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Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 : "Rhénanes"
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Observation du tableau

L'étude du cycle "Rhénanes"

L'ensemble est précédé d'une introduction, en deux étapes, qui vise à réactiver les acquis sur la poésie, puis à présenter l'auteur, le contexte de l'écriture, le recueil, et le cycle retenu, "Rhénanes". Quatre poèmes font l'objet d'une explication précise. Le tableau de Corot accompagne cette approche et plusieurs lectures cursives, propres à éclairer les textes.

Deux études transversales sont prévues, l'une sur "Apollinaire, le mal-aimé", l'autre à partir de l'enjeu proposé, "La modernité poétique ?", élargie du cycle "Les Rhénanes" à l'ensemble du recueil. Quelques activités de recherche complètent l'ensemble.

Le parcours complémentaire

Autour du questionnement "Modernité poétique ?", un parcours complémentaire est organisé, comportant quatre explications de poèmes, deux du XIX° siècle (Baudelaire et Rimbaud), et deux du XX° siècle, un extrait de Calligrammes d'Apollinaire et un de Cendrars. Ils permettent de mesurer l'évolution importante de la poésie à cette époque.  Il donne lieu aussi à une lecture cursive, et à une synthèse sur le symbolisme.

Ce parcours s'accompagne d'une séance d'histoire des arts, fondés sur l'analyse de trois courants picturaux, avec une oeuvre représentative pour chacun d'eux, en raison des liens établis entre les peintres et les poètes au début du XXème siècle rend indispensable

Ces deux parcours conduisent à un devoir dans la perspective de l'EAF, et donnent lieu à une conclusion, destinée à mettre en évidence les liens entre "Rhénanes et le recueil sur l'œuvre de Baudelaire. 

La lecture personnelle proposée, Les Amours jaunes de Tristan Corbière, permet de compléter la réflexion sur la "modernité poétique", en étant mise en relation avec l'étude d'Apollinaire. Des pistes de recherche et des activités d'approfondissement seront indiquées à l'intention des élèves qui choisiraient de présenter ce dossier pour la seconde partie de l'épreuve orale de l'examen. 

Introduction 

Pour en savoir plus sur les premières années du siècle

Il est utile de réactiver les connaissances antérieures sur la poésie. Dans un premier temps, l’étymologie du mot « poésie » est rappelée, et, à partir du tableau de Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers (1861), on reprend les principales caractéristiques du poète, héritées du mythe antique.

Introduction

Pour voir une analyse du tableau

Pour une présentation détaillée du mythe

Dans un second temps, les principaux points de la biographie d'Apollinaire sont présentés – une recherche préalable sur le site peut être effectuée par les élèves – et le contexte de l’écriture, dans le domaine socio-politique, mais aussi culturel, en raison du rôle particulier joué par Paris à cette époque.

Le recueil 

Pour lire le recueil

PRÉSENTATION D'ALCOOLS 

Il est important que les élèves prennent conscience de la notion même de « recueil », en en connaissant la genèse, avec une attention toute particulière portée aux titres successifs

C’est ensuite la structure du recueil qui sera observée, pour mieux comprendre le rôle joué par le cycle « Rhénanes » en fonction de son lien avec la biographie, et de la place qu’il occupe dans le recueil.

Quelques élèves prendront en charge un exposé sur le poème d'ouverture du recueil, « Zone », en en présentant les principaux thèmes.

 La genèse et les titres du recueil

LE CYCLE "RHÉNANES" 

Apollinaire, Alcools, 1913
Présentation

Pour préparer l'exposé sur "Zone" : voir l'étude d'Alcools et l'analyse des vers 1 à 25

Les poèmes, composés alors qu’Apollinaire, de mai 1901 au 21 août 1902, exerce la fonction de précepteur auprès de la fille de la vicomtesse de Milhau, ont sans doute joué le rôle de catalyseur dans l’élaboration d’Alcools, puisque le premier titre pour ce recueil annoncé, dès 1904 dans la revue Le Festin d’Ésope, était "Le Vent du Rhin". Il y renonce finalement pour ne conserver que les neuf poèmes du cycle qu’il intitule « Rhénanes ». Mais ce titre se charge de sens multiples.

L'empire allemand, 1871-1918

La Rhénanie dans l'empire allemand à l'époque d'Apollinaire

Un titre polysémique

Le fleuve

Bien sûr, il renvoie d'abord à la Rhénanie, la région d’Allemagne où a séjourné Apollinaire, dans son chef-lieu, Cologne, et qu’il a parcourue. Le Rhin traverse cette région, et il est présent dans plusieurs poèmes. Depuis les temps anciens, c'est un lieu de passage, qui a permis le développement de toute la vallée. En même temps, il n’est pas seulement un décor, mais le symbole même de la fuite du temps : « panta rheï », disait le philosophe de l’antiquité grecque Héraclite, tout coule, tout se transforme. « Vous êtes si jolies et la barque s’éloigne », dans « Mai » rappelle, par exemple, l’aspect éphémère des amours, le fleuve faisant ainsi écho à la mélancolie du poète.

L’importance de ce thème, qu’illustre le fleuve, est soulignée par Apollinaire lui-même, dans Anecdotiques (1911) : « Rien ne détermine plus de mélancolie chez moi que cette fuite du temps. Elle est en désaccord si formel avec le sentiment de mon identité qu'elle est la source même de ma poésie... »

Les vignobles de la vallée du Rhin

Les vignobles de la vallée du Rhin

Le vin

C’est aussi une région célèbre pour ses vins, et les bords du fleuve sont couverts de vignes, images retrouvées dans « Nuit rhénane » : « « Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme », « Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent ». Il est donc tout naturel qu’une place lui soit accordée dans un recueil au titre pluriel « Alcools » : les poèmes évoquent les tavernes, la boisson, et même l’atmosphère de l’ivresse, joyeuse, bruyante jusqu’à la vulgarité, dans « Schinderhannes ». Mais n’oublions pas non plus le lien entre le dieu du vin Dionysos et la création poétique, une sorte d’état d’ivresse qui libère l’imagination comme l’explique Platon dans Ion. Le vin emporte loin de la réalité, dans un monde, irréel, magique, parfois merveilleux, parfois fantastique. Ainsi surgit même, dans « La synagogue », le dieu du fleuve : « Le vieux Rhin soulève sa face ruisselante et se détourne pour sourire ». 

Pour lire l'extrait de Platon

Un lieu mythique

La Rhénanie est aussi la région mise à l’honneur par les Romantiques, qui en ont souligné le symbolisme, d’abord à travers la présence du monde médiéval sur ses rives, avec ses châteaux, ses églises, ses ruines… Les lettres de Victor Hugo à l’occasion de son voyage en Rhénanie témoignent de cette plongée dans le passé, qui s’accompagne d’une mise en valeur de la mythologie, qu’a su mettre en scène Wagner dans ses opéras dans la seconde moitié du XIXème siècle.

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« Dès qu’une aube de civilisation renaissante commença à poindre sur le Taunus, il y eut sur les bords du Rhin un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux ; dans toutes les parties éclairées par ce rayon lointain, mille figures surnaturelles et charmantes resplendirent tout à coup, tandis que dans les parties sombres des formes hideuses et d’effrayants fantômes s’agitaient. Alors, pendant que se bâtissaient, avec de belles basaltes neuves, à côté des décombres romains, aujourd’hui effacés, les châteaux saxons et gothiques, aujourd’hui démantelés, toute une population d’êtres imaginaires, en communication directe avec les belles filles et les beaux chevaliers, se répandit dans le Rhingau ». 

Victor HUGO, Le Rhin, Lettre XIV

Victor Hugo, Le château de Bacharach, 2ème moitié du XIXème siècle. Dessin encre et crayon sur papier Velin. BnF

Cette dimension mythologique, qui imprègne l’âme populaire, est très présente dans « Rhénanes », à travers les « nixes », par exemple, ces divinités du fleuve, ou par le souvenir de la Lorelei.

Elle a aussi conduit à la création des « Rheinlieder », ces poèmes nourris des légendes populaires mis en musique par les plus grands compositeurs tels Liszt, Schumann, Schubert, Grieg… Or, cette musique, nous la retrouvons aussi dans « Rhénanes », depuis « le chant du batelier » de « Nuit rhénane » jusqu’aux « Noëls anciens » des « Sapins »… : elle soutient, notamment, la rêverie, la mélancolie du poète.  

Pour écouter le lied Der Wanderer de Franz Schubert, 1816

La structure de "Rhénanes"

Comme dans l’ensemble du recueil, Apollinaire joue sur les contrastes, aussi bien thématiques que formels. Il ouvre le cycle sur deux poèmes encore en partie réguliers et qui posent le thème central, le décor de la Rhénanie. Ils sont suivis de « La synagogue », où la fantaisie cocasse se donne libre cours, puis des « Cloches », qui introduit, à l'inverse, la mélancolie de l’amour perdu que prolonge, dans un emprunt à la légende, « La Loreley ». Le contraste est alors violent avec « Schinderhannes », puisqu’ici la légende de ce brigand souligne sa joyeuse vie, et ses amours en toute liberté, mais à travers des quatrains réguliers. Comme pour lui répondre, le poème en vers libres, « Rhénane d’automne », rappelle au contraire, avec le « cimetière », la présence inexorable de la mort. Les deux derniers poèmes se font écho, en unissant le cadre forestier aux habitants : « Les sapins », avec les quintils réguliers », se transforment, en effet, en toutes sortes de personnages hétéroclites, et tout aussi hétéroclite est le poème-conversation, « Les femmes », qui entrecroise avec le décor des forêts les phrases banales échangées. 

Pour conclure

Rappelons  ce que déclare Apollinaire dans sa conférence de 1917, « L’esprit nouveau et les poètes » : « L’esprit nouveau est également dans la surprise. C’est ce qu’il y a en lui de plus vivant, de plus neuf. La surprise est le grand ressort nouveau. C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. » Sans renier l'héritage poétique du XIXème siècle, c'est bien de cet effet de surprise que témoigne le cycle « Rhénanes ».

PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, 1869, "Enivrez-vous" 

Pour lire le poème

Le Spleen de Paris, titre prévu par Baudelaire, a été publié, à titre posthume en 1869, sous le titre Petits poèmes en prose : il comporte 50 poèmes, réunis par Charles Asselineau et Théodore de Banville. Dès 1857, dans l’idée d’« appliquer à la description de la vie moderne » le « procédé » utilisé par Aloysisus Bertrand, dans Gaspard de la nuit, pour « la peinture de la vie ancienne », explique-t-il dans sa Préface, Baudelaire commence à composer des poèmes en prose. Il souhaite former un recueil, en prolongement des Fleurs du Mal, dont certains poèmes reprennent d’ailleurs les titres et, de façon plus générale, les thèmes.

C’est le cas dans « Enivrez-vous » où nous retrouvons deux thèmes chers à Baudelaire, le « spleen », illustré ici par la fuite du temps, et l’ivresse, à laquelle est consacrée une section des Fleurs du Mal, « Le vin ».

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, illustration d'Edith Follet, 1929

Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869

LE TEMPS 

Jacob de Backer, L’homme ployant sous le fardeau du temps,  2ème moitié du XVIème siècle. Huile sur panneau, 98,5 x 125.

Le temps accusé

Le temps est directement accusé dans le poème. À deux reprises encadrant le texte, la syntaxe souligne que c’est bien à cause de lui que l’ivresse s’impose, comme une échappatoire : « Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre », « Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps ».

Ces deux métaphores, en gradation, donnent une image terrible de cette abstraction, amplifiée par la majuscule. La première, transformant le temps en un « horrible fardeau », illustre concrètement le vieillissement de l’homme, qui le rapproche de la terre, son futur tombeau : il ne peut même plus lever les yeux vers le ciel, vers l’azur, vers l’idéal. La seconde le personnifie en un maître cruel qui impose par les coups son pouvoir sur les hommes, « esclaves martyrisés ».

Jacob de Backer, L’homme ployant sous le fardeau du temps,  2ème moitié du XVIème siècle. Huile sur panneau, 98,5 x 125.

Enfin, nous le retrouvons à travers la métonymie de « l’horloge », écho à un des poèmes des Fleurs du Mal, répétée au cœur de l’énumération. Derrière la question, « demandez quelle heure il est », banale au moment du réveil, le poète rappelle à quel point la conscience du temps est obsessionnelle chez l’homme.

Un "spleen" universel

La brève injonction qui ouvre le poème, « Il faut être toujours ivre », généralise immédiatement le conseil, donné à un destinataire vouvoyé : « enivrez-vous ». Ce « vous » qui parcourt le texte joue sur l’individuel et le collectif, chaque lecteur s’y retrouvant impliqué, et avec lui le poète. Les trois lieux évoqués, sur un rythme en crescendo montrent, en effet, que nul n’échappe à cette douloureuse conscience de la fuite du temps, que l’on soit riche « sur les marches d'un palais », ou pauvre, dormant « sur l'herbe verte d'un fossé », ou même, comme le poète qui se représente souvent ainsi, en proie à l’ennui : « dans la solitude morne de votre chambre ».

Le temps est en fait le rappel, insupportable à tout homme, de sa condition mortelle, c’est la question métaphysique fondamentale, sur laquelle insistent les brèves formules du début, péremptoires : « « Tout est là : c’est l’unique question », à laquelle il vient de donner sa réponse : l’ivresse.

L'IVRESSE 

Une injonction insistante

Avec la reprise de l’impersonnel « il faut », et la multiplication des impératifs, « enivrez-vous », soutenu par un champ lexical (« ivresse », « ivre »), le poète impose l’idée d’un combat à entreprendre, soutenu par un terme militaire, « sans trêve », et renforcé par les exclamations qui marquent l’urgence : « Il est l'heure de s'enivrer ! », « enivrez-vous sans cesse ! »

La force de cette injonction vient aussi de la structure du poème, en trois temps, progressifs :

           Le premier paragraphe, encadré par le conseil d’ivresse, reste très général, avec la reprise d’« il faut ».

        Il est suivi d’une sorte de bref dialogue avec le destinataire, qui définit cette ivresse, et introduit le premier impératif : « Mais enivrez-vous. »

        Le dernier paragraphe élargit le conseil, qui n’est plus donné par le poète seul, mais par tout l’univers : « demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle ». La reprise de l’injonction précédente, « De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous », à la fin du poème, « enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », forme un chiasme, au centre duquel le conseil se retrouve à nouveau mis en valeur.  

Une injonction insistante

Le conseil d’ivresse, dont les moyens pour atteindre cet état sont amplifiées par le rythme en gradation et l’allitération en [ v ], « De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise », prend un sens bien plus large que le seul recours à l’alcool pour l’obtenir. On est plutôt tenté de le rapprocher de l’« hybris » telle que la concevait l’antiquité grecque, ce désir de l’homme de dépasser ses limites pour s’égaler aux dieux. Au-delà de la simple perte de conscience, permise par l’ébriété physique, par le « vin », les deux autres termes introduisent, en effet, l’idée de poser un idéal qui transporte l’homme en dehors de lui-même.

Frans Francken, Le Triomphe de Bacchus, 1ère moitié du XVII° siècle. Huile sur panneau, 56 x 97

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Dans les deux cas, l’homme, imparfait par nature car mortel, vise la perfection. La « vertu » place cette perfection dans le domaine moral : il s’agit pour l’homme de résister aux tentations matérielles, notamment celles de la chair, pour rechercher le bien absolu ; de même, la « poésie », placée au centre de cette formule, vise elle aussi un idéal, la beauté absolue.

Mais l’ivresse n’a qu’un temps, « l’ivresse déjà diminuée ou disparue » au réveil, l’homme se retrouve face à se lucidité douloureuse.

L'ivresse poétique

C’est alors que le poète prouve la puissance de sa propre ivresse, au cœur de son poème, en la mettant en œuvre par les jeux du rythme et des sonorités : « demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! » Dans la première énumération, les cinq éléments concrets, mais auxquels l’article défini donne une valeur symbolique, nous offrent tout l’univers, les cinq éléments cités s’exprimant tour à tour, chacun à sa façon : le « vent » qui « fuit », « la vague » qui « gémit », « l’étoile » qui « roule », « l’oiseau » qui chante » et « l’horloge » qui « parle ». En insérant dans cette succession d’images tous les éléments, l’air, l’eau, le feu et la terre, qu’il associe à des images de mouvements, de sentiments, Baudelaire s’enivre d’un univers dont il déchiffre le langage. Comme il le disait dans « Élévation » il est bien celui « Qui plane sur la vie, et comprend sans effort / Le langage des fleurs et des choses muettes ! »

CONCLUSION

Ce court poème en prose est tout à fait représentatif de ce genre littéraire, tant par sa structure, élaborée, que par le travail sur les rythmes et les échos sonores. Dans sa Préface à Arsène Houssaye, Baudelaire le définit ainsi : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rhythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »

Il marque aussi le passage du pur lyrisme, marqué par l’obsession de la fuite du temps qui rappelle à l’homme sa mort inévitable, thème cher aux Romantiques, au symbolisme, quand le poète s’ouvre à l’univers entier pour lui donner un sens symbolique. Ici, c’est l’ivresse de l’art qui est mise en valeur, comme dans « Une mort héroïque », autre poème du Spleen de Paris : « l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction. »

Ce « paradis » né de l’ivresse et qui fait naître la création poétique, Apollinaire l’exprime à son tour à la fin de « Vendémiaire » : « Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers […] / Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie ».

Le poète face au Rhin : "Nuit rhénane"

"Nuit rhénane"

Le poème « Nuit rhénane » ouvre le cycle « Rhénanes », lui donnant ainsi le ton. Nous y retrouvons, en effet, le thème du « Rhin », avec ses connotations, le lien entre cette région et le « vin », et l’héritage romantique qui la lie à un monde de légende. Comment l’image du « Rhin », entre réel et imaginaire, fait-elle ici ressortir la fonction du poète ?

Pour lire le poème

LE PREMIER QUATRAIN 

Le vers introducteur

Il est directement lié au titre même du recueil, Alcools, puisque le poète se représente dans une taverne populaire, en train de boire du « vin », production particulière à la Rhénanie. De ce fait, il s’inscrit dans le registre lyrique, car de l’ivresse vont à la fois naître un tableau et s’exprimer ses propres sentiments. Au début du poème, le premier hémistiche reste dans le réalisme, avec ce « verre »  encore « plein », mais le second nous fait déjà entrer  dans un monde irréel : le miroitement du « vin », « trembleur » fait surgir la comparaison, « comme une flamme ». Depuis la tradition biblique avec les langues de feu qui descendent sur la tête des apôtres pour inspirer leur parole, cette image du feu suggère une puissance créatrice, imitée par l’élan du trimètre. Comme dans la scène VI de la deuxième partie de La Damnation de Faust de Berlioz, qui se déroule dans une cave entre des buveurs, peut alors naître la chanson, le  « lied » populaire inséré dans le poème, parole poétique. Mais déjà l’adjectif « trembleur », qui personnifie le « vin », suggère la menace qui peut surgir, sous l’effet de l’ivresse.

La chanson du batelier

La suite du quatrain reprend une tradition du lied, l’appel aux auditeurs, parmi lesquels le poète, « Écoutez la chanson lente d’un batelier », qui à son tour lance un appel aux lecteurs, invités à entrer dans ce monde de légende, caractéristique de la tradition rhénane. Il y a aussi un jeu sur l’homonymie entre « le verre » initial et le « vers » de la création poétique qu’il fait naître, sous l’effet de l’ivresse.

Arthur Rackam, Les filles du Rhin, 1911. Illustration pour l’opéra de Wagner, L’Or du Rhin

L’absence de ponctuation convient particulièrement bien au rythme de cette « chanson lente », de même que les rimes croisées, qui créent une sorte d’incantation. Elle introduit une mythologie fantastique, nous plongeant dans la sorcellerie, « sous la lune », comme dans les pièces de Shakespeare. Nous retrouvons ainsi le chiffre « sept », symbolique dans les contes et légendes, et une allusion directe aux « nixes », nymphes des eaux, à l’image rendue effrayante par le mouvement qui leur est prêté, « [t]ordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds ». Outre la poursuite du jeu d’homonymie, le « vert » de la couleur des « cheveux » est le reflet de celle des eaux, et, dans la légende, elles représentent une menace car, telles les sirènes de l’antiquité grecque, elles tentent d’attirer au fond des eaux ceux qu’elles séduisent. Apollinaire se souvient ici de l’opéra de Wagner, L’Or du Rhin, qui fait reposer, sur un rocher au fond du fleuve, « l’or » gardé par sept « nixes » qui en interdisent l’approche.

Arthur Rackam, Les filles du Rhin, 1911. Illustration pour l’opéra de Wagner, L’Or du Rhin

LE DEUXIÈME QUATRAIN 

Le deuxième quatrain traduit une volonté de revenir au réel, le refus de ce monde irréel perçu comme une menace : « que je n’entende plus le chant du batelier ».

  • Pour s’imposer, le réel doit couvrir le son de cette voix, d’où le martèlement rythmé du vers 5, soutenu par l’allitération des dentales [ t ] et [ d ] : « Debout chantez plus haut en dansant une ronde ».

  • Il faut aussi remplacer les ondines aux sortilèges maléfiques par des femmes rassurantes par leur banalité : « Et mettez près de moi toutes les filles blondes / Au regard immobile aux nattes repliées ». Tout les oppose aux « femmes » de la chanson : « filles », elles sont « blondes », leur « regard immobile » les fige dans l’immobilité et leurs « nattes repliées » suggèrent un ordre paisible.

Inspirée par Van Gogh, une « nuit étoilée à Cologne ». Peinture acrylique

Dans une taverne. Gravure de la fin du XIXème siècle

LE TROISIÈME QUATRAIN 

Inspirée par Van Gogh, une « nuit étoilée à Cologne ». Peinture acrylique

Le cadre

Mais l’appel lancé n’a pas suffi à faire disparaître le fantastique, auquel le décor s’associe. En écho à l’ivresse du poète, le premier hémistiche, avec la répétition, « Le Rhin le Rhin est ivre », montre, en effet, le fleuve à son tour pris d’une ivresse, rendue menaçante par l’assonance aiguë en [ i ] dans ce vers 9 et le roulement du [ R ]. La cause en est d’ailleurs la même : « le vin trembleur » pour le poète, le reflet des « vignes » pour le fleuve dans lequel « les vignes s[e] mirent ». 

Inspirée par Van Gogh, une « nuit étoilée à Cologne ». Peinture acrylique 

Et là où le vin était « trembleur comme une flamme », ce sont à présent les étoiles qui portent, par la périphrase, cette image de feu qui imprègne le fleuve : « Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter ». Dans ces deux vers dont la fluidité est accentuée par l’élision du [ e muet ], sous l’effet du trouble du regard poétique, le ciel se confond alors avec l’eau, en une image de chute martelée par la dentale [ t ] et le rythme ternaire.

La chanson

Né de la chanson et de l’ivresse, le maléfice n’a donc pas disparu, bien au contraire. Le « batelier » du début s’est effacé derrière son « chant », il n’est plus qu’une « voix », presque à l’agonie. Amplifiée par le [ e muet ] prononcé devant une consonne, la menace se confirme, en effet, surgie de cette voix qui « chante toujours à en râle-mourir », néologisme qui vient confirmer la légende, la mort promise aux pêcheurs, aux bateliers. Les « femmes » du premier quatrain sont clairement nommées ici, des « fées » dont le chant crée un enchantement, comme celui des sirènes, traduit par le néologisme verbal, « qui incantent l’été ».

LE DERNIER VERS 

H. A. Guerber, Les filles du Rhin jouant autour de l’or, illustration pour « L’Or du Rhin », in Stories of the Wagner Opera, 1905

H. A. Guerber, Les filles du Rhin jouant autour de l’or, illustration pour « L’Or du Rhin », in Stories of the Wagner Opera, 1905

La régularité des quatrains est brutalement interrompue par le dernier vers, détaché. Par sa structure identique « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire », il répond au premier, le poème formant ainsi un cercle dans lequel s'est inséré le « lied » populaire, la légende fantastique. Nous y retrouvons le jeu lexical initial, ce « verre […] brisé » étant aussi le « vers » qui marque l’arrêt du poème, doublé d’un jeu implicite entre les éclats de verre et la comparaison « comme un éclat de rire ». Rire irrationnel du poète plongé dans l’ivresse, ou bien « rire », s’opposant à la rime à « mourir », pour répondre à l’effroi qu’a fait naître la légende, ou bien encore « rire » du poète soulagé d’échapper à l’enchantement qu’il a subi ?

CONCLUSION

« Nuit rhénane » met en place les principaux thèmes du cycle "Rhénanes" : le fleuve, à la fois comme décor et comme symbole, par ces « nixes » qui menacent de mort ceux qui s’y risquent, les légendes d’un monde médiéval que les Romantiques, à la suite de Victor Hugo, avaient découvert en Rhénanie, et la musique de ces « Rhein lieder » qui ont donné leur titre au cycle.

Apollinaire se présente ainsi au carrefour des siècles, héritier d’une poésie régulière, dont il brise cependant subtilement les règles classiques, avec ce vers isolé par exemple, ou l'irrespect de l'alternance entre rimes féminines et masculines, et symboliste par l’importance qu’il accorde à la musicalité et par la façon dont le poème se charge d’implicite : comment ne pas lire aussi, derrière ces « fées », l’image de celle qui a alors ensorcelé Apollinaire, Annie Playden, pour le faire ensuite souffrir ? 

"Mai"

Le poète face au Rhin : "Mai"

Pour lire le poème

Le poème « Mai » est le deuxième poème du cycle « Rhénanes », avec, à nouveau, dans son  cœur le Rhin, fleuve emblématique de cette région où a séjourné Apollinaire en 1901 et 1902. Mais, comme souvent chez Apollinaire, la description se charge d’une valeur symbolique. Comment les images développées suggèrent-elles les sentiments du poète ?

LE PREMIER QUATRAIN 

L'actualisation temporelle

Le quatrain d’alexandrins s’ouvre sur une image rendue joyeuse, à la fois par le rythme dansant, dû à la répétition, et par le mois choisi, « mai », c’est-à-dire le printemps, saison du renouveau, saison des amours. Mais nous observons un glissement temporel dans ce premier quatrain. Avec l’imparfait, « regardaient », les deux premiers vers semblent se rattacher à une scène de souvenir. Cependant le présent, introduit à la fois dans ce qui reproduit l’énonciation d’un discours rapporté, « Vous êtes si jolies », et dans une description actualisée, « la barque s’éloigne », nous ramène à l’immédiateté de la narration. Le passé composé, « a fait pleurer », prend ici sa valeur pleine de lien établi entre le passé et le présent, comme si ces pleurs de la végétation, jeu sur l’appellation de l’arbre, le « saule pleureur », étaient la conséquence des faits antérieurs. Ainsi, le lecteur est invité à comprendre la force d’un souvenir, resté prégnant dans la mémoire, au point d’être intensément revécu par la création poétique.

Paysage des rives du Rhin. Tableau populaire, XIXème siècle

Paysage des rives du Rhin. Tableau populaire, XIXème siècle
Victor Hugo, Château médiéval, 2ème moitié du XIXème siècle. Dessin encre et crayon sur papier Velin. BnF

Victor Hugo, Château médiéval, 2ème moitié du XIXème siècle. Dessin encre et crayon sur papier Velin. BnF

LE DEUXIÈME QUATRAIN 

Un thème : l'amour

Le choix de la saison met aussi en place le thème de l’amour, également suggéré par l’image, romantique, d’une promenade en « barque ». Mais, lors de cette promenade, le batelier-poète n’est pas accompagné, et l’amour reste lointain : « Les dames regardaient du haut de la montagne ». Apollinaire met ici en place un contexte médiéval : le lexique, les « dames », renvoie à la fin’amor, à l’amour que le chevalier voue à sa bien-aimée, et à bien des récits médiévaux qui nous montrent la dame observant le paysage du haut de la tour de son château. Il retrouve ainsi l’image que les Romantiques avaient donnée de la vallée du Rhin, avec ses rives bordées de châteaux, et ses légendes, telle celle qu’il reprendra dans « La Loreley ». 

Or cet amour reste impossible, et au « Mai » d’ouverture s’oppose son homonyme, le connecteur « mais ». Il est comme condamné par le courant du fleuve qui emporte « la barque » : « panta rheï », disait le philosophe de l’antiquité grecque Héraclite, tout coule, tout passe. Par les rimes embrassées, au centre desquelles « montagne » et « s’éloigne », l’éloignement temporel  répond à l’éloignement spatial. L’amour n’est qu’éphémère, et c’est ce qu’illustre le décor, qui, en écho à cet échec, partage la peine du poète : « Qui donc a fait pleurer les saules riverains ». À la fin de ce quatrain sans ponctuation, cette question reste en suspens, car qui accuser de cet échec ? Un destin, pour celui qui se surnomme « Le mal aimé » ? Ou bien la condition humaine elle-même qui impose à l’homme l’éphémère ? 

Le jeu des temps

Nous y retrouvons le contraste temporel, mais ici amplifié comme pour reproduire la coulée du fleuve et l’éloignement de la barque : « Or des vergers fleuris se figeaient en arrière ». Ces « vergers fleuris » renvoient, en effet, à la saison printanière, mais l’insistance « se figeaient en arrière », immobilise l’image, comme si la mémoire se retrouvait paralysée. De cet amour, exprimé au passé composé et avec intensité, « celle que j’ai tant aimée », seul passage où le « je » du poète s’affirme, il ne subsiste au présent que des bribes, des restes, dépeints par le verbe « sont » qui affirme la réalité de l’échec. 

L'image de l'amour

Le quatrain associe étroitement le décor et la femme aimée. Le printemps a fui, d’où « les pétales tombés des cerisiers de mai », qui dégénèrent encore en devenant « Les pétales flétris », adjectif en opposition par une rime intérieure à l’état antérieur, « fleuris ». Les images les lient à deux éléments physiques de la femme aimée, d’abord par une métaphore, « les ongles », puis par une comparaison : « comme ses paupières ». Bien évidemment, Apollinaire joue sur la forme des « pétales », sur leur couleur, leur texture, mais sans doute aussi sur le symbolisme des aspects retenus : les « ongles » évoquent les griffes, la femme qui peut blesser, les « paupières » peuvent dévoiler ou voiler le regard, révéler ou masquer la vérité de l’âme.

LE QUINTIL 

Au cœur du poème, avec un changement de strophe qui rompt l’harmonie initiale, le poète s’efface tout comme l’idée d’amour, pour laisser place au seul décor. Le rythme se ralentit, puisque ces cinq vers forment un long enjambement, accentué par les trois rimes au cœur de la strophe. Apollinaire reprend ici l’image traditionnelle de la Rhénanie, avec ses « vignes », mais aussi en tant que vallée de passage, depuis la plus lointaine antiquité.

      La première image reprend un thème cher à Apollinaire, celui des « tziganes », ici avec leur petit cirque et leur « roulotte traînée par un âne », avec un jeu de dentales disharmonieux et l’allongement dû au [e muet] final de « traînée »,  comme pour en imiter le roulement chaotique. L’ordre inverse celui de la rencontre, puisque la description commence par la fin du cortège, comme  pour en illustrer le passage. Rappelons qu’Apollinaire, à la fois par ses origines familiales et par son propre goût des voyages, s’est souvent identifié aux « tziganes », ces éternels errants sans patrie, libres et rêveurs.

Tsiganes, en roulotte sur les routes

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         La seconde image ajoute à l’image le son, mais un son qui lui aussi s’efface, avec la répétition du verbe, « s’éloignait », dont le radical est repris par l’adjectif « lointain », et la fragilité de l’instrument, un peu aigre. Ce n’est que dans le dernier mot « régiment » qu’Apollinaire nous rappelle que la Rhénanie a été aussi le lieu de passage des armées, tant pendant la Révolution française que lors des guerres napoléoniennes, puis de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse.

LE DERNIER QUATRAIN 

Le temps du souvenir

Le dernier quatrain va encore plus loin dans l’effacement, en ôtant toute présence humaine, pour ne plus laisser que le paysage, mais, là encore avec une valeur symbolique. La reprise de l’hémistiche d’ouverture, « Le mai le joli mai », comme en une sorte de refrain, crée une structure en boucle, dans laquelle l’amour n’a été, finalement qu’un épisode mensonger. Le verbe « a paré » fait, en effet, de la végétation riante, « lierre », « vigne vierge » et « rosiers », un masque pour la réalité, « les ruines », terme accentué par la diérèse, « ru/i/nes », qui annonce ce qui seul subsistera de l’amour vécu au printemps.  

Rives fluviales en automne

Le retour au présent

Le retour au présent dans les deux derniers vers soutient une image beaucoup plus automnale, avec « Le vent du Rhin secoue sur le bord […] » Rappelons que le titre originellement prévu pour le recueil Alcools était précisément « Le vent du Rhin ». De même les aspects végétaux nommés sont loin d’être riants, « osiers », « roseaux » et « fleurs nues des vignes ». Une discrète allitération sifflante imite le bruit du vent, qui conduit à la personnification, « les roseaux jaseurs ». Ce vent semble s’être lié au fleuve pour emporter l’amour.

Rives fluviales en automne

CONCLUSION

Le poème qui s’était ouvert sur l’élan d’un amour joyeux, a peu à peu changé de ton, s’est empreint de mélancolie, jusqu’à l’image finale d’une nature qui nie l’amour vécu. Il n'en subsiste plus que la nostalgie, un douloureux souvenir, qui traduit l’inexorable fuite du temps, à l’image du fleuve qui coule et du cours des saisons qui amènera l’automne après le printemps. L’élaboration du rythme, ralenti, les jeux sonores aussi, illustrent les images qui, juxtaposées, soulignent toutes l’aspect éphémère de l’amour. Même s’il ne l’évoque pas directement, nous reconnaissons dans ce poème l’écho de l’échec amoureux d’Apollinaire avec Annie Playden, la jeune gouvernante anglaise aimée alors qu’il était lui-même précepteur de la fille de la vicomtesse de Milhau en Rhénanie, amour perdu, qui constitue aussi le support de « La Chanson du Mal-Aimé ».

DOCUMENT COMPLÉMENTAIRE : « Les sapins » 

Pour lire le poème

Les chansons et les légendes allemandes, à commencer par la tradition de noël, montrent l’importance de la forêt, et de l’arbre roi, le sapin, auquel Apollinaire consacre un poème de six quintils d’octosyllabes. Mais son imagination poétique les transfigure, en les humanisant.

La description

C’est d’abord leur forme qui est mise en valeur : ils sont « pointus », leurs « longues branches » couvertes de neige s’inclinent jusqu’au sol, d’où l’adjectif « langoureuses », et ils s’évasent du haut vers le bas, tels de « longues robes ».

Ensuite, le poète rappelle la multiplicité de leurs usages, par exemple dans la construction navale, « Des bateaux qui sur le Rhin voguent », ou dans la médecine, avec leur résine qui fournit de « bons onguents ». Il s’attache tout particulièrement à évoquer les fêtes de noël, où, chargés de guirlandes et de bougies, ils vont briller plus que des planètes », idée reprise en anaphore, « À briller doucement changés / En étoiles ». Ainsi Apollinaire croise les saisons, l’automne », avec le « vent » qui siffle dans les branches des sapins, « l’été », et « l’hiver » où ils sont « enneigés » avec autour d’eux les chants des « noëls anciens ». La musique parcourt d’ailleurs l’ensemble du poème, par le choix de la légèreté de l’octosyllabe, et le jeu des rimes, tandis que le décalage typographique met en évidence le cœur du quintil. 

Leur personnification

Dans les deux premières strophes, ils sont identifiés à un personnage, d’abord par une comparaison, fondée sur leur forme « en bonnets pointus / De longues robes revêtus / Comme des astrologues », puis directement personnifiés en « grands poètes » ; les identifications se multiplient dans les trois derniers quintils. Nous parcourons ainsi tous les âges, des plus jeunes, les «  blancs chérubins », aux « vieilles demoiselles ».

Mais, surtout, ces personnages représentent une forme de connaissance particulière, parfois même ésotérique, réservée à des initiés, « astrologues » ou « graves magiciens », sans oublier les soins du corps, avec les « [s]apins médecins divagants », ou de l’âme, avec les « grands rabbins ». Ils sont ainsi dotés d’une puissance spirituelle : ils « [i]ncantent le ciel / Quand il tonne », comme pour apaiser les éléments hostiles. Une place particulière est accordée aux « poètes », qui représentent à la fois des maîtres « Dans les sept arts endoctrinés / Par les vieux sapins leurs aînés », mais aussi des devins, « Ils se savent prédestinés / À briller plus que des planètes ».

Sapin illuminé à noël

Sapin illuminé à noël

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Forêt de sapins enneigée

L'expression des sentiments

Par les différentes images, le ton d’ensemble est empreint de mélancolie. Dès le premier quintil, en effet, la mort transparaît dans l’appellation « leurs frères abattus », et c’est sur elle que se ferme le poème : « De temps en temps sous l’ouragan / Un vieux sapin geint et se couche ».

Les images centrales, elles, atténuent les sentiments suggérés. Par exemple, ils vont « briller », mais « doucement », et l’hyperbole, « plus que des planètes », devient moins lumineuses, ils sont « changés en étoiles ». Ils semblent s’éloigner du réel quand « enneigés » rime avec le néologisme « ensongés », que leurs « branches » sont qualifiées de « langoureuses » ou deviennent des « ailes », confirmant leur lien avec l’au-delà.

CONCLUSION

Ce poème, dans sa simplicité, illustre le rôle que se donne le poète, en montrant comment le regard d’Apollinaire métamorphose les réalités observées, à la fois sous une forme plaisante, parfois cocasse, mais toujours dans une tonalité qui reproduit sa propre mélancolie.

ÉTUDE TRANSVERSALE : « Apollinaire, le Mal-Aimé » 

LA DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE 

Le mal aimé

Les femmes aimées sont présentes dans la poésie d'Apollinaire, dans « Rhénanes » l’idylle avec Annie Playden, le premier grand amour, et, dans le reste du recueil, Marie Laurencin, l’artiste peintre, mais aussi des amours de rencontre. 

Annie Playden avec Guillaume Apollinaire

Annie Playden avec Guillaume Apollinaire

Annie Playden

C’est en 1901-1902 qu’Apollinaire vit un amour intense pour la jeune gouvernante anglaise de la fille de la vicomtesse de Milhau, dont il est lui-même le précepteur. Ce temps heureux, « l’année dernière en Allemagne », est évoqué dans « La Chanson du Mal-Aimé », avec une allusion au « soleil de Pâques », joie de « l’aube d’un jour d’avril », que restitue le premier poème « Aubade chantée à Laetare un an passé, inséré dans « La Chanson du Mal-Aimé » : « Laetare », « « réjouis-toi », est le verbe qui ouvre le chant introducteur du quatrième dimanche du carême. Mais, quand, en août 1902,  il revient en Allemagne pour l’y retrouver, elle est retournée à Londres : « encore amoureux », il se rend, en novembre , en Angleterre, en vain (« Je pleure à Paris »), tout comme en mai 1904 : « Mais en vérité je l’attends / Avec mon cœur avec mon âme ». Annie est partie plus loin, en Amérique.

Il ne peut plus alors que la rejoindre en rêve : dans le poème « Annie », il l’imagine « entre Mobile et Galveston », en proie à la solitude comme le poète. Pourquoi donc l’amour n’a-t-il pas pu survivre ? Apollinaire suggère une rigueur excessive en faisant d’elle une « mennonite », secte protestante anabaptiste particulièrement rigoureuse, dans les mœurs comme dans l’habillement. D’où la pirouette finale qui les rapproche, « La femme et moi suivons presque le même rite », mais de façon cocasse : « Ses rosiers et ses vêtements n’ont pas de boutons / Il en manque deux à mon veston ». C’est aussi le souvenir de l’amour perdu d’Annie que rappellent deux poèmes de « Rhénanes », « Nuit rhénane » et « Mai ».

Pour lire "La Chanson du Mal-Aimé"

Marie Laurencin

Mais, en mai 1907, il rencontre Marie Laurencin, d’où l’épigraphe de « La Chanson du Mal-Aimé » : « Et je chantais cette romance / En 1903 sans savoir / Que mon amour à la semblance / Du beau Phénix s’il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance ». Il forme avec elle un couple, qui partage la vie bohème des artistes parisiens. Mais, dès 1911, lorsqu’Apollinaire est emprisonné à la Santé pendant une semaine, leur relation vit ses premières péripéties : Marie supporte de plus en plus mal les excès de boisson du poète, qui a « le vin trop mauvais », expliquera-t-elle dans une lettre au couturier Jacques Doucet, le 31 mai 1917. Dès novembre 1912, la séparation s’accentue entre eux, elle est définitive en 1913. C’est ce qui explique le ton de poèmes comme « Le pont Mirabeau », dont Apollinaire déclare, dans une lettre à Madeleine Pagès, en 1915, qu’il est comme « la chanson triste de cette longue liaison brisée », ou comme « Marie », où il déplore « ce cœur changeant ». 

L'IMAGE DE LA FEMME 

Marie Laurencin, Autoportrait, vers 1905. Huile sur panneau,40 × 30. Musée Marie Laurencin, Nagano-Ken, Japon

Marie Laurencin, Autoportrait, vers 1905. Huile sur panneau,40 × 30. Musée Marie Laurencin, Nagano-Ken, Japon
Le bandit Schinderhannes et sa "brigande"

De la réalité...

Dans plusieurs poèmes sont représentées des femmes qui s’inscrivent dans la banalité du quotidien, telles dans « Nuit rhénane », les servantes de l’auberge, « les filles blondes / Au regard immobile aux nattes repliées », ou les « vieilles femmes qui vont au cimetière dans « Rhénane d’automne ». Juliette Blaesius, la « brigande » maîtresse de Schinderhannes, qualifiée de « bandit en cotillon », représente, elle, toutes les femmes faciles, voire les prostituées, que nous retrouvons dans le recueil, par exemple dans « Marizibill ». Mais c’est le dernier poème du cycle, « Les femmes », qui illustre sans doute le mieux les occupations et le caractère de ces femmes ordinaires.

Le bandit Schinderhannes et sa "brigande"

À l’irréel

D’autres figures féminines, en revanche, s’écartent de la réalité quotidienne.

        Certaines relèvent d’images héritées du temps médiéval, où le parfait amant vouait un parfait amour à sa « dame », qui, cependant, restait inaccessible, comme dans « Mai » : « Des dames regardaient du haut de la montagne », comme celles qui regardaient du haut de la tour du château.  

        Souvent, elles appartiennent à un monde irréel, surnaturel, aux légendes, telles celles qu’évoque, dans « Nuit rhénane », la « chanson lente d’un batelier ». Il cherche à faire croire à leur existence, en racontant « avoir vu sous la lune sept femmes / Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds ». Leur aspect surnaturel est signalé déjà par le chiffre « sept », à valeur mystique, par la couleur des cheveux, celle que les Latins attribuaient déjà aux divinités des mers et des fleuves. Le fait de « [t]ordre leurs cheveux » les fait émerger de l’eau du Rhin, les rapprochant de ces filles gardiennes de « l’or du Rhin », légende germanique illustrée par l’opéra de Wagner.

La femme séductrice

La femme est, le plus souvent, une enchanteresse : elle exerce un pouvoir de séduction, elle fascine, elle charme, au sens premier du mot, telles les sirènes dans la mythologie grecque auxquelles résiste Ulysse dans l’Odyssée.

        Dans « Nuit rhénane », rien qu’en entendant la « chanson » du batelier qui  les évoque, le poète semble fasciné : ces femmes « incantent l’été », elles créent un enchantement,  La chanson apparaît dangereuse, d’où l’appel aux « filles blondes », une demande d’aide, afin qu’elles le ramènent dans le réel, dans quelque chose de plus sage, de bien ordonné comme leurs « nattes », de plus rassurant comme leur « regard immobile » qui ne fait courir aucun risque à l’homme.

        De même dans « La Loreley », comme il est habituel pour une sorcière au moyen-âge, elle est conduite devant l’évêque, mais même lui ne peut pas résister au charme de ses yeux : « Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé ». Elle ensorcelle également les « trois chevaliers » qui doivent l’amener au couvent, « La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres », pouvoir mis en valeur par la longueur de ce vers qui tranche sur les autres, des alexandrins : ils vont accepter de la laisser « monter sur ce rocher si haut ».

LE « MAL AIMÉ » 

Odilon Redon,  La tentation de Saint-Antoine , série « À Gustave Flaubert », 1889. Lithographie, 44,3 x 30,9. Van Gogh Museum, Amsterdam

L'expression lyrique de la désillusion

Mais, si la femme s’associe à l’amour, cet amour est toujours impossible : il ne peut qu’être rupture, départ, absence et douleur, depuis l’échec initial avec Annie Playden. Le poème « Signe » fait de l’échec amoureux un véritable destin. « Je regrette chacun des baisers que je donne », et la saison natale, « l’automne », rattache les amours du poète à la chute des feuilles : « Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol ».

Même quand le « je » reste implicite, comme dans « Mai », l’expression lyrique conduit à l’identifier au poète. Ainsi c’est lui qui, dans « Mai », lance le cri aux « dames » vues de loin : « Vous êtes si jolies ». Mais l’échec est immédiat : « Mais la barque s’éloigne ». Le décor ensuite dépeint, avec les « saules » qui pleurent, « les vergers fleuris se figeaient en arrière », « les pétales tombés », puis « flétris », est symbolique de l’amour perdu et de la tristesse provoquée, puisqu’ils sont comparés aux « ongles de celle que j’ai tant aimée », puis à ses « paupières ». La valeur du passé composé, qui marque quelque chose d’achevé, mais qui a un résultat présent souligne cette douleur qui a conduit à créer le poème.

Odilon Redon,  La tentation de Saint-Antoine , série « À Gustave Flaubert », 1889. Lithographie, 44,3 x 30,9. Van Gogh Museum, Amsterdam

Des figures de substitution

Mais le plus souvent, Apollinaire inverse la situation dans « Rhénanes » : c’est la femme qui souffre de la rupture, de l’absence de l’être aimé. Elle apporte elle aussi le témoignage de l’amour impossible.

        Dans « Les Femmes », par exemple, c’est le cas de Lotte : « Lotte es-tu triste ? – Je crois qu’elle aime / – Dieu garde » et, plus loin, « Lotte l’amour rend triste ». De même, dans « Les cloches », la jeune villageoise est désespérée du départ de celui qu’elle aime, « tzigane », appartenant donc à ce peuple de gens du voyage auxquels aimait à s’identifier Apollinaire : « « Tu seras loin J’en pleurerai / J’en mourrai peut-être ». Malgré l’atténuation de l’adverbe, ce dernier vers ressort par sa brièveté de pentasyllabe face aux autres, des octosyllabes. Victime de l’amour, elle se sent aussi coupable, prise de honte face au jugement des gens du village.

        Dans « La Loreley », il est intéressant d’observer la façon dont Apollinaire modifie son héritage poétique. Il suit de très près la légende de la « Lore Lay » raconté dans le poème que Clemens Brentano insère dans son roman Godwi paru en 1801, mais le « batelier » qu’aperçoit l’héroïne, dont elle s’exclame, au futur, il « sera mon bien-aimé », n’est pas cet amant disparu, comme d’ailleurs celui de la jeune villageoise : « Il s'est détourné de moi, / Il s'est éloigné de ces lieux / Pour aller vers un pays lointain. » Il s’écarte encore davantage de la reprise de la légende par Henrich Heine dans son Livre des chants, en 1823, qui ne conduit pas sa « Lorelei » à la mort, mais conclut son poème sur son pouvoir maléfique exercé sur le  batelier : « Il ne voit plus les récifs, les rochers, / Le regard perdu là-haut. / Je crois que les vagues ont finalement / Englouti le batelier et sa barque ; / Et c'est la Lorelei, avec son chant fatal, / Qui aura fait tout le mal. » La « Loreley » d’Apollinaire, elle, souffre encore plus qu’elle ne fait souffrir les autres : « Mon amant est parti dans un pays lointain / Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien », déclare-t-elle à l’évêque, et elle choisit la mort en se jetant dans le Rhin du haut du « rocher » que lequel elle a demandé à monter. Rien n’est dit sur le sort du batelier… comme si Apollinaire, tout en montrant l’amour perdu, condamnait la femme qui en était la cause, mais accordait la survie à l’amant. Rappelons le refrain dans « Le pont Mirabeau », autre poème d’amour perdu : « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure ».

CONCLUSION

Alcools accorde une large place aux figures féminines, en lien avec le thème d’un amour, plus douloureux que joyeux, et le plus souvent perdu. Autant de poèmes qui font écho à la rupture d’Apollinaire avec Annie Playden, puis avec Marie Laurencin. Mais comment expliquer les différents masques que revêt Apollinaire ? Peut-être une forme de pudeur… peut-être aussi une forme de catharsis : dire en recréant pour se soulager, se purifier de cette douleur.

DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES : « La Chanson du Mal-Aimé » et « Le pont Mirabeau » 

L'étude transversale précédente s'appuie sur l'ensemble des poèmes du cycle « Rhénanes », et sur quelques autres poèmes du recueil, au premier rang desquels

  • « La Chanson du Mal-Aimé »

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  • « Le pont Mirabeau »    

Dans le site "Comptoir littéraire", référencé, Guillaume Durand propose deux excellentes analyses de ces poèmes. Il est possible de demander aux élèves de s'en servir pour construire les bases d'une lecture cursive, présentée oralement à la classe.

L'image des femmes : "La Loreley"

"La Loreley"

Pour lire "La Loreley"

Ce sont les Romantiques, au premier rang desquels d’abord Germaine de Staël dans De l’Allemagne, ouvrage censuré en France en 1810, publié en France en 1814, puis Victor Hugo, qui remettent à l’honneur le Moyen Âge dont l’Allemagne donne de nombreux exemples. Plus particulièrement, ce pays offre aux Romantiques, avec leur goût pour l’imaginaire, tout un tissu de mythes et de légendes, où se mêlent exploits des brigands ou de nobles chevaliers, miracles et sorcellerie, châteaux gothiques et cathédrales… Le séjour d’Apollinaire en Rhénanie l’amène à découvrir par lui-même cette âme allemande, dont il rend compte dans « Rhénanes », notamment dans « La Lorelei » .

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En Rhénanie, le château de Vollrads

Il s’agit, à l’origine, d’une légende liée à une falaise (« lei » signifiant le rocher) au bord du Rhin, proche de Bacharach, qui produit de dangereux courants et crée des phénomènes d’écho, d’où la légende d’une femme qui, telle les sirènes antiques, guetterait ses proies (« lüren » signifie « épier »), les bateliers, et les conduirait à se fracasser contre la roche.

Mais Apollinaire n’est pas le premier poète à s’inspirer de la légende de la Loreley. Avant lui deux poètes allemands l’ont reprise : Clemens Bretano, en 1801, dans « La Lorelei », poème inséré dans son roman Godwi, dont Apollinaire suit en partie le mouvement, puis Henrich Heine à son tour intègre « La Lore Lay », dans son Livre des chants, en 1823.

Le poème d’Apollinaire est formé de dix-neuf distiques sur des rimes suivies ou assonancées, qui suit la chronologie d’un conte : après un premier distique d’introduction, se déroule, en onze distiques, le procès de l’héroïne, son accusation, son dialogue avec l’évêque, et le verdict. Le connecteur « Puis », au vers 25, marque la dernière étape, la mort de l’héroïne, sur laquelle conclut le dernier distique.

En réécrivant la légende, comment Apollinaire lui imprègne-t-il sa marque personnelle ?

Pour lire les poèmes de Brentano et Heine

La légende de la Loreley : illustration

L'INTRODUCTION 

En imitant la formule « Il était une fois » par « il y avait », Apollinaire choisit d’emblée le ton des contes, mais le toponyme souligne l’ancrage spatial en le rattachant nettement le récit au cycle « Rhénanes ». En la qualifiant de « sorcière », c’est le contexte médiéval qu’il met en évidence, mais l’adjectif « blonde », qui semble la rendre fragile, contraste avec le deuxième vers qui accentue, par rapport à Brentano, sa puissance cruelle et maléfique : « Qui laissait mourir tous les hommes à la ronde. » Apollinaire va bien au-delà de la simple séduction ou du « déshonneur », en soulignant la fatalité tragique, amplifiée par l’allongement métrique des vers de 14 syllabes : après le trimètre initial (4 / 4 / 6) vient un vers fluide, au rythme binaire.

La légende de la Loreley : illustration

Strophe 2 : introduction

Le terme de « sorcière » a déjà suggéré l’idée d’un procès dans ce contexte médiéval où cette appellation entraîne le bûcher. Mais la paronomase entre « Devant » et « D’avance » et les rimes marquent la contradiction entre le « tribunal » et « citer », l’action juridique, et la « beauté » qui a exercé un rôle immédiat, magique, sur un homme d’Église : « D’avance il l’absolvit ». Ce passé simple, inventé d’après le latin par Apollinaire car ce temps est inexistant pour le verbe « absoudre », renforce cette impression de recul temporel ; s’y ajoute la connotation religieuse, celle de l’absolution des péchés. Un dialogue est alors introduit entre l’héroïne et l’évêque. 

LE PROCÈS 

Strophe 3 : l'aveu de l'évêque

La première réplique prêtée à l’évêque est à la fois un élan lyrique, « Ô belle Loreley », aux sonorités mélodieuses, et une interrogation anxieuse, avec l’assonance aiguë de la voyelle [ i ] et le déséquilibre du vers impair. L’accent est mis, comme chez Brentano, sur les « yeux » de l’héroïne », dont l’image « pleins de pierreries » traduit à la fois le brillant, qui fascine et attire, mais aussi la froideur, minérale. Cherche-t-il à trouver une raison valable pour l’absoudre en cherchant le coupable du crime de « sorcellerie », en la personne d’un initiateur, ce « magicien » ?

Strophes 4 et 5 : auto-accusation

Deux distiques répondent à cette question, en conservant l’aigu de la voyelle [ i ] aussi bien dans la rime masculine que féminine avec une double insistance :

  • D’une part, sur la menace tragique qu’elle représente, mais comme malgré elle : « Mes yeux sont maudits », « Ceux qui m’ont regardée évêque en ont péri ». Elle semble ainsi victime, ensorcelée elle-même.

  • D’autre part, en faisant glisser l’image des « pierreries », à un feu plus violent, celui de « flammes », avec sa répétition et l’irrégularité métrique produite par le [ e muet ] s’il est prononcé devant consonne comme le demande la règle classique : image précieuse fréquente de la brûlure de l’amour, mais aussi inscrite dans le contexte médiéval du bûcher promis à la sorcière.

Mais, en remplaçant le terme de « sorcière » par l’abstraction « cette sorcellerie », elle semble le rejeter pour, au contraire, réclamer la mort, avec l’injonction répétée : « Jetez jetez aux flammes ». C’est donc celle qui inflige la mort qui la réclame pour elle-même, après un douloureux aveu : « Je suis lasse de vivre ». Les « flammes » seraient-elle alors une façon de se purifier par le feu, ou bien l’annonce de celles de l’enfer qui l’attendent ?

Sorcière sur le bûcher

Sorcière sur le bûcher

Strophe 6 : le refus de juger

Tout le contexte s’inverse dans la réponse de l’évêque, ce qui ressort déjà de la structure qui mentionne les conséquences avant leur cause : « tu m’as ensorcelé ». Ce n’est plus, en effet, la sorcière qui brûle dans les « flammes », terme repris à la césure, c’est celui qui est sensé représenter la loi divine, c’est l’évêque qui se reconnaît « ensorcelé », et il refuse de jouer son rôle : « Qu’un autre te condamne ».

Strophes 7 à 10 : le discours de l'héroïne

C’est à l’accusé que revient le plus long discours, quatre distique où, au lieu de se défendre, elle appelle la mort. L’inversion des rôles se poursuit, puisque c’est celle qui est maudite qui reproche à l’évêque de ne pas remplir sa fonction, « Évêque vous riez ». Par opposition à « riez », elle lui rappelle sa fonction, avec l’écho sonore et l’allitération insistante : « Priez plutôt pour moi ». Coupable et victime, l’assonance à la rime les rapproche, car tous deux ont besoin, en fait, de cette protection divine, pour elle « la Vierge », considérée au Moyen Âge comme celle pouvant intercéder pour les pécheurs auprès de son fils, lui pour échapper à l’Enfer puisqu’il a succombé à la tentation : « que Dieu vous protège ».

Les trois distiques suivants retrouvent la mélodie régulière de l’alexandrin, avec la césure marquée à l’hémistiche, encore accentuée par les répétitions, notamment par l’anaphore, « Mon cœur me fait si mal » qui devient « Mon cœur me fit si mal », ce qui permet de préciser encore la cause de cette douleur, l’amour perdu. Mais comment ne pas penser ici à Apollinaire, lui aussi abandonné, Annie étant partie « pour un pays lointain », départ de l’amant ici souligné par la reprise : « il n’est plus là », « il s’en alla » ?

Apollinaire, contrairement à ses prédécesseurs, Heine et surtout Brentano, n’a donné aucune autre indication sur la beauté de sa Loreley que ses yeux, et d’eux seuls vient son pouvoir de sorcellerie, pas de bras « baguette magique », pas de « joues enfiévrées et blanches », par de « parole légère et tendre » pour formuler un chant fascinant… D’où son ultime souhait, appliquer à elle-même cette « sorcellerie » qui lui fait horreur : « Si je me regardais il faudrait que j’en meure ».

Les possédées de Loudun, en 1634

Strophes 11 et 12 : le verdict

Deux distiques formulent le verdict d’un évêque qui transige avec sa fonction en condamnant Loreley au « couvent » : « Tu seras une nomme vêtue de noir et blanc », les couleurs symbolisant à la fois le deuil au monde et la nouvelle innocence ainsi retrouvée. Le contexte médiéval est ainsi maintenu, de même que par ces « trois chevaliers avec leurs lances », aux ordres de l’Église. En même temps, ce verdict apporte une forme d’excuse à l’héroïne : elle est une « femme en démence », reprise par « en folie », ce qu’illustre la formule « aux yeux tremblants ». Mais d’où vient cette « folie » ? De son pouvoir maléfique ? Ou plutôt de la souffrance amoureuse dont elle vient de montrer l’intensité ? Le diminutif « Lore », l’invitation « Va-t’en », adoucie en un simple « Va », laissent supposer que l’évêque a pou être touchée par sa douleur.

Les possédées de Loudun, en 1634

LE DÉNOUEMENT 

Strophe 13 : sur la route

Le récit reprend, dans sa banalité, rompue par l’allongement du second vers jusqu’à dix-sept syllabes, scandées par la rime intérieure entre « Loreley », « implorait », « brillaient ». Le pouvoir magique des « yeux » se trouve à nouveau mis en évidence, par le rythme du vers ((4 / 4 / 5 / 4), et par la comparaison, « comme des astres », qui transforme la rime en une simple assonance sur la voyelle [ a ], tout en renforçant la dimension surnaturelle de l’héroïne.

Strophes 14 et 15 : la supplique

Apollinaire revient ici à l’origine géographique de la légende, le « rocher si haut » et « le fleuve », et à l’image romantique des rives du Rhin, avec la mention du « beau château ». Mais, là où chez Brentano, cette prière marquait la nostalgie car c’était « le château de [s]on amant », Apollinaire, lui, nous replonge dans l’atmosphère des contes merveilleux en transformant l’héroïne en princesse puisqu’il s’agit de son propre château.

Sous l’apparence de soumission, qui reprend en chiasme avec une allitération en [ v ] l’image de l’habit des nonnes en noir et blanc, « Puis j’irai au couvent des vierges et des veuves », l’héroïne reprend la prière d’abord formulée dans l’hypothèse du vers 18, la volonté de « mourir » en s’ensorcelant elle-même : « Pour me mirer encore une fois dans le fleuve ».

Strophe 16 : au sommet

Ce distique introduit la tonalité fantastique, déjà par la suppression de l’ascension du rocher, racontée chez Brentano. Elle semble donc transportée magiquement « Là-haut », loin des chevaliers qui ne peuvent que crier son nom.

Le rocher est à pic,

La paroi est abrupte,

Mais elle y grimpe d'un trait,

Et parvient vite au sommet.

En bas, les trois chevaliers

Attachent leurs montures,

Puis s'élancent derrière elle

Jusqu'en haut du rocher.

Ces cris, et surtout la vision mouvante, « le vent tordait ses cheveux déroulés », dramatisent ce moment, tout en nous rappelant le portrait que faisait Heine de ses « cheveux d’or ». Mais, au lieu de les peigner, donc de les assagir, ici elle devient la proie des éléments qui se déchaînent autour d’elle.

Strophes 17 à 20 : la mort

La structure des distiques se rompt ici, puisque le distique 17 commence par le discours direct de l’héroïne, qui enjambe sur le premier vers du distique 18, tandis que le second vers marque, lui, le retour du récit, qui se poursuit dans le dernier distique.

Le discours rapporté

Ce discours rapporté fait écho à la souffrance amoureuse précédemment exprimée par Loreley, tout en rappelant le contenu de la légende, le danger que fait courir aux bateliers le chant de l’héroïne. Mais ici, tout s’inverse par rapport à la légende : ce n’est plus le batelier qui, comme chez Heine, est fasciné et périt.

Le batelier dans sa petite barque

Est saisi d'une folle douleur ;

Il ne voit plus les récifs, les rochers,

Le regard perdu là-haut.

Je crois que les vagues ont finalement

Englouti le batelier et sa barque ;

Et c'est la Lorelei, avec son chant fatal,

Qui aura fait tout le mal.

Apollinaire reprend, en effet, la vision qu’avait prêtée Brentano à sa « Lore Lay » : « La jeune femme s'écrie : "Je vois / Une barque sur le Rhin ». Mais là où, chez Brentano, cela n’amène qu’un souhait, « Le batelier qui s'y trouve / Sera mon bien-aimé ! / Mon cœur vibre d'allégresse, / Il faut qu'il soit mon bien-aimé ! », Apollinaire en fait une véritable hallucination, où le son s’associe à l’image, tandis que le rythme s’accélère : « Tout là-bas sur le Rhin // s’en vient une nacelle / Et mon amant s’y tient // il m’a vue // il m’appelle ». L’identification est accomplie à la fin du discours : « Mon cœur devient si doux c’est mon amant qui vient ». 

La Loreley : illustration

La Loreley : illustration

La Loreley : illustration

Le récit

Contrairement à l’attente, il se fait au présent, ce qui intensifie l’effet dramatique. Apollinaire joue sur les [e muets] prononcés et sur les dentales, amplifiés pour mettre en valeur la chute, ralentie en revanche par l’élision à la césure : « Elle se pench[e] alors et tombe dans le Rhin ».

Mais, s’il reprend le dénouement de Brentano, Apollinaire affirme son originalité dans le dernier distique. Déjà, Brentano concluait sur le sort des chevaliers : « Les chevaliers durent périr, / Ils ne purent quitter le rocher ; / Il leur fallut mourir / Sans prêtre et sans sépulture. » Apollinaire, lui, les élimine du poème, pour finir sur l’image d’une mort qui vient d’un retournement de la sorcellerie. À la façon de Narcisse, Loreley meurt d’avoir vu dans l’eau son reflet, comme séparé d’elle, fusion avec l’élément liquide illustrée par l’allitération de la consonne liquide : « Pour avoir vu dans l’eau la belle Loreley ». Du rocher à l’eau, de l’eau au feu du « soleil », à la rime avec Loreley – où la prononciation à l’allemande diffère ici des rimes des strophes 6 et 16 – le surnaturel de la légende, comme souvent dans la poésie d’Apollinaire, fait fusionner les éléments.

La Loreley : illustration

CONCLUSION

Ce poème fait ressortir un contraste entre l’inspiration et l’écriture du poème.

        D’un côté, Apollinaire reprend une légende, et retient le contexte médiéval, et l’inscrit dans un registre fantastique, de plus en plus marqué au fil du texte, jusqu’au dénouement tragique.

        Mais, de l’autre, il rompt l’harmonie de la poésie classique, en faisant alterner l’alexandrin binaire avec des vers plus longs et scandés, ou encore en ne respectant pas de façon stricte les règles de la rime, sans oublier la suppression de la ponctuation qui donne au lecteur toute sa liberté d’interprétation. Par les discours directement rapportés, il mêle aussi au fantastique des passages lyriques, qui rapprochent alors le poème des ballades d’amour médiévales.

Femme ensorceleuse, mais presque malgré elle, femme blessée aussi par le départ de son amant, l’amour est toujours une source de douleur… douleur que la femme inflige à l’homme, douleur dont celui qui aime en vain souffre… C’est bien l’image du « mal aimé » que nous retrouvons dans ce poème.

L'image des femmes : "Les femmes" 

"Les femmes"

Ouvert sur une  image fantastique des femmes, avec « Nuit rhénane », le cycle « Rhénanes » se ferme sur l’image inverse en inscrivant ce poème, « Les femmes », dans la banalité quotidienne de la vie de simples villageoises, dont sont rapportées les conversations lors d’une soirée d’hiver. D’où vient l’originalité de ce poème ?

Pour lire le poème

DES BRIBES DE CONVERSATION 

La typographie, avec le recours à l’italique, met en évidence les discours rapportés, en gardant les caractéristiques de l’oralité et en imitant le décousu d’une conversation.

La banalité du quotidien

Représentatifs de l’Allemagne, les prénoms cités, parfois des diminutifs, comme « Lenchen », dérivé d’Hélène, « Leni » de Léonarde, ou « Kaethy » de Catherine, nous placent dans le contexte d’un village. Toutes sont des femmes ordinaires, évoquées dans leurs occupations ordinaires, par exemple la couture, « Dans la maison du vigneron les femmes cousent », « La fille du vieux sacristain brode une étole / Pour la fille du curé ». C’est, avec la tenue du foyer, l’activité féminine par excellence, importante, d’où la gronderie : « Kaethi tu n’as pas bien raccommodé ces bas ». Ces femmes se réunissent, en une longue après-midi  d’hiver, et partagent amicalement une collation, ce que prouvent les ordres donnés, « remplis le poêle et mets l’eau du café / Dessus », « — Apporte le café le beurre et les tartines / La marmelade le saindoux un pot de lait / — Encore un peu de café Lenchen s’il te plaît », ce dernier vers étant répété au début du quatrain suivant. L’oralité est renforcée par l’absence de ponctuation, image d’un bavardage continu car les tirets ne marquent pas une alternance des prises de parole mais plutôt leur simultanéité, en les juxtaposant. S’y ajoutent les enjambements incessants, qui rompent la coïncidence entre la métrique et le sens. L’emploi de l’impératif permet même d’imaginer les âges, des plus âgées, telle la « grand-mère », aux plus jeunes, telle Lotte, familièrement interpellée par « Ô petit cœur », ou même un statut social, tels les ordres à « Lenchen » qui suggèrent sa fonction de servante. 

Martin Drölling, L’intérieur d’une cuisine, 1815. Huile sur toile, 65 x 80. Musée du Louvre, Paris 

Martin Drölling, L’intérieur d’une cuisine, 1815. Huile sur toile, 65 x 80. Musée du Louvre, Paris 

Chacune a une personnalité propre, pour l’une le souci du foyer, pour d’autres, l’amour, et il y a même la gourmande, « Il me faut du sucre candi Leni je tousse », car la toux semble plutôt un prétexte…

Les sujets abordés, eux aussi, relèvent de la vie quotidienne d’une petite communauté villageoise, le temps qu’il fait, les activités agricoles, et, surtout, les commérages qui se donnent libre cours : « Le facteur vient de s’arrêter / Pour causer avec le nouveau maître d’école », « Le sacristain sourd et boiteux est moribond », « Pierre mène son furet chasser les lapins ». Tout événement, même le plus insignifiant, est source d’infinis commentaires.

À partir de l’image collective du premier vers, introducteur des « femmes », le poème éclate donc en menues individualités, en menus mouvements et gestes, en menus propos, à la façon d’un tableau impressionniste, ou même simultanéiste, qui juxtaposerait les touches de couleur pour créer une atmosphère d’ensemble.

L'atmosphère mise en place

Trois thèmes ressortent de ces conversations, qui tous témoignent d’une sourde inquiétude.

L’amour

Intervient d’abord l’annonce d’un mariage : « Gertrude et son voisin Martin enfin s’épousent », annonce dans laquelle l’adverbe « enfin » laisse supposer une relation longue, peut-être compliquée, sans doute objet de bien des commérages dans un village où les mœurs féminines sont surveillées. Nous retrouvons aussi, à travers l’enchaînement dans le sixième quatrain, la mélancolie amoureuse, si souvent présente chez Apollinaire : « — Lotte es-tu triste Ô petit cœur — Je crois qu’elle aime ». La double riposte, « — Dieu garde — Pour ma part je n’aime que moi-même », traduit clairement la peur de l’amour, qui conduit au repli sur soi, en raison des souffrances qu’il cause souvent. C’est ce que confirme la généralisation, « Lotte l’amour rend triste », mais est-il possible de le rejeter ? Si l’on considère « Ilse la vie est douce » comme une riposte de Lotte à cette affirmation, elle montre que l’amour reste un sentiment incontournable, le rêve d’une douceur possible.

La mort

Le thème de la mort est introduit, telle une menace, dès le troisième quatrain, avec le commentaire « Le sacristain sourd et boiteux est moribond ».

Parallèlement, la religion prend une place croissante dans les conversations, avec les personnages qui la représentent dans le village, « le sacristain », le « curé ». Elle imprègne la vie de ces femmes, dans leur langage telle la formule « Dieu garde », l’image « Chut  À présent grand-mère dit son chapelet ». Enfin, elle fait directement irruption, brutalement, dans le premier hémistiche du dernier quatrain, « Il est mort écoutez », comme en écho au symbolisme du « poêle qui s’éteint ».

Les conversations donnent l’impression d’un chœur antique qui commenterait le tragique de l’existence. Ainsi, le dernier vers, en reprenant en chiasme la structure du premier, « Les femmes se signaient dans la nuit indécise », nous ramène au collectif, avec un geste rituel partagé qui représente comme une conjuration de la mort, venant alors installer le silence.

Le paysage

Les phrases nous font passer de la sécurité rassurante et douce de l’intérieur, « Le chat s’étire après s’être chauffé », à un décor extérieur qui semble bien plus hostile, malgré la promesse d'une production à venir, typique de à la Rhénanie, région viticole : « Cet hiver est très froid le vin sera très bon ». Il devient même un peu effrayant, en raison de la transfiguration poétique de la nature : « Ce cyprès là-bas a l’air du pape en voyage / Sous la neige » nous rappelle la façon dont le poète Apollinaire jouait déjà avec la forme des arbres dans « Les sapins ». La comparaison, au-delà de son aspect cocasse, renforce la dimension religieuse de cet arbre, emblématique des cimetières. De même, l’autre comparaison, « On dirait que le vent dit des phrases latines », elle aussi cocasse par la rime avec la banalité des « tartines », suggère une sorte de messe récitée.

Ainsi, les images de la nature, sa voix, mêlées à celles des humains, représentés dans leur vie quotidienne, se sont associées pour amener une vision plus spirituelle de la condition humaine, entre l’amour, la vie, mais aussi la mort.

LE RÉCIT DU NARRATEUR 

Les conversations s’insèrent dans un récit, pris en charge par un narrateur que le présent du premier vers « les femmes cousent » place en position de témoin, mais qui revient ensuite aux temps traditionnels du récit, passé simple pour les faits ponctuels, et imparfait pour les descriptions.

Dans ce récit, trois étapes se distinguent, qui marquent une progression vers un monde de plus en plus effrayant.

L'intérieur

C’est le cadre d’une maison bourgeoise, celle d’un « vigneron », confortable car bien chauffée, avec des animaux domestiques, le chat, et le rossignol, qui, traditionnellement, symbolise le chant d’amour. Mais ici une fausse note est introduite, car, d’une part, l’oiseau est « aveugle », d’autre part il ne parvient pas à chanter : « Mais l’effraie ululant il trembla dans sa cage ». Les allitérations en [ l ] et [ R ], imitant le cri aigre et sinistre de l’oiseau de nuit, créent une atmosphère semblable à son nom même, qui empêche le rossignol de lancer son chant joyeux. L’extérieur semble donc déjà représenter une menace.

Le fait que nous n’y voyions que des femmes est révélateur de la vie d’un village : aux femmes la cuisine ou l’église, aux hommes les fonctions sociales, « vigneron », « facteur », « maître d’école », « bourgmestre » ou « Pierre », le chasseur, et, bien sûr, les religieux.

La tempête

En cet hiver « froid », en contraste avec l’intérieur douillet, le vent qui entoure la maison va permettre une personnification du décor : « La forêt là-bas / Grâce au vent chantait à voix grave de grand orgue », « Le vent faisait danser en rond tous les sapins ». Par ce spectacle qui associe la musique et la danse, le monde extérieur s’anime peu à peu comme en une hallucination, qui nous transporte dans un monde irréel. D’où l’irruption des personnages d’une légende rhénane, « Le songe Herr Traum survint avec sa sœur Frau Sorge », qui contribuent à la fois à restituer le pittoresque rhénan et à instiller une dimension irréelle inquiétante : « Herr Traum », Monsieur le Songe, renvoie l’homme à ses angoisses, puisqu’il arrive accompagné de « Dame souci ».

vignobles-ossuaires.jpg

La nuit

Commencé dans l’atmosphère heureuse de l’après-midi, le poème, avec l’annonce, « La nuit tombait », laisse place, dans les deux derniers quatrains, à une atmosphère macabre. Nous glissons progressivement dans un monde de cauchemar, où les formes du décor, tortueuses, tels, en hiver,  les « vignobles aux ceps tordus », créent une image effrayante, mise en valeur par la rime embrassée d’« ossuaires » avec « suaires ». Ce champ lexical, associé à la blancheur froide de la « neige », avec le participe « repliés » qui évoque, de même que le verbe « gisaient » la position pieuse du cadavre et les plis du linceul qui le recouvre, impose l’image de la mort, comme en écho à celle du « sacristain ».

Ceps de vigne sous la neige

Le son participe à cette impression sinistre, celui du glas, reproduit par le rythme balancé du vers 34, 2 puis 4, à nouveau 2 puis 4 syllabes, mais aussi les « chiens » qui « aboyaient aux passants morfondus », hurlant à la mort. Apollinaire joue sur l’ambiguïté de l’adjectif « morfondus », avec ces gens à la fois transis de froid et plongés dans la tristesse, peut-être aussi, comme il le fait souvent, en en faisant un calembour, « mort fondus », sentant déjà la mort en eux, qui les dissout.

Ainsi cette « nuit indécise » renvoie à un décor qui, comme les conversations, associe la vie à la mort, fusion figurée par le glissement de l’allitération en [ s ].

CONCLUSION

Ce poème qui clôt « Rhénanes » efface totalement le poète qui affirmait sa présence par le ton lyrique des premiers poèmes, « Nuit rhénane » et « Mai ». Lui-même définit cette forme poétique, le "poème-conversation", dans un article, « Simultanéisme-librettiste » : « poèmes-conversation où le poète au centre de la vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant » (Les Soirées de Paris, N° 25). Il s’agit ici d’un premier essai, qu’il poursuivra dans Calligrammes, recueil de 1918, par exemple dans « Lundi rue Christine », en allant plus loin dans la déstructuration et le collage.

Dans « Les femmes », en effet, nous observons encore un récit inscrit dans une temporalité progressive, et où l’entrelacement des conversations et du décor se charge d’un sens symbolique. La vie et la mort s’entrelacent, par l’intermédiaire d’une religiosité populaire, l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent, tantôt banalisés, tantôt poétisés. Apollinaire crée ainsi un va-et-vient entre la vie quotidienne, intime, de ces femmes ordinaires, et ce qui habite toute âme, l’amour, l’espoir, mais aussi la peur, le « souci » et la mort.

Pablo Picasso, Femme assise dans un fauteuil, 1910. Huile sur toile, 100 x 7. Centre Pompidou

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DOCUMENT COMPLÉMENTAIRE : « Les cloches » 

Pour lire le poème

La vie d'un village

Le poème, par la simplicité de ses courtes phrases, reproduit la vie banale d’un village, telle qu’Apollinaire a pu l’observer lors de son séjour en Rhénanie.

Un village sur les rives du Rhin

La religion

Au centre du village, le clocher, avec « les cloches » qui rythment la journée, mais, en même temps, rappellent la place qu’occupe la religion et ses règles morales. Or, la jeune fille, ici locutrice, dépeint un amour doublement interdit. D’abord, parce qu’elle aime un « beau tzigane », un étranger dont l’image reste très négative : voleur de poules, voleur d’enfants même…  Ensuite parce qu’elle lui a offert sa virginité, ce que suggère l’adverbe « éperdument », qui rime avec « amant ». Parfaitement consciente de cette interdiction, elle la transgresse pourtant, tout en tentant d’échapper au blâme : « Croyant n’être vus de personne ».

Le connecteur « Mais », oppose le deuxième quatrain au premier et, de façon plaisante, Apollinaire attribue aux cloches elles-mêmes, en les personnifiant ainsi, le pouvoir de dénoncer le couple : « Toutes les cloches à la ronde / Nous ont vus du haut des clochers / Et le disent à tout le monde ». Le choix de l’octosyllabe, léger, et des rimes croisées est approprié au tintement joyeux des cloches. 

Un village sur les rives du Rhin

Les commérages

Dans un village, chacun se connaît et s’observe. De façon plaisante, Apollinaire joue sur le sens familier du mot « cloches », en énumérant, dans le troisième quatrain les prénoms de tous ceux qui vont se répandre en commérages pour accuser la jeune fille, villageois, famille, « Gertrude ma cousine », et commerçants emblématiques de la vie du village : « la boulangère et son mari ». Cible des moqueries, la jeune fille ne peut que se sentir honteuse, ce que traduit la phrase familière : « Je ne saurai plus où me mettre ».

Bavardage de villageoises

Bavardage de villageoises

L'amour malheureux

Le décalage temporel met en évidence l’échec amoureux. Si, en effet, l’impératif « Écoute » soutient l’interpellation, comme si l’« amant » était présent à ses côtés, l’imparfait qui suit, « Nous nous aimions », rejette l’amour du couple dans le passé. Il s’agit bien d’un amour perdu, puisque le « tzigane » n’est pas resté fidèle, mais a repris la route : « Tu seras loin ».

La jeune fille reste alors seule, avec sa honte et sa souffrance, dont la simplicité pudique de l’expression n’empêche en rien de percevoir son intensité : « Je pleurerai / J’en mourrai peut-être ». Si l’adverbe « peut-être » rappelle l’interdiction du suicide, la douleur de ce premier amour détruit n’en est pas moins présente.

CONCLUSION

La figure du tzigane est souvent présente dans l’œuvre d’Apollinaire, qui, par ses origines, s’identifie à cet éternel itinérant, incapable donc de se fixer sentimentalement. Ce poème reprend donc le thème de l’amour malheureux, échec inexorable, qu’il s’agisse des amours de légende, ou de ceux vécus par de simples villageoises. « Mal aimé », le poète transfère ce sentiment à tous les personnages de ces poèmes : dans « Les femmes », l’une des femmes ne déclare-t-elle pas : « L’amour rend triste » ?

La peinture

Histoire des arts : "Le fauvisme", "Le cubisme", "Le simultanéisme" 

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L'intérêt porté par Apollinaire à la peinture de son temps, sa fréquentation des peintres à Montmartre, conduit tout naturellement à analyser les courants picturaux qui trouvent un écho dans sa poésie.

Pour voir le diaporama

PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : APOLLINAIRE, Calligrammes, 1918, « Les fenêtres » 

"Les fenêtres"

Pour lire le poème

Le recueil Calligrammes, paru en 1918, comporte différentes sections, dont « Ondes », la première, composée de seize poèmes, dont « Les fenêtres », qui introduisait le catalogue d’une exposition réalisée à Berlin par Robert Delaunay, en janvier 1913. Preuve du lien entre la poésie d’Apollinaire et le « simultanéisme » de son ami Delaunay, puisque ce « poème-conversation », à la façon d’un collage, juxtapose des bribes de phrases et les images d’un monde extérieur désordonné et chaotique. Quel sens pouvons-nous dégager du collage que représente ce poème ? 

LA JUXTAPOSITION DES COULEURS 

Comme dans les tableaux de Delaunay, c’est la juxtaposition des couleurs qui est mise immédiatement en valeur, dans la violence des contrastes, avec la reprise à la fin du premier vers : « Du rouge au vert tout le jaune se meurt ». L’allusion à ce peintre est d’ailleurs confirmée par l’énumération, « Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles », une sorte de parodie du titre d’un tableau de Delaunay, intitulé 4ème représentation simultanée : Paris New York Berlin Moscou la Tour simultanée. Le glissement de ce premier vers au deuxième, « Quand chantent les aras dans les forêts natales », avec l’assonance qui passe du  [ ã ] plus sourd à l’éclat de la voyelle ouverte [ a ] comme pour imiter le chant strident, se fait par association  des couleurs au plumage violemment coloré de cet oiseau

Robert Delaunay, Les fenêtres simultanées sur la ville, 1912. Huile sur toile, 40 x 46. Kunsthalle, Hambourg, Allemagne

Robert Delaunay, Les fenêtres simultanées sur la ville, 1912. Huile sur toile, 40 x 46. Kunsthalle, Hambourg, Allemagne

Tout au long du poème, les couleurs forment des contrastes discordants. Après la violence du début, est évoquée la « cravate blanche », en guise de mouchoir, puis la « lumière » qui s’introduit quand « s’ouvre la fenêtre », en opposition aux coucheurs plus sombres qui suivent, « insondables violets ». Les couleurs s’entrecroisent ensuite, le noir des « bigorneaux » et des « oursins » faisant ressortir la luminosité des « multiples soleils […] du couchant » et la « vieille paire de chaussures jaunes ». Enfin un blanc lumineux revient trancher sur ces couleurs, « Étincelant diamant / Vancouver / Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver ».

Les deux derniers vers justifient cette place accordée aux couleurs à travers la comparaison qui associe le titre du poème « Les fenêtres », reprise de ce motif si fréquent dans la peinture du début du XXème siècle, à « une orange », fruit à la fois coloré et emblématique des pays ensoleillé : « Le beau fruit de la lumière », mot sur lequel se ferme le poème.

LA JUXTAPOSITION DES LIEUX 

Couple de pihis en vol

Couple de pihis en vol

C’est sur des lieux lointains, exotiques, que s’ouvre le poème, à travers les oiseaux nommés, tels les « aras » de la forêt amazonienne, ou ces étranges « pihis », venus de la mythologie chinoise, que nous a présentés Apollinaire dans « Zone : « De Chine sont venus les pihis longs et souples / Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples ». Au cœur du poème Apollinaire nous ramène dans les villes, avec « les jeunes Turinaises », en reproduisant dans le rythme de ses vers l’agitation urbaine, et le contraste des lignes, de la verticalité et à forme sphérique : « Tours / Les Tours ce sont les rues / Puits / Puits ce sont les places / Puits ».

Les couleurs vives de l'ara

Les couleurs vives de l'ara

Nous partons ensuite dans les îles antillaises avec la mention des « Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes / Les Chabins chantent des airs à mourir / Aux Chabines marronnes ». Apollinaire reprend ici les termes qui désignent les métissages entre nègre et mulâtre pour les « Câpresses » et pour les « Chabins » et « Chabines », à la peau particulièrement claire. Apollinaire, comme il le fait souvent, joue sur la couleur de la peau avec l’adjectif « marronnes » alors que ce terme, aux Antilles désigne les esclaves fugitifs, en écho donc avec « vagabondes ». Du plein sud, nous passons « au nord canadien », mais avec un nouveau contraste entre les paysages sauvages, avec leurs animaux, « l’oie », les « chasseurs de raton », l’activité autour de la fourrure, « les pelleteries », et la grande ville de « Vancouver ».

L’énumération finale regroupe les lieux les plus diversifiés, du cœur de la France, invoqué dans l’élan lyrique, « Ô Paris », à la lointaine Amérique, des immenses capitales aux petites villes : « Paris Vancouver Hyères Maintenon New-York et les Antilles ». Comment ne pas penser ici au recueil de Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, publié en 1913, qui nomme et dépeint tous les lieux traversés au cours de son voyage, et tous les voyages encore rêvés, par des séries de juxtapositions, tandis que la « petite Jehanne » demande sans cesse : « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? ». 

Blaise Cendrars,  La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913. Manuscrit illustré par Sonia Delaunay

Blaise Cendrars,  La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913. Manuscrit illustré par Sonia Delaunay

Or, les vingt-deux feuillets de ce long poème dépliant, « simultanéiste » avaient précisément été illustrés par Sonia Delaunay, reproduisant, par ses taches de couleurs contrastées, les décors qui se juxtaposent et se confondent en raison de la vitesse du train. C'est ce même procédé qu'emploie ici Apollinaire.

UNE TEMPORALITÉ DISCONTINUE 

Le contraste des temps

Pour renforcer cette impression de simultanéité, Apollinaire mêle différents moments du temps.

        Le présent, « chantent les aras », donne l’impression qu’ils sont présents dans la conscience du narrateur.

        Mais, aussitôt, ce narrateur, absent puisque le poème ne comporte aucun « je », mentionne, au futur, sa fonction de poète, qui se sert de toute image pour créer son œuvre : « Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile / Nous l’enverrons en message téléphonique ». Mais c’est un poète du monde moderne, qui utilise les nouveaux moyens de communication, en imaginant déjà, par glissement, la réaction du destinataire de ce message, souvent employé pour les annonces douloureuses : « Traumatisme géant / Il fait couler les yeux ». Le poème n’imite-t-il pas d’ailleurs,avec le décousu de ses phrases elliptiques, la rédaction d’un « message téléphonique ?

       Deux imparfaits nous ramènent à l’expression habituelle dans une description : « Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche », « Araignées quand les mains tissaient la lumière ». Dans la conscience, en effet, les souvenirs subsistent, réactivés par le jeu de la lumière.

Mais le présentatif, « voilà », répété, réintroduit le présent, maintenu jusqu’à la fin du poème : il permet le surgissement immédiat de courtes scènes.

Le jeu des personnes

Le choix des pronoms joue également un rôle dans cette temporalité, avec une alternance du collectif et de l’individuel. Mais comment comprendre la première personne du pluriel, « nous », introduite au vers 3 ? S’agit-il vraiment d’un pluriel, ou bien ce « nous », repris dans « Nous tenterons en vain de prendre du repas », traduirait plutôt une sorte de dialogue du poète avec lui-même au moment même où il crée son œuvre ? Cette seconde interprétation, qui nous rappelle l’énonciation adoptée par Apollinaire dans « Zone », le pronom « tu », correspond davantage au geste à venir, « Tu soulèveras le rideau », catalyseur des visions. Tout se passe ensuite, toujours par association d’idées, de « repos » à l’heure nommée, « on commencera à minuit », comme s’il s’incitait lui-même à laisser librement jaillir les images : « Quand on a le temps on a la liberté ».

LA JUXTAPOSITION DES VISIONS 

Dans les scènes que fait jaillir le poème, toutes les réalités se mêlent

Les animaux

Les animaux évoqués appartiennent à trois des éléments, d’abord l’air avec les oiseaux, « aras », « pihis », et, plus bas, « l’oie oua oua trompette au nord », oiseau emblématique du Canada, où Apollinaire s’amuse, par son cri, à imiter l’instrument qui permet de créer un calembour avec son cri, annonçant ce qu’on nommera l’effet « wa-wa » dans le jazz. Puis viennent les animaux terrestres, les « araignées » et le « raton ». Enfin sont introduits les animaux  marins, « Bigorneaux Lotte […] et l’Oursin ». Tout l’univers semble ainsi confluer dans le poème. 

"Wawa goose", oie canadienne

"Wawa goose", oie canadienne

Les humains

Ils sont, eux aussi, très diversifiés. Un premier parallélisme est introduit au début : « Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises / Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche ». La succession de ces deux vers peut évoquer l’histoire d’un amour malheureux, thème omniprésent dans la poésie d’Apollinaire, tout comme le second parallélisme : « Les Chabins chantent des airs à mourir / Aux Chabines marronnes ».

Par opposition, quelques gros plans produisent un effet cocasse, telle la « cravate » utilisée comme un mouchoir, ou une « vieille paire de chaussures jaunes » comme abandonnée « devant la fenêtre ».

Les sons

À cette succession de visions, qui se juxtaposent dans des vers libres, répondent des bruits totalement discordants, à commencer par les chants d’oiseaux disharmonieux à côté des « airs à mourir » des « Chabins », plus mélodieux. Le bruit du jeune homme en train de se moucher ressort parmi ceux suggérés par l’évocation des « rues » et des « places ». Tout aussi désagréable est le bruit produit par « les chasseurs de ratons » qui « Raclent les pelleteries », imité par les sonorités rauques de l’allitération en [ R ], avant que n’intervienne celui du « train » roulant dans la nuit.

CONCLUSION

Ce poème, qui place en son cœur, au pluriel, les « tours », par son insertion, telle une préface, dans la présentation de l’exposition de Robert Delaunay, peintre « simultanéiste », qui a lui-même consacré toute une série à la « Tour Eiffel », est l’application à la poésie des choix picturaux de ce peintre, fondés sur les effets de juxtaposition contrastés de formes et de couleurs. Le poète élargit même ces effets en y faisant participer les voix de l’énonciation, les images et les sons.

Pour exprimer la discontinuité, semblable à celle qui se produit quand les voix se mêlent, Apollinaire nomme ce genre de composition un « poème-conversation », allant ici bien plus loin que ce qui pouvait s’observer dans « Les femmes », poème d’Alcools. Dans cette création, Apollinaire annonce déjà le procédé d'"écriture automatique" que pratiqueront les surréalistes, laisser surgir une première phrase qui entraînera une association, comme le conseille André Breton dans le Manifeste du surréalisme de 1924 :

« Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu'à chaque seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu'à s'extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ; elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l'autre, si l'on admet que le fait d'avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. »

Par son inspiration, sa forme, ses rythmes, Apollinaire a donc déjà fait entrer la poésie dans la modernité.

PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : Le symbolisme au XIXème siècle 

Symbolisme

Pour mesurer l'évolution d'Apollinaire, une étape est importante : l'héritage symboliste

Il n'est pas facile de cerner précisément "l'école symboliste" dans la mesure où elle s'est formée à partir d'expériences parfois très différentes et à travers de multiples petits groupes, notamment ceux que l'on nommera "les Décadents", et s'est étalée sur six années, de 1880 à 1886, avant que Jean Moréas, dans un « Manifeste » paru dans Le Figaro du 18 septembre 1886, n'en formule clairement une théorie.

Qu'est-ce que le symbolisme ?

Malgré les différences entre ses représentants, et les particularités de leur chef de file, Mallarmé, les multiples courants s'accordent sur trois données principales :

        Le monde n'est pas réductible au réel, à la matière : il est d'abord fait des représentations que nous en avons, des signes que nous y percevons, de ce que Baudelaire, précurseur de ce mouvement, nomme "les correspondances". Tous accordent une préférence à l'Idée, essence pure, dont le réel ne donne qu'une pâle image. Il s'agit de « vêtir l'Idée d'une forme sensible ».   

        Dans cette mesure, l'art n'est plus "mimésis". Il n'a plus pour fonction de représenter de manière analogique le réel, encore moins de raconter une histoire ou de transmettre un message, mais de suggérer la vibration du monde, l'impression produite en nous. C'est à cette époque aussi que la peinture "impressionniste" atteint son apogée.

       Pour pouvoir suggérer cette Idée ineffable, ce n'est plus la langue, la forme, à proprement parler, qui va jouer un rôle essentiel, mais des éléments plus impalpables, l'harmonie musicale, les rythmes, et, surtout les "silences", figurés dans les choix typographiques, les blancs laissés sur la page. 

Présentation générale du mouvement symboliste

Son application dans la langue poétique

Le rythme

C'est la première exigence, qui s'applique aussi bien dans la versification, brisée par les coupes et césures décalées, par le choix novateur du vers impair et par le contraste des rimes, que dans la phrase même : sont systématiquement recherchées les cassures , les suspensions, par des ellipses par exemple, les ruptures de constructions, telle l'anacoluthe. Tout est permis, notamment le vers libre. Il s'agit de créer l'impression de désordre et d'illustrer l'idée d'un mystère à élucider.

Le vocabulaire

Le premier souhait est de redonner vigueur à la langue, qui s'est appauvrie en se voulant "poétique" : aucun mot ne doit donc être exclu, même familier, même vulgaire, s'il est puissant pour suggérer. En même temps, il faut savoir créer ce que Moréas nomme d'« impollués vocables », soit des néologismes, soit des mots rares et recherchés, mais aussi détourner les mots de leur sens premier. Bien sûr, sont aussi privilégiées les figures de style par analogie, qui associent des réalités, telles la comparaison et, encore plus la métaphore, en élaborant des rapprochements suggestifs. 

La musicalité

Les titres de plusieurs recueils symbolistes, tels Le Cantique de Saint-Jean (1869) de Mallarmé, Romances sans paroles (1874) ou La bonne Chanson (1870) de Verlaine, Complaintes (1880) de Laforgue, Les Gammes (1887)de Merrill, ou encore Douze Chansons (1896) de Maeterlinck, mettent l'accent sur l'importance que tous accordent à la musicalité du poème. Elle sera recherchée par le jeu des sonorités, que ce soit à la rime ou dans le cours même du vers, par des assonances et des allitérations. 

Pour compléter la recherche

Les élèves présenteront une recherche, en appliquant les aspects théoriques, fournis dans le/s sites consulté/s, à des exemples précis choisis dans le cycle "Rhénanes".

Rimbaud

PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : LE MONDE MODERNE - RIMBAUD, Les Illuminations, 1873,  « Les ponts » 

Pour lire le poème

Après les œuvres de jeunesse, publiées sous le titre Poésies, et Le Bateau ivre, écrit pendant l’été 1871 mais qui ne sera publié qu’en 1886, Rimbaud fait paraître à compte d’auteur en 1873 Une Saison en enfer, et, entre 1873 et 1875,  il compose les Illuminations.  

La première mention de la création de  « poèmes en prose » figure dans une lettre de 1875, et le titre dans une autre de 1878, qui évoque un manuscrit connu, notamment, de Verlaine et de Germain Nouveau. Mais le recueil n’est publié  qu’en 1886, avec un titre dont Verlaine, qui le préface, explique l’origine : « Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c’est même le sous-titre que 
M. Rimbaud avait donné à son manuscrit. » Il fait aussi penser aux enluminures médiévales, un peu naïves et brillamment colorées. Par son étymologie, le terme traduit l’idée d’un éclairage braqué sur un décor, sur une scène, un peu comme au théâtre, de façon à renforcer la vision ; au sens figuré, cette lumière vient brusquement éclairer l’esprit, faisant naître une idée de génie. Enfin, notons, au XIXème siècle, l’influence de ceux que l’on nomme les « illuministes », courant mystique que veut renforcer le lien entre l’âme humaine et le monde invisible : comment ne pas penser alors à cette « voyance » que Rimbaud fixait comme objectif à la quête du poète ?

Rimbaud, "Les Illuminations"

Dans les Illuminations, plusieurs poèmes, comme l’a déjà fait Baudelaire dans la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal, prennent comme sujet la ville, s’inscrivant ainsi délibérément dans la modernité, également affirmée par ses choix d’écriture, comme c’est le cas du poème « Les Ponts », intégré dans une édition ultérieure, qui crée une vision originale. 

UN TABLEAU EN MOUVEMENT 

MonetPontWaterloo.jpg

Claude Monet, Londres : le pont de Waterloo, 1902. Huile sur toile,  65,7 x 100,5. National Museum of Western Art, Tokyo

Une technique impressionniste

Le pluriel qui ouvre le texte, « Des ciels », emprunté au lexique pictural au lieu de « cieux », nous invite à voir dans cette description un travail similaire à celui du peintre, donnant par le traitement de la lumière le ton à son tableau. Ici ce «  gris de cristal » le rapproche des impressionnistes car il suggère une luminosité floue, comme fracturée en facettes par les touches du pinceau. La même tonalité se retrouve à la fin du poème : « l’eau est grise et bleue », en harmonie avec le ciel. Le choix du thème, « les ponts », amène ainsi l’association à un autre élément pictural cher aux impressionnistes, l’eau, qui permet aussi de jouer sur la lumière et sur les reflets : « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal ». Enfin, le graphisme contribue à cette impression picturale, en rappelant le rôle du trait qui structure le tableau : « Un bizarre dessin de ponts ».

Pouvons-nous identifier ce décor ? La lumière nous invite à y voir, même si l’on  peut penser, avec le terme de « canal » et l’allusion aux « dômes », à Venise, plutôt une ville du nord, et plus particulièrement Londres, où Rimbaud a séjourné avec Verlaine en septembre 1872, puis à nouveau en 1873, puis, en 1874 avec son ami poète, Germain Nouveau, associé comme copiste à la création des Illuminations, et qui en assurera la publication ultérieure. Mais l’allusion, « Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures », vient bousculer le temps, car depuis la fin du XVIIIème siècle, il n’y a plus de maisons sur le Pont de Londres. Peut-être Rimbaud s’est-il inspiré de gravures anciennes, telle celle de Visscher qui, en 1616, représente le pont de Westminster couvert de maisons ? 

C. J. Visscher, Vue de Londres, 1616. Gravure colorée. The typographic Etching Company, 1883-85

Claes Jansz Visscher, Vue de Londres, 1616. Gravure colorée. The typographic Etching Company, 1883-85

Les mouvements

Alors même qu’un « pont » évoque la stabilité, Rimbaud s’emploie à mettre progressivement son décor en mouvement. Après la première phrase, nominale, qui pose l’infini du ciel, les contradictions se multiplient dans les formes et les lignes, sur un rythme binaire, vision encore statique d’abord  « ceux-ci droits, ceux-là bombés », puis s’animant avec les participes présents : « d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers ».

La description donne l’impression d’être réalisée par un témoin dont le regard se perd vers un point de fuite, à l’horizontale, avec la qualification des ponts « tous tellement longs et légers », puis le défilé des « berges », la mention des « cordes [qui] montent des rives », amarres des bateaux alors lâchées, jusqu’à la comparaison qui ouvre sur le lointain vers où ils vont s’élancer, le fleuve « large comme un bras de mer ». Les verbes pronominaux « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal », « les rives, chargées de dômes, s’abaissent et s’amoindrissent », contribuent à cette animation du décor, ainsi personnifié, mais à l’inverse, comme s’il se refermait sur lui-même pour pouvoir entrer dans le poème.

Nous pouvons aussi noter les multiples contrastes, entre le haut et le bas, le ciel et l’eau, le pont et son reflet, les « dômes » et les « rives », la masse compacte figurée par « Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures » et la légèreté, restituée par l’énumération : « D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. »

Ainsi le décor se brouille, et restitue l’image d’une ville agitée, désordonnée.

UN SPECTACLE 

Le rôle du narrateur

Le « je » n’apparaît pas dans le texte, mais les déictiques, « ceux-ci », ‘ceux-là », « ces ponts », révèlent la présence d’un narrateur. Il présente, tel un guide, le paysage, ce que confirme le verbe de perception, « On distingue », qui peut aussi bien se référer à la vue qu’à l’audition. Il amène le lecteur à devenir spectateur à son tour. Mais la composition du poème lui donne aussi le rôle de metteur en scène de théâtre. Après avoir, en effet, posé le décor, telle une toile de fond, il fait commencer le spectacle, en y introduisant des acteurs : « une veste rouge, peut-être d’autres costumes ». Des « instruments de musique », parmi lesquels, par métonymie, se dégage un autre sens « des cordes », participent également à ce spectacle : « Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. » Ainsi se justifie le dernier mot du poème, « cette comédie », qui peut prendre un double sens : « comédie » que ce spectacle, qualifié de « bizarre » au début du texte, plaisant à regarder, à écouter, mais aussi « comédie » que représente le poème lui-même , métamorphose du réel née de l’imagination, illusion aussi.

Joseph Mallord William Turner, La Tamise au-dessus du Pont de Waterloo, 1851. Huile sur toile, 90,5  121. Tate Gallery, Londres

Joseph Mallord William Turner, La Tamise au-dessus du Pont de Waterloo, 1851. Huile sur toile, 90,5  121. Tate Gallery, Londres

Le flou

Dès l’ouverture du poème, la tonalité des « ciels gris de cristal » introduit le flou, peut-être une allusion au brouillard londonien, qui brouille les contours, comme chez le peintre Turner.

De même, pour les sons, tout se brouille, se confond par l’emploi des verbes de mouvement : « se croisent », « filent », « montent ». Après avoir suggéré le défilé visuel des « rives » le long du fleuve, c’est un autre défilé, sonore, qui se trouve ainsi présenté, lui aussi difficile à identifier, comme le prouve le questionnement du narrateur : « Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? » Le rythme ternaire de l’énumération (7 / 8 / 7) s’accorde à la musique évoquée, et Rimbaud joue aussi sur les sonorités : assonances (« airs populaires », « concerts seigneuriaux ») et allitérations, le [ R ] sonore contrastant avec le glissement du [ s ], comme pour reproduire le son de différents instruments. 

Cette question mêle trois réalités bien différentes : les « airs populaires », joués dans les rues par des musiciens ambulants, les « concerts seigneuriaux », qui, inversement, évoquent la solennité de la monarchie et ses châteaux, et les « restants d’hymnes publics » qui, associés à la « veste rouge », fait penser aux défilés de la garde royale lors des cérémonies officielles, celle que rapporte Verlaine, le 10 novembre 1872 : « Vu l'intronisation plus que royale du Lord-Maire : du ‘’dor’’ partout, trompettes, troubades, bannières, huées et vivats... »

La dissolution

Alors que « les ponts », qu’ils soient de pierre ou de métal, évoquent une force, une stabilité, Rimbaud s’emploie, au fil de ses phrases, à dissoudre peu à peu ce décor. Il commence par le dédoubler, posant d’abord sa réalité, puis son reflet dans l’eau du fleuve. Ensuite, la vision d’ensemble se décompose en une énumération des différentes sortes de « ponts », prolongée par une autre énumération qui décompose, elle, les objets liés aux ponts : « D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. »

La modalisation s’accentue cette impression, avec « peut-être », premier signe d’incertitude, suivie de la question qui prolonge le doute. Le tiret final marque une rupture, et le spectacle s’achève brutalement : «  – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » Le poème se referme ainsi sur lui-même, enclos entre deux éclats lumineux, plus pâle dans la phrase d’ouverture, plus intense dans la dernière. Cette structure en boucle contribue à faire de la description une « illumination », quasi céleste, venue inspirer le poète « du haut du ciel », quasi magique, mais fugitive, éphémère, le temps d’un poème.

CONCLUSION

Du décor gris de la grande ville, Rimbaud fait surgir une vision féerique, à la fois picturale, nettement influencée par l’impressionnisme, et musicale, sous l’influence du symbolisme. Il restitue parfaitement l’impression qu’avait ressentie un autre écrivain, Théophile Gautier, dans sa Journée à Londres, parue en 1842 dans la Revue des deux mondes : « "Tout cela va, vient, descend, remonte, se croise, s'évite avec une confusion pleine d'ordre, et forme le plus prodigieux spectacle qu'il soit donné à l'être humain de contempler, surtout lorsqu'on a le bonheur rare de le voir, comme moi, vivifié et doré par un rayon de soleil ». 

Ce poème en prose traduit la modernité poétique de Rimbaud. À travers la dislocation du langage poétique, immédiatement créé par la juxtaposition des images et les premières phrases non verbales, il fait exploser la logique d’un décor urbain, pour le remplacer par une reconstruction qui embrasse l’espace du réel pour l’intégrer dans l’espace du poème. « Je fixais des vertiges » écrit-il dans « Alchimie du verbe », tiré d’Une Saison en Enfer (« Délires II »), et c’est bien l’impression que produit ce poème, celle d’une « illumination » féerique qui fait vaciller l’espace, d’abord dilaté pour ensuite se resserrer, jusqu’à finalement, se dissoudre à la fin du poème. 

Rimbaud, Les Illuminations

PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : LE MONDE MODERNE - CENDRARS, Dix-neuf poèmes élastiques,  « Contrastes », vers 15 à 44  

Pour lire le poème

Cendrars.jpg

Blaise Cendrars, le "baroudeur"

Pour lire l'explication

Blaise Cendrars (1887-1961), auteur d’origine suisse (son nom est Louis-Ferdinand Sauser) et naturalisé français, se caractérise essentiellement par une véritable boulimie de voyages : dès quinze ans, une fugue l’emmène, par le transsibérien, au fond de l’Asie, et toute son œuvre est imprégnée de ses multiples voyages en quête de toutes les diversités du monde, mais tous le ramènent toujours à un point fixe, Paris, où il fréquente tous ceux qui, au début du siècle, sont à la recherche d’un Art nouveau, dans la peinture avec Braque, Picasso, les Delaunay (fauvisme, cubisme, simultanéisme), et dans la poésie, tels Apollinaire, Max Jacob…

Le titre du recueil, Dix-neuf poèmes élastiques, est déjà un signe de rupture avec tout ce qui, pendant des siècles, a enfermé le poème dans une forme, en affirmant au contraire un choix d’« élasticité » du cadre et de la versification. Le titre du poème, quant à lui, propose une double hypothèse de lecture : des « contrastes » dans les thèmes retenus, c’est-à-dire diverses images de Paris qui s’opposent, et dans la création d’une poésie elle-même faite de « contrastes » avec des formes, des couleurs, des bruits qui s’opposent dans la plus grande liberté du vers. Nous nous interrogerons donc sur la façon dont cet extrait illustre la modernité poétique du début du XXème siècle.

Cendrars

ÉTUDE TRANSVERSALE : « La modernité poétique dans Alcools ? » 

On se reportera à la présentation de la notion de « modernité poétique », définie dans la partie du site portant sur l’ensemble du recueil Alcools, afin de mesurer la part que prend, chez Apollinaire, tant dans les thèmes traités que dans les choix d’écriture, la tradition par rapport à des choix relevant de cette « modernité ».

À partir de cette analyse d'ensemble, nous nous demanderons si, alors que la section « Rhénanes » comporte des poèmes écrits avant 1902, nous pouvons déjà y reconnaître des signes de cette « modernité » ? 

Modernité ?

LA PERSISTANCE DE LA TRADITION 

Pour voir l'analyse d'ensemble

Le lyrisme

Le lyrisme, qui remonte aux origines mêmes de la poésie occidentale et s’est imposé dès le Moyen Âge dans la poésie française, reste présent dans « Rhénanes », mais de façon discrète, dans « Nuit rhénane » et dans « Mai ». Dans d’autres poèmes, l’expression des sentiments, intenses, est déléguée à un personnage, par exemple la jeune villageoise dans « Les cloches » ou à la Lorelei, en se teintant d’une tonalité élégiaque quand il s’agit de dire la nostalgie de l’amour perdu.

La versification

Apollinaire ne brise pas totalement les règles de la versification traditionnelle.

       La plupart des poèmes de « Rhénanes » comportent encore des strophes. Cependant, des ruptures sont fréquemment introduites, par exemple le dernier vers de « Nuit  rhénane », détaché des trois quatrains précédents, ou les variations de longueur dans « Rhénane d’automne ». Il joue aussi sur la typographie, par des décalages notamment, comme dans « Les sapins » où le vers central du quintil se trouve ainsi mis en valeur.

     La même observation peut être faite sur la métrique, avec un recours, selon la tonalité du poème, à l’ampleur de l’alexandrin, comme dans « Nuit rhénane » ou « Mai », ou au rythme plus rapide de l’octosyllabe, par exemple dans « Les cloches » ou « Les sapins ». Mais, sur ce point également, Apollinaire introduit des décalages, tel le pentasyllabe qui ferme « Les cloches » et rend saisissante la plainte, pourtant discrète, « J’en mourrai peut-être », ou, dans « La Lorelei », l’allongement des vers 2 et 26, qui traduisent le pouvoir maléfique de la « sorcière blonde ».

        Enfin, Apollinaire conserve souvent la musicalité des rimes, suivies, croisées ou embrassées, mais en prenant plusieurs libertés. Parfois, deux mots identiques servent à la rime, comme dans « La Lorelei » : « il faut bien que je meure », « il faudrait que j’en meure ». Liberté aussi quand, dans deux distiques, « Loreley » rime avec « ensorcelé » et avec « déroulés », tandis que, dans le dernier, la rime se fait avec « soleil », ce qui modifie la prononciation du prénom de l’héroïne… Il n’hésite pas non plus à faire rimer un singulier avec un pluriel, ou à transformer la rime en une simple assonance, par exemple quand « quatre » est mis à la rime avec « astres » dans « La Lorelei ».

LA MODERNITÉ 

La volonté de surprendre

Contrairement à d’autres poèmes du recueil, « Rhénanes » n’évoque pas la grande ville moderne et sa vie trépidante, bien au contraire. Les poèmes nous font parcourir les villages rhénans, les rives du Rhin et ses châteaux tant prisés des Romantiques. La vie s’y écoule paisiblement, et les seuls effets de surprise dans ce cycle sont les contrastes, recherchés aussi bien par l’alternance des poèmes qu’au sein même d’un poème comme dans « Nuit rhénane » ou « Mai », entre le présent et la plongée dans le passé, celui des légendes ou celui du souvenir. Ces décalages sont aussi évidents dans les tonalités : « La synagogue », par exemple, avec ses scènes cocasses, est encadré par deux poèmes au ton mélancolique, « Mai » et « Les cloches », tout comme « Schinderhannes », dont la familiarité, parfois grossière, contraste fortement avec l’atmosphère de « La Lorelei ». Dans « Rhénanes », Apollinaire s’emploie donc déjà à briser délibérément toute continuité, et, en insérant sans ordre préétabli des lieux divers, des moments discontinus, toutes les contrées de la mémoire, le disparate des personnages et des scènes, il rejoint le « simultanéisme » des peintres modernes. La suppression de la ponctuation, décidée tardivement sur les épreuves, ne fait qu’accentuer cet effet.

Les ruptures du langage

​Le lexique

De même que les peintres cubistes font ressortir la multiplicité qui se masque sous l’unité d’une forme, Apollinaire fait ressortir les contrastes à travers, d’abord, ses choix lexicaux.

       Il joue, notamment, sur le double sens d’un mot, forme de calembour, comme dans « La synagogue » quand, après la colère explosant entre les deux juifs, intervient l’apaisement : « Ottomar en chantant sourira à Abraham // Ils déchanteront sans mesure ». Apollinaire ici joue sur l’inversion du sentiment, sens premier du verbe « déchanter », mais, associé à la formule négative, « sans mesure », il suggère aussi le fait de mal chanter, de chanter faux, à contre temps.  

        Comme dans l’ensemble du recueil, une formulation vieillie côtoie les termes côtoie les termes les plus prosaïques : dans « Rhénane d’automne », par exemple, la construction verbale, « Il vous vient souvent des amis qu’on enterre » contraste avec l’exclamation familière, « Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière », ou, dans « Schinderhannes », l’invocation formulée poétiquement par le brigand, « Baquet plein de vin parfumé / Viennent aujourd’hui les gendarmes / Nous aurons bu le vin de mai », avec son rejet vulgaire de sa « brigande » : « Pas d’amour maintenant ma poule ». Apollinaire joue aussi sur l’inattendu, le cri du coq « Kikiriki » ou le « hi han » de l’âne dans « Rhénane d’automne », ou les insultes que se lancent les deux juifs et le dernier vers en hébreu, dans « La synagogue ».

        Ces oppositions lexicales se retrouvent dans la structure même du poème. Dans « Rhénane d’automne », par exemple, alors que plusieurs strophes sont imprégnées d’une religiosité populaire sincère, avec l’évocation des « bougies », des « cierges », des « prières », les morts, eux, sont rattachés au matérialisme le plus grossier : « Vous mendiants morts saouls de bière », « La vie vous pourrit dans la panse ». De même, dans « La synagogue », les deux derniers quatrains, empreints de religiosité, contrastent avec la cocasserie des deux précédents, due à l’échange d’insultes ou bien à l’image : « […] Ottoman et Abraham aiment tous deux / Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu ».

La syntaxe

En revanche, Apollinaire ne disloque pas encore véritablement la syntaxe, privilégiant au contraire dans « Rhénanes » une syntaxe simple, presque enfantine par endroits. Les seuls contrastes viennent des glissements dans l’énonciation, comme dans « Nuit rhénane », le passage du discours dans les deux premiers quatrains au récit dans le dernier, ou, dans le premier quatrain de « Mai », le discours rapporté, Vous êtes si jolies », qui suit les deux premiers vers de récit, et est lui-même suivi d’une question marquée par un des rares signes de ponctuation du recueil : « Qui donc a fait pleurer les saules riverains ? » C’est encore plus net dans « Les femmes », poème-conversation, où s’entrelacent les passages descriptifs pris en charge par le narrateur, et les discours rapportés hétéroclites, indiqués par l’italique et les tirets.

L'explosion des images

​Ces mêmes contrastes se retrouvent dans la constitution des images, créatrices de chocs entre la banalité et l’insolite, dont l’effet est particulièrement frappant dans « Les femmes » où la transformation du paysage tranche sur la banalité des conversations. C’est aussi le cas dans « Rhénane d’automne » où la frontière s’efface entre le monde des morts et celui des vivants, en laissant jaillir des images saisissantes : « L’automne est plein de mains coupées / Non non ce sont des feuilles mortes / Ce sont les mains des chères mortes / Ce sont tes mains coupées ». Les métamorphoses du paysage également sont incessantes, depuis les sapins qui prennent des formes humaines, jusqu’à l’étrange comparaison finale de « Rhénane d’automne » : « À nos pieds roulaient des châtaignes / Donc les bogues étaient / Comme le cœur blessé de la madone / Dont on doute si elle eut la peau / Couleur des châtaignes d’automne ».

Le vers en liberté

Outre les libertés prises avec les règles strictes de la versification – mais déjà bien entamées par ses prédécesseurs – Apollinaire commence, dans « Rhénanes », à utiliser le vers libre, popularisé, dès la fin du XIXème siècle, par les symbolistes, tel Mallarmé, et les « décadents », tel Jules Laforgue. Tantôt il l’introduit ponctuellement, pour créer des effets de décalage et illustrer le prosaïsme du thème, dans « La synagogue » par exemple, ou dans « Les femmes ». Tantôt, c’est tout le poème qui se libère, avec une répartition strophique irrégulière et le choix de vers libres, tel « Rhénane d’automne » où le fait d’aller à la ligne et l’absence de tout souci de la rime semblent briser un texte initialement en prose. Mais ce sont précisément ces ruptures qui donnent sens au poème, en faisant ressortir le passage de la vie à la mort, puis de la mort à la vie, comme pour marquer le cours cyclique du temps.

POUR CONCLURE

Dans sa conférence de 1917, « L’esprit nouveau et les poètes », Apollinaire entreprend une synthèse sur les héritages du début du siècle et la volonté de modernité. Il y explique notamment : « L’esprit nouveau est également dans la surprise. C’est ce qu’il y a en lui de plus vivant, de plus neuf. La surprise est le grand ressort nouveau. C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. » 

Pour lire le texte intégral de la conférence

DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES 

Arthur RIMBAUD, "Lettre du voyant", 15 mai 1871

Rimbaud, dans cette lettre, véritable manifeste poétique, s’inscrit dans la lignée de Baudelaire, qu’il considère d’ailleurs comme « le premier Voyant ». Il y exprime ce qu’il entend par son injonction : « Il faut être voyant, se faire voyant ». 

Apollinaire ne revendique pas explicitement cette dimension de "voyant". Cependant, dans le cycle « Rhénanes », il fait preuve de cette faculté de dépasser un état de conscience pour laisser surgir d'autres temps, d'autres lieux, d'autres images

Pour lire les extraits

Pour voir l'analyse

Guillaume APOLLINAIRE, Alcools, "Rhénanes" : "La synagogue" et "Schinderhannes"

Une lecture cursive de ces deux poèmes sera être proposée pour récapituler, aussi bien à propos des thèmes que des procédés d'écriture, ce qui relève de l'héritage poétique traditionnel et ce qui traduit déjà la volonté de modernité

  • Pour « La synagogue », on attirera l'attention sur les contrastes dans le ton, avec des effets comiques, et sur les ruptures, à la fois lexicales et dans la versification.

  • Pour « Schinderhannes », on opposera l'ancrage dans la tradition, à travers les personnages évoqués ou certaines images,  et le choix d'une langue familière, voire grossière.

Dans les deux poèmes, on fera observer la place du vin, et les manifestations d'ivresse qu'il provoque, en écho au titre Alcools : le rouge de la colère qui explose entre les deux juifs alors même que « les vignes rougissent » le long du Rhin, assassinat décidé par le brigand, enflammé par l'alcool. 

DEVOIR SUR L’ŒUVRE : commentaire et dissertation 

Pour lire le poème

Pour le commentaire : Tristan CORBIÈRE, Les Amours jaunes, 1873, "La pipe au poète"

Le titre du recueil de Tristan Corbière, Les Amours jaunes, illustre une forme de désinvolture en reprenant le thème lyrique de l'amour, traditionnel dans la poésie depuis le mythe d'Orphée, mais déjà démythifié par le choix du pluriel et, surtout, par l'adjectif  « jaunes », qui évoque le malaise, la trahison, et jusqu'au sarcasme si l'on pense à l'expression  « rire jaune ». Ce seul titre suggère le malaise de ce "poète maudit", qui refuse, cependant, de le prendre au sérieux.

Comme le prévoient les consignes du baccalauréat, à partir de la session 2020 de l'EAF, le texte présente "un lien avec un des objets d'étude du programme", ici la poésie, mais n'est "pas extrait d'une des œuvres au programme". Cependant, le texte proposé correspond auxproposé peut correspondre aux perspectives indiquées pour les parcours associés à chacun des trois recueils, "Les Mémoires d'une âme" pour celui de Victor Hugo, Les Contemplations, "L'alchimie poétique : la boue et l'or" pour celui de Baudelaire, et "Modernité poétique ?" pour celui d'Apollinaire, AlcoolsLe poème de Corbière conduit, en effet, à étudier comment l'énonciation et les procédés poétiques adoptés créent une rupture par rapport à la tradition de l'expression lyrique.

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873

Pour la dissertation : 

Le programme précise que le sujet de la dissertation porte à la fois sur l'œuvre étudiée et sur son parcours associé : ils permettront de construire la réflexion argumentée, et fourniront les exemples qui la soutiennent. 

SUJET : Le poète Saint-John Perse définissait ainsi son art : « Poète est celui-là qui rompt avec l'accoutumance ». Dans quelle mesure cette définition, qui associe la valeur de la poésie à son étrangeté, à l’effet de surprise qu’elle produit sur le lecteur, peut-elle s’appliquer à l’auteur que vous avez étudiée ?  

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur le recueil étudié, ainsi que sur le parcours qui lui a été associé.

 

Pour préparer la dissertation :

1°. En définir la nature : La formule « dans quelle mesure » implique une dissertation dialectique qui conduit à « mesurer » le poids respectif d’une approbation ou d’un rejet. Le développement proposera donc au moins deux axes d'étude, le second représentant l'opinion personnelle dominante. 

2°. Avant d’élaborer la réflexion, il convient de récapituler les acquis, les connaissances sur la poésie, sur l’auteur et le recueil, notamment les textes, analysée ou lus, d'Apollinaire ou d’autres poètes.

3°. L’analyse de la citation : Elle définit le "poète" comme celui qui « rompt avec l’accoutumance », c'est-à-dire qui ne suit pas ce qui est habituel, qui brise les habitudes. 

4°. La question posée : Elle porte sur ce qui fait « la valeur » d’un poème » : qu’est-ce qui plaît au lecteur dans un poème ? Les deux critères introduits reprennent la formule de Saint-John Perse. Le mot « étrangeté » reprend, en effet, l’idée de différence par rapport à ce qui est connu, habituel ; de même, l’« effet de surprise » implique que le lecteur y trouve quelque chose de différent, auquel il n’est pas habitué.

Il s’agit donc de s’interroger sur le travail du poète : doit-il – ou non – rechercher à tout prix l’originalité, se différencier de ses prédécesseurs, traiter des thèmes nouveaux, étonner par son style… ? Est-ce cela qui amènera le lecteur à reconnaître sa valeur ? 

Proposition de corrigé du commentaire

Proposition de corrigé de la dissertation

Conclusion sur "Rhénanes" 

« Rhénanes », une section d'Alcools

L’étude de la section « Rhénanes », poèmes composés de mai 1901 à août 1902, montre qu’ils représentent le double mouvement de la poésie d’Apollinaire, illustré par l’ensemble du recueil Alcools :

  • un héritage assumé, aussi bien dans le choix de la forme, notamment le sonnet, et du registre lyrique, que dans les thèmes abordés : l’amour, la nature, la fuite du temps, la mythologie… Nous y reconnaissons, en particulier, le souvenir de la poésie médiévale et des conceptions romantiques.

  • une volonté novatrice, l’application à la poésie des souhaits de « l’esprit nouveau », tel celui de provoquer la « surprise », avec les ruptures formelles, le mélange des tons, un modernisme qui fait écho aux nouveaux courants picturaux de cette époque.

Conclusion

Lecture cursive : « Vendémiaire »

Ce long poème, qui ferme le recueil, fait écho, tant par son écriture que par ses thèmes, à « Zone », le poème d’ouverture : même recherche d’une écriture « moderne », libérée de la versification classique, même volonté de chanter le monde nouveau, celui des villes en pleine transformation. Enfin, là où « Zone » met en place le thème de l’alcool (« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie »), nous le retrouvons dans les derniers vers de « Vendémiaire », en une même fin de nuit, ouvrant sur une aube nouvelle : « Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez / Je vous ai bu et ne fus pas désaltéré ».


Mais, alors que la dimension autobiographique s’exprime au présent dans « Zone », et reste essentiellement centrée sur Paris, c’est le passé qui domine dans « Vendémiaire », pour restituer le parcours du poète, qui s’élargit de ville en ville jusqu’à prendre une dimension universelle :

« Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers

Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers

Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres

 

Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s’il me plaît l’univers

Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie

 

Et la nuit de septembre s’achevait lentement
Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine »

Pour lire le poème

Pour lire la section du recueil

LECTURE PERSONNELLE : Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873, section "Les amours jaunes" 

Le recueil contient quatre-vingt-quatorze poèmes répartis, comme pour imiter Les Fleurs du Mal de Baudelaire, en sept sections, dont la quatrième, éponyme, avec 21 poèmes, est proposée en lecture personnelle.

Pour réaliser des recherches, appuyées sur des extraits précis, trois directions sont indiquées  :

  • une présentation de l’auteur : Pourquoi le poète Verlaine le range-t-il, dans son recueil paru en 1883, parmi les « poètes maudits » ? Quel sens donner au choix du prénom « Tristan » pour remplacer son prénom originel, « Édouard-Joachim » ? Quelle image Tristan Corbière donne-t-il de lui-même dans cette section ?

  • une présentation du recueil et de la section : Comment expliquer les deux termes du titre, « Les amours jaunes » ? Comment la section les illustre-t-elle, et donne-t-elle sens à leur juxtaposition ?

  • la « modernité » de la section : Comment la poésie de Corbière révèle-t-elle sa modernité, à la fois dans les thèmes qu’il aborde et dans ses choix d’écriture ?

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