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Albert Camus, L’Étranger, 1942 : explications d'extraits

1ère Partie, chapitre I : incipit, du début à « … avoir à parler. » 

Pour lire l'extrait

Tout début de roman joue un rôle essentiel : fournir au lecteur des informations sur le cadre spatio-temporel d’ensemble, sur le personnage et sa situation, mais aussi retenir son attention, le séduire par la forme et la tonalité choisies, et en créant un horizon d’attente. Souvent, le romancier introduit une description ou un portrait. C'est pourquoi celui du roman de Camus, L’Étranger, paru en 1942, nous surprend en nous faisant entrer directement dans une action perturbatrice. Répond-il alors à cette double fonction ?

1ère partie : l'annonce (des lignes 1 à 3)

L’incipit traditionnel, destiné à poser la situation initiale, présente, le plus souvent, une description de la situation et un portrait du personnage, tout en plongeant aussi dans le passé. Nous sommes donc surpris ici par la première phrase, avec la mise en valeur de l’adverbe temporel, « Aujourd’hui », qui refuse toute explication antérieure pour souligner une rupture, brutalement exprimée, d'autant plus que la formulation directe, « maman est morte », contraste avec celle du télégramme, plus officielle et distanciée : « Mère décédée ». De plus, même si l’appellation enfantine, « maman », suggère un lien affectif, cette première phrase n’introduit aucun commentaire subjectif, comme si le passé composé suffisait à traduire l’aspect irrémédiable du fait accompli.

En fait, ce récit à la première personne, avec une énonciation au présent, « je ne sais pas » qui le rapproche d’un journal intime, se contente de juxtaposer de courtes phrases, parataxe qui s’écarte ainsi de la subjectivité attendue dans ce type de discours. Le seul constat formulé est l’ignorance de la date exacte du décès, comme si cette précision était fondamentale : « Ou peut-être hier, je ne sais pas. » repris par « C’était peut-être hier. » La citation du télégramme, avec son style spécifique, ajoute encore à cette froide sécheresse, que plusieurs critiques qualifieront d'écriture "blanche" ou "neutre".

Ainsi, comment comprendre le seul commentaire « Cela ne veut rien dire » ? Porte-t-il sur l’incertitude de la date, sous-entendant un regret qu’elle ne soit pas précisée, ou bien sur la formule de politesse qui le clôt, « Sentiments distingués », ce qui serait alors une remise en cause du code de langage convenu dans cette situation ?

2ème partie : l'organisation du voyage (des lignes 4 à 14)

Le cadre spatio-temporel

 

Le récit se poursuit par une série d’actions, visant à poser l’organisation du narrateur pour se rendre à cet enterrement. Elles permettent au lecteur de découvrir le cadre spatial : « L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d'Alger. » Camus choisit donc de situer son roman dans la ville où il a passé toute sa jeunesse. Mais c’est sur la chronologie qu’insiste le récit par la projection au futur : « Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. » Aucune expression, donc, du chagrin, seulement, avec l’emploi du futur, le souci de devoir s’organiser.

La relation à autrui

 

La situation permet aussi à Camus de peindre son personnage dans sa relation aux autres, ici son « patron », dans le cadre professionnel. Or, le choix lexical est surprenant, car il installe le personnage dans la position d’un coupable : « J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. » C’est d’ailleurs ce que confirme le discours rapporté direct, comme s'il était un enfant cherchant à échapper à une punition : « Ce n'est pas de ma faute. »

C’est seulement à ce stade du récit qu’intervient le recul attendu dans un journal intime, une réflexion sur ce qui a été vécu : « J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui dire cela. » Cette rétrospection, soutenue par l’irréel du passé, marque le déni de la culpabilité, rejetée sur celui qui l'a provoquée : « En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. » Cette contradiction pose déjà un aspect de la psychologie du héros, sa façon spontanée d’agir l’amenant aussitôt à se remettre en cause, comme si chaque parole était une prise de risque, traduisant un choix contestable. En même temps, il éprouve le besoin de se rassurer sur la réaction de son patron, pas « content » : « Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. » 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "l'incipit" 

"Les signes du deuil" : Lucchino Visconti, film, 1967 

Or, la raison posée pour ce changement d’attitude est surprenante, puisqu’il la fait dépendre de la seule apparence, des signes de « deuil ». Si le héros reste objectif, n’est-ce pas alors parce que, pour lui, le jugement d’autrui ne se fonde que sur l’image extérieure, le respect du code social ?

Une image de l'enterrement

 

Alors même que le récit s’est ouvert sur sa mention brutale, le paragraphe se ferme, lui, sur le déni de la mort, atténué cependant par l’adverbe : « Pour le moment, c'est un peu comme si maman n'était pas morte. » Tout le paragraphe repose, en fait, sur des indices temporels, comme si la seule préoccupation valable était le déroulement du temps dans lequel s’inscrit, inévitablement, le narrateur. Il donne ainsi le sentiment que, pour que cette mort devienne réelle, elle doit être concrétisée : « Après l'enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle. » Mais le lecteur ne peut être que dérouté – voire choqué – par le rôle ainsi accordé à l’enterrement, comme s’il ne s’agissait que de se soumettre à une obligation administrative

3ème partie : les préparatifs (des lignes 15 à 20)

L'analepse

 

Le paragraphe suivant s’ouvre sur le voyage, « J'ai pris l'autobus à deux heures. », toujours avec le soin apporté à la chronologie, mais la pénibilité est aussitôt soulignée : « Il faisait très chaud. »

Le récit effectue ensuite un bref retour en arrière pour évoquer les préparatifs, ce qui permet à Camus de préciser le portrait de son personnage, mais aussi d’insister sur tout ce qui relève des convenances.

Le portrait du personnage

Le rythme scandé de la phrase, 3 / 4 / 3 / 4, met en évidence une régularité, la façon dont le personnage est enfermé dans des habitudes que même la mort ne peut rompre : « J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d'habitude. » L’attitude empathique des autres, mise en valeur par le discours de Céleste directement rapporté, fait ressortir alors le contraste avec le narrateur. Le soutien qui lui est apporté souligne sa propre absence de tout sentiment face à cette perte : « Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit : "On n'a qu'une mère." Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. » Cependant, la banalité de la formule reprise montre qu’eux aussi répondent à des convenances face à un homme en deuil.

"Les signes du deuil" : Lucchino Visconti, film, 1967 

Le lecteur peut également être surpris par la seule mention d’un trouble physique, « J’étais un peu étourdi », dont la cause formulée, « parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate et un brassard. » est seulement la fatigue due à un escalier à monter. Mais pourquoi cette action ? Pour répondre encore à la contrainte sociale, le deuil à rendre visible par le respect d’un code, présenté comme incontournable. Chacun doit, en effet, s’y soumettre : « Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. » Après tout, connaître la mort d’un proche n’est-elle pas dans l’ordre des choses ?

"Les signes du deuil" : Luchino Visconti, film, 1967 

4ème partie : le voyage (de la ligne 21 à la fin) 

L'importance des sensations

 

Le retour au récit factuel, « J’ai couru pour ne pas manquer le départ », conduit à une nouvelle image du personnage, la façon dont il juge important de poser les causes d’une action accomplie, quelque simple qu'elle soit : « je me suis assoupi », « j’ai dormi pendant presque tout le trajet ». En rupture avec les phrases brèves précédentes, une énumération accumule ces causes, comme si le personnage, à nouveau, cherchait à s’excuser de ce sommeil : « Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel. » Or, si les deux premières renvoient au terme « étourdi » précédemment employé, les autres mettent en évidence la puissance, pour le personnage, des sensations, tactiles, olfactives, et, surtout, visuelles, puisqu’est souligné l’effet produit par la luminosité. Notons cependant l’incertitude introduite par la principale, « c’est à cause de tout cela sans doute », comme si, au-delà du démonstratif destiné à résumer, « tout cela », était suggérée une autre cause possible, le bouleversement suscité par cette mort, mais qui reste inavoué.

Le choix du silence

 

À part l’excuse du personnage adressée à son patron, tout ce  début du roman, alors même que le narrateur relate les faits, ne signale à aucun moment sa prise de parole, par exemple en réponse à Céleste ou à ceux qui lui expriment leur « peine ». De même, la fin de l’extrait est significative d’un autre trait psychologique : « j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de loin. J'ai dit "oui" pour n'avoir plus à parler. » Outre le refus d’entrer dans la banalité d’une conversation, nous constatons ainsi une autre caractéristique du personnage, son choix d’acquiescer à ce que dit l’interlocuteur plutôt que d’avoir à s’expliquer, ce qui exigerait un effort.

CONCLUSION

 

Cet incipit peut donc surprendre le lecteur, d’abord par son entrée "in medias res", directement sur la perturbation du décès de la mère d’un narrateur que Camus ne nomme pas, ne présente pas. En fait, la forme du journal intime l’en dispense, mais cela laisse alors le lecteur seul pour interpréter et juger.

Or, comment ne pas être surpris par ce personnage qui se contente de relater une succession d’actions banales sans exprimer la moindre émotion, sinon quand il se sent obligé de se justifier d’une demande de congé ? Certes, il exprime des sensations, qui peuvent révéler un trouble, mais rien ne vient confirmer un réel chagrin. Il semble plutôt accepter cette mort, en n’y voyant qu’une simple série de formalités fatigantes, à accomplir pour jouer le jeu social. Un tel personnage, comme « étranger » à ce qu’il vit, en écho au titre du roman, dérange le lecteur, en lui interdisant de ce fait toute identification.

Camus brise ainsi les codes traditionnels de l’incipit de roman, avec un personnage devenu "anti-héros", comme pour préparer la seconde partie du roman, le procès où s’effectuera le jugement.

1ère Partie, chapitre V : la demande en mariage, de "Le soir, Marie est venue..." à "... tendre sa bouche." 

Pour lire l'extrait
I, chap. V

Dès le premier chapitre de son roman, paru en 1942, qui relate l’enterrement de la mère du narrateur, Meursault, Camus justifie, à travers le comportement de son personnage, le titre L’Étranger. L’écriture, impersonnelle, pour ce qui ressemble tout de même à un journal intime, met en scène, en effet, un personnage qui se contente d’enchaîner des actions sans s’y impliquer et ne vit que de ses sensations, comme détaché des autres et de lui-même. Les chapitres II, III et IV, racontent son retour à sa vie quotidienne, le temps vide du dimanche, le temps du travail, et celui des rencontres, des voisins, Raymond Sintès ou « le vieux Salamano », mais surtout de Marie, la jeune dactylo qu’il retrouve dans « l’établissement de bains du port », le lendemain de l’enterrement. C’est leur relation que développe cet extrait du chapitre V, à partir de la demande de mariage que lui adresse Marie. Quelle image du narrateur et de ses valeurs Camus propose-t-il dans ce dialogue ? 

1ère partie : une double demande (des lignes 1 à 5)

L’opposition des deux personnages dans cet échange rapide, rapporté au discours indirect, marque d’emblée la dimension inhabituelle de cette double demande

La demande en mariage

 

Nous sommes dans la première moitié du XXème siècle, dans une Algérie coloniale où sont fortement affirmées les convenances sociales européennes, notamment à propos du comportement des jeunes femmes. Or, elles sont ici doublement rompues, d’une part parce que c’est Marie qui « est venue […] chercher » Meursault, d’autre part parce que c’est elle qui prend l’initiative : elle « m’a demandé si je voulais me marier avec elle. » Mais le choix du discours indirect, renforcé par la banalité des verbes de parole, « demander », « dire », avec une absence totale de toute recherche d’expressivité ou d’éléments descriptifs, traduit déjà la distance entre eux deux.

Cette distance se trouve encore renforcée par la réponse de Meursault : « J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. » Il fait preuve, en effet, d’une surprenante indifférente – mais déjà observée, notamment face à Raymond Sintès ou à une proposition de promotion de son patron –, et  d’une passivité totale en se soumettant à la volonté de la jeune femme. Il donne ainsi l’impression de n’être pas concerné par leur relation, et de rejeter une valeur, le mariage, admise par la société.

Le sentiment amoureux

 

Le récit suit la chronologie de l’échange : « Elle a voulu savoir alors si je l'aimais. » Il est évident que cette nouvelle question traduit la surprise de Marie devant cette dérobade de Meursault. Sa réponse ne correspond pas à la représentation stéréotypée d’une relation de couple, marquée, chez Marie, par l’inversion de l’ordre des questions : pour elle, le mariage est une sorte de garantie de l’amour. Or, cette question avait déjà été posée le dimanche précédent, après une journée passée à la plage et une nuit partagée, ce que rappelle le récit : « J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. » Mais la formulation était alors un peu différente : « J’ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu’il me semblait que  non. » L’incertitude, exprimée par le verbe « sembler », est moins nette ici, comme si Meursault parvenait à s’affirmer davantage par ce « sans doute ». 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vision de l'amour" 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vision de l'amour" 

Mais comment le lecteur pourrait-il ne pas percevoir l’incohérence de sa réponse, qui la rend absurde : accepter le mariage alors que l’on serait sûr de ne pas aimer ? En fait, tout se passe comme si Meursault avait démythifié la valeur même du mariage, une simple convenance sociale finalement, en refusant, parallèlement, de le lier, comme le fait Marie, au sentiment d’amour, qui ne lui servirait que d’alibi et qu’il ne garantirait en rien.

2ème partie : une argumentation (des lignes 5 à 18 )

Le mariage contesté

 

C’est à cette incohérence, qui semble absurde, que s’arrête Marie, d’où sa demande d’explication : « Pourquoi m'épouser alors ? ». Mais, en guise d’explication, le narrateur ne fait que réitérer sa réponse initiale en d’autres termes : « Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. » Pour lui, nier la valeur du mariage, refuser, à deux reprises, de le considérer comme « une chose grave », ce qu’il est aux yeux de Marie, ancrée dans les valeurs sociales, suffit pour s’expliquer. Mais, en signe de bonne volonté, il ajoute une seconde raison : « D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. » Argument étrange, qui, en remettant la décision entre les mains de la femme, introduit une nouvelle distorsion par rapport à une scène traditionnelle de demande en mariage.

Le lecteur est frappé de la précision du récit de cette conversation, dont les étapes chronologiques sont toutes indiquées par des indices temporels, mais, en même temps, totalement dépouillée de tout geste, de toute intonation, avec la seule mention d’un regard… En revanche, est indiquée la suspension de la parole, « Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. », comme pour signifier la gêne provoquée par un dialogue qui remet en cause toutes les certitudes de la jeune femme. Cela se marque dans la forme même du récit, où le pronom « elle » est le sujet de la plupart des phrases.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vision de l'amour" 

Toutes lui laissent l’initiative : elle «  s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. » L’hypothèse posée sous-entend la volonté de Marie d’en savoir plus sr les sentiments de Meursault envers elle, une façon aussi, peut-être, de se rassurer sur leur relation. Mais, la réponse de Meursault ne peut la rassurer, puisque, dans un souci de vérité, la brutalité de l’adverbe « Naturellement », ne lui accorde aucun privilège, niant ainsi à nouveau tout lien entre le mariage et le sentiment amoureux.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vision de l'amour" 

L'interrogation sur soi

 

Marie reste au centre du récit. Perturbée dans ses certitudes par les réponses de Meursault, qui refuse de s’impliquer sentimentalement, elle s'interroge donc sur ses propres sentiments : « Elle s'est demandé alors si elle m'aimait ». Or, l’absence de verbe de parole dans la suite de la phrase, négative, « et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point »,  interroge le lecteur : s’agit-il d’une réflexion du narrateur, ou bien cela résume-t-il sa réponse ?  Par ce refus, en tout cas, Meursault exprime une simple vérité, de bon sens : n’appartient-il pas à chacun de définir ses sentiments ?

Mais, dans le contexte social d’une relation de couple, il serait censé s’inquiéter des sentiments de l’autre… Son indifférence touche donc au cynisme, choquant comme le prouve cet autre « moment de silence ». Cependant, si le constat de Marie reste indulgent, « elle a murmuré que j'étais bizarre, qu’elle m’aimait sans doute à cause de cela », elle ne renonce pas à se projeter dans l’avenir : « peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. » Elle continue donc à vouloir donner un sens à ce qu’elle vit alors que Meursault, lui, se contente d’une vie au présent. Mais, en marquant ainsi la dégradation du sentiment amoureux, elle donne raison au refus du héros d’affirmer un sentiment amoureux

La conclusion de l'argumentation

 

La discussion forme une boucle, et se ferme sur l’engagement de Marie, indiqué par son comportement et la reprise de sa demande : « Comme je me taisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier avec moi. » Renonçant à le comprendre, elle accepte ainsi l’étrangeté de Meursault. Intervient alors, en écho au début de la conversation, avec le pronom « nous », une même réponse de Meursault, avec la même substitution au verbe « se marier », et la même acceptation passive, soutenue par le flou verbal : « J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait. »  

3ème partie : le changement professionnel (des lignes 18 à 21)

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vivre à Paris" 

Le lecteur a découvert, dans le passage précédant l’extrait, la « proposition du patron », aller à Paris où il prévoit d’installer un nouveau bureau. Or, Meursault avait manifesté son indifférence : « cela m’était égal ». Pourquoi alors en parle-t-il à Marie ? Peut-être seulement parce que c’est le seul élément nouveau survenu dans son existence… Mais, pour la jeune femme, c’est le signe d’une projection dans l’avenir, peut-être une façon de se rassurer sur leur couple : « et Marie m'a dit qu'elle aimerait connaître Paris. » Le récit introduit, pour la première fois, un élément inconnu du passé de Meursault, mais sans la moindre précision, car Camus a choisi de faire vivre son personnage au présent : « Je lui ai, appris que j'y avais vécu dans un temps ». La réponse de Meursault à la question de Marie est, à nouveau, significative, de son manque d’implication, puisqu’elle se limite à trois courtes phrases d’une description réduite à sa plus simple formulation, « C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. », jusqu’à l’évidence : « Les gens ont la peau blanche. » Ce n’est qu’implicitement qu’est ainsi signifiée l’absence de la lumière et du soleil d’Algérie…

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "vivre à Paris" 

4ème partie : une fin de promenade sentimentale ? (de la ligne 22 à la fin) 

Le poids du réel

 

Le décor est introduit dans cette fin de promenade, mais sans la moindre description précise : « Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. » Le lecteur peut alors être surpris par la seule remarque, sur les femmes : « Les femmes étaient belles et j'ai demandé à Marie si elle le remarquait. » Pour le moins maladroite face à la femme avec laquelle le narrateur a une relation, elle révèle la sincérité qui caractérise Meursault : il exprime sa vérité sans masque, sans se soucier de la façon dont son interlocuteur peut recevoir sa phrase. Mais la réaction de Marie peut aussi paraître surprenante, comme si, finalement, elle acceptait que son compagnon soit « bizarre » : « Elle m'a dit que oui et qu'elle me comprenait. »

Le portrait de Meursault

 

Pour la première fois dans ce passage, c’est Meursault qui exprime un désir et formule une invitation : « Je voulais cependant qu'elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions dîner ensemble chez Céleste. » La réponse, rapportée au discours indirect libre, se fond ainsi dans le récit, ce qui la banalise, et, d’ailleurs, elle n’entraîne aucune insistance ni réaction particulière de Meursault : « Elle en avait bien envie, mais elle avait à faire. » Mais, à nouveau, cela brise le stéréotype de l’homme, qui devrait manifester un intérêt, un signe de jalousie, ce qui répondrait ainsi à l’inquiétude sentimentale de Marie. C’est ce qui explique un nouvel étonnement dans sa question : « Elle m'a regardé : « Tu ne veux pas savoir ce que j'ai à faire ? »

Le commentaire de Meursault est significatif de son approche du langage, puisqu’il porte sur le verbe principal de la question, « tu ne veux pas », et non pas sur le sentiment qui a guidé la question, son absence de jalousie : « Je voulais bien le savoir, mais je n'y avais pas pensé ». Mais, à nouveau, le récit reste ambigu. Cela relève-t-il du seul récit du narrateur, un constat fait a posteriori, ce que suggère le choix du présent de l'énonciation : « c'est ce qu'elle avait l'air de me reprocher. » ? Ou bien est-ce la réponse du personnage rapportée au discours indirect libre ? Dans le second cas, elle exprimerait à nouveau une indifférence propre à choquer sa compagne, qui expliquerait la prise de conscience de Meursault, ce sentiment de culpabilité souvent constaté chez lui, comme s’il mesurait son incapacité à répondre aux attentes d’autrui. Cependant, il reste inavoué, ne se marque que par sa gêne, son « air empêtré ».

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "un au revoir" 

La réaction de Marie est intéressante, car, si elle s’étonne, elle ne le juge pas, pour autant, coupable ; bien au contraire, son comportement lui apporte une forme d’excuse : « elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche. » Elle accepte donc d’en rester au niveau physique de leur relation, le désir et le plaisir des corps. Et c’est à nouveau elle qui brise les conventions sociales en prenant l’initiative du baiser.

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "un au revoir" 

CONCLUSION

 

Cet extrait, dans la sècheresse d’un récit strictement factuel, laisse au lecteur un sentiment de malaise, car il s’oppose à toute la tradition romanesque de la relation amoureuse, qui, d’une part, laisse l’initiative à l’homme, d’autre part, relate les élans du cœur ou, au moins, donne lieu à une introspection. Au contraire, ici Camus met en scène un personnage passif, qui semble incapable de ressentir l’amour, ou même, dans sa relation de la scène, de prendre du recul pour exprimer un sentiment personnel.

Faut-il alors voir en lui une indifférence cynique, son seul intérêt étant la satisfaction de son désir charnel pour Marie ? Ou bien, par ses négations multipliées et ses silences, fait-il preuve d'une louable lucidité sur la réalité du mariage, une convention sociale, sur le sentiment amoureux, qui ne sert que d’alibi au désir, un refus donc d’entrer dans ce jeu factice de la relation amoureuse ? Il serait alors un être sincère, lucide aussi sur l’incommunicabilité fondamentale entre les êtres, chacun étant condamné à rester « étranger » à l’autre, et même à lui-même comme le montrent les interrogations de Marie sur ses propres sentiments… Mais, si les sentiments ne signifient rien, que reste-t-il à l’homme pour donner sens à sa vie ? L’extrait propose déjà une réponse : les sensations, vécues dans leur immédiateté, celles qui sont désagréables, rejetées, face au plaisir de celles qui sont appréciées, la beauté des femmes, le contact des corps.... 

I, chap. VI

1ère Partie, chapitre V : le crime, de "J'ai pensé que..." à la fin 

Pour lire l'extrait

Dans le premier chapitre de son roman, L’Étranger, paru en 1942, Camus, dans la mise en scène de son narrateur, Meursault, lors de l’enterrement de sa mère, a déjà montré le rôle que joue le soleil, accablant, et la chaleur, écrasant, qui semblent ôter au personnage toute conscience de ce qui l’entoure et de ce qu’il vit. Les chapitres II à V, à travers l’écriture, impersonnelle, pour ce qui ressemble tout de même à un journal intime, confirment cette image d’un personnage qui, dans sa vie quotidienne, se contente d’enchaîner des actions sans s’y impliquer et ne vit que de ses sensations, comme détaché des autres et de lui-même. Ainsi, dans la relation qui se crée avec son voisin, Raymond Sintès, il se trouve  entraîné, comme malgré lui, dans le conflit de celui-ci avec un Arabe, le frère de sa maîtresse, violemment frappée.

Le chapitre VI se déroule un dimanche, un heureux moment à la plage dans le cabanon d’un couple, les Masson, avec Raymond et Marie, la jeune femme que fréquente Meursault. Mais tout bascule quand les trois hommes se trouvent, sur la plage, face à face avec deux Arabes menaçants : un combat a lieu et  Raymond est blessé par un coup de couteau. Il se fait soigner et, quand il revient,  une nouvelle promenade conduit à une deuxième rencontre, mais, après que Meursault a empêché Raymond de tirer en récupérant son revolver, les deux Arabes disparaissent. Tout aurait pu s’arrêter ainsi, mais « découragé devant l’effort qu’il fallait faire pour monter l’étage de bois et aborder encore les femmes », Meursault choisit alors de retourner marcher sur la plage, cherchant, pour  échapper au poids du soleil, à se rapprocher de l'ombre d’un rocher derrière lequel coule une « source fraîche ». Mais, quand il y arrive, il aperçoit l’Arabe, « le type de Raymond », couché.  

Alors même que pour Meursault le conflit est « une histoire finie », cet extrait, construit en trois étapes, marque un tournant dans le roman. Comment le récit de Camus soutient-il la dimension tragique de ce crime ?

1ère partie : l'approche (des lignes 1 à 11) 

Le rôle du soleil

 

Dans le début de l’extrait, le mot « soleil » revient à quatre reprises, ce qui en fait un acteur dans l’action, dont le rôle est de plus en plus important. Il touche d’abord « la plage vibrante de soleil », puis il s’abat sur le personnage : « La brûlure du soleil gagnait mes joues », le terme « brûlure » se trouvant répété. Sa dernière occurrence semble en faire un double du personnage, comme s’il était entré en lui : « je ne me débarrasserais pas du soleil ». Son importance est également signifiée par le rappel de son rôle dans le premier chapitre du roman, où il s’associe à la présence de la mort : « C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman ».

Le récit souligne alors la torture qu’inflige le soleil, dont la chaleur écrasante paraît liquéfier le personnage : « j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils ». Puis est exprimée une intense douleur : « le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. » Tout se passe donc comme si le soleil avait dégradé le fonctionnement biologique de Meursault, impuissant à lui résister.

Une fatalité tragique

 

La première phrase du récit pose clairement la possibilité d'un choix : « J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. » Cependant, le connecteur oppose aussitôt ce choix, dicté par la raison, à la sensation, la présence écrasante du soleil, comme s’il représentait une puissance divine à affronter : « Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi ». Le choix est alors effectué, comme inconscient, mû par le seul désir de fraîcheur, donc par la seule sensation : « J'ai fait quelques pas vers la source. » La vision de l’Arabe, cependant, constitue une autre forme de menace, mais que le récit, juxtaposition de courtes notations, minimise : « L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin ». La précision ajoutée, « il avait l’air de rire », peut suggérer que celui-ci se moque de Meursault, donc une forme de provocation, mais l’hypothèse explicative qui précède, « Peut-être à cause des ombres sur son visage », en rejetant cette interprétation, rend finalement l’Arabe plus inoffensif que le soleil. C’est donc sur le soleil qu’est rejetée la responsabilité de l’action : « À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. »

Aussitôt que l’action est décidée, le récit introduit un recul : « Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. » Mais la rationalité est totalement effacée par la force de la sensation, devant laquelle le héros se retrouve impuissant. C’est cette impuissance que souligne la répétition, qui marque le basculement dans le tragique alors même que l’acte, en lui-même, est dérisoire : « Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. »

2ème partie : l'agression (des lignes 11 à 19) 

Un double ennemi

 

L’enchaînement chronologique, avec la conjonction en tête de phrase, souligne l’aspect inéluctable de ce « seul pas » : « Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. » L’ennemi est alors désigné, mais quelle est l’arme véritable ? Le récit entremêle, en effet, le couteau et le soleil à travers le champ lexical de l’arme. Ainsi, la comparaison, « La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. », où l’allitération de la consonne liquide imite la coulée de la lumière,  est reprise par les images du « glaive éclatant » et de « l’épée brûlante ».

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "une lame étincelante" 

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "une lame étincelante" 

Un héros tragique

 

Camus est nourri des mythes de l’antiquité grecque. Or, comment ne pas penser à Œdipe dans l’autoportrait de Meursault, mis en évidence par la simultanéité entre le couteau brandi et la douleur ressentie : «  Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. » ? Comme le héros grec, le dieu solaire solaire – Apollon dans la tragédie de Sophocle – impose sa force en l’aveuglant : « Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. » Le récit souligne l’intensité de ce moment, comme solennisé par une double hallucination, auditive et visuelle, dont la violence est amplifiée : « Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours  en face de moi. » Tels les héros du théâtre tragique, c’est une véritable torture que subit le personnage, marquée par le choix des verbes : « Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. »

3ème partie : le crime (de la ligne 18 à la fin) 

La fin du récit, le moment du crime, se déroule en deux temps, signalés par l’adverbe temporel répété « alors ».

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Le premier tir de revolver

 

Mais l’emploi du présentatif, « C’est alors que tout a vacillé », met en évidence la puissance de ce que subit le héros, avec ce pronom indéfini, « tout », qui inscrit son acte dans un ensemble, prenant ensuite une ampleur cosmique. Meursault est placé, en effet,  au centre d’une terrible apocalypse, devenant ainsi le jouet des éléments : « La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. » Tout se passe comme si le feu solaire avait envahi l’univers entier, jusqu’à pénétrer le héros. Le moment même du tir est alors dépeint comme une réaction instinctive, indépendante de toute volonté consciente : « Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse ».

Jacques Ferrandez, L’Étranger, 2013 : BD, "le crime" 

Ainsi, ce moment est présenté avec emphase, non pas comme une action prise en charge par le « je », mais uniquement par la sensation ressentie et avec l’idée que se crée alors un nouveau destin, que le pronom indéfini rend encore flou : « c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. »

Le destin assumé

 

Ce tir permet, en effet, à Meursault d’échapper à la fatalité qui l’accablait, c’est-à-dire à l’emprise du soleil et de la chaleur : « J'ai secoué la sueur et le soleil. » Parallèlement, il peut ainsi revenir à la lucidité, que souligne le verbe principal : « J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. » Le plus-que-parfait met en valeur la rupture, le passage d’un temps à un autre, d’une simple présence au monde à la prise de conscience de la valeur de ce monde, irrémédiablement perdu.

Se pose alors la question des quatre autres coups de revolver : « Alors, j'ai tiré encore quatre fois » Non seulement, ils paraissent injustifiés, puisqu’il n’y a plus aucun danger, mais même effacent la victime qui n’est plus qu’« un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. » Or, ce sont précisément ces quatre coups qui lui seront le plus reprochés lors du procès, et qu’il sera incapable d’expliquer.

Mais, dans le cadre de la conception de "l’absurde" de Camus, développée dans Le Mythe de Sisyphe, ils peuvent s’expliquer par le fait d’échapper à "l’absurde", qui soumet l’homme au temps et à la pesanteur du monde, en  lui faisant choisir ce destin en pleine conscience : sa révolte le conduit ainsi à s’affirmer libre. Le connecteur « Et », en tête de phrase, enchaîne l’acte à une comparaison symbolique de ce tournant dans la vie de Meursault, le « je » marquant le fait d’assumer cette liberté. Cependant, le contraste est alors nettement souligné entre « j’avais été heureux » – le temps où l’homme se laisse porter par le simple fait de vivre sans se poser de questions sur le sens de l’existence – et l’image de « la porte du malheur », la douloureuse conscience de la réalité de la condition humaine, prisonnière d’un « pourquoi » sans réponse.

CONCLUSION

 

Cet extrait, après un long passage qui insiste sur la façon dont le personnage est soumis au monde qui l’entoure, soleil et chaleur, ferme la première partie en marquant un tournant dans le roman. Son importance est d’ailleurs illustrée par le changement stylistique : nous passons des courtes phrases, qui se limitent à poser le déroulement des faits, sans les commenter, à une expression du tragique, soutenue par de nombreuses images saisissantes, qui dramatisent la scène. Ainsi, si, au début du passage, Meursault semble "agi", jouet des éléments, irresponsable donc du premier coup de revolver, à la fin du texte les quatre coups suivants lui rendent la maîtrise de son existence : il "agit" par sa seule volonté, ce qui fonde son accession à la liberté.

Mais le dernier mot du texte pose une nouvelle question : s'assumer responsable et libre peut-il se vivre autrement que dans le « malheur » ?

Le soleil sur la plage, pour illustrer  L’Étranger

Pour lire un extrait de R. Barthes sur le rôle du soleil dans L'Étranger
Le soleil sur la plage, pour illustrer  L’Étranger

2ème Partie, chapitre II : en cellule, de "À part ces ennuis..." à "... un avantage." 

Pour lire l'extrait
II, chap. II

Après une première partie, où Camus présente, dans une écriture dépouillée,  l’existence banale de Meursault, héros de son roman, L’Étranger, paru en 1942, « tout a vacillé » dans le dernier chapitre où s’accomplit le meurtre de l’Arabe.

La seconde partie en présente les conséquences, en mettant en scène le fonctionnement de la justice. Arrêté, Meursault, assisté de son avocat, subit une longue instruction, et découvre la vie de prisonnier, en cellule, que dépeint cet extrait. Quelle signification Camus donne-t-il aux éléments mis en valeur dans ce récit ?

1ère partie : les privations (des lignes 1 à 10) 

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"Meursault en cellule" : Luchino Visconti, film, 1967 

Le dépouillement

 

Camus ne déroule pas une longue réflexion sur les souffrances provoquées par la perte de la liberté. Au contraire, le récit retrouve l’écriture neutre de la première partie. Il se limite aux seuls faits, en mettant l’accent sur les objets qui accompagnent la vie quotidienne, avec une insistance particulière sur les cigarettes : « Il y a eu aussi les cigarettes. Quand je suis entré en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. » L’énumération montre que le prisonnier, pour empêcher toute tentative de suicide, se retrouve ainsi dépouillé de tout ce qui l’inscrit dans la norme sociale

La punition

 

Mais l’institution judiciaire, rendue anonyme par le pronom indéfini « on », va plus loin avec la privation de cigarettes, indiquée par le bref discours indirect : « Une fois en cellule, j'ai demandé qu'on me les rende. Mais on m'a dit que c'était défendu », réponse qui transforme le prisonnier en un enfant puni.

Or, l’addiction au tabac – et rappelons que Camus est lui-même fumeur – conduit inévitablement à une souffrance physique, dont l’intensité est reproduite dans le récit par l’emploi du superlatif : « Les premiers jours ont été très durs. C'est peut-être cela qui m'a le plus abattu. » Pour combattre l’état de manque, le prisonnier trouve une sorte de substitution, « Je suçais des morceaux de bois que j'arrachais de la planche de mon lit. », mais sans réellement supprimer la douleur : « Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle. » La personnification traduit un dédoublement intérieur : d’un côté, le prisonnier, le « je » qui résiste, de l’autre, celui qui souffre de sa « nausée »

La réflexion

 

Mais, alors que dans la première partie du roman, le portrait de Meursault reste factuel, avec pour seule mention personnelle, les sensations dues à l’influence de son environnement, Camus introduit un changement dans la seconde partie. La solitude de Meursault dans sa cellule l’amène à se questionner, le récit passant ainsi d’une forme proche du journal intime, à un monologue introspectif : « Je ne comprenais pas pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. » Il y a déjà là l’expression d’une révolte, née d’un sentiment d’injustice.

"Meursault en cellule" : Luchino Visconti, film, 1967 

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Mais la prolepse, « Plus tard, j'ai compris que cela faisait partie aussi de la punition » marque une évolution du personnage. En acceptant la privation, en lui donnant un sens, il dépasse, en effet, l’absurde ressenti dans un premier temps. Pour Camus, comme il l’explique dans Le Mythe de Sisyphe, dès le moment où l’homme prend en charge le destin qui lui est imposé par une puissance supérieure – les dieux pour le héros grec, condamné à remonter sans cesse un rocher en haut de la montagne, l’institution judiciaire pour Meursault – il s’en libère. Ainsi Meursault peut s’affirmer victorieux : « Mais à ce moment-là, je m'étais habitué à ne plus fumer et cette punition n'en était plus une pour moi. »

2ème partie : vaincre l'ennui (des lignes 11 à 23) 

Le poids du temps

 

Le second paragraphe de l’extrait repose sur une opposition entre le pluriel, « ces ennuis », qui minimise les privations, et un singulier, implicite, qui pose la plus importante, la privation d'occupations, source d'ennui : « À part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. » La première partie, dans la description d’un long dimanche au chapitre II, avait déjà montré Meursault en proie à l’ennui. Mais il disposait alors de divertissements, tous lui étant fournis par le monde extérieur : les gens observés de sa fenêtre, des articles de journaux qu’il découpe…, ce que lui interdit la solitude dans sa cellule.

Il ne peut donc recourir qu’à lui-même, et Camus insiste alors sur une nouvelle évolution de son personnage, ne plus vivre au jour le jour mais maîtriser le temps, ici en revivant le passé grâce à deux facultés, la mémoire et l’« imagination » : « J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. » Ainsi, alors qu’autrefois, libre, il se contentait d’habiter passivement son logement, il peut à présent lui accorder une réelle importance en créant ses propres images : « Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. » La banale action d’un prisonnier qui arpente sa cellule, n’est plus alors une occupation mécanique, mais une résistance à l’enfermement, puisque l’esprit, lui reste libre.

Du combat à la victoire

 

La suite du récit met en évidence, par les indices temporels, cette lutte de l’homme contre le temps, essentielle pour échapper à la conscience douloureuse de ses limites : « Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. » La phrase se modèle alors sur le mécanisme mental, reproduit par le rythme en decrescendo de l’énumération : « Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. » Sans cacher l’effort que représente cette démarche, « En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. », le récit conduit à une affirmation de victoire : « Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. »

3ème partie : un bilan (de la ligne 23 à la fin) 

La fin du passage confirme le changement du personnage, capable d’introspection, ce que met en évidence la symétrie syntaxique : « Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. » À travers la force et la lucidité prêtées à Meursault, Camus affirme ainsi le pouvoir de l’esprit humain, souligné par le contraste des durées : « J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. » Finalement, il triomphe du temps, tout en se réappropriant une vie, vécue sans y penser et qui pouvait, à première vue, paraître sans intérêt : « Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. » Cependant, la brève conclusion peut faire sourire par le paradoxe ainsi introduit : « Dans un sens, c'était un avantage. » Mais elle met en avant comment, en réduisant au maximum les interactions sociales, avec ses codes à respecter et ses choix à faire, et en supprimant les multiples sensations qui altèrent la rationalité, la solitude peut rendre le personnage à lui-même, en lui permettant d’user pleinement des facultés qui lui appartiennent en propre.

CONCLUSION

 

Cet extrait confirme donc que la prison est un tournant essentiel dans la personnalité du héros, rendu à sa solitude existentielle : les décors s’effacent, il n’y a plus que les seuls murs de la cellule, les objets familiers sont supprimés, rien ne vient plus stimuler les sens. Le prisonnier doit donc affronter les longues heures, vides d’occupation. Il est donc face à ce que Camus nomme "l’absurde", une vie qui semble dépourvue de sens. Or, paradoxalement, c’est ce qui le transforme : jusqu'alors « étranger » à lui-même et aux autres, il devient un être pleinement conscient de son existence, car il découvre le pouvoir de l’homme de se mouvoir librement dans le temps.

Comment ne pas penser ici à l’œuvre immense de Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, publiée en sept volumes entre 1913, pour Du côté de chez Swann, et 1927 pour Le temps retrouvé, fondée sur la pensée philosophique de Bergson ? Ce philosophe insistait, en effet, sur le fait que c’est la conscience qui transforme, aussi bien le temps objectif – devenant alors durée subjective – que l'espace, interprété. D’où l’importance accordée à la mémoire, qui a emmagasiné la totalité de nos sensations et de nos perceptions. Mais, là où, chez Proust, la mémoire est « affective », spontanée, Camus en fait une faculté que nous pouvons maîtriser : grâce à elle, la conscience peut retrouver le sens même d'une existence, et lui donner son unité.

Étude d'ensemble : 2ème partie, chapitre V 

Pour lire l'intégralité du chapitre
II, chap. V

Le dernier chapitre du roman de Camus, L’Étranger, paru en 1942, est un huis clos : le héros, Meursault, à l’issue de son procès pour avoir tué l’Arabe, a été condamné à mort… mais les débats l’ont davantage accusé pour son insensibilité, son absence de chagrin lors du décès de sa mère. Il attend donc dans sa cellule cette aube où l’on viendra le chercher pour le conduire à la guillotine. Or, si, dans la première partie du roman, l’écriture de Camus, neutre et factuelle, a représenté un personnage « étranger » à ce qui l’entoure, dans la seconde partie, l’introspection s’accentue, jusqu’à ce chapitre V où il doit faire face à sa propre mort.

Deux situations scindent le chapitre : le temps de la solitude, dans sa première partie puis dans le dernier paragraphe, et celui où Meursault se trouve en présence de l’aumônier, un véritable affrontement.

1ère partie : un monologue solitaire (des lignes 1 à 143) 

Cette partie développe une longue réflexion sur la peine de mort, pour Camus la forme sociale de l’absurde : la société tue un homme pour le punir, précisément, d’avoir tué… En quatre étapes, Camus déroule la façon dont Meursault s’interroge face à une mort inéluctable.

Un « mécanisme implacable » (des lignes 1 à 34)

 

Les expressions qui ponctuent ce début de chapitre soulignent le face à face incontournable avec la mort : « Ce qui m'intéresse en ce moment, c'est d'échapper à la mécanique, de savoir si l'inévitable peut avoir une issue. », « je me suis demandé s'il y avait des exemples de condamnés à mort qui eussent échappé au mécanisme implacable », « cette préméditation irrésistible », le « rite implacable », « la mécanique me reprenait », « cette certitude insolente », « son déroulement imperturbable ». À aucun moment, n’est contesté le verdict en lui-même, uniquement cette peine qui oblige l’homme à se représenter sa mort, alors que, durant son existence, il peut se contenter de vivre sans s’en préoccuper.

D’où le refus de « recevoir l’aumônier », symbole des derniers instants du condamné, ou le cours pris par ses pensées. Il cherche, à travers le lent passage du « jour à la nuit », à se redonner cette liberté de vivre autour du thème de « l’évasion ». Mais comment ne pas être surpris par le regret qu’il exprime, ne pas avoir recherché la lecture de « récits d’évasion » ? Les reproches qu’il s’adresse ressemblent presque à une forme d’humour noir : « On devrait toujours s’intéresser à ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. » Cependant, Camus met ainsi en évidence le poids de l’absurde, la certitude de l’homme qu’il doit mourir, oubliée durant la vie car chaque jour ouvre un « espoir ». C'est parce que le verdict interdit cet « espoir », terme répété, qu'est imaginée une « évasion », soulignée par l’exclamation nominale : « Une fois ! »

Enfin, nouvelle touche d’humour sinistre, le héros signale sa « bonne volonté » pour « accepter » cette mort programmée, mais il s’emploie à en démasquer sa « disproportion ridicule entre [elle et] le jugement qui l'avait fondée », qui place le tragique entre les mains des hommes au lieu d’en faire un fait normal de la condition humaine. Ainsi, Meursault avait pu juger la mort de sa mère acceptable, car elle « était vieille », mais de qui relève la sienne ? La longue énumération ôte tout sens à un verdict qui semble ainsi dû au seul hasard, Meursault n’en commentant que sa « forme bizarre », comme il l’avait dit alors  : « Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu'à dix-sept, le fait qu'elle aurait pu être tout autre, qu'elle avait été prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait été portée au crédit d'une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle décision. »

La peine capitale (des lignes 35 à 65)

Camus, Réflexions sur la guillotine, 1957

La pensée de Meursault se fixe ensuite sur l’exécution elle-même, avec le rappel de l’épisode vécu par son père, en fait un souvenir personnel de Camus. Nous savons, en effet, que, jeune journaliste à Alger-Républicain, il a assisté à des procès, mais surtout il raconte, dans Réflexions sur la guillotine (1957), comment, peu avant la guerre de 1914, son père a assisté à l’exécution d’un homme qui avait tué ses enfants : « Ma mère raconte seulement qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. » Le même dégoût est repris ici. Cependant, l’exclamation qui conclut la scène est pour le moins surprenante : « Comment n'avais-je pas vu que rien n'était plus important qu'une exécution capitale et que, en somme, c'était la seule chose vraiment intéressante pour un homme ! Si jamais je sortais de cette prison, j'irais voir toutes les exécutions capitales. » Mais cela s’explique dans la perspective de la conception de l’absurde de Camus : mesurer dans sa proche chair l’horreur de la mort d’un homme, c’est accepter ce destin incontournable. D’où la réaction physique du personnage, horrifié face à cette image : « j'avais si affreusement froid que je me recroquevillais sous ma couverture. Je claquais des dents sans pouvoir me retenir. »

Mais l’acceptation de l’absurde n’est pas si simple, comme le formule ce nouveau constat empreint d’un humour sinistre : « Mais, naturellement, on ne peut pas être toujours raisonnable. » D’où la tentative de faire renaître un ultime espoir à travers une supposition, qui transforme le condamné en un « patient », terme médical souligné dans la parenthèse : « l’essentiel était de donner une chance au condamné ». Or, ici désignée par une métonymie, « le couperet », qui concrétise l’horreur de cette mort, la guillotine n’offre aucune échappatoire. L’absurde s’impose alors, « ce qu'il y avait d'ennuyeux, c'est qu'il fallait que le condamné souhaitât le bon fonctionnement de la machine. », et, avec lui, l’acceptation est exigée, nouvelle formulation où le narrateur, par la distanciation, semble chercher à se convaincre : « En somme, le condamné était obligé de collaborer moralement. C'était son intérêt que tout marchât sans accroc. »

Un instrument de mort (des lignes 66 à 81)

 

Autre façon de se convaincre, visualiser la guillotine… mais avec une étrange distanciation, comme si l’essentiel était d’acquérir une certitude objective, de rectifier une erreur, jusqu’à en sourire presque, « C’était assez drôle que je ne m’en fusse pas aviser plus tôt », et même à se la reprocher : « On se fait toujours des idées exagérées de ce qu'on ne connaît pas. » À travers les constats de Meursault, formulés avec le  détachement permis par le pronom indéfini « on », Camus oblige son lecteur à mesurer à quel point cette mort, banalisée, est dépourvue de sens : « La montée vers l'échafaud, l'ascension en plein ciel, l'imagination pouvait s'y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision. » C’est, en effet, en 1939, qu’a eu lieu la dernière exécution publique ; ensuite la guillotine a été dressée dans la cour de la prison, comme pour la dérober aux regards, preuve d’une justice qui n’assume pas la décision rendue.

Une exécution publique

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Une terrible attente (des lignes 82 à 107)

 

Camus souligne la dimension inhumaine de la peine de mort, quand le condamné, ignorant la date de son exécution, attend, à chaque « aube », qu’on vienne le chercher : « C'est à l'aube qu'ils venaient, je le savais. En somme, j'ai occupé mes nuits à attendre cette aube. », « l'heure douteuse où je savais qu'ils opéraient d'habitude ». Même si l’affirmation, « Je n'ai jamais aimé être surpris. Quand il m'arrive quelque chose, je préfère être là. », peut paraître inappropriée pour un personnage qui, pendant tout le roman, semble « étranger » à sa vie, elle se justifie précisément à présent parce qu’il ressent la peur dans son corps même : « Même si le moindre glissement me jetait à la porte, même si, l'oreille collée au bois, j'attendais éperdument jusqu'à ce que j'entende ma propre respiration, effrayé de la trouver rauque et si pareille au râle d'un chien, au bout du compte mon cœur n'éclatait pas et j'avais encore gagné vingt-quatre heures. » Ainsi, c’est finalement le prix de la vie que la certitude de la mort conduit à mesurer au jour le jour, à partir des couleurs du ciel, à chaque battement de cœur : « J’écoutais mon cœur. »

L'espoir du « pourvoi » (des lignes 108 à 143)

 

Le système judiciaire ouvre un ultime espoir au condamné, celui d’un « pourvoi » qui casserait le jugement. Il est ici curieusement présenté, comme la source d'un chef d’œuvre de dialectique : « Je crois que j'ai tiré le meilleur parti de cette idée. Je calculais mes effets et j'obtenais de mes réflexions le meilleur rendement. » C’est ce qui explique la construction en deux temps, d’abord le rejet envisagé, pour, ensuite, imaginer la grâce accordée.

Le rejet du « pourvoi »

Pour accepter l’idée de la mort, que souligne le discours direct rapporté, « Eh bien, je mourrai donc », l’argument invoqué est le fondement même de la condition humaine, la mort inéluctable, « que ce soit maintenant ou dans vingt ans ». S’ensuit un argument connexe : « tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Dans le fond, je n'ignorais pas que mourir à trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque, naturellement, dans les deux cas, d'autres hommes et d'autres femmes vivront, et cela pendant des milliers d'années. » Si, en effet, la mort est une certitude, quel sens alors donner à la vie d’une seule personne, dans un univers qui perdurera sans elle ? Meursault s’emploie à cette construction rigoureuse du raisonnement, jusqu’à introduire, dans une sorte de dialogue intérieur, une objection, le prix de la vie : « À ce moment, ce qui me gênait un peu dans mon raisonnement, c'était ce bond terrible que je sentais en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. » L’effort pour se convaincre se traduit dans la formulation même, négation restrictive ou mise en valeur syntaxique : « je n’avais qu’à l’étouffer… », « Du moment qu'on meurt, comment et quand, cela n'importe pas, c'était évident. » Le connecteur « donc » introduit la conclusion de ce premier mouvement, « je devais accepter le rejet de mon pourvoi », mais la parenthèse crée une distance qui démasque par avance tout ce que ces « raisonnements » ont de forcé et d’artificiel finalement.

Le « pourvoi » accepté

Cette distanciation fait sourire, car le narrateur lui-même semble jouer avec cet espoir : « À ce moment, à ce moment seulement, j'avais pour ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la permission d'aborder la deuxième hypothèse : j'étais gracié. » Mais y croit-il vraiment ? Les modalisateurs, « pour ainsi dire » et « en quelque sorte », traduisent des doutes, qui n’empêchent pas cependant de ressentir alors ce que peut représenter le simple fait de vivre, ressenti dans sa chair, à travers les sensations : « cet élan du sang et du corps qui me piquait les yeux d'une joie insensée. » C’est tout le conflit entre la force du corps et la raison qui prend une distance que Camus souligne ainsi, par le verbe en anaphore, « Il fallait », avec la recherche d’une unité propre à effacer la peur : « Quand j'avais réussi, j'avais gagné une heure de calme. Cela, tout de même, était à considérer. » Victoire fragile, certes, mais dont le narrateur cherche à accentuer l’importance, car ne faut-il pas maintenir cet espoir pour se résigner à la "normalité" de la mort ?

La mort assumée

Cette habile dialectique ramène à l’idée que vivre, « sentir les ondes de [s]on sang circuler régulièrement », est indissociable avec cette réalité humaine : mourir. Finalement, tout se joue au niveau des sensations, donc, quand le corps disparaît, plus rien n’existe. C’est ce qui explique le refus de « recevoir l’aumônier », répété, car inutile : il ne s’occupe que de l’âme… De même, s’efface Marie : « en dehors de nos deux corps maintenant séparés, rien ne nous liait et ne nous rappelait l'un à l'autre. », « Morte, elle ne m’intéressait plus. » Enfin, le parallélisme final met en évidence l’acceptation de son propre effacement : « je comprenais très bien que les gens m'oublient après ma mort. Ils n'avaient plus rien à faire avec moi. »

2ème partie : la visite de l'aumônier (de la ligne 144 à 269) 

Cette longue visite, non voulue par le personnage, se scinde en deux temps : un dialogue, avec un jeu de questions-réponses qui marque un échange d’arguments, suivi d’un cri violent de Meursault, qui exprime son rejet de toute approche religieuse.

"La visite de l'aumôniere" : Lucchino Visconti, film, 1967 

"La visite de l'aumônier" : Luchino Visconti, film, 1967 

Le dialogue (des lignes 144 à 237)

 

Un face-à-face

Les deux personnages sont face à face, et leur opposition se traduit immédiatement par la gestuelle indiquée. Déjà le narrateur refuse tout rapprochement physique, s’asseoir à côté de lui, mais la méfiance est réciproque, puisque, quand il se lève, il ne peut s’approcher : « Il a fait un pas vers moi et s'est arrêté, comme s'il n'osait avancer. »

Puis trois éléments sont mis en relief :

        les mains : « Elles étaient fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes agiles. Il les a frottées lentement l'une contre l'autre. » La comparaison, en animalisant l’aumônier, renvoie à la conception de Meursault qui voit en l’homme avant tout un corps. Peut-être  le mouvement est-il aussi une allusion au texte biblique, lorsque Ponce Pilate, le gouverneur de Judée, se lave les mains lors de la condamnation du Christ : un aveu donc de l’impuissance de la religion face à la mort...

Le « geste d’agacement » des mains confirmerait alors cette impuissance.

        les regards : L’aumônier, gardant longtemps « la tête baissée », finit par fixer le condamné : « Mais il a relevé brusquement la tête et m'a regardé en face. », verbe répété à plusieurs reprises, et précisé même par « droit dans les yeux ». Mais cet échange de regards révèle leur opposition : à deux reprises, c’est l’aumônier » qui « a détourné les yeux », mais la gêne du narrateur se traduit aussi quand il garde « les yeux fixés sur le sol ». Ainsi, cela finit par ressembler à un jeu, dans lequel les deux adversaires sont de force égale : « Il s'est levé à ce mot et m'a regardé droit dans les yeux. C'est un jeu que je connaissais bien. Je m'en amusais souvent avec Emmanuel ou Céleste et, en général, ils détournaient leurs yeux. L'aumônier aussi connaissait bien ce jeu, je l'ai tout de suite compris : son regard ne tremblait pas. »

        la voix : La voix de l’aumônier suit un mouvement significatif d'un échec progressif. D’abord, elle traduit son assurance, « sa voix non plus n'a pas tremblé », puis l’émotion transparaît dans sa « voix inquiète et pressante », jusqu’à ce qu’elle révèle une forme d’impuissance, « soudain très lasse ». C’est ce qui explique qu’il ne reste plus que la violence : « il s’est écrié tout d’un coup avec une sorte d’éclat », auquel réplique le narrateur, « Alors, je lui ai crié ».

L'argumentation de l'aumônier

Le premier argument posé est le remède que peut apporter la foi à la peur de la mort, une consolation puisqu’elle assure l’existence d’un au-delà, donc d’une forme de survie : « Dieu vous aiderait ». C’est sur ce dogme fondamental qu’insiste sa question : « N'avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir tout entier ? » L’argumentation qui suit découle de ce dogme, car s’il y a un au-delà, paradis ou enfer dans le christianisme, cela répond à l'absurde de la vie. Elle prend sens en se construisant en fonction du jugement divin dans l'au-delà, d’où la notion de « péché » et le rôle de la confession : « je portais le poids d'un péché dont il fallait me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n'était rien et la justice de Dieu tout. » Devant les refus successifs de Meursault, iI ne reste plus à l’aumônier qu’un appel vibrant à la foi, telle une sorte d’illumination avant la mort : « je sais que les plus misérables d'entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C'est ce visage qu'on vous demande de voir. »

L'argumentation de Meursault

Porte-parole de Camus, Meursault proclame avec force son athéisme : « je ne croyais pas en Dieu. » Il confirme ainsi que, pour lui, seule la vie terrestre a une réelle puissance, une vérité : « ce dont il me parlait ne m'intéressait pas. » Et, comme cette vérité relève des sensations, elle ne peut être ressentie qu’individuellement, au moment où s’impose la mort. C’est aussi ce qui explique qu’il considère comme seule justice uniquement celle rendue par les hommes : « On m'avait seulement appris que j'étais un coupable. J'étais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. » C’est enfin cette puissance de la vie terrestre, de celle qui relève du corps, qui explique sa dernière riposte : loin de percevoir le visage du Christ, signe de l’au-delà, « ce visage avait la couleur du soleil et la flamme du désir : c'était celui de Marie. » Tout reste donc, pour lui, dans le domaine terrestre, d’où le seul souhait accentué par le discours direct : « Une vie où je pourrais me souvenir de celle-ci ».

"Le face-à-face" : Luchino Visconti, film, 1967 

"Le face-à-face" : Lucchino Visconti, film, 1967 

L'explosion du conflit (des lignes 238 à 269)

 

Le mot qui déclenche la colère est la promesse formulée par l’aumônier : « Je prierai pour vous ». Le lexique souligne la violence de la colère, « quelque chose a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l'ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l'avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère.»

Alors même que l’ensemble est introduit par un constat, « je ne sais pas pourquoi », le choix du discours indirect libre, qui maintient le « il » – au lieu du « vous » attendu – fait de cette interpellation un discours qu’il s’adresse, en fait, à lui-même : « Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? » Face à cette certitude, il peut alors affirmer la sienne, en un cri de révolte, qui réaffirme la puissance de la vie face à ce prêtre auquel seule la mort importe : « Il n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. Moi, j'avais l'air d'avoir les mains vides. Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. »

Ce passage présente deux caractéristiques, liées à la philosophie de Camus :

       Après le constat de « cette vie absurde que j’avais menée », la tonalité polémique accentue l’étape de la révolte qui permet de dépasser "l’absurde". Elle se traduit par les modalités expressives, telles les interrogations qui interpellent le destinataire : « Et après ? » ou, plus violente encore, « Comprenait-il, comprenait-il donc ? » Outre les hyperboles, comme ces « milliards de privilégiés », pour désigner ironiquement les chrétiens, ou la sensation dépeinte : « J’étouffais », le rythme des phrases surtout transcrit l’indignation de Meursault, avec les répétitions en gradation, « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison », ou le recours à l’anaphore, comme ce verbe « Qu’importait », martelé.

          Une conception qui affirme avec force une « vérité », le primat de l’existence, chacun ne se définissant que par ses actes : « J'avais fait ceci et je n'avais pas fait cela. Je n'avais pas fait telle chose alors que j'avais fait cette autre. » D’où la conséquence : étant condamné à mort, n’ayant donc qu’« un seul destin », tout être vivant – et même l’animal, le « chien de Salamano », a une valeur égale, voire une culpabilité égale : le « souffle obscur », image de la mort qui menace, « égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors », toutes les valeurs prônées. Aucune morale supérieure ne s’impose : « Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? » La mort résolvant tout, la justice humaine elle-même est dépourvue de sens : « Qu'importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n'avoir pas pleuré à l'enterrement de sa mère ? » La mort scelle la vie, lui apportant sa complétude, un ensemble de choix aléatoires.

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Ainsi la révolte permet d’effacer toutes les convictions, religieuses ou morales, sur lesquelles les hommes fondent leur vie, autant d’illusions : la seule vérité est de vivre pleinement sa propre vie…  

3ème partie : l’apaisement (de la ligne 270 à la fin) 

Le temps de « sommeil » prend une valeur symbolique : le réveil est alors comme une nouvelle naissance. L’image de l’apaisement, « le calme », soutient cet excipit, et se traduit par le changement de tonalité, qui devient lyrique, empreinte de poésie.

La communion avec la nature

 

Cet homme qui naît alors, comme illuminé par les « étoiles sur son visage », peut, en retrouvant ses sensations, amplifiées, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, fusionner avec tous les éléments naturels : « Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. » La comparaison est particulièrement significative, car elle donne l’impression d’une invasion irrésistible de tout l’être, l’eau venant apporter une sorte de baptême à la vie, en faisant parallèlement disparaître le soleil et la chaleur qui avaient pesé sur sa vie. L’adjectif « merveilleuse » souligne cette impression d’une métamorphose miraculeuse, confirmée dans la description qui suit : « cette nuit chargée de signes et d'étoiles ». Tout se passe comme si l’univers lui adressait un message, le guidait vers cette communion, vers le pouvoir, face au monde, de « l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin ». De même qu’il admet « la tendre indifférence du monde », oxymore qui accepte, sans y voir du tragique, que le monde perdure indépendamment des morts humaines au fil des âges, de même Meursault accepte que ce monde continue sans lui, devenu « un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. » 

La communion avec sa mère

 

C’est ensuite avec sa mère qu’il retrouve cette unité qui avait été impossible lors de l’enterrement, et niée quand il évoquait l’absence de communication entre eux. À présent, au contraire, il se reconnaît en elle : « Il m'a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. » Si sa relation avec Pérez a pu paraître une sorte de jeu, dérisoire, dont souriait le directeur, Meursault y voit le partage de la même « vérité » : seule compte la vie terrestre, à vivre pleinement et jusqu’à l’ultime instant. Le roman forme ainsi une boucle, puisqu’il s’était ouvert sur « Aujourd’hui, maman est morte », et se ferme sur l’attente de la mort par Meursault. Enfermé dans sa prison comme sa mère dans l’hospice, loin , comme elle, de la contrainte sociale représentée par la présence de son fils, comme elle, alors, il mesure le prix de la vie : « Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. » Et, de même qu’il avait refusé la compassion et les prières de l’aumônier, de même il justifie, avec la répétition insistante, son absence de larmes lors de l’enterrement, la mort étant l’issue partagée par tout être vivant : « Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. »

En accord avec soi-même

 

Le troisième temps ramène Meursault à lui-même : « Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. » La comparaison, « Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir », montre l’importance de l’étape de la révolte pour amener à l’acceptation : le destin incontournable n’est plus alors imposé par autrui, mais assumé comme une vérité fondamentale, inscrite dans l’ordre du monde, alors perçu comme « fraternel » et non plus hostile. La conclusion rejoint ainsi,  avec insistance, celle du Mythe de Sisyphe : à « Il faut imaginer Sisyphe heureux » quand, en bas de la montagne, il assume de remonter son rocher, fait écho « j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. »

Face à lui-même, plus rien ne peut troubler cet apaisement. Déjà, au début du passage, il avait nié l’irruption, pourtant bruyante, de la vie sociale : « À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. » Cette même acceptation de la mort explique la dernière phrase : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. » Alors que ce sont « des cris de haine », donc un rejet, le paradoxe, se « sent[ir] moins seul », n’est qu’apparent : vouloir ces « cris », c’est accepter son ultime instant de vie terrestre, refuser – comme avec l’aumônier – toute pitié, et assumer pleinement son acte, le meurtre.

CONCLUSION

 

La structure de ce chapitre donne au roman son sens. Nous mesurons, dans sa première partie la dimension tragique du héros, placé face à l’attente d’une mort horrible, incontournable. Mais déjà dans ce début du chapitre, nous observons comment le cours de ses pensées l’amène à prendre, par moments, une distance par rapport au sort qui l’attend, à la fois ressenti dans tout son être mais, en même temps, observé lucidement. Quand arrive l’aumônier, il est donc prêt à affirmer sa « vérité », un athéisme qui fait de la vie terrestre l’unique valeur à défendre, jusqu’à exprimer avec violence sa révolte contre toute échappatoire qui lui serait offert. Comme dans la tragédie antique, où la mort du héros permet la catharsis, la purgation des passions nocives, il peut alors se libérer de l’absurde et vivre une triple réconciliation : avec l’univers, avec sa mère et, surtout, avec lui-même.

Il faudra cependant attendre le développement du « cycle de la révolte », avec La Peste (1947), Les Justes (1949) et L’Homme révolté (1951), pour que Camus aille plus loin en passant de l’individuel au collectif, c’est-à-dire en affirmant la valeur de l’engagement fraternel : « Je me révolte, donc nous sommes. »

Vidéo

Vidéo : Lcchino Visconti, L’Étranger, 1967, film d'après le roman de Camus 

en italien, avec sous-titres en français
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