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Marcel Aymé, Le Passe-muraille, "Le passe-muraille", 1943

Marcel Aymé - portrait

L'auteur (1902-1967) : la liberté du conteur 

Le temps de la formation

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De son enfance chez ses grands-parents dans le Jura Marcel Aymé acquiert la connaissance et l’amour du monde rural, mais aussi sa lucidité sur les jalousies et les conflits , politiques et religieux, qui peuvent s’y dérouler. L’abandon de ses études, en 1920, en raison de la grippe espagnole, l’amène à quitter la province pour Paris où il travaille comme employé de banque, puis d’assurances, enfin comme journaliste. Il commence alors à écrire, et obtient ses premiers succès avec des romansLa Table aux crevés, qui obtient le prix Renaudot en 1929, et, surtout, La Jument verte, en 1933. En même temps, il s’essaie au théâtre avec Vogue la galère, jouée ultérieurement en1947, et au cinéma.

Marcel Aymé, portrait

Les controverses

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Les choix de publication de Marcel Aymé lui valent de nombreuses critiques. Il s’affirme longtemps comme "de gauche", et collabore, pendant l’Occupation nazi avec Louis Daquin, réalisateur résistant proche du parti communiste ; mais il publie aussi dans des journaux qui soutiennent le régime nazi et l’antisémitisme, comme Je suis partout, Candide ou La Gerbe. Mais, dans ses récits, il ne manifeste aucun engagement politique, aucune approbation de l'occupant ou du gouvernement de Vichy. Ce qui lui vaut un « blâme » en 1946 est sa collaboration avec la Continental Films, société de production financée par des capitaux allemands, et le soutien apporté, aux côtés d'ailleurs de nombreux écrivains de cette époque, à des écrivains condamnés comme Roger Brasillach – sans réussir à lui éviter la peine de mort –  ou Louis-Ferdinand Céline. Mais, paradoxe, la Légion d’honneur lui est proposée en 1949…, qu’il rejette avec force en s’indignant contre toutes les institutions, politiques et littéraires, promptes à condamner comme à honorer.

Si c'était à refaire, je les mettrais en garde contre l'extrême légèreté avec laquelle ils se jettent à la tête d'un mauvais Français comme moi et pendant que j'y serais, une bonne fois, pour n'avoir plus à y revenir, pour ne plus me trouver dans le cas d'avoir à refuser d'aussi désirables faveurs, ce qui me cause nécessairement une grande peine, je les prierais qu'il voulussent bien, leur Légion d'honneur, se la carrer dans le train, comme aussi leurs plaisirs élyséens. » (« Les pieds dans le plat », Le Crapouillot, n° 11, 1950).

Toutes ces controverses et attaques n’empêchent pas Marcel Aymé de continuer à publier des romans, et surtout des nouvelles, où il dénonce tous les abus, aussi bien les collaborateurs et les profiteurs de guerre que ceux qui, au nom de la morale, appellent à l’épuration et à la mort. Encore en 1963, il luttera pour le droit à l’objection de conscience, donc au refus du service militaire. Ses œuvres, souvent critiquées par les milieux intellectuels, connaissent un succès populaire, aussi bien les romans que les pièces comme La Tête des autres, en 1952, violente critique des magistrats et de la peine de mort.

Le contexte du recueil 

Le contexte politique 

La plus ancienne des nouvelles, « Le Percepteur d’épouses », a été publiée dans la revue Candide le 9 novembre 1938, la plupart d’entre elles durant la guerre jusqu’à la date de parution du recueil, en 1943.

Il est donc attendu que la seconde guerre mondiale soit présente dans le recueil, avec son occupation militaire comme dans « Le Décret », les restrictions évoquées dans « En attendant » par cette queue devant une épicerie, ou « La Carte » qui rappelle les tickets de rationnement avec ses tickets donnant droit à des « jours d’existence » en fonction de la productivité des gens.

Les cartes de tickets de rationnement pendant l'Occupation

Les cartes de tickets de rationnement pendant l'Occupation

Le contexte social 

Le poids de la tradition

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Les comportements restent ancrés dans la tradition, à commencer par l’habillement, par exemple le « lorgnon à chaînette », la « barbiche noire » et le « chapeau melon de Dutilleul dans « Le Passe-muraille », ou la « culotte de golf » qu’il adopte pour être élégant.

Une société hiérarchisée

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Si l’on excepte « Légende poldève », toutes les nouvelles se déroulent dans une France dont la société reste encore très hiérarchisée, avec ses hommes politiques puissants, ses fonctionnaires, dûment répartis selon leur fonction, tel Dutilleul, dans « Le Passe-muraille », « employé de troisième classe », ses commerçants – qui profitent souvent de la guerre – et, surtout, un petit peuple qui essaie de survivre à la misère, comme la mère d’Antoine dans « Les Bottes de sept lieues ».

Mais cela se retrouve dans toutes les situations de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de l’école, de l’hôpital, de la vie rurale ou, dans « Le Passe-muraille », les habitudes des fonctionnaires, comme la formule des lettres de Dutilleul : « Me reportant à votre honorée du tantième courant et, pour mémoire, à notre échange de lettres antérieur, j'ai l'honneur de vous informer... » Comment ne pas se souvenir ici de la satire qu’en fait Georges Courteline dans ses romans, Messieurs les ronds-de-cuir (1891-1892) ou Monsieur Badin (1897), ou son théâtre ? Cependant, dans « Le Passe-muraille », les premiers changements sont perceptibles, sous l’influence anglo-saxonne, l’appellation de « semaine anglaise » depuis le samedi laissé libre, ou le « tour plus américain » que veut imposer le sous-chef de bureau à son subordonné pour son courrier : « En réponse à votre lettre du tant, je vous informe... »

Georges Courteline, Monsieur Badin, édition Albin Michel, 1897 : être fonctionnaire
Contexte

Georges Courteline, Monsieur Badin, édition Albin Michel, 1897 : être fonctionnaire

Le contexte culturel 

Le réalisme

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La seconde moitié du XIXème siècle voit s’affirmer, dans l’art, le réalisme, dont la volonté de reproduire le plus exactement possible le réel s’accentue encore avec le naturalisme. Le courant symboliste, s’il est très important dans la poésie, peine, en revanche, à s’implanter dans les romans… Dans le « Passe-muraille », la précision des décors, les portraits des personnages, les allusions à l’actualité ou même la reprise d’un langage populaire : « Dis donc, je vois que tu t'es miché en gigolpince pour tétarer ceux de la sûrepige — ce qui signifie à peu près en langage vulgaire : je vois que tu t'es déguisé en élégant pour confondre les inspecteurs de la Sûreté. », inciterait à inscrire la nouvelle dans le courant réaliste… Et ces caractéristiques se retrouvent dans toutes les autres.

Le fantastique

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Mais ce serait ne pas tenir compte de l’histoire même du « Passe-muraille », fondée sur le don exceptionnel de Dutilleul, traverser les murs, qui, lui, relève du surnaturel. Constat qui se confirme dans plusieurs des nouvelles du recueil par la place accordée à l’irréel :

          soit spatial, comme la « ville de Cstwertskst » dans « Légende poldève », avec l'entrée de l'héroïne au paradis ; 

        soit temporel, comme la première phrase d’« En attendant », « Pendant la guerre de 1939-1972 », qui prolonge la durée historique, ou, mieux encore, « La Carte », avec le temps rationné ou « Le Décret » où il est décidé, pour délivrer « les peuples du cauchemar de la guerre », que « le temps serait avancé de dix-sept ans ».

         soit thématique, comme l’accès au paradis devant saint-Pierre que l’on retrouve dans « Légende poldève » ou dans « l’huissier », ou, dans « Le passe-muraille », le constat médical, « un durcissement hélicoïdal de la paroi strangulaire du corps thyroïde. », et la médication proposée : « Il prescrivit le surmenage intensif et, à raison de deux cachets par an, l'absorption de poudre de pirette tétravalente, mélange de farine de riz et d'hormone de centaure. »

C’est donc dans le fantastique que Marcel Aymé inscrit plusieurs de ses nouvelles, conformément à la déclaration de Mérimée dans une lettre à Édouard Delessert datée du 1er février 1848 : « Il ne faut pas oublier que lorsqu’on raconte quelque chose de surnaturel, on ne saurait trop multiplier les détails de réalité matérielle. C’est là le grand art de Hoffmann dans ses contes fantastiques. » Cette définition du fantastique est confirmée par la formule de Pierre-Jean Castex dans Le Conte fantastique en France (1951), réaliser « l’intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ».

Hervé Mialland, aquarelle, illustration de "Légende Poldève"  : recopiage du manuscrit  

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Mais comment expliquer ce choix ? Deux raisons peuvent être évoquées :

  • une volonté, alors que la guerre fait rage, avec son cortège d’horreurs, d’échapper à cette pénible réalité dans un monde imaginaire où l’homme est doté de pouvoirs extraordinaires ;

  • le moyen de mettre en évidence la satire par le déplacement du regard porté sur les réalités tellement habituelles qu’on ne les voit plus, comme le faisaient les écrivains qui, au siècle des Lumières, choisissaient des personnages venus d’ailleurs, les Persans chez Montesquieu, ou, chez Voltaire, un Huron dans L’Ingénu, ou des géants extra-terrestres dans Micromégas.

Présentation du "Passe-muraille" 

Présentation

Le recueil 

Un genre littéraire : la nouvelle

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Même si la nouvelle apparaît, en France, sous la Renaissance, avec l’Heptameron (1558) de Marguerite de Navarre, à l’imitation du Decameron (1349-1353) de l’Italien Boccace, et est pratiquée par Sorel, Segrais, Donneau de Visé au XVIIème siècle, ou par Diderot au XVIIIème siècle, ce n’est qu’au XIXème siècle qu’elle acquiert sa reconnaissance, parallèlement au roman, avec le mouvement romantique et le développement de la parution dans des revues.

La nouvelle est définie comme un "récit court", mais, plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à une centaine pour les plus longues, elle se caractérise par sa concentration, qui réduit le nombre des personnages et des descriptions, et par la structure qui ne multiplie pas les péripéties, mais utilise tous les procédés qui accélèrent le récit – par exemple le résumé ou l’ellipse – afin d’en souligner la tension, et, surtout, propose une "chute", c’est-à-dire un dénouement rapide et, souvent, inattendu, provoquant la surprise.

​Enfin, il est important de différencier la nouvelle d’un autre genre littéraire, le conte. Celui-ci exige la présence du merveilleux, lieux imaginaires, événements hors du temps à partir d’un « Il était une fois », personnages irréels, objets magiques, métamorphoses, et, le plus souvent, dénouement heureux. Rien de tout cela dans les nouvelles de ce recueil !  

Sa genèse

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​Souvent lorsqu’un auteur constitue un recueil, notamment de nouvelles, il lui attribue le titre de celle qu’il choisit de placer en tête, « Le Passe-muraille », parue dans Lecture 4O le 15 août 1941. Sur les dix nouvelles, seule la dernière, « En attendant », a été composée directement pour conclure le recueil. Les autres ont paru dans la presse, mais leur ordre dans le recueil ne correspond pas aux dates de publication :

  • Dans Je suis partout, la deuxième nouvelle, Les Sabines (du 8 au 22 janvier 1943), et la sixième, Légende poldève (le 2 octobre 1942) ;

  • Dans La Gerbe : la troisième, La Carte (le 2 avril 1942) ;

  • Dans Candide, paraissent les plus nombreuses et les premières écrites : la quatrième, Le Décret (le 29 octobre 1941), la cinquième, Le Proverbe (le 15 novembre 1939), la septième, Le Percepteur d’épouses (le 9 novembre 1938), la huitième, Les Bottes de sept lieues (le 29 mai 1940);

  • Dans Paris-toujours, la neuvième, L’Huissier (le 1er janvier 1941).  

Sa construction

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Cela conduit à s’interroger sur le choix de l’ordre des nouvelles.

  • Le don d’ubiquité caractérise les deux premières, « Le Passe-muraille », avec le don étrange de Dutilleul, et « Les Sabines » avec la démultiplication de l’héroïne en lien avec ses multiples amants.

  • Puis « La carte » et « Le décret » renvoient toutes deux aux réalités de la guerre, d’ailleurs la seconde fait directement allusion à la précédente dans une parenthèse : « (voir la Carte de temps) ».

  • En revanche, le contraste des tonalités est marqué entre les deux suivantes  : « Le Proverbe », au centre du recueil, avec le réalisme de la relation entre un père et son fils à propos de son travail scolaire, et « Légende poldève », qui nous plonge dans l’irréalité d’une entrée imaginaire au paradis.

  • Enfin, au cœur des quatre dernières le rôle de l’argent est souligné, par le choix des personnages, « Le percepteur d’épouses » ou « l’huissier », et par l’accent mis sur la misère dans « Les Bottes de sept lieues », à laquelle le rêve permet cependant d’échapper, tandis que, dans « En attendant », s’expriment toutes les souffrances, des plus minimes aux plus graves, jusqu’à la mort de la dernière cliente, et la dernière phrase : « ils étaient treize à table et […] il fallait s’attendre encore à des malheurs. » 

Cette observation montre que la construction joue à la fois sur les regroupements thématiques (les nouvelles 1 et 2 ; 3 et 4 ; les 4 dernières) et sur les effets d'opposition : entre les nouvelles 5 et 6, puis 8 et 10. IL associe donc un souci de cohérence thématique à la volonté de variété, pour soutenir la surprise du lecteur.

Le titre de la nouvelle 

Titres
Affiche de Garou-Garou, film de Jean Boyer, 1951  

Le titre initial : Garou-Garou

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Lors de sa parution en revue, la nouvelle est intitulée Garou-Garou, titre qui sera d’ailleurs retenu pour le film de Jean Boyer sorti en 1951. Marcel Aymé, par ce redoublement, rend cocasse le « garou », à l’origine un « personnage mythique et maléfique, tenant généralement de l'homme et du loup, qui est réputé errant la nuit dans les campagnes. » (CNRTL). Le mot remonte à « garlos » qui, au XIème siècle, désigne les bêtes sauvages, mais plus connu dans sa composition « garwaf » ou « garvalf » (XIIème) pour nommer le « loup-garou », cet homme qui se transforme en loup, souvent lors des nuits de pleine lune… On en a aussi, plus tardivement, tiré une expression, « courir le garou », c’est-à-dire courir les aventures la nuit, surtout dans des lieux de débauche.

Affiche de Garou-Garou, film de Jean Boyer, 1951  

Dans la nouvelle, c’est lors de sa première utilisation de son don, quand Dutilleul passe la tête à travers le mur de son bureau que le terme est utilisé, redoublé : « Garou ! Garou ! Un poil de loup ! (rire). Il rôde un frisson à décorner tous les hiboux (rire). » L’allusion au loup-garou est évidente, ainsi que son rôle : il s’agit d’effrayer son chef, M. Lécuyer, qui en deviendra fou d'ailleurs. Puis, seconde étape, le mot redoublé devient un « pseudonyme », celui par lequel il signe « à la craie rouge » et « avec un fort joli paraphe » ses multiples cambriolages, et qui lui vaut une « extraordinaire célébrité ». Dans la suite du récit, après son arrestation, cette appellation remplace à plusieurs reprises le nom Dutilleul, notamment pour marquer les temps forts : « Garou-Garou se faisait pincer », « La détention de Garou-Garou durait depuis une semaine », « Garou-Garou s’en échappa ». En revanche, ce surnom disparaît dès que le personnage s’évade définitivement pour retrouver son anonymat, pour ne revenir que dans l’excipit comme une sorte de prénom : « C’est Garou-Garou qui lamente la fin de sa glorieuse carrière ».

Marcel Aymé, Le Passe-muraille, 1943
Jean Marais, pour illustrer « Le Passe-muraille », 1989. Sculpture, place Marcel Aymé, Paris

Jean Marais, pour illustrer « Le Passe-muraille », 1989. Sculpture, place Marcel Aymé, Paris

Le titre définitif

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Dans « Le Passe-muraille », l’article défini, qui rappelle tant de pièces de Molière, particularise le personnage, mais non pas par un défaut, comme pour L’Avare ou Le Misanthrope, mais par ce don spécialencore amplifié par le terme « muraille », au lieu de « mur », qui en accentue l’épaisseur, la hauteur et la résistance. D’ailleurs, au fil du récit Dutilleul passe des murs des bijouteries ou des banques, à ceux de la prison, et en arrive même à envisager un voyage en Égypte : « il était un peu blasé sur le plaisir de passer à travers les murs. Les plus épais, les plus orgueilleux, lui semblaient maintenant de simples paravents, et il rêvait de s'enfoncer au cœur de quelque massive pyramide. » Enfin, le dénouement attribue à ce don, provisoire puisqu’il disparaît, une valeur éternelle : il « était comme figé à l’intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre. »

La structure de la nouvelle 

Structure

La nouvelle suit un schéma narratif traditionnel, souligné par sa concentration.

         La situation initiale coïncide avec le bref paragraphe d’incipit : elle présente la vie banale du personnage, Dutilleul.

        L’élément perturbateur, sa faculté de traverser les murs, est, lui  aussi, très rapidement présenté, annoncé en une phrase : « Dutilleul venait d’entrer dans sa quarante-troisième année lorsqu’il eut la révélation de son pouvoir. »

         Viennent ensuite les péripéties, en gradation :

  • L’arrivée d’un nouveau sous-chef de bureau, introduite  comme « un événement extraordinaire », marque la première utilisation de son don, mise en valeur par l’indice temporel, « un jour ».

  • Ce sont ensuite les cambriolages qui sont relatés : « un nouvel exploit, soit au détriment d’une banque, soit à celui d’une bijouterie, ou d’un riche particulier. »

  • En choisissant de se laisser arrêter, Dutilleul se livre au plus important défi, aller et venir en traversant les murs de sa cellule à la prison de la Santé, jusqu’à son évasion définitive et son retour à une vie « incognito », qui pourrait constituer une sorte de dénouement.

  • L’ultime péripétie est sa rencontre d’une « beauté blonde »  dont « il devient amoureux ». La séduction mutuelle est immédiate, et, en l’absence du mari qui l’enferme chez elle quand il sort, Dutilleul passe à nouveau les murs pour la rejoindre.

Mais la nouvelle a pour caractéristique l’effet de surprise final qu’elle doit provoquer, d’où les deux dernières étapes du récit :

​         L’élément de résolution est les « violents maux de tête » qui conduisent Dutilleul à avaler deux des comprimés prescrits comme remède par le médecin consulté lors de la découverte de son don.

         Le dénouement est donc terrible : brutalement guéri, il perd son don : « il n’avançait plus », d’où le dernier paragraphe, l’excipit qui le transforme en « prisonnier » du mur pour l’éternité.

Le cadre spatio-temporel

Les lieux

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Sans descriptions précises, comme le plus souvent dans les nouvelles, trois lieux servent de cadre au récit.

Montmartre

Le lieu principal, présent au début et à la fin de la nouvelle, est Montmartre, quartier populaire de Paris que connaît bien Marcel Aymé qui s’y installe dès 1930 et où il vivra, d’abord Square Carpeaux, puis rue Paul Féval, enfin rue Norvins, sur la place qui porte aujourd’hui son nom et où se dresse le mur dans lequel Dutilleul se retrouve emprisonné. Il prête d’ailleurs à son héros une de ses habitudes, « de longues flâneries à travers Montmartre ». Ainsi, même si le numéro 76bis n’y existe pas, la rue d’Orchampt, où loge Dutilleul, elle, est bien réelle, comme la rue Lepic, la rue Caulaincourt avec le café du « Rêve » où se fait arrêter Dutilleul, ou la rue Junot, son dernier logement.

Rappelons aussi que, depuis la fin du XIXème siècle et dans la première moitié du XXème siècle, Montmartre est le quartier des peintres, auxquels la nouvelle accorde une place par le personnage d’Eugène Paul (1895-1975), dit Gen Paul, ami de Marcel Aymé, rencontré, dans la nouvelle, rue de l’Abreuvoir. C’est un peintre tout à fait représentatif de l’aspect populaire de ce quartier, d’où l’argot que lui prête l’écrivain : « je vois que tu t’es miché en gigolpince pour tétarer ceux de la sûrepige », et qu’il souligne par une sorte de traduction : «  – ce qui signifie à peu près en langage vulgaire : je vois que tu t’es déguisé en élégant pour confondre les inspecteurs de la Sûreté. »

La rue de l'Abreuvoir, typique de Montmartre

La rue de l'Abreuvoir, typique de Montmartre

Les lieux de la richesse

Nommé « ministère de l’Enregistrement », le lieu où Dutilleul est « employé de troisième classe » est, en fait une « Direction générale », intégrée au Ministère des Finances en 1948, situé rue de Bercy. Dans la nouvelle, l’argent prend ainsi sa place, accentuée par les nombreux cambriolages de Dutilleul, tous réalisés dans les lieux porteurs du luxe de la rive droite, tels le Crédit municipal, rue des Francs-Bourgeois ou la rue de la Paix, célèbre pour ses bijouteries.

Vue aérienne de la prison de la Santé

La prison de la Santé

Enfin, le cœur de la nouvelle se déroule à la prison de la Santé, dont « l’épaisseur des murs » permet à Dutilleul de nouveaux exploits : sortir de sa cellule pour se rendre dans le bureau du directeur et dans sa bibliothèque, et même dans sa chambre dont il réussit à sortir après avoir été « enfermé au triple verrou dans un cachot ombreux ». Ce lieu marque l’apogée de l’emploi du don de Dutilleul, au point qu’il finit même par être un peu « blasé sur le plaisir de passer à travers les murs ».

Vue aérienne de la prison de la Santé

La temporalité

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La nouvelle n’est pas datée, on ne sait pas quand exactement Dutilleul découvre son don. Mais elle se déroule dans un temps contemporain à son écriture. Sa durée, en revanche, est indiquée, depuis le premier « soir » où il entre chez lui alors que sa porte est fermée. Comme l’exige la brièveté de la nouvelle, Marcel Aymé fait alterner les temps d’ellipse narrative, qui résument des moments sans grand intérêt, tandis que l’accélération du rythme correspond aux moments-clés du récit.

         Ainsi, c’est le « lendemain samedi » qu’il se rend chez son médecin, puis le récit introduit une ellipse d’« un an » sans utilisation de ce don, sinon « par inadvertance ».

        Le moment où il va décider de l’utiliser est mis en valeur par un indice temporel, « Un jour ». Tout s’accélère ensuite, puisque c’est « [a]u début de la deuxième semaine » que son sous-chef, ainsi tourmenté, se retrouve dans « une maison de santé ».

       De nouvelles ellipses temporelles interviennent, avant que les péripéties ne se multiplient, sur un rythme à nouveau accéléré, dès « le lendemain » de son « premier cambriolage », et il suffit d’ « une semaine » pour que « ce nom de Garou-Garou conn[aisse] une extraordinaire célébrité », et pour relater les conséquences, sans durée spécifiée.

           Il est donc impossible de savoir à quel moment se passe son arrestation, « [q]uelques jours plus tard », mais à nouveau le rythme s’accroît ensuite, avec « le lendemain », une première sortie de cellule, et « une semaine » pour que ne soit annoncée, dans sa lettre au directeur de la prison, son évasion, très précise, elle, du 15 mai », et même son horaire : « cette nuit entre onze heures vingt-cinq et onze heures trente-cinq ». Il se passe « trois jours » avant une nouvelle arrestation, mais tout va très vite ensuite, avec une sortie « le soir même » de sa cellule, puis le lendemain « vers midi » pour aller déjeuner, enfin « la nuit suivante », il réalise son évasion définitive.

         La dernière ellipse résume sa nouvelle vie, incognito, jusqu’à une reprise de l'accélération, « un matin » où il est reconnu par son ami Gen Paul, et à « l’après-midi de ce même jour » où il tombe, bien rapidement, amoureux. Dès « le lendemain » du « jour radieux » de cette naissance de l’amour, « vers dix heures » le soir, il va retrouver la jeune femme, et c’est la nuit suivante, en la quittant  « à trois heures du matin », que survient le terrible dénouement.

Le portrait de Dutilleul 

Dutilleul

Dutilleul est, dès l’incipit, présenté comme le personnage principal de la nouvelle, celui qu’il est convenu de nommer « héros », terme qui, dans son cas, conduit à s’interroger : a-t-il réellement la valeur reconnue traditionnellement à un « héros » ou bien serait-il plus juste de la qualifier d’« anti-héros » ?

Portrait physique 

Un personnage banal

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Au début, tout en lui semble insignifiant : c’est un homme entre deux âges, « dans sa quarante-troisième année », dont l’allure est même un peu ridicule, soulignée par la mise en valeur de son chapeau qui paraît l'écraser : « il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon ». Les deux éléments associés à son apparence physique, et plusieurs fois répétés dans la nouvelle, son « lorgnon à chaînette » et sa « petite barbiche noire », sont particulièrement démodés, ce qui explique le jugement de son nouveau sous-chef, M. Lécuyer : « une vieille chose gênante et un peu malpropre ». Rien en lui ne le prédispose donc à incarner un « héros ».

Une métamorphose

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Mais la nouvelle met en place un contraste, en lien avec le don particulier de Dutilleul. Déjà, son apparence devient un symbole de ses exploits, et donc une mode s’impose : ses collègues « lui rendirent hommage en se laissant pousser une petite barbiche ».

À la fin de la nouvelle, quand il a pu affirmer sa puissance, il transforme son apparence pour ne pas être reconnu : « il prit la précaution de raser sa barbiche noire et remplaça son lorgnon à chaînette par des lunettes en écaille. » Son changement de vêtements complète sa métamorphose : « Une casquette de sport et un costume à larges carreaux avec culotte de golf achevèrent de la transformer » Mais tout se passe ainsi comme si un nouvel homme était ainsi né, celui que son ami, le peintre Gen Paul qualifie de « gigolpince », jugement qui, certes, signale son élégance, mais, dérivé par suffixation de « gigolo », en fait aussi un séducteur sans scrupules dans ses conquêtes. C’est d’ailleurs grâce à ce changement physique qu’il attire l’attention de la « beauté blonde » : « Il n’y a rien qui parle à l’imagination des jeunes femmes d’aujourd’hui comme des culottes de golf et une paire de lunettes en écaille. » Il a donc gagné la dimension héroïque dont il était dépourvu initialement.

Mode masculine des années 30

Mode masculine des années 30

Portrait social 

S’il a quelques « amis », mentionnés à deux reprises, quand il va au café et le peintre Gen Paul, il mène une vie plutôt solitaire dans son « petit appartement », toujours célibataire à son âge. Il mène une vie doublement réglée, aussi bien dans son temps libre, avec les heures « consacrées à la lecture du journal et à sa collection de timbres », que dans sa vie professionnelle : « employé de troisième classe », il exerce son métier de fonctionnaire « [d]epuis vingt ans ». Il ne peut donc que souffrir que son sous-chef veuille lui imposer des changements dans ses formules épistolaires, à ses yeux « des réformes d’une portée considérable et bien faites pour troubler [s]a quiétude ».

Du reste, alors même que ses cambriolages ont fait de lui « l’un des hommes les plus riches de Paris », il ne change en rien ses habitudes, et continue à se rendre à son travail, « toujours ponctuel à son bureau », un parfait fonctionnaire donc : « on parlait de lui pour les palmes académiques ». De même, libéré de cette obligation à la fin de la nouvelle, il ne change pas son mode de vie : « il menait une vie des plus paisibles ». Ce n’est que la rencontre avec la jeune femme blonde qui va « enflammer » Dutilleul, qui devient rapidement son amant. Le héros a ainsi conquis sa "récompense"... 

Portrait psychologique 

Un caractère effacé

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Dès la première phrase de la nouvelle est présenté le « don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé » que possède Dutilleul. Comment ne pas penser alors aux pouvoirs des super-héros des comics américains, tels Superman, capable de voler, ou l’homme araignée qui escalade sans difficultés toute paroi ?

Mais, loin d’en tirer gloire et profit, le personnage est effrayé par ce don, qui ne correspond pas à son caractère si ordinaire et routinier : « Cette étrange faculté, qui semblait ne répondre à aucune de ses aspirations, ne laissa pas de la contrarier un peu ». Ainsi, il reste un an sans se préoccuper de ce nouveau talent car il est « peu curieux d’aventures et rétif aux entraînements de l’imagination. » Dans sa vie professionnelle, il est attaché à « la paix de ses habitudes, à une « manière traditionnelle » de procéder, à ses « chères formules », et souhaite avant tout préserver sa « quiétude ». L'effacement de ce personnage falot explique que, lors de son aveu à ses collègues, fait avec « un reste de timidité » et « d’une voix modeste », ceux-ci ne peuvent y croire et se moquent de lui : ils éclatent d’« un rire énorme et interminable » et se livrent à « des plaisanteries sans fin. »

La grandeur du héros

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Mais, comme le veut la tradition des récits héroïques, il va accéder au statut de héros grâce à un « événement extraordinaire », qui met en évidence son autre trait de caractère : « Dutilleul était modeste, mais fier », explique le narrateur. Ainsi, s’il accepte, pendant un temps « l’humiliation » infligée par son sous-chef qui le confine dans un « réduit » servant de « Débarras » en guise de bureau, l’insulte, « cancrelat routinier » qu’il lui lance, le pousse à tirer profit, pour la première fois de son talent, donc par désir de vengeance, blessé dans son orgueil.

Sa réussite marque donc son "épiphanie héroïque", d’abord à ses propres yeux. Il reconnaît la puissance de ce don, qui forge sa destinée : « Il sentait en lui un besoin d’expansion, un désir croissant de s’accomplir et de se surpasser ». Il commence alors à accomplir ses exploits, et c’est à nouveau l’orgueil, leur « incrédulité qui l’avait mortifié », qui le pousse à se révéler aux yeux de ses collègues.

Mais, s’il prouve qu’il porte en lui « un orgueilleux désir de revanche », son choix de la prison relève aussi, comme pour tout héros, de sa « destinée » : elle lui permet de pousser son talent à son apogée, en multipliant les défis, notamment en provoquant le directeur. C’est encore sa « fierté » qui provoque ses dernières actions :

  • son évasion définitive après les « menaces » et les « injures » du directeur, alors même qu’il attendait de lui le respect ;

  • ses rêves d’Égypte ensuite,  « s’enfoncer au cœur d’une massive pyramide », pour aller encore plus loin dans ses exploits ;

  • la conquête de la jeune femme est stimulée par l’« avertissement » de son ami Gen Paul sur sa situation, son enfermement par un mari jaloux et dangereux : c’est un nouveau défi qui le plonge dans « l’exaltation ».à « des plaisanteries sans fin. »

Portrait moral 

La dernière question que pose ce personnage est sa valeur morale. En principe, un « héros » agit, comme le chevalier médiéval, pour sauver les plus faibles, pour aider les victimes en éliminant les monstres. Or, quels sont les résultats du talent de Dutilleul ? Ses exploits relèvent-ils du bien ou du mal ? Certes, nous pourrions considérer que M. Lécuyer, son sous-chef, mérite son sort, que les gardiens de la prison méritent leurs « coups de pied dans le derrière » et que le directeur reçoit un juste châtiment… De même, à propos de la jeune femme séduite, mais mariée, le récit précise que son mari est « un homme brutal et jaloux », qui « menait d’ailleurs une vie de bâton de chaise » : il méritait donc d’être trompé…

Mais en réalité les objectifs de Dutilleul n’ont rien de noble, puisqu’il agit d’abord pour lui-même : pour se libérer de la tyrannie de son supérieur, pour s’attirer l’admiration de ses collègues, par désir de gloire finalement…

Maurice Leblanc, ArsèneLupin, 1907

POUR CONCLURE

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Marcel Aymé, en dotant son personnage de ce pouvoir merveilleux, se souvient peut-être d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur du roman de Maurice Leblanc paru en 1907 évoqué par l’admiration que provoque ce « prestigieux cambrioleur qui narguait si joliment la police ». Mais Dutilleul est loin d’en avoir le prestige et ses exploits n’ont pas non plus la grandeur de ceux des héros antiques, même si le cours de sa destinée ressemble à la leur. De même, s’il est admiré de ses contemporains, jusqu’à devenir pour eux un modèle, cela reste peu estimable et bien dérisoire : ils « tentèrent de se faire la main sur le portefeuille ou la montre de famille de leurs amis et connaissances. »

En fait, ce n’est que quand sa destinée se termine de façon tragique, que celui qui n’est qu’un "anti-héros" trouve sa grandeur, celle que lui accorde l’artiste, Gen Paul : en jouant de la guitare, ses « notes […] pénétrèrent le cœur de la pierre » et il peut ainsi « consoler d’une chanson le pauvre prisonnier ». Mais n’est-il pas, en cela, semblable à Marcel Aymé, qui, par ses œuvres, fait traverser à ses lecteurs les murs de la réalité qui les emprisonne, et les console de la guerre et de l’Occupation?

L'écriture du "Passe-muraille" 

Écriture

Comme fréquemment dans les nouvelles, le narrateur est omniscient : il sait tout de son personnage ; il connaît non seulement les réalités de son existence mais ses sentiments et ses pensées. Mais son récit dépasse le réalisme et l’observation des tonalités choisies conduit à s’interroger sur le sens que l’écrivain donne à sa nouvelle.

Les tonalités 

Du merveilleux au fantastique

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Alors que le personnage de Dutilleul s’inscrit dans une réalité totalement banale, dans un temps et un espace définis, le don de traverser les murs dont se trouve soudainement doté rappelle la transkinésie des contes merveilleux, puisqu’il lui permet de ne plus être dans le lieu où il est censé se trouver, qu’il s’agisse de son bureau ou de sa cellule de prison, quand il se transporte, par exemple, comme par magie dans le lit du directeur de la prison.

Mais, contrairement aux contes où ce type de pouvoir permet d’amener des épisodes et un dénouement heureux, ce n’est pas le cas dans cette nouvelle. Déjà, les réactions qu’il provoque chez M. Lécuyer sont amplifiées pour souligner son « effarement indicible ». Plus les apparitions se multiplient, plus son horreur s’accentue, « il lui coulait dans le dos d’horribles sueurs d’agonie », et il sombre dans la folie jusqu’à devoir être emmené dans une « maison de santé ». Mais c’est surtout Dutilleul lui-même qui est conduit à un dénouement tragique puisque son pouvoir disparaît, en une lente progression soulignée dans le récit : d’abord « un frottement inaccoutumé aux hanches et aux épaules », puis « la sensation d’une résistance », enfin « la terreur » quand il comprend que tout est perdu et qu’il se trouve condamné à rester « tout entier dans l’épaisseur du mur ».

Le merveilleux a donc, progressivement, glissé vers le fantastique.

Les formes du comique

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Mais très rapidement, l’écriture de la nouvelle introduit une autre tonalité, le comique, dont nous retrouvons toutes les formes : les gestes, le langage, le caractère et la situation.

Le comique de gestes

À plusieurs reprises sont mentionnés des gestes qui font sourire, par exemple l’apparition de sa tête dans le bureau du sous-chef, « collée au mur à la façon d’un trophée de chasse », les « coups de pied dans le derrière » infligés aux gardiens de la prison, ou le « pas gymnastique » qu’il adopte pour entrer « dans le mur » qui le sépare de la jeune femme dont il est tombé amoureux.

Affiche du film de Jean Boyer (1950), détail

Affiche du film de Jean Boyer (1950), détail

Le comique de mots

Comme dans les comédies au théâtre, les insultes jouent leur rôle, telles la répétition de celle, ridicule, lancée à M. Lécuyer, « vous êtes un voyou, un butor et un galopin », ou la phrase destinée à l’effrayer, « Garou ! garou ! Un poil de loup ! » accompagnée de la mention, en italique comme dans une didascalie, du « rire ». Mais le récit lui-même joue délibérément sur le langage comique, comme dans le diagnostic du médecin, parodie du jargon médical, « un durcissement hélicoïdal de la paroi strangulaire du corps thyroïde », ou dans son  ordonnance : « l’absorption de poudre de pirette tétravalente, mélange de farine de riz et d’hormone de centaure ».  De même, la folie de M. Lécuyer, qui « prit l’habitude de manger le potage avec sa fourchette » fait sourire, tout comme la demande téléphonique de Dutilleul au directeur de la prison par sa politesse provocatrice : « je suis confus, mais tout à l’heure, au moment de sortir, j’ai oublié de prendre votre portefeuille, de sorte que je me trouve en panne au restaurant. Voulez-vous avoir la bonté d’envoyer quelqu’un pour régler le restaurant ? »

Le comique de caractère

Le caractère des personnages fait sourire tout particulièrement celui de Dutilleul dans sa confrontation avec son supérieur hiérarchique, tout aussi ridicule que lui. Car en quoi consistent les « réformes d’une portée considérable » que M. Lécuyer veut imposer, enjeu de leur conflit ? La modification d’une formule épistolaire, aussi dérisoire que le travail qui l’absorbe : « d’une plume encore nerveuse [il] déplaçait une virgule dans le texte d’un employé ». Face à lui, pour lutter contre cette « tyrannie », Dutilleul fait preuve d’un entêtement comique, d'une « volonté rétrograde qui compromettait le succès de ses réformes ». Marcel Aymé s’amuse ainsi à transformer ce conflit cocasse en une parodie des combats épiques !

Le comique de situation

Chacune des péripéties repose sur une situation comique, mise en valeur par l’exagération, par exemple la tête de Dutilleul qui, à travers le mur, semble « vivante » et « à travers le lorgnon à chaînette, elle dardait sur lui un regard de haine », sans compter que cela se reproduit « vingt-trois fois » et « les jours suivants, à la même cadence ». Les exploits de Dutilleul font tous sourire par la désinvolture avec laquelle il les accomplit, comme s'il jouait, depuis le « fort joli paraphe » de sa signature jusqu’à la lettre qui annonce au directeur son évasion, ou sa réclamation de « son petit déjeuner » à la bonne du directeur de la prison dans le lit duquel il a dormi.

Téléfilm de Pierre Tchernia, 1977, TF1

Téléfilm de Pierre Tchernia, 1977, TF1

Le narrateur et son rôle 

Ses interventions

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S’il est omniscient, le narrateur prend souvent une distance par rapport à son personnage, à ses choix et à son évolution qu’il commente et juge. Il oriente ainsi le jugement du lecteur, par exemple en qualifiant son personnage d’« excellent homme » ou en soulignant à quel point cette « étrange faculté » ne lui correspond pas. Il met alors en évidence l’innocence de Dutilleul, victime finalement de cette faculté soudaine et inattendue : « Peut-être eût-il vieilli dans la paix de ses habitudes  sans avoir la tentation de mettre ses dons à l’épreuve, si un événement extraordinaire n’était venu soudain bouleverser son existence. » Tout au long du récit, il crée de ce fait des décalages par une distanciation cocasse, par exemple pour expliquer comment Dutilleul, cet homme si ordinaire, se lance dans des cambriolages :

Quelque chose en lui réclamait, un besoin nouveau, impérieux, qui n'était rien de moins que le besoin de passer à travers les murs. Sans doute le pouvait-il faire aisément, par exemple chez lui, et du reste, il n'y manqua pas. Mais l'homme qui possède des dons brillants ne peut se satisfaire longtemps de les exercer sur un objet médiocre. Passer à travers les murs ne saurait d'ailleurs constituer une fin en soi. C'est le départ d'une aventure, qui appelle une suite, un développement et, en somme, une rétribution. Dutilleul le comprit très bien. Il sentait en lui un besoin d'expansion, un désir croissant de s'accomplir et de se surpasser, et une certaine nostalgie qui était quelque chose comme l'appel de derrière le mur. 

Non seulement il explique ainsi les actes de son personnage, mais même il les cautionne en en faisant la preuve d’un désir d’épanouissement légitime, signe de l’aspiration de l’homme à dépasser le cadre de son existence, pour aller "ailleurs", tel un nouvel Icare.

Il entreprend également, pour soutenir son récit, de créer un lien avec ses lecteurs. Son dialogue imagine leur objection à laquelle il répond, toujours dans le souci de mettre en valeur son personnage :

On jugera sans doute que le fait de se laisser  prendre par la police pour étonner quelques collègues témoigne d'une grande légèreté, indigne d'un homme exceptionnel, mais le ressort apparent de la volonté est fort peu de chose dans une telle détermination. En renonçant à la liberté, Dutilleul croyait céder à un orgueilleux désir de revanche, alors qu'en réalité il glissait simplement sur la pente de sa destinée. Pour un homme qui passe à travers les murs, il n'y a point de carrière un peu poussée s'il n'a tâté au moins une fois de la prison.   

Marcel Aymé nous rappelle, en fait, certains contes de Voltaire : comme lui, il joue à se dissimuler derrière un héros "ordinaire", contraint par un phénomène étrange, à affronter des réalités nouvelles et qui, finalement, alors qu’il pourrait vivre l’amour, se retrouve tragiquement emprisonné dans la pierre.

Une nouvelle satirique

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C’est ce rôle du narrateur qui, comme dans les contes philosophiques de Voltaire, fait de la nouvelle une satire. Le choix du personnage, en effet, à travers la banalité de sa vie routinière et ses « chères habitudes » qu’il refuse de remettre en cause, soutient une satire du fonctionnement de la société.

          Cela commence avec, très traditionnelle depuis les soties médiévales et Molière, une satire des médecins, avec leur pratique d’un langage pédant et leurs remèdes absurdes...

        Cela continue avec une caricature des fonctionnaires, représentés par le personnage lui-même, englués dans une bureaucratie stérile, « son activité de fonctionnaire ne s’accommodant d’aucun excès ». S’y ajoute la critique de la hiérarchie, des sous-chefs comme M. Lécuyer qui peuvent exercer un pouvoir tyrannique et manifester à leurs subordonnés une « inimitié » qui va jusqu’à la grossièreté pour s’imposer : il « se mit à beugler : ‘‘Recommencez-moi ce torchon ! Recommencez-moi cet innommable torchon qui déshonore mon service !’’ »

Image  humoristique des fonctionnaires au début du XXème siècle

Image  humoristique des fonctionnaires au début du XXème siècle

          Au cœur de la nouvelle, l’« extrême sympathie » accordée par le public à « Garou-Garou » qui « narguait si joliment la police » est révélatrice du désir populaire de se venger des contraintes imposées par la loi. Chaque cambriolage est perçu comme une revanche au point que, lors de leur multiplication, « l’enthousiasme de la foule atteignit au délire ». Il en va de même lorsqu’il réussit son évasion qui « souleva partout un enthousiasme magnifique. » Grâce à Garou-Garou, les faibles, dominés dans une société sclérosée, prennent leur revanche en ridiculisant les puissants.

           Marcel Aymé en profite pour s’en prendre à la frivolité des femmes, attirées par les mauvais garçons : « À Paris comme en province, il n’y avait point de femme un peu rêveuse qui n’eût le fervent désir d’appartenir corps et âme au terrible Garou-Garou. » De même, il se moque de la façon dont elles peuvent se laisser séduire, telle la jeune femme à la fin de la nouvelle : « Il n’y a rien qui parle à l’imagination des jeunes femmes d’aujourd’hui comme des culottes de golf et une paire de lunettes en écaille. Cela sent son cinéaste et fait rêver cocktails et nuits de Californie. »

Un conte philosophique

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Mais, au-delà de la satire plaisante, Marcel Aymé, en déroulant le parcours de son personnage, pose une question symbolique : « Passer à travers les murs ne saurait constituer une fin en soi. C’est le départ d’une aventure, qui appelle une suite, un développement et, en somme, une rétribution. »

Quelle « rétribution » Dutilleul a-t-il pu recevoir ? Il a, certes, vécu, un temps de gloire, une reconnaissance, mais dont il s’est assez rapidement lassé. Alors qu’il est revenu à une vie routinière tout en rêvant de pousser plus loin son épanouissement, en allant « s’enfoncer au cœur de quelque massive pyramide », il découvre une vérité plus profonde : il « devint amoureux » et « en oublia aussitôt sa collection de timbres et l’Égypte et les pyramides. » Mais il ne vivra que deux nuits d’« ivresse » amoureuse avant de perdre son don merveilleux et de se retrouver « figé à l’intérieur de la muraille ». L’amour serait-il donc impossible ? Chacun serait-il donc condamné à rester prisonnier de sa propre nature et de sa vie médiocre ?

Mais cette phrase ouvre sur une autre réflexion, car elle semble également décrire le travail de l’écrivain : comme Dutilleul cherchant comme s’accomplir, lui aussi doit trouver « l’inspiration », le point de « départ », ici l’étrange pouvoir de son personnage, qui « appelle une suite », les péripéties racontées, jusqu’à la « rétribution » de la publication qui donne alors au récit – et à son créateur – une  dimension d’éternité, telle celle qui est offerte à Dutilleul dans l’excipit : son souvenir perdure par « une voix  qui semble venir d’outre-tombe », comme celle des écrivains qui nous parlent à travers leurs œuvres.

POUR CONCLURE

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Cette brève nouvelle, où le merveilleux se change en fantastique pour sous-tendre la satire, a donc toutes les caractéristiques de l’apologue : derrière son aspect plaisant, divertissant, le récit conduit à faire réfléchir à la fois sur les contraintes sociales et sur les possibilités qui offriraient une échappatoire… Mais la réponse de Marcel, Aymé révèle une forme de pessimisme, puisque Dutilleul disparaît dans la pierre : destin tragique pour un  personnage dont la révolte a été bien dérisoire… Le seul pouvoir est alors celui de l’artiste, ici Gen Paul, qui peut « consoler d’une chanson le pauvre prisonnier ».

Explications
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