée par un visage rieur, dans l’œil duquel va alunir l’obus.

Sur la lune

Mais les questions qui ont agité les hommes depuis l’antiquité sont abordées indirectement après l’alunissage de l’obus, emprunté lui au roman d’H.G. Wells. On retrouve, en effet, la vision du globe terrestre depuis l’astre lunaire, à la façon d’un saisissant "lever de terre".

Paysage céleste : film de Georges Méliès

Puis, à l’occasion du sommeil des savants, leurs rêves illustrent les interrogations déjà posées par Fontenelle et approfondies scientifiquement par Jules Verne : une comète, par exemple traverse l’espace, puis apparaissent les planètes du système solaire, avec, notamment l’anneau de Saturne, tandis que le quartier de lune chevauché par une ravissante jeune femme évoque la question de ses phases et rappelle la légende du visage féminin visible dans son décor. Nous retrouvons aussi la question des habitants de l’espace, avec les visages qui s’inscrivent dans chacune des planètes. Enfin, le paysage lunaire fait référence aux descriptions, déjà anciennes d’un relief déchiqueté, hérissé de montagnes, longuement développées par Jules Verne quand l’obus s’approche au plus près de la lune.

Paysage céleste : film de Georges Méliès

La seconde partie, la descente des savants dans le monde souterrain avec ses champignons, puis la rencontre des Sélénites et le combat avec eux à coups de parapluie, enfin leur comparution devant leur roi avant qu’ils ne parviennent à s’échapper, s’inspire du romancier anglais, de même que l’idée de ramener avec eux un prisonnier, comme les conquistadores ramenant en Europe des indigènes. Mais Fontenelle avait déjà suggéré que ces "êtres", dont il soutenait l’existence face à la marquise, pouvaient ne pas ressembler à des humains, car ils devaient s’adapter à un autre environnement…

Le retour

Malgré le départ de la lune grâce au savant qui, suspendu à une corde, fait basculer l’obus dans le vide sidéral, le dénouement ramène ensuite à Jules Verne, car il tombe en mer, puis remonte à la surface et est remorqué par un bateau. Retour triomphal qui, par une grande parade, la remise de médailles, puis la statue érigée, salue l’exploit accompli par les savants...

Conclusion du parcours associé 

Réponse à la problématique 

Rappelons la problématique qui a guidé l’étude de ce parcours associé à l’œuvre de Fontenelle : La littérature peut-elle donner aux lecteurs le goût de la science ? 

Conclusion

Séduire le lecteur

Le premier constat est le souci des écrivains d’éviter la pesanteur d’un exposé scientifique, didactique, propre à lasser tout lecteur non spécialiste. Ainsi, comme l’a voulu Fontenelle en rendant ses entretiens vivants et en jouant sur la relation entre le philosophe et la marquise, ou même Galilée par son dialogue animé, la plupart des auteurs étudiés ont choisi une présentation plus attrayante, une lettre pour Rabelais, stratégie reprise dans les conseils donnés par Émilie du Châtelet à son fils, une fable pour La Fontaine, ou le conte philosophique pour Voltaire, et même ceux qui adoptent une forme plus rigoureuse, tels Fontenelle dans un essai ou Diderot dans un article de l’Encyclopédie. Même Bayle introduit sa contestation par une interpellation directe de son adversaire, et tous cherchent à impliquer leur lecteur par des questions ou des exclamations, par la force de leurs affirmations ou de leurs négations, en leur imposant leurs ordres ou leurs interdictions, en le surprenant par un lexique expressifs, une comparaison, une métaphore... Cette volonté de séduire les lecteurs ressort d’autant plus quand on la met en parallèle avec des exposés plus théoriques, comme celui de Copernic ou les réflexions philosophiques de Descartes.

Tous ont donc choisi de "vulgariser", mais cela ne signifie pas qu’ils ont trahi les contenus scientifiques abordés. Ils ont seulement tenté de les concrétiser, tout particulièrement en recourant aux images, à des exemples précis, en faisant sourire aussi par le choix des personnages, tels les savants ridicules de Fontenelle ou les  malheureux Zadig et Micromégas, victimes, chez Voltaire, de leur savoir.

Pourquoi cette volonté d'instruire ?

Le parcours nous a aussi permis de comprendre les raisons qui ont amené ces auteurs à s’intéresser à la science. Tous, en effet, sont partis du constat des erreurs auxquelles une méconnaissance de la science conduisait la société, depuis les préjugés ou les excès de la censure, jusqu’aux pires superstitions, que rappelle La Fontaine dans sa fable à madame de La Sablière, voire à des châtiments injustes, tels celui de Galilée dénoncé par ceux évoqués dans Zadig. C’est pourquoi, tous s’emploient à y remédier en analyser les causes de ces erreurs, en alertant, par exemple, sur le fonctionnement des sens, parfois fragiles, ou sur l’abus des théories abstraites.

De plus, si certains entrent de façon précise dans les connaissances scientifiques, beaucoup souhaitent avant tout transmettre l’importance d’une démarche rigoureuse, rationnelle, qui impose progressivement les observations vigilantes caractéristiques de l’empirisme. Tous espèrent ainsi, non pas transformer tous leurs lecteurs en scientifiques émérites, mais leur permettre de mieux comprendre leur environnement naturel et de suivre les progrès du savoir, comme Gargantua y invitait Pantagruel, enfin de ne pas en avoir peur même quand ils remettent en cause des idées reçues.

Il est permis de penser d’ailleurs que, si ces écrivains revenaient dans notre monde et constataient toutes les erreurs qui circulent encore, par exemple sur la forme et la place de la terre dans l’univers ou sur la théorie évolutionniste, et les peurs toujours indûment transmises face à toute découverte, telles celles, récentes, à propos des vaccins, ils auraient une bien triste image du développement de la raison humaine…

L'ouverture du parcours

Si le dialogue de Fontenelle porte sur l’astronomie, les textes du parcours ont élargi l’étude à d’autres domaines scientifiques, notamment à ce que nous nommons aujourd’hui les "sciences naturelles", par exemple l’étude du monde animal comme le fait Micromégas, ou végétal avec cet « Agnus scythicus » dépeint par Diderot.

Mais nous avons constaté que l’astronomie reste au centre des questions à travers les siècles, car l’espace céleste, par son immensité et son éloignement, suscite à la fois tous les rêves et toutes les peurs de l’humanité en renvoyant aussi aux questions métaphysiques fondamentales, posées dès l’antique mythologie et prolongée par les religions, sur la création de l’univers et de l’homme, et sur la place qui lui est assignée.

Ce n’est pas un hasard si les premiers romans de science-fiction l’ont choisie pour thème, de même que le cinéma qui s’en est très vite emparée. Le parcours s’arrête au début du XXème siècle, mais la volonté de transmettre « le goût de la science » s’est, bien sûr, prolongée avec d’autres supports littéraires, comme les bandes-dessinées, à commencer par les magazines de science-fiction et les albums d’Hergé avec les aventures de Tintin dans Objectif Lune (1950), suivi d’On a marché sur le lune (1959), puis au cinéma avec des effets spéciaux de plus en plus élaborés, jusqu'aux webzines actuels qui diffusent la science-fiction sur Internet en privilégiant le format court, plus accessible.

Hergé, On a marché sur le lune, 1959

Dissertation : bilan sur l’œuvre et le parcours associé 

Pour mettre en œuvre l'ensemble de la séquence, sur Fontenelle comme sur le parcours associé, est proposé un sujet de dissertation : Est-il possible de transmettre des connaissances scientifiques au moyen de la fiction littéraire ?

Vous répondrez à cette question dans un développement organisé qui s’appuiera sur l’œuvre étudiée et les textes du parcours associé sur « le goût de la science »

C'est l'occasion de revoir, si nécessaire, la méthodologie propre à cet exerciceen attirant l'attention sur la formulation de la consigne, ici une question qui peut recevoir une réponse "oui" ou "non", double réponse qui permet d'organiser le développement en au moins deux parties, voire trois si l'on envisage un dépassement de l'opposition. 

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