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Molière, Les Précieuses ridicules, 1659

L'auteur (1622-1673) à l'époque des Précieuses ridicules 

N. Mignard, Molière dans le rôle de César dans "La mort de Pompée" de Corneille, vers 1650. Huile sur toile, 75 x 70. Musée Carnavalet, Paris.

« L’Illustre Théâtre »

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C’est en 1643 que Jean-Baptiste Poquelin renonce à reprendre la charge de tapissier de son père et fonde sa troupe, "L’Illustre Théâtre", avec, notamment les Béjart, prenant le pseudonyme de Molière. Mais les difficultés financières s’accumulent. En 1645, Molière est même emprisonné quelques temps, pour dettes. Il rejoint alors, avec Madeleine Béjart, la troupe de Dufresne, qui se déplace de ville en ville. Le reste de la troupe de « l’Illustre théâtre » les rejoint en 1648, et, en 1650, Dufresne cède la direction à Molière. La troupe se place sous la protection du prince de Conti qui lui apporte son soutien jusqu’en 1656 où ce dernier décide de renoncer au théâtre, pour des raisons religieuses. En 1654, est jouée, à Lyon, la première pièce composée par Molière, L’Étourdi, puis, en 1656, Le Dépit amoureux.

N. Mignard, Molière dans le rôle de César dans "La mort de Pompée" de Corneille, vers 1650. Huile sur toile, 75 x 70. Musée Carnavalet, Paris.

Balthazar de Beaujoyeulx, Le Ballet comique de la Reine en 1581, (salle du Petit-Bourbon),1582. Gravure, BnF

Biographie

Le succès à Paris

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En 1658, la troupe regagne Paris, et, bénéficiant de la protection de Monsieur, frère de Louis XIV, elle joue au Louvre devant le Roi, qui lui accorde alors la salle du Petit-Bourbon, en alternance avec la troupe des comédiens italiens, dirigée par Scaramouche. C’est la salle la plus vaste de Paris, qui sert, depuis le XVIème siècle, aux divertissements royaux, ballets, cérémonies…et cette fréquentation des comédiens italiens va enrichir considérablement les comédies de Molière. Alors que Dufresne se retire et que deux actrices, Marquise et la Du Parc, quittent Molière pour rejoindre le théâtre du Marais, la troupe s’enrichit de trois acteurs, La Grange, Jodelet et Du Croisy, qui donneront d’ailleurs leur nom à trois des personnages des Précieuses ridicules. Cette comédie remporte un grand succès dès sa première représentation, le 18 novembre 1659, si bien qu’un libraire, Jean Ribou, obtient, sans l’accord de l’auteur, un "Privilège" d’impression, malhonnêteté qui oblige Molière et son libraire, Guillaume de Luynes, à en obtenir un à leur tour. C’est ce qui explique d’ailleurs la colère de Molière dans sa Préface : il considère que la lecture ne peut égaler une représentation et regrette de ne pas avoir eu le temps nécessaire pour mieux préparer cette édition. 

Balthazar de Beaujoyeulx, Le Ballet comique de la Reine en 1581, (salle du Petit-Bourbon),1582. Gravure, BnF

Par Grâce et privilège du Roi, donné à Paris le 19 janvier 1660, signé par le Roi en son conseil, Mareschal, il est permis à Guillaume de Luynes, Marchand-Libraire de notre bonne ville de Paris de faire imprimer, vendre, et débiter les Précieuses ridicules fait par le sieur Molière, pendant cinq années et défenses sont faites à tous autres de l'imprimer, ni vendre d'autre édition de celle de l'exposant, à peine de deux mille livres d'amende, de touts dépens, dommage et intérêts, comme il est porté plus amplement par les dites lettres. Et le dit Luynes a fait part du privilège ci-dessus à Charles de Cercy et Claude Barbin, marchands-libraires, pour en jouir suivant l'accord fait entre-eux. Achevé d'imprimer pour la première fois le 29 janvier 1660. Les exemplaires ont été fournis.

Extrait du « Privilège du Roi »

Mais comme une grande partie des grâces qu’on y a trouvées dépendent de l’action et du ton de voix, il m’importait qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements ; […] Cependant je n’ai pu l’éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise. J’ai eu beau crier : « Ô temps ! ô mœurs ! » on m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé, ou d’avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu’on ne laisserait pas de faire sans moi.

Molière, Préface des Précieuses ridicules, 1660​

Le contexte : la condition féminine 

L'image traditionnelle des femmes

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Dès le Moyen-Âge, dans les contes, les farces et les fabliaux, genres littéraires populaires, on se moque des femmes et de leurs multiples défauts, et des maris trompés. Cela reflète une société où la femme est le jouet de l’homme. De plus pour l’Église, depuis le péché d’Ève, la femme est un objet de tentation et elle est vouée à la perfidie. 

Contexte
La violence d'n mari jaloux au moyen-âge

La colère d'un mari jaloux 

Ainsi, à cette époque, le mariage est une institution qui ne repose pas sur l’amour mais sur la puissance de l’autorité. Être amoureux ne garantit en rien le mariage car les filles sont livrées aux hommes par des marchés entre les pères de famille. L’épouse n’a que des devoirs : elle tient le ménage et assure la descendance de son mari. Lorsqu’elle est mariée, elle est coupée du monde, son mari en fait ce qu’il veut car elle n’a aucun droit, pas même celui de gérer l’argent de sa dot ou d’éventuels héritages. Mais dans l’ensemble les femmes ne se rebellent pas et acceptent de garder le silence : sans éducation, elles n’ont pas d’autre choix. Parfois même elles sont satisfaites de leur condition car, à cette époque, c’est souvent le mariage ou le couvent. C’est cette conception qui explique la colère de Gorgibus, père des deux « précieuses », à la fin de la scène 4 : « je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment. »

La Préciosité : une nouvelle image des femmes

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Mais, peu à peu intervient une prise de conscience. Au XVIIe siècle, se développe un mouvement de contestation : la Préciosité. Avant de s'incarner dans les arts et les lettres, la Préciosité est un mouvement social, qui naît dans la noblesse en réaction contre la vulgarité, voire la grossièreté, qui régnait encore dans les relations sous le règne d'Henri IV. Elle s'oppose à la nature brute, aux instincts,  en réclamant des comportements, des manières et un langage plus raffinés. Les Précieuses veulent qu’on « donne du prix » à la condition féminine et elles revendiquent l’égalité entre l’homme et la femme. Ce sont des femmes souvent fortunées, parfois veuves, qui, grâce à leur situation, sont libres et, surtout, montrent qu’elles sont autonomes et indépendantes. 

Abraham Bosse, Une ruelle, château de Rambouillet, XVIIème siècle. Gravure 

Pour qu’il y ait une égalité parfaite entre l’homme et la femme, cette dernière doit être instruite. Elles réclament donc le droit de recevoir une véritable éducation. Elles-mêmes instruites, les Précieuses tiennent salon dans les « ruelles », tels ceux, célèbres de Madame de Rambouillet, de Mesdemoiselles de Montpensier ou de Scudéry. Elles y lisent les romans à la mode, y reçoivent de « beaux esprits », lisent des poèmes, écoutent de la musique, et conversent autour de leur sujet favori, l'amour.

L'amour est leur thème de prédilection, objet des analyses les plus subtiles, mais un amour raffiné, épuré de toute dimension sensuelle, sublimé. La « carte du pays de Tendre », inspirée du roman Clélie histoire romaine (1654-1660) de Mlle. de Scudéry, illustre bien les étapes que doit parcourir le parfait amant – et les risques qu'il court –  pour offrir à la femme aimée un amour parfait, digne du « prix » qu'il lui donne. On en retrouve bien des échos dans la vision de l’amour que développe Magdelon dans la scène 4 des Précieuses ridicules.

Abraham Bosse, Une ruelle, château de Rambouillet, XVIIème siècle. Gravure 
Présentation

Présentation des Précieuses ridicules 

Pour lire Les Précieuses ridicules

Le titre

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En rappelant, dans sa Préface, le rôle de la comédie, faire la satire des mœurs du temps, Molière conclut, en soulignant le sens de son titre : « aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal ». Cette phrase peut, certes, être une façon d’échapper aux reproches que les Précieuses, se jugeant offensées, ont adressés à la pièce. Mais c’est aussi l’annonce de l’importance que Molière accorde à la notion même de ridicule, faisant ainsi écho au jugement de son époque. On en trouve une explication intéressante dans la Lettre sur la Comédie de L’Imposteur, défense du Tartuffe, restée anonyme.

«  […] comme la raison produit dans l’âme une joie mêlée d’estime, le ridicule y produit une joie mêlée de mépris […]. Pour connaître ce ridicule il faut connaître la raison dont il signifie le défaut, et voir en quoi elle consiste. Son caractère n’est autre, dans le fond, que la convenance, et sa marque sensible, la bienséance, c’est-à-dire le fameux quod decet des anciens. »

Lettre sur la Comédie de L’Imposteur, 20 août 1667

Molière confirme cette approche dans sa Préface du Tartuffe. Il y affiche clairement sa volonté, propre à tous les auteurs du XVIIème, d’associer la volonté de « plaire » à celle d’« instruire », en reprenant ainsi la formule de l’antiquité : « castigat mores ridendo », corriger les mœurs par le rire.

« […] rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule. »

Ce titre est repris par La Grange, dans la scène d'exposition, quand il définit les deux filles comme des « donzelles ridicules », où l'adjectif donne un sens péjoratif au terme alors encore neutre pour une jeune fille, "donzelle", puis comme « un ambigu de précieuse et de coquette ». Un "ambigu" étant, à l'origine, un repas où sont servis ensemble la viande et le dessert, c'est une autre façon de caractériser le comportement ridicule de Cathos et Magdelon

Les sources de la pièce
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Molière n’a pas fréquenté les salons précieux, mais il a pu avoir l’occasion de les observer dans son public, notamment celles qui, en province, rêvent, comme ses héroïnes Cathos et Magdelon, d’imiter la mode parisienne.
Il dispose aussi de sources littéraires. Par exemple, Les Lois de la galanterie, ouvrage attribué à Charles Sorel, publié en 1658, a pu lui fournir des modèles de comportements, qu’il caricature dans sa pièce, depuis certains vêtements, telle la « petite-oie », jusqu’au vocabulaire. De même, on a noté la ressemblance entre l’intrigue des Précieuses et celle d’une comédie contemporaine de Scarron, L’Héritier ridicule : même vengeance de Don Diègue de Mendoce contre la jeune Hélène, qui, sans le connaître, le rejette pour son manque de richesse. Il déguise alors son valet et l’envoie la séduire à sa place. Comme Mascarille, ce valet lui tient des discours ridicules, mais qui plaisent à la jeune fille : elle est couverte de honte quand son maître vient le démasquer.  

La structure

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La comédie est organisée autour d’une mise en abyme, c'est-à-dire du théâtre dans le théâtre.

        L’intrigue d’ensemble est présentée dans la première scène, qui expose la situation. Du Croisy et La Grande, venus faire leur cour avant leur mariage, prévu avec Magdelon, fille de Gorgibus, et Cathos, sa cousine, ont été accueillis avec un grossier « mépris ». La Grange en est furieux : « ne m’avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu’elles ont fait ? » Il décide alors de les venger d’un tel accueil. L’annonce de cette vengeance introduit l’idée de mise en abyme : « si vous m’en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à connaître un peu mieux leur monde. » Une « pièce », en effet, va être jouée, dans laquelle le valet de La Grange, Mascarille, tiendra le premier rôle, mais l’horizon d’attente, à la fin de la première scène, n’en dit pas davantage. Cette intrigue encadre la pièce : la vengeance trouve sa conclusion à la scène 15, quand La Grange et Du Croisy l’expliquent aux deux précieuses. La plainte de Magdelon à son père, « Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite », confirme la mise en abyme au cœur de la comédie.

        La mise en abyme elle-même commence à l’arrivée en chaise à porteurs de Mascarille, à la scène 7. Déjà présenté comme « valet » de La Grange, la mention de ses « plumes », signale qu’il a revêtu, tel un acteur, le costume correspondant au nom sous lequel il se présente : « le marquis de Mascarille ». Elle se complète avec l’arrivée, à la scène 11, d’un second acteur, le « vicomte de Jodelet ». Alors qu’une fête se déroule, comme cela pourrait être le cas dans le dénouement d'une comédie traditionnelle, l’irruption, à la scène 13, de La Grange, le metteur en scène de cette vengeance, figure l’entrée en scène d’un deus ex machina. Portant « un bâton à la main », il se met à « battre » Mascarille, et achève, par ce coup de théâtre, la "comédie" qui vient d’être jouée.

D’après Moreau le Jeune, illustration des Précieuses ridicules, scène 9, 1773. Gravure sur cuivre. Bibliothèque municipale centrale de Versailles

D’après Moreau le Jeune, illustration des Précieuses ridicules, scène 9, 1773. Gravure sur cuivre. Bibliothèque municipale centrale de Versailles

Des conflits mis en scène 

Conflits

L'autorité paternelle remise en cause 

Le mariage arrangé
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Les comédies de Molière remettent souvent en cause l’autorité des pères sur leurs enfants, aussi bien garçons que filles, à l’occasion du mariage.

La pièce indique l’origine bourgeoise de Gorgibus : son patronyme d’origine picarde, étymologiquement, « la gorge du bois », fait allusion au monde de la campagne, comme les prénoms populaires de sa fille, Cathos, dérivé de Catherine, et de sa nièce, Magdelon, dérivé, lui, de Madeleine. Sa fille lui lance donc ce reproche à propos de sa conception du mariage : « ce que vous dites là est du dernier bourgeois ». Une autre preuve de cette origine est son souci des dépenses excessives : il proteste notamment contre le coût des soins de beauté qui risque de le « ruiner », et il refuse, à la fin de la pièce, de régler le coût des violons. Il illustre la tradition des mariages arrangés, et son éloge de la demande en mariage adressée par La Grange et Du Croisy aux deux filles montre bien qu’il ne s’agit pas d’amour, mais d'intérêt : « n’est-ce pas un procédé, dont vous avez sujet de vous louer toutes deux, aussi bien que moi ? Est-il rien de plus obligeant que cela ? Et ce lien sacré où ils aspirent n’est-il pas un témoignage de l'honnêteté de leurs intentions ? »

La conception traditionnelle du mariage : Arnolphe, dans L'École des femmes, III, 2

La Grange, comédien, d'après l'estampe de Jean Sauvé sur le dessin de P. Brifart in La troupe de Molière, Frederic Hillemacher, 1869

La Grange, comédien, d'après l'estampe de Jean Sauvé sur le dessin de P. Brifart in La troupe de Molière, Frederic Hillemacher, 1869

Frédéric-Désiré Hillemacher, d’après un portrait du temps, Philibert Gassot, dit Du Croisy, comédien, 1858. Eau-forte

Or, l’interpellation de Du Croisy, « Seigneur La Grange », révèle qu’ils sont, eux, gentilshommes. Leur projet de mariage avec Cathos et Magdelon ne peut donc s'expliquer que par des raisons financières, des affaires avec Gorgibus dont les filles seront le gage, qui lui-même ambitionne un lien avec l'aristocratie. L’intérêt est donc réciproque, mais surtout, pour le père, le désir de bien marier Cathos et Magdelon, d’assurer leur avenir : « Je me lasse de vous avoir sur les bras, et la garde de deux filles est une charge un peu trop pesante, pour un homme de mon âge. »

Frédéric-Désiré Hillemacher, d’après un portrait du temps, Philibert Gassot, dit Du Croisy, comédien, 1858. Eau-forte

D’où l’autorité, exprimée par sa question au début de la scène 4, « Vous avais-je pas commandé de les recevoir comme des personnes, que je voulais vous donner pour maris ? », et affirmée ensuite avec insistance : « et pour ces Messieurs, dont il est question je connais leurs familles et leurs biens, et je veux résolument que vous vous disposiez à les recevoir pour maris ». Ce pouvoir paternel absolu se concrétise par la menace lancée à la fin de la scène : « je veux être maître absolu, et pour trancher toutes sortes de discours, ou vous serez mariées toutes deux, avant qu’il soit peu, ou, ma foi, vous serez religieuses, j’en fais un bon serment. »

Les formes de résistance
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Face à cette autorité, la résistance des deux héroïnes traduit leur souhait d’ascension sociale. C’est ce qu’exprime le regret de Magdelon dans la scène 10 : « c’est un admirable lieu que Paris ; il s’y passe cent choses tous les jours, qu’on ignore dans les provinces, quelque spirituelle qu’on puisse être ». La formule, « quelque spirituelle qu’on puisse être » est à comprendre au sens général : c’est par la vie de l’esprit que les deux filles tentent d’échapper à leur origine. C’est aussi ce que révèle leur volonté de changer de prénom, pour imiter les héroïnes de romans et les Précieuses célèbres pour leur salon, qui empruntaient leur surnom à l’antiquité. Ainsi Magdelon est devenue « Polyxène » et Cathos « Aminte », telles Mademoiselle de Scudéry se faisant appeler Sapho, et Madame de Rambouillet Arthénice…

Madeleine Béjart en 1659, dans le rôle de Magdelon. Peinture sur marbre, XVIIème siècle

Madeleine Béjart en 1659, dans le rôle de Magdelon. Peinture sur marbre, XVIIème siècle

Mais, contrairement à d’autres comédies de Molière, comme l’intrigue n’introduit aucun autre lien amoureux, la pièce ne conduit pas au triomphe de cette résistance, le triomphe de l’amour donc. Les deux gentilshommes quittent la scène et leur déclaration finale ne permet pas de supposer qu’ils réitéreront leur demande : « Maintenant, Mesdames, en l’état qu’ils sont, vous pouvez continuer vos amours avec eux, tant qu’il vous plaira, nous vous laissons toute sorte de liberté pour cela, et nous vous protestons, Monsieur, et moi, que nous n’en serons aucunement jaloux. » Enfin, vu la réaction de Gorgibus, « nous allons servir de fable, et de risée à tout le monde […]. Allez vous cacher, vilaines, allez vous cacher pour jamais », il n’est pas du tout certain qu’un avenir meilleur attende Cathos et Magdelon. 

La relation entre maîtres et serviteurs 

Le rôle du valet Mascarille
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Le valet doit, en tout, servir les intérêts de son maître : venger La Grange, tel est le rôle de Mascarille, annoncé dans la scène d’exposition. Mais, cela implique qu’il peut aussi recevoir des coups, complètement immérités ici puisqu’il a bien joué son rôle, comme c’est le cas dans la scène 13 : « MASCARILLE, se sentant battre.- Ahy, ahy, ahy, vous ne m’aviez pas dit que les coups en seraient aussi. »
Napoléon Sarony, Coquelin aîné dans le rôle de Mascarille, 1888
Cependant, nous constatons que ce même Mascarille, quand il est placé dans la position du maître, reproduit aussitôt ce comportement abusif. Ainsi, il ne se prive pas d’insulter les porteurs de sa chaise (scène 7), traités de « marauds », de « faquins », de « coquins » et de « canailles », et même de donner un « soufflet » à l’un d’eux, en refusant orgueilleusement de les payer : « Comment, coquin, demander de l’argent à une personne de ma qualité ? ». Ce refus d’un juste salaire se reproduit dans la scène 15, et nous retrouvons cette intonation méprisante du maître à la fin de la scène 11 : « Holà Champagne, Picard, Bourguignon, Casquaret, Basque, La Verdure, Lorrain, Provençal, La Violette. Au diable soient tous les laquais. Je ne pense pas qu’il y ait gentilhomme en France plus mal servi que moi. Ces canailles me laissent toujours seul. »

Napoléon Sarony, Coquelin aîné dans le rôle de Mascarille, 1888

Marotte et ses maîtresses. Mise en scène Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, Théâtre de l’Odéon, 1997

La servante Marotte
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Elle porte un prénom, diminutif de Marie, qui signale son  origine populaire. Elle aussi subit la violence méprisante de ses maîtresses, ici verbale : « Apportez-nous le miroir, ignorante que vous êtes. Et gardez-vous bien d’en salir la glace, par la communication de votre image. » Cependant, comme souvent les servantes chez Molière, elle ne se prive pas de répliquer avec énergie aux reproches adressés : « Dame, je n’entends point le latin, et je n’ai pas appris, comme vous, la filofie dans le Grand Cyre », « il faut parler chrétien, si vous voulez, que je vous entende. »

D’ailleurs, conformément à la tradition, elle se fait traiter d’« impertinente ».

Marotte et ses maîtresses. Mise en scène Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, Théâtre de l’Odéon, 1997

Des conflits au théâtre 

Molière profite aussi de la conversation entre Mascarille et les Précieuses pour dépeindre les conflits propres au monde du théâtre, en réglant ses comptes, par exemple aux comédiens rivaux de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne qui, à son arrivée à Paris, représente le théâtre officiel et tentent d’éliminer les autres troupes. Quand Mascarille en fait l’éloge, « il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses ; les autres sont des ignorants, qui récitent comme l’on parle  ; ils ne savent pas faire ronfler les vers, et s’arrêter au bel endroit ; et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien s’y arrête et ne vous avertit par là, qu’il faut faire le brouhaha ? », il s’oppose, en réalité, à la conception même de Molière, qui souhaite un jeu d’acteur naturel. 

Les spectateurs sur scène. Gravure de J. Lepautre, XVII° siècle

Un autre passage révèle les conflits qui divisent aussi les auteurs, lorsque Mascarille explique aux deux jeunes filles le comportement à adopter au théâtre : 

«  Mais je vous demande d’applaudir, comme il faut, quand nous serons là. Car je me suis engagé de faire valoir la pièce, et l’auteur m’en est venu prier encore ce matin. C’est la coutume ici, qu’à nous autres gens de condition, les auteurs viennent lire leurs pièces nouvelles, pour nous engager à les trouver belles, et leur donner de la réputation, et je vous laisse à penser, si quand nous disons quelque chose le parterre ose nous contredire. Pour moi, j’y suis fort exact ; et quand j’ai promis à quelque poète, je crie toujours : "Voilà qui est beau ", devant que les chandelles soient allumées. »

Les spectateurs sur scène. Gravure de J. Lepautre, XVII° siècle

Ces conseils montrent la façon dont les auteurs s’emploient à soutenir le succès de leur pièce, en utilisant ce qu’on appellera plus tard « la claque », ces spectateurs engagés pour applaudir, en quelque sorte sur commande. Outre le ridicule ici d’admirer bruyamment « avant que les chandelles soient allumées », c’est-à-dire avant le premier mot de la pièce, le conflit se produit au sein même du public, entre les « gens de condition », dont certains avaient même le privilège d’être assis de part et d’autre de la scène, et le « parterre », places à bas prix réservées au public populaire. Or, si le « parterre », pour la plupart sans instruction, est souvent méprisé, comme par Mascarille, Molière, lui, considère qu’il est le seul, par ses rires, à prouver la valeur d’une comédie.

Préciosité

La satire de la Préciosité 

Rappelons que, dans sa Préface, Molière se défend d’attaquer les Précieuses : «  les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. » Il souligne ainsi une caractéristique essentielle de la comédie : elle accentue les traits, elle joue sur l’exagération, jusqu’à la caricature pour mettre en évidence la critique.

Le titre fait porter la critique sur les deux héroïnes, Cathos et Magdelon, mais deux remarques sont à faire :

      Elles sont définies, dans la scène 1, comme « un ambigu de précieuse et de coquette » : ces deux aspects vont donc se mêler et devront être distingués.

        Leur préciosité est mise en valeur à travers leurs réactions face à Mascarille et à Jodelet : le premier, notamment, est aussi un représentant de ces petits marquis précieux donc se moque souvent Molière. C’est d’ailleurs cette satire qu’il confirme dans L’Impromptu de Versailles, en 1663 : « Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis d’aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

Qu'est-ce que la Préciosité ?

Le règne de l'apparence dénoncé 

Dans la mesure où la préciosité recherche une distinction, un raffinement pour lutter contre les manières encore souvent rustres et grossières, elle va, en devenant une mode sociale, imposer des codes pour l’habillement, pour la toilette de façon générale, pour les comportements. C’est en cela déjà qu’elle peut, quand il y a excès, devenir « ridicule ».

Toilette et habillement
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Un exemple en est donné par l’importance accordée par Cathos et Magdelon aux soins de beauté, que leur reproche Gorgibus : « Ces pendardes-là avec leur pommade ont je pense envie de me ruiner. Je ne vois partout que blancs d’œufs, lait virginal, et mille autres brimborions que je ne connais point. Elles ont usé, depuis que nous sommes ici, le lard d’une douzaine de cochons, pour le moins ; et quatre valets vivraient tous les jours des pieds de mouton qu’elles emploient. » (scène 3) Cet intérêt est confirmé par le reproche de ne pas respecter la mode vestimentaire, adressé par Cathos à La Grange et Du Croisy : « Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie ; un chapeau désarmé de plumes ; une tête irrégulière en cheveux et un habit qui souffre une indigence de rubans ! »  (scène 5)

Nicolas Régnier, Jeune Femme à sa toilette, 1626. Huile sur toile, 130 x 105. Musée des Beaux-Arts, Lyon 

Nicolas Régnier, Jeune Femme à sa toilette, 1626. Huile sur toile, 130 x 105. Musée des Beaux-Arts, Lyon 
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D’où l’insistance, dans la scène 9, sur l’apparence de Mascarille, qui souligne son respect de tous les canons de la mode, depuis la petite-oie – boucles et nœuds de rubans qui ornent le costume, jusqu’aux « plumes » qui garnissent le chapeau, il a déjà, à son arrivée, signalé « l’embonpoint », en passant par les « canons » qui prolongent la rhingrave – la culotte – au-dessous du genou, avec des plis de dentelle eux-mêmes enrubannés, sans oublier l’odeur des gants et de sa perruque poudrée.

La formule de Magdelon résume parfaitement la préciosité : « j’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte. »

André Bonnot dans le rôle de Mascarille, vers 1910, à la Comédie-Française

MASCARILLE.- Que vous semble de ma petite-oie  ? la trouvez-vous congruante à l’habit ?

CATHOS.- Tout à fait.

MASCARILLE.- Le ruban est bien choisi.

MAGDELON.- Furieusement bien. C’est Perdrigeon tout pur.

MASCARILLE.- Que dites-vous de mes canons ?

MAGDELON.- Ils ont tout à fait bon air.

MASCARILLE.- Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait.

MAGDELON.- Il faut avouer que je n’ai jamais vu porter si haut l’élégance de l’ajustement.

MASCARILLE.- Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat.

MAGDELON.- Ils sentent terriblement bon.

CATHOS.- Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée.

MASCARILLE.- Et celle-là ?

MAGDELON.- Elle est tout à fait de qualité ; le sublime en est touché délicieusement.

MASCARILLE.- Vous ne me dites rien de mes plumes, comment les trouvez-vous ?

CATHOS.- Effroyablement belles.

MASCARILLE.- Savez-vous que le brin me coûte un louis d’or ? Pour moi j’ai cette manie, de vouloir donner généralement, sur tout ce qu’il y a de plus beau.

MAGDELON.- Je vous assure, que nous sympathisons vous et moi ; j’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte ; et jusqu’à mes chaussettes, je ne puis rien souffrir qui ne soit de la bonne ouvrière.

Une politesse exagérée
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Si Molière invente la périphrase « voiturez-nous ici les commodités de la conversation », en imitant ainsi le langage précieux, c’est aussi une façon de mettre en relief un autre code, celui de la politesse, là encore fondé sur une distinction exagérée par rapport à ce qu'exige la simple "bienséance" de "l'honnête homme", telle l’invitation de Cathos à Mascarille : « Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous tend les bras il y a un quart d’heure, contentez un peu l’envie qu’il a de vous embrasser. » Comment ne pas sourire de cette personnification ridicule ? De même, l’entrée en scène de Jodelet donne lieu à un échange d’embrassades avec Mascarille, tout à fait excessives : « MASCARILLE.- Ah Vicomte ! - JODELET, s’embrassant l’un l’autre.- Ah Marquis ! - MASCARILLE.- Que je suis aise de te rencontrer ! - JODELET.- Que j’ai de joie de te voir ici ! MASCARILLE.- Baise-moi donc encore un peu, je te prie. » (scène 11)

La parodie du langage précieux 

Pour lire Le Dictionnaire des Précieuses de Somaize, 1660

Le langage précieux vise à s'opposer à l’expression courante, jugée trop prosaïque, voire vulgaire, dont un exemple est donné par Gorgibus quand il s’indigne : « Il est bien nécessaire, vraiment, de faire tant de dépense pour vous graisser le museau ». Et Magdelon s’écrie : « Mon Dieu, que vous êtes vulgaire ! » Mais ce serait une erreur de croire que le langage prêté par Molière à ses personnages donne une image fidèle du style précieux. Comme quand il fait parler, dans d’autres comédies, le turc, ou le latin, ou met en scène un avocat, c’est une parodie qu’il réalise, en poussant à l’extrême les choix de la préciosité, déjà par eux-mêmes chargés d’emphase.

Ainsi, il se moque de cinq caractéristiques principales :

            Les précieuses cherchent à éviter les mots populaires, qui renvoient à la bassesse de la vie quotidienne, d’abord en créant des néologismes. Elles refusent, par exemple, d’employer le mot « cul-de-sac » et inventent « une impasse », ou remplacent le mot ordinaire « manière » par le terme jugé noble « air » : « Vous devriez apprendre le bel air des choses », déclare Magdelon à son père.

        C’est aussi ce qui explique leur préférence pour les mots abstraits : « Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! », déclare Cathos à sa cousine, pour dire que l’esprit de Gorgibus ne s’intéresse qu’à des réalités matérielles. Cela devient ridicule quand l’abstraction envahit la phrase, par exemple dans la réponse de Magdelon à Mascarille : « Votre complaisance pousse, un peu trop avant, la libéralité de ses louanges, et nous n’avons garde, ma cousine, et moi, de donner de notre sérieux, dans le doux de votre flatterie. » (scène 9)

         Pour remplacer ces termes vulgaires, tout en raffinant leur langage, les Précieuses emploient des périphrases, comme Magdelon qui corrige l’expression courante de Marotte, « Voilà un laquais, qui demande, si vous êtes au logis, et dit que son maître vous veut venir voir. », en compliquant ainsi sa phrase : « Voilà un nécessaire qui demande si vous êtes en commodité d’être visibles. » Molière s’amuse à en créer à plaisir, inventant par exemple « le conseiller des Grâces » pour le miroir, avec un emprunt à la mythologie sur le modèle de « l’empire de Vulcain » pour désigner la cheminée, ou « les âmes des pieds » pour les violons, sur le modèle du « paradis des oreilles » pour la musique. Sa parodie est si réussie d’ailleurs qu’Antoine Baudeau de Somaize, dans son Dictionnaire des Précieuses ou La Clé de la langue des ruelles, paru en 1660, cite des néologismes qui ne figurent que dans la comédie de Molière !

         Pour accentuer leur volonté d’ennoblir le langage, elles se plaisent à pratiquer l’hyperbole, par des adjectifs substantivés (« ce sera du dernier beau »), ou marquant l’intensité, mis au superlatif, et renforcés par des adverbes, tel ce « furieusement » qui se multiplie dans la bouche des deux précieuses : « C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée », ou, pour louer l’odeur d’une perruque, « le sublime en est touché délicieusement », s’exclame Magdelon.

​         Enfin, Molière se moque de leur goût pour les métaphores qui s’enchaînent dans la bouche des deux héroïnes comme dans celle de Mascarille : à sa flatterie, « le mérite a pour moi des charmes si puissants, que je cours, partout, après lui », Magdelon réplique aussitôt « Si vous poursuivez le mérite, ce n’est pas sur nos terres que vous devez chasser » et Cathos renchérit « Pour voir chez nous le mérite, il a fallu, que vous l’y ayez amené. » Magdelon est beaucoup plus habile que sa cousine en la matière : à la question de Mascarille, « À quoi donc pasez-vous votre temps ? », Cathos répond simplement « À rien du tout », alors que Magdelon introduit une image : « Nous avons été jusqu’ici dans un jeûne effroyable de divertissements. »

 

Le but n’est pas tant une volonté d’éloquence que de briller dans la conversation, en faisant preuve de la vivacité et du raffinement de son esprit, alliés au sens de la répartie. Mais ce langage est tellement contourné qu’il en devient incompréhensible, comme s’il était réservé à une élite spirituelle. D’où les protestations de Marotte, ou de Gorgibus : « Je pense qu’elles sont folles toutes deux, et je ne puis rien comprendre à ce baragouin » (scène 4). Le ridicule ressort donc tout particluièrement quand Magdelon, elle, s’extasie devant le langage tarabiscoté de Mascarille : « Que tout ce qu’il dit est naturel ! Il tourne les choses le plus agréablement du monde. »

La caricature de l'amour 

La conception "précieuse" de l’amour dérive directement de la conception médiévale de l’amour courtois, à laquelle s’ajoute le désir des femmes de devenir maîtresses d’elles-mêmes en refusant le mariage arrangé. Cela entraîne une double tendance.

        D’un côté, il y a un rejet de la dimension charnelle de l’amour, qui va, parfois, jusqu’à la pruderie. Dans la pièce, cela se traduit par l’indignation de Magdelon, « La belle galanterie que la leur ! Quoi débuter d’abord par le mariage ? », et nous imaginons sa réaction horrifiée devant la réplique de Gorgibus : « Et par où veux-tu donc qu’ils débutent, par le concubinage ? »â€‹

       De l’autre, il y a une recherche de l’amour à travers la « galanterie » exigée, mais d’un amour qui doit idéaliser la femme, et qui, impose, pour conquérir son cœur, toutes sortes d’épreuves. Cette conception est illustrée par la carte du pays de Tendre, parue en 1654 dans le roman précieux de Mademoiselle de Scudéry, Clélie, Histoire romaine. Elle représente une véritable géographie du parcours amoureux, à laquelle Cathos fait d’ailleurs directement allusion : « Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la Carte de Tendre, et que billets-doux, petits-soins, billets-galants et jolis-vers, sont des terres inconnues pour eux. »

"La Carte du pays de Tendre", in Clélie, Histoire romaine de Mlle. de Scudéry, 1654

"La Carte du pays de Tendre", in Clélie, Histoire romaine de Mlle. de Scudéry, 1654
"La Carte du Royaume d’Amour", Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps, attribué à Tristan L’Hermite, 1659

"La Carte du Royaume d’Amour", Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps, attribué à Tristan L’Hermite, 1659

Mais les héroïnes de Molière vont plus loin encore, en ne distinguant plus le roman de la vie réelle, comme le révèle la protestation de Magdelon évoquant des personnages de Clélie : « Mon Dieu, que si tout le monde vous ressemblait un roman serait bientôt fini : la belle chose, que ce serait, si d’abord Cyrus épousait Mandane, et qu’Aronce de plain-pied fût marié à Clélie. »

De même, observons les deux réactions face au compliment de Mascarille, « Je vois ici des yeux qui ont la mine d’être de fort mauvais garçons, de faire insulte aux libertés, et de traiter une âme de Turc à More. Comment diable, d’abord qu’on les approche, ils se mettent sur leur garde meurtrière ? Ah ! par ma foi je m’en défie, et je m’en vais gagner au pied, ou je veux caution bourgeoise, qu’ils ne me feront point de mal. » Magdelon reprend le classement que se plaisent à faire les précieuses entre les différentes formes d’expression galante, « Ma chère, c’est le caractère enjoué », tandis  que Cathos s’écrie, « Je vois bien que c’est un Amilcar », le comparant ainsi à un autre personnage de Clélie. 

Elles sont donc « ridicules » parce qu’elles remplacent l’amour, un sentiment naturel, en quelque chose de complètement artificiel. Elles vivent ainsi dans un monde d’illusions, dans l’espoir vain de connaître les intenses péripéties que multiplient les romans précieux, énumérées par Magdelon : « Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières, et ce sont des règles, dont en bonne galanterie on ne saurait se dispenser ». (scène 4)

La satire de la prétention littéraire 

Le sous-titre du Grand Dictionnaire des Précieuses (1660) de Somaize, « La Clé de la langue des ruelles » (1660), met l’accent sur une des caractéristiques des Précieuses, leur intérêt pour la littérature qui se manifeste alors qu’elles réunissent dans les « ruelles » – c’est-à-dire autour de leur lit – de beaux esprits. Il précise d’ailleurs : « Pour être précieuse, il faut ou tenir assemblée chez soi, ou aller chez celles qui en tiennent : c’est encore une loi assez reçue parmi elles de lire toutes les nouveautés, et surtout les romans, de savoir faire des vers et des billets doux. » L’accès à la culture littéraire, pour juger des œuvres mais aussi par leur propre pratique, est, en effet, un des moyens d’affirmer leur égalité avec les hommes, et leur volonté d’éducation.

Un salon précieux : Molière, film d'Ariane Mnouchkine, 2007

Un salon précieux : Molière, film d'Ariane Mnouchkine, 2007

Molière laisse libre cours à sa satire sur ce point. Déjà, la longue tirade de Magdelon sur l’intérêt des salons trahit la préciosité puisqu’elle n’y voit que la superficialité, ce qui relève du seul snobisme mondain : « c’est que par le moyen de ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses, qu’il faut savoir de nécessité, et qui sont de l’essence d’un bel esprit. On apprend par là, chaque jour, les petites nouvelles galantes, les jolis commerces de prose, et de vers. » Les deux filles énumèrent ensuite les genres à la mode, « portraits », « énigmes », « madrigaux », avant d’en arriver à « l’impromptu » que va réciter Mascarille.

Mais cet « impromptu »  fait ressortir le ridicule, car, alors que ce genre de poème doit précisément être improvisé, celui de Mascarille a été composé « la veille ». Leur enthousiasme est donc déplacé, et leur commentaire, qui les amène à s’extasier sur sa composition porte à son comble leur ignorance : « j’aimerais mieux avoir fait ce oh, oh, qu’un poème épique ». Face aux commentaires de Mascarille, qui rendent encore plus dérisoire son impromptu, leur admiration fascinée révèle également une absence totale de goût littéraire :

L’impromptu de Mascarille, Les Précieuses ridicules, mise en scène de Gilles Rouvière, 1991

L’impromptu de Mascarille, Les Précieuses ridicules, mise en scène de Gilles Rouvière, 1991

MASCARILLE.- Mais n’admirez-vous pas aussi, je n’y prenais pas garde ? Je n’y prenais pas garde, je ne m’apercevais pas de cela, façon de parler naturelle, je n’y prenais pas garde. Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde ; c’est-à-dire je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple. Votre œil en tapinois... Que vous semble de ce mot, tapinois, n’est-il pas bien choisi ?

CATHOS.- Tout à fait bien.

MASCARILLE.- Tapinois, en cachette, il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris. Tapinois.

MAGDELON.- Il ne se peut rien de mieux.

MASCARILLE.- Me dérobe mon cœur, me l’emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur. Ne diriez-vous pas que c’est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter, Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.

MAGDELON.- Il faut avouer que cela a un tour spirituel, et galant.

Elles ne relèvent pas non plus son incapacité à réellement composer un impromptu : « Que diable est cela ? Je fais toujours bien le premier vers : mais j’ai peine à faire les autres. Ma foi, ceci est un peu trop pressé, je vous ferai un impromptu à loisir, que vous trouverez le plus beau du monde. » Bien au contraire, Magdelon trouve en lui « du galant et du bien tourné ».

C’est ce ridicule que résume le jugement ironique de Somaize : « je suis certain que la première partie d'une précieuse est l'esprit, et que pour porter ce nom, il est absolument nécessaire qu'une personne en ait, ou affecte de paraître en avoir, ou du moins qu'elle soit persuadée qu'elle en a. »

Comique

Le comique dans Les Précieuses ridicules  

Pour provoquer le rire, Molière dispose d’un double héritage, venu de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque.

  • D’un côté, il y a  l'auteur latin Plaute, qui, après le grec Aristophane,  privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois. Cette tendance est renforcée, chez Molière, par sa collaboration avec les Comédiens italiens qui mettent en scène la commedia dell’arte.

  • De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

​En unissant ces deux tendances, Molière parvient ainsi à toucher aussi bien le public populaire, celui du « parterre », que les spectateurs plus raffinés, même si certains se montrent  choqués par des effets comiques jugés de « bas niveau ». Mais surtout il s’agit pour lui de critiquer les mœurs de ceux qui ne sont guidés que par une obsession, qu’il ridiculise à plaisir, et de dénoncer certains abus de la société de son temps.

Le comique de gestes
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Au XVII° siècle les conditions de représentation dans les salles limitent le jeu des acteurs : les cabrioles et autres gambades sont plus difficiles car l’espace est réduit en raison  des tentures qui servent de décor, et, parfois, des spectateurs assis sur la scène ! Cependant Molière a joué et composé des farces. Le metteur en scène et l’acteur qu’il était ne pouvait pas renoncer aux ressorts les plus évidents du comique explicités dans les didascalies : les gifles, comme le soufflet donné par Mascarille à un porteur (scène 7), les coups, quand le porteur le menace ou ceux que lui inflige La Grange, les gestes ridicules, comme lorsque Mascarille danse seul (scène 12) ou que Jodelet et lui se montrent incapables de mener leur cavalière.

Le comique de gestes : mise en scène de Pierrot Corpel, Compagnie A, 2014

MASCARILLE, dansant lui seul comme par prélude.- La, la, la, la, la, la, la, la.

MAGDELON.- Il a tout à fait la taille élégante.

CATHOS.- Et a la mine de danser proprement.

MASCARILLE, ayant pris Magdelon.- Ma franchise va danser la courante aussi bien que mes pieds. En cadence, violons, en cadence. Oh quels ignorants ! il n’y a pas moyen de danser avec eux. Le diable vous emporte, ne sauriez-vous jouer en mesure ? La, la, la, la, la, la, la. Ferme, ô violons de village.

JODELET, dansant ensuite.- Holà, ne pressez pas si fort la cadence, je ne fais que sortir de maladie.

Une analyse du rythme des scènes nous permet d’imaginer la vie donnée à la pièce par la gestuelle. Molière ne recule pas devant un geste qui brave les bienséances comme lorsque Mascarille s’apprête à un déshabillage suggestif : « MASCARILLE, mettant la main sur le bouton de son haut-de-chausses.- Je vais vous montrer une furieuse plaie. »

Les Précieuses ridicules, mise en scène, L'Illustre Théâtre de Pézenas, 2014

Mais la pièce propose peu de didascalies. Or, les commentaires des contemporains nous apprennent que ni Molière ni ses acteurs ne reculaient devant les grimaces, mimiques outrées, gestes excessifs : « Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois », déclarait M. de Neufvillenaine à propos de Sganarelle. Le lecteur doit donc imaginer, comme le signale La Critique de l’École des femmes, « ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde », par exemple l’ahurissement de Gorgibus face aux tirades de Cathos et Magdelon à la scène 4, ou les mimiques extasiées de celles-ci devant « l’impromptu » de Mascarille. 

Les Précieuses ridicules, mise en scène par L'Illustre Théâtre de Pézenas, 2014
Le comique de mots
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Tout comme celui de gestes le comique de mots peut reposer sur des procédés simples, hérités du théâtre antique, tels les jeux sonores et les insultes, surtout quand ils s’enchaînent et sont inattendus, soit parce qu'ils visent celui qui est, en principe, d’un statut social supérieur, ou, comme dans la pièce, les accusations de Gorgibus aux deux précieuses. 

C’est le décalage, en effet, qui provoque le rire du public, comme l’explique Bergson dans Le Rire. On notera, par exemple, le décalage entre les registres de langue, dans l’échange entre Gorgibus, sa fille et sa nièce ou entre celles-ci et la servante Marotte : à leur exigence de beau langage répondent les mots déformés de Marotte : « je n’ai pas appris comme vous, la filofie dans le Grand Cyre. » Les décalages se multiplient dans la scène 9, pour parodier la préciosité. Décalage, par exemple, entre la volonté de Mascarille de vanter son « impromptu », et son commentaire  vide : « Tandis que sans songer à mal, tandis qu’innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton, je vous regarde ; c’est-à-dire je m’amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple. » Décalage aussi entre le déshabillage cocasse des deux valets par leurs maîtres au dénouement, et le ton tragique de la plainte de Mascarille : « Ô fortune, quelle est ton inconstance ! » 

Le comique de caractère
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Le comique de caractère repose aussi, comme pour les gestes et le langage, sur la notion de décalage, déclinée sur trois niveaux. Apparaît d’abord un décalage entre le personnage et son entourage. C’est le cas ici entre Gorgibus et les deux précieuses.
Mascarille et Jodelet : Pierre Brissart, Frontispice des Précieuses ridicules, édition de 1682

Puis intervient un décalage entre le comportement du personnage et les valeurs de « l’honnête homme », dont donnent la preuve les excès, d'abord ponctuels tels les embrassades et les éloges réciproques de Mascarille et Jodelet. Déjà La Grange le définissait, dans la scène 1 comme « un extravagant, qui s’est mis dans la tête de vouloir faire l’homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie, et de vers, et dédaigne les autres valets jusqu’à les appeler brutaux. » Mais Molière procède aussi à ce que l’on pourrait nommer une « cristallisation » : toute une série de détails, gestes, mots, réactions, comportements, se combinent jusqu’à constituer le noyau dur de la personnalité, excessive, dont il fait la satire. 

Mais surtout le rire s’accentue quand l’excès tourne à l’obsession, comme chez Cathos, et, encore davantage, chez Magdelon, toutes deux aveuglées par leur désir de s’identifier à des précieuses.

Mascarille et Jodelet : Pierre Brissart, Frontispice des Précieuses ridicules, édition de 1682

Le comique de situation
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Dans l’antiquité, le comique de situation repose essentiellement sur l’inversion des rapports de forces : revanche de l’esclave sur le maître, du fils sur le père, du pauvre sur le riche, du paysan sur le lettré, de la femme sur l’homme… Il s’agit de faire rire de ce que l’on respecte d’habitude, donc de démythifier un pouvoir en exorcisant la peur qu’il peut provoquer. La farce médiévale reprend ce procédé en plaçant « les puissants » dans des situations inhabituelles, en recourant à des déguisements parfois, en créant des quiproquos ou en multipliant les coups de théâtre.      

Dans Les Précieuses ridicules, même s’il n’y a pas de renversement des « puissants » à proprement parler, Molière fait reposer l’intrigue même sur un double procédé d’inversion. Par leur déguisement, les valets prennent la place des maîtres, et, au dénouement, l’irruption brutale de La Grange rétablit la situation par les coups et par le déshabillage : « C’est trop que de nous supplanter, et de nous supplanter avec nos propres habits. » Par contrecoup, les deux précieuses voient tomber les masques auxquels elles ont cru, d’où leur honte.

Le dénouement, Les Précieuses ridicules, mise en scène de Gilles Rouvière, 1991

Dénouement-GillesRouvière1991.jpg

Ainsi s’explique le rire du public. Même si l’annonce  de la situation, faite par La Grange dans la scène d’exposition, reste incomplète, il ne s’y trompe pas quand Mascarille entre en scène. Le spectateur rit donc de sa supériorité sur les « précieuses » naïves : il possède, lui, les clés de la situation dont elles sont dupes. 

Conclusion

Pour conclure sur la comédie  

Dans sa comédie, Molière a su imiter ces précieuses que lui-même a pu rencontrer dans sa fréquentation du public aristocratique. Or, dans Monsieur de Pourceaugnac, en 1669, il répond à ceux qui le blâment souvent de se laisser aller à un comique « facile » : « Ne songeons qu’à nous réjouir: / La grande affaire est le plaisir ». Tous les moyens sont donc utiles pour faire rire, car le rire est d’abord le moyen de « corriger les mœurs ». Le dénouement souligne cette correction. Il s’agit de dénoncer une littérature nocive, qui entretient les êtres dans leur illusion, au lieu de les amener à la vérité : « Et vous, qui êtes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables. » (scène 17)Mais, plus qu’une satire de la préciosité – car d’autres comédies, telle L’École des femmes en 1662, le verront réclamer lui aussi le droit des femmes à l’éducation et à la liberté du mariage –, il s’agit pour lui de ridiculiser l’affectation, la prétention illusoire à paraître ce qu’on n’est pas, le manque de naturel, comme il l’explique dans sa Préface : « les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes, qui méritent d’être bernés ; [...] ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie. » En cela, il rejoint la plupart des moralistes de son temps.

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Mais le commentaire de Mascarille, qui précède le rejet de la littérature précieuse, ouvre une autre perspective : « « Traiter comme cela un marquis ? Voilà ce que c’est, que du monde, la moindre disgrâce nous fait mépriser de ceux qui nous chérissaient. Allons, camarade, allons chercher fortune autre part ; je vois bien qu’on n’aime ici, que la vaine apparence, et qu’on n’y considère point la vertu toute nue. » Au-delà de la brève critique sociale, et du jeu de mots, entre l’expression « la vertu toute nue » et leur nudité réelle après leur déshabillage, nous y reconnaissons la fonction première du théâtre comique : créer un monde d’illusion, précisément pour dénoncer l’illusion, les « vaines apparences ».

Séquence sur Les Précieuses ridicules : parcours littéraire, explications​ d'extraits  

Séquence
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