La Préciosité : un mouvement social et culturel


Observation du corpus
Tout corpus s’organise en fonction de la problématique choisie pour traiter le thème retenu, en lien avec le XVIIème siècle, « La Préciosité : un mouvement social et culturel ».
L'introduction
Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisque le corpus concerne le XVIIème siècle, par un rappel du contexte historique, social et culturel de cette époque. Il est important aussi, avant d’aborder les différents auteurs de cette période, d’expliquer quelle était la situation antérieure, en l’occurrence la place de la femme dans la société et dans la vie littéraire au Moyen Âge et à la Renaissance. De là découle la mise en place de la problématique, c’est-à-dire de la question qui pose l’enjeu du corpus, « Quelle influence la Préciosité a-t-elle exercé sur la vie littéraire du XVIIème siècle ? »
Déroulement de l'étude
Le corpus, outre les cinq explications de textes, de genres et de tonalités différentes, et les lectures cursives en écho, est enrichi par des documents et des recherches complémentaires. Il accorde une place à l’histoire des arts, qui illustre les tendances de ce courant littéraire.
La séquence comporte également un exercice d’écriture à l’issue de l’étude, qui propose un choix entre le commentaire et la dissertation afin de s’entraîner à l’épreuve de français au baccalauréat.
Une lecture personnelle des Précieuses ridicules de Molière complète cette étude : guidée par un questionnement, elle conduit à la constitution d’un dossier qui sert de support à l’épreuve orale du baccalauréat.
La conclusion
Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, occasion de construire une synthèse sur les caractéristiques sociales, culturelles et littéraires du XVIIème siècle, d’apporter une réponse claire à la problématique, en dégageant les apports, mais aussi les abus de la Préciosité.
Introduction
Le XVIIème siècle : contexte historique, social et culturel
Pour revoir le contexte
Pour éviter les contresens et faciliter la compréhension des textes, il est utile de réactiver les acquis historiques. La vidéo proposée permet de concrétiser l'image de la société dans la seconde moitié du siècle.
Recherche lexicale
Le terme vient du latin "pretiositas", attesté au début du Ier siècle dans Les Métamorphoses d’Ovide et signifiant "grande valeur, haut prix", lui-même dérivé de "pretium" (le prix) et de l’adjectif "pretiosus" (précieux). On le trouve au Moyen Âge sous la forme "précieuseté", avant qu’il ne se fixe dans sa forme actuelle. Mais, dès cette époque, il prend une connotation péjorative : par exemple, au XIIIème siècle le poète Eustache Deschamps à une femme de « faire la précieuse » parce qu’elle se donne un prix, qu'il juge excessif en refusant de répondre à ses avances. De même, dans les Enseignement d’Anne de France à sa fille, rédigés vers 1475 et publié ensuite par l’archiviste A.-M.. Chazaud, on y voit l’idée d’affectation inappropriée quand elle lui conseille de se comporter « sans mille mignotises ni préciosités ». Encore aujourd’hui, le dictionnaire Littré propose comme sens initial « Affectation dans les manières et le langage », avant d’évoquer le sens culturel qu’il prend au XVIIème siècle. Mais n'est-il pas abusif de critiquer celles et ceux qui souhaitaient apporter plus de raffinement dans des manières, des comportements, un langage encore souvent grossier ?
Mise en place de la problématique
Cette approche lexicale nous permet de poser la problématique de la séquence : « Quelle influence la Préciosité a-t-elle exercé sur la vie littéraire du XVIIème siècle ? » L’importance prise par ce mouvement, en particulier dans les salons mondains du XVIIème siècle, ne peut, en effet, être niée, et nous chercherons ce qui peut expliquer son succès. Mais il a aussi donné lieu à de nombreuses critiques, pour le manque de naturel et de simplicité qu’il a entraîné, jusqu’au ridicule dont se moque, notamment Molière.
L'image de la femme : de l'héritage au XVIIème siècle
Ce sont les femmes, telles Madame de Rambouillet, Mesdemoiselles de Montpensier et de Scudéry, issues de la noblesse et instruites, qui ont été à la pointe de la Préciosité, : elles tiennent salon dans les « ruelles » où elles reçoivent les « beaux esprits » du temps. Elles contestent ainsi la place jusqu’alors accordée aux femmes.
La condition féminine
L'image traditionnelle des femmes
Si, dans l’antiquité grecque, du moins à Athènes, les femmes sont, la plupart du temps, confinées dans le gynécée, sauf à l'occasion de cérémonies religieuses, déjà à Rome, elles disposent d’un peu plus de liberté, et la « matrone » peut sortir, aller sur le forum, se rendre au théâtre, et participer aux fêtes et aux festins. Certaines ont d’ailleurs exercé une véritable influence sur leur époux. Mais elles restent privées de tout droit juridique et politique.
Au Moyen Âge, dans les contes, les farces et les fabliaux, genres littéraires populaires, on se moque des femmes et de leurs multiples défauts, et des maris trompés. Cela reflète une société où la femme est le jouet de l’homme. De plus, pour l’Église chrétienne, depuis le péché d’Ève, la femme est un objet de tentation et elle est vouée à la perfidie.
Ainsi, à cette époque, le mariage est une institution qui ne repose pas sur l’amour mais sur la puissance de l’autorité. Être amoureux ne garantit en rien le mariage car les filles sont livrées aux hommes par des marchés entre les pères. L’épouse n’a que des devoirs : elle tient le ménage et assure la descendance de son mari. Lorsqu’elle est mariée, elle est coupée du monde, son mari en fait ce qu’il veut car elle n’a aucun droit, pas même celui de gérer l’argent de sa dot ou d’éventuels héritages.
La colère d'un mari jaloux. Illustration médiévale

Mais dans l’ensemble les femmes ne se rebellent pas et acceptent de garder le silence : sans éducation, elles n’ont pas d’autre choix. Parfois même elles sont satisfaites de leur condition car, à cette époque, c’est souvent le mariage ou le couvent. C’est cette conception qui explique la colère de Gorgibus, père des deux « précieuses » de Molière, à la fin de la scène 4 : « je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment. »
La Préciosité : un mouvement de contestation
Mais, dès le début du XVIIème siècle, des femmes souvent fortunées, parfois veuves, réclament leur indépendance. Dans leur volonté de donner du prix à la condition féminine, elles revendiquent d’abord le droit de recevoir une véritable éducation, qui ne se limite pas aux tâches ménagères et à la religion, et, au mieux, à un apprentissage élémentaire de la lecture et de l’écriture et des notions de calcul pour qu’elles puissent tenir les comptes du ménage.

Ainsi, peu à peu, la situation évolue, par exemple Mme de La Fayette apprend l’italien et le latin, comme Mme de Sévigné, qui y ajoute l’espagnol, et certaines s’initient au grec telle Mme de Rochechouart, la sœur de la favorite du roi, Mme de Montespan. Mme de Maintenon, avant d’épouser le roi, s’instruit aux côtés de son mari, l’écrivain Scarron, puis elle fonde, en 1686, la Maison royale de Saint-Louis, pensionnat destiné aux jeunes filles pauvres de la noblesse, qui leur fournit une véritable instruction, et le Traité de l’Éducation des filles de Fénelon, paru en 1687, se fait l'écho de ce nouvel élan.
Visite officielle de Louis XIV et de Madame de Maintenon à la Maison royale de Saint-Louis, 1690. Gravure. BnF
En réaction contre la vulgarité, voire la grossièreté, qui règnent encore dans les relations sociales sous le règne d’Henri IV, elles s’opposent aussi à la nature brute, aux instincts libres, en revendiquant le droit au respect, donc des comportements, des manières et un langage plus raffinés.
Les femmes dans la vie littéraire
L'héritage antique
Quel rôle les femmes jouent-elles dans la vie culturelle de l’antiquité ? Certes, les Muses sont des créatures féminines, et la mythologie abonde en déesses ou héroïnes illustres… Mais cela ne leur accorde pas, pour autant, une place réelle dans la littérature. En Grèce, si l’on excepte les représentations des épopées homériques, la belle Hélène dans l’Iliade, l’épouse fidèle Pénélope dans l’Odyssée, elles revêtent souvent les traits des héroïnes tragiques, tantôt épouses et mères, telles Hécube ou Andromaque, tantôt filles et sœurs comme Électre ou Antigone. Une seule femme fait exception, la poétesse Sappho, originaire de l’île de Lesbos, célèbre dans l’antiquité, mais dont seuls subsistent quelques fragments de son œuvre lyrique sur le thème de l’amour.
La poétesse Sappho, assise, lit un de ses poèmes dans un recueil à trois amies-élèves qui l'entourent. Vase de Vari, œuvre du groupe de Polygnote, vers 440-430 av. J.-C. Musée archéologique national, Athènes

À Rome, aucune femme ne s’est consacrée à la littérature, qui en fait ressortir trois aspects :
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Chez les auteurs comiques, Plaute ou Térence, dans la lignées des Grecs, Aristophane et Ménandre, elles sont, le plus souvent objets de satire : considérées comme frivoles, dépensières, trompeuses, elles sont dangereuses pour les jeunes gens qu’elles corrompent.
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Les poètes élégiaques, en revanche, leur témoignent un amour sincère, Catulle pour Lesbie, Tibulle pour Délie, Properce pour Cynthie, mais qui leur cause aussi bien des souffrances.
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Enfin, les historiens, eux, mettent en valeur une double image : tantôt idéalisée, c'est la femme vertueuse et patriote, prête à aller jusqu’au sacrifice… Mais certaines, telles Agrippine ou Messaline, n’hésitent pas à aller jusqu’au crime pour satisfaire leur ambition.
La littérature médiévale
La satire des femmes ne diminue certes pas dans les fabliaux et les soties du Moyen Âge. Cependant, les femmes commencent à jouer véritablement un rôle dans la vie culturelle.
Certaines sont de véritables mécènes, ouvrant leurs cours aux troubadours et aux trouvères, hommes ou femmes au talent musical apprécié. C’est le cas, par exemple, d’Aliénor d’Aquitaine (1122-1204) dont la cour raffinée réunit de nombreux artistes, ou de sa fille, Marie de Champagne (1174-1204), qui, elle aussi, se consacre à la vie culturelle. Toutes deux participent à promouvoir la « courtoisie » qui imprègne la littérature autour de trois thèmes : la fidélité, du vassal à son suzerain mais aussi de l’amant à la dame, le courage, qui doit animer tout noble chevalier, et l’amour, don de soi absolu qui refuse le mensonge et la lâcheté.
Pour en savoir plus sur Marie de France et Christine de Pisan

Maître de Papeleu, manuscrit des Fables de Marie de France. Enluminures, vers 1290. BnF
Deux femmes se distinguent dans la littérature médiévale profane :
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Marie de France, à laquelle trois œuvres sont attribuées, les Lais (vers 1170, les Fables (vers 1180, et Le Purgatoire de Saint Patrick, vers 1189, qui témoignent de la culture de cette poétesse, maîtrisant le latin et l’anglais, mais aussi les œuvres de ses prédécesseurs, auteurs grecs, tel Ésope dont elle reprend plusieurs fables, latins ou celtes. Ses Lais offrent un parfait exemple de la « courtoisie », comme le « Lai du chèvrefeuille » qui raconte la tragique histoire d’amour de Tristan et Iseut.
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La personnalité de Christine de Pisan (1364 ou 65-après 1431) est mieux connue que celle de Marie de France par La Vision, un récit largement autobiographique, dans lequel elle fait son portrait d’écrivaine et développe aussi ses conceptions littéraires. Vivant l’époque terrible de la guerre de Cent Ans, elle participe aux conflits de son temps entre Armagnacs et Bourguignons, et a aussi écrit des textes historiques, par exemple le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V le Sage (1404) ou le Ditié de Jeanne d’Arc, en 1429. Enfin, son travail de poétesse l’amène aussi bien à composer des ballades, rondeaux, virelais…, empreints de lyrisme, que des poèmes d’amour courtois, comme les Cent ballades d’amant et de dame (1407-1410).
La littérature féminine à la Renaissance
Si l’on considère le rôle des femmes, tout particulièrement dans la vie culturelle, la Renaissance est une époque ambiguë.
Attribué à François Clouet, Marguerite de Navarre, seconde reine de France, vers 1569. Fusain et sanguine, 32,9 x 24,4. BnF
D’un côté, en effet, autour de la reine Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, de Marguerite de Valois, de Catherine de Médicis, se réunit une élite intellectuelle, car toutes protègent les artistes, écrivains, musiciens, peintres. Par exemple, Marguerite de Valois crée une cour raffinée à Nérac, que fréquente, entre autres, le poète Agrippa d’Aubigné, et elle a de nombreux échanges avec Montaigne. Elles sont d’ailleurs elles-mêmes des femmes de lettres, telle Marguerite de Navarre dont la formation intellectuelle, langues anciennes, italien, espagnol, théologie et philosophie…, fait d’elle une humaniste accomplie, ce qui ressort de ses œuvres, de nombreux poèmes, des farces et des essais, et surtout son Heptameron (1558-1559), recueil de 72 nouvelles imitant le Decameron de Boccace.


De nombreuses femmes sont alors reconnues pour leurs écrits, telle Anne de Graville (vers 1490-1540), pour La belle dame sans merci, un recueil de rondeaux, ou son beau Roman des deux amants Palamon et Arcita et de la belle et sage Arcita, en 1521, qui annonce déjà le roman précieux. Leur thème de prédilection est l’amour, comme chez Hélisenne de Crenne (vers 1510-1560), aussi bien dans ses recueils de poèmes que dans ses Épîtres familières, qui révèlent déjà un ardent féminisme, ou dans ses romans, Les Angoisses douloureuses qui procèdent d’amour (1538) et Le Songe de madame Hélisenne (1540). De nombreuses poétesses gravitent aussi autour de l’École de Lyon, Jeanne Flore, Sibylle et Claudine Scène, et les plus connues, Pernette du Guillet et Louise Labé, dont l’inspiration se rapproche des formes de la Pléiade.
Étienne Colaud, Anne de Graville présentant le Roman de Palamon et Arcita à la reine Claude de France, vers 1520-1524. Enluminure sur parchemin. Bibliothèque de l’Arsenal
Pour en savoir plus sur l'École de Lyon
Mais, d’un autre côté, si la Renaissance, en effet, célèbre leur beauté et leur esprit, les lois, en revanche, dégradent la situation des femmes : de nombreuses professions leur sont interdites, elles perdent de nombreux droits juridiques, et la loi salique est réinterprétée pour interdire aux femmes de transmettre la couronne royale ou d’en hériter.
À la fin du XVème siècle débute également ce que l’on nomme « la Querelle des dames », qui correspond, sur le plan littéraire, à une réduction de la place alors accordée à la femme. Une réflexion se développe autour de la place de la femme, d’abord au sein du mariage, mais, très vite, elle s'étend à tous les domaines, niant notamment ses droits à l’instruction, et, par contrecoup, sa participation à la vie culturelle. Il s’agit, pour les tenants de cette conception, d’associer la nature biologique des femmes à une infériorité intellectuelle et morale. Ont alors lieu les premières résistances féministes, réclamant le droit pour les femmes d’accéder à la culture et d’écrire, telle Catherine des Roches (1542-1587) qui proteste avec force contre « Des maris, qui seront les tyrans de leurs femmes, / Et qui leur défendant le livre et le savoir, /Leur ôteront aussi de vivre le pouvoir. » (« L’Agnodice »)

Maître de la « Cité des Femmes », de Christine de Pisan, vers 1405-1415. Enluminure sur parchemin, 12 x 18. BnF
On comprend ainsi comment, s'appuyant sur ces revendications, la Préciosité a pu naître et s’affirmer progressivement.
Étude transversale : qu'est-ce que la Préciosité ?
La vie des salons
Ce sont les salons qui ont véritablement permis la naissance de la Préciosité, dont les plus connus – et les plus courus – sont ceux de Madeleine de Scudéry (1607-1701), de Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet ( 1588-1665), de Mme de la Sablière (1640-1693), sans oublier les « cinq à neuf » quotidiens de la courtisane Ninon de Lenclos (1620-1705). Elles y réunissent les plus grands esprits de leur temps qui y donnent à lire leurs œuvres, objets de commentaires, d’analyse et, parfois, de débat, comme à propos de l’aveu fait à son mari par l’héroïne de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette. Toutes sont particulièrement cultivées, telle Mme de La Sablière aussi accomplie en musique, en histoire, que dans les langues, latin, grec mais aussi italien, espagnol, dans la philosophie ou dans les sciences, astronomie, physique, mathématique, ce dont témoigne l’éloge adressé par La Fontaine :

François-Hippolyte Debon, Le Salon de l’Hôtel de Rambouillet, 1863. Peinture à l’huile, 240 x 319. Musée d’art et d’histoire de Dreux
[...] D'autres propos chez vous récompensent ce point :
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque là qu'en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n'en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance.
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon ; je soutiens
Qu'il faut de tout aux entretiens :
C'est un parterre où Flore épand ses biens ; [...]
(Fables, IX, 20, 1678, « Discours à Mme de La Sablière »)
Les salons haussent la pratique de la conversation à un art de vivre, d’où le chapitre « De la société et de la conversation » que lui consacre La Bruyère dans ses Caractères. De ce fait, l’érudition est bannie, car il faut d’abord « plaire » et les règles de la bienséance s’imposent, un code de politesse mondaine auquel doit obéir le parfait "honnête homme". Sur leur modèle, se développent des « cercles », plus restreint, qui accueillent quelques invités choisis dans les « ruelles », espace laissé entre le lit de parade où la maîtresse de maison reçoit allongée, et le mur.
Abraham Bosse, Le Mariage à la ville, "La visite à l'accouchée", 1633. Eau-forte et burin, 260 x 340. Tours

Le rôle primordial des femmes
Les hommes sont, certes, assidus dans les salons, mais ce sont les femmes qui y jouent un rôle essentiel, comme le souligne Somaize dans son Grand Dictionnaire, en 1660 : « pour être précieuse, il faut ou tenir assemblée chez soi, ou aller chez celles qui en tiennent : c'est encore un loi assez reçue parmi elles de lire toutes les nouveautés, et surtout les romans, de savoir faire des vers et des billets doux. »

D’abord, elles assurent la promotion de leurs œuvres, dont elles sont souvent les dédicataires, comme pour La Guirlande de Julie, recueil collectif de vingt-neuf poèmes, chacun illustré par Nicolas Robert d’une fleur, composés en l’honneur de Julie d’Angennes, fille de Mme de Rambouillet, cadeau pour sa fête en 1641. Autre exemple, François Bernier, qui, après ses nombreux voyages, fréquente le salon de Mme de la Sablière, à laquelle il dédie un ouvrage sur la philosophie de Gassendi.
Mais elles-mêmes ont aussi écrit, depuis les lettres de la marquise de Sévigné ou de Ninon de Lenclos, en passant par des poèmes ou des genres plus courts alors à la mode, telles les cent Maximes chrétiennes de Mme de La Sablière, parues à titre posthume en 1705. Mais ce sont sans doute les romans de Mlle de Scudéry qui illustrent particulièrement l’esprit des Précieuses : Artamène ou le Grand Cyrus, dix volumes publiés entre 1649 et 1653, Clélie, histoire romaine (dix volumes entre 1654 et 1660, mais aussi Almahide ou l’esclave reine (1660) et Mathilde d’Aguilar, histoire espagnole (1667).
Nicolas Robert, La Guirlande de Julie, frontispice, 1641, BnF
Toutes leurs œuvres mettent au premier plan le thème de l’amour, avec un goût prononcé pour les raffinements de l’analyse psychologique, l’accompagnant de revendications en faveur de l’autonomie des femmes, et présentant toutes les aliénations qu’elles subissent, notamment au sein du mariage. D’où une représentation de l’amour épuré, sublimé, héritage de l’amour courtois.
Le raffinement du langage
L’importance prise par la conversation, associée au désir de corriger la grossièreté encore présente dans les mœurs et à toute la réflexion autour de la langue qui se développe chez les grammairiens et se traduit par la fondation de l’Académie française par Richelieu, en 1634, a amené les Précieuses à s’intéresser au langage dans la même volonté de l’épurer, de le raffiner.
Dans Le Grand dictionnaire, ou la clef de la langue des ruelles, Somaize donne de nombreux exemples de ce langage nouveau, qu’elles cherchent à imposer, notamment en supprimant les mots considérés comme vulgaires – comme le « cul-de-sac » remplacé par « impasse » –, et en multipliant les néologismes et les périphrases, parfois jusqu’à l’excès d’où les critiques de Somaize contre cet élitisme, mais aussi de Molière dans Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes. Ainsi, le miroir devient « le conseiller des grâces » et un fauteuil une « commodité de la conversation » ; les adjectifs se changent en substantifs , « le doux », « le tendre », et les longs adverbes, le plus souvent hyperboliques, sont recherchés : « furieusement », « terriblement », « effroyablement ». Enfin, toutes les figures de style sont pratiquées, celles par analogie, comparaisons, métaphores ou allégories, qui créent des ressemblances inattendues, mais aussi celles par opposition, chiasme, oxymore, antithèses… Il s'agit d'accentuer la force spirituelle de l’expression en provoquant un effet de surprise.
Honoré d'Urfé, L'Astrée, 1666, 1ère Partie, livre I : de "Quand il voulut ouvrir la bouche..." à "... dans la rivière."
Pour lire l'extrait
Les quatre parties du roman d’Honoré d’Urfé, L’Astrée, de douze livres chacune (dont la dernière, inachevée, est complétée par son secrétaire) paraissent entre 1607 et 1624. Le complément apporté au titre, « où par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d’autres sont déduits les divers effets de l’Honnête Amitié », en annonce le genre, un roman pastoral. Il l’inscrit aussi dans le courant précieux, en prônant un amour épuré, à travers les nombreux récits enchâssés – deux cents personnages au total ! L’intrigue qui régit l’ensemble se déroule au Vème siècle, dans un décor champêtre : le roman débute alors que, depuis trois ans que le berger Céladon et la bergère Astrée vivent une histoire d’amour en cachette à cause de leurs familles qui se détestent, leur idylle est brutalement troublée par la rivalité d’un autre berger, Sémire : il fait croire à Astrée que Céladon l’a trompée.
Quelle image de l’amour la rencontre entre les deux amants qui suit cette dénonciation met-elle en scène ?

1ère partie : une douloureuse rencontre (des lignes 1 à 13)
Honoré d'Urfé, L'Astrée, 1612. Frontispice
L'image de l'amour
Le premier paragraphe se construit sur le contraste des sentiments des deux amants :
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D’un côté, est mis en valeur l’amour ardent de Céladon pour celle dont il est sûr d’être aimé : il vient immédiatement « près de sa bergère », pour « lui donner le bonjour, plein de contentement de l’avoir rencontrée ».
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Mais le narrateur, omniscient, annonce au lecteur l’échec à venir : « Ignorant son prochain malheur ». La comparaison, accentuée par l’hyperbole, met en valeur la réaction, brutale, d’Astrée : « à quoi elle répondit et de visage et de parole si froidement, que l’hiver ne porte point tant de froideurs et de glaçons. »
C’est par le geste de Céladon « le berger frappait dans la rivière du bout de sa houlette », qu’est traduit son trouble devant cet accueil inattendu.

Le rôle du décor
Le cadre est celui, traditionnel, des pastorales, un décor champêtre, au bord d’une rivière, ici le Lignon : c’est le "locus amoenus", le lieu des amours idylliques, devenu un topos littéraire depuis les Bucoliques de Virgile et les poètes élégiaques latins. Ce lieu est, traditionnellement, un lieu protégé et sûr : ici, ils sont assis tous deux en surplomb de la rivière, « sur un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde en vain s’allait rompant, soutenu par en bas d’un rocher tout nu, couvert au dessus seulement d’un peu de mousse. »
Claude Gellée, dit Le Lorrain, Paysage pastoral, 1644. Huile sur toile, 98 x 137. Musée de Grenoble
Cependant, la description introduit déjà une menace, car la rivière n’a pas le calme habituel mais coule avec une violence intensifiée par le lexique : « le dégel avait si fort grossi son cours, que, tout glorieux et chargé des dépouilles de ses bords, il descendait impétueusement dans Loire ». Le décor devient alors le miroir de l’état d’âme de Céladon : en frappant l’eau de sa houlette, « il ne touchait point tant de gouttes d’eau, que de divers pensers le venaient assaillir ». Le lexique militaire utilisé dans la comparaison des gouttes d’eau jaillissantes à « de divers pensers qui venaient l’assaillir » révèle le combat qu’il vit en lui-même, et la violence de l’eau reproduit celle du trouble qui l’agite : ses « pensers » « flottant comme l’onde, n’étaient point si tôt arrivés, qu’ils en étaient chassés par d’autres plus violents. » Nous reconnaissons dans cette comparaison le symbolisme propre au courant baroque : l’eau y représente tout ce qui passe, tout ce qui est éphémère, et ici elle est le présage d’une douloureuse rupture amoureuse.
2ème partie : un rejet brutal (des lignes 14 à 28)
L'analyse du sentiment amoureux
Comme il sera de règle dans tous les romans précieux ultérieurs, de longs passages sont consacrés à l’analyse du sentiment amoureux, à nouveau pour marquer l’opposition des deux amants.
Céladon, face à cet accueil, cherche à comprendre avant de parler, et la litote met en évidence sa bonne foi et son innocence : « Il n’y avait une seule action de sa vie, ni une seule de ses pensées, qu’il ne rappelât en son âme, pour entrer en conte avec elles, et savoir en quoi il avait offensé ». La répétition négative de l’adjectif, « n’en pouvant condamner une seule », ferme ce bilan intérieur. Le récit le place alors en position de victime, subissant une colère incompréhensible pour lui : « son amitié le contraignit de lui demander l’occasion de sa colère ». Le terme « amitié », dans le langage précieux, renvoie à un amour sincère et profond.
Matthias Petersen, Astrée et Céladon, scène pastorale, 1645. Gravure pour illustrer l’édition danoise de L’Astrée

Le contraste avec Astrée est mis en valeur par le pronom tonique qui ouvre la phrase suivante et, à nouveau, le narrateur propose une analyse de sa réaction à partir d’une double hypothèse : « Elle qui ne voyait point ses actions, ou qui les voyant, les jugeait toutes au désavantage du berger ». Est ainsi montrée la force du sentiment de jalousie, dont la périphrase verbale souligne qu’il se développe de lui-même jusqu’à enflammer, sens étymologique de l’adjectif « ardent », tout l’être : elle « allait rallumant son cœur d’un plus ardent dépit, si bien que, quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne lui donna pas même le loisir de proférer les premières paroles sans l’interrompre ». Toute tolérance est alors rendue impossible.
La violence du discours direct
Il s’ouvre par une exclamation, dont la violence est accrue par les adjectifs insultants redoublés : « Ce ne vous est donc pas assez perfide et déloyal berger, d’être trompeur et méchant envers la personne qui le méritait le moins ». Le pluriel, « vos infidélités », accentue encore une faute, dont la gravité est présentée comme impardonnable, puisqu’il persiste dans la tromperie : « vous ne tâchiez d’abuser celle qui vous a obligé à toute sorte de franchise ! » L’anaphore de « donc » dans une nouvelle exclamation traduit toute la colère d’Astrée, qui s’exalte à chaque accusation de trahison, faute suprême de l’amant, amplifiée par les choix lexicaux et les adverbes d’intensité : « vous avez bien la hardiesse de soutenir ma vue après m’avoir tant offensée ; donc vous m’osez présenter sans rougir ce visage dissimulé qui couvre une âme si double et si parjure ! »
Le discours se ferme sur le rejet, lancé par l’interjection indignée, par le redoublement de l’impératif et la reprise de l’insulte « perfide » par « perfidies » : « Ah ! va en tromper une autre, va, perfide, et t’adresse à quelqu’un de qui tes perfidies ne soient pas encore reconnues ». La conclusion de cette violente tirade reprend le reproche de tromperie, imagé par le lexique, « te pouvoir déguiser à moi », et les pluriels à nouveau le multiplient : « et ne pense plus de te pouvoir déguiser à moi qui ne reconnais que trop à mes dépens les effets de tes infidélités et de tes trahisons. » Nous reconnaissons là l’amour-propre de la femme blessée qui tente de se réhabiliter à ses propres yeux.
3ème partie : le désespoir de Céladon (de la ligne 29 à la fin)
Un amant désespéré
Pour rendre plus dramatique le désespoir de Céladon, le narrateur prend à témoin son destinataire, en lui faisant partager, par sa question rhétorique, la douleur de son personnage : « Que devint alors ce fidèle berger, celui a bien aimé le peut juger, si jamais telle reproche lui a été faite injustement. » La comparaison met en évidence la gestuelle, théâtralisée, « Il tombe à ses genoux, pâle et transi plus que n’est une personne morte. », et l’hypothèse émise dans sa question est une façon aussi de reconnaître la toute-puissance de la « dame », comme le veut l’amour courtois : « Est-ce, belle bergère, lui dit-il, pour m’éprouver ou pour me désespérer ? » C’est du reste cette toute-puissance qu’exprime la riposte violente d’Astrée, renouvelant à la fois son reproche et son rejet, rendu insistant par les négations : « Ce n’est, dit-elle, ni pour l’un ni pour l’autre, mais pour la vérité, n’étant plus de besoin d’essayer une chose si reconnue [...] Va-t’en, déloyal, et garde-toi bien de te faire jamais voir à moi que je ne te le commande. » Cependant, en proclamant le désir de « vérité » de son héroïne, l’écrivain montre son aveuglement : elle n’a pas remis en cause la dénonciation qui lui a été faite.
Un dénouement tragique
Comme le veut la tragédie, les amants sont victimes, certes de celui qui a injustement accusé Céladon, mais aussi du destin adverse, ici représenté par la figure mythologique du dieu « Amour » : « Céladon voulut répliquer ; mais Amour qui oit si clairement, à ce coup, lui boucha pour son malheur les oreilles ». Tous deux sont donc enfermés dans le silence, et il ne reste plus que la gestuelle pour marquer la rupture : « et parce qu’elle s’en voulait aller, il fut contraint de la retenir par la robe [...] Mais elle, que la colère transportait, sans tourner seulement les yeux vers lui, se débattit de telle furie qu’elle échappa, et ne lui laissa autre chose qu’un ruban, sur lequel par hasard il avait mis la main [...] ». La première coupure effectuée dans le texte correspond à une ultime protestation de Céladon qui annonce aussi son geste, la seconde apporte une précision sur la bague agrafée au ruban. Ces deux passages affaiblissent, en fait, le dénouement.

« Le saut de Céladon », vers 1640, d’après L’Astrée . Tapisserie de Bruges, laine et soie, Coll. de la Bastie d’Urfé
En revanche, les dernières paroles de Céladon mettent en valeur son désespoir et son ultime témoignage d’amour, symbolisé, comme jadis dans les tournois médiévaux, par le ruban qu’il noue à son bras : « Sois témoin, dit-il, ô cher cordon, que plutôt que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j’ai mieux aimé perdre la vie, afin que, quand je serai mort et que cette cruelle te verra peut-être sur moi, tu l’assures qu’il n’y a rien au monde qui puisse être plus aimé que je l’aime, ni amant plus mal reconnu que je suis. » Ce gage d’amour, associé à une protestation d’innocence, est renforcé par son geste, « baisant la bague », signe de respect et promesse de fidélité que confirme son interpellation à l’objet : « Et toi, dit-il, symbole d’une entière et parfaite amitié, sois content de ne me point éloigner à ma mort, afin que ce gage pour le moins me demeure de celle qui m’avait tant promis d’affection. » Si les paroles ont donné de la solennité à cet adieu, en revanche, le récit du suicide est rapide : « À peine eut-il fini ces mots que, tournant les yeux du côté d’Astrée, il se jeta les bras croisés dans la rivière. »
CONCLUSION
Nous ne sommes qu’au début de ce long roman ; Céladon sera sauvé de la noyade par la nymphe Galatée, et il vivra encore de nombreuses péripéties avant de pouvoir retrouver celle qu’il aime.
Mais cet extrait illustre déjà la place que prend la peinture de l’amour dans la Préciosité, avec le désir d’en dépeindre toutes les subtilités, qui s’accompagne d’une résurgence de l’esprit "courtois" : Céladon est l’amant parfait face à sa « dame » toute-puissante, prêt à mourir de désespoir quand elle le rejette. Même si l’intrigue, vécue par des bergers dans un cadre rustique, est censée se dérouler au Vème siècle, il s’agit donc bien, comme le précise le titre complet, de répondre au goût de l'aristocratie en montrant « les divers effets de l’Honnête Amitié » tels que se les représente le XVIIème siècle. C’est ce qui explique le succès du roman dans les salons, et à travers l’Europe avec de nombreuses traductions.
Lectures cursives
Pour lire l'extrait de Somaize
Antoine Baudeau, sieur de Somaize, Le grand Dictionnaire ou La Clef de la langue des ruelles, 1660, extrait
La langue précieuse obéit à un double souhait : de refus de toute vulgarité et d’élégance raffinée. Mais le sous-titre du Grand Dictionnaire d’Antoine de Somaize, paru en 1660, dénonce une autre dimension de ce langage propre aux salons précieux, son hermétisme : il faut une « clef » pour le décrypter ! L’ouvrage est donc une critique des excès de la Préciosité, comme celle que lance Molière dans Les Précieuses ridicules ou Les Femmes savantes.
L’extrait propose quelques exemples significatifs des transformations que la Préciosité fait subir au langage.
D'abord, tout ce qui relève du corps est banni, comme grossier et contraire aux bienséances. Il est donc nécessaire de trouver des périphrases pour désigner, par exemple, les « couches », l’accouchement, de remplacer par des formules imagées ce qui relèverait de la scatologie, comme « la chaise percée » ou « le cul », et le verbe « boire » devient « le Cher nécessaire »... Même l’aspect animal des chevaux disparaît par leur changement en des jouets d'enfant, les « pluches », orthographe vieillie de « peluches ».
Le procédé le plus fréquent est donc le recours à la périphrase, qui rend systématiquement plus complexe l’expression, comme quand le verbe « achever » est remplacé par « rendre complet ». Si certaines sont formées simplement par description, comme « l’assemblage de quatre corniches » pour désigner « le carrosse », d’autres révèlent les modes du temps, comme « Le mémoire de l’avenir » pour l’« almanach », un « inquiet », blâme de « l’homme d’affaire » qui n'a pas le loisir propre à la noblesse, ou pour le rôle accordée à l’astrologie quand ,les « astres » sont désignés comme « Les pères de la fortune et des inclinations ».
Le langage précieux use et abuse de l’abstraction, avec un goût particulier pour l’adjectif, parfois substantivé, tel « avoir du fier contre quelqu’un », pour « être en colère », et le plus souvent, hyperbolique, comme ceux choisis pour « pas ajusté », « nécessiteux d’agrément », ou pour le verbe « aimer », avoir « un furieux tendre ». Hyperboliques aussi les adverbes, comme dans l’image du chien qui « s’ouvre furieusement » quand il fait ses besoins.
Enfin, ce désir d’élégance s’accompagne de la création de métaphores qui se veulent poétiques, telles « Contentez, s'il vous plaît, l'envie que ce siège a de vous embrasser. » pour inviter quelqu’un à s’asseoir, ou « L'amour a terriblement défriché mon cœur. » pour exprimer l’attendrissement. Mais certaines exigent, pour être comprises, de percevoir comment est créée l’image : « Vous m'encendrez et m'encapucinez le cœur. » pour signaler une « grande affection » renvoie à l’image du feu, qui met en cendres ce qu’il touche, et à la dévotion extrême du moine capucin, dépeint par le capuchon qui le couvre…
Nous mesurons déjà, à travers ces quelques exemples, à quel point ce langage précieux peut être obscur aux non-initiés, comme le montre La Bruyère dans son portrait d’« Acis ».
La Bruyère, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, 1688-1690, « De la société et de la conversation », VI-VII
Pour lire les deux textes et la proposition de lecture cursive, on se reportera aux documents complémentaires à l'étude d'« Arrias » de La Bruyère, dans la séquence sur l"Honnête homme".
Pour se reporter à l'étude de La Bruyère