Marcel Aymé, "Le passe-muraille", 1943 : explications
L'ouverture de la nouvelle : du début à "... hormone de centaure."
Pour lire le texte
Les deux premiers paragraphes du "Passe-muraille" forment l’incipit et la situation initiale de la nouvelle. Ils ont deux fonctions traditionnelles : informer rapidement sur le personnage et sa situation, et retenir immédiatement l’attention du lecteur par la tonalité choisie et en créant un horizon d’attente.
1ère partie : l’incipit (du début à la ligne 6)
Une rapide présentation
La formule introductive, « Il y avait », rappelle le début d’un conte, mais une différence est marquée par l’inscription dans un lieu extrêmement précis, alors que le conte, lui, se situe hors du temps et de l’espace : « au troisième étage du 75 bis de la rue d’Orchampt ». Marcel Aymé semble ainsi inscrire sa nouvelle dans le réalisme en choisissant Montmartre comme cadre, un quartier qu’il connaît bien, une rue réellement existante même si le numéro, lui, n’existe pas.
Mais la surprise est immédiate puisque la fin de cette phrase contraste avec la présentation du personnage qui nous fait entrer dans une autre tonalité, celle du conte merveilleux : « un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. » L’adjectif « singulier » souligne la dimension magique de ce pouvoir, tandis que le narrateur porte un jugement mélioratif sur son personnage.
La rue d'Orchampt aujourd'hui, à Montmartre
Le portrait du personnage
Le narrateur ne retient que deux éléments pour le portrait physique de son personnage, qui peuvent paraître dérisoires : « Il portait un binocle, une petite barbiche noire ». Mais ils sont déjà significatifs car, démodés à l’époque de l’écriture, ils révèlent le caractère du personnage, plus proche du passé, donc de la tradition, que tourné vers l’avenir. Mais relié à ce double aspect par la conjonction « et », ils semblent découler de son statut social, celui, très modeste, d’un petit fonctionnaire, comme si celui-ci expliquait ce portrait : « et il était employé de troisième classe au ministère de l’Enregistrement », en fait une des directions du ministère de l'Économie et des Finances.
Un mode de vie
Le paragraphe se termine par une rapide évocation d’un mode de vie centré sur sa vie professionnelle, et qui, en fonction des réalités climatiques, suit une routine inchangée : « En hiver, il se rendait à son bureau par l’autobus, et, à la belle saison, il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon. » Le dernier détail fait sourire car la préposition « sous » donne l’impression qu’il est comme écrasé par ce couvre-chef, signe de sa respectabilité.
2ème partie : l’élément perturbateur (de la ligne 7 à la fin)
Une situation inattendue
Le personnage n’est pas tout jeune, « il entrait dans sa quarante-troisième année » quand son talent apparaît, présenté comme une illumination mystique : « il eut la révélation de son pouvoir ». Pourtant, la situation est d’une totale banalité, décrite avec de nombreux détails réalistes, surtout si l’on pense à l’époque de l’écriture de la nouvelle, l’Occupation avec ses aléas énergétiques : « Un soir, une courte panne d'électricité l'ayant surpris dans le vestibule de son petit appartement de célibataire, il tâtonna un moment dans les ténèbres et, le courant revenu, se trouva sur le palier du troisième étage. » Le récit reste d’abord banalement descriptif, le qualificatif « surpris » s’appliquant à la panne et non pas à cette faculté qui s’inscrit dans la magie des contes. Seul le lecteur, finalement, se pose des questions : comment est-il sorti puisque « sa porte d’entrée était fermée de l’intérieur » ? La double réaction prêtée à son personnage, « l’incident lui donna à réfléchir » et « les remontrances de sa raison », fait écho à l’étonnement du lecteur, confirmée par le renouvellement de son action. Elle est même amplifiée puisque le mur de l’appartement se trouve qualifié de « muraille », comme pour accentuer son épaisseur, telle celle du rempart d’une forteresse.
La visite médicale
La réaction du personnage confirme le portrait initial posé dans l’incipit, celui d’un homme ordinaire et routinier, plutôt inquiet de « cette étrange faculté, qui semblait ne répondre à aucune de ses aspirations ». Il cherche donc à nier sa dimension surnaturelle, en lui donnant l’aspect rassurant d’une maladie. Cette visite à « un médecin du quartier » offre à Marcel Aymé l’occasion de renouveler la satire traditionnelle de la médecine,. Déjà, le médecin se contente de vérifier « qu’il disait vrai », mais à aucun moment le narrateur ne signale un étonnement : pour lui, l’état du patient n’est qu’une maladie banale, explicable. Marcel Aymé parodie alors le pédantisme du jardon médical dans le diagnostic : « un durcissement hélicoïdal de la paroi strangulaire du corps thyroïde. » Pour la prescription, le lexique accentue encore la satire, d’une part parce qu’il est pour le moins curieux de proposer le « surmenage intensif » comme remède – en plus à un fonctionnaire enfermé dans la routine ! –, d’autre part par le rythme, « deux cachets par an », et la composition du médicament fourni, à la fois imaginaire, la « poudre de pirette tétravalente », et emprunté, de façon cocasse, à un être fabuleux de la mythologie, moitié homme et moitié cheval : « mélange de farine de riz et d’hormone de centaure ».
CONCLUSION
Ce début du « Passe-muraille » inscrit ainsi la nouvelle dans le fantastique, en répondant à sa définition habituelle, puisque Marcel Aymé insère l’événement surnaturel, un don digne du conte, dans le réalisme le plus banal, des lieux, du personnage et de la situation. Ainsi, le récit relate ce fait extraordinaire comme s’il était parfaitement logique. Mais les choix narratifs, dans le portrait du personnage comme dans le récit de la visite médicale, font sourire, annonçant ainsi la dimension satirique de la nouvelle. Enfin, l’apparition soudaine du nouveau talent de Dutilleul ouvre un horizon d’attente : ce personnage, si routinier et qui ne semble guère enthousiaste, finira-t-il par l’utiliser ? Car qui ne rêverait des possibilités offertes par cette faculté de traverser les murs impunément ?
La vengeance : d' "Un jour, le sous-chef..." à "... une maison de santé."
Pour lire le texte
Après le bref paragraphe d’incipit qui annonce le « don singulier » de Dutilleul, le récit forme une analepse pour raconter la découverte de son étrange pouvoir de traverser les murs, totalement banalisée.
D’ailleurs, le personnage, après sa visite médicale, n’est que très peu perturbé puisqu’« un an » se passe sans qu’il ne se soucie d’exercer ce talent. Il continue à mener sa vie ordinaire et routinière d’« employé de troisième classe ».
Mais un autre fait vient bouleverser l’existence de Dutilleul, qualifié par le narrateur d’« événement extraordinaire », nouvel élément perturbateur que l’adjectif présente comme plus important que le « don singulier » de Dutilleul : un nouveau « sous-chef », M. Lécuyer, a bien l’intention d’imposer « des réformes d’une portée considérable », c'est-à-dire de donner un « tour plus américain », à la formule introductive des lettres. Dutilleul, qui refuse de modifier ses habitudes, entre alors en résistance, et le conflit s’installe. Comment le récit de cette première péripétie met-il en valeur l'évolution du personnage ?
1ère partie : le conflit (du début à la ligne 7)
La satire sociale
Le début de la nouvelle, en présentant le comportement routinier de Dutilleul, a repris une satire traditionnelle, déjà présente par exemple chez Georges Courteline au théâtre, celle des fonctionnaires englués dans une bureaucratie stérile. Elle se poursuit par le portrait de M. Lécuyer, qui, dans sa fonction hiérarchique de « sous-chef », entend bien imposer son pouvoir. La mention du « réduit » rappelle la première punition infligée à son subordonné pour son « obstination » : une « humiliation » puisqu’il ne s’agit pas d’un simple changement de bureau, mais d’une sorte d’exil dans un « réduit ».
Tout son comportement illustre la violence de M. Lécuyer : une entrée brutale, il « fit irruption », une gestuelle excessive, « en brandissant une lettre », et un ton grossier avec le verbe « beugler », confirmé par la mention de sa « voix tonnante ». Il entend bien affirmer ainsi sa toute-puissance, que souligne le discours rapporté direct avec la répétition exclamative de l’impératif, associé à l’emploi de la première personne : « Recommencez-moi ce torchon ! Recommencez-moi cet innommable torchon qui déshonore mon service ! » La gradation du lexique violemment péjoratif qui qualifie sa faute montre que Lécuyer considère la résistance de Dutilleul comme une insulte personnelle, car elle remet en cause son pouvoir.
Le conflit
L’indice temporel, « Un jour », qui introduit le passage est significatif. Le récit place alors face à face les deux protagonistes d’un conflit dont la violence s’accentue, d’abord par la grossièreté de l’insulte qui associe la comparaison à un animal répugnant au trait de caractère posé par le narrateur dès le début de la nouvelle : Lécuyer « le traita de cancrelat routinier ». Son geste, « froissant la lettre qu'il avait en main, [il] la lui jeta au visage », est même une forme de parodie du gant jeté au visage pour annoncer un duel. Face à ce pouvoir, Dutilleul, dans un premier temps, semble impuissant, restant silencieux : il « voulut protester ». Mais l’antithèse dans le commentaire du narrateur, « Dutilleul était modeste, mais fier », annonce une réaction à venir, la péripétie qui va suivre devenant ainsi une vengeance.
2ème partie : la vengeance (des lignes 7 à 32)
La mise en œuvre d'une stratégie
La vengeance est présentée en plusieurs temps :
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Est d’abord mise en valeur la souffrance de Dutilleul : « il fit un peu de température ». Il s’agit de bien souligner son état de victime.
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Tout se passe comme si cette poussée de fièvre agissait comme un catalyseur : « et, soudain, [il] se sentit en proie à l'inspiration. » Nous retrouvons ici la dimension surnaturelle de ce « don », mis en œuvre presque involontairement : une force semble s’emparer de lui. Mais le terme « inspiration » nous fait penser à celui qu’on emploierait pour un artiste avant sa création.
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La répétition qui suit, « il entra » repris par « il y entra avec prudence », présente l’élaboration de sa stratégie, telle celle d’un guerrier partant au combat.
Le fantastique
Le récit souligne la dimension fantastique de la mise en œuvre de ce « don » : Dutilleul procède « de telle sorte que sa tête seule émergeât de l'autre côté. » Nous retrouvons ainsi les deux critères qui définissent le fantastique :
Il s’inscrit dans un cadre réaliste, ici la banalité totale du travail bureaucratique, qui offre à Marcel Aymé l’occasion de compléter sa satire : L. Lécuyer, « assis à sa table de travail, d'une plume encore nerveuse déplaçait une virgule dans le texte d'un employé, soumis à son approbation ». Son portrait révèle, en effet, à la fois, l’aspect dérisoire, ridicule, de son activité, et le participe « soumis » insiste sur son pouvoir discrétionnaire sur ses subordonnés.
Mais, par opposition, le récit, en adoptant le point de vue de M. Lécuyer, ce qu’il observe et entend, insiste sur la peur provoquée, effet attendu dans la tonalité fantastique : « Levant les yeux, il découvrit avec un effarement indicible la tête de Dutilleul […] Et cette tête était vivante. » Sa réaction, ponctuée de verbes hyoerboliques, confirme l’intensité de cette peur : « Béant d'horreur, M. Lécuyer ne pouvait détacher les yeux de cette apparition. Enfin, s'arrachant à son fauteuil, il bondit dans le couloir et courut jusqu'au réduit. »
"Le Passe-muraille" : couverture du Livre de Poche
Une situation comique
Mais, Marcel Aymé joue sur une autre tonalité, le comique, qui crée un contraste avec le fantastique.
Téléfilm de Pierre Tchernia, 1977, TF1
Une apparition cocasse
La description ne peut que faire sourire d’abord par la comparaison : la tête apparaît « collée au mur à la façon d'un trophée de chasse. » À cela s’ajoute le décalage entre l’accessoire démodé porté par Dutilleul, « le lorgnon à lunettes », et la violence de sa vengeance : il « dardait sur lui, un regard de haine. » Enfin, le discours rapporté fait sourire par la façon l’interpellation polie est contredite par des termes familiers : « Monsieur, dit-elle, vous êtes un voyou, un butor et un galopin. » Les insultes elles-mêmes font sourire, notamment l’appellation de « galopin » qui serait plus appropriée pour un gamin effronté, faisant des bêtises.
Le comique de répétition
Marcel Aymé retrouve ici un procédé traditionnel du comique, fréquent au théâtre, étudié par Bergson dans son essai, Le Rire (1900), à travers l’image du "diable à ressort " qui, sans cesse, sort et rentre dans sa boîte. Ainsi se répète le contraste entre la banalité réaliste, « Dutilleul, le porte-plume à la main, était installé à sa place habituelle, dans une attitude paisible et laborieuse », et le bouleversement du sous-chef, qui ne peut que « balbuti[er] quelques paroles ». De même, le rythme accéléré avec la répétition du discours identique renforce le comique : « À peine venait-il de s'asseoir que la tête réapparaissait sur la muraille. » Enfin, une ellipse narrative laisse le lecteur imaginer le ridicule de cette situation : « Au cours de cette seule journée, la tête redoutée apparut vingt-trois fois sur le mur et, les jours suivants, à la même cadence. ».
La caricature
Cette situation modifie déjà la personnalité de Dutilleul qui semble s’épanouir dans cette vengeance qui devient, pour cet homme initialement routinier et timide, un « jeu » dans lequel « il avait acquis une certaine aisance ». La vengeance tourne ainsi à la caricature, car les adjectifs accentuent l’excès du comportement de celui qui ressemble alors à un héros vengeur, venu de l’au-delà pour châtier un coupable comme l’évoque l’adverbe modalisateur : « Il proférait des menaces obscures, s'écriant par exemple d'une voix sépulcrale, ponctuée de rires vraiment démoniaques ».
Mais, plus que la peur, c’est le rire qui est mis en évidence dans le discours rapporté, notamment par la parenthèse répétée, qui fait penser à des didascalies au théâtre. De même, les termes lancés, avec le jeu des sonorités, rendent encore plus comiques ces interventions où le personnage prend plaisir à se transformer en un loup-garou effroyable : « Garou ! garou ! Un poil de loup ! (rire). Il rôde un frisson à décorner tous les hiboux (rire). »
3ème partie : la victoire du héros (de la ligne 33 à la fin)
La déchéance physique
La fin de cet extrait met en place progressivement le triomphe de Dutilleul sur son ennemi, dont la déchéance physique se traduit par le rythme de la phrase avec la polysyndète. Le lexique marque la gradation par le lexique, avec la répétition, « Ce qu'entendant, le pauvre sous-chef devenait un peu plus pâle, un peu plus suffocant », puis vient une notation physique plus précise, « et ses cheveux se dressaient bien droits sur sa tête », avant l’ultime signe d’angoisse : « et il lui coulait dans le dos d'horribles sueurs d'agonie. » Enfin, vient la progression, dont les indices temporels révèlent la rapidité, « Le premier jour, il maigrit d'une livre. Dans la semaine qui suivit, […] il se mit à fondre presque à vue d'œil ». Mais, plus que de l’horreur, cette évolution est tellement excessive qu’elle fait plutôt sourire le lecteur.
La déchéance psychologique
Les derniers détails du portrait de M. Lécuyer, avec les contrastes entre « le potage » et une « fourchette » ou l’adverbe « militairement », signe de guerre, employé face à ceux nommés « gardiens de la paix », renforcent encore cet effet comique, en achevant de rendre ridicule ce personnage, qui finit par sombrer dans la folie : « Au début de la deuxième semaine, une ambulance vint le prendre à son domicile et l'emmena dans une maison de santé. » La revanche de Dutilleul est ainsi complète.
Jean Marais, pour illustrer « Le Passe-muraille », 1989. Sculpture, place Marcel Aymé, Paris : la tête de Dutilleul
CONCLUSION
Cet extrait témoigne d’un monde qui fonctionne à l’envers. Marcel Aymé a imaginé, en effet, une fiction totalement invraisemblable, le « don » du personnage de traverser les murs, mais que le récit s’emploie à rendre vraisemblable en l’inscrivant dans la réalité banale d’un travail de bureau et des relations hiérarchiques entre fonctionnaires. Dutilleul accepte son talent exceptionnel, et l’utilise comme si tout était normal ; il en fait même une nouvelle routine, un « jeu » mis au service d’une autre inversion à son profit, celle de la hiérarchie des pouvoirs : la victime tyrannisée prend sa revanche en s’affirmant à son tour en tant que tyran.
De même, M. Lécuyer retourne contre lui-même la situation, comme s’il s’en jugeait seul responsable, et en devient fou. Finalement, Marcel Aymé fait tout pour faire sourire son lecteur, en inversant l'effet attendu dans le fantastique qu'il met au service du comique.
Un défi, la prison : de "La détention de Garou-Garou..." à "... régler l'addition ?"
Pour lire le texte
Face à M. Lécuyer, son sous-chef, qui veut l’obliger à renoncer à ses « chères habitudes », Dutilleul décide, pour se venger des humiliations, d’utiliser son « don singulier », découvert un an auparavant : passer à travers les murs. Mais sa victoire, obtenue en terrorisant Lécuyer qui sombre dans la folie, transforme le personnage : il ressent « un besoin croissant de s’accomplir et de se surpasser ». Après la réussite d’un premier cambriolage d’une banque, accompli sous le pseudonyme de Garou-Garou, il les multiplie et devient de plus en plus célèbre. Mais qui pourrait reconnaître, dans le modeste employé Dutilleul, ce brillant cambrioleur qui nargue la police ? Quand il se dévoile à ses collègues, leurs moqueries le mortifient, et il décide alors de mettre fin à leur « incrédulité », de se révéler aux yeux du monde en se faisant arrêter. Comment le récit de cet emprisonnement contribue-t-il à l’héroïsation du personnage ?
1ère partie : les premiers exploits (des lignes 1 à 14)
Des exploits en gradation
Reprenant le chiffre traditionnel dans les contes, le récit met en scène trois exploits, dont l’audace va crescendo.
Le vol de la montre
Le premier exploit poursuit les cambriolages antérieurs, puisqu’il s’agit du vol d’une « montre en or appartenant au directeur de la prison ». Mais le plus significatif est la façon dont ce vol est mis en évidence, comme pour exhiber un trophée : « le prisonnier avait planté un clou dans le mur de sa cellule » auquel il « avait accroché » son larcin. Il s’agit donc bien de faire reconnaître son talent exceptionnel.
Un vol symbolique
Le héros entre alors en résistance, par désir d’affirmer sa supériorité, en renouvelant le vol de la montre, mais associé à un second vol : « le tome premier des Trois Mousquetaires emprunté à la bibliothèque du directeur. » Choix symbolique, comme si Dutilleul voulait ainsi se hausser à la hauteur du héros du roman, d’Artagnan, personnage historique dont la lutte contre le cardinal de Richelieu a fait la célébrité. Il n’est d’ailleurs plu nommé Dutilleul, mais désigné par le surnom qui l’a rendu célèbre, « Garou-Garou ».
Des attaques
Ainsi, de même que d’Artagnan est amené à combattre les gardes de Richelieu, Dutilleul entre en lutte contre « le personnel de la Santé », qui « était sur les dents », obligé à une surveillance incessante, non plus dans les rues de Paris mais dans les couloirs de la prison, où, en guise de duels, se livrent de nouveaux assauts : « Les gardiens se plaignaient en outre de recevoir des coups de pied dans le derrière ».
Jules Huyot, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan bras dessus, bras dessous, après avoir croisé le fer avec les Gardes du Cardinal au couvent des Carmes déchaux, 1894. Gravure colorée d’après un dessin de Maurice Leloir
Le rôle du narrateur
Un commentateur
Ce récit prend toute sa force à travers les interventions du narrateur, qui commente avec le plus grand sérieux l’itinéraire de son personnage : « Pour un homme qui passe à travers les murs, il n'y a point de carrière un peu poussée s'il n'a tâté au moins une fois de la prison. » Non seulement il cautionne le « don » irrationnel de Dutilleul en le présentant comme parfaitement normal, mais il en fait, pour celui qui n’était qu’un petit fonctionnaire « de troisième classe », le moyen d’accomplir une « carrière un peu poussée » en se lançant un véritable défi, « l’épaisseur des murs » de la prison.
Mais faire de la prison la clé de l’héroïsation est pour le moins paradoxal.
Le comique
Cependant, à ce sérieux se mêle le comique par l’interprétation des pensées et dans la présentation des réactions des personnages mis en scène. Déjà la joie de Dutilleul, qui « eut l'impression d'être gâté par le sort », fait sourire par le décalage psychologique entre la banalité initiale du personnage et la façon dont, à présent, il se considère comme promis à une destinée héroïque. Héroïsation donc, alors qu’un autre décalage, lexical, se crée par la formulation familière de cette joie, comparée à un plat savoureux : « L'épaisseur des murs était pour lui un véritable régal. »
Les réactions des gardiens renforcent aussi le comique, leur « stupeur » d’abord devant le constat du vol, puis leur impuissance : « Il ne put ou ne voulut révéler comment cet objet était entré en sa possession. » Si le premier verbe rappelle la dimension surnaturelle du talent dont est doté Dutilleul, le second confirme sa résistance, nouvelle preuve d’héroïsation, mais dérisoire si l’on pense aux résistants de l’époque de l’écriture, 1943. De même, comment ne pas sourire du châtiment subi par les gardiens, parodie des coups d'épée lors des duels, « des coups de pied dans le derrière dont la provenance était inexplicable », formule qui réaffirme à la fois leur étonnement et leur échec ?
Enfin, Marcel Aymé accentue le comique en jouant sur les mots par le détournement d’une expression familière pour illustrer les actes de son héros : « II semblait que les murs eussent, non plus des oreilles, mais des pieds. »
2ème partie : une première évasion (des lignes 14 à 30)
Jérôme Félix, Arsène Lupin en BD, 2021 : préparation de l’évasion
Une annonce provocatrice
Mais, pour confirmer son statut de héros, le personnage doit aller encore plus loin, d’où l’annonce de son évasion, un véritable défi lancé au directeur, poussé à son comble par les précisions temporelles introduites pour signaler son évasion : « cette nuit entre onze heures vingt-cinq et onze heures trente-cinq. »
Ce portrait mélioratif est accentué par la rédaction épistolaire choisie. Elle marque, en effet, la résistance du héros puisqu’il reprend les formules d’introduction et de politesse finale, solennelles, que voulait lui interdire son sous-chef, M. Lécuyer et qui avait entraîné le début de sa résistance : « Monsieur le directeur. Me reportant à notre entretien du 17 courant et, pour mémoire, à vos instructions générales du 15 mai de l'année dernière, j'ai l'honneur de vous informer… », « Je vous prie, monsieur le directeur, d'agréer l'expression de mon profond respect. »
Enfin, la précision qui précède l’annonce, « je viens d'achever la lecture du second tome des Trois Mousquetaires », remet en évidence l’identification de Dutilleul aux exploits des héros du roman de Dumas, et plus particulièrement de d’Artagnan : dans ce second tome il part seul en Angleterre poursuivre la lutte pour sauver la reine. Il signe d’ailleurs sa lettre du surnom qui lui a valu sa célébrité.
La mise en œuvre de l'évasion
Trois éléments du récit contribuent à la mise en valeur de son exploit, d’abord par l'antithèse qui soutient l'affirmation de la victoire, obtenue à l’heure prévue : « Malgré l'étroite surveillance dont il fut l'objet cette nuit-là, Dutilleul s'évada à onze heures trente. » Puis le lexique mélioratif confirme son succès auprès du public, « le lendemain matin, la nouvelle souleva partout un enthousiasme magnifique », toujours heureux de voir l’autorité et le pouvoir remis en cause. Cela explique aussi le point d’apogée qu’il atteint par un ultime exploit, « ayant effectué un nouveau cambriolage qui mit le comble à sa popularité » : il rappelle un autre héros de romans à succès, Arsène Lupin, le "gentleman cambrioleur", introduit dans les nouvelles de Maurice Leblanc, parues en 1907. Il lui ressemble notamment par sa désinvolture provocatrice, « Dutilleul semblait peu soucieux de se cacher et circulait à travers Montmartre sans aucune précaution. », illustrée par le lieu et les conditions banales de son arrestation : « Trois jours après son évasion, il fut arrêté rue Caulaincourt au café du Rêve, un peu avant midi, alors qu'il buvait un vin blanc citron avec des amis. »
Henri Goussé, couverture des Extraordinaires Aventures d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, édition de 1907
3ème partie : la seconde évasion (de la ligne 31 à la fin)
L’héroïsation du personnage est complétée par une double provocation, qui pousse à l’extrême son insolence.
Un sommeil paisible
Alors que le directeur est de plus en plus soucieux, en imposant une situation dont le récit accentue l’aspect sinistre à Dutilleul, « enfermé au triple verrou dans un cachot ombreux », le héros, lui, est de plus en plus désinvolte dans son audace : il « s'en échappa le soir même et alla coucher à l'appartement du directeur, dans la chambre d'ami. » Un nouveau décalage est alors introduit entre l’attitude de Dutilleul, qui transforme la prison en un séjour à l’hôtel, « Le lendemain matin, vers neuf heures, il sonnait la bonne pour avoir son petit déjeuner », en faisant preuve d’une totale tranquillité, puisqu’il « se laissait cueillir au lit, sans résistance », et la gradation dans la sévérité du directeur : « Outré, le directeur établit un poste de garde à la porte de son cachot et le mit au pain sec. » Ainsi, plus les obstacles sont renforcés, plus Dutilleul jouit de son succès.
Le comique
Nouvelle gradation dans le portrait du personnage, une nouvelle évasion, une riposte au « pain sec » imposé : « Vers midi, le prisonnier s'en fut déjeuner dans un restaurant voisin de la prison et, après avoir bu son café, téléphona au directeur. » Nous passons aussi de l’écriture d’une lettre à l’immédiateté plus directe du coup de téléphone, avec le discours rapporté : « Allô ! Monsieur le directeur, je suis confus, mais tout à l'heure, au moment de sortir, j'ai oublié de prendre votre portefeuille, de sorte que je me trouve en panne au restaurant. Voulez-vous avoir la bonté d'envoyer quelqu'un pour régler l'addition ? » Tout en conservant son extrême politesse dans l’expression, l’insolence de Dutilleul est encore accentuée à travers l’excuse plaisante invoquée, « j’ai oublié de prendre votre portefeuille », et la demande d’assistance.
CONCLUSION
Cette péripétie qui forme le cœur de la nouvelle est doublement significative.
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D’une part, Marcel Aymé poursuit le décalage entre le portrait initial de Dutilleul, petit fonctionnaire effacé, et la dimension héroïque dont il le dote progressivement, à travers ses provocations multipliées.
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D’autre part, il poursuit le mélange des tonalités : le don surnaturel de traverser les murs qui relève du merveilleux, mais qui glisse vers le fantastique par son insertion dans un cadre réaliste et la dramatisation des effets qu’il produit. Mais, en même temps, le récit fait sourire par la représentation des actions du personnage, qui deviennent une sorte de « jeu du chat et de la souris » comique, destiné à soutenir la satire : la respectabilité de la prison, institution représentative de la loi, se trouve totalement remise en cause, revanche du faible sur la force qui ne peut que plaire au lecteur, à l’image du public enthousiaste !
Épilogue : de "Le soir de ce jour..." à la fin
Pour lire le texte
Après la découverte de son « don singulier », le pouvoir de traverser les murs, Dutilleul en a d’abord tiré profit pour se venger de son sous-chef tyrannique, victoire qui l’a poussé à « se dépasser » : la réussite de ses cambriolages, puis de ses évasions lui a permis d’accéder à la célébrité. Mais il s’est lassé de défis trop faciles et est revenu à l’anonymat d’une « vie des plus paisibles », quand la rencontre d’une « beauté blonde » lui fait découvrir un nouveau sentiment, l’amour. Nouveau défi aussi car la belle est mariée à un époux jaloux qui l’emprisonne dès qu’il s’absente. Comment le dénouement, auquel conduit cet ultime épisode, représente-t-il le personnage ?
1ère partie : vivre l’amour (des lignes 1 à 9)
Le réalisme
Alors même que le personnage est doté d’un pouvoir surnaturel, Marcel Aymé, conformément à la définition du fantastique, choisit d’inscrire l’ultime épisode dans la réalité. Ainsi, il est précisément daté, « Le soir, […] vers dix heures », et situé dans un espace précis, « la rue Norvins », avec la mention du « tournant de la descente » qui la conduit « vers l’avenue Junot », rue en pente puisqu’elle se trouve sur la butte Montmartre. D’autres précisions nous sont données par le regard du personnage « en faction », la vision d'« un robuste mur de clôture, derrière lequel se trouvait une petite maison dont il n'apercevait que la girouette et la cheminée, jusqu’au plus minime détail : la porte qui « s’ouvrit », ensuite « soigneusement fermée à clé ».
Bernard Ambielle, La Rue Norvins, 2000. Huile sur toile, 50 x 60. Collection privée
Le héros amoureux
L’atmosphère de la scène correspond à l’intensité du coup de foudre vécu par Dutilleul : c’est « un jour radieux ». Conscient du risque, il multiplie d’abord les précautions, « en faction », surveillant le départ de l’époux jaloux : « Dutilleul attendit de l’avoir vu disparaître, très loin, au tournant de la descente et compta encore jusqu'à dix. » Le rythme s’accélère ensuite avec une multiplication des verbes d’action : « Alors, il s’élança, entra dans le mur au pas gymnastique et, toujours courant à travers les obstacles, pénétra dans la chambre de la belle recluse. » La qualification de la jeune femme fait penser au moyen-âge, le personnage se transformant ainsi en un preux chevalier venant retrouver la princesse enfermée dans sa tour, pour vivre ensuite l’intensité d’un amour réciproque : « Elle l'accueillit avec ivresse et ils s’aimèrent jusqu'à une heure avancée. »
« Perceval à la Recluserie », La Quête du saint Graal, XVème siècle. Manuscrit, BnF
2ème partie : le dénouement (des lignes 10 à 27)
Un dénouement préparé
L’indice temporel introduit l’élément de résolution qui, dans le schéma narratif traditionnel, amène le dénouement : « Le lendemain, Dutilleul eut la contrariété de souffrir de violents maux de tête. » Mais il est banalisé à la fois par le discours indirect libre du personnage, rapporté, « La chose était sans importance et il n’allait pas, pour si peu, manquer à son rendez-vous. », et par la présentation du remède, efficace : « Néanmoins, ayant par hasard découvert des cachets épars au fond d'un tiroir, il en avala un le matin et un l’après-midi. Le soir, ses douleurs de tête étaient supportables et l'exaltation les lui fit oublier ». Tout reste donc normal, et l’amour peut être à nouveau pleinement et intensément vécu : « La jeune femme l'attendait avec toute l'impatience qu’avaient fait naître en elle les souvenirs de la veille et ils s’aimèrent cette nuit-là, jusqu'à trois heures du matin. »
Le fantastique
Le fantastique se traduit à travers les sensations du personnage, en gradation, d’abord imperceptible : « Lorsqu’il s'en alla, Dutilleul, en traversant les murs de la maison, eut l'impression d’un frottement inaccoutumé aux hanches et aux épaules. » La négation efface dans un premier temps ce changement, « Toutefois, il ne crut pas devoir y prêter attention. », avant que la négation restrictive ne vienne introduire une nouvelle étape, dont l’adverbe souligne le danger : « Ce ne fut d’ailleurs qu'en pénétrant dans le mur de clôture qu’il éprouva nettement la sensation d'une résistance. » Le rythme ternaire marque ensuite l’accentuation progressive de la menace : « Il lui semblait se mouvoir dans une matière encore fluide, mais qui devenait pâteuse et prenait, à chacun de ses efforts, plus de consistance. »
L'issue tragique
Le récit se termine sur l'emprisonnement du personnage, mort tragique, certes, mais très rapidement évoquée : « Ayant réussi à se loger tout entier dans l'épaisseur du mur, il s'aperçut qu'il n'avançait plus et se souvint avec terreur des deux cachets qu'il avait pris dans la journée. » Le narrateur se contente d’expliciter ce sort en rappelant au lecteur, qui l’avait pressenti déjà, la prescription du médecin sans la situation initiale de la nouvelle, tout aussi imaginaire que le talent surnaturel de Dutilleul : « Ces cachets, qu'il avait crus d'aspirine, contenaient en réalité de la poudre de pirette tétravalente prescrite par le docteur l'année précédente. » Par cette structure "en boucle" est posée l’idée d’une destinée où, en fait, rien n’est arrivé « par hasard », mais où le sort fatal du personnage se manifeste tout aussi brutalement que l’apparition de son don merveilleux : « L'effet de cette médication s'ajoutant à celui d'un surmenage intensif, se manifestait d'une façon soudaine. » Le personnage prend ainsi le statut d’un héros tragique, victime de l’amour.
3ème partie : l’excipit (de la ligne 28 à la fin)
Du fantastique à la légende
Le récit ne s’attarde pas sur la mort du personnage, mais l’amplifie par le glissement du passé au présent de l’énonciation, en lui donnant ainsi une dimension intemporelle : « Dutilleul était comme figé à l'intérieur de la muraille. Il y est encore à présent, incorporé à la pierre. » Prisonnier de l’espace, le héros échappe, finalement, aux limites du temps. Le personnage vit alors son ultime métamorphose en un fantôme qui s’inscrit dans la légende du quartier de Montmartre, mais une légende incomprise du public : « Les noctambules qui descendent la rue Norvins à l'heure où la rumeur de Paris s'est apaisée, entendent une voix assourdie qui semble venir d'outre-tombe et qu'ils prennent pour la plainte du vent sifflant aux carrefours de la Butte. » Il appartient à l’écrivain d’expliciter la légende, en rappelant le schéma narratif de la nouvelle, d’abord, avec le pseudonyme « Garou-Garou », la transformation d’un être banal en un héros célèbre, puis redevenu « Dutilleul » pour vivre deux nuits d’amour. Mais dans les deux cas, c’est la souffrance que le lexique met en valeur : « C'est Garou-Garou Dutilleul qui lamente la fin de sa glorieuse carrière et le regret des amours trop brèves. »
La poétisation
Ce statut d’amant tragique donne à la fin de la nouvelle une nouvelle tonalité, plus poétique, par le rôle accordé à l’artiste, Gen Paul, peintre ami de Dutilleul mais aussi de Marcel Aymé : « Certaines nuits d'hiver, il arrive que le peintre Gen Paul, décrochant sa guitare, s'aventure dans la solitude sonore de la rue Norvins pour consoler d'une chanson le pauvre prisonnier ». C’est lui qui donne pleinement sens à la légende par sa musique qui, comme le personnage, est dotée du pouvoir de se glisser dans le mur, que semble illustrer l’allitération en [ s ]. Unissant l’écrivain, créateur du personnage, et le peintre, Gen Paul, le pouvoir de l’art s’affirme, associé à la musique et soutenu par les jeux sonores des dentales, [ t ] et [ d ], et des gutturales, [ g ] et [ k ] : « les notes, envolées de ses doigts engourdis, pénètrent au cœur de la pierre comme des gouttes de clair de lune. » Le réel tragique du « pauvre prisonnier » se trouve ainsi comme transfiguré, illuminé par l’art.
Gen Paul, La Rue Norvins, 1924. Huile sur toile, 53,5 x 65. Collection privée
CONCLUSION
L'épilogue de la nouvelle complète l’évolution du personnage : homme ordinaire, d’abord, enfermé dans sa routine, il se libère en devenant un cambrioleur, reconnu comme un héros par ses exploits, puis il découvre la puissance de l’amour qui le transforme en amant tragique, avant de dépasser la mort en s’inscrivant dans la légende.
Mais l’excipit nous invite à aller plus loin dans l’interprétation, en voyant dans le rôle donné à l’artiste un écho à l’époque de la nouvelle, parue en 1943, celle de l'Occupation nazie qui emprisonne tout le pays, emprisonne les résistants et les condamne à mort : il aurait le pouvoir d’apporter une consolation en créant un rêve de liberté. Mais comment ne pas y voir aussi le pouvoir dont est doté l’écrivain lui-même, qui, par son œuvre, peut échapper aux murs du temps et de l’espace, et atteindre l’éternité ?