Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, 1870 : parcours associé
Observation du corpus
Organisé autour d'un même thème, l'image de la femme et de l'amour, ce parcours propose six explications à partir d'une double orientation : Baudelaire et Bertrand font figure de "précurseurs" de l'audace dont Rimbaud fait preuve dans Illuminations, tandis qu'au XXème siècle, la liberté s'impose progressivement. Des lectures complémentaires accompagnent les poèmes étudiés, et deux études d''ensemble permettent d'approfondir, d'une part une forme, le poème en prose, d'autre part un mouvement littéraire, le surréalisme. Le lien sera souligné entre les innovations poétique et picturale. Deux écrits d'appropriation sont proposés pour permettre de concrétiser les acquis, une dissertation pour faire un bilan du parcours. Enfin une lecture personnelle doit ouvrir sur une recherche et peut donner lieu à un exposé.
Introduction
L'enjeu du parcours : "émancipations créatrices"
L'émancipation
Du latin "emancipare", formé du préfixe « ex », hors de, et d’un radical double, "manus", la main, et "capere", le verbe "prendre", ce mot renvoie à la coutume pour l’achat des esclaves, marqué par le fait de les prendre par la main, qui s’annule donc quand, affranchis, ils sortent de l’esclavage.
Cet acte juridique s’est élargi, dans le droit romain, à l’enfant mineur, qui peut être libéré de la puissance du "pater familias" - ou d’un tuteur – et qui peut ainsi gérer ses biens, acquérir des revenus, et accomplir tous les actes administratifs d’un citoyen. Le droit français a conservé cette possibilité, ouverte à partir de seize ans et un jour et décidée par un juge.
Mais le champ d’application de ce terme s’est encore élargi, pour s’appliquer à toute libération d’une domination, qu’elle soit exercée par un individu ou un groupe, par exemple la hiérarchie militaire ou une institution religieuse, et même d’une contrainte intellectuelle, psychologique, morale, consciente ou inconsciente, tel un préjugé. L’émancipation n’est alors plus dépendante de la volonté d’autrui, même si une aide peut être apportée, parfois par une simple lecture, mais dépend d’abord d’une prise de conscience et d’une volonté personnelle mise en pratique.
Cet élargissement explique que la formulation de l’enjeu choisisse le pluriel, suggérant ainsi que la liberté conquise par Rimbaud s’exerce dans de multiples domaines, aussi bien dans sa vie privée que dans son œuvre poétique.
"créatrices"
L’association de cet adjectif au mot « émancipations » sous-entend que ces multiples libérations favorisent la création ainsi rendu originale. Elles auraient nourri la poésie de Rimbaud, se libérant ainsi de toutes les contraintes héritées tant pour le choix des thèmes abordés - une transgression des normes morales et des interdits - que pour la forme adoptée, notamment en bousculant, voire en niant, les règles de la versification,.
Dans son acception première, le verbe « créer », radical du mot « création », implique, en effet, l’idée de donner l’existence en tirant du néant, d’où l’idée de nouveauté, et, en matière de production littéraire, d’originalité, de spécificité, d’entrer dans une voie jusqu’alors inexplorée. Cela conduit à élargir l’approche de l’enjeu en s’interrogeant sur la façon dont les poètes rejettent les pratiques antérieures, refusent un héritage, ce qui permettra de mieux mesurer la place occupée par Rimbaud.
Le cas de Rimbaud
Une libération progressive
Juridiquement, quand il compose les poèmes inclus dans Les Cahiers de Douai, durant l’été et l’automne 1870, Rimbaud, né le 24 octobre 1854, est encore mineur, ce qui explique d’ailleurs qu’il ait pu être arrêté pour vagabondage, et même emprisonné à Mazas, il ne doit sa libération qu’à l’intervention de son professeur, Georges Izambard, qui le reconduit chez sa mère. De plus, malgré la dépénalisation de la "sodomie" en 1791, l’homosexualité reste sous contrôle, jusqu’à un fichage sous le Second Empire – qui ne cessera qu’en 1981. Or, même si, au XIXème siècle, l’homosexualité est de plus en plus visible dans les milieux artistiques, le couple de Verlaine et de Rimbaud quitte Paris pour échapper au scandale, et son homosexualité est un facteur aggravant la condamnation de Verlaine, deux ans de prison, après qu’il a blessé Rimbaud d’un coup de revolver à Bruxelles, le 9 juillet 1873, alors même que la plainte a été retirée. Rappelons qu’encore en 1895, son homosexualité a valu à l’écrivain anglais Oscar Wilde,, une condamnation à deux ans de travaux forcés.
La remise en cause de l'héritage poétique
L’étude des poèmes des Cahiers de Douai a déjà permis d’observer les audaces du jeune poète, tant dans le choix de ses thèmes, qu’il s’agisse de dénoncer la société ou d’évoquer ses fantasmes amoureux, que dans les libertés prises avec les règles de la versification.
Ainsi, cette étude conduit à construire le parcours associé autour d’un double questionnement :
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Rimbaud, certes, se libère de bien des contraintes, mais il a d’illustres précurseurs qui, eux aussi, apportent la preuve que la volonté de liberté soutient la création. Déjà les jeunes romantiques, au début du siècle, se sont livrés à bien des provocations, rompant à la fois avec la tradition classique, par exemple en brisant « le grand niais d’alexandrin » comme le réclame Hugo, ou en mêlant avec audace le « sublime et le grotesque ». Un mouvement est lancé, quit se poursuit dans la seconde partie du siècle, et Rimbaud y puise une partie de son inspiration.
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Les « émancipations créatrices » ne s’arrêtent pas avec Rimbaud. La fin du siècle, avec ceux qui se revendiquent comme « Décadents », voit se poursuivre les recherches d’un renouvellement poétique, aussi bien dans les thèmes que dans l’expression. Le parcours s’attachera à observer quelques formes de ces libertés influençant profondément la poésie, et qui se donnent libre cours dans la première moitié du XXème siècle.
Pour faciliter cette double approche, nous l’élaborons à partir d’un même thème, observé dans Les Cahiers de Douai, la représentation de la femme et de l’amour.
Lecture cursive : Victor Hugo, Les Orientales, 1829, préface
Pour lire le texte
On cite souvent, comme preuve de la volonté romantique de s’affranchir la préface de Cromwell, datant de 1827, où il l’applique au drame, en l’opposant à la tragédie classique, émancipation confirmée par les réactions indignées du public en 1830, lors de la « bataille d’Hernani ». Mais il affirme cette même volonté de liberté dans la poésie, comme dans cette préface de son recueil des Orientales, paru en 1829, qu’il revendique fièrement dans « Réponse à un acte d’accusation », poème des Contemplations (1856) : « Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, / Je fis souffler un vent révolutionnaire. / Je mis un bonnet rouge a vieux dictionnaire. / Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! / Je fis une tempête au fond de l’encrier ».
Dans cette préface des Orientales, Hugo proclame une double liberté :
D’abord, « tout est sujet », c’est-à-dire qu’il n’y a plus lieu d'exclure des thèmes, jugés indignes de la poésie, ni même de séparer le sublime du vulgaire, le tragique du grotesque. Par une image saisissante, il illustre ce droit absolu du poète à la liberté : « L’art n’a que faire des lisières, des menottes, des bâillons ; il vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu. »
Ensuite, puisque le poète a ainsi le droit de faire « ce qui lui plaît », il peut aussi choisir la langue adoptée pour créer, et Hugo, en multipliant les hypothèses, lui ouvre toutes les possibilités, depuis les plus extrêmes, « qu’il écrive en prose ou en vers », « qu’il soit antique ou moderne », jusqu’aux tonalités puisqu’il peut habiller « sa muse » comme il le souhaite : « qu’elle se drape de la colocasia ou s’ajuste la cotte-hardie. »
Ainsi, sa conclusion est catégorique, « Le poëte est libre », et son injonction finale, « Mettons-nous à son point de vue, et voyons », invite le lecteur à suivre le poète afin de juger, non sur des normes, des principes et des règles, mais sur la création elle-même : « comment vous avez travaillé », c’est sur ce point que se juge le poète.
Lecture cursive : Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, 1873, « Délires II », "Alchimie du Verbe", extraits
Pour lire le texte
Une Saison en enfer porte une date, avril-août 1873, en fait celle de son achèvement, alors que Rimbaud est retourné dans la ferme familiale de Roche après avoir été blessé par Verlaine. Mais l’œuvre, un long poème en prose dans lequel s’insèrent des poèmes versifiés, a été commencée lors de cette « saison » aux côtés de Verlaine, reprenant aussi, comme dans la section intitulée « Délires II », des textes composés dès 1870, en écho à la première des neuf sections, « Jadis, si je me souviens bien », qui annonce, tel un prologue, ce que Verlaine qualifie d’« autobiographie psychologique », même si les dernières sections révèlent un élan vers l’avenir. Il y insiste, d’ailleurs, sur le rôle de cette œuvre, faire une sorte de bilan personnel et poétique après l’épisode douloureux de sa liaison avec Verlaine : « rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. » Ce prologue se termine sur une adresse à « Satan » qui justifie aussi le titre : « je vous détache des quelques hideux feuillets de mon carnet de damné », qui se retrouve aussi dans le titre d’une section, « Nuit de l’enfer » et dans le qualificatif « L’époux infernal » appliqué à Verlaine dans « Délires I ».
La section « Délires II », entrecoupée de poèmes versifiés (ici supprimés) est, elle, consacrée à l’art poétique : Rimbaud y retrace ses apprentissages, sa quête pour faire de « l’or poétique ».
Première partie (des lignes 1 à 20)
L’ouverture de la section traduit cette plongée dans son « histoire », confirmée par l’indice temporel, « Depuis longtemps », et les verbes au passé. Il met ainsi en évidence, le temps de l’enfance, avec l’imparfait, « Je me vantais », « J’aimais », « Je rêvais », avec des énumérations de ses goûts, qu’il résume à la fin : « je croyais à tous les enchantements », terme déjà révélateur de son désir de métamorphoser le réel.
Le passé simple marque une première étape, le détachement de cet état d’enfance, avec la recherche sur les « voyelles », découverte d’un « verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens ». Mais la quête n’est pas encore aboutie : elle n’est encore qu’« une étude », mais déjà présentée comme un véritable bouleversement.
Deuxième partie (des lignes 21 à 32)
Il dépeint ensuite ce qu’il nomme, dans ses lettres à Izambard et à Demeny, ses « visions », ici qualifiées d’« hallucination », en soulignant le lien entre la voyance et la langue destinée à l’exprimer, « l’hallucination des mots ». Mais cette véritable création est aussi la traversée d’un terrible enfer : il tombe victime d’une « lourde fièvre ».
Troisième et quatrième parties (des lignes 33 à 41
Cette « fièvre » est décrite dans les deux brèves parties suivantes, qui développent l’image de la chaleur à travers des décors variés, jusqu’à l’interpellation de ce « général », dont le brouillon manuscrit révèle qu’il est le soleil, auquel il réclame un bombardement. Il peut ainsi un état de fusion avec le « soleil, dieu de feu » : « je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. »
Cinquième partie (des lignes 45 à 65)
La fin du poème illustre cette métamorphose, qui revêt un double aspect. « Je devins un opéra fabuleux » image la volonté « créatrice » d’un art total, qui s’associe à une « émancipation » : « La morale est la faiblesse de la cervelle. »
Une page du manuscrit d'Une Saison en enfer
Mais à quoi conduit cette quête ? Est alors repris le terme qui ouvrait le poème : il sombre dans ce qu’il qualifie de « folie », avec insistance, « folie qu’on enferme », jusqu’à s’approcher de la mort, « J’étais mûr pour le trépas », en vivant cet « enfer » formulé dans le titre de l’œuvre : « J’avais été damné par l’arc-en-ciel », c'est-à-dire par cette création née du soleil après la pluie. Pour « distraire les enchantements assemblés sur [s]on cerveau », il n’envisage alors que deux voies : « voyager », peut-être une allusion à sa fuite en compagnie de Verlaine, et « la croix consolatrice », un retour à la foi du Christ, le sacrifice donc de sa quête d’absolu, alors remplacée par la volonté de trouver le bonheur dans la vie réelle et non à travers l’art : « Le Bonheur était ma fatalité », déclare-t-il, ce que confirme le poème qui suit ce passage : « J’ai fait la magique étude / Du bonheur qu’aucun n’élude ».
La conclusion (ligne 66)
Ainsi, la conclusion de cette section affirme un renoncement : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté », affirmation que le manuscrit élucide : « Je hais à présent les élans mystiques et les bizarreries de style. / Maintenant je puis dire que l’art est une sottise. »
Ces phrases sonnent comme un adieu, d’ailleurs titre de la dernière section de l’œuvre, longtemps considérée comme une sorte de testament expliquant les choix ultérieurs d’existence de Rimbaud. Mais est-ce vraiment le cas ? En 1878, Verlaine est en possession du recueil des Illuminations, mais les critiques littéraires ne sont pas d’accord sur la date de composition, durant le séjour du couple en Angleterre ou après Une Saison en enfer… Cela reste incertain.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, éd. 1868, section « Les fleurs du mal », CXXXIX :« Allégorie »
Pour lire le poème
L’héritage chrétien a mis en place une double image de la femme : d’un côté, il y a Ève, la séductrice, à la source du péché qui exclut l’humanité du paradis terrestre, de l’autre il y a Marie, la mère du Christ qui intercède en faveur des pécheurs.
À ce symbolisme, la littérature médiévale joint un autre aspect : la « dame », la suzeraine à laquelle se soumet le chevalier pour conquérir son amour.
En "s'émancipant" de cet héritage, les Romantiques le renouvellent doublement :
d’abord par un emprunt aux mythes antiques, notamment celui d’Orphée, le poète animé par son amour pour Eurydice au point d’aller la rechercher aux enfers, la femme étant alors assimilé à la « muse » et à « l’ange » ; mais aussi celui de l’androgyne relaté dans Le Banquet de Platon, qui fait de la femme « l’âme-sœur », le double originel dont l’homme, suite à une faute, a été séparé.
ensuite en raison de leur révolte contre les normes morales imposées par la société, « Éve », la femme pécheresse, se trouve réhabilitée, et de nombreux auteurs, tel Dumas dans La Dame aux Camélias, formulent un éloge de la prostituée.
Ainsi, Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, dépeint à plusieurs reprises la femme dans ce rôle de muse comme dans « Parfum exotique », mais aussi réhabilite toutes ces « femmes damnées » que la société condamne, notamment dans la section qui reprend le titre du recueil, telle la prostituée dans « Allégorie », titre qui nous invite à dépasser le portrait brossé.
Un portrait élogieux
La beauté
Dès le premier vers, « C’est une femme belle », sa beauté est mise en valeur par les [e muets] prononcés, soulignant son unicité, puis reprise avec insistance par la généralisation, « la beauté du corps est un sublime don », lui ajoutant ainsi une connotation religieuse.
Le second hémistiche du premier vers, « et de riche encolure », introduit ce qui fonde cette beauté, une sorte d'animalité illustrée par son port de tête, mais son allure générale traduit toute sa dignité avec l'éloge de « ce corps ferme et droit la rude majesté. / Elle marche en déesse ».
Puis, il détaille, comme le faisaient les blasons médiévaux, les aspects les plus séduisants, ses longs cheveux, puisqu’elle « laisse dans son vin traîner sa chevelure », une poitrine opulente, comme le montre l’image de « ses bras ouverts, que remplissent ses seins », et un regard séducteur, irrésistible : « Elle appelle des yeux la race des humains ».
La sensualité
Sa condition de prostituée est suggérée dès le début du poème, avec la mention du « vin », mais surtout des « griffes de l’amour » et des « poisons du tripot », évocations des maisons closes où les femmes se livrent au désir des hommes, parfois violent, à l’alcool, voire aux drogues. Nous retrouvons ici l’exotisme à la mode depuis la traduction des Mille et une Nuits (1704-1717) par Antoine Galland, avec la peinture des fastes orientaux et des femmes offertes aux hommes. Ainsi, lorsqu’elle s’allonge, cette femme si majestueuse devient lascive, elle « repose en sultane », entièrement livrée aux hommes : « Elle a dans le plaisir la foi mahométane ».
Henri de Toulouse-Lautrec, Salon de la rue des Moulins, 1894-95. Huile sur carton, 111,5 x 132,5 Musée Toulouse-Lautrec, Albi
La prostituée réhabilitée
Une orgueilleuse puissance
La vie de cette femme, « vin », « amour » vendu, « tripot », est, certes, moralement scandaleuse ; cependant, aucune de toutes ces terribles réalités ne semble l’atteindre, comme le suggère la métaphore minérale, accentuéepar l’allitération imitative en [ s ] : « Tout glisse et tout s’émousse au granit de sa peau. » Cette puissance est ensuite développée par la double allégorie : « Elle rit à la Mort et nargue la Débauche / Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, / Dans ses jeux destructeurs ». Baudelaire joue ici pleinement sur le rythme, avec le jeu sur les [ e muets ], tantôt pour accentuer des mots, le verbe « nargue » ou l’appellation de « monstres », tantôt, au contraire, pour illustrer la disparition promise par l’élision « gratte et fauche » ; l’aspect terrible de ces deux allégories est aussi amplifié par la rudesse des consonnes, le [ g ], les dentales, [ t ] et [ d ], soutenues par l’allitération en [ r ]. Rien ne paraît donc l’effrayer, comme si la vie qu’elle mène l’avait, finalement, préparée au pire.
Une sanctification
La fin du poème va encore plus loin dans la réhabilitation, car Baudelaire lui prête, par la répétition, « Elle croit, elle sait », sa propre certitude, l’idée que l’accès au paradis est ouvert à cette femme. La périphrase, « cette vierge inféconde », en effet, la rapproche de Marie, même si elle n’a pas donné naissance au Christ, car « ses bras ouverts » offrent à ses amants l’oubli de leurs souffrances, d’où le constat : elle est « pourtant nécessaire à la marche du monde. » Baudelaire nous rappelle ainsi le récit dans l’Évangile de Luc (7, 36-50), le pardon que le Christ accorde à la prostituée qui s’est jetée à ses pieds : « ses péchés, ses nombreux péchés, sont pardonnés, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. »
Paul Véronèse, Le Repas chez Simon le pharisien (détail), vers 1560. Huile sur toile, 315 x 451. Galleria Sabauda, Turin
Ainsi s’explique la conclusion, qui fait de sa beauté « un sublime don / Qui de toute infamie arrache le pardon », donc lui promet le paradis, « Elle ignore l’Enfer comme le Purgatoire ». La comparaison, qui soutient cette promesse, mise en valeur par l’enjambement, lui rend ainsi toute son innocence : « Et quand l’heure viendra d’entrer dans la Nuit noire, / Elle regardera la face de la Mort, / Ainsi qu’un nouveau-né ». Marquée par la rupture du tiret, la double négation finale, « – sans haine et sans remord » (orthographe modifiée pour respecter la régularité de la rime avec « Mort »), montre à quel point Baudelaire marque son opposition au jugement social, le blâme de la prostitution destiné à imposer la honte à celle qui s’y livre.
CONCLUSION
Baudelaire n’a jamais caché sa fréquentation des prostituées, dont il donne fréquemment l’image dans Les Fleurs du Mal comme dans Le Spleen de Paris. En cela, il poursuit cette "émancipation" de la morale entreprise par les romantiques, mais de façon originale, non pas par la versification, des alexandrins aux rimes suivies, mais par le recours à l’allégorie qui permet au poète, tel un dieu dans sa "création", de lui accorder une véritable rédemption.
Lecture cursive : Arthur Rimbaud, Poésies, « Les Mains de Jeanne-Marie », 1872, du vers 33 à la fin
Pour lire le poème
Ce poème de Rimbaud, daté de 1872 et constitué de seize quatrains d’octosyllabes aux rimes croisées, est construit en trois étapes.
Les six premiers formulent une suite de questions, autant d’hypothèses pour définir la nature de ces « mains », plus particulièrement leur double image, contradictoire : « Mains sombres que l’été tanna, / Mains pâles comme des mains mortes. » Rimbaud se souvient d'un poème de Gautier, maître de « l’art pour l’art » qu’il admire, « Étude de mains », dans lequel il dépeignait un moulage vu chez un sculpteur, la main blanche « d’Aspasie », une courtisane, ou de « Cléopâtre », opposée à l’horreur de « la main coupée / De Lacernaire l’assassin », naturalisée.
Le tiret du vers 25 marque une rupture : il introduit deux quatrains dans lesquels les négations excluent deux hypothèses qui expliqueraient cette apparence contrastée.
Les huit derniers quatrains apportent une réponse, en rétablissant la vérité sur ces mains, avant que les deux derniers ne les interpellent en un discours exalté. C’est sur ce passage que porte la lecture.
Auguste Rodin, La Cathédrale, 1908. Pierre, reproduction en bronze, 64 x 29,5 x 31,8. Musée Rodin, Paris
Des mains puissantes (vers 33-48)
Par la qualification de « ployeuses d’échines » et par les comparaisons, soutenues par l’exclamation, Rimbaud met en évidence la puissance de ces mains : « Plus fatales que des machines, / Plus fortes que tout un cheval ! » Mais l'absence de nocivité affirmée est paradoxale, « Des mains qui ne font jamais mal », car leur action évoque ensuite la violence, des brasiers allumés, « Remuant comme des fournaises », allusion à celles alors nommées "pétroleuses" en raison des incendies provoqués, aux « frissons » de peur suscités par la lutte révolutionnaire, « Leur chair chante des Marseillaises », et même elles promettent la mort, « Ça serrerait vos cous, ô femmes / Mauvaises, ça broierait vos mains, / Femmes nobles ».
Lefman, La Barricade, vers 1885. Lithographie d’après Bertall
C’est que leurs actions violentes ont un noble but. Elles font sortir les femmes de leur rôle traditionnel, consacrée à la prière en récitant des « Eleisons », ou à la séduction, quand elles sont « pleines de blancs et de carmins », pour entretenir leur peau. Bien au contraire, c’est un autre amour qui les guide, bien loin de la passivité des « brebis », allusion à la soumission attendue des femmes :« L’éclat de ces mains amoureuses / Tourne le crâne des brebis ! » L’image, en jouant sur les synesthésies, associant la vue et le goût, les illumine avec l’image du « rubis », qui associe le rouge de l’amour au sang versé pour la conquête de la liberté, qui devient alors le bijou porté par ces femmes du peuple : « Dans leurs phalanges savoureuses / Le grand soleil met un rubis ! »
La double teinte (vers 49-56)
Les deux quatrains suivants justifient alors le double aspect de ces mains, « brunes » et « pâles », posé au début du poème. Ce sont, certes, celles des femmes du peuple, de la « populace » à la peau hâlée, et nous comprenons alors que Rimbaud décrit ici les femmes qui, tant lors de la Révolution de 1789 que lors de la Commune, ont participé aux luttes : « Sur le bronze des mitrailleuses / À travers Paris insurgé ! » Par ses exclamations successives, Rimbaud leur rend un vibrant hommage car c’est lui qui se cache derrière ce « Révolté fier » qui s’incline sur cette « tache », sur le dos de cette main hâlée, comme jadis l’homme s’inclinait sur le mamelon brun de leur « sein ».
Mais elles sont, de ce fait, tout aussi « merveilleuses », adjectif accentué par l’apposition, car leur pâleur vient , non pas de leurs crèmes de beauté, mais de la mort qu’elles risquent par leur combat pour la liberté : « Au grand soleil d’amour chargé ». , ça broierait vos mains, / Femmes nobles ».
Une invocation exaltée (du vers 57 à la fin)
L’exaltation est marquée par l’interjection « Ah ! » qui ouvre l’invocation, inscrite dans la tonalité lyrique : « ô Mains sacrées ». Elles sont sanctifiées par les arrestations qui ont suivi la Semaine sanglante de la Commune, du 21 au 28 mai, en les contraignant à porter aux poignets, transformés en « poings » illustrant leur combat, « une chaîne aux clairs anneaux ». Mais c’est précisément ce qui vaut à leurs « Mains », amplifiées par la majuscule, les hommages réaffirmés car elles ont transmis le goût de la révolte présentée comme éternelle : « […] Mains où tremblent nos / Lèvres jamais désenivrées. »
Ainsi, le dernier quatrain est un ultime cri de protestation du jeune poète, masqué par le pluriel, « nos êtres », quand il évoque les coups violents reçus par ces femmes victimes : « […] quelquefois, / On veut vous déhâler, Mains d’ange, / En vous faisant saigner les doigts ! »
Jules Girardet, Arrestation de Louise Michel, 1871. Huile sur bois, 45 x 37. Musée d’Art et d’Histoire de Saint-Denis
Pour conclure
Le prénom dans le titre de ce poème conduit forcément à lire ce poème en s’interrogeant sur l’identité de cette femme. En la caractérisant par ses seules « mains », Rimbaud construit une réponse progressive, jouant sur une opposition : « mains » halées car c’est une femme du peuple, qui n’utilise pas les artifices des femmes du monde pour blanchir leur peau, mais « mains » blanches car elle se trouve ainsi comme purifiée, sanctifiée, en risquant la mort par son combat révolutionnaire. Cette femme est donc un exemple de toutes celles qui, pendant la Commune, ont réclamé « l’émancipation » du peuple, en offrant ainsi leur exemple au jeune Rimbaud pour nourrir sa « création » poétique. Peut-être pouvons-nous voir aussi, dans ce double prénom, le souvenir d'une autre héroïne combattante, Jeanne d'Arc, associé à celle qui illustre la sainteté, Marie, mère du Christ.
Étude d’ensemble : le poème en prose
Dès la fin du XVIIIème siècle, avec la progression de la notion d’« âme sensible », les écrivains, tels Rousseau, dans Les Rêveries du promeneur solitaire, ou Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, ont commencé à donner à leur écriture en prose une tonalité poétique.
Mais c’est Aloysius Bertrand (1807-1841) qui inaugure le poème en prose dans son recueil posthume, Gaspard de la nuit : Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, paru en 1842. Il ouvre ainsi la voie à Baudelaire, qui, en 1862, dans une lettre à Arsène Houssaye à propos du Spleen de Paris, intitulé plus tard Petits Poèmes en prose, reconnaît cet héritage :
J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
Illustration pour le frontispice de Gaspard de la nuit
Cette appellation, en forme d’oxymore, définit ce genre littéraire original. Il "s’émancipe" des contraintes de la versification : plus de règles métriques, plus de strophes, ni d'exigences sur les rimes. Le plus souvent, les strophes sont remplacées par des paragraphes, de longueurs variées, mais qui, parfois, laissent apparaître en leur sein des vers, par exemple, l’alexandrin ou le décasyllabes. De même, il est possible d’y reconnaître des reprises sonores, à la façon de rimes intérieures. La "créativité" poétique porte donc principalement sur les rythmes, sur les sonorités, mais aussi privilégie les images, comparaisons et métaphores. Le poète cherche avant tout à surprendre le lecteur et à l’émouvoir.
À la suite de Baudelaire, le poème en prose, est pratiqué, à la fin du siècle, par de nombreux poètes, au premier rang desquels Rimbaud dans Illuminations, mais aussi Charles Cros, Mallarmé, Tristan Corbière… Il ouvre la voie à toutes les "émancipations" qui, au XXème siècle, feront éclater la langue poétique, dans son contenu comme dans sa forme.
Aloysius Bertrand, Gaspard de la nuit : fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, 1842, livre III, « La Nuit et ses prestiges » - VII, « Un Rêve »
Pour lire le poème
Aloysius Bertrand, s’inscrivant dans le mouvement romantique, en reprend les thèmes favoris, le goût pour le moyen-âge, ses personnages et ses légendes, le gothique du romantisme noir, avec ses ruines, ses cimetières et ses châteaux sinistres, et l’alternance du rêve mélancolique et du cauchemar. Le recueil comporte six livres, soient cinquante et un poèmes, complétés par quelques « pièces détachées ». Son titre en annonce d’emblée les caractéristiques, des « fantaisies », c’est-à-dire la plus grande liberté dans le choix des sujets et des tonalités mais aussi la volonté d’une création picturale, avec la double référence à Rembrandt et à Callot, explicitée d’ailleurs dans sa Préface.
Rembrandt est le philosophe à barbe blanche qui s’encolimaçonne en son réduit, qui absorbe sa pensée dans la méditation et dans la prière, qui ferme les yeux pour se recueillir, qui s’entretient avec des esprits de beauté, de science, de sagesse et d’amour, et qui se consume à pénétrer les mystérieux symboles de la nature. — Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron et grivois qui se pavane sur la place, qui fait du bruit dans la taverne, qui caresse les filles de bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et par son escopette, et qui n’a d’autre inquiétude que de cirer sa moustache.
Ainsi, plusieurs poèmes empruntent leur thème à la peinture flamande propre à Rembrandt, qui donne d’ailleurs son titre au premier livre, « L’école flamande », avec ses jeux de lumière, tandis que d’autres retrouvent davantage les traits des eaux-fortes de Callot et son goût pour la caricature. Plusieurs poèmes sont accompagnés des dessins qu’il avait prévus, comme « Un Rêve », dans le livre III, intitulé « La Nuit et ses prestiges ».
La citation de Rabelais en exergue souligne les mystères du rêve, dont le poème déroule d’abord, en trois paragraphes, les étapes chronologiques, avant de faire un gros plan sur les personnages du récit et sur une image du rêveur.
Illustration pour "Un Rêve", eau-forte. Gallica, BnF
1ère partie : le récit du rêve (du début à la ligne 12)
La structure du rêve
Le récit suit une chronologie nettement marquée par les indices temporels. Il s’ouvre par la courte mention du moment, le temps habituel pour « un rêve » : « Il était nuit. » Puis viennent les trois étapes avec les adverbes, « d’abord », « ensuite », « enfin », et l’anaphore, « Ce furent ». L’ensemble est scandé par un refrain, placé entre tirets, lui aussi construit : il commence par les visions, « ainsi j’ai vu , ainsi je raconte », puis évoque les perceptions auditives, « ainsi j’ai entendu, ainsi je raconte », avant de formuler le sort des personnages : « « ainsi s’acheva le rêve, ainsi je raconte ». Le parallélisme permet au narrateur d’affirmer la vérité de son récit en transformant paradoxalement les images du rêve, qui relèvent de l’imaginaire, en des faits réels. Enfin, les trois étapes de ce récit sont elles-mêmes ponctuées de tirets qui, comme pour remplacer les vers, détachent, dans chaque paragraphe, les trois éléments de la description, comme pour reproduire la façon dont, dans un rêve, les faits se juxtaposent de façon souvent erratique.
Premier paragraphe : le cadre spatio-temporel
Le récit nous plonge dans un cadre spatio-temporel médiéval, identifiable par la dimension religieuse, avec « l’abbaye », et la mention du « Morimont », nom de l’abbaye où vivaient alors des moines, étymologiquement « mori mundo » en latin, c’est-à-dire « mourir au monde » pour illustrer leur isolement, mais aussi de la place où se faisaient, à Dijon, les exécutions publiques, sur la roue, sur l’échafaud ou le bûcher, jusqu’au XIXème siècle.
Le supplice de la roue, XVIIème siècle. Estampe, musée d’Unterlinden, Colmar
Mais, comme le voulait le romantisme dit "noir" inspiré du roman gothique anglais de la fin du XVIIIème siècle, la description s’emploie à rendre ces lieux à la fois mystérieux et effrayants, déjà par le moment choisi, la « nuit », avec « la lune », astre traditionnellement maléfique et qui semble ici agir pour dégrader le bâtiment : « une abbaye aux murailles lézardées par la lune ». Puis nous quittons le cadre urbain pour passer brutalement à « une forêt percée de sentiers tortueux », qui cache donc des menaces et où l’on peut se perdre. Enfin, le décor s’anime, mais sans que nous ne voyions les êtres humains, seulement, par métonymie, leurs vêtements toujours médiévaux : « le Morimont grouillant de capes et de chapeaux », avec un verbe qui donne l’impression d’une foule animale. L’association des sonorités, le [ R ], le [ t ] et le [ p ], contribue à renforcer cette vision qui, plus qu’un « rêve », annonce un cauchemar.
Deuxième paragraphe : des exécutions
Trois sons accompagnent ces images, en écho à chaque élément du décor, qui accentuent l’effroi en précisant la situation, en mettant face à face à chacune des trois étapes les exécuteurs et leur victime : il s’agit bien d’une exécution telle qu’elle se pratiquait au moyen-âge.
Ainsi, est d’abord entendu « le glas funèbre d’une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d’une cellule », annonce de la mort soulignée par la répétition de l’adjectif « funèbre », attribué d’une part au « glas », qui rappelle la place de la religion, d’autre part aux « sanglots » du condamné enfermé dans une « cellule » de l’abbaye. L’Église joue, en effet, un rôle important dans l’institution judiciaire.
Puis, au centre du paragraphe, nous retrouvons la forêt, personnifiée, comme si elle participait à cette marche vers la mort : « dont frissonnait chaque feuille le long d’une ramée » L’allitération en [ f ] imite ce frémissement face, d’une part, aux « cris plaintifs » du coupable promis à la mort, d’autre part à ceux qui se réjouissent par avance de cette mise en mort, l’allitération en [ R ] faisant résonner leurs « rires féroces ».
Enfin, la dernière évocation nous fait changer d’époque, mais toujours en lien avec le rôle de l’Église : les « pénitents noirs » formaient une confrérie chargée, à l’issue du concile de Trente (1546-1563), d’apporter son assistance aux condamnés en assurant le salut de leur âme. Cagoulés et vêtus de noirs, ils portaient des cierges et des flambeaux, et c’est cette procession terrible que suggère ici le son assourdi : « les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice. »
Procession de la confrérie de pénitents noirs pendant la Semaine sainte à Séville
Troisième paragraphe : les personnages suppliciés
Il marque le dénouement, en mettant en scène trois personnages, tous condamnés et toujours en lien avec les lieux, et qui tous vont soutenir l’impression d’effroi tout en provoquant l’émotion. Le premier se rattache, en effet, à l’abbaye, « un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants », avec des sonorités sifflantes et chuintantes comme pour reproduire le bruit du feu. Puis, au sein de la forêt, le pathétique s’accentue par l’image des derniers soubresauts de la victime : « une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d’un chêne ». C’est alors que nous apprenons que le poète-narrateur ne s’est pas contenté d’observer ce rêve, mais qu’il y a lui-même joué un rôle puisqu’il faisait partie des condamnés, vivant une autre forme de supplice. L’horreur alors vécue est illustrée par son portrait, soutenu par les allitérations des consonnes liquides [ l ] et [ R ] : « et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue. »
2ème partie : un double dénouement (de la ligne 13 à la fin)
Le contraste entre les deux derniers paragraphes, marqué par le connecteur, « Mais », oppose les personnages inscrits dans le contexte médiéval au narrateur, le poète figurant dans son rêve.
Quatrième paragraphe : au-delà de la mort
Ce paragraphe révèle les distorsions temporelles propres au rêve. Tout se passe comme si le nom des personnages apparaissait soudainement, mais sans que ne soit vraiment expliquée la raison de leur condamnation : « Dom Augustin », le prieur défunt » et « Marguerite, que son amant a tuée ». Étaient-ils même coupables ? Avec les verbes au futur, la projection, semble dire le contraire, car elle contredit les images horribles antérieures. Ainsi, alors même qu’il a été tué sur le bûcher, le prieur a droit à des funérailles solennelles : il « aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente », c’est-à-dire illuminée par les cierges. Quant à la jeune femme, elle se trouve totalement réhabilitée, comme purifiée par sa mort, l’allitération en [ s ] adoucissant parallèlement les sonorités : elle « sera ensevelie dans sa blanche robe d’innocence, entre quatre cierges de cire. » Tout se passe comme si, pour échapper à l’angoisse insupportable de son cauchemar, l’inconscient du rêveur avait trouvé un mode d’apaisement.
La chapelle ardente de la reine Anne de Bretagne, sa messe de funérailles (1514). BnF
Dernier paragraphe : le narrateur
Quant au rêveur, nous revenons sur le passé de son récit ; alors qu’il était sur le point d’être roué de coups, il échappe au supplice, en une rupture brutale « Mais moi, la barre du bourreau s’était, au premier coup, brisée comme un verre ». En même temps, toutes les images effrayantes s’effacent, comme si l’horreur était lavée par une pluie providentielle, dont les hyperboles traduisent la puissance quasi magique : « les torches des pénitents noirs s’étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s’était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides ». La dernière proposition confirme cet effacement, en ouvrant l’image d’un sommeil plus paisible : « et je poursuivais d’autres songes vers le réveil. »
CONCLUSION
Ce poème illustre parfaitement l’objectif du poème en prose : conserver ce qui définit la poésie, mais sans que la création ne soit entravée par les règles de la versification. Aloysius Bertrand met en œuvre, en effet, les jeux sur les rythmes, avec des parallélismes et des reprises en écho, et les sonorités pour illustrer l’atmosphère de ce qui, plus qu’un rêve, ressemble à un cauchemar, qu’il fait ainsi partager à son lecteur. Il montre aussi la puissance de l’imagination, en annonçant ces « visions », ces « hallucinations » que recherchera Rimbaud. Ce récit lui permet d’abolir, en effet, les frontières spatiales, entre la ville et la forêt, mais aussi temporelles, en plongeant dans le passé et en brisant le cours logique des événements, finalement les frontières entre le « rêve » et la réalité.
Lectures cursives: deux poèmes en prose
Pour lire le poème
Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869, XI, « La Femme sauvage et la Petite- Maîtresse »
Reconnaissant l’influence d’Aloysius Bertrand, Baudelaire rédige entre 1857 et 1864, une quarantaine de poèmes en prose, qu’il fait paraître dans des journaux et revues littéraires, pour lequel il prévoyait un recueil intitulé Le Spleen de Paris. Mais ce recueil de, finalement, cinquante poèmes, établi par Charles Asselineau et Théodore de Banville, est publié de façon posthume, sous le titre Petits Poèmes en prose.
Le titre, « La femme sauvage et la petite-maîtresse », ressemble à certains titres de fables : il met en relation deux personnages, pour les opposer ou les associer, et le poème se présente d’ailleurs comme un apologue. Les deux premiers paragraphes introduisent, en effet, le discours adressé par le poète à sa maîtresse, dont le qualificatif péjoratif, « petite-maîtresse », souligne la coquetterie, les manières affectées et prétentieuses. Puis, pour justifier ce discours, il développe une description qui, en cinq paragraphes, invite la jeune femme à observer une « femme sauvage » enfermée dans une « cage de fer » tel un animal dans un zoo. Les quatre derniers paragraphes font figure d’une "morale", dans laquelle le poète explicite la comparaison entre les deux femmes et son jugement sévère initial.
1ère partie : la "petite-maîtresse" (du début à la ligne 8)
Le poème s’ouvre sur une interpellation qui, quoique polie, met en valeur le jugement sévère du poète : « Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié ». Il lui reproche, ses « soupirs » incessants, ridiculisés par l’interprétation proposée en deux comparaisons particulièrement insultantes : « on dirait, à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets. » Il la rabaisse en effet, d’une part en la vieillissant, d’autre part en l’associant à une extrême misère.
L’antithèse marquée par le connecteur « mais », soutenue par la négation restrictive dans le deuxième paragraphe, démasque la fausseté de tels soupirs poussés par cette femme bien différente de celles qui, au XIXème siècle, sont réduites à la famine. Vivant dans le luxe, dans « la satiété du bien-être et l’accablement du repos », elle devrait avoir des « remords » de se plaindre ainsi, et Baudelaire concrétise son reproche par le discours direct rapporté : « Aimez-moi bien ! j’en ai tant besoin ! Consolez-moi par-ci, caressez-moi par-là ! ». À nouveau, il en démasque la fausseté de ces « paroles inutiles » que rien ne justifie. »
Edouard Manet, Jeanne Duval, dit aussi La Femme à l’éventail, 1862. Huile sur toile, 89,5 x 113. Musée des Beaux-Arts, Budapest
Le poète endosse alors le rôle d’un moralisateur, « Tenez, je veux essayer de vous guérir », mais le remède s’annonce original : « pour deux sols, au milieu d’une fête »…
2ère partie : la "femme sauvage" (des lignes 9 à 32)
La scène décrite
Elle commence par une description de « la solide cage de fer », nous transportant ainsi dans un zoo. D’où les comparaisons à des animaux, dépeints en action, dans leur aspect le plus effrayant : « secouant les barreaux comme un orang-outang », imitant « tantôt les bonds circulaires du tigre, tantôt les dandinements stupides de l’ours blanc ». Mais ce n’est qu’à la fin de ce paragraphe que se découvre progressivement l’analogie : l’être est d’abord comparé à « un damné », puis qualifié par une métaphore hyperbolique et péjorative de « monstre poilu », avant de lever le voile : « dont la forme imite assez vaguement la vôtre. » Tout ce paragraphe joue sur les rythmes, les participes présents binaires, le parallélisme marqué par « tantôt », et sur les sonorités, imitatives telles les dentales ou la récurrence du [ R ] sonore.
Le paragraphe suivant définit clairement les personnages de la scène, mais de façon très ironique, avec d’abord le contraste entre « Ce monstre » et le discours rapporté direct « mon ange ! », qui se moque de l’illusion masculine qui en reste à l’apparence de la femme. Après la femme, sont dénoncés l’« autre monstre », « un mari », représenté comme un dompteur violent, et, surtout, l’institution même du mariage qui lui donne, par la loi, « avec permission des magistrats », tous les droits. Baudelaire vide ainsi le mariage de tout amour, remplacé par l’orgueil de pouvoir se faire valoir grâce à son épouse, « les jours de foire », c’est-à-dire lors des soirées mondaines. Ainsi, chaque image complète l’allégorie.
Une scène précise, le moment de la nourriture, se dessine ensuite, en poursuivant toujours l’animalisation. Le mari devient « un cornac », à l’origine guide des éléphants, puis le sens s’élargit à tout montreur d’animaux, la nourriture est celle destinée à des animaux sauvages, « des lapins vivants et des volailles piaillantes », et l’autorité violente de l’homme est mise en évidence : « il lui arrache cruellement la proie ». L’image finale des « boyaux dévidés » est répugnante, et Baudelaire joue à nouveau sur l'allégorie pour mettre en valeur la dénonciation de son apologue par le glissement sémantique : les « dents de la bête féroce, de la femme, veux-je dire. »
Le dénouement de cette courte scène accentue encore la violence. Le mari disparaît, seul le « bâton » est mis en valeur par l’insistance : « le bâton n’est pas un bâton de comédie ». Il ne reste plus alors que les ultimes images de la femme dont les défauts sont dépeints, par exemple son avidité quand « elle darde des yeux terribles de convoitise sur la nourriture enlevée ». La fin de ce portrait multiplie les preuves de sa « rage », à la fois sonores, « elle hurle plus naturellement », et visuelle, en une véritable métamorphose renforcée par la comparaison : « elle étincelle tout entière, comme le fer qu’on bat. »
Le double rôle du narrateur
En escortant dans ce zoo, sa « petite-maîtresse », destinatrice du discours, le poète lui sert d’abord de guide. Il adopte le ton de ceux qui accompagnent les visiteurs pour attirer leur attention, par des injonctions, sur les éléments à observer, introduits par les déterminants démonstratifs : « Considérons bien, je vous prie, cette solide cage de fer », « Voyez avec quelle voracité » Sa maîtresse devient de ce fait victime de son ironie, par exemple dans son commentaire : « ce monstre poilu dont la forme imite assez vaguement la vôtre. » Son injonction exclamative, « Faites bien attention ! », témoigne de sa volonté de lui faire comprendre le sens de cette scène.
Ainsi, il ponctue son discours, de commentaires qui renforcent sa critique ironique, comme « avec permission des magistrats, cela va sans dire », ou l’explicite comme avec l’incise, « veux-je dire », qui soutient le glissement de « bête féroce » à « femme », ou souligne le peu de valeur de la phrase moralisatrice du mari, rapporté au discours direct, « il ne faut pas manger tout son bien », qualifiée de « sage parole », une antiphrase quand on pense à la façon dont Baudelaire lui-même a dépensé son héritage. De même, la parenthèse, « (non simulée peut-être) », est une habile invitation à accepter ce rapprochement. Lui-même d’ailleurs ne reste pas indifférent devant cette terrible scène, ponctuée d’exclamations, comme « Allons ! un bon coup de bâton pour la calmer ! », où il se met à la place du mari, ou « Grand Dieu ! » qui signale son effroi.
La conclusion
Comme le veut la tradition de l’apologue, telle la fable, Baudelaire termine par une conclusion qui en explique le sens, « Telles sont les mœurs conjugales », et formule une morale. Il la rattache au christianisme en invoquant la déchéance du couple, « de ces deux descendants d’Ève et d’Adam, ces œuvres de vos mains, ô mon Dieu ! » Mais son accusation reste complexe, car il joue sur les antithèses, pour, dans un premier temps, plaindre le sort de « cette femme […] incontestablement malheureuse », compassion ensuite atténuée par la concession qui lui accorde une compensation, « les jouissances titillantes de la gloire », restriction confirmée par l’insistance : « Il y a des malheurs plus irrémédiables, et sans compensation ». Mais son accusation finale s’adresse au créateur lui-même, qui, en raison du récit biblique de l’exclusion du paradis originel, a conduit la société, « le monde » terrestre, à imposer à la femme une culpabilité, donc sa soumission.
3ème partie : la critique directe du poète (de la ligne 33 à la fin)
Un jugement sévère
Cet apologue permet à Baudelaire de revenir à ce qu’il formule à la façon d’un combat, « Maintenant à nous deux […] ! », à sa propre relation avec une femme qui, effectivement, a tous les défauts qui justifient son appellation de « petite-maîtresse », association d’une excessive coquetterie, ces « affectations apprises dans les livres affectations apprises dans les livres », et de ses plaintes incessantes, critiquées au début du poème, qui l’amènent à se plaindre sans cesse par « tous ces petits soupirs » et « cette infatigable mélancolie », ou, mise en valeur par l’italique à la fin, ses « précieuses pleurnicheries », sa reprise de la révolte des premières « féministes » du XVIIème siècle.
À ces plaintes, sans raison comme le prouvent les trois relatives qui montrent sa vie confortable, qualifiée par l’oxymore de « joli enfer », à nouveau l’interrogation oppose « les vrais enfers », « le vrai malheur » qui accable les miséreux, bien plus que cette « belle délicate ».
Le rejet
Par les interrogations rhétoriques qui interpellent la femme, Baudelaire se dévoile clairement, « Tant poëte que je sois », et formule déjà un refus d’entrer dans ce jeu hypocrite, confirmé avec insistance à la fin : « je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire ». Mais, en l’animalisant à nouveau, sa critique est encore plus cruelle, et reprend la forme d’un apologue en s’inspirant directement de la fable de La Fontaine, « Les Grenouilles qui demandent un roi » (1668), telle qu’elle a été illustrée. Sa maîtresse est ainsi caricaturée en « une jeune grenouille qui invoquerait l’idéal », tandis que le poète, lui, devient le « soliveau », une poutre immobile, ce qui suggère son inertie, sa passivité. Mais il formule alors la menace empruntée à La Fontaine, dont l’italique souligne la reprise verbale qui imite cette fin tragique promise à la femme : « gare la grue qui vous croquera, vous gobera et vous tuera à son plaisir ! »
Gustave Doré, 1868 : illustration de « Les Grenouilles qui demandent un roi », des Fables de La Fontaine, III, 4
Mais cette menace devient encore plus directe avec le futur à la fin qui annonce un châtiment violent, à l’image de l’apologue, « je vous traiterai en femme sauvage », ou, poire encore, traduit un rejet total, avec une comparaison particulièrement méprisante : « je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide ».
Pour conclure
Baudelaire dépeint révèle une image de la femme bien sombre ; en se libérant de la vision romantique qui en fait un « ange », il la recrée sous les traits d'un animal féroce, et la comparaison finale est terrible : elle donne l’impression qu’une fois l’alcool bu, une fois la relation consommée, après avoir offert au poète un moment d’oubli, la femme perd tout intérêt, ne faisant que le « fatigue[r] » et, donc, renforcer son « ennui », cause de son « spleen ».
L'originalité de ce "petit poème en prose" vient du mélange des tons : le discours direct, une conversation entre le poète et sa maîtresse, au début et à la fin, se change en apologue, empreint d'ironie, dans la scène centrale, appuyé par l’emprunt final à la fable de La Fontaine. Baudelaire retrouve ainsi la vivacité du fabuliste, la force de la suggestion visuelle et auditive et des discours rapportés, en intervenant lui-même pour donner sens à cette représentation métaphorique et en tirer la morale.
Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869, Chant I, de « Pendant ce temps, une belle femme… » à la fin
Pour lire le poème
Isidore Ducasse (1848-1870) publie d’abord anonymement en 1868 le premier livre des Chants de Maldoror, puis les six chants paraissent en Belgique, sous le pseudonyme "Comte de Lautréamont". Le recueil passe alors inaperçu ; il n’est redécouvert qu’à la fin du siècle, en 1885 par une publication d’extraits dans la revue Jeune Belgique, car la violente révolte qu’exprime le poète correspond alors à la fois à remise en cause de ceux que l’on nomme « Décadents », et ses « terribles rêves », selon la formule de Joris-Karl Huysmans, font écho à la force que les symbolistes prêtent à l’imaginaire.
Le poème en prose choisi, tiré du chant I, s’ouvre par une phrase, « J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles », destinée à guider la lecture de ce qui se présente comme le récit d’un rêve, dont le décor est d’emblée effrayant : le narrateur ,se trouve, en une « nuit » éclairée par une « vaste lumière couleur de sang » , devant un « tombeau » qui signale la mort d’un « adolescent poitrinaire », quand lui apparaît un monstre, un « ver luisant, grand comme une maison », qui commence à lui parler.
1ère partie : une introduction (des lignes 1 à 5)
Après la présentation du cadre et de la situation du poète, apparaît d’abord « une belle femme nue », dans une attitude qui renvoie à l’image traditionnelle, héritée de l’exotisme oriental, de l’esclave de harem soumise aux « pieds » de son sultan, fantasme masculin depuis la traduction des Mille et une Nuits par Galland entre 1704 et 1717. Deux conversations se succèdent alors :
Associés à la précision, sa « figure triste », le tutoiement et la permission donnée par le rêveur traduisent son refus de cette soumission : en la plaçant à sa hauteur, il semble la considérer comme son égale, mais le geste qui suit, « Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur », les unit dans l'immoralité.
Hermann Emil Sprengel, Shéhérazade, 1881. Huile sur toile, 95 x 110. Collection privée
La seconde est un dialogue entre le poète et le « ver luisant » qui lui donne un ordre d’une violence terrible : « Toi, prends une pierre et tue-la. » L’explication, associée à une menace insistante, « Prends garde à toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort », justifie cet ordre en explicitant l’allégorie que représente cette femme, soulignée par l’italique : « Celle-ci s’appelle Prostitution. » Ce « ver luisant » peut alors être identifié à la voix de la conscience, éclairée par la morale sociale, qui, au contraire du poète, méprise et rejette les prostituées, en reprenant le châtiment traditionnellement infligé aux femmes impures, la lapidation, fréquemment évoquée dans l’Ancien Testament biblique.
2ème partie : le dialogue (des lignes 5 à 13)
L’obéissance du poète est alors mise en valeur par le rythme qui fait se succéder quatre hémistiches d’alexandrins, les termes clés, « larmes », « rage », étant accentués par un [e muet] qui, dans la métrique traditionnellement, serait prononcé devant une consonne, tandis que le mouvement d’élan, lui, est reproduit par des élisions. Il laisse supposer que cet ordre va être exécuté ; C’est ce que confirme les courtes propositions qui se succèdent, qui transforment le jeune homme en un héros surhumain, reproduisant avec « une grosse pierre » le geste mythique du titan d’Atlas, encore accru par son parcours : « Je gravis une montagne jusqu’au sommet ».
Mais il se produit alors un retournement de situation, brutal, à l’image des ruptures logiques propres aux rêves : « de là, j’écrasai le ver luisant. » Ce meurtre est doublement amplifié, d’abord par l’écrasement du monstre : « Sa tête s’enfonça sous le sol d’une grandeur d’homme ». Ensuite, tout le décor en subit le contrecoup en raison de l’action de la puissance de l’arme et du geste : « la pierre rebondit jusqu’à la hauteur de six églises », avec une ligne qui s’inverse en s’élevant vers le ciel. Ainsi, le « ver », qui exigeait la mort de cette figure de la « prostitution », est condamné, comme enseveli dans les profondeurs infernales, tandis que l’arme salvatrice, elle, s’élève vers le ciel, avant de « retomber dans un lac, dont les eaux s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé. » Cette métamorphose, inscrite dans la tonalité fantastique, est soulignée par le rythme et ses sonorités, la récurrence de la voyelle nasale [ ã ] et l’association des consonnes sifflantes aux dentales. Puis, tout aussi soudainement, comme souvent dans un rêve, tout s’apaise, le rythme retrouve son équilibre, formant deux décasyllabes, les sonorités s’adoucissent : « Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang ne brilla plus. » Tout se passe comme si l’eau, en engloutissant la pierre, avait rendu à ce décor funèbre toute sa pureté. .
3ème partie : la reprise du dialogue (des lignes 14 à 21)
Un dialogue entre le poète et la « belle femme » avait commencé au début du poème, mais il avait été aussitôt interrompu par l’ordre mortel lancé par le « ver luisant ». Après sa disparition, il peut donc reprendre, introduit comme par les didascalies au théâtre : « Moi, à elle », « Elle, à moi ».
Le discours de la femme
Sa première réaction, avec le redoublement de l’interjection en écho à la scène tragique qui vient de se dérouler, traduit son effroi : « Hélas ! hélas ! s’écria la belle femme nue ; qu’as-tu fait ? » Habituée au rejet social, aurait-elle trouvé normal d’être lapidée ? Sa prière exprime un double sentiment, contradictoire :
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d’une part, elle a intériorisé ce rejet social, d’où son désespoir mis en valeur et le lieu souhaité pour sa fuite : « Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. » Elle rejoindrait alors « les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes », ceux auxquels elle ressemble aux yeux de la société.
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d’autre part, elle exprime, avec un futur de certitude, son espoir en une réhabilitation de la prostituée : « Un jour, les hommes me rendront justice ». Cet espoir vient de la réaction de l’homme qui l’a épargnée, la négation restrictive « il n’y a que toi » mettant en valeur ce que son acte a d’exceptionnel et lui accordant ainsi toute sa reconnaissance : « Tu es bon. Adieu, toi qui m’as aimée ! ».
Le discours du poète
Pour calmer l’effroi de la femme, le poète justifie son choix, se rangeant ainsi du côté de ceux que la société accable : « Je te préfère à lui ; parce que j’ai pitié des malheureux. » Sa réhabilitation est ainsi totale, et Lautréamont prête à son personnage une accusation rejetée sur le créateur divin : « Ce n’est pas ta faute, si la justice éternelle t’a créée. »
La conversation s’achève en une sorte de duo d’amour tragique, accompagné du traditionnel serment : « Adieu ! Encore une fois : adieu ! Je t’aimerai toujours !… » Mais cette affirmation va plus loin encore, en reprenant l’allégorie illustrée par cette femme. L’aimer, c’est, en effet, choisir la prostitution sans la moindre réserve, c’est s’émanciper de toute morale : « Dès aujourd’hui, j’abandonne la vertu. »
4ème partie : une conclusion (de la ligne 21 à la fin)
Le poète et ses lecteurs
Ce double « adieu » marque la fin du rêve – ou du cauchemar – pour proposer une conclusion, une adresse exaltée du poète à ses lecteurs, en deux interpellations : « ô peuples » qui universalise le message, puis « Enfants », car l’appel vise surtout les plus jeunes, ceux qui ne subissent pas encore totalement l’influence de la société.
Le paysage devient alors le miroir de l’état d’âme des deux personnages introduits dans son récit. Les éléments naturels sont personnifiés puisqu’est mis en valeur « le vent d’hiver » qui « gémi[t] ». Cette image de douleur correspond ainsi au « soupir aigu de la prostitution », l’abstraction venant ici remplacer la figure concrète de la « belle femme », et aux « gémissements graves » du poète que nous reconnaissons par son appellation,« le Montévidéen », ville d’Uruguay où est né Lautréamont. La saison choisie ainsi que l’image de ce vent soufflant « à travers les froides régions polaires », suggèrent déjà la mort, ce que renforce une autre personnification, celle « des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi », comme en une prémonition puisque Lautréamont meurt à vingt-quatre ans, sans doute « phtisique » comme l’ « adolescent » enseveli dans le tombeau dépeint au début du récit.
L'exhortation
Le premier discours rapporté direct prend d’abord la forme d’une injonction, avec l’impératif « dites », puis le ton se fait encore plus solennel, en imitant la formule insistante des paroles du Christ : « En vérité, je vous le dis ». Le message se charge alors d’une connotation religieuse, mais pour exprimer un rejet de la morale transmise par l’Église, « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe », remplacée par la relation qui s’est nouée dans le récit entre la prostituée et le poète. Ainsi l’injonction se prolonge et ramène, elle, au Nouveau Testament, au message du Christ refusant de lapider la femme adultère et accordant sa bénédiction à la prostituée : « Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous ». L’ultime souhait, « que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières », renforce cette invitation à honorer, de même que le Christ, la prostitution, eux qui, par la comparaison méprisante, ont bien peu de valeur. Qui sont-ils pour se permettre de blâmer ainsi ?
Pour conclure
Comme dans le texte précédent de Baudelaire, c’est aussi un apologue qui forme le cœur de ce poème en prose. Il a pourtant commencé comme le récit d’un horrible cauchemar, dans le décor fantastique d’un cimetière qui rappelle le romantisme noir, à la mode au début du XIXème siècle. Mais l’apparition de la femme, présentée d’emblée comme une allégorie de « la prostitution », donne à la scène de crime qui suit une valeur symbolique, qu’explique le dialogue final entre elle et le poète-narrateur. Ainsi les dernières lignes posent une morale qui, elle aussi, renvoie au romantisme qui s’emploie à la fois à réhabiliter les prostituées et à se libérer ses contraintes, morales comme stylistiques. Le paradoxe est que cette révolte contre un héritage chrétien repose sur un argument lui-même empreint de religion : puisqu’il a été créé par Dieu, l’homme est innocent s’il porte en lui le mal.
Arthur Rimbaud, Illuminations, 1872-1875, « Aube »
Pour lire le poème et se reporter à son explication
Le titre du recueil Illuminations, que Verlaine rattache aux « gravures coloriées », montre la volonté de Rimbaud de mettre en œuvre l’effort de « voyance » qu’il annonce notamment dans « Alchimie du verbe ». Le titre illustre, ici, la volonté de rendre compte de l’univers en l’enluminant de couleurs vives et de jeux de lumière, ce dont témoigne le titre d’un des poèmes du recueil, « Défilés de féeries », expression reprise dans le poème « Ornières ». Du réel va surgir une vision, jusqu’à une hallucination, comme le surgissement d’un monde merveilleux : « l’aube d’été », la naissance du jour, « « éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc »., et tout le décor se métamorphose alors.
Le poème « Aube » semble lui faire écho, mais en donnant le premier rôle au poète, qui exerce une action magique sur le paysage parcouru. Comment Rimbaud, procède-t-il, au fil de la construction de son poème, à cette transfiguration du réel ?
Écrit d’appropriation : « À la manière de… »
SUJET : Composez, à partir d’un paysage de votre choix, une « illumination » à la manière de Rimbaud.
Si le choix du paysage reste libre, en revanche l’exigence « à la manière de Rimbaud », implique une triple exigence :
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La construction du poème, constitué de courts paragraphes, marque la découverte progressive du paysage, soutenue par des verbes de mouvement au passé composé.
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La tonalité relève du merveilleux : la description mettra en évidence la métamorphose, quasi magique, des éléments du décor qui devient, peu à peu, totalement imaginaire.
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L’écriture poétique travaillera à la fois sur les rythmes et sur les sonorités, en veillant à intensifier les couleurs et les jeux de lumière
Contextualisation : "L'art nouveau" au début du XXème siècle
Pour se reporter à une présentation
Après la guerre de 1870, se manifeste dans la littérature, et tout particulièrement dans le milieu que fréquente Rimbaud à Paris, une volonté de rompre avec la poésie antérieure, avec les « versificateurs ». D’où la poésie en prose, avec son aspect discontinu, comme en parallèle avec les techniques des premiers peintres impressionnistes, que ses amis, le peintre Jean-Louis Forain ou Germain Nouveau, ont pu faire découvrir à Rimbaud.
Antoine Cros, page de titre de l’Album zutique, 1871
Certains se sont réunis dans un groupe, les "Zutistes", car ils disaient "zut" à tout/ Ont aussi poursuivi dans cette quête d’innovation les poètes nommés "Décadents" en raison de leur sentiment d'un déclin social, de leur révolte contre le matérialisme triomphant associée à leur scepticisme et à leur dégoût d’eux-mêmes. Ils cherchent alors à s’évader par un humour cruel, ou bien dans des éloges provocateurs, de la perversion par exemple ou de l’érotisme, ou enfin dans le mysticisme religieux. Tous sont ainsi des précurseurs pour les artistes qui, à l’aube du XXème siècle, vont encore plus loin dans leur choix de s’émanciper de toutes les contraintes.
L'art connaît, en effet, un total bouleversement au début du XXème siècle, en marge des institutions officielles, comme en écho à l'évolution de la pensée philosophique avec Bergson et aux métamorphoses du monde moderne. L'"Art Nouveau" conquiert peu à peu ses lettres de noblesse. Les écrivains se lient aux peintres comme Apollinaire, avec Derain, Vlaminck ou Picasso, ou Cendrars, avec Sonia Delaunay, ou aux musiciens comme Cocteau avec le ballet Parade, réalisé en collaboration avec Picasso pour les décors, sur une musique d’Érik Satie. Le ton est donné par la conférence, « L’esprit nouveau », dont Apollinaire charge le comédien Pierre Bertin en 1917 de la lecture :
Georges Braque, Compotier et cartes, 1913. Huile sur toile, 81 x 60. Centre Pompidou, Paris.
[...] Les jeux divins de la vie et de l’imagination donnent carrière à une activité poétique toute nouvelle.
C’est que poésie et création ne sont qu’une même chose ; on ne doit appeler poëte que celui qui invente, celui qui crée, dans la mesure où l’homme peut créer.
Le poëte est celui qui découvre de nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter. On peut être poëte dans tous les domaines : il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte.
Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie, étant l’imagination, il n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poëte à ceux qui cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs. [...]
Exposé : Filippo Tommaso Marinetti, Le Manifeste du futurisme
Pour lire le texte
Pour mesurer le lien entre les évolutions des réalités et des comportements du monde moderne, telle la vitesse, et les innovations artistiques, il est intéressant de se reporter aux principes affirmés dans le Manifeste du futurisme de Filippo Tommaso Marinetti paru le 20 février 1909 dans Le Figaro. Le deuxième de ces onze principes en offre un résumé : « Les éléments essentiels de notre poésie seront le courage, l’audace et la révolte. » Un exposé oral présentera ces onze principes et leur analyse.
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, 1918, section « Poèmes de la paix et de la guerre », "La Colombe poignardée et le jet d’eau"
Pour lire le poème
Quand il s’engage dans des activités littéraires, par exemple en tant que rédacteur en chef, de novembre 1903 à août 1904 des neuf numéros d’une revue, Le Festin d’Ésope, Guillaume de Kostrowitzky prend le pseudonyme d’Apollinaire, prénom de son grand-père paternel mais surtout signe de son choix de la poésie, dont Apollon était, dans l’antiquité, le dieu fondateur. D’emblée, il s’enthousiasme pour tous les signes de "l’esprit nouveau" qu’il illustre d’abord dans Alcools, recueil de 1913, puis dans Calligrammes, sous-titré « Poèmes de la paix et de la guerre », paru en 1918, où la libération poétique est totale, dans les thèmes, dans les tonalités variées, et jusque dans la forme puisque plusieurs poèmes adoptent une typographie originale, ce qu’il justifie dans une lettre à André Billy, le 29 juillet 1918 : « Quant aux Calligrammes, ils sont une idéalisation de la poésie vers-libriste et une précision typographique à l'époque où la typographie termine brillamment sa carrière, à l'aurore des moyens nouveaux de reproduction que sont le cinéma et le phonographe. »
Ce calligramme, « La Colombe poignardée et le jet d’eau », composé alors qu’Apollinaire est sur le front, propose deux dessins superposés, formés par le texte. Comment cette création originale met-elle en valeur les sentiments du poète ?
1ème partie : la colombe
Pour une biographie détaillée
Le dessin
Pour analyser un calligramme, il est nécessaire d’observer à la fois le dessin créé par la disposition du texte sur la page, et les variations de la typographie. Le sous-titre du recueil, « Poèmes de la paix et de la guerre », place en premier complément « la paix », d’où le choix de sa représentation symbolique, la colombe, avec sa tête, figurée par la courbe du participe « poignardées ». La lettre majuscule sur « Chères », calligraphiée, peut illustrer son cou incliné, ou bien la blessure infligée, tandis que les ailes étendues sont formées à partir de trois prénoms féminins en lettres capitales, répartis de part et d’autre, comme si l’amour avait permis à l’oiseau de voler. Enfin, nous reconnaissons la queue de la colombe dans le triangle en bas du dessin.
Le texte
Cette première partie du poème prend pour thème lyrique les amours d’Apollinaire, qui présente, dès le premier vers, une image antithétique : d’un côté, celle des femmes aimées se traduit par deux métonymies mélioratives, « Douces figures » et « Chères lèvres fleuries », de l’autre la brutalité du participe « poignardées » interroge : est-ce le poète qui les a ainsi tuées ? Le poème s’ouvre ainsi sur les échecs amoureux du poète, qui s’est d’ailleurs surnommé « le mal-aimé ».
Les lettres capitales mettent en évidence les prénoms féminins, et l’interrogation mélancolique inscrit ce début dans la tonalité élégiaque, empreinte de mélancolie : « où êtes-vous ô jeunes filles ».
Si trois de ces prénoms, « Mia », « Yette » et « Lorie », restent inconnus des biographes d’Apollinaire, en revanche nous reconnaissons en « Mareye » la transcription du prénom wallon (« Marèïe ») de la jeune Marie Dubois, aimée le temps d’un séjour, en 1899, à Stavelot, dans les Ardennes belges, à laquelle il a consacré un poème.
Les deux derniers prénoms renvoient, eux, à des femmes auxquelles, dans le recueil Alcools, il accorde une plus large place. Il s’agit d’abord d’Annie Playden, la jeune gouvernante anglaise connue en 1901 en Rhénanie où il est alors précepteur. Amoureux d’elle, il ne supporte pas leur rupture et tente de la retrouver en Angleterre, lui dédiant par exemple « La Chanson du mal-aimé ».
Enfin, le pronom tonique « et toi », par sa place qui en fait le cœur même de la colombe, met en valeur la dernière citée, Marie Laurencin, peintre rencontrée en 1907 avec laquelle il a vécu une liaison intense mais orageuse, avant leur rupture en 1912.
Man Ray, Marie Laurencin, 1924. Photographie, 28,7 x 22,8
Cependant, alors que ce début souligne la perte de ces amours, comme tuées par le poète, le connecteur « mais », en lettres capitales, inverse l’image. L’introduction d’« un jet d’eau qui pleure et qui prie » maintient, certes, la douleur des amours perdues, mais le dernier vers, avec sa typographie accentuée, prête à l’oiseau un intense ravissement : « cette colombe s’extasie ». Si les « douces figures » ont disparu, leur souvenir, lui, reste présent, et, placé au-dessus du « jet d’eau », semble porté par lui, comme rehaussé ainsi.
2ème partie : le jet d'eau
Le dessin
La disposition des lignes, de l’eau, jaillissant de part et d’autre, se veut irrégulière, alors que la lecture, elle, révèle la régularité de vers octosyllabiques, et doit se faire de haut en bas et de gauche à droite, pour respecter les rimes suivies. Mais notons l’irrespect des règles de la versification classique, d’abord parce que les vers sont regroupés, tantôt par deux, tantôt par trois, qu’un singulier, « Dalize » et « église », rime avec un pluriel, « mélancolisent », enfin que la rime entre « Jacob » et « aube » est approximative, liant un [ o ] ouvert à un [ o ] fermé.
Le texte
L’enchaînement entre les deux dessins se fait en reprenant le thème du souvenir, en ouverture, « Tous mes souvenirs de naguère » et à la fin, « De souvenirs mon âme est pleine », avec le même élan lyrique dans l’interpellation, « Ȏ mes amis partis en guerre », et la même question répétée, mais s’affaiblissant : « Où sont-ils », « Où sont », « Où est », et le pronom « ils » a remplacé le « vous ». Apollinaire étant sur le front, ils ne sont plus là pour répondre : « Et vos regards en l’eau dormant / Meurent mélancoliquement ». L’allitération en [ m ] traduit aussi cet effacement, tout en douceur avec la consonne liquide [ l ] tandis que la reprise du long adverbe par le verbe vieilli, « se mélancolisent », renforce la tonalité élégiaque, les regrets du poète.
Les personnages énumérés sont des familiers d’Apollinaire, le peintre cubiste, Georges Braque, blessé en 1914, André Derain, peintre aussi, fondateur du mouvement fauviste, le poète Max Jacob, qui, lui, a été réformé. Avec les trois suivants Apollinaire a fondé La Revue de Paris : Maurice Raynal a partagé la vie de bohème des artistes cubiste, qu’il a fait connaître par ses critiques, tout comme André Billy, lui aussi critique littéraire mais également écrivain. Enfin, à René Dalize, ami des années d’adolescence à Monaco et mort en 1917 dans les combats du Chemin des Dames, Apollinaire a dédié le recueil Calligrammes. Le dernier nommé, Maurice Cremnitz, est tout aussi proche, lui-même poète de l’École romane.
Par le reprise du verbe « pleure », les deux derniers vers font écho à la première image du « jet d’eau », en illustrant la tristesse du poète par les allitérations en [ p ] et [ l ] et l’écho assourdi de la rime.
3ème partie : le bassin
Le dessin
Le titre du calligramme invite à y voir le bassin au centre duquel, marqué par la taille du « O » central, figure le point de départ d’où s’élève le jet d’eau. Mais cette forme peut aussi faire écho aux deux dessins précédents : une bouche, suggérée par la mention des « lèvres », ou bien encore un œil, avec sa pupille centrale, d’où jailliraient les larmes évoquées par le verbe « pleure ». Les variations typographiques, avec le premier vers en lettres capitales, mettent l’accent sur la situation de l’écriture du poème, la « guerre » ainsi dénoncée.
Le texte
La fin de ce calligramme répond au sous-titre du recueil, « Poèmes de la paix et de la guerre », illustrant ainsi la violence de la guerre. Par la mort qui menace, de même que menace la nuit, « Le soir tombe », la guerre peut tuer même les « souvenirs », les marqueurs temporels soulignant l’opposition entre « maintenant » et « naguère ». Ainsi,les couleurs du couchant amènent des images qui imposent le rouge du sang, avec la reprise lexicale : « Ȏ sanglante mer », « où saigne abondamment ». La dernière image s’y associe, car le « laurier rose » porte un double symbolisme : à la fois il est toxique, mortel par son suc, mais « fleur guerrière » par ses feuilles, il formait la couronne des combattants vainqueurs.
CONCLUSION
Pour cette explication, nous avons choisi une analyse progressant du haut vers le bas, les souvenirs du temps de paix se trouvant alors comme effacés par la guerre ; mais l’inverse aurait été possible, ce qui aurait alors donné à la guerre un rôle fondateur pour faire naître le souvenir. Le calligramme offre une association intéressante entre deux arts : la poésie et le dessin qui prépare un tableau.
Cependant, cette conception moderne du "poème-objet" ne renonce pas aux caractéristiques traditionnelles de la poésie, sa musicalité venue du rythme et des sonorités. D’ailleurs, nous pouvons reconnaître des souvenirs de la poésie médiévale, celle des troubadours encore proche de la musique. La tonalité, le lyrisme élégiaque, nous rappelle, en effet, pour les femmes, la « Ballade des dames du temps jadis » de François Villon avec une question qui marque le même regret, le refrain, « Mais où sont les neiges d’antan ? » et, pour les amis, la complainte de Rutebeuf, où la question répétée, « Que sont mes amis devenus », conduit à une même plainte lyrique : « L'amour est morte / Ce sont amis que vent emporte / Et il ventait devant ma porte / Les emporta. »
Lecture cursive : Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913, « Zone », vers 1-24
Pour lire l'extrait
En plaçant le poème « Zone » en tête d’Alcools, recueil publié en 1913, Apollinairre choisit d’inscrire son œuvre dans la modernité, avec une esthétique assez différente de la plupart des autres poèmes du recueil, qui rappelle la technique des collages des peintres cubistes. Le poème, sous le titre « Cri », avait paru, mais ponctué, dans la revue des Soirées de Paris, en décembre 1912, peu après la rupture d’Apollinaire avec le peintre Marie Laurencin. Les vers 1 à 24 donnent une bonne image de cette re-création poétique de Paris, faite de contrastes juxtaposés.
Robert Delaunay, Tour Eiffel, 1911. Huile sur toile, 160,7 x 128,6. Art Institute, Chicago
Pour se reporter à l'analyse
Blaise Cendrars, Dix-neuf poèmes élastiques, 1919, "Le corps de la femme..."
Pour lire le poème
Blaise Cendrars (1887-1961), auteur d’origine suisse (son nom est Louis-Ferdinand Sauser) et naturalisé français, se caractérise essentiellement par une véritable boulimie de voyages : dès quinze ans, une fugue l’emmène, par le transsibérien, au fond de l’Asie, et toute son œuvre est imprégnée de ses multiples voyages en quête de toutes les diversités du monde, mais tous le ramènent toujours à un point fixe : Paris, où il fréquente tous ceux qui, au début du siècle, sont à la recherche d’un Art nouveau, dans la peinture avec Braque, Picasso, les Delaunay (fauvisme, cubisme, simultanéisme), et dans la poésie, tels Apollinaire, Max Jacob…
Le titre du recueil, Dix-neuf poèmes élastiques, est déjà un signe de rupture avec tout ce qui, pendant des siècles, a enfermé le poème dans une forme, en affirmant au contraire un choix d’« élasticité » du cadre et de la versification : tantôt le vers s’étire à l’extrême, tantôt il se réduit, jusqu’à un seule mot, ce qu’accentue encore l’absence de ponctuation. Est ainsi créée l’impression d’un jaillissement désordonné d’images empruntées souvent à la vie quotidienne, de sensations et de sentiments, à la façon d’un collage.
Amedeo Modigliani, Portrait de Blaise Cendrars, 1917. Huile sur carton, 61 X 50. Coll° particulière
Mais les revues françaises de cette époque refusèrent de publier ces poèmes, écrits pour la plupart entre 1913 et 1914, comme l’explique le poète : « […] les poètes déjà classés et la soi-disant avant-garde refusaient ma collaboration. C’est qu’à ce moment-là, il ne faisait pas bon, en France, d’être un jeune authentique parmi les “jeunes”. » Le recueil ne parut qu’en 1919, mais le poème intitulé « Sur la robe elle a un corps » est publié pour la première fois dans le catalogue de l’exposition "Sonia Delaunay" à Stockholm en 1916, ce qui souligne son lien avec cette artiste, peintre et décoratrice, qui applique à ses créations de mode les techniques du simultanéisme. Mais le titre de ce poème surprend d’emblée par l’inversion du vêtement et de la réalité physique, le « corps » qui, n’est plus dissimulé par « la robe » mais, au contraire, accède grâce à lui à la surface, donc se révèle dans sa vérité à sa vérité. Quelle image de la femme le regard du poète fait-il ainsi naître ?
1ème partie : vue d’ensemble (des vers 1 à 6)
Dans ce qui pourrait constituer une première strophe, en guise d’introduction, deux visions de la femme s’opposent par le jeu des comparaisons :
La première s’appuie sur « la phrénologie », théorie pseudo-scientifique qui s’est répandue au XIXème siècle : elle affirmait que les bosses du crâne d’un être humain reflètent son caractère. D’où cette image des courbes du corps féminin : « Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne ». Elle conduit à un éloge de la femme, mis en évidence par l’adjectif hyperbolique qui la célèbre, isolé en un seul vers, « Glorieuse ». Mais, en s’adressant directement à elle, « si tu t’incarnes avec esprit », le poète y ajoute une exigence : l’« esprit » est nécessaire pour donner ce sens mélioratif à l’apparence, pour que ce corps « incarne » la femme, la représente dans sa vérité matérielle.
Mais cette comparaison se trouve ensuite rejetée, moquée par sa ressemblance à une autre activité, celle de la mode : « Les couturiers font un sot métier / Autant que la phrénologie » Dans les deux cas, seule l’apparence de la femme, la surface, est considérée. Il faut donc un autre critère de jugement, d’où la seconde comparaison qui renvoie au poète : « Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes ». Cette image suggère que son regard est le seul capable de mesurer ce que représentent véritablement les femmes, leur « sensualité ».
2ème partie : le corps décomposé (des vers 7 à 18)
Un "blason"
Le centre du poème fait penser à la forme poétique mis à la mode au XVIème siècle, le "blason". Comme les écus des chevaliers au moyen-âge qui prenaient sens à partir des éléments qu’ils regroupaient, le "blason" poétique regroupe toutes les qualité d'un organe du corps féminin ou les divers éléments qui le composent, pour en faire un éloge. Ici, Cendrars à son tour décompose l’anatomie féminine, comme s’il la parcourait du regard : « sous les bras », puis « les mains », « le dos avec les omoplates », ensuite viennent le « ventre », répété en tant que partie centrale du corps féminin, et les « seins », enfin « les cuisses ».
Sonia Delaunay, Prismes électriques, 1914. Huile sur toile, 250 x 250. Centre Pompidou
Un dévoilement
Mais la reprise du titre, entre guillemets invite à mettre en relation le vêtement, et le « corps » que, loin de masquer, « la robe » dévoile dans sa pleine vérité, par ses lignes qui en soulignent les creux et les courbes, comme si était ainsi créée une sculpture : « Tout ce qui fuit, saille avance dans la profondeur ». La suite évoque les créations de robes de Sonia Delaunay : « Les étoiles creusent le ciel / Les couleurs déshabillent ». Ces deux vers juxtaposés établissent une similitude entre « les étoiles », les touches de lumière visibles qui permettent de percevoir l’invisible, la « profondeur » du « ciel », l’infini, et les « couleurs ». La juxtaposition de couleurs en mouvement est une des caractéristiques du simultanéisme, le mouvement pictural dans lequel s’inscrivent Robert et Sonia Delaunay : ainsi, elles « déshabillent » le corps en attirant l’attention sur certains éléments.
Le corps imagé
Chacun des éléments de ce « blason » anatomique, énumérés, se trouve représenté par une image qui magnifie la « sensibilité » féminine. Ainsi, d’un côté sont nommées les « bras », les « mains », jusqu’aux « lunules », les taches blanches et courbes à la base des ongles, puis « le dos » et « les omoplates ». Mais l’ensemble forme un décor naturel, végétal, avec des « bruyères » en guise de pilosité, les « pistils » pour illustrer les doigts, enfin les omoplates deviennent « glauques » en prenant la couleur des « eaux [qui] se déversent dans le dos ». Tout se passe donc comme si le vêtement, par sa ligne fluide alors à la mode avec le tissu coulant sur le corps, et par sa couleur faisait ressortir cette appartenance de la femme à la nature même, en lien avec l’eau, source de vie.
Un véritable paysage s’anime alors, en trois temps. Le regard se porte d’abord sur « [l]e ventre un disque qui bouge », rappel à la fois des formes circulaires privilégiées sur les tissus créés par Sonia Delaunay et de la fonction créatrice de vie de la femme. L’association se précise d’ailleurs dans la reprise qui suit glissant jusqu’au « soleil », lui aussi source de vie. La métonymie, la « coque », métamorphose ensuite les « seins », autre signe de la féminité, en bateau qui « passe sous le pont des arcs-en-ciel », phénomène qui naît du « soleil » apparaissant après les « eaux » de la pluie. Enfin, la violence des couleurs du tissu, tombant le long des jambes et passant des lignes courbes aux lignes droites, produit des « cris », ce qui fait ressortir ce que la robe devait cacher : « Les cris perpendiculaires des couleurs tombent sur les cuisses ».
Tel un écho, par ce cri qui jaillit, mis en évidence entre guillemets, « Épée de Saint-Michel », Cendrars inscrit l’image de la femme dans un contexte religieux. La référence renvoie au récit biblique du combat de l’archange saint Michel terrassant de son épée le dragon, figure hideuse du Démon, illustré par le tableau de Raphaël. Mais pourquoi soudain ce cri ? Peut-être, en arrêtant le portrait aux « cuisses » sans prolonger le portrait jusqu’au sexe, pour suggérer que la sensualité féminine qui vient d’être dépeinte est elle-même source d’une tentation telle qu’il faut « l’épée » de l’archange pour y résister…
3ème partie : la séduction (du vers 19 à la fin)
Raphaël, Saint Michel et le dragon, 1503-1505. Huile sur toile, 31 x 26. Musée du Louvre, Paris
La salle du "bal Bullier", dans les années 1920
L’anaphore « Il y a » marque une rupture, une troisième étape dans le poème qui quitte la femme pour montrer ce qu’elle provoque, une attraction irrésistible : « Il y a des mains qui se tendent ». Le cadre est posé, emblématique de la vie bohème alors menée par les artistes, « tous les habitués du bal Bullier », parmi lesquels les époux Delaunay, Cendrars lui-même, et Apollinaire qui, dans un article du Mercure de France, le 1er janvier 1914, fait l’éloge de ces « réformateurs du costume » : « Il faut aller voir à Bullier, le jeudi et le dimanche, Mr et Mme Robert Delaunay, peintres, qui sont en train d'y opérer la réforme du costume. L'orphisme simultané a produit des nouveautés vestimentaires qui ne sont pas à dédaigner. »
Cendrars prolonge ainsi le vers précédent qui associait implicitement la femme au « dragon », faisant naître toutes les tentations : « Il y a dans la traîne la bête tous les yeux toutes les fanfares tous les habitués du bal Bullier ». Ce long vers s’allonge comme pour imiter la « traîne » de la robe, et la force de la séduction exercée, indiquée par le rythme ternaire avec la récurrence du pronom collectif, « tous », « toutes ». Le poète lui-même n’échappe pas à cette séduction en assumant pleinement le portrait réalisé dans son poème : « Et sur la hanche / La signature du poète ».
CONCLUSION
Ce poème de Cendrars est une création doublement originale, d’abord par le recours au vers libre, « élastique » puisqu’il permet tantôt d’insister sur une image en s’allongeant, tantôt, inversement, de faire jaillir des mots isolés. Mais est aussi novatrice la forme prise par le lyrisme, qui l’encadre, s’ouvrant par « mes yeux » et se fermant sur « ma signature ». Tel un peintre « simultanéiste » et inspiré par les tableaux et les tissus de Sonia Delaunay, c’est donc bien le poète qui, transfigure l’image de la femme en juxtaposant, comme sur un « collage », les éléments de son « corps » : il le décompose ainsi et le métamorphose métaphoriquement, pour mieux en faire percevoir, au-delà de l’apparence, la vérité profonde, sa « sensualité » de séductrice que sa « robe », loin de la masquer, fait ressortir.
Recherche : "l'Art nouveau" dans la peinture
Au début du XX° siècle, la peinture vit une véritable révolution, dans la continuité de l'évolution entreprise, à la fin du XIX° siècle, par les impressionnistes. Ils avaient déjà posé l'idée que toute création picturale devait s'émanciper de la représentation mimétique du réel, mais la sensation ressentie face à lui par l'artiste. Ils choquaient ainsi la société bourgeoise, dont ils remettaient en cause les goûts et les habitudes : l'artiste devenait un paria subversif.
Si l'on ajoute à cela l'accélération des rythmes de vie, le développement industriel, les travaux des scientifiques et la pensée de Bergson sur "les données immédiates de la conscience", autant d'éléments qui déconstruisent la pensée rationnelle du temps et de l'espace, on comprend mieux pourquoi et comment les peintres ont fait évoluer leur art.
Une recherche sur "l’Art nouveau" dans la peinture sera effectuée à partir du site "Parcours littéraires". L’attention portera tout particulièrement sur "les fauves" pour mesurer le primat accordé à la couleur, et sur le "cubisme", pour observer leur volonté de mettre en évidence, sous les apparences, les formes géométriques qui les structurent. On notera aussi que le cubisme n’est pas un mouvement unitaire : trois tendances se distinguent, s’entrelacent, parfois chez un même artiste :
Le cubisme analytique : Il est ainsi nommé en écho au fondement même du mouvement, la volonté de transcrire sur la toile le travail d'analyse auquel s'est livré le peintre pour décomposer l'objet représenté, que doit ensuite reconstruire le regard du spectateur. Les peintres s'inspirent alors des objets les plus ordinaires du quotidien, mais, par opposition au fauvisme, ils privilégient la monochromie, souvent ternes à base d'ocre, de gris…
Le cubisme synthétique : Le peintre espagnol, venu s'installer à Paris, Juan Gris, représente une autre approche, qui, après 1912, au lieu de fragmenter l'objet, n'en retient que sa fonction fondamentale, tout en rétablissant la couleur. Le terme "synthétique" vient de la volonté de faire fusionner les représentations les unes dans les autres, dont témoigne le "collage", qui fait alors ses débuts avec Braque et Picasso.
Juan Gris, Nature morte devant une fenêtre ouverte : place Ravignan, juin 1915. Huile sur toile, 116 x 89. Philadelphia Museum of Arts
Le cubisme orphique, ainsi qualifié par Apollinaire en 1912, est plus exactement nommé simultanéisme pour mieux restituer la volonté de ses créateurs, Robert (1885-1941) et Sonia (1885-1979) Delaunay, de redonner le primat aux couleurs, agencées comme pour reproduire l'effet de la lumière sur la rétine : « Là où j’attache une grande importance, c’est à l’observation du mouvement des couleurs. C’est seulement ainsi que j’ai trouvé les lois des contrastes complémentaires et simultanés des couleurs qui nourrissent le rythme de ma vision », explique Robert Delaunay, qui parle, lui, de "simultanisme". Même si l'objet continue à être décomposé, c'est la juxtaposition des couleurs et leur perspective qui fonde cette déconstruction.
Robert Delaunay, Hommage à Blériot, 1914. Huile sur toile, 250 x 251. Kuntsmuseum, Bâle
On parle souvent d'École de Paris pour qualifier cette période où des artistes du monde entier, des pays proches, comme Modigliani d'Italie, ou d'Espagne comme Picasso ou Gris, aux plus lointains, tel Foujita du Japon, se sont retrouvés, dans les quartiers de Montmartre, avec l'atelier du Bateau-Lavoir, ou de Montparnasse, décidés à refonder l'art en toute liberté et s'associant entre eux, peintres, sculpteurs, poètes.
Histoire de l'art : Sonia Delaunay, Le Bal Bullier, 1913
Pour se reporter à une analyse : vidéo du Contre Pompidou
Sonia Delaunay, Le Bal Bullier, 1913. Huile sur toile à matelas, 97 x 390. Centre Pompidou, Paris
Le titre donné au tableau quand il a été exposé pour la première fois à Berlin, en 1913 en résume parfaitement l’intérêt et le lien avec le simultanéisme : Tango au Bal Bullier ; Mouvement, couleur, profondeur, danse, Bullier.
La représentation renvoie à une double réalité, reprise à la fin de l’énumération : la salle du « bal Bullier », lieu des soirées nocturnes à la mode fréquenté par de nombreux artistes dont, précisément, Cendrars et les époux Delaunay, où se pratique, au début du siècle, une « danse », le « tango ». Danse particulièrement prisée d’une jeunesse bohème car, apparue à Paris à la fin du XIXème siècle dans des tripots mal famés, elle est encore considérée comme immorale, scandaleuse.
On peut reconnaître, dans les lignes verticales du tableau, les piliers qui soutenaient le plafond de cette salle. La « profondeur » forme une caractéristique d’ensemble, restituée par la taille du tableau, qui s’allonge sur 3 mètres 90 à l’horizontale, en obligeant le spectateur à le parcourir du regard pour en avoir une impression d’ensemble. Cette impression vient du double jeu de la « couleur » et du « mouvement » : les contrastes des couleurs vives juxtaposées et ondulantes reproduisent les trois couples qui dansent, silhouettes esquissées qui se mêlent aux formes d’ensemble que la lumière décompose.
L’importance du mouvement dans le simultanéisme sera d’ailleurs reconnu au milieu du XXème siècle par les tenants de "l’art cinétique" qui s’y réfèrent comme à un courant précurseur.
Lecture cursive : Guillaume Apollinaire, « Les Réformateurs du costume », Le Mercure de France, 1er juillet 1914
Pour lire l'article
L’article d’Apollinaire présente un vibrant éloge de la mode créée par le couple Delaunay, qui applique au vêtement, impressions des tissus et matières les pratiques du simultanéisme qu’Apollinaire préfère nommer « orphisme simultané », en reprenant l’appellation d’une des tendances du cubisme : « ils cherchent à influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées de couleurs. »
Les soirées du Bal Bullier, fréquentées par toute une jeunesse bohème, est donc le cadre idéal pour revêtir ces costumes novateurs, qu’il faut oser porter vu le choc des couleurs vives juxtaposées dont Apollinaire donne un exemple : « manteau rouge à col bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir, veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge. » Pour mieux souligner encore le contraste avec « les vêtements monotones » des autres « danseurs et danseuses », il dépeint également « une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay », ressemblant à un "collage" et qui peut expliquer le poème de Cendrars expliqué : « tailleur violet, longue ceinture violette, et verte. Sous la jaquette, un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l’écarlate, etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas, tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés. »
Étude d’ensemble : du dadaïsme au surréalisme
Le dadaïsme
La première guerre mondiale, outre les destructions et les morts, a provoqué une remise en cause de toutes les certitudes qui avaient construit la pensée européenne, son art, sa littérature. C’est cette négation indignée qui, à Zurich, a réuni autour de Tristan Tzara (1896-1963) un groupe d’artistes, dont le nom "Dada", choisi au hasard de l’ouverture d’un dictionnaire, évoque déjà l’objectif : un cri de protestation contre toutes les valeurs de la société, dont témoigne le tract "Dada", diffusé en 1921.
Tzara veut de montrer que la poésie possède une force créatrice, régénératrice, même et surtout quand elle s'affirme antipoétique. D'où son intérêt pour les arts primitifs : dès 1916, il intègre, dans ses "spectacles" de théâtre, des textes d'origine africaine, malgache, océanienne, associés à de la danse et de la musique "nègres" et accordant un rôle important aux masques. Le rythme des poèmes africains, la syntaxe libre, les sonorités répondent à son désir de créer une autre littérature, fondée sur un état de transe propre à faire jaillir la force vitale de l'être : "Vigueur et soif [...] la poésie". Le poème doit donc naître dans le chaos d'un bouillonnement intérieur, d'où la logique brisée, les associations insolites, la typographie originale...
Ainsi, rien ne résiste à la volonté de faire table rase, comme le proclame avec force un des compagnons de Tzara, Francis Picabia a au Salon des Indépendants, le 5 février 1920 au Grand-Palais des Champs-Elysées, publié dans la revue Littérature en mai 1920 : « Dada, lui, ne veut rien, rien, rien, il fait quelque chose pour que le public dise : "nous ne comprenons rien, rien, rien". "Les Dadaïstes ne sont rien, rien, rien, bien certainement ils n'arriveront à rien, rien, rien". Francis PICABIA qui ne sait rien, rien, rien. » Quand Tzara, après une correspondance avec Apollinaire, vient à Paris, en 1919, il fréquente tout un groupe de jeunes poètes, Breton, Soupault, Aragon, Eluard... sur lesquels ses provocations exercent une influence considérable. Avec eux, il anime des manifestations qui font scandale. 1920 voit l'apogée du mouvement Dada : expositions, articles, revues dont 391 ou Cannibale, dirigées par Francis Picabia.
Mais très vite, les jeunes écrivains qui s'étaient ralliés à "Dada" en ont perçu les limites, et ont donc cherché à dépasser son nihilisme. Pour échapper au contrôle de la raison et de la morale, et atteindre la "vraie vie", ils empruntent à Freud la notion d'inconscient, qu'il s'agira alors de faire jaillir dans l'œuvre : ils fondent le mouvement surréaliste.
Tract "Dada", 1921
Lectures cursives : autour du dadaïsme
Pour lire le Manifeste du dadaïsme
Tristan Tzara, "Manifeste du dadaïsme", Dada, n°3, décembre 1918, Zurich
Un combat violent
Dès les premières lignes du manifeste, la violence du combat ressort, d’abord par le champ lexical : « opposition », « lutte acharnée », « négation », « proteste aux poings », « action destructrice », et la récurrence du terme « abolition ». Sont alors énumérés tous les domaines visés par cet anéantissement, depuis la « pensée philosophique » jusqu’aux idées mêmes de passé, traduit par « la mémoire » et « l’archéologie » de « futur », en passant par « la famille », la « hiérarchie et l’équation sociale ». Le rejet lui-même est illustré par la typographie accentuée de la formule « dégoût dadaïste », et par le choix d’un lexique propre à faire scandale, à choquer, comme l’image, « cette blennorragie d’un soleil putride ».
Une volonté créatrice
La seconde partie du manifeste, elle, affirme l'irrationalité qui doit faire jaillir la création, « produit immédiat de la spontanéité » : « respecter toutes les individualités dans leur folie du moment ». Tout est alors permis, tous les sujets, « la pensée désobligeante ou amoureuse », et toutes les tonalités, comme le montre l’énumération des adjectifs qualifiant cette « folie » : « sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste ». C’est alors le mot « Liberté » qui introduit la répétition ternaire « DADA DADA DADA » pour permettre de retrouver, dans toute sa force créatrice, ce qui conclut le texte : « LA VIE ».
Tristan Tzara, « Boxe », Sic, n° 42-43, mars-avril 1919
Par son titre déjà, le poème « Boxe » de Tristan Tzara est la traduction de cette violence affirmée qui s’exerce d’emblée par la forme adoptée, depuis les jeux typographiques et la répartition erratique sur la page, jusqu’au doigt pointé mettant en valeur le cri lancé « ATTENTION c’est la plaie que je sonde », tel le chirurgien qui s’apprête à effectuer une douloureuse opération, mais avec un objectif, guérir le malade.
De plus, au-delà de l’incohérence des expressions juxtaposées, tels les coups de poing échangés par les boxeurs qui, comme les mots du texte, se déplacent sur le ring, toutes créent des images suggérant la destruction depuis la première, « les bancs craquent », puis « un coin qui tombe », « une lampe tumeur nacrée », pour finir sur « ambiguïté lasse ». Prises une à une, elles reproduisent les phases du combat, jusqu’au « SIFFLET » qui marque la fin du dernier round du combat.
ILe recours à une forme de versification est alors surprenant avec deux hexasyllabes unis par la rime riche, « croire les yeux de fiel / ont oublié le ciel », encadrés par deux mots dissyllabiques qui, eux aussi, ont une rime assonancée : « effet » et « reflet ». Ce rejet de tout élan vers « le ciel », introduit par le verbe « croire », se trouve confirmé avec force à la fin : « Moi je ne crois pas ». Mais ce refus ramène brutalement au match de boxe, auquel il ne faut pas « croire » : il n’est finalement qu’une illusion, un jeu, une fiction, puisque les combattants « sont d’ailleurs de bons amis ».
Le surréalisme
Définition
André Breton n’a pas attendu la découverte du dadaïsme pour éprouver, alors qu’il est mobilisé en 1915, le même dégoût de la guerre, selon lui « un cloaque de sang, de sottise et de boue », et des valeurs bourgeoises. Mais le Manifeste « Dada » le confirme dans ses rejets, qu’il exprime dans la revue Littérature, fondée en mars 1919, en regroupant autour de lui d’autres jeunes artistes, Louis Aragon, Philippe Soupault, c Paul Éluard…
Mais, s’il suit "Dada" dans ses manifestations qui suscitent le scandale, il perçoit rapidement les limites de ce mouvement, et s’engage dans une autre voie, découverte lors de son affectation dans un Centre de neuro-psychiatrie où il découvre les maladies mentales, mais aussi les théories freudiennes sur l’inconscient. Elles vont nourrir les pratiques qui fondent le mouvement nommé « surréalisme », en hommage à Guillaume Apollinaire, le premier à avoir employé le terme « surréalité ».
Breton le définit précisément, comme le ferait un article de dictionnaire, dans un premier Manifeste en 1924.
Je le définis donc une fois pour toutes :
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.
Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac.
Yvan Goll, Manifeste du surréalisme, 1924. Couverture illustrée par R. Delaunay.
Breton fonde aussi, en décembre 1924, une revue La Révolution surréaliste : « La révolution d'abord et toujours », proclame un tract en 1925. Sont visés l'armée, le nationalisme, le patriotisme, et les écrivains auxquels le groupe reproche de prôner ces valeurs, par exemple Barrès, contre lequel ils organisent un procès, Anatole France dont ils perturbent les funérailles, en 1924, par un pamphlet intitulé "Un cadavre", ou Paul Claudel, qu'ils condamnent, en 1925, dans une "lettre ouverte"... Autres cibles, le colonialisme, comme en témoigne l'appel lancé en 1931, "Ne visitez pas l'exposition coloniale", la famille et, bien évidemment, la religion : « Dieu est un porc », s'écrie Breton.
Couverture de La Révolution surréaliste
Les pratiques surréalistes
Très vite, le groupe expérimente des techniques propres à permettre, précisément la libre expression de l’inconscient : en 1925 est créé le Bureau de Recherches surréalistes, dirigé par Antonin Artaud. Trois d’entre elles sont particulièrement remarquables : « l’écriture automatique », les « sommeils hypnotiques », et les « cadavres exquis ».
L’écriture automatique
Le recueil de textes en prose, Les Champs magnétiques, écrit conjointement par Breton et Soupault et publié en mai 1920, illustre une première application systématique du surréalisme, fondée sur « l’écriture automatique ». Ils écrivent de 8 à 10 heures par jour, jusqu'à atteindre, sous l'effet de la fatigue, une sorte d'état second. Soit ils rédigent des phrases, voire des paragraphes, à tour de rôle, soit ils confrontent et « collent » des passages écrits séparément. Dans les deux cas, il s'agit bien d'abolir la raison pour privilégier le hasard, l'aléatoire.
Les "sommeils hypnotiques"
Une « épidémie de sommeil », selon la formule d'Aragon dans Une vague de rêves (1924) succède, en 1922, aux expériences d'écriture automatique : « Ils sont sept ou huit qui ne vivent plus que pour ces instants d'oubli où, les lumières éteintes, ils parlent sans conscience, comme des noyés en plein air », raconte Aragon. Ainsi, les corps des participants sont, par des techniques d'hypnose transmises au groupe par René Crevel, transformés en "vases communicants", titre d'un recueil rédigé par Breton et Eluard et publié en 1932. Il s'agit, en fait, d'un état de demi-conscience, qui permet de faire naître des images, mises en phrases notées par les assistants.
André Masson, Dans la tour du sommeil, 1938. Huile sur toile, 81,2 x 100,3. The Baltimore Museum of Art, Baltimore.
Les "cadavres exquis"
Le nom de ce jeu surréaliste vient du premier texte ainsi fabriqué : "Le cadavre exquis boira le vin nouveau". C'est une forme de "collage" : chaque participant écrit spontanément – mais d’après un schéma syntaxique fixé, par exemple, nom sujet-adjectif-verbe-nom complément adjectif, qui peut être librement enrichi - un mot sur un papier, ensuite plié pour être transmis au suivant. Par la succession d'images hétéroclites, naît ainsi un texte insolite.
Quelques exemples de "cadavres exquis"
Les thèmes privilégiés
Le but premier des surréalistes étant l'expression de l'inconscient, du monde du rêve, les thèmes qu'ils abordent le plus souvent découlent de cette volonté.
Du rêve au délire
Les images nées du rêve surgissent dans les textes des surréalistes, considérant, après Freud, que « Le rêve est la voie royale pour accéder à l'inconscient ». Mais la formation et l'expérience en psychiatrie de Breton le conduisent à s'intéresser aussi aux névroses, aux psychoses, plus généralement à la dimension créatrice de la maladie mentale. En rend compte une partie de L'immaculée Conception (1930), recueil poétique écrit conjointement par Breton et Éluard, intitulée « Les possessions » : ils montrent à quel point la frontière est ténue entre certaines formes de folie et l'univers poétique. Cette idée que le délire, la folie, sont des portes d'accès à la vérité intérieure est poussée à l'extrême par "l'activité paranoïaque critique" prônée par Salvador Dali, association systématique des phénomènes délirants.
Salvador Dali, Le Rêve, 1931. Huile sur toile, 96 x 96. The Cleveland Museum of Art, Cleveland
La femme
La femme et l'amour, sources de tant de désirs fantasmatiques, sont au cœur des écrits surréalistes, de Breton (Nadja, 1928, L'Amour fou, récit publié en 1937), d'Éluard (L'Amour la Poésie, recueil poétique de 1929), d'Aragon avec les nombreux poèmes dédiés à Elsa... pour deux raisons. D'une part, la pulsion sexuelle, "eros", porte atteinte aux normes morales, et transgresse les interdits de la société bourgeoise. D'autre part, la femme, créatrice de vie, est détentrice du secret de l'univers, qu'elle dévoile à l'homme. Muse ou sorcière, mère ou déesse incarnant la nature, elle révèle ainsi à l'homme sa vérité, telle Nadja dont les « yeux de fougère » guident mystérieusement Breton vers la découverte du hasard, des coïncidences, du merveilleux.
Dessin de Nadja, n°33, "De manière à pouvoir varier l'inclinaison de la tête", in Nadja, de Breton, original de 1928
Nous tournons par la rue de Seine, Nadja résistant à aller plus loin en ligne droite. Elle est à nouveau très distraite et me dit de suivre sur le ciel un éclair que trace lentement une main. "Toujours cette main." Elle me la montre réellement sur une affiche, un peu au-delà de la librairie Dorbon. Il y a bien là, très au-dessus de nous, une main rouge à l'index pointé, vantant je ne sais quoi. Il faut absolument qu'elle touche cette main, qu'elle cherche à atteindre en sautant et contre laquelle elle parvient à plaquer la sienne. "La main de feu, c'est à ton sujet, tu sais, c'est toi." Elle reste quelque temps silencieuse, je crois qu'elle a les larmes aux yeux. Puis, soudain, se plaçant devant moi, m'arrêtant presque, avec cette manière extraordinaire de m'appeler, comme on appellerait quelqu'un, de salle en salle, dans un château vide : "André ? André ? ... Tu écriras un roman sur moi. Je t'assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s'affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste...
La ville
La ville contemporaine, avec ses contrastes architecturaux, est le lieu privilégié des surréalistes. Elle offre toutes les possibilités de rencontres nées du hasard, aussi bien des êtres dissemblables amenés à se côtoyer que des lieux dissonants. Ainsi, comme leurs amis sculpteurs et peintres, les écrivains surréalistes pratiquent le collage, c'est-à-dire des associations inédites, hétéroclites car elles rapprochent deux réalités les plus éloignées possible. Sous l'éclairage nocturne notamment, la ville prend des apparences fantasmagoriques : « chair et sang de la poésie », c'est ainsi que Benjamin Péret définit le fantastique urbain. Elle correspond donc parfaitement à ce qu'Aragon nomme, dans Le Paysan de Paris (1926), « le stupéfiant image ».
Brassaï, Notre-Dame de Paris, 1933. Photographie
POUR CONCLURE
L’explosion de la première guerre mondiale a poussé à son comble la volonté d’émancipation des artistes, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens… qui explorent alors toutes les voies d’une création qui puisse restituer la « vie » même, comme le proclamait Tzara, puis les surréalistes qui tentent de dépasser l’absolue négation pour reconstruire d’autres formes d’expression, souhait formulé par Breton en 1924 dans Les Pas perdus : « Ce n'est qu'à ce prix qu'on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns dont j'étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d'autant la vie. »
Mais, leur désir de se libérer des « obligations intellectuelles, morales et sociales que de tous côtés et depuis toujours nous voyions peser sur l'homme d'une manière écrasante » (André Breton, Qu'est-ce que le surréalisme ?, 1934), les conduit à s’engager politiquement aux côtés du Parti communiste français : Aragon, Breton, Eluard, Péret collaborent à la revue Clarté, et adhèrent au PCF en 1927. Cela marque le début des divisions internes. Artaud et Soupault expriment leur désaccord, refusant de mettre le surréalisme au service de la révolution communiste, et ils se trouvent exclus du mouvement par Breton, qui impose de plus en plus son autorité. Puis vient le tour de Desnos et de Leiris... C'est avec le PCF qu'éclate ensuite le conflit, quand sont mieux connues les réalités terribles du stalinisme : s'en trouvent exclus Breton, Crevel, Eluard. Seul Aragon restera, jusqu'à la fin de sa vie, fidèle au parti.
Mais ces dissensions dissolvent peu à peu le groupe surréaliste, que la guerre achève de disperser : certains partent en exil, d'autres s'engagent dans la Résistance. En fait, le surréalisme en tant que mouvement meurt alors, malgré les efforts de Breton pour en ranimer l'esprit après la guerre, et jusque dans les années 60. Cependant, aucun artiste du XX° siècle n'aura échappé à son influence.
Lecture cursive : André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924, extrait
Pour lire l'extrait
Breton introduit ce passage, injonctif, en posant les conditions qui vont favoriser la création dans l’optique du surréalisme, toutes relevant de la passivité, aussi bien sur le plan matériel que psychique : « Placez-vous dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez ». Mais quelle « réception » l’écrivain attend-il ainsi ? Non plus l’inspiration, d’où qu’elle vienne, notion traditionnelle pour expliquer la création littéraire, puisqu’aussitôt suit un rejet violent : « Dites-vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout. »
À partir de la ligne 6, il explique la pratique de création surréaliste qui sera appelé « écriture automatique ». Elle se fonde sur le refus de toute intervention de la raison, pour favoriser un libre jaillissement du langage. Ainsi, la « première phrase viendra toute seule », comme si elle reposait, en attente, au plus profond de l’inconscient. Mais l’esprit a été formé à une réflexion logique, d’où le doute émis sur la « phrase suivante » : « elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre ». Cependant, aussitôt il élude cette restriction, n’ajoutant qu’une nouvelle condition, l’absence de ponctuation qui « s’oppose sans doute à la continuité absolue de la coulée qui nous occupe ». Finalement, il s’agit de faire confiance à l’inconscient, « au caractère inépuisable du murmure ».
Une dernière possibilité est alors introduite, « le silence », non pas dû d’ailleurs à l’inconscient lui-même, mais au créateur, qui par sa « faute […] d’inattention », n’en perçoit plus la voix : son texte devient alors trop logique, trop rationnel, avec « une ligne trop claire ». Il impose alors un retour à l’irrationnel : « posez une lettre quelconque, la lettre l par exemple, toujours la lettre l, et ramenez l’arbitraire en imposant cette lettre pour initiale au mot qui suivra. »
Un terme clé est ainsi introduit, « l’arbitraire », qui pourrait définir à lui seul le surréalisme, si l’on reprend sa définition du dictionnaire : il qualifie une proposition indépendante de tout ordre préétabli, de toute loi logique, ne tenant pas compte des données observables de la réalité, si bien qu’une proposition inverse, contradictoire serait tout aussi possible. Ainsi est affirmé le triomphe du hasard, la création devenant totalement aléatoire.
Écrit d’appropriation : « les cadavres exquis »
Pour être réussi, l’exercice doit commencer par une observation de la construction des cinq « cadavres exquis » présentés précédemment. Les premier, quatrième et cinquième textes suivent une même structure grammaticale : un nom sujet, suivi d’un adjectif épithète, puis un verbe au présent, suivi à son tour d’un nom complément d’objet direct qualifié par un adjectif.
Cette première structure sera conservée pour un premier « jeu surréaliste », réalisé par groupes de cinq.
Mais rien n’empêche d’enrichir cette même structure, par exemple par une locution adverbiale, « à peine », ou davantage encore dans les deuxième et troisième textes, considérablement développés. Ainsi, il est possible d’ajouter une comparaison, « joli comme un cœur », des circonstances aléatoires, telles « chez un charbonnier », « avec une plume de paon », « avec une ardeur », ou même des subordonnées, comme la relative « qui ôte respectueusement son chapeau » ou « que je ne me suis jamais connue ».
Toutes sortes de personnages peuvent être introduits, sans recherche de cohérence, des animaux, fabuleux comme « l’hippogriffe » ou réels comme « la biche » ou « l’écrevisse », des inconnus, « la petite fille » comme des personnages historiques, Poincaré, président de la République de 1913 à 1920, ou Henri de Borniol, militant socialiste pacifiste. Peu importe d’ailleurs qu’ils soient vivants ou morts, tout peut servir de sujet, même une abstraction, par exemple le « douzième siècle », et tout peut se transformer, comme « le colimaçon du cerveau ».
L’exercice peut alors se poursuivre par enrichissement de la structure initiale des premières productions.
Paul Éluard, Capitale de la douleur, 1926, « La courbe de tes yeux »
C'est aussi l’expérience de la guerre qui conduit Paul Éluard, pseudonyme d’Eugène Grindel, à fréquenter, dès son retour à Paris, les dadaïstes, puis à participer, avec les surréalistes, aux explorations du domaine des rêves, enfin à signer, avec Breton, le premier Manifeste du surréalisme en 1924 et le recueil poétique en prose, L’immaculée Conception (1930). Un de ses premiers recueils, Capitale de la douleur, publié en 1926, illustre la façon dont Éluard mêle les audaces du surréalisme – syntaxe brisée, multiplication d’images insolites – à un lyrisme plus personnel, qui célèbre l’amour.
La poésie d’Éluard témoigne, en effet, de la place que les surréalistes ont accordée à la femme et à l’amour. C’est sa relation tourmentée avec Gala, une jeune Russe rencontrée en 1913 dans un sanatorium suisse, épousée en 1916, qui lui inspire le recueil Capitale de la douleur. Comment le titre de ce poème, « La courbe de tes yeux », soutient-il le jaillissement des images en donnant sens à l’image de la femme ?
Fernand Léger, Portrait de Paul Éluard, 1947. Gouache sur papier entoilé, 20 x 17. Éditions Du Chêne
Pour lire le poème
Premier quintil
Un blason
Ce poème, « La courbe de tes yeux », reprend la forme du "blason" médiéval, mais, au lieu d’énumérer les parties du corps féminins, il déroule une série de métaphores à partir d'une seule réalité, les « yeux » , en faisant appel à tous les sens et à tous les éléments naturels, pour faire l’éloge de la femme, comme au temps des troubadours.
De la même façon, outre le choix de former des quintils, il retrouve le rythme plus mélodieux de la versification classique. Dans le premier quintil, la solennité de l’alexandrin dans les vers 1, 3 et 4 est brisée par l’octosyllabe plus léger au vers 2, comme pour s’associer à la « danse », avant de se terminer par un décasyllabe, le vers le plus fréquent dans la poésie médiévale chantant l’amour.
Le point de départ de ces métaphores est l’image du regard, « la courbe de [s]es yeux », traditionnellement miroir de l’âme, qui introduit un champ lexical, celui du cercle. Cette forme circulaire amène les premières images, unies par la rime suffisante : « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, / Un rond de danse et de douceur ». Les échos sonores, avec la dominante du [ R ] semblent scander le rythme de cette « danse », assourdi par la reprise des consonnes [ d ] et [ s ].
L'image de la femme
Cette forme circulaire introduit immédiatement le rôle de la femme, fondatrice du couple, ce qu’illustre l’union des déterminants possessifs : « tes yeux », « mon cœur ». Mais les deux métaphores qui suivent amplifient encore son rôle : elle est comme sanctifiée, telle la Vierge Marie, couronnée en tant que créatrice par l’« auréole » et l’image du « berceau », enfin les deux adjectifs, « nocturne et sûr », en font une protectrice du poète.
C’est ce que confirment les vers 4 et 5, réunis par la rime assonancée : « Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu / C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu ». Elle apporte ainsi une nouvelle naissance au poète, comme enveloppé par son regard, en construisant ce temps nouveau du couple.
Deuxième quintil
Salvador Dali, Portrait de Gala aux symptômes, 1954. Huile sur toile, 39 x 31,5. Fundació Gala-Dali, Figueres
Le quintil central, constitué de décasyllabes, juxtapose les métaphores, derrière lesquelles il serait possible de lire une description des yeux, une couleur bleu-vert, les « roseaux » figurant les cils, les « ailes » pour les paupières ».
Mais il est plus intéressant de noter qu’elles sont toutes associées à la nature, avec un élargissement progressif et le lien marqué avec tous les éléments. Est d’abord mentionné le végétal, avec l’idée d’une aube naissance, « Feuilles de jour et mousse de rosée », puis s’introduit l’air, avec « Roseaux du vent » et les paupières deviennent des « ailes couvrant le monde de lumière », comme s’il fallait que la femme ouvre les yeux pour faire naître le monde, encore fragile, presque impalpable. Enfin les yeux, par leur forme ovale, se transforment en « bateaux chargés du ciel et de la mer », portant donc en eux l’univers.
Éluard accorde aussi, dans ses images, une place aux sensations, la vue, l’odorat, avec les « sourires parfumés », et l’ouïe, ce que résume le dernier vers, qui traduit à la fois un apaisement et une naissance : « Chasseurs des bruits et sources des couleurs ».
Troisième quintil
Le portrait complété
Le dernier quintil, toujours en décasyllabes mais en renonçant aux rimes, poursuit la phrase précédente, complétant ainsi ce portrait métaphorique, toujours lié à la forme ronde et à l’idée de naissance, car le participe « éclos » complété par « sur la paille » suggère des œufs donnant vie à « une couvée » de poussins. Mais, en même temps, la métaphore dépasse cette première approche, en reprenant l’idée d’un univers naissant, en toute « innocence », avec les « aurores », et illuminé par le brillant des « astres ».
Le rôle amplifié
L’ensemble des images conduit ainsi à une qualification morale, toujours élogieuse : « tes yeux purs », avec un parallélisme qui renforce ainsi l’image de la femme source de vie : « Comme le jour dépend de l'innocence / Le monde entier dépend de tes yeux purs ». Elle fait naître le monde qu’elle semble inclure en elle, devenant médiatrice entre l’univers et le poète.
La fin du poème illustre la « courbe » mise en place dans le premier quintil, car le dernier vers reprend en chiasme le premier : « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur », « Et tout mon sang coule dans tes regards ». L’amour, cette fusion du couple, donne ainsi corps et vie au poète, qui, sans elle, serait sourd et aveugle au monde.
CONCLUSION
Éluard retrouve, dans ce poème, le temps médiéval, où les poètes chantaient la « fin’amor », en rendant, tels des chevaliers, hommage à la « dame » divinisée. C’est bien, en effet, de divinisation qu’il s’agit dans ce portrait qui célèbre la femme comme créatrice de l’univers, source de vie pour le poète.
Mais la succession des images, juxtaposées, et les associations ainsi mises en place relèvent, elles, de la volonté des surréalistes de dépasser le réel pour laisser surgir l’inconscient, la puissance de l’amour dont le poète est comme possédé. Toute l’œuvre poétique d’Éluard met en évidence la place accordée par les surréalistes à la femme. Après sa séparation d’avec Gala, qui épouse Salvador Dali en 1932, il dédie de nombreux poèmes à Maria Benz, surnommée Nusch, épousée en 1944 et dont la mort, en 1946, le plonge dans une profonde dépression. C’est sa dernière épouse, Dominique, qui l’inspire à nouveau par exemple dans le recueil Le Phénix, paru en 1951.
Lecture cursive : André Breton, Clair de terre, 1931, « Union libre »
Pour lire le poème
Le poème « Union libre » d’André Breton, d’abord publié anonymement en 1931 a ensuite été inséré dans le recueil Clair de terre, paru en 1923 mais réédité cette même année. Il illustre encore plus précisément que celui d’Éluard la forme médiévale du blason.
Un blason
Lancé par l’anaphore de « ma femme », le poème met en valeur le corps de celle-ci, transfiguré par le regard du poète. Il procède par énumérations, sans verbe conjugué, mais aussi sans ordre particulier : on passe de « la chevelure », associée aux « pensées », à « la taille », pour revenir ensuite aux détails de la tête, « bouche », « cils », « tempes », avant de passer aux composantes des « bras » puis aux « jambes ». Nous notons aussi une reprise aléatoire : certains éléments ne sont cités qu’une fois, d’autres doublés, et quelques-uns plus longuement développés. Ce désordre rappelle les collages des peintres modernes, ou la décomposition des tableaux cubistes. Mais la fin du poème met longuement l’accent sur la féminité, dont sont repris les attributs traditionnels, « gorge », seins », « fesses », et « sexe », auxquels sont consacrés jusqu’à quatre vers. Enfin, la fin du poème, en six vers, retrouve l’importance traditionnellement attribuée aux « yeux », miroir de l’âme.
Un portrait signifiant
L’illustration des formes
De nombreuses images prennent leur source dans la forme même du corps, telles « la taille de sablier » pour en reproduire la finesse, les « cils de bâtons d’écriture d’enfant » ou encore les « poignets d’allumettes » et « les jambes de fusée » qui mettent en valeur leur finesse, ou les « seins de taupinière ». Les exemples sont nombreux, qui suggèrent une représentation physique.
Man Ray, Portrait photographique de Simone Kahn-Breton, vers 1925
Un microcosme
Mais Breton va plus loin encore, car, comme chez Éluard, la femme contient en elle tout l’univers, comme le résume le dernier vers : « Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu. » Nous retrouvons, en effet, des attributs rattachés à chacun de ces quatre éléments, et qui sollicitent tous les sens :
- Le feu encadre le blason, mentionné dès le premier vers par « la chevelure de feu de bois », repris comme dernier mot. Nous pouvons y voir aussi une allusion dans la « nuit de la Saint-Jean », où sont allumés des feux.
- À l’air sont liés les « éclairs de chaleur », le « bouquet d'étoiles de dernière grandeur », mais aussi le « nid d’hirondelle », le « dos d’oiseau » ou les « hanches […] de tiges de plumes de paon blanc ».
- L’eau est davantage présente, sous toutes ses formes, avec l’image de l’« écume de mer et d’écluse », celle de la « fontaine » ou du « lit du torrent », mais aussi avec les « larmes » ou l’eau qui désaltère avec le « verre dans lequel on vient de boire », image reprise par « les yeux d’eau pour boire » Sont également cités des animaux qui s’y rattachent, le « cygne » ou « l’ornithorynque », la « loutre », les « dauphins sous la glace » ou les « scalaires », des mollusques, et même la « taupinière » est « marine ». Enfin, sont évoquées l’« ambre », formé par sécrétion du cachalot, et pour le « sexe » l’« algue ».
- Mais ce sont surtout les images associées à la terre qui ressortent, comme pour rappeler l’antique image de Gaïa, la déesse mère créatrice. Cette dimension terrestre se retrouve à travers les animaux, tels le « tigre », la « souris blanche », la « martre », mais aussi les nombreux minéraux, des plus ordinaires, l’« ardoise », le « grès », la « pierre roulée » et la « craie mouillée », jusqu’aux pierres précieuses, telle le « rubis » ou celles extraites du gisement, du « placer ». Mais elle figure aussi dans la flore, dans le monde végétal, naturel avec les arbres, « troène », « sureau », « fêne », fruit du hêtre, ou les fleurs, la « rose », symbole de naissance, ou le « glaïeul », associé à la mort, mais aussi l’image de la « savane », ou bien des cultures humaines, le « blé », le « foin coupé », l’« orge ».
Un symbolisme contrasté
Les images ainsi accumulées répondent aussi au principe fondateur du surréalisme, exprimé par Breton dans le Second Manifeste, en 1930 : « Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Or c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point. » Ainsi s’explique le rôle de la femme : par les contradictions qu’elle porte en elle, est le symbole même de ce « point » de conciliation des contraires, à l’image de ses « doigts de hasard et d’as de cœur », qui semblent reproduire la représentation de Nadja, héroïne du roman éponyme. Elle est à la fois « lumière » et « nuit », résumant donc en elle l’« éventail des jours » ; elle est aussi violence et menace, avec son « ventre de griffe géante » et ses « hanches de pennes de flèche », mais aussi victime sacrificielle avec sa « langue d’hostie poignardée » et ses « yeux de bois toujours sous la hache » ; elle s’associe à la joie, à la fête suggérée par le « cocarde » et le « champagne », et, inversement, ses « bras » ont des « mouvements d'horlogerie et de désespoir » et elle a les « yeux pleins de larmes ». Elle offre donc à l’homme la totalité de l’univers, son origine avec ses « pieds d’initiales », qui peuvent lui en ouvrir la porte : ce sont des « pieds de trousseaux de clés ». Mais elle lui révèle aussi sa vérité, les fantasmes qu'il porte en lui, avec son « sexe de miroir », et « ses yeux […] d’aiguille aimantée » dirigent son existence, en lui apportant aussi l’apaisement : « Ma femme aux yeux d’eau pour boire en prison ».
CONCLUSION
Ce poème, totalement libéré des contraintes métriques et des rimes, offre donc une parfaite illustration du surréalisme, à la fois par la place et le rôle accordés à la femme et la façon dont les images jaillissent par associations d’idées et glissement d’un univers concret, figuratif, à des représentations abstraites. Il montre aussi comment le surréalisme peut renouer avec une tradition telle celle du blason, mais en la transformant pour en faire l’image même de la liberté dont, en 1924, Breton fait l’éloge dans le premier Manifeste du surréalisme :
Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. Il répond sans doute à ma seule aspiration légitime. Parmi tant de disgrâces dont nous héritons, il faut bien reconnaître que la plus grande liberté d’esprit nous est laissée. À nous de ne pas en mésuser gravement. Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être, et c’est assez pour lever un peu le terrible interdit […] »
Conclusion sur le parcours
Bilan sur le parcours et sur la problématique
Reformulons la problématique qui a guidé ce parcours organisé autour de l’enjeu « Émancipations créatrices » et associé à l’étude des Cahiers de Douai de Rimbaud : Comment, à travers l’image de la femme qu’ils créent, les poètes font-ils preuve de leur volonté d’émancipation ?
Les signes d'émancipation
Les textes étudiés et lus nous ont permis d’identifier les trois principaux signes d’émancipation :
une libération des contraintes formelles, depuis les règles de la versification classiques concernant la métrique et la rime, balayées par les vers libres, jusqu’au poème en prose ou au calligramme où le poème se moule sur le dessin.
une audace croissante dans les sujets abordés, depuis les poètes romantiques, car les poètes choisissent de restituer la totalité du monde, donc sa dimension triviale, voire vulgaire, en faisant parfois jaillir la beauté de l’horreur, comme l’affirme à propos de Paris Baudelaire dans un projet d’épilogue de la deuxième édition des Fleurs du Mal : « […] j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »
la dimension créatrice mettant l’imaginaire, le rêve, puis l’inconscient et ses fantasmes au premier plan, ce qui amène le dépassement de la comparaison par la métaphore, par l’allégorie, par des images qui transfigurent le réel pour le rendre perceptible au lecteur : c’est « l’alchimie du Verbe », chère à Rimbaud, sous les formes les plus diverses.
Une émancipation progressive ?
Cependant, ce serait une erreur de voir ce parcours comme une avancée continue vers plus de liberté, siècle après siècle, au fil des mouvements littéraires. Si, en effet, nous étions remonté encore davantage dans le temps, nous aurions constaté que déjà les poètes de la Pléiade, Du Bellay, Ronsard…, avaient proclamé leur volonté de rompre avec leurs prédécesseurs, les poètes médiévaux. Ainsi, dans La Défense et Illustration de la langue française, une sorte de manifeste publié par Du Bellay en 1549, il affirme leur choix d’enrichir la langue par des emprunts, par exemple aux langues anciennes, à l’italien ou aux langues régionales, sans hésiter devant les néologismes, et de remplacer les formes poétiques figées chères aux rhétoriqueurs, par des formes plus ambitieuses, telles l’ode et le sonnet.
Inversement, après l’extrême liberté du dadaïsme, nous avons pu constater la façon dont les surréalistes, par exemple, se réapproprient une forme comme le blason, mais en la mettant au service de la liberté affirmée, et même reviennent, comme Éluard, à une versification traditionnelle, avec la constitution de strophes, de vers réguliers, et, parfois, le recours à la rime, jugée propre à renouer avec l’expression lyrique.
Le poète-démiurge
Un pouvoir divin
Issu de l’antiquité grecque, le terme de "démiurge", étymologiquement le "créateur-travailleur", qualifie, chez le philosophe Platon, le dieu créateur du monde et des êtres qui le peuplent. Là où Platon associait le "démiurge" à la force de "l’esprit", cette dimension philosophique s’est trouvée complétée par le texte biblique de la Genèse, récit de la création du monde : « La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. / Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. / Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. / Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour. » Ce court extrait met en évidence, avec les verbes, « dit », « appela », le rôle de la parole dans cette création du monde.
Il était donc tentant pour les poètes, de s’attribuer ce rôle divin, puisque leur propre création naît, elle aussi, du pouvoir des mots, de leur capacité de nommer le monde, en le re-créant ainsi à leur tour. N’est-ce pas cette conception qu’exprime la célèbre affirmation de Mallarmé : « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet » ?
Le poète s’accorde ainsi le pouvoir suprême de faire naître, tel un « voyant », une nouvelle réalité, invisible aux hommes ordinaires. À partir de la matière existante, encore informe, sa voix, en lui donnant forme par la poésie, fait venir à leur conscience les choses imperceptibles, inouïes au sens premier du terme.
Odilon Redon, Un fou dans un morne paysage, 1885. Lithographie, 22,8 x 19,3. Collection privée
Une vaste ambition
En s’affirmant ainsi créateur souverain, le poète se fixe une immense ambition, restituer la totalité de l’univers, macrocosme comme microcosme. D’où la volonté de toucher l’ensemble des sens des lecteurs, d’associer tous les éléments, terre, air, feu, eau, tous les domaines de la nature, flore et faune, de transgresser tous les interdits, sociaux et moraux, pour dévoiler ce qui restait jusqu’alors caché. Il s’agissait de donner au monde créé une unité, de lui donner sens.
Mais quand le monde se complexifie, et, surtout, quand les savoirs se spécialisent de plus en plus, dans une infinie diversité, comment offrir un sens global ? Quand, même sur le plan psychologique, a été découverte la profondeur de l’inconscient, du « ça » freudien…, comment donner sens à un sentiment, comment même transmettre un regard personnel ? Dans un univers morcelé, dans un monde éclaté, cela ne condamne-t-il pas le poète à ne pas pouvoir remplir cette fonction de "démiurge" ? Cela peut expliquer bien des tendances de la poésie contemporaine, depuis le surréalisme jusqu'aux pratiques du lettrisme ou de l'OULIPO.
Lecture personnelle : Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913, "Rhénanes"
Pour se reporter à une étude détaillée
Le programme officiel de français en classe de première, associe l’étude des Cahiers de Douai de Rimbaud à une lecture personnelle d’un recueil ou d’une « section substantielle et cohérente de l’œuvre » d’un autre siècle. Compte tenu de l’enjeu posé pour le parcours associé, « Émancipations créatrices », et de l’approche retenue, autour de l’image de la femme et de l’amour, il nous a paru pertinent de proposer la lecture de « Rhénanes », qui illustre bien l’ensemble du recueil Alcools d’Apollinaire.
Les poèmes de cette section, composés alors qu’Apollinaire, de mai 1901 au 21 août 1902, exerce la fonction de précepteur auprès de la fille de la vicomtesse de Milhau, ont sans doute joué le rôle de catalyseur dans l’élaboration d’Alcools, puisque le premier titre pour ce recueil annoncé, dès 1904 dans la revue Le Festin d’Ésope, était "Le Vent du Rhin". Il y renonce finalement pour ne conserver que les neuf poèmes du cycle qu’il intitule « Rhénanes ».
Cette étude peut donner lieu à un exposé, une façon de préparer la seconde partie de l’épreuve orale de l’EAF.