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Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885

 L'auteur (1850-1893), source de son œuvre  

Maupassant, photographié par Nadar, 1888

Guy de Maupassant, Photographie de Nadar, 1888

Les années d’apprentissage

Le premier apprentissage de Maupassant, qui fournit le cadre de bien de ses contes et nouvelles, se fait dans son enfance en Normandie : il y découvre la campagne, avec les paysans grossiers et âpres au gain. Mais il y a aussi, telle qu’on la voit dans Pierre et Jean, la mer, les côtes déchirées, les plages…

Dans Bel-Ami, elle renvoie aux origines du héros, qui retrouve le patois quand il parle  avec ses parents, et c’est là qu’il choisit d’emmener son épouse Madeleine en voyage de noces. Elle y découvre alors un monde rustique, violent, dans lequel l'argent joue un rôle essentiel – autant de traits de caractère de Duroy  !

Contraste avec le collège religieux, puis le lycée, qui ressemblent davantage à une prison ! Mais ce temps au lycée lui offre aussi un ami fidèle, le poète Louis Bouilhet, et un maître en écriture, Gustave Flaubert, ami d’enfance de sa mère.

Pour une biographie plus détaillée

C'est probablement pendant son enfance aussi que Maupassant construit une image très sombre du couple : ses parents, en effet, ne s’entendent guère, et son père, coureur et dépensier, quitte le domicile familial dès 1856. Or, le thème de la « mal mariée », avec ses deux corollaires, l’adultère et l’enfant « bâtard », est récurrent dans son œuvre. 

Toutes les héroïnes de Bel-Ami sont dans ce cas : Mme Basile-Ravalau avec le vulgaire et cupide Walter, Mme de Marelle, élégante et bohème, avec un haut fonctionnaire toujours absent et maniaque des questions agricoles, ou Madeleine Forestier, avec son époux incompétent et malade. Ainsi, la femme  n’a pas de remords de son adultère, puisqu’elle le vit comme la  compensation de son échec conjugal. Et, souvent, comme Forestier avec Vaudrec dans le roman, le mari traite l’amant en ami, et Duroy accepte l’héritage légué à son épouse par l’amant. Sur le plan psychologique, cela se traduit  par des obsessions chez ses personnages : la détresse de la femme abandonnée, qui voit son amour trompé, comme Mme de Marelle ou Mme Walter, mais aussi la jalousie aussi bien chez les femmes que chez les hommes, telle celle de Duroy pour le premier époux de Madeleine.

Le second apprentissage est terrible. C’est celui de la guerre de 1870 contre la Prusse : Maupassant se retrouve mobilisé à l’intendance à Rouen, et vit douloureusement la défaite, et l’occupation dont Boule de suif présente un épisode réaliste.

L'ascension parisienne

Puis, pendant une dizaine d’années, c’est l’univers parisien des petits employés que découvre Maupassant, au ministère de la Marine, puis à celui de l’Instruction publique, médiocrité qu’il évoque, par exemple, dans sa nouvelle La Parure. Paris, c’est aussi, pour lui, la vie mondaine et les plaisirs, depuis les plus simples, le canotage sur la Seine, les guinguettes, jusqu’aux hauts lieux des soirées parisiennes dépeints dans Bel-Ami, sans oublier les femmes. Le roman reproduit l’atmosphère de la vie mondaine de son époque, mais aussi les milieux populaires, comme lorsqu’il décrit les cabarets mal famés où Clotilde de Marelle aime s’encanailler. 

Mais, parallèlement, Flaubert poursuit l'initiation de Maupassant à la littérature, à la fois en l'obligeant à un rigoureux travail de rédaction, et en l’introduisant dans les  milieux littéraires. Il fréquente les « mardis » du poète Mallarmé, puis, en 1880, il participe, avec Boule de suif,  à l’ouvrage collectif Les Soirées de Médan, sur le thème de la guerre de 1870, en collaboration avec les naturalistes réunis autour de Zola. 

Il débute, à cette époque, une carrière de chroniqueur pour Le Gil Blas et Le Gaulois, ce qui explique la parfaite connaissance de ce milieu journalistique que nous offre Bel-Ami. Outre une restitution fidèle de son fonctionnement, le roman met en place un héros qui ressemble, notamment, au baron Ludovic de Vaux, homme important qui « connaissait tous les scandales de Paris », spécialiste du tir, de l’équitation, et pilier de café des Variétés.

Du succès à la maladie

Très rapidement ses premières publications lui apportent un succès, dont il profite pleinement. Il multiplie les conquêtes féminines, les voyages, notamment à bord de son bateau, précisément nommé le « Bel-Ami ». Entre 1880 et 1890, il édifie l’essentiel d’une œuvre considérable, contes et nouvelles, mais aussi d’importants romans : Bel-Ami (1880), Une Vie (1883), Mont-Oriol (1887)…

Pourtant, cette réussite n’empêche pas un pessimisme qui va croissant. De Flaubert, il avait déjà hérité le regard lucide posé sur la société, sur ses médiocrités, sur le néant profond de l’âme humaine. 

Maupassant sur son bateau , le "Bel-Ami", au large de Villefranche

La fréquentation des naturalistes, leur volonté de ne rien masquer des pires réalités sociales, n’a certainement pas contribué à le réconcilier avec l’humain. Ajoutons à cela la découverte du philosophe allemand Schopenhauer, dont le pessimisme l’influence en renforçant sa vision sombre de l’homme, du désir, de l’amour…

Mais la maladie guette. Dès 1876, Maupassant ressent les premières atteintes de la syphilis, à la fois sans doute héréditaire (son frère Hervé meurt fou en 1889) et liée aux excès multiples, d’alcool,  de drogue, de relations sexuelles. Les symptômes touchent la vision, avec une déformation des perceptions. Peut-être cela explique-t-il l’introduction, dans le roman, de ces états morbides, semi-hallucinatoires, comme celui que vit Mme Walter devant le tableau du Christ, identifié à son amant, ou la vision du héros déformée par le jeu du clair-obscur. Son récit Le Horla, en 1887, évoque les hallucinations visuelles, les migraines, les angoisses, premiers indices d’un grave trouble psychiatrique qui le conduit, en 1892, à une profonde dépression, à une tentative de suicide, enfin à être interné dans la clinique du docteur Blanche, où il meurt à 43 ans.

 La formation d'un écrivain 

Écrivain

Maupassant et Flaubert

Maupassant doit beaucoup à son « maître littéraire » : Flaubert lui enseigne une manière à la fois de voir et d’écrire.

C'est Flaubert qui lui insuffle cette vision de « l’éternelle misère de tout », de « l’éternelle et universelle bêtise » (Bouvard et Pécuchet). Pour Flaubert, face à l’impossible union entre la « Chimère », c’est-à-dire l’idéal, le rêve, et le « Sphynx », la lourdeur du réel, de la matérialité, le « troupeau » humain se contente de la médiocrité, sans avoir conscience de l’illusion qu’il vit. Seul l’esthète, l’artiste, peut échapper à cette illusion, en cultivant « l’impassibilité », une contemplation détachée. De cette conception, il tire des conséquences sur le travail d’écriture, qu’il enseigne à Maupassant.

Flaubert, photographié par Nadar

Flaubert, photographié par Nadar

Un rôle prépondérant est accordé à la composition. Dans Bel-Ami, Maupassant suit parfaitement les conseils donnés, qui impliquent de dissimuler l’organisation d’ensemble tout en préparant soigneusement les évolutions du personnage : « l’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu  dans l’univers, présent partout, visible nulle part. » (Lettre de Flaubert du 8 décembre 1852).

Cette volonté, reprise dans la Préface de Pierre et Jean, explique, par exemple, les jeux d’échos intérieurs qui scandent la progression de Duroy, par exemple les visions du héros devant un miroir. Le romancier se plaît aussi à des annonces, que le roman contredit ensuite, pour donner l’impression que l’intrigue est autonome. Ainsi, Forestier annonce qu’il est malade et ira guérir à Menton – mais il meurt à Cannes – et Madeleine Forestier, qui se dit sûre que Mme Walter n’éveillera aucun désir chez Duroy… découvrira que son époux la trompe avec elle.

« … au lieu de modeler une aventure et de la dérouler de façon à la rendre intéressante jusqu’à son dénouement, il prendra son ou ses personnages  à une certaine époque de leur existence, et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’à la période suivante. Il montrera de cette façon comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques. »

Maupassant, Préface de Pierre et Jean, 1888 

Flaubert insiste aussi sur l’importance de restituer avec précision l’atmosphère dans laquelle se meuvent les personnages, ce qui suppose une adéquation parfaite du style, l’importance surtout de l’agencement de la phrase, et du choix du mot juste : il faut « dire des choses délicates, saisir les impressions les plus fuyantes, et les fixer clairement avec les mots que nous employons ordinairement. », déclare Maupassant.

Zola, photograhié par Nadar

Zola, photographié par Nadar

Maupassant et Zola

Maupassant a participé aux activités du groupe naturaliste, organisé autour de Zola, et a largement adhéré à la volonté de cette nouvelle école de poursuivre encore plus loin dans la voie du réalisme, en traitant de nouveaux sujets, en entrant dans des milieux jusqu’alors inexplorés, en refusant les élans et les excès du romantisme.

Du naturalisme, il retient l’idée que l’homme est, d’abord et avant tout, un « animal », d’où l’importance accordée au corps, à la dimension physiologique qui révèle la profondeur de l’être : ce que le personnage mange, boit – que de dîners dans le roman !  –, sa démarche, ses sensations, ses désirs, eux aussi d’abord « animaux ». Il s’agit de dévorer… ou de ne pas être dévoré ! C’est d’ailleurs par les sensations du personnage, bruits, odeurs, couleurs, que Maupassant décrit les lieux, telles la salle de rédaction enfumée, ou les cabarets crasseux.

Cela est particulièrement vrai pour les femmes, Maupassant montrant souvent à quel point elles sont dominées par leurs sens, faiblesse qui contrebalance le pouvoir qu’elles exercent. Dans ces conditions, l’amour ne peut  être qu’un désir brutal, dépoétisé… qui  abolit  la raison, la conscience et la volonté. Et les femmes sont prêtes à se laisser asservir, comme Mme de Marelle qui revient d’elle-même vers Duroy malgré la violence dont il a fait preuve à son égard.

Même le langage se veut une parole « de nature ». Il s’agit de le reproduire dans toute sa réalité, patois des paysans, langage cru de Rachel, langage populaire dans les escaliers d’un immeuble ou un cabaret. Mais c’est aussi un langage du corps, dont la syntaxe doit restituer les mouvements, par exemple par les exclamations, les points de suspension, les inversions lexicales, sans oublier la fréquence  du discours rapporté indirect libre.

Cependant, Maupassant prend une distance par rapport aux théories scientistes qui servent de support au naturalisme. Par exemple, il s’appuie davantage sur l’idée psychologique d’analogies entre l’homme et le milieu dans lequel il grandit que sur les lois de l’hérédité, comme veut le faire Zola. En revanche, il croit plus fortement à l’influence de l’éducation, notamment pour les femmes, restant en cela plus proche de Balzac : Duroy est bien le produit de son milieu, fabriqué à la fois par ses origines normandes et son  passage à l’armée. Le journalisme lui fournira donc un autre  champ où exercer sa nature profonde. Maupassant s’intéresse aussi plus nettement à l’influence – enrichissante ou déformante – de la profession, aux attitudes, aux tournures de phrase, aux « tics » même que la profession imprime dans les esprits.

Il met en lumière, principalement, les rapports réciproques entre le tempérament de l’être, une poussée vitale, celle du fauve par exemple chez Duroy, et les circonstances dans lesquelles s’exerce cette poussée vitale. Cela se constate, notamment, par le rôle fixé à l’habitat, dans ses moindres détails, l’ameublement par exemple : s’il est forgé par le besoin, le goût, le pouvoir de l’habitant, celui-ci subit, en retour, les effets de cet habitat. Ainsi s’explique le désarroi de Madeleine Forestier, brutalement plongée dans la campagne normande, qui vit une véritable dépossession de soi, et c’est l’observation de l’appartement du banquier Walter, ses tableaux, qui met en scène sa psychologie.

Enfin, Maupassant prend une distance avec l’écriture naturaliste. Il ne s’agit pas pour lui de focaliser tous les effets pour restituer l’impression, consciemment vécue, du personnage, mais plutôt d’une technique proche de la peinture impressionniste. L’écrivain ne retient que quelques éléments, qu’il dissémine peu à peu, en les juxtaposant comme les touches du peintre, jusqu’à unir le mouvant au précis. Il cherche à mieux donner l’impression d’une action lente, insidieuse, du milieu sur l’individu.

Herbrt Spencer

Maupassant et l'évolutionnisme

Maupassant est très influencé par les théories évolutionnistes de Spencer et de Darwin, tout particulièrement par l’idée de « sélection naturelle », c’est-à-dire, pour reprendre la formule de Spencer, de l’élimination de ceux chez qui « la faculté de conservation est la moindre ». Nous pouvons ainsi voir dans le héros de Bel-Ami, une parfaite illustration du « struggle for life » : n’est-il pas, dès le début du roman, prêt à tout, même à tuer, par faim ? Cette même image du « fauve » se retrouve à la fin, quand il est prêt à bondir pour poursuivre son ascension triomphale.

Photographie d'Herbert Spencer

Charles Darwin, photographié par Julia Margaret Cameron, 1868

Charles Darwin, photograpié par Julia Margaret Cameron

L’évolutionnisme renforce donc, chez Maupassant, l’apport du naturalisme, le fait de  rabaisser souvent l’homme à l’état animal, au niveau de « l’espèce », voire de la « race » : lors de la rencontre entre Duroy et Mme de Marelle, ce sont bien « deux êtres de même race » qui se trouvent.

Photographie d'Arthur Schopenhauer

Photographie d'Arthur Schopenhauer

Maupassant et Schopenhauer

Mais les œuvres de Maupassant font également écho à certaines conceptions posées par la philosophie de Schopenhauer. 

Les termes de Schopenhauer conduisent à l’idée que tout se dissout, que tout est néant, profond pessimisme qui nous rappelle les paroles de Norbert de Varenne, ce personnage de vieux poète désabusé et cynique, qui donne à Duroy une leçon de vie toute aussi pessimiste.

« Tout désir naît d’un besoin, d’une privation, d’une souffrance. En le satisfaisant, on l’apaise ; mais, pour un de satisfait, combien d’inassouvis ! De plus, le désir dure longtemps, les exigences sont infinies, la jouissance est courte et étroitement mesurée. Et même ce plaisir enfin obtenu n’est qu’apparent : un autre lui succède, le premier est une illusion dissipée, le second est une illusion qui dure encore. Rien au monde n’est capable d’apaiser la volonté, ni de la fixer d’une manière durable […] »

Schopenhauer, « L’Art »

 Le contexte : la IIIème République

Les désordres politiques

Au début de la IIIème République, le Parlement est dominé par une bourgeoisie de centre-gauche, dite « républicaine », qui soutient, pour favoriser la croissance économique, la haute finance ; des jeux d’alliances rendent la vie politique instable, et la collusion entre le monde politique et les milieux d’affaires est flagrante. Pour preuve la décoration que reçoit Duroy, héros de Bel-Ami, (2ème Partie, chapitre VII), qui sonne aussi comme une prémonition. Deux ans après la parution du roman, éclatera le scandale des « décorations » :  on apprendra alors que le gendre du président Jules Grévy usait de son influence pour offrir des décorations à d’importants hommes d’affaires, en échange de leur investissement dans les entreprises qu’il soutenait.

Jules Didier et Jacques Guiaud, Le Palais du corps législatif après la dernière session, le 4 septembre 1870. Proclamation de la déchéance de l’Empire, 1871.

Jules Didier et Jacques Guiaud, Le Palais du corps législatif après la dernière session, le 4 septembre 1870. Proclamation de la déchéance de l’Empire, 1871. Huile sur toile. Musée Carnavalet, Paris

Pour en savoir plus sur l'Assemblée nationale

Un coupon de l'"Union générale"

Contexte

La religion joue un rôle dans ces désordres par sa collusion avec la vie politico-économique : face à la banque judéo-protestante, et républicaine, celle des Rothschild, se dresse l’Union Générale, banque catholique et « légitimiste », soutenue par le Vatican. Cette lutte d’influence mène au « Krach » de l’Union Générale (1882) : sa rivale avait racheté en sous-main ses actions qu’elle vendit en masse le même jour sur le marché boursier, provoquant un effondrement des cours et la faillite, à la plus grande satisfaction du gouvernement alors présidé par Léon Gambetta, républicain de gauche. Le banquier Walter, dans Bel-Ami, illustre ce comportement et ces malversations.

L'expansion coloniale : "l'affaire tunisienne"

C’est aussi l’époque de l’expansion coloniale, et le roman évoque « l’affaire tunisienne ». Maupassant connaît bien la situation, d'une part parce qu'il a voyagé en Algérie, d'autre part en raison des nombreux articles qu'il a publiés dans Le Gaulois sur les dessous de la politique coloniale.

Le traité du Bardo, le 12 mai 1881

Le traité du Bardo, le 12 mai 1881

Depuis 1863, les hommes d'affaires ont accordé, à un taux usuraire, de fortes sommes au gouvernement tunisien. Pour soutenir la Tunisie, une commission internationale lance des "bons de dette" et des "obligations" bancaires. Cela déchaîne la spéculation : des terrains sont rachetés à bas prix, des entrepreneurs obtiennent des concessions pour d'importants travaux, et, surtout, les banques rachètent les "bons" et "obligations" et font baisser leur taux. La Tunisie n'est plus solvable...

La France feint de se désintéresser de cette « dette » pour laisser la priorité sur ce territoire à l’Italie. Mais le gouvernement profite d’une révolte, celle des Kroumirs, dans le sud de l’Algérie - sans doute en réalité des massacres fomentés par des provocateurs à la solde du consul français à Tunis - pour organiser une campagne de presse réclamant l'envoi d'une "expédition punitive", décidée en avril 1881.

Le  palais Brongniart, siège de la Bourse, à la fin du XIX° siècle

La France conclut alors avec le Bey de Tunis le traité du Bardo : la Tunisie devient un protectorat français (d’où de fortes tensions avec l’Italie), en échange la France garantit les obligations correspondant à la dette tunisienne, ce qui provoque une forte hausse qui bénéficie aux actionnaires, qui les avaient achetées au prix le plus bas. 

Or, l‘aide des journaux, Le Gaulois et La République française, a été précieuse dans cette manœuvre. En jouant sur la peur d’une faillite, ils ont poussé les actionnaires à vendre leurs obligations, dont le prix  a baissé alors fortement. Quelques « initiés », au courant de la l’intervention française, se sont empressés de les racheter, obtenant une importante plus-value après la garantie gouvernementale !   

Le palais Brongniart, siège de la Bourse, fin du XIXème siècle

Maupassant, alors chroniqueur, avait dénoncé ces manœuvres politico-économiques : « Nous vivons dans le règne du pot-de-vin » (Les Choses du jour, 28 juillet 1991). Il les insère dans son œuvre, dans une volonté évidente de réalisme. Dans le feuilleton, la Tunisie sera remplacée par l’Égypte, puis, dans la parution en volume, par le Maroc, l’Italie devenant, elle, l’Espagne ; mais le mécanisme politique reste identique : ce « coup de bourse » se retrouve dans le chapitre V de la 2ème partie.        

La "Belle-Époque"

Pourtant, la période se nomme « la Belle-Époque », en raison essentiellement de l’absence de guerre sur le territoire français, entre 1870 et 1914, et de l’essor scientifique et industriel, offrant une prospérité accrue à la bourgeoisie : le capitalisme s’affirme. 

Édouard Manet, Un Bar aux Folies-Bergère, 1882. Huile sur toile, 96 x 130. Institut Courtauld, Londres

Paris, ville profondément rénovée par les grands travaux d’Haussmann sous le Second Empire, joue alors pleinement son rôle de capitale, économique et culturelle : elle devient la « ville-lumière », le lieu de tous les plaisirs, et notamment d’une intense vie nocturne à laquelle le roman fait fréquemment allusion. Par exemple le promenoir des Folies-Bergère, établissement créé à la veille de la guerre de 1870, fut fréquenté par Maupassant qui le dépeint dans le chapitre I de la 1ère Partie, et les soirées finissent souvent chez Tortoni ou au cabaret de la Reine blanche, boulevard de Clichy, que fréquente Clotilde de Marelle car elle aime se retrouver au milieu du « peuple ».

Édouard Manet, Un Bar aux Folies-Bergère, 1882. Huile sur toile, 96 x 130. Institut Courtauld, Londres

La société au XIX° siècle

Le roman nous fait traverser d’ailleurs tous les lieux de la vie mondaine, la rue du Faubourg Montmartre, les cafés célèbres, le café Riche ou le café Anglais sur le boulevard des Italiens. On assiste aussi à des séances d’escrime ou à des parties de campagne, on se rend au le bois de Boulogne, très fréquenté en cette fin de siècle. Il s’agit alors de voir et de se faire voir

Dans ce contexte de plaisir et de vie mondaine dont les journaux rendent compte, comme dans la rubrique des « Échos » tenue par Duroy, le héros du roman, la religion perd de son importance tandis que la laïcité entreprend ses premières luttes pour la séparation de l’Église et de l’État. Dans le roman, elle n’intervient plus guère qu’à travers le personnage de Mme. Walter, l’église devenant cependant lieu de rendez-vous galant !

Présentation

Présentation de Bel-Ami 

Maupassant, "Bel-Ami", édition du Livre de poche

Pour lire le roman

Le titre du roman

Il correspond au surnom donné au héros par la petite fille de Mme. de Marelle, Laurine. Le titre donne ainsi le ton du roman : c’est l’histoire d’un homme séduisant, « portant beau », « grand, bien fait », devenant « l’ami » des femmes. Mais le terme « ami » reste ambigu :  le héros se pose en « ami » de tous, en effet, de Forestier et de sa femme, de Mme de Marelle et de sa fille, de la fille du banquier Walter. Mais, derrière cette amitié affichée, se cache la volonté d’un profit. L’amitié n’est donc, en réalité, que de l’exploitation !

Il peut sembler paradoxal que ce surnom  soit donné au héros par le seul personnage « pur » du roman, à cause de son jeune âge. Nous pouvons, certes, y retrouver la nostalgie, fréquente chez Maupassant, du monde de l’enfance, que traduit, par exemple, le jeu spontané de Duroy avec Laurine. Mais Laurine figure aussi le premier maillon d’une chaîne de séduction : elle annonce les générations de femmes livrées au désir du héros. Le baiser que lui donne Duroy, et la phrase de sa mère, « Vous êtes un ensorceleur » sont comme la préfiguration de la future relation amoureuse...

Héros ? Anti-héros ? Belle apparence… mais âme corrompue ? Qui est véritablement « Bel-Ami » ? Ce personnage peut-il expliquer les critiques adressées au roman lors de sa parution ? On parla de « vulgarité criante », d’« absence de principes moraux » et d’« avidité féroce et cynique ». À cela, Maupassant répond : « J’ai voulu simplement raconter la vie d’un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu’on rencontre dans toutes les professions existantes », « Voulant analyser une crapule, je l’ai développée dans un milieu digne d’elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. J’avais ce droit absolu comme j’aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d’un brave homme […] ».

La structure d'ensemble

Le roman est divisé en deux parties numérotées mais sans titre, comportant respectivement huit et dix chapitres, numérotés mais toujours sans titre. Bel-Ami montre le passage du héros d’un état à un autre, son évolution, par étapes, dans la société, une ascension quasi continue, à l'exception d'une courte période où la fortune est lente à venir et où le héros en arrive à s'endetter : en 10 mois dans la première partie, qui représente en quelque sorte les « apprentissages », la seconde, qu’on pourrait nommer « la conquête de Paris », s’accélérant encore. Le schéma ci-contre marque les étapes de cette ascension.

Elle met en évidence les deux thèmes principaux du roman, que soulignent aussi les première et dernière phrases.

Maupassant, "Bel-Ami" : structure du roman

       L'argent est omniprésent dans Bel-AmiLes précisions monétaires jalonnent chaque progrès du héros, depuis les trois francs quarante  du début, jusqu'à l'immense fortune que lui promet son second mariage avec Suzanne, fille du banquier Walter. 

         Parallèlement au désir d'argent, il y a le désir des femmes : dans les deux cas, il s'agit d'obtenir le droit de consommer. Les femmes sont le moteur du succès et il est intéressant de noter la progression dans les conquêtes de Duroy. Il passe, en effet, de la femme qu'on paye - Rachel, et de moins en moins cher - à celle qui le paye : la symétrie entre les vingt francs, le salaire de Rachel au début, et la pièce d'or de même montant, que Mme de Marelle glisse dans sa poche, assimile clairement Georges Duroy à une prostituée. Il passe aussi de la primauté accordée au plaisir à l'utilité. Rachel et Mme de Marelle représentent, chacune à sa façon, le plaisir physique, tandis que Mme Forestier, Mme Walter est Suzanne sont avant tout des moyens pour réussir. Mais, comme le signalent les dernières lignes du roman, l'apogée du triomphe permet d'associer plaisir et utilité ! Enfin, il passe du mariage accordé par la femme, celui avec Madeleine Forestier, où il ne joue que le second rôle (d'ailleurs, tout le monde au journal le surnomme "Forestier"), au mariage décidé, voulu, où tout a été calculé : avec Suzanne c'est bien lui qui joue le premier rôle, et remporte une véritable victoire. 

Le temps et la durée

       Même si l'année n'est pas indiquée, les étapes de l'ascension du héros sont précisément datées. Le roman débute, en effet, le 28 juin, et le héros, alors petit bureaucrate, n’a plus que 3 francs 40 pour finir le mois. Une double rencontre va faire bifurquer sa vie, tout en posant les deux clés du roman : celle d’un ancien ami, Forestier, qui lui prête 40 francs et l’invite le lendemain à dîner avec son patron, le puissant directeur du journal La Vie française qui pourrait l’embaucher, et celle de Rachel, fille facile qui cherche le client aux Folies-Bergère et s’offre à lui. Les deux mois suivants (les chapitres II, III et IV) le verront devenu reporter des « Échos », rubrique du journal, grâce à l’appui de Madeleine Forestier. Mais il gagne encore peu, 200 francs par mois et 10 sous la ligne… Trois chapitres encore, et deux femmes viendront à son aide, Mme. de Marelle, qui lui offre en cadeaux des pièces de 20 francs, et Mme. Walter elle-même : en huit mois, le voici chef des « Échos », et son salaire est passé à 1200 francs.

La mort de Forestier permet à Duroy de poursuivre sa progression, en épousant sa femme le 10 mai, qui lui apporte 40000 francs de revenus, auxquels s’ajoute un héritage de 500000 francs, tandis qu’il accède au poste prestigieux de rédacteur politique. Les chapitres I à VII de cette seconde partie sont ponctués des réussites successives de Georges, légion d’honneur, titre de baron - il se nomme, à présent, Du Roy -, coup en Bourse. Il suffira d’un divorce avec Madeleine, avec constat d’adultère (chapitre VIII), pour qu’il puisse séduire et épouser Suzanne Walter. Les chapitres IX et X marquent ainsi son apothéose : en automne son second mariage est célébré à l’Eglise de la Madeleine… et,  à peine sorti, « il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon »… Député donc… pourquoi pas ? Le roman s’achève sur cet horizon d’attente, tandis que le héros lui en juxtapose aussitôt un autre, « l’image de Mme. de Marelle [...] au sortir du lit ». Au total, quinze mois auront suffi...

L'actualisation spatio-temporelle

Actualisation

Deux procédés de répétition, en formant des "échos" internes, sont particulièrement significatifs dans le roman : ceux qui renvoient au passé, et ceux qui nous projettent dans l'avenir.

      Maupassant, en reprenant plusieurs fois certaines scènes, qui se font écho, permet au lecteur de mieux mesurer la progression de Bel-Ami. Par exemple, à deux reprises, Duroy se contemple dans une glace, la première fois au début du chapitre II (1ère partie), avant d’entrer dîner chez Forestier, la seconde au bras de Madeleine, à la fin du chapitre VI  (2nde partie) et il s’écrie : « Voilà des millionnaires qui passent. » Nous observons aussi trois reprises du jeu de bilboquet, la deuxième marquant son insertion au sein de La Vie Française, tandis que la troisième est très ironique puisque son bilboquet est marqué du nom de « Forestier-Du Roy, successeur ». Enfin, pensons à la récurrence des scènes liées à la rédaction de La Vie Française, cinq en tout : la première fois, Duroy n’en voit que l’antichambre, la dernière marque son affirmation dans le bureau de son directeur, le banquier Walter. Par opposition, les personnages secondaires, eux, sont la base d’épisodes récurrents, mais invariables, par exemple quatre ruptures avec Mme de Marelle et quatre réconciliations, ou toujours les mêmes sujets pour les conversations de salon. Ainsi, plus ressortira leur dimension statique, plus ils paraîtront médiocres, et plus sera mise en valeur l’évolution exceptionnelle de « Bel-Ami ».

       Inversement, Maupassant met en place des procédés d’anticipation, qui fonctionnent comme autant de phénomènes prémonitoires de l’ascension du héros. Par exemple, une conversation sur les femmes adultères au chapitre V (1ère partie) se concrétise lorsque Duroy surprend Madeleine au lit avec le député Laroche-Mathieu, les soupçons de Duroy sur le lien entre celle qui est encore alors l’épouse de Forestier  et le comte de Vaudrec sont confirmés par l’héritage qu’il léguera à celle-ci… Jusqu’à la perspective du bond jusqu’au « portique du Palais-Bourbon », dans l’épilogue, qui a été annoncée cinq chapitres plus haut : « Cristi, si j’avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation […], quel homme d’État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants. »

Les lieux

Hormis le chapitre VIII de la première partie, qui nous emmène sur la Côte d’Azur –lieu de villégiature d’hiver à la mode, et bien connu de Maupassant – l’ensemble du roman est situé entre deux pôles : la Normandie, lieu d’origine de Duroy, et Paris, lieu central où se conquiert le pouvoir. Mais il convient de ne pas oublier que, chez Maupassant, la description d’un lieu prend toujours un sens symbolique. Par exemple, à Cannes le coucher de soleil sur la Méditerranée, d’un « rouge sanglant », annonce la mort de Forestier, tandis que la nuit, douce et paisible après ce décès, ouvre à Duroy, « respirant à pleins poumons », la possibilité d’épouser Madeleine.

Coucher de soleil sur Cannes

Coucher de soleil sur Cannes
Le village de Croisset

     La Normandie, dans Bel-Ami, a perdu l’aspect souriant qu’elle revêtait dans les premières œuvres de Maupassant. Son image s’est assombrie, rusticité du monde paysan, absence de raffinement, décor souvent effrayant… Le village de Canteleu existe, mais la description dans le roman le rapproche davantage de celui de Croisset, bien connu de l’auteur puisque c’est là que se situe la propriété de Flaubert. Or, si ce lieu effraie Madeleine, Duroy, lui, s’y retrouve parfaitement à l’aise, « grisé par l’air natal, ressaisi par l’amour du pays ». Il est de la même « race » que ces paysans, et avait, d’ailleurs, un réel besoin de prendre le lieu à témoin de sa réussite. L'aspect fondateur de cette origine se traduit d'ailleurs dans le titre de noblesse qu'il s'arroge, devenant baron Du Roy de Cantel.

      L’image de Paris est construite sur un contraste entre l’apparence, brillante, et la réalité, bien plus sombre. La capitale est, à l’époque de l’écriture, en plein développement économique. La ville étale sa richesse, son luxe, et ses habitants semblent, dans tous les milieux sociaux, n’avoir qu’un seul but : profiter des plaisirs qu’elle offre et, pour les plus aisés, « paraître » aux yeux de leurs pairs. Maupassant s’attache, dans le roman, à montrer le luxe tapageur des lieux de plaisirs, depuis les boulevards, avec leurs cafés, jusqu’au bois de Boulogne, en passant par les restaurants élégants, tel le café Riche, ou les Folies-Bergère.

Mais cette apparence masque une vision plus sordide, un monde où règne la corruption. Elle s’exprime par la multiplication d’images d’étouffement, de pourrissement, de moiteur : « l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. » Paris s’identifie peu à peu à une prostituée, une ville offerte à tous ceux qui paient de leur personne le prix pour s’en emparer.

Jean Béraud, Le Boulevard des Capucines devant le théâtre du Vaudeville, 1889. Huile sur toile, 35 x 51. Musée Carnavalet, Paris

Jean Béraud, "Le boulevard des Capucines devant le théâtre du vaudeville", 1889. Huile sur toile, 35 x 51. Musée Carnavalet, Paris

Les classes sociales dans Bel-Ami

Le romantisme  privilégie soit l’évasion hors du réel, par exemple avec le roman exotique, soit la volonté de transmettre un idéal politique propre à améliorer la société. Le réalisme, puis, en allant plus loin encore, le naturalisme, s’attachent, au contraire, à une observation attentive des relations que l’homme entretient avec son milieu d’origine, qui l’a formé, et avec les différents milieux qu’il fréquente et dans lesquels il s’insère. Le but du romancier est alors d’aller au-delà de l’apparence, pour découvrir les ressorts cachés qui font fonctionner la société. Il porte donc un regard critique sur elle.

Société

Le peuple

 

Les naturalistes se veulent novateurs en introduisant dans le roman les milieux populaires : « nous nous sommes demandés si ce qu’on appelle les « basses classes » n’avaient pas droit au roman, si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire », déclarent les frères Goncourt dans la préface de Germinie Lacerteux (1865).

Millet, "Ples planteurs de pomme de terre", 1862

Dans Bel-Ami, même si Duroy en est issu, le monde paysan est peu présent, uniquement à travers ses parents à Canteleu. Par leur portrait, Maupassant donne l’image d’un monde dur, prisonnier d’un travail pénible : « La femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie femme de peine des champs, qui a travaillé dès l’enfance et qui n’a jamais ri ». Il s’oppose à la vision romanesque que peuvent en avoir les habitants de la ville, telle Suzanne qui « jou[e] à la bergère ». Mais ce sont les caractéristiques de ce milieu qui constituent le fonds même de Duroy : un monde d’instinct, proche de la vie animale, qui ne pense qu’à manger, boire, faire des plaisanteries grivoises… 

Jean-François Millet, Les Planteurs de pomme de terre, 1862. Huile sur toile, 82,5 x 101,3. Musée  des Beaux-Arts, Boston

Le prolétariat des villes n’apparaît, dans le roman, que quand Mme de Marelle entraîne Duroy dans les lieux de plaisir populaires, par le biais des locataires de l’immeuble où il la reçoit, et à l’occasion d’une de ses enquêtes journalistiques. Maupassant restitue alors le langage populaire, dans sa prononciation, avec son argot particulier, voire sa grossièreté. L’image qui ressort est celle de la misère, de l’alcoolisme. Mais il joue aussi sur l’effet de contraste entre la réalité de ce peuple et la façon dont le considèrent les riches privilégiés. Ainsi, le travestissement de Mme de Marelle, qui se déguise en « soubrette » pour aller dans un cabaret populaire sonne comme une insulte aux yeux de ces ouvriers qui la regardent avec la méfiance instinctive des animaux confrontés à d’autres espèces, perçues comme dangereuses.

Louis-Léopold Boilly, "Scène de cabaret" - Vers 1815-1820  H. : 0,37 m. ; L. : 0,47 m. Louvre

Louis-Léopold Boilly, Scène de cabaret , vers 1815-1820 . Huile sur  toile, 37 x 47. Musée du Louvre, Paris

La prostitution occupe une place importante dans l’œuvre de Maupassant, monde en marge mais avec sa hiérarchie. Il y a une aristocratie, la femme entretenue, fière, étalant sa luxueuse réussite dans les allées du bois de Boulogne. Et il y a un petit peuple, des prostituées de bas niveau, comme Rachel. Mais Maupassant ne fait jamais preuve de mépris envers elles : elles ne font que faire ouvertement ce que les autres femmes font en se cachant. Ainsi la scène de dispute aux Folies-Bergère entre Rachel et Mme de Marelle, à la fin du chapitre V (1ère partie) les met toutes les deux sur le même plan.

La prostitution "de luxe"

L'aristocratie

 

Le roman souligne l’opposition entre l’aristocratie réelle et une nouvelle "aristocratie", celle des parvenus tel Duroy qui s’ennoblit, car la particule et le titre de noblesse restent des brevets de réussite, une preuve de gloire.

Pourtant, l’image de l’aristocratie réelle s’est considérablement dégradée au cours du siècle. À part son nom, elle a tout perdu, sa grandeur, sa fortune, sa dignité. Tel le poète Norbert de Varenne, s’empiffrant à la table des riches, une phrase terrible les compare à des parasites : « Les épaves de la noblesse sont toujours recueillies par les bourgeois parvenus. » Tous sont présentés comme salis par leur époque, soit physiquement, comme ce dernier, soit moralement, comme le comte de Vaudrec, ceux qui sont prêts à tout pour de riches mariages, ou ces femmes qui s’abaissent à écrire des chroniques à scandale.

La bourgeoisie

 

En cette fin de siècle, la différence reste marquée entre la petite et la haute bourgeoisie.

La petite bourgeoisie subsiste péniblement, avec un maigre salaire, comme Duroy au début du roman. Ce monde, notamment, des employés de bureau, est étriqué, et craintif face à la hiérarchie.

La haute bourgeoisie, en revanche, a conquis l’argent et le pouvoir, politique, économique et social, par exemple à travers la presse. Le plus bel exemple dans Bel-Ami en est le banquier Walter, introduit dans les hautes sphères du gouvernement, et orientant l’opinion par son journal, La Vie Française, dont la fortune lui permet de racheter l’hôtel particulier d’un noble ruiné. Elle cherche alors à ressembler à l’aristocratie : elle en adopte les mœurs, duels, maniement des armes, et les dames ont leurs « œuvres de charité » comme, autrefois, les aristocrates avaient leurs « pauvres ».

Jean Béraud, "Une soirée", 1878. Huile sur toile, musée d'Orsay

Mais elle n’a pas su acquérir l’éducation, le goût, le raffinement qui caractérisaient la noblesse authentique. Pour preuve, les tableaux dont Walter se montre si fier… Dès qu’ils ôtent le masque des belles manières, leur vulgarité réapparaît, par exemple sous l’effet de l’ivresse lors du dîner chez les Forestier (chapitre V, 1ère partie). Maupassant se souvient peut-être du Dictionnaire des idées reçues, entrepris dès 1850 par Flaubert, pour ironiser sur l'esprit vide de ces bourgeois, d’où des conversations faites de platitudes et de lieux communs qui « traînent dans les esprits comme la poussière dans les appartements. » La richesse n’empêche donc pas la misère de la pensée ! 

Jean Béraud, Une soirée, 1878. Huile sur toile, 65 x 117. Musée  d'Orsay, Paris

Pouvoir

L'image du pouvoir dans Bel-Ami

L’instauration de la République ouvre théoriquement à tous la route du pouvoir, d’où une course effrénée, chacun cherchant à attraper une part du « gâteau », car le pouvoir signifie aussi l’argent : « Le grand combat aujourd’hui, c’est avec l’argent qu’on le livre », écrit Maupassant dans Mont-Oriol (1887).

La vie politique

 

La description est sévère, elle repose sur une notion, le machiavélisme, au sens péjoratif du terme. Maupassant donne l’image d’une cuisine où, derrière la belle apparence, se cache une réalité plus trouble.

Les hommes politiques sont médiocres : pour accéder au pouvoir, il faut avoir ni esprit, ni individualité propre, pour être prêt a adopter tous les masques utiles. C’est donc un monde intellectuellement vide, uniquement rempli d’un langage creux : « leur intelligence est à fond de vase, ou plutôt à fond de dépotoir ». Le discours de Laroche-Mathieu, présenté au chapitre V (2nde partie), en donne un exemple parfait. Pour atteindre leur but, ils sont prêts à tous les compromis, car seul compte leur intérêt financier, d’où la collusion entre les politiques, les financiers et la presse.

D'après J.-A. Garnier, "Thiers proclamé 'Libérateur du territoire' lors de la séance de l'Assemblée nationale tenue à Versailles le 16 juin 1877", 1878. Chromolithographie, 63 x 995. Musée du château de Versailles

D’après Jules-Arsène Garnier, Thiers proclamé "Libérateur du Territoire" lors de la séance de l'Assemblée nationale tenue à Versailles le 16 juin 1877, 1878. Chromolithographie, 63 x 995. Musée du château de Versailles 

De même, ils mettent à leur service les salons mondains, car ce sont les femmes qui, telle Madeleine Forestier, font et défont les réputations : « À tout moment, il trouvait dans son salon, en rentrant chez lui, un sénateur, un député, un magistrat, un général, qui traitaient Madeleine en vieille amie, avec une familiarité sérieuse. » Mais les scandales mondains sont retentissants : l’adultère de Laroche-Mathieu entraîne la chute du cabinet des Affaires étrangères.

Le journalisme

 

Déjà puissante à l’époque de Balzac, la presse, sous la IIIème République, devient véritablement « le quatrième pouvoir ». Bel-Ami  provoque un véritable scandale dans ce milieu. Or, même s’il s’en défend, Maupassant donne bien une image sombre de la presse, inféodée au pouvoir politique et à la finance, des plus grosses spéculations jusqu’aux « réclames » déguisées que glissent les journalistes dans leurs articles.

« Devenu journaliste par hasard, Bel-Ami s’est servi de la presse comme un voleur se sert d’une échelle […] On semble croire que j’ai voulu faire le procès de toute la presse parisienne […] C’est tellement ridicule que je ne comprends pas quelle mouche a piqué mes confrères. »

Maupassant

Les lieux du journal sont décrits à la manière impressionniste chère à Maupassant, en suivant la progression de la carrière de Duroy. Il commence donc par l’antichambre, en mettant en valeur le contraste entre l’extérieur de l’immeuble de La Vie Française, image de luxe et de richesse, et l’intérieur, sale, avec des odeurs qui donnent l’impression d’un univers irrespirable. Puis vient la salle de rédaction, avec, à nouveau, un effet de contraste : alors que c’est de là que partent les articles qui doivent orienter la pensée des lecteurs, les journalistes donnent le sentiment que la seule chose qui compte dans leur métier est leur adresse au bilboquet. Enfin, Maupassant nous fait pénétrer dans le bureau du directeur. On retrouve cette même double image. Face à « l’amas de papiers », une prétendue « conférence » n’est, en réalité, qu’une partie de cartes. Les gestes des joueurs « concentrés », « cauteleux », associés à l’odeur de « renfermé » et de « vieux tabac », suggèrent l’idée qu’en ce lieu se trament toutes les ruses, des manigances bien peu morales.

Maupassant esquisse le portrait des différents  employés de La Vie Française lors de la première visite de Duroy dans les locaux ; puis il développe un portrait plus précis de certains, par exemple de Boisrenard, le secrétaire de la rédaction. Mais tous ces portraits sont satiriques : « Il passait d’une rédaction dans une autre comme on change de restaurant, s’apercevant à peine que la cuisine n’avait pas le même goût. »

Alfred Clarey, cartes promotionnelles à collectionner représentant des allégories des principaux journaux, 1882. BnF, Paris

Alfred Clarey, cartes promotionnelles représentant des allégories des principaux journaux, 1882. BnF, Paris

C’est bien de « cuisine », en effet, qu’il s’agit aux yeux du romancier, et c’est ce qui explique la place prise, dans le journal, par la rubrique des « Échos », définie comme « la moelle du journal », longuement présentée dans le chapitre VI (1ère partie). Maupassant en fait une véritable usine à chantages, qui cristallise les curiosités les plus malsaines et nourrit les conversations par les scandales qu’on y lance. C’est là que ressort la corruption profonde du monde de la presse, car les journalistes ne reculent ni devant l’injure ou la diffamation, ni devant la calomnie, ni devant l’utilisation de « nègres » - rôle de Madeleine Forestier, notamment -  ou d’indics suspects. Une longue énumération, à la fin du chapitre V (1ère partie), révèle toutes les compromissions auxquelles se livre Duroy, devenu reporter des « Échos »… et à quel point il devient rapidement « un remarquable reporter », étant par nature adapté à un tel travail. Par la suite, une fois marié avec Madeleine Forestier, tous deux font de redoutables journalistes maniant à merveille les « traits venimeux » et « l’art des sous-entendus ».

L'image des femmes dans Bel-Ami

Les femmes jalonnent l’itinéraire de ce séducteur qu’est Bel-Ami. Trois types de femmes se distinguent. Il y a d’abord « la mère », la femme des origines, qui explique l’évolution de l’enfant. Pour Georges comme pour son épouse, Madeleine, c’est elle qui donne la volonté de prendre une revanche sur la misère initiale. Puis, vient « la muse », celle par qui on parvient à la réussite, depuis la plus jeune, Laurine, qui a baptisé le héros, jusqu’à celles qu’on épouse pour avancer dans la société, en passant par celle qui initie à l’écriture journalistique. Enfin, nous identifions « la prostituée », image récurrente dans l’œuvre, qu’elle appartienne au peuple ou au monde des salons.

Femmes

Les femmes et le pouvoir

 

C’est la première image qui ressort de cette société parisienne : le lien des femmes avec le pouvoir, politique, économique et social. C’est le cas, notamment, de Madeleine Forestier, dont le portrait s’inspire de Léonie Léon, maîtresse de Gambetta. Ce que dit d’elle Maupassant s’applique parfaitement à son héroïne. Mais nous pourrions citer bien d’autres modèles, car on ne compte plus, à cette époque, le nombre de femmes tenant un salon influent et s’activant dans l’ombre des hommes au pouvoir.

« Au lieu de rêver aux amoureux masqués qui enlèvent les demoiselles au clair de lune, elle imaginait de grandes complications européennes, qu'elle parvenait seule à débrouiller par la puissance et la subtilité de ses conseils donnés en secret à l'homme d'État qu'elle avait su distinguer. [...] Chaque semaine, il recevait une longue lettre semblable à un rapport d'ambassade. Parfois, dans ses discours, il répétait des pages entières de sa correspondante anonyme. Ces jours-là, les journaux proclamaient qu'il s'était surpassé. »

Maupassant

Mais, à un moindre niveau, cette force d’adaptation s’observe chez les principaux personnages féminins du roman. Ainsi, Rachel, la prostituée, domine Bel-Ami et sa maîtresse, Mme de Marelle ; cette dernière, elle, fait preuve d’un remarquable sang-froid quand elle retrouve Duroy après leur dispute ou lorsque son mari et son amant se trouvent face à face. Mme Walter est parfaitement adaptée à son milieu financier, et sa fille s’avère habile pour tromper ses parents. Même la petite Laurine montre déjà cette force, par son mépris envers  Duroy après son mariage.

Jean Coraboeuf, "Portrait de Léonie Léon", 1875

Jean Corabœuf, Portrait de Léonie Léon, 1875. BnF

Madeleine Forestier domine l’ensemble du roman, et même au dénouement puisqu’il est annoncé qu’elle a donné un successeur à Bel-Ami. Elle fait preuve d’un sang-froid imperturbable – du moins, tant qu’elle reste dans un milieu qu’elle connaît bien, comme le prouve le trouble qu’elle éprouve en « exil » en Normandie. Cela vient de la conception que Maupassant se fait de la femme : son défaut principal, une personnalité inconsistante, devient, paradoxalement, la plus grande qualité féminine, sa plasticité. Elle peut, en effet, s’adapter facilement à toute situation, jusqu’aux plus déroutantes, tels l’héritage de Vaudrec ou le flagrant délit d’adultère.

Uma Thurman, dans le rôle de Madeleine Forestier. Film "Bel-Ami" de Declan Donnellan et Nick Ormerod, 2012

Uma Thurman, dans le rôle de Madeleine Forestier. Film Bel-Ami, de Declan Donnellan et Nick Ormerod, 2012 

La femme victime

 

Mais la nature féminine est d’abord, pour Maupassant, faiblesse : il existe une fragilité potentielle en toute femme, parce qu’elle est un être « physique », c’est-à-dire dominé par ses sens. Cela la prédispose à un don total d’elle-même, donc à une dangereuse dépersonnalisation, comme l’explique le romancier à propos de Mme de Marelle : « Elle aussi souriait, de ce sourire qu’elles ont pour offrir leur désir, leur consentement, leur volonté de se donner. » Ainsi, chacune de ces femmes « fortes » a, parallèlement, une immense faiblesse, car toutes sont, finalement, en état de demande, et, malgré la médiocrité de Duroy, toutes finissent par succomber. Mme de Marelle, par exemple, est frappée, mais revient vers lui le jour de son mariage. Quant à Mme Walter, sa souffrance face au rejet de Duroy et sa fragilité sensorielle la conduisent à une véritable hystérie.

L'image de l'amour

 

Elle repose sur un effet de contraste, qui finit par tuer l’idée même d’amour.

        L’amour peut être poétisé, héritage du romantisme, lui-même héritant de l’amour courtois médiéval. Madeleine Forestier, par exemple, qui s’affirme si « masculine », le définit comme « une espèce de… de… de communion des âmes qui n’entre pas dans la religion des hommes. » Mme Walter, en découvrant l’amour avec Georges, manifeste « des grâces puériles, des enfantillages d’amour ridicules à son âge. » Quant à Suzanne Walter, la seule idée d’un « enlèvement » lui rappelle toutes ses lectures romanesques et la plonge dans un « songe enchanteur ». Même Duroy succombe un instant à cette tentation d’idéaliser l’amour quand il défend l’honneur de Suzanne face aux accusations lancées par Mme de Marelle.

          Mais,  la réalité est beaucoup moins poétique puisqu’en tout être humain, pour Maupassant, sommeille un animal. C’est donc la sensualité, le désir purement sexuel, qui se cache derrière cette idéalisation.  C’est d’ailleurs sur l’expression « au sortir du lit » que se ferme le roman, rappel de la relation du héros avec Mme de Marelle, alors même que vient de se dérouler un magnifique mariage. Ici encore, le romancier arrache les masques !

Pour voir la bande-annonce de Bel-Ami, film de D. Donnellan et N. Ormerod, 2012

Cela conduit Maupassant à désacraliser totalement l’amour, à le montrer comme une terrifiante fatalité. La relation amoureuse finit, en effet, par faire naître le sentiment d’une souillure physique, mais aussi morale, puisqu’elle se dégrade en jalousie, en adultère. L’amour est, avant tout, un élan de désir physique, qui abolit toute raison, toute conscience, toute volonté. Finalement Maupassant dénonce l’illusion des hommes, qui se seraient efforcés de travestir, en l’idéalisant, ce qui n’est, après tout, qu’un appel de l’instinct de reproduction propre à tout animal.

Pour conclure

 

La sensualité est omniprésente dans le roman, et, au-delà des femmes, c’est la ville de Paris toute entière qui est imprégnée de cette « sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu ». Paris la courtisane, Paris symbole de la femme, finalement n’est-ce pas elle que Duroy souhaite avoir comme maîtresse pour la dominer ?

Quel que soit le thème étudié dans Bel-Ami, nous constatons que Maupassant s’emploie, presque avec rage, à détruire tout ce qui peut être embelli. Tout se passe comme si, comme aux yeux du personnage de Norbert de Varenne, l’image de la mort promise à tout être humain faisait davantage ressortir le néant des plus nobles valeurs humaines. Si l’homme n’est qu’un corps promis à la pourriture, autant tout piétiner avec cynisme, comme le fait le héros, à la fin du chapitre II (2nde partie), « dévêtant la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante. »

Analyses

Analyse littéraire de onze extraits (Les pages indiquées sont celles de l'édition Folio classique)

Première partie

Chapitre I : Ouverture du roman (pp. 29-31, du début à "... rencontre amoureuse.")

Chapitre II : Le premier dîner (pp. 57-58, de « Mme Forestier… » à « … un encouragement. »)

Chapitre III : Portrait du héros (pp. 67-68, de « Il avait eu… » à « … à première vue. »)

Chapitre V : Au caboulot (pp. 129-130, de « Elle arrivait… » à « … son bien-aimé. ») 

 

Chapitre V : Un homme entretenu (pp. 138-139, de « Le lendemain,… » à « … s’en priver ? »)

Chapitre VI : Un journal, La Vie Française (pp. 155-156, de « M. Walter… » à « … mains différentes. »)

Chapitre VI : Le néant humain (pp. 168-169, de « Le poète… » à « … doux à respirer. »)

Chapitre VI : La société parisienne (pp. 173-174, de « Ce jeu… » à « … ancienne maîtresse. »)

Chap. I
Chap. II
Chap. III
Chap. V - a
Ch. V - b)
Ch. VI - a)

Chapitre II : En voiture dans Paris (pp. 269-270, de "Puis, peu à peu..."à "... de bonheur.")

Chapitre IX : Une vision hallucinée (pp. 399-400, de « Quand Mme Walter… » à « … s'éteignit. »)

Chapitre X : Le triomphe du héros (pp. 414-415, de « Lorsque l'office… » à la fin.)

Seconde partie
Chap. II
Chap. IX
Chap. X
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