Ghislaine COTENTIN, professeure agrégée de Lettres classiques
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1861 : " Tableaux parisiens"
Observation du tableau
L'étude de la section "Tableaux parisiens"
L'ensemble est précédé d'une introduction, qui vise à réactiver les acquis sur la poésie, puis à présenter l'auteur, le contexte de l'écriture, et le recueil. Quatre poèmes font l'objet d'une explication précise. Deux tableaux accompagnent cette approche et plusieurs lectures cursives, propres à éclairer les textes.
Deux études transversales sont prévues, l'une sur "Paris", l'autre à partir de l'enjeu proposé : "L'alchimie : la boue et l'or". Quelques activités de recherche complètent l'ensemble.
Le parcours complémentaire
Autour de l'enjeu "L'alchimie : la boue et l'or", un parcours complémentaire est organisé, comportant trois explications de poèmes, deux de Baudelaire, et un permettant un prolongement sur la modernité avec Cendrars. Il donne lieu aussi à des lectures cursives, et à une synthèse sur le symbolisme.
Ces deux parcours donnent lieu à une conclusion, d'une part sur l'œuvre de Baudelaire, d'autre part sur le parcours complémentaire.
La lecture personnelle proposée, Romance de Francis Carco, permet un prolongement sur le XXème siècle. Des pistes de recherche et des activités d'approfondissement seront indiquées à l'intention des élèves qui choisiraient de présenter ce dossier pour la seconde partie de l'épreuve orale de l'examen.
Introduction
Il est utile de réactiver les connaissances antérieures sur la poésie.
Dans un premier temps, l’étymologie du mot « poésie » est rappelée, et, à partir du tableau de Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers (1861), on reprend les principales caractéristiques du poète, héritées du mythe antique.
Pour voir une vidéo d'analyse du tableau
Pour une présentation détaillée du mythe
Dans un second temps, les principaux points de la biographie de Baudelaire sont présentés – une recherche préalable sur le site peut être effectuée par les élèves – et le contexte de l’écriture, notamment l’évolution politique au cours du XIXème siècle et, plus spécifiquement, compte tenu de la section étudiée, les changements dans Paris en raison des grands travaux d’Haussmann. Les élèves observeront la vidéo proposée, dont ils feront un compte rendu en classe.
Pour voir la vidéo : "Paris et les grands travaux d'Haussmann"
Le recueil
Pour lire l'analyse de la genèse du recueil
Il est important que les élèves prennent conscience de la notion même de « recueil », en en connaissant la genèse, avec une attention toute particulière portée aux titres successifs. Quelques élèves auront à présenter un exposé sur le procès des Fleurs du Mal, en utilisant le site et les documents référencés.
C’est ensuite la structure du recueil qui sera observée, pour mieux comprendre le rôle joué par la section « Tableaux parisiens » en fonction de la place qu’elle occupe.
Pour une analyse de la structure du recueil
La séance se termine par la lecture cursive du poème « Au lecteur ». Trois aspects sont mis en évidence :
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L’image de l’homme, avec une reprise des strophes 4 et 5 ;
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Après une relecture des trois derniers quatrains, l’importance accordée à « l’Ennui ». On insistera sur le fait que ce mot, selon son étymologie que Baudelaire, qui a suivi des études classiques, connaît forcément, « in odium », soit « dans la haine », avait encore son sens fort au XIXème siècle, alors qu’il s’est, aujourd’hui, beaucoup affaibli.
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L’interpellation finale du lecteur, afin de dégager la relation que le poète noue avec lui.
Le poète dans Paris : "Le cygne"
Dans un premier temps, le poème sera situé dans la section. Il vient après « Paysage », dont on peut relire les vers 12 à 25, auquel s’enchaîne « Le Soleil », dont le titre seul suffit à connoter la joie, puis un personnage, « une mendiante rousse », hommage qui entrelace la misère et la « beauté », sur lequel se ferme le poème. « Le Cygne », lui, introduit un changement de tonalité.
Pour lire le poème
"Le Cygne", chanté par Georges Chelon, 2009
En introduction, il est indispensable d’effectuer une lecture cursive de la première partie du poème, en mettant l’accent sur trois points :
L’image de Paris, alors même que se déroulent les travaux d’Haussmann : c’est la disparition d’un monde ancien, du « vieux Paris », qui provoque la méditation du poète.
D’où l’interpellation de l’héroïne antique : « Andromaque, je pense à vous. » On réactivera le mythe de la chute de Troie, et l’histoire de la veuve d’Hector, captive en exil du roi d’Épire, Pyrrhus, puis épouse du frère d’Hector, qui, pour se souvenir de sa patrie, avait fait reproduire près de la résidence royale le fleuve qui coulait aux abords de la ville, d’où la formule « ce Simoïs menteur ». Elle avait aussi fait construire un monument en souvenir d’Hector. On rapprochera cette allusion de la dédicace « À Victor Hugo », le plus illustre des exilés par Napoléon III.
Charles Marville, Percement de l’avenue de l’Opéra, en 1877, à la hauteur du passage Molière. Musée Carnavalet
Enfin, on réfléchit à l’image du « cygne », à la façon dont elle permet au poète de mettre en valeur l’opposition entre l’état pitoyable de l’animal et son mouvement, « Sur son cou convulsif tendant sa tête avide ».
La seconde partie du poème repose sur la même problématique que la première : quelle méditation le décor parisien fait-il naître dans l’âme du poète ? Il développe alors l’image des exilés, au premier rang desquels se place le poète lui-même.
La réalité parisienne
Dans la seconde partie, Baudelaire reprend l’image d’une ville transformée, en raison des travaux d’Haussmann en cours, avec une exclamation lancée en tête du vers 29, accentuée par le [e muet] à la fin du verbe « change », prononcé devant une consonne. Cette image est confirmée par une énumération évocatrice d’un véritable chaos, avec le chiasme formé au début et à la fin qui souligne l’opposition des adjectifs : « palais neufs, échafaudages, blocs / Vieux faubourgs ». Est particulièrement mentionné le « Louvre », puisque Napoléon a entrepris de le relier aux Tuileries.
Deux autres notations péjoratives caractérisent la ville : « la boue » et, avec une métaphore hyperbolique, « la muraille immense du brouillard ». Toutes deux imposent un décor gris et triste.
Charles Marville, La place du Carrousel. Musée Carnavalet
Les personnages évoqués
Un cygne allégorique
L’animal a été présenté dans la première partie du poème, symbole de pureté par sa blancheur et la noblesse de son attitude, reprise ici par le qualificatif « grand cygne ». Mais, dans le portrait initial, le cycle a perdu sa beauté, traînant sur le « pavé sec », assoiffé et « Sur son cou convulsif tendant sa tête avide ».
Cela explique la représentation antithétique dans cette seconde partie : « avec ses gestes fous », et « ridicule et sublime », deux adjectifs en opposition.
Hyacinthe Royet, Cygnes sur le lac, vers 1900. Huile sur toile, 38 x 55. Collection particulière
Mais par le possessif, « mon grand cygne », Baudelaire montre qu’il s’est approprié l’animal pour lui imprimer une signification, avec la comparaison du vers 35 : « Comme les exilés ». Le cygne est donc le révélateur d’une chute : il a perdu l’eau sur laquelle il se déplaçait majestueusement. Il est donc « exilé » de ce paradis originel, mais il en a gardé le souvenir, ce qui explique le sentiment que Baudelaire lui prête, mis en valeur par l’exclamation et par l’allitération désagréable en [ R ] : « Et rongé d’un désir sans trêve ! » Le déplacement de la césure dans ce vers avec l’élision du [e muet] au moment où l’exclamation impose une pause, crée un effet de suspens, comme pour reproduire l’ampleur du rêve de cet idéal perdu.
Une héroïne mythique, Andromaque
L’articulation des strophes 2 et 3, « et puis à vous // Andromaque », place l’héroïne en rejet, la mettant ainsi en évidence. Elle illustre le mythe fondateur de la notion d’exil, ici encore assimilé à une chute : « des bras d’un grand époux tombée ». Baudelaire reprend l’image qu’en donne Virgile dans l’Énéide, « veuve d’Hector », captive du roi d’Épire, « sous la main du superbe Pyrrhus », puis prise pour épouse par le frère d’Hector, « femme d’Hélénus ». Mais il retrouve aussi l’héritage de la tragédie grecque antique, registre traduit par l’interjection « hélas ! », et la métaphore violemment péjorative : « Vil bétail ».
Le rythme en decrescendo du vers 39, « Auprès d’un tombeau vide en extase courbée », reproduit sa douleur, qui lui fait, comme le cygne, perdre sa raison . Elle est, elle aussi, une exilée, de sa patrie d’origine, Troie, de son statut de princesse une fois devenue captive, mais surtout de son amour pour Hector, dont ce « tombeau vide » qu’elle a fait construire entretient la mémoire.
José Vilches, Andromaque, 1853. Statue de marbre. Madrid
"La négresse"
De ce mythe ancien Baudelaire passe aux temps modernes, une colonisation entreprise dès la première moitié du XIX° siècle qui a amené dans Paris les premiers « colonisés ». Le portrait qu’en fait Baudelaire souligne son état pitoyable : elle est « amaigrie et phtisique », et a vécu une chute, « Piétinant dans la boue ». Comme pour les personnages précédents, cet exil lui a fait perdre toute raison, avec « l’œil hagard », mais elle garde le souvenir de sa terre d’origine : « cherchant […] / Les cocotiers absents de la superbe Afrique ».
Une liste d’« exilés »
La fin du poème va élargir la perspective, d’abord aux « maigres orphelins », ceux qui ont perdu leur mère, avec une assimilation à la légende antique de Rémus et Romulus, abandonnés par Rhéa Silva et nourris par la « bonne louve » mythique. Mais le poème inverse l’image mythique : loin d’être sauvés par le lait de la louve, « ils tètent la douleur », formule mise en valeur par l’exclamation finale. Rappelons que Baudelaire lui-même a perdu très jeune son père, et a considéré le remariage de sa mère avec le commandant Aupick comme une forme d’abandon.
Le rythme des derniers vers donne l’impression que la liste des « exilés » pourrait s’allonger à l’infini, avec les « matelots oubliés dans une île », à la fois souvenir livresque du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, mais aussi de Victor Hugo, exilé dans l'île de Guernesey, auquel le poème est dédié, puis « Aux captifs, aux vaincus !... à bien d’autres encor ! », qui prennent un sens particulier alors même que l’arrivée au pouvoir de Napoléon III a multiplié les arrestations de ses adversaires politiques.
Pierre Paul Rubens, Romulus et Rémus allaités par la louve, vers 1616. Huile sur toile, 210 x 212. Musée du Capitole
L’état d'âme du poète
Du paysage extérieur au paysage intérieur
Dès le début de cette seconde partie, le poète introduit sa parenté avec ces exilés, dont il partage la douleur : « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! » Le décor parisien, en plein chaos, avec la destruction des anciens quartiers parisiens, devient alors « allégorie », reflet de son état d’âme : « Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs ». L’allitération en [ R ] dans ce vers traduit la pesanteur intérieure, suscitée par cette vision du cygne : « une image m’opprime ». Mais en même temps, la comparaison à « des rocs » marque la force de cette mémoire qui, derrière le Paris neuf, voit encore les « vieux faubourgs ».
Le poète exilé
À trois reprises revient en anaphore l’affirmation du travail poétique, avec le verbe « Je pense », qui montre comment la chose vue se transmute, par l’imagination, en une véritable vision, signifiante.
Tout renvoie le poète à sa propre souffrance ; il s’identifie « [à] quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! » La force de l’enjambement, avec la répétition de la négation et l’exclamation », montre qu’il se sent lui-même dépossédé d’un monde idéal, d’une patrie d’origine – et bien au-delà de ce Paris perdu, nous retrouvons ici la dimension platonicienne, issue de l’allégorie de la caverne, cette idée que l’homme est coupé du monde des essences, d’une vérité originelle. Ainsi, comme Lamartine qui écrivait dans le poème « L’Homme », dans ses Méditations poétiques (1820), « Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,/L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », Baudelaire ressent ce sentiment d’exil d'un paradis, de l’Idéal, qui cause tant de douleur, et le rend semblable à « ceux qui s’abreuvent de pleurs ».
C’est ce qu’exprime encore l’image du dernier quatrain : « Ainsi dans la forêt où mon esprit s’égare / Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ». Troublé, égaré comme les personnages précédemment évoqué, le poète aussi a en lui la mémoire, ce « vieux Souvenir », mis en évidence par la majuscule, qui dépasse donc la dimension concrète d’un souvenir précis pour devenir cet absolu « Souvenir » d’une patrie originelle. Le choix du « cor », imité par les sonorités du vers 51, évoque une « chasse », celle du poète plongeant dans son imaginaire pour en faire surgir la création poétique.
CONCLUSION
Dans la lettre que Baudelaire envoie à Hugo, il lui explique son projet : « dire […] comment la vue d’un animal souffrant pousse l’esprit vers tous les êtres que nous aimons, qui sont absents et qui souffrent, vers tous ceux qui sont privés de quelque chose d’irretrouvable ».
La ville, que la description, très rapidement esquissée dans cette seconde partie, montre comme un chaos, sale et sombre, n’est, en réalité, que le prétexte d’une plongée du poète dans son monde intérieur, vers un « ailleurs » du souvenir. Le poète est donc lui-même une figure d’exilé, exilé dans un monde moderne, matérialiste, qui ne répond pas à ses aspirations, à un idéal spirituel, que Baudelaire illustre également dans « L’Albatros » : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l'archer; / Exilé sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »
Mais le poète dispose d’un pouvoir supérieur, il peut donner l’éternité à tous les oubliés, réactiver, par exemple, les mythes, et rendre compte alors de la condition humaine. Il peut donc transformer la « boue » que lui offre le monde en l’« or » que représente la création poétique. En affirmant « tout pour moi devient allégorie », il exprime ce pouvoir de montrer les « correspondances », de décrypter les symboles, comme il l’affirme dans « Correspondances » : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L'homme y passe à travers des forêts de symboles ».
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : BAUDELAIRE, Ébauche d’un épilogue pour la seconde édition, 1861
Pour lire le poème
Le procès des Fleurs du Mal a profondément marqué Baudelaire, qui, en envisageant une seconde édition de son recueil, a aussi pensé à une Préface, où il se ferait critique de lui-même. Son éditeur, Auguste Poulet-Malassis, la sollicitait d’ailleurs, par prudence après une première condamnation : « Mon éditeur prétend qu’il y aurait quelque utilité, pour moi comme pour lui, à expliquer pourquoi et comment j’ai fait ce livre, quels ont été mon but et mes moyens, mon dessein et ma méthode. » Plusieurs ébauches ont donc été réalisées par le poète, mais n’ont jamais été publiées.
Il en va de même pour cette « ébauche d’un épilogue », prévu pour la seconde édition, restée inachevée. Le terme « épilogue » diffère cependant de celui de « Préface » : si celle-ci est censée précéder la lecture, afin d’expliquer au lecteur les choix de l’auteur, de guider donc son interprétation de l’œuvre, l’« épilogue », lui, est étymologiquement, une parole qui vient « après », qui s’ajoute à un texte pour lui apporter une conclusion.
Cet « épilogue » ouvre le parcours complémentaire à l’étude des « Tableaux parisiens » dans la mesure où, dans ce discours adressé à Paris, nous trouvons à la fois une vision de la ville et l’expression du travail poétique tel que le considère Baudelaire.
L'adresse du poète à Paris
Le texte s’ouvre sur une image du poète qui mêle les deux adjectifs mélioratifs en écho, « Tranquille » et « doux », vision rassurante face à l’image que la société se forge de l’artiste, souvent provocateur, à une double comparaison, certes antithétique, mais qui accorde au poète une supériorité. En se comparant au « sage », le poète se dépeint en philosophe, en guide donc vers le bien, vers la vérité. En revanche, la formule « doux comme un maudit » le présente en victime, souffrant de son rejet mais sans révolte, sans volonté de vengeance.
Dans cette image du « maudit », nous retrouvons le second poème de « Spleen et idéal », « Bénédiction », titre qui forme une antiphrase avec le contenu du texte qui montre la malédiction subie par le poète dès sa naissance.
Par la typographie, l’introduction du discours rapporté, « J’ai dit », est mise en évidence, donnant ainsi à la parole du poète une valeur fondatrice, telle la parole divine. Mais ces trois premiers vers sont ponctués de points de suspension qui créent une double ambiguïté.
Émile Bernard, pour illustrer "Bénédiction", 1916. Gravure sur bois. Musée des Beaux Arts du Canada
S’agit-il de pauses dans l’énonciation, ou bien de signes de l’inachèvement de ce texte, que Baudelaire aurait prévu de compléter, par exemple en développant l’image initiale du poète ?
L’exclamation « Que de fois » est-elle à rattacher au verbe introducteur du discours, « j’ai dit », ou bien introduit-elle l’énumération qui suit pour la démultiplier ?
Ainsi encadrée, l’interpellation lyrique prend toute sa force : « Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante… ». Baudelaire lance un cri d’amour, tutoyant familièrement la destinatrice, mais seule la lecture du poème permet de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une femme, mais de la ville de Paris, transformée donc en une maîtresse adorée.
La description contrastée de Paris
La typographie isole dans cette description des éléments clés, soit par un décalage qui les met en valeur, soit en formant des « blocs » signifiants, qui jouent sur des oppositions.
Vice et vertu
Baudelaire ouvrait son poème « La Beauté », définissant son idéal, sur une interrogation : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,/ Ô beauté ? » C’est cette même idée que reprend le début de la description. L’aspiration à l’idéal se trouve encadrée par une vision négative, critique, mais la laideur et la beauté, les causes du spleen et l’élan vers l’idéal se trouvent confondus dans la ville :
« Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame ».
La ville devient, en fait, l’allégorie du poète, portant en elle, par tous les contrastes qu’elle propose, tout ce que lui-même peut éprouver, fascination ou dégoût.
Dans le tercet, isolé typographiquement, qui suit le distique auquel il se trouve uni par les rimes croisées, Baudelaire illustre la contradiction même que porte le titre du recueil. Le mal triomphe dans la ville, « Ton vice vénérable étalé dans la soie », allusion à la prostitution, et, face à lui, le bien semble bien faible, au bord du renoncement : « Et ta vertu risible, au regard malheureux, / Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie… »
Gérard Caillebotte, Vue de toits (effet de neige), 1878. Huile sur toile, 64 x 82. Musée d’Orsay, Paris
Les lieux
Les lieux évoqués sont d’abord ceux familiers au peuple parisien, dont ils expriment les sentiments, une vie dans la médiocrité ou les sentiments amoureux : « Tes faubourgs mélancoliques / Tes hôtels garnis, / Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues ». Viennent ensuite les églises, « Tes temples vomissant la prière en musique », dont le rôle est traité avec mépris par le choix de ce verbe.
La fin du poète, par opposition, renvoie aux lieux emblématiques de la ville : « Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes. / Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil ». Baudelaire en fait ressortir la majesté, car ils semblent atteindre le ciel. Mais la fin forme un saisissant contraste en ouvrant sur d’autres lieux emblématiques, mais sinistres : « et puis tes égouts pleins de sang,/ s’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques ».
Une ville révoltée
Baudelaire fait très clairement allusion à toutes les révolutions que Paris a menées, temps de colère illustrés par « Tes bombes, tes poignards », mais aussi de joie quand le peuple triomphe : « tes victoires, tes fêtes ». Cette double vision se retrouve à la fin du poème, à travers une énumération qui, implicitement, suggère les dernières barricades que Baudelaire a connues lors de la révolution de 1848, puis lors du coup d’État de décembre 1851 : « Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant, / Tes magiques pavés dressés en forteresses ». Après ce coup d’État, il n’y a plus chez Baudelaire de réelle implication politique, mais l’on sent chez lui la désillusion qui marque les débuts du Second Empire : « Tes principes sauvés et tes lois conspuées ».
Louis-Ernest Pichio, Alphonse Baudin sur la barricade du faubourg Saint-Antoine, juste avant sa mort, 1851. Huile sur toile. Musée Carnavalet, Paris
Ce sont ces révoltes, échecs parfois ou réussites, qui expliquent les sentiments que Baudelaire prête à la ville, « Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle », avec une mise en valeur par le décalage typographique de « Tes découragements ». Le distique qui suit, distinct par les blancs qui l’encadrent, renforce le sentiment d’impuissance. Alors même que l’homme célèbre ses victoires par des feux, « éruptions de joie », par exemple lors du 14 juillet pour célébrer la révolution de 1789 – ici nommés « jeux d’artifice » – il provoque le « rire » moqueur du « Ciel », d’un Dieu qui, lui, connaît l’avenir mais reste « muet et ténébreux », fermé à l’homme. Sa « joie » n’est donc qu’une illusion.
Les personnages
Peut-être est-il possible de voir dans les premières citées, « Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses », un souvenir de Jeanne Duval ou de Marie Daubrun, toutes deux actrices, très présentes dans la section « Spleen et idéal »… L’image, qui les identifie à des sirènes, suggère à la fois la fascination qu’exercent ces femmes, mais aussi le danger qu’elles représentent.
Un nouveau contraste y ridiculise « Tes petits orateurs, aux enflures baroques, / « Prêchant l’amour ». S’agit-il des hommes d’Église, comme pourrait le suggérer le participe « Prêchant » ? Ou bien Baudelaire vise-t-il les hommes politiques, aux discours ampoulés, ou encore les excès sentimentaux des écrivains romantiques ? Cette même interprétation contrastée peut être tirée du nouveau contraste entre « Tes anges », repris par « Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe », ceux qui décorent les églises et plusieurs bâtiments parisiens, auxquels s’opposent « tes bouffons neufs aux vieilles défroques » dans lesquels nous pouvons voir l’image péjorative des hommes politiques.
Jean Veber, 1896. « L’Ennui », pour illustrer la Préface des Fleurs du Mal. Lithographie en noir, BnF
Le poète alchimiste
Le poème se termine sur une nouvelle interpellation, qui, par le pluriel « Ô vous », reprend tous les éléments de l’énumération ayant composé la description de Paris, auxquels s’adresse l’injonction : « soyez témoins que j’ai fait mon devoir ».
Une nouvelle comparaison, double, définit le poète, « Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte ».
Le poète n’est plus alors le « maudit », bien au contraire, il se rapproche du divin. L’isolement des deux derniers vers les met en valeur, et confirment cette image, avec un souvenir biblique : « L'Éternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant. » (Genèse, 2) De la même façon, le poète prend la « boue » que lui offre la réalité et lui donne vie par sa création.
La création d’Adam, bas relief du campanile de Giotto, Florence
Mais il se compare aussi à un alchimiste, puisque cette réalité, « boue », plomb, métal vulgaire de l’alchimiste, il la transmute en « or », métal précieux. Tel était, en fait, le travail de l’alchimiste sur les métaux, partant du fer, le plus imparfait des métaux, pour le transformer successivement en cuivre, puis en plomb, en étain, en mercure, enfin en argent, et, métal suprême, en or. En précisant son travail, « j’ai de chaque chose extrait la quintessence », à nouveau Baudelaire se réfère à l’alchimie : le mot « quintessence » désigne la substance subtile qui est le résultat d’une suite de distillations, la partie secrète des corps, de la matière, que l’alchimiste cherche à faire apparaître. Pour le poète, cette « quintessence » est l'harmonie parfaite du vers créé.
CONCLUSION
Cette composition est restée à l’état d’« ébauche », ce dont témoigne le travail inabouti sur les rimes, par exemple. Cependant, il offre une image intéressante de ce que représente la ville pour le poète, un kaléiodoscope où les images se succèdent dans toute leur diversité, voire leur opposition, offrant autant de symboles de Paris, ville fascinante, chargée de splendeurs et d’histoire, mais aussi lieu de tous les vices.
Chaque aspect revêt ainsi un sens plus profond que sa seule apparence, offrant une "correspondance" entre la réalité concrète et sa signification philosophique, morale, métaphysique. C’est là l’« alchimie » réalisé par le poète, venue du souffle poétique, qui joue sur les rythmes, dans les énumérations par exemple, sur les effets métriques, mis en valeur par la mise en page, sur les sonorités, des rimes notamment, en mettant également en œuvre les synesthésies qui associent les sensations, visuelles, auditives, tactiles.
HISTOIRE DES ARTS : Pieter Brueghel l'Ancien, La Parabole des aveugles, 1568
Pour voir un diaporama d'analyse
Le tableau de Brueghel illustre la parole de l’Évangile selon Saint Mathieu : « Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles; si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous les deux dans un trou. »
La représentation des aveugles en mendiants, vêtus comme de pauvres paysans, selon la tradition médiévale, est saisissante de réalisme. Chaque aveugle offre, notamment, un regard particulier, mais avec, pour tous, un mouvement du visage qui montre un égarement, et, une sorte de quête.
Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles, 1568. Détrempe sur toile, 86 x 154. Museo Nazionale di Capodimonte
Le peuple parisien : "Les aveugles"
Pour lire le sonnet
La section s'ouvre sur « Paysage », dont on rappelle le désir exprimé par le poète de « tirer un soleil de [s]on cœur » , auquel s’enchaîne, comme pour illustrer ce désir, « Le Soleil », dont le titre seul suffit à connoter la joie, puis un personnage, « une mendiante rousse », hommage qui entrelace la misère et la « beauté », sur lequel se ferme le poème. Mais « Le Cygne », inverse la tonalité, bien plus sombre, et forme une transition en accordant plus de place aux personnages des « exilés ». Les poèmes suivants poursuivent dans ce sens, en mettant en scène d'autres personnages, « Les sept vieillards », « Les petites vieilles », illustrant différentes formes du mal de vivre, mais aussi la façon dont l'imagination du poète les transforme pour en faire des figures emblématiques.
Dans cette même tonalité, le sonnet intitulé « Les Aveugles », offre un tableau condensé de la misère humaine, progressant du portrait dans les quatrains, à son sens symbolique dans les tercets.
LE PORTRAIT DES AVEUGLES
Le pluriel du titre, repris tout au long du poème, invite le lecteur à dépasser la description d’une scène observée, pour y retrouver plutôt le tableau de Brueghel l’Ancien que connaît forcément Baudelaire, amateur de peinture et qui connaît parfaitement celle de la Renaissance. C’est ce que suggère d’ailleurs l’adresse lancée dans l’injonction du premier vers, « Contemple-les, mon âme », qui fait appel non pas à la vue, mais à une scène intériorisée, que seul le titre permet, dans un premier temps, d’identifier. Cet appel prépare également la méditation à laquelle conduit le spectacle, dans les deux derniers vers. D’ailleurs, Baudelaire avait initialement écrit « Observe-les », et ce changement, tout en permettant l’écho sonore de la voyelle nasale [ ã ], plus grave, accentue d'approfondir le sens de ce spectacle. L’exclamation du second hémistiche donne le ton d’ensemble par l’insistance : « ils sont vraiment affreux ! » La suite développe cette laideur, d’abord par une image d’ensemble, ensuite par un gros plan sur leur regard.
L'image d'ensemble
Dans le premier quatrain, deux comparaisons, « pareils aux mannequins » et « comme les somnambules », reproduisent l’impression créée par le tableau de Brueghel, des personnages qui semblent désarticulés, à la démarche mécanique et hésitante, imitée par le rythme qui se brise dès le vers 3, parce qu'ils marchent dans la nuit. Les trois adjectifs qui les qualifient traduisent l’effet produit sur le spectateur, un rire d’abord, mais un peu gêné, « vaguement ridicules », puis, de façon antithétique, une frayeur intense avec « terrible », emprunt au registre tragique, enfin « singuliers », qui marque leur étrangeté.
Le regard
Le dernier vers du premier quatrain permet la transition avec leur regard, nouvelle reprise de l’aspect saisissant de leur représentation chez Brueghel : « Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. » Le verbe, qui a remplacé « fixant », initialement choisi, suggère une forme de quête, violente, que soutient l’image d’yeux exorbités, due à la qualification de « globes ténébreux » : se répète l’obscurité déjà implicite dans la comparaison aux « somnambules ».
Le second quatrain fait à nouveau écho aux regards des personnages du tableau de Brueghel par l’image de leurs yeux, « d’où la divine étincelle est partie », donc déjà morts. Notons qu’en brisant la règle classique du sonnet, qui exigeait une reprise des mêmes rimes embrassées dans les quatrains, Baudelaire choisit, pour ce second quatrain, un nouveau jeu de rimes, qui les appauvrit : même si elles respectent l’alternance des rimes masculines et féminines, ces dernières, en effet, ne se perçoivent pas à l’oreille, faisant au contraire ressortir l’aigu du son [ i ] . Mais cette formule nous rappelle aussi la création biblique de l’homme « à l’image » de Dieu, par l’âme accordée à l’homme, dont, traditionnellement, les « yeux » sont considérés comme le miroir.
Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles, détail, 1568.
Le quatrain repose sur une opposition du mouvement, mise en valeur par le rejet « levés / Au ciel », auquel répond le terme à la rime, « vers les pavés ». Reproduite par l’enjambement entre les vers 7 et 8, l'attitude est celle du penseur, plongé dans des réflexions, douloureuses, « le dos courbé » comme le montrait Victor Hugo dans « Demain, dès l’aube ». Elle contraste avec celle prêtée aux aveugles, la tête levée : « Comme s’ils regardaient au loin », précisé ensuite par « Vers le ciel », comme l’aveugle qui, chez Brueghel, dirige son regard vers la flèche de l’église dans l’arrière-plan. Les aveugles échapperaient-ils donc à cette pesanteur qui accable l’homme ordinaire ?
LE SENS ALLÉGORIQUE
Dans les tercets, Baudelaire donne un sens tout personnel à ce « tableau », par la mise en place d’une double allégorie.
Des symboles de la condition humaine
Henri de Toulouse-Lautrec, Au bal du Moulin de la Galette, 1889. Huile sur toile, 88,5 x 101,3. Art Institute, Chicago
Dans le premier tercet, il reprend la couleur noire, évoquée au début du sonnet, pour en faire un infini, « ce noir illimité », puis une métaphore, qui fait correspondre sensation visuelle et auditive, la change en « Ce frère du silence éternel ». La nuit dans laquelle vivent les aveugles, qu’ils sont amenés à « traverser » tout au long de leur vie, serait donc l’image de la mort, « silence éternel », à laquelle ils seraient ainsi préparés.
Baudelaire élargit alors cette méditation par l’emploi du « nous », associé à une nouvelle interpellation, lyrique, mise en valeur à la fin du vers : « Ô cité ! » Au « silence » précédemment mentionné, répondent, en totale opposition, les trois verbes qui rappellent l’image du chaos parisien : « tu chantes, ris et beugles ». Ces trois verbes dépeignent les fêtes de la vie parisienne nocturne, d’où le double écho du vers suivant : « chantes » et « ris » correspondent au « plaisir », tandis que la connotative de « beugles », verbe qualifiant le son des bovins, transforme, par métonymie, les habitants de la « cité » en animaux, grossiers et vulgaires, annonçant le terme « atrocité » qui suit.
Ces aveugles sont donc tous les humains, que Baudelaire implique ainsi dans sa méditation : égarés sur terre et promis à la mort, ils cherchent en vain une réponse et, pour oublier, s'adonnent aux divertissements offerts par la ville.
L'image du poète
Dans les deux derniers vers du sonnet, "chute" qui, le plus souvent, en donne le sens, la ville est alors prise à témoin de la nature même du poète, dépeint par la comparaison aux « aveugles ». Le rythme de ces vers, haché par les signes de ponctuation, reproduit la démarche qu’il leur avait prêtée au début du sonnet, tels des « mannequins », mais rendue pire encore par le choix du verbe, « je me traîne aussi ! », accentué par l’exclamation. Il semble ainsi ramper sur le sol. De même le comparatif, « plus qu’eux hébété », dépasse, de façon péjorative, les regards des aveugles, « levés / Vers le ciel ». Eux, au moins, cherchaient « au loin », dans une direction définie, alors que le poète, lui, est totalement égaré. Il lance alors, dans le discours direct rapporté qui ferme le sonnet, un cri qui peut recevoir une double interprétation :
Soit il traduit un étonnement, voire une critique, devant « ces aveugles » qui, alors même qu’ils ne voient pas, persistent à chercher « au Ciel », dont la majuscule illustre le sens métaphysique, un Dieu impossible à voir, dont Baudelaire nierait ainsi l’existence. Il verrait alors en eux des êtres crédules, résignés à leur malheur par l’espérance d’un au-delà.
Soit il se juge plus malheureux encore qu’eux, car incapable, lui, de voir cette « lumière de Dieu », donc condamné au « noir » terrestre, condamné à cette « cité » qui lui offre le « plaisir jusqu’à l’atrocité », alors qu’il cherche une forme d’idéal. Le drame de Baudelaire serait donc d’éprouver à la fois l’exigence d’une dimension supérieure, d’un Dieu, mais aussi son absence, ce « silence éternel ».
CONCLUSION
Nous avons fondé cette analyse sur une comparaison au tableau de Brueghel, « La Parabole des aveugles », ce sonnet constituant aussi une forme de parabole, déjà par sa structure qui nous fait passer du portrait des personnages au sens allégorique que lui donne le poète.
Mais il a pu aussi se souvenir d’un dialogue d'un des Contes posthumes d’Hoffmann, « La fenêtre en coin » :
Moi. - C'est cependant une chose remarquable que l'on reconnaît immédiatement les aveugles, quand même ils n'ont pas les yeux fermés et que rien dans le visage ne trahisse d'ailleurs cette infirmité, à cette seule manière de tourner la tête en haut, qui est propre à tous les aveugles. Il semble qu'il y a en eux comme un effort opiniâtre de voir quelque clarté dans la nuit qui les enveloppe.
Le Cousin. - Rien ne m'émeut autant que de voir ainsi un aveugle qui, la tête en l'air, paraît regarder dans le lointain. Le crépuscule de la vie a disparu pour le malheureux; mais son œil intérieur tâche d'apercevoir déjà l'éternelle lumière qui luit dans l'autre monde, plein de consolations, d'espérances et de béatitudes.
Mais, qu’il s’agisse d’une source livresque ou picturale, ou d'un "tableau" vu personnellement, Baudelaire s’approprie la scène, et l’intériorise en en faisant sa propre image, égaré dans une cité trépidante, qui lui offre les plaisirs en même temps que les vices, cherchant un sens à cette vie, une réponse donnée par un Dieu qui ne lui répondra jamais. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », écrivait Pascal dans ses Pensées (91), « silence » que Pascal dépassait par la foi…, tandis que Baudelaire, lui, reste plongé dans d’effrayantes ténèbres.
Le poète et l'amour : "À une passante"
Pour lire le sonnet
Le parcours du poète dans Paris amène des tableaux contrastés. Ainsi, immédiatement après la vision des « vieillards », des « petites vieilles », et des « aveugles » aux yeux morts, qui conduit Baudelaire à plonger dans le « spleen », un autre regard, celui d’une « passante », lui apporte un fugitif éblouissement.
La structure du sonnet oppose le récit, descriptif, au discours. Les quatrains, après avoir posé le cadre de cette rencontre, font le portrait de cette femme, auquel fait écho l’autoportrait du poète. Après le premier hémistiche du vers 9, les tercets, eux, introduisent une rupture, marquée par le tiret, avec un discours que le poète adresse fictivement à cette inconnue, en réalité plus proche d’un monologue intérieur. Quelles conceptions de la femme et de l’amour cette scène de rencontre fait-elle ressortir ?
UNE BOULEVERSANTE RENCONTRE
Le cadre spatio-temporel
Un seul vers, en ouverture du sonnet, suffit à poser le cadre de la rencontre, la ville illustrée par la synecdoque, « La rue ». Il met l’accent sur le bruit agressif qui, par la place du complément au cœur du vers, « autour de moi », enserre le poète, l’emprisonne. Il est amplifié par les choix lexicaux, « assourdissante », « hurlait », par le rythme de ce vers sans césure marquée, et par les sonorités : un hiatus masqué pour l’œil, « ru[e] assourdissante », et l’allitération désagréable de la consonne rude, [ R ].
Les choix temporels soulignent le bouleversement produit par cette rencontre. Dans cette description du cadre, à l’imparfait, le passé simple « passa » traduit cette rencontre inattendue, brève, ce que confirme le qualificatif ultérieur : « Fugitive beauté ». Cependant, le retour de l’imparfait, « Moi, je buvais », allonge cette durée, en raison de l’effet produit sur le poète.
Constantin Guys, Dans la rue, vers 1860. Huile sur toile, 24 x 32,5. Musée d’Orsay
Leonor Fini, pour illustrer « À une passante », 1964
Le portrait de la femme
Une série d’appositions présente un portrait en mouvement de cette femme, d’abord dépeinte par sa silhouette, « Longue, mince », nouvel idéal de la femme moderne par rapport aux rondeurs davantage appréciées auparavant. Aussitôt après vient son habillement, « en grand deuil », couleur noire qui la met immédiatement en harmonie avec le « spleen » du poète, et lui donne une noblesse solennelle : « douleur majestueuse ». L’enjambement entre les vers 3 et 4 marque la fluidité de sa démarche, imitée par le rythme du vers 4 (3/3/3/3) avec la rime intérieure entre « soulevant « et « balançant ». Ce mouvement souple, associé à la mention de sa « main fastueuse », souligne son élégance.
Le second quatrain s’ouvre sur un contraste, figuré également par la rupture de la régularité des rimes entre les quatrains, entre ce mouvement, qui vient d’être dépeint, et l’immobilité dans laquelle la fige la contemplation du poète : « Agile et noble, avec sa jambe de statue ». Ce portrait retrouve ainsi la conception de la beauté idéale, telle que la définit Baudelaire dans « La Beauté », où il lui prête ces mots, « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre », avec cette même comparaison à une statue.
L'ambivalence de la femme
Le second quatrain évoque l’échange de regards entre cette « passante » et le poète, avec une métaphore, « Moi, je buvais […] Dans son œil », qui nous rappelle l’ancienne légende de Tristan et Iseut, avec le philtre d’amour unissant les amants. C’est l’image d’un coup de foudre que fait ressortir la réaction du poète, atteint d’une sorte de paralysie, « crispé comme un extravagant », à la fois physique et psychologique, car le terme « extravagant » est à prendre dans son sens premier : le poète se trouve égaré, comme en proie à une folie, état reproduit par l’alliance sonore des consonnes gutturales et du [ R ].
Cette image du coup de foudre est soutenue par la métaphore qui symbolise l’« œil », « ciel livide où germe l’ouragan », et, en ouverture du tercet qui suit, « Un éclair » : ces notations météorologiques introduisent l’idée d’une menace, par l’adjectif qui s’applique à la maladie, à la mort, à la peur, et la violence suggérée par « l’ouragan ».
Mais le vers 8, avec sa syntaxe symétrique en antithèse, rappelle à quel point la femme est toujours ambivalente chez Baudelaire : elle promet « La douceur qui fascine et la plaisir qui tue », à la fois femme-ange, sœur apportant la tendresse, amour alors sublimé, et démon destructeur par sa matérialité sensuelle. Cette opposition illustre également cette double postulation au cœur des Fleurs du Mal, l’élan vers l’idéal, « qui fascine », mais, simultanément, la chute dans le spleen, « qui tue ».
LE RÊVE AMOUREUX
L’ouverture brutale du premier tercet, tout en résumant le bouleversement produit par cette rencontre, annonce, par la ponctuation, le discours qui occupe la fin du sonnet. Les points de suspension qui suivent « Un éclair » prolongent, en effet, le coup de foudre, l’intensifient en laissant imaginer l’amour qui aurait pu être vécu, mais il est aussitôt suivi d’une interruption rendue brutale par le point d’exclamation : « puis la nuit ! », terme qui symbolise l’échec, l’impossibilité de vivre cet amour. Le poète se retrouve alors seul face à lui-même, et le tiret marque cette rupture, ouvrant un discours qui, au-delà de l’interpellation de la femme, « Fugitive beauté », est d’abord un monologue intérieur, réflexion rétrospective.
L'idéal entrevu
Cette rencontre a représenté une fulgurance, dont Baudelaire souligne à la fois la force et l’aspect éphémère par les indices temporels : « Fugitive » a été cette rencontre, et l’effet produit, indiqué par le choix du passé composé, marque du résultat d’une action passé, est atténué par l’adverbe : « Donc le regard m’a fait soudainement renaître ». Avec son préfixe, ce verbe « re-naître », dépeint l’état habituel du poète, ce "spleen", forme de mort de l’âme, auquel le rêve amoureux a permis d’échapper pour un temps.
Cet idéal est mis en évidence par le parallélisme du dernier vers : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! ». Baudelaire exprime ici l’idée d’une harmonie parfaite, d’un amour permettant alors la « renaissance », car les deux êtres se seraient, en quelque sorte, reconnus. Sur un ton lyrique, cette exclamation nous rappelle le mythe platonicien de l’androgyne, qui sous-tend la conception romantique de l’amour. Dans Le Banquet, dialogue de Platon, le personnage d’Aristophane explique comment les êtres humains, à l’origine de forme ronde et doubles, à la fois homme et femme, ont été coupés en deux par Zeus, et sont donc condamnés, depuis, à rechercher leur moitié initiale. Il conclut : « l’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul ». C’est ce que développent les poètes romantiques à travers l’appellation d’« âme-sœur », et que retrouve ici Baudelaire.
L'idéal inaccessible
Mais, dans ce dernier vers, le subjonctif plus-que parfait, « toi que j’eusse aimée », rejette par avance cette fusion amoureuse dans un irréel du passé : elle reste impossible à vivre dans la réalité, ce qu’annonce le titre même du sonnet. Cette femme est une « passante » La séparation est donc inéluctable, ce que soulignent le martèlement des monosyllabes, et le chiasme des pronoms au sein du parallélisme du vers 13 : « Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais ». Le verbe « tu fuis » fait du départ de la femme un choix délibéré, qui renvoie le poète, avec « je vais » à une sorte d’errance sans but précis.
La plongée dans le "spleen"
Le bonheur ne peut donc qu’être inaccessible sur terre, d’où la question chargée de désespoir qui ferme le premier tercet : « Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? » Seule la mort pourrait alors permettre au poète de vivre cet amour idéal, la vie terrestre n’étant alors qu’un temps d’exil. C’est ce qu’illustre le rythme brisé du vers 12, souligné par les exclamations désespérées qui mettent en parallèle l’éloignement progressif dans l’espace et le temps, avec l’italique de la négation « jamais » qui souligne la gradation angoissée : « Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être ! »
Eugeniusz Dabrowski, Une femme en ville la nuit, 1893. Huile sur toile. Muzeum Narodowe, Varsovie
CONCLUSION
Dans « L’Ennemi », poème de la section « Spleen et idéal », Baudelaire écrit : « Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage / Traversé çà et là par de brillants soleils ». Cette double métaphore élargit l’image plus brièvement illustrée dans « À une passante ». Au cœur de la grande ville dans laquelle le poète promène sa douleur, son « spleen », cette « passante » apporte une illumination fulgurante. Sa beauté illustre l’idéal baudelairien, elle renferme en elle toutes les ambivalences de la femme, qui peut être médiatrice de l’idéal supérieur auquel le poète cherche à accéder. Mais, comme l’indique la locution adverbiale, « çà et là », tous les indices temporels contribuent à montrer que cet idéal ne peut être qu’entraperçu, éphémère, le temps d’un regard.
L’errance dans Paris, malgré les rencontres, renvoie donc, dans ce poème encore, le poète à ne voir, comme seule échappatoire, que la mort, d’où l’enchaînement dans la section avec « Le squelette laboureur », allégorie en forme de danse macabre qui l’illustre, en ouvrant la section à une vision plus sombre de la vie parisienne.
PLATON, Le Banquet, vers 380 av. J.-C. : "Le mythe de l'androgyne"
Pour lire le texte
Ce discours d’Aristophane, tiré du Banquet de Platon, raconte, pour définir la nature de l’amour, un mythe, dit "de l'androgyne", dont le néo-platonisme reprend les grands traits, et qui fonde la conception des Romantiques, l’image de cette quête de « l’âme-sœur » reprise par Baudelaire dans « À une passante ».
Dans ce texte, nous distinguons trois mouvements :
Des § 189d à 190b : Une présentation de la nature originelle d’une catégorie d’homme, l’être androgyne. Aristophane en fait un portrait plaisant, comme une sorte d’œuf, avec des organes doubles, à la fois masculin et féminin.
Des § 190b à 191c : Mais, comme dans de nombreux mythes de l’antiquité grecque, ces êtres androgynes se rendent coupables d’« hybris » en prétendant rivaliser avec les dieux. Zeus intervient donc pour les châtier : « Je les séparerai en deux », décide-t-il, et l'homme se trouve ainsi séparé de la femme.
Des § 191c à 193b : Aristophane en tire une conclusion : l’amour est la recherche, par l’homme et la femme, de ce double originel dont ils ont été séparés. Il permet de « rétabli[r] en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection », en réalisant entre ces deux êtres « le désir d’un mélange si parfait avec la personne aimée qu’on ne soit plus qu’un avec elle. »
Cette hantise de l’« unité », comment n’aurait-elle pas parlé à Baudelaire, alors même qu’elle s’illustre dans le titre même du recueil Les Fleurs du Mal ? Au même titre que le laid s’unit au beau pour créer l’idéal, « La Beauté », Baudelaire cherche, dans l’amour l’âme-sœur, celle qui lui rendrait son unité perdue.
Louis Janmot, L’Envol ou L’Idéal, vers 1850. Fusain, estompe et rehauts de couleur, 117 x 137. Musée du Louvre
Étude transversale : "Le Paris de Baudelaire"
La ville de Paris est peu présente dans la poésie française jusqu’à la première moitié du XIXème siècle pour plusieurs raisons :
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Le renouveau de la poésie au XVI° siècle privilégie l’image de la nature, avec une poésie bucolique, et l’expression lyrique, notamment du sentiment ; de plus, en raison de l’inspiration antique, les poètes se réfèrent à Athènes et à Rome, Paris étant plutôt le signe du modernisme.
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À l’époque classique, les nouvelles orientations de la poésie laissent peu de place à ce thème. La poésie précieuse, en effet, est celle de la cour et des salons, à l’écart de la vie réelle de la ville. Le seul aspect qui subsiste est la dimension morale, la ville en tant que lieu de perdition.
Au XIXème siècle, en revanche, l’essor industriel et économique remet Paris à une place centrale, comme le lieu où se joue la vie politique et où se concentre la vie culturelle, intellectuelle. Prendre Paris pour thème est une façon de se réclamer du modernisme.
Ainsi, deux aspects se mêlent :
La fascination pour la grandeur de la ville, notamment en raison de la grandeur qu’elle illustre, par ses monuments, qui révèlent sa culture et son histoire, la grandeur de la monarchie, la puissance révolutionnaire, l’épopée napoléonienne… Une nouvelle grandeur se fait jour au cœur du XIX° siècle, celle de la science et du progrès.
Le dégoût pour les excès de la ville, souvenir biblique de Babel, de Sodome et Gomorrhe : elle offre l’image d’un luxe corrupteur, de la démesure humaine, de la prostitution… À cela s’ajoute, au XIXème siècle l’idée que le progrès, tant vanté, fabrique aussi la misère, l’exclusion.
Quels regards Baudelaire jette-t-il sur cette ville dont il a fait le cœur de son univers poétique ?
PAYSAGES PARISIENS
Le pont d'Arcole, 1848. Aquarelle et rehauts de gouache, 12,5 x 18,2. BnF
Les lieux représentés
Paradoxalement vu le titre de la section, « Tableaux parisiens », et contrairement aux peintures de Théophile Gautier, auquel il voue une fervente admiration, par exemple dans « Soleil couchant », il n’y a pas, chez Baudelaire, de réel « tableau » décrivant un lieu parisien. Le seul monument cité est « ce Louvre », dans « Le Cygne », devant lequel s’arrêt le poète pour contempler les changements imprimés dans Paris par Haussmann. À deux reprises est mentionné le fleuve emblématique de la capitale, « la Seine », mais, dans les deux cas, sans qu’il ne soit associé à une image de beauté : c’est « la Seine déserte » dans « Crépuscule du matin », et, dans « Danse macabre », les « quais froids de la Seine ». Cette impression de froideur, de ténèbres, ressort fréquemment de ces « tableaux ».
En fait, le Paris de Baudelaire est un kaléidoscope qui combine tous les lieux que fréquente le peuple parisien, ceux où il vit, les « faubourgs » avec leurs « masures », « l’atelier » où il travaille, les « clochers » qui rythment les journées, les lieux aussi de tristesse, « les cours des casernes » » ou le « fond des hospices », face à ceux des plaisirs, les « théâtres », les « tables d’hôte » et les maisons de jeu…
Par le spectacle sans cesse renouvelé qu’elle offre au poète, la ville ne serait-elle pas d'ailleurs le plus riche des « divertissements » permettant d’échapper au « spleen » ?
Le lieu de l'observation
Mais le terme « tableau » nous invite aussi à nous interroger sur le lieu d’où se place le poète pour observer le spectacle de la ville. Or, deux lieux s’opposent nettement.
L’extérieur, les lieux de l’errance du poète qui se mêle à la foule, enserré par la ville, comme il le montre au début d’« À une passante » : « Le rue assourdissante autour de moi hurlait. » C’est l’endroit, où, à tout instant, peut surgir le spectacle qui attire l’attention du poète et suscite, le plus souvent, sa méditation. C’est cette puissance de la ville, mise en valeur par le chiasme et par les images, que célèbre le premier quatrain des « Sept Vieillards » : « Fourmillante cité, cité pleine de rêves, / Où le spectre en plein jour raccroche le passant ! / Les mystères partout coulent comme des sèves / Dans les canaux étroits du colosse puissant. »
L’intérieur, le logis du poète, « l’horreur de [s]on taudis » comme il le qualifie dans « Rêve parisien ». C’est de ce lieu, « du haut de [s]a mansarde » selon l’image traditionnelle de l’artiste menant une vie de bohème, que s’ouvre l’observation dans le premier poème de la section, « Paysage ». Or, ce lieu a une triple fonction. L’anaphore de « je verrai » en fait le lieu surélevé qui offre le plus large point de vue sur Paris. Mais il est aussi le lieu où le poète peut trouver refuge, se replier pour oublier le terrible spectacle de la rue, par exemple à la fin des « Sept Vieillards » : « Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté ».
Octave Tassaert, Intérieur d’atelier, 1845. Huile sur toile, 46 x 38. Musée du Louvre, Paris
C’est enfin le lieu où se pratique l’alchimie poétique, celui où l’imagination peut recréer librement le « tableau » d’un Paris rêvé, tel qu’il le déploie, par exemple dans la première partie de « Rêve parisien » : « Et, peintre fier de mon génie, / Je savourais dans mon tableau / L’enivrante monotonie / Du métal, du marbre et de l’eau. »
Ainsi, le « tableau » de Paris est à la fois le point de départ, offrant au poète sa réalité, et le point d’arrivée, la création, « l’or », qu’il a pu en extraire en opérant une transfiguration : « Dans les plis sinueux des vieilles capitales, / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements, / Je guette… », écrit-il à l’ouverture du long poème « Les petites vieilles ».
LES PERSONNAGES DÉPEINTS
Les marginaux
Même s’il exprime parfois un sentiment d’horreur, de recul face aux êtres rencontrés, les « vieillards », les « aveugles », les « petites vieilles »…, Baudelaire ressent aussi une forme de sympathie, de compassion même envers tous ceux qui sont défavorisés, déshérités, les mendiants, les prostituées…, dont témoigne le poème « À une mendiante rousse ». En cela, il s’inscrit pleinement dans la tradition romantique, dans une vision où « la cité de fange », comme il nomme Paris dans « Le Crépuscule du soir », accorde une place privilégiée aux misérables : « Les tables d’hôte […] / S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices, et les voleurs qui n'ont ni trêve ni merci ». Tous ces êtres éveillent dans l’âme du poète un écho profond, car ils lui renvoient sa propre image.
Octave Francisco Goya, Deux vieillards mangeant de la soupe, vers 1819-1823. Huile sur toile, 49,3 x 83,4. Musée du Prado, Madrid
Les exilés
Comme le poète, tous ces êtres sont, en effet, des solitaires, enfermés dans leur propre misère. D’ailleurs, dans ses "tableaux", tout en montrant la foule, un groupe, Baudelaire souvent isole un personnage, tel ce « vieillard dont les guenilles jaunes / Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux », puis un autre, « du même enfer venu / Ce jumeau centenaire », ou bien cette petite vieille qu’il suit, qui « [p]ensive, s’asseyait à l’écart sur un banc ».
À tous ces personnages, il prête ses propres sentiments, ses souffrances, ses « rêves malveillants », comme dans « Le Crépuscule du matin ». Mais, plus encore, il fait d’eux l’image vivante de cet exil de l’idéal que lui-même ressent si profondément, comme nous avons pu l’observer dans la seconde partie du « Cygne ». Ainsi, chaque personnage est un symbole de « quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! [de] ceux qui s’abreuvent de pleurs ».
Il se produit donc une interaction entre la foule et le poète : tout en étant seul, le poète devient chacun de ces passants, comme il l’explique dans le poème en prose, « Les foules », extrait du Spleen de Paris : « Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. »
CONCLUSION
L’attitude de Baudelaire face à Paris est donc ambiguë.
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D’un côté, il en fait l’image de « L’enfer » de Dante, parcourant, comme lui, les sept cercles qui montrent tous les vices, toutes les horreurs de la grande ville moderne.
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De l’autre, il a besoin de Paris parce que cette cité le nourrit, en démultipliant sa propre image : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une jouissance d’élire domicile dans le nombre », écrit-il dans « L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant » article paru dans Le Figaro de novembre-décembre 1863 (Le peintre de la vie moderne, III)
Cette identification s’incarne dans la création poétique, qui transfigure à la fois les lieux et les êtres, autant d’images du poète, qui transmute les laideurs en beautés.
Pour lire "Les foules", dans Le Spleen de Paris
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1861, "Élévation"
Pour lire le poème
Ce poème, le troisième du recueil dans la section « Spleen et idéal », apporte une réponse au premier, « Bénédiction », en affirmant la grandeur du poète, en reprenant également l’image du vol de « L’albatros », sonnet qui le précède.
Le titre donne son sens à la structure de ces cinq quatrains, qui justifie une étude linéaire :
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Les deux premiers quatrains, avec les verbes au présent de l’indicatif, posent le constat d’une « élévation » progressive réalisée par « l’esprit ».
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Dans le quatrain central, l’impératif traduit l’exhortation adressée à son « esprit », qui fait alors de l’« élévation » un idéal.
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Les deux quatrains suivants, avec le passage du pronom personnel « tu » à la troisième personne, transforme cette « élévation » en un vibrant éloge de la supériorité du poète.
L’« élévation » réalisée par l'esprit
L'ascension spatiale
L’impression d’une « élévation » spatiale est d’abord donnée par le rythme de ces deux quatrains qui forment une unique et longue phrase avec deux anaphores.
La première, « au- dessus », au début de chaque hémistiche du premier vers, binaire, est amplifiée par l’énumération du vers 2, avec un rythme régulier, 4 / 2 / 4 / 2, qui forme comme une succession de paliers – en imitant peut-être le battement des ailes – , marqués par le [e muet] prononcés devant une consonne sur « montagnes » et « nuages ».
La seconde, « Par-delà », qui suggère un voyage encore plus lointain qu’« au-dessus », se développe avec une ampleur progressive, d’abord deux hémistiches dans le vers 3, puis en un vers entier pour l’élan ultime, l’ultime coup d’aile vers l’infini.
Les choix lexicaux traduisent cette même progression :
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Le vers 1 mentionne des lieux fermés, du plus restreint, les « étangs », aux « vallées », un peu plus vastes déjà.
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Dans le vers 2, l’espace s’élargit progressivement, tout en s’ouvrant sur deux infinis, les « nuages » et l’horizon « des mers ».
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Le vers 3 fait passer du « soleil », dans son unicité, à la multiplicité des « éthers » qui, chez les Anciens, désignait le fluide subtil supposé régler au-dessus de l’atmosphère. Il nous emmène donc dans les espaces célestes, au-delà de ce que l’homme peut percevoir.
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Le vers 4 réalise l’ultime élargissement, en dépassant les limites spatiales du monde connu, vers d’autres galaxies.
Baudelaire montre ainsi une forme de libération, d’éloignement de l’espace connu pour aller vers un espace inconnu, fait de pureté et de lumière.
Le bonheur ainsi vécu
Il faut attendre le deuxième quatrain pour avoir la clé de cette « élévation », par l’interpellation qui ouvre le vers 5, « Mon esprit », c’est-à-dire la puissance de l’imagination du poète, la force de ce que les romantiques nommaient l’inspiration. Or, Baudelaire écrit, dans une lettre à Richard Wagner du 17 février 1860 : « j’ai éprouvé souvent un sentiment d’une nature assez bizarre, c’est l’orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle et qui ressemble à celle de monter dans l’air ou de rouler sur la mer. » Ces expressions, où il explique ce qu’a pu lui faire ressentir la musique de Wagner, font écho à une autre phrase à propos de Tannhäuser : « Je mes sentis délivré des lois de la pesanteur ». C’est exactement ce que dépeint ce quatrain, notamment par le choix des verbes, « tu te meus », renforcé par le complément, « avec agilité », et « tu sillonnes », et par la comparaison du vers 6 qui met en parallèle deux espaces : « l’onde » et « l’immensité profonde » des espaces célestes. Le corps échappe donc à la force de l’attraction terrestre, à la matière, ce qui permet un libre déploiement de l’esprit, et provoque un bonheur intense. C’est ce que traduisent le verbe « se pâmer », image d’une extase physique, l’adverbe « gaiement », et l’insistance du vers 8 : « Avec une indicible et mâle volupté », allusion à la jouissance physique éprouvée par l’homme lors d’un acte amoureux.
L’exhortation
Mais si ces deux premiers quatrains donnent le sentiment d’un envol déjà réalisé, le quatrain central, lui, laisse supposer un effort, puisqu’une exhortation s’avère nécessaire : il n’est pas si facile d’échapper à la réalité.
Quitter la réalité
La réalité est présentée par une formule péjorative, rendue encore plus désagréable par l’allitération en [m], « ces miasmes morbides » : elle qualifie des odeurs de pourriture, porteuses de maladies. D’où l’impératif, « Va te purifier », accentué par la diérèse, qui met en relief le sentiment de dégoût devant la saleté du monde terrestre, en écho à l’antithèse des rimes embrassées, puisqu’à « morbides » répond « limpides ».
L’effort d’ascension se fait en trois temps : « Envole-toi » correspond au point de départ, l’horreur du réel, puis « Va » marque la route, le chemin à suivre à travers « l’air supérieur », enfin « bois » traduit l’accomplissement, le but atteint.
Gustave Caillebotte, Vue de toits, 1878. Huile sur toile, 64 x 82. Musée d’Orsay
Par la métaphore, avec les termes « bois » et la comparaison à une « liqueur », Baudelaire associe cet idéal atteint à une ivresse quand l’esprit entre dans ce monde fait de pureté et de lumière.
L'image de l'idéal
Autour de ce monde idéal ainsi conquis, Baudelaire construit une image complexe en associant deux éléments : « Le feu clair qui remplit les espaces limpides. »
D’un côté, il reprend l’élément liquide, illustré par l’allitération en [l], déjà présent dans le deuxième quatrain, et annoncé par l’adjectif « pure » qui qualifie la « liqueur » bue.
De l’autre, « le feu clair », donne une image de force, et, en lien avec l’adjectif « divine », nous rappelle le mythe de Prométhée, le héros voleur de feu. Ce « feu » est aussi souvent, depuis la Bible, la métaphore de la flamme divine, de ces « langues de feu » qui, en se posant sur la tête des apôtres, leur ont transmis le don des langues et l’inspiration prophétique.
Peter Paul Rubens, Prométhée, 1636. Huile sur toile, 25,7 x 16,6. Musée du Prado, Madrid
La supériorité du poète
La réalité
La réalité réapparaît dans le quatrième quatrain, mais comme quelque chose que le poète a laissé « derrière » lui, terme amplifié par le [e muet] prononcé devant une consonne. Elle représente un monde de souffrance pour l’homme, souligné par le pluriel, l’adjectif et l’alternance vocalique entre l’aigu du [i] et l’ampleur du [a] : « les ennuis et les vastes chagrins ». De plus, là où l’envol représentait la légèreté, le vers 4, « Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse », lui, montre que tout ce qui relève de la réalité n’est que pesanteur et obscurité. Mais le poète a, lui, la possibilité de s'en échapper.
Le vol du poète
En passant à la troisième personne, Baudelaire reprend une distance, comme si cet envol ne pouvait être que rêvé, espéré par le poète, mais l’essentiel est, au moins d’entreprendre cette quête d’un idéal, à nouveau représenté comme fait de lumière et de paix, de « [s]’élancer vers les champs lumineux et sereins », où la rime marque l’opposition à « chagrins ».
La formule qui ouvre cet éloge, « Heureux celui qui peut », rappelle le texte biblique des "Béatitudes" (Matthieu, 5), et apporte une réponse à la malédiction lancée au poète, dès sa naissance, par sa mère, remplie d’effroi. Ici, en effet, c’est une bénédiction que reçoit le poète. Nous retrouvons aussi, par l’image de son « aile vigoureuse » l’image du poète posée dans « L’Albatros », qualifié de « voyageur ailé », doté d’« ailes de géant ». Le poète a donc une dimension supérieure, par la puissance de son esprit il peut se hausser à la hauteur du divin : par rapport à l’existence terrestre, son essence est divine.
Les pouvoirs du poète
Baudelaire s’inscrit dans la continuité du romantisme, se souvenant peut-être du poème de Sainte-Beuve, « À mon ami Leroux », tiré des Consolations (1830), qui dépeint les dons de quelques « rares talents » : « Ils comprennent les flots, entendent les étoiles, / Savent les noms des fleurs, et pour eux l'univers / N'est qu'une seule idée en symboles divers. » Baudelaire, comme les romantiques, se souvient de l’idée empruntée à Platon, qui, dans Phèdre, donne une image de l’âme humaine, incarnée dans un corps mortel, exilée du monde céleste. Mais certaines âmes gardent le souvenir de ce monde de lumière, monde des essences. Pour Platon, c’était l’âme du philosophe, pour les romantiques, c'est l’âme du poète, ici dépeint par Baudelaire par la reprise de l’image d’envol : « Celui dont les pensers, comme des alouettes, / Vers les cieux le matin prennent un libre essor. »
"L'Albatros"
Le tiret introduit une rupture : après le temps de l’« essor » vient le moment d’apogée, traduit par le verbe « plane », dans un présent qui prend une valeur d’éternité, par la négation « sans effort », et par l’enjambement des vers 19 et 20. Le poète a atteint ici la connaissance absolue de l’univers, avec, à nouveau, un souvenir platonicien. Le monde sensible reflète le monde des essences, les « fleurs » ou les « choses muettes », les réalités, ont un « langage » : ce sont les formes visibles d’un monde invisible, céleste, qui relève de l’idéal. Mais les hommes ne savent plus lire dans le visible cette dimension céleste, ils ne savent plus déchiffrer ce langage.
Seul le poète a ce double pouvoir d’être à la fois un intermédiaire entre l’idéal divin, céleste, et la réalité humaine, terrestre, et un interprète, un déchiffreur de ce que la réalité humaine garde en elle de divin.
CONCLUSION
Ce poème est encore très marqué par le romantisme, dont il reprend l’éloge de la puissance de l’« esprit », de l’inspiration qui donne au poète sa supériorité. Il traduit ainsi un double mouvement, de rejet de la matérialité, des pesanteurs, puis d’« élévation » vers un monde fait de pureté et de vérité. Souvenirs de Platon aussi, et du philosophe mystique suédois, Swedenborg. C’est à lui qu’il emprunte l’idée, exprimée dans L’Art romantique, que « Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité » mais sous des apparences multiples : toutes, dans différents langages, parlent de cette puissance divine qui les a créées. Il appartient au poète de recueillir ces éléments du réel, de les purifier par « le feu » de son esprit, pour, comme l’alchimiste, en extraire l’« or », ce sens supérieur.
Baudelaire parle d’« envol », Rimbaud, lui, parlera de « voyance », c’est en cela que Baudelaire a pu être considéré comme un précurseur du symbolisme : tout « parle », tout est symbole d’un au-delà supérieur, au poète de rendre ce langage intelligible.
La vision de Paris : "Le crépuscule du matin"
« Le crépuscule du matin » est le dernier des dix-huit poèmes ajoutés, pour former la section "Tableaux parisiens" dans la deuxième édition des Fleurs du Mal afin de reconstruire l’itinéraire du recueil après la censure de plusieurs poèmes à l’issue du procès. « À une passante » a apporté au recueil une de ses dernières fulgurances, les poèmes suivants marquent une plongée continue dans le « spleen », avec la peinture des vices et une lente avancée vers la mort, interrompue un instant par le souvenir nostalgique du bonheur de l’enfance.
Le titre, qui fait écho à un poème précédent, intitulé « Le crépuscule du soir », est un oxymore : le terme « crépuscule » correspond à la fin de la journée, et non pas au « matin ». Quel sens prend alors le "tableau" ici dépeint ?
Pour lire le poème
LES LIEUX
Valentin, Deux mansardes, dessin, 1855. Gravure d’après une composition de M. Ratel
Le poème est construit sur une alternance entre les lieux clos et les lieux ouverts, entre le resserrement et l’élargissement de l’espace.
Les lieux fermés
Baudelaire nous fait pénétrer dans des lieux clos, signes d’enfermement : « dans les cours des casernes », puis dans les maisons, et « dans le fond des hospices ». Tous ces lieux donnent une image de pauvreté et de misère, marquée par exemple par la reprise en parallèle du verbe « soufflaient » : « Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids / Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts. » La formule qui suit, « parmi le froid et la lésine », reprend ces mêmes caractéristiques : cette misère conduit à se priver de tout, même de l'indispensable.
Le resserrement de l'espace
Le cœur du poème effectue des gros plans sur les lits, mais ils ne sont pas montrés comme des lieux de repos, tout au contraire.
C’est d’abord la métaphore, avec l’enjambement entre les vers 3 et 4, « l’essaim des rêves malfaisants / Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents », qui évoque la souffrance : le blâme moral, « malfaisants » », et l’âge des personnages concernés, suggèrent qu’il peut s’agit de tous les désirs érotiques qui, insatisfaits, reviennent tourmenter le sommeil.
Puis le lit est le lieu du « sommeil stupide », « bouche ouverte », des « femmes de plaisir ». L’adjectif « stupide » prend ici son sens originel : après leur nuit de travail, ces femmes ont atteint un tel état d’hébétude, d’épuisement, qu’elles tombent dans le sommeil comme en une sorte de chute.
Enfin, avec l’allusion aux femmes en train d’accoucher, puis la mention des « agonisants », le lit n’est plus qu’un lieu de souffrances, mises en relief par le verbe en tête de vers : s’y « [a]ggravent les douleurs des femmes en gésine ». C’est l’antichambre de la mort où se pousse « le dernier râle », comme illustré par l’écho sonore : « en hoquets inégaux ».
L'ouverture
Parallèlement se produit le mouvement inverse, du plus resserré au plus vaste. Au vers 12, nous voyons d’abord « Les maisons ça et là », et, au vers 21, « les édifices ». Mais, dans les deux cas, les lieux sont noyés dans le flou, leurs formes comme estompées dans une atmosphère grise déjà avec « commençaient à fumer », puis dans « l’air brumeux », avec une métaphore : « Une mer de brouillard baignait les édifices ».
Le dernier quatrain se ferme sur une atmosphère sinistre, amplifiée par le [ e muet ] prononcé, « sur la Seine déserte », « Et le sombre Paris », et par l’écho sonore de la consonne [ R ], rude à l’oreille.
Jean-Pierre Yves Petit, Paris dans la brume. Photographie
LA PRÉSENCE HUMAINE
Le poète fait défiler toute une galerie de personnages, tous désignés par le déterminant défini pluriel qui distingue différentes catégories, sauf au vers 11 où le poète choisit le singulier.
Le déterminant singulier
Il ferme la deuxième strophe, « Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer », mais se charge d’une double signification :
-
D’un côté, le défini particularise. Avec l’attribut « las d’écrire », comment ne pas penser au poète, qui a composé son œuvre pendant la nuit ? Et, dans ce cas, « la femme » serait sa compagne de ses nuits, et aurait attendu, en vain, qu’il vienne la rejoindre.
-
D’un autre côté, le doublement de la conjonction « et », avec la symétrie ainsi établie, permet une généralisation à tout homme, « las » tout simplement de travailler, et à toute femme, lasse de sa fonction propre, « aimer ».
Le déterminant pluriel
Les femmes
Elles occupent une place centrale dans le poème, avec trois catégories évoquées :
En premier lieu, une périphrase, « les femmes de plaisir », désigne les prostituées, avec une insistance sur leur épuisement. Le singulier « la paupière livide » est une synecdoque de leur corps marqué par les nuits de débauche, de même que la formule, « Bouche ouverte », avec le [ e muet ] prononcé devant consonne, sur une coupe soulignée par la virgule, accentue cette impression d’une usure physique.
Puis viennent « [l]es pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids », elles aussi vues physiquement : la misère a détruit les signes mêmes de leur féminité, laideur soulignée par l’allitération désagréable du [ R ] combiné aux consonnes, [ v ] et [ f ], [ t ] et [ g ].
Enfin, sont dépeintes les « femmes en gésine », donc dans leur fonction première, donner la vie. La comparaison qui suit, « Comme un sanglot coupé par un sang écumeux », illustre « le chant du coq », mais elle semble aussi prolonger l’image de l’accouchement, avec ses douleurs et un « sang écumeux » qui semble plus correspondre à la mort qu’à la vie.
Jean-Baptiste Carpeaux, Scène d’accouchement, vers 1870. Huile sur toile, 57,5 x 70,5. Musée du Petit Palais, Paris
Les hommes
Pour les personnages masculins aussi, ce sont les corps qui sont mis en valeur, avec un passage progressif de la jeunesse à la vieillesse. Le lieu initial, « les cours des casernes », suggère de jeunes soldats, déjà contraints par le service militaire. Les « bruns adolescents », eux, souffrent de leur sommeil agité de « rêves malfaisants », résultats probables de désirs inassouvis. Le texte se ferme sur « les débauchés », « brisés par leurs travaux » : ils ont assouvi ces désirs, mais en ressortent usés, détruits. Immédiatement avant eux étaient nommés « les agonisants », pour rappeler cette mort qui menace tous les corps.
La prédominance du corps
Le vers 7 explicite cette prédominance du corps constatée chez tous les personnages en montrant « l’âme sous le poids du corps revêche et lourd ». Baudelaire reprend ici la division héritée de Platon et reprise dans le christianisme qui oppose la part matérielle de l’homme, sa pesanteur terrestre, à sa part spirituelle, celle qui le pousse vers l’idéal. Cette « âme » est condamnée à une sorte de perpétuel combat, elle « imite les combats de la lampe et du jour » : pour l’homme, suspendu entre la vie, le « jour » et la nuit, celle de la mort, l’âme est comparée à la « lampe » qui éclaire, parce qu’elle est une promesse d’éternité, de survie au-delà de la mort du corps. Par la comparaison de cette « lampe » à « un œil sanglant qui palpite et qui bouge », avec la couleur qu’il lui prête, la « tache rouge » qu’elle produit, Baudelaire traduit la puissance de l’âme, semblable à une sorte de cœur battant doté de vue, un « œil » qui voit l’au-delà. Mais toute la suite du poème, en insistant sur la pesanteur, sur l’épuisement du corps, marque plutôt sa faiblesse : elle semble par avance vaincue dans ses « combats ».
Ce vers reprend donc le titre de la première section du recueil, le combat entre le « spleen » et « l’idéal », et chacun des personnages représentés prouve le triomphe du « spleen », sous toutes ses formes.
LE SYMBOLISME DU TITRE
Un « crépuscule »
Le « crépuscule » est, en principe, la fin d’une journée. Or, pendant cette nuit que raconte le poème, toute une vie s’est écoulée pour ceux qui privilégient ce moment-là pour vivre. Même ceux qui dormaient y ont vécu leurs « rêves », leurs désirs, leurs fantasmes, d’autres, tel le poète, l’ont passée à écrire », certains y ont connu toutes les formes d’amour, les débauches. Les femmes y ont souffert pour accoucher ; enfin, elle a apporté aux « agonisants » une fin de leurs douleurs, la mort.
L’image des vers 9 et 10 illustre cette fin, et l’allitération en [ s ] imite ce mouvement de fuite fugace, tel un souffle léger : « Comme un visage en pleurs que les brises essuient, / L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient ».
Vision de nuit sur la Seine
Un « matin »
Pourtant, toute une série d’indices ponctuent le poème pour signifier le lever du jour, dès le premier distique : « La diane chantait dans les cours des casernes, / Et le vent du matin soufflait sur les lanternes. » Un élan est ainsi donné, à la fois par le choix du verbe « chantait », qui transfigure le son réel, battement du tambour ou sonnerie stridente du clairon, imitée par la diérèse, pour réveiller à l’aube les soldats. De même, le « vent […] soufflait sur les lanternes » comme pour éteindre cet éclairage nocturne. Le vers 8 annonce que le « jour » va éteindre la « lampe », et le verbe « Les maisons commençaient à fumer » signale que l’activité humaine se ranime, avec la première nécessité, le feu. Enfin, ce lever du jour est annoncé selon l’image traditionnelle : « Comme un sanglot coupé par un sang écumeux / Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ». Mais l’allitération des consonnes gutturales, [ k ] et [ g ], inverse l’association habituelle du lever du jour à l’espoir d’un lendemain meilleur. L’image de ce matin, en effet, n’apporte ici aucun espoir : la mort, par l’image du « sang », reste présente, la misère et les douleurs ne s’apaisent pas, mais « s’aggravent ».
Crépuscule ou aurore sur la Seine ?
Le dernier quatrain construit une double allégorie, contrastée.
Malgré l’image colorée, qui rappelle la formule homérique (« l’aurore aux doigts de rose »), l'« aurore », qualifiée de « grelottante », vision soutenue par l’allitération désagréable du [ R ], semble, en réalité, par sa démarche, sans force, épuisée comme les humains : elle « [s’]avançait lentement sur la Seine déserte ».
Intervient alors la personnification de Paris. Certes, il y a bien un début, un réveil, mais rendu plutôt pénible par l’adjectif et l’image : « Et le sombre Paris, en se frottant les yeux, / Empoignait ses outils ». Le tiret, avec la rupture forte créée, met en valeur la qualification, « vieillard laborieux ! », accentuée par la diérèse et l’exclamation. Tout se passe comme si la ville elle-même, à l’image des humains, avait subi l’usure du temps, et n’avait, comme seul espoir, qu’une nouvelle journée d’un travail épuisant.
CONCLUSION
C’est bien un « tableau » que nous offre ici Baudelaire, qui maîtrisait parfaitement, comme le prouvent les articles des Salons, l’art pictural. Il y met en œuvre les « synesthésies », ces « correspondances horizontales » associant les sensations, visuelles, auditives, tactiles, olfactives… pour créer une impression d’ensemble, une atmosphère sombre, destinée à reproduire l’état de « spleen » du poète. Celui-ci trouve, en effet, dans Paris, l’image de ses propres souffrances, créant ainsi une autre forme de « correspondance » entre l’état d’âme, le « microcosme », et le monde extérieur, le « macrocosme ». La foule de personnages peints n’est faite que de miséreux, misères de l’âme et du corps. Les couleurs sont sombres, noyées dans un brouillard à peine coupé de lueurs rouges, et par une aube, bien pâle, à la fin du poème.
Ce poème constitue un diptyque à rapprocher de « Crépuscule du soir », tout aussi sombre pour évoquer « la cité de fange ». Dans les deux cas, le terme « crépuscule » traduit une fin, comme pour nier tout espoir.
Arthur RIMBAUD, Poésies, 1871 : "L'orgie parisienne ou Paris se repeuple", v. 41-52 et 57 à la fin
Pour lire le poème
La première partie du titre de ce long poème de Rimbaud, dont nous lisons deux extraits, renvoie à l’origine du terme « orgie », les débauches auxquelles se livraient les participants aux fêtes de Dionysos dans la Grèce antique, c’est-à-dire à tous les excès, nourriture, alcool, et plaisirs sexuels. Nous retrouvons là l’image traditionnelle de la grand ville, corrompue et corruptrice.
La seconde partie peut se comprendre par les circonstances historiques. La défaite de Mac Mahon contre les Prussiens a provoqué la chute du second Empire, le 4 septembre 1870 et a libéré la route vers Paris. De nombreux habitants se sont enfuis avant les bombardements et un long siège. Après l’armistice, les 28-29 janvier 1871, les troupes prussiennes s’installent dans la ville, mais, malgré cette occupation, les Parisiens rentrent, les commerces rouvrent, les affaires reprennent : « Paris se repeuple » donc. Mais le 18 mars éclate l’insurrection de la Commune, qui culmine avec les 30 000 morts de la « semaine sanglante », entre le 21 et le 28 mai 187, date du poème sur le manuscrit.
Les derniers combats de la Commune, au cimetière du Père-Lachaise
Quelle image de Paris Rimbaud nous présente-t-il, en dépeignant son évolution ?
Le Paris du passé
Dès le premier vers, Rimbaud interpelle Paris, personnifiée, en la représentant comme une ville de luttes et de révoltes : « Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris ! » Nous pouvons penser à la chanson de la révolution de 1789, « Dansons la carmagnole », mais aussi aux révoltes de 1830, de 1848… Comme dans le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, Paris devient une allégorie, une femme, mais assassinée avec violence, frappée de « tant de coups de couteau » à l’occasion des révoltes et des guerres. Mais ces luttes ont donné à la ville une dimension sacrée : « Cité que le Passé sombre pourrait bénir », « L’orage t’a sacrée suprême poésie ». Tout naturellement, puisque, pour Rimbaud, la poésie est, elle aussi, révolte et liberté, la ville s’assimile à elle.
Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830. Huile sur toile, 260 x 325. Musée du Louvre, Paris
Mais cette image est contredite par son résultat : « tu gis », lui dit-il, telle une « cité quasi morte », vision complétée par les termes qui figurent l’agonie : « douloureuse », « ta pâleur ». Cependant, un souffle de vie subsiste, aux vers 3 et 4 : la violence portée par la ville reste donc prête à resurgir.
La résurrection de la ville
Depuis le titre, le champ lexical de la renaissance, avec le préfixe « re- », parcourt le poème : « remagnétisé », « rebois », « revoir ». Le verbe « sourdre va dans le même sens, en créant, à partir de tous les cadavres, des « vers livides », l’image d’une source féconde, qui va redonner vie.
Mais, loin d’ouvrir une image lumineuse, cette renaissance ramène vers l’horreur, vers la « vie effroyable », marquée par un lexique péjoratif jusqu’à une formule répugnante : « Ulcère plus puant ». Même si Paris, en tant que femme, est « clair amour », il plane sur elle une menace de mort : elle sent « rôder les doigts glaçants », comme ceux d’un spectre qui s’approcherait.
C’est que, déjà, la ville prépare une nouvelle colère : « l’immense remuement des forces te secoue », et « ton œuvre bout » donne l’impression d’une alchimie explosive. Le choix des « clairons », avec les jeux sonores, rappelle la vision biblique de ceux de Jéricho qui firent s’écrouler les murailles, telle la chute promise aux « murailles rougies » de Paris, peut-être une allusion au « mur des Fédérés » où ont été fusillés les insurgés de la Commune.
Le mur des Fédérés : les fusillés de la Commune
Le futur de Paris
Les deux derniers quatrains projettent la ville « vers l’Avenir / Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes », montrant que tout devient possible.
Dans cet avenir, le poète joue un rôle décisif. Le discours rapporté direct exprime sa parole solennelle qui proclame, « Splendide est ta Beauté », la faisant ainsi renaître de l’horreur. Rimbaud retrouve ici le rôle de prophète, assigné par Hugo au poète, celui qui, tel le Christ, se charge des souffrances de tous les exclus : « le sanglot des Infâmes / La haine des Forçats, les clameurs des Maudits ». Il est aussi le dieu de l’Ancien Testament, celui qui châtie, qui fouette la ville pour la corriger de ses vices : « Et ses rayons d’amour flagelleront les femmes / Ses strophes bondiront ».
Mais la ville n’est pas pour autant sauvée. Par la formule « Société, tout est rétabli », qui unit deux titres des sections des Châtiments de Victor Hugo, « La société est sauvée », « L’ordre est rétabli ». On en revient donc à l’image traditionnelle de la grande ville, lieu des « orgies », des débauches, avec les « lupanars » de la prostitution. Les derniers vers du poème créent, à partir du modernisme de la ville, une véritable vision d’enfer.
Pour conclure
Rimbaud rejoint ici à la fois le romantisme d’un Hugo, par sa poésie violente et dénonciatrice, qui chante la révolte, et la conception de Baudelaire, « j’ai pris ta boue, et j’en ai fait de l’or », puisqu’à partir des images d’horreur, il s’accorde le droit, en poète alchimiste, de proclamer « Splendide est ta Beauté ».
Mais, à la différence de Baudelaire qui voit, dans Paris, tous les signes d'usure, d'accablement, à l’image de son propre « spleen », Rimbaud, lui, encore adolescent lors de l’écriture, lui prête un élan, qu’il reproduit par ses images, par le rythme et les sonorités de son poème.
Ernest Pignon-Ernest, Portrait de Rimbaud (détail). Sérigraphie partiellement déchirée, collée sur un mur parisien
Étude transversale : "L'alchimie poétique : la boue et l'or"
Pour lire l'étude d'ensemble
Si le terme d'"alchimie" est emprunté à Rimbaud, qui intitule ainsi une des partie d’Une Saison en enfer (1873), « Délires II », Baudelaire a déjà rattaché son œuvre poétique au travail de l’alchimiste, qui cherche à transmuter le plomb en or, en écrivant, à la fin de son ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition du recueil, en 1861 : « [...] j’ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. / Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,/ Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »
Pour une analyse précise de cette conception poétique, on se reportera à l’étude d’ensemble des Fleurs du Mal, qui aborde trois points essentiels :
Les dissonances dans la conception de la « Beauté » chez Baudelaire, avec à la fois un aspect serein et un aspect tourmenté, et comment cette conception, double, influe sur le langage poétique, notamment sur les choix de versification et sur l’élaboration des images.
David Teniers, L'Alchimiste, 1680. Huile sur toile, 44 × 58. Galerie Palatine, Palais Pitti, Florence
La notion de « correspondances » et la signification que Baudelaire leur accorde quand il s’agit de celles dites « verticales » entre la réalité terrestre et le monde des essences, ou des « synesthésies », recherche d’une mise en relation des différentes sensations. La lecture cursive du sonnet « Correspondances » illustre cette analyse.
L’image du poète, elle aussi contrastée puisque d’un côté il est l’exclu, le maudit, de l’autre il dispose de pouvoirs qui l’élèvent au-dessus de l’homme ordinaire. Il sera utile à ce propos de relire l’analyse du poème « Élévation », que l’on prolongera par la lecture de la lettre écrite en 1871 par Rimbaud à son ami, le poète Demeny, dite « Lettre du voyant ».
Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, section "Spleen et idéal", 1861 : "Correspondances"
Pour lire le sonnet
Ce sonnet est le quatrième de la section « Spleen et idéal », et il s’inscrit dans la continuité d’« Élévation », pour traduire les pouvoirs du poète et la façon dont sa poésie les incarne.
Le premier quatrain
Il part d’une idée héritée du néo-platonisme, développée par le philosophe suédois mystique, Swedenborg et qui parcourt tout le courant romantique : l’univers est animé, les choses ont un langage, les formes visibles sont le symbole d’une réalité invisible, d’essence supérieure, idéale. Cette conception rejoint la théorie mystique de l’analogie universelle : les formes sensibles, multiples, seraient l’écho d’une unique réalité. Déjà Lamartine, dans son poème « L’Immortalité », paru en 1820 dans Méditations poétiques, faisait ainsi parler Julie Charles, sa bien-aimée disparue : « Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple ! / L’esprit te voit partout quand notre œil la contemple ».
Par cette image du « temple » Baudelaire donne à son image une valeur religieuse, mais, tout en affirmant l’ampleur de la « Nature », avec la majuscule, il souligne les limites de l’homme, pour qui ce langage reste « de confuses paroles », et ne peut véritablement déchiffrer ces « forêts de symboles », image qui souligne l’aspect obscur de ces formes visibles, et même un peu inquiétant puisque le promeneur n’est plus sujet de l’observation, mais objet, comme surveillé par les « symboles » qui « l’observent de loin avec des regards familiers ».
"L'homme y passe à travers des forêts de symboles"
« All Nature speaks », avait écrit Edgar Poe, en posant lui aussi l’idée que chaque détail matériel du monde terrestre exprime une réalité spirituelle, cachée. Ce sont les « correspondances verticales » qui unissent donc les deux univers. Or, comme il vient annoncer à son lecteur cette vérité, le poète dépasse, pour sa part, les limites humaines : il devient le prophète, celui qui va entreprendre de déchiffrer ces « symboles », de les charger de sens.
Le second quatrain
La comparaison qui ouvre le quatrain poursuit cette image d’un univers doté de langage, avec « de longs échos », mais qui restent obscurs car ils « se confondent » et rendent indéchiffrable ce sens caché, cette « ténébreuse et profonde unité ». Elle est d’autant plus difficile à comprendre qu’elle est « Vaste comme la nuit et comme la clarté », vers allongé par l’ampleur de la voyelle ouverte [ a ] et les [ e muets ] prononcés. En même temps, la difficulté vient de son aspect contradictoire, puisque cette « unité » intègre deux aspects opposés, « la nuit » et la « clarté ». Comment ne pas penser ici à l’oxymore du titre du recueil, Les Fleurs du Mal, et à la double postulation exprimée par Baudelaire : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » ?
À travers cette comparaison, Baudelaire indique une autre voie pour dégager cette « unité », la mise en relation de nos perceptions sensuelles : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Ainsi, en les associant, en créant des « synesthésies », pourrait être comprise la complexité de l’univers.
Les tercets
Ils apportent des exemples de ces synesthésies, avec un tiret qui marque fortement l’opposition entre les deux premiers vers, consacrés à ce qui relève de la « clarté », aux quatre derniers qui, eux, se rattachent à la « nuit ». Dans les deux cas, ces exemples se rattachent à des états d’âme, eux aussi contrastés par leur valeur morale.
Du côté du bien, de la pureté, de l’innocence figurent « des parfums frais comme des chairs d’enfants », associant l’odeur et le toucher, avec la légèreté produite par l’allitération en [ f ], puis se prolongeant par le toucher et le son, « doux comme les hautbois », enfin par une vision colorée : « verts comme des prairies ». Ce sont les comparaisons poétiques qui permettent d’élaborer cette première vision.
De l’autre côté, une longue énumération fait écho au titre du recueil : ce sont les parfums répandus par « les fleurs du mal », « corrompus, riches et triomphants », où domine le [ R ], consonne rude. Si quatre vers leur sont dédiés, c’est que le mal est plus puissant que le bien, parce qu’il répond aux désirs de l’homme de dépasser les limites de sa condition. Ainsi la diérèse au vers 12, « Ayant l’expansion des choses infinies », ainsi que les échos sonores, le glissement du [ s ] et la voyelle nasale [ ã ] répétée, imitent l’ampleur prise par ces parfums, particulièrement raffinés et odorants, énumérés dans le vers suivant. Le dernier vers en donne le sens, que le poète a pu dégager : ils « chantent les transports de l’esprit et des sens. » Bien mieux que les précédents, ils illustrent donc la nature profonde de l’homme. En célébrant les « transports de l’esprit et des sens », ils répondent à son aspiration à un "ailleurs", à son besoin d’aller au-delà des limites de sa condition, matérielle, physique, mais aussi spirituelle.
Imaginé par le Père Castel, en 1725, le clavecin oculaire : pour associer les sons aux couleurs, en créant une harmonie de l’âme.
Pour conclure
Le sonnet accorde au poète une dimension sacrée, en montrant la communication entre lui, l’homme, qui « passe », être éphémère dans la monde terrestre, et la « Nature », immuable et éternelle, créée par la parole divine qu'elle conserve en son sein, que seul le poète a le pouvoir de percevoir. Pour cela, il lui appartient de réaliser les synesthésies, l’harmonie entre les différentes sensations, et d’y lire des notions morales, le bien et le mal, en réunissant des éléments contradictoires. Mais de ce fait, le poète a le pouvoir de déchiffrer l’univers, à dépasser son dualisme pour en retrouver l’unité.
Arthur RIMBAUD, « Lettre du voyant », à Paul Demeny, le 15 mai 1871, extraits
Pour lire le texte
Rimbaud, dans cette lettre, véritable manifeste poétique, s’inscrit dans la lignée de Baudelaire, qu’il considère d’ailleurs comme « le premier Voyant ». Il y exprime ce qu’il entend par son injonction : « Il faut être voyant, se faire voyant ».
Le premier extrait
Le premier paragraphe
Il souligne la supériorité du poète, qui doit, dans un premier temps, accomplir une véritable ascèse, un repli sur lui-même, non pas comme l’ermite en s’élevant vers la sainteté, mais en cultivant le mal au plus profond de lui : « il s’agit de faire l’âme monstrueuse », ce qu’illustre la comparaison empruntée à Victor Hugo.
Germaine Richier, pour illustrer Une Saison en Enfer de Rimbaud, 1951. Encre et aquarelle, 405 x 300.
Le deuxième paragraphe
Il propose les moyens de cet accès à la voyance : « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », c’est-à-dire le recours à l’alcool, aux drogues, à toutes les expériences jusqu’à la folie. C’est ainsi une véritable « torture » qu’il s’inflige, pour devenir « entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit ». Il atteint alors son idéal, être « le suprême Savant », celui qui acquiert la connaissance de la vérité cachée : « il arrive à l’inconnu ! » Ce paragraphe exprime tout l’élan de Rimbaud vers cet au-delà des limites de la condition humaine, et peu importe alors la mort : « Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables ».
Le second extrait
Nous y retrouvons une comparaison du poète à Prométhée, le « voleur de feu », déjà suggérée par Baudelaire dans ses nombreuses allusions au « feu », à la « flamme ». Pour Rimbaud aussi le poète dépasse les limites de l’univers sensible, il peut aller « là-bas », dans cet univers idéal, inaccessible au commun des mortels, et il peut rivaliser, par sa parole, avec Dieu lui-même, puisqu’il devient créateur à son tour : « Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ».
Mais, pour cela, il ne peut se contenter du langage ordinaire, de la parole banale, usée et figée, qui a perdu sa puissance créatrice. D’où cette volonté : « Trouver une langue. » Dans le dernier paragraphe, Rimbaud nous rappelle à la fois les correspondances horizontales, les synesthésies, « résumant tout, parfums, sons, couleurs », mais dans leur rôle ultime, dire une vérité supérieure, « la quantité d’inconnu », celle de « l’âme universelle » que le poète pourrait alors transmettre : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » Rimbaud reste ici proche des "correspondances verticales" recherchées par Baudelaire.
Pour conclure
Ainsi Rimbaud accorde au poète le même rôle que Baudelaire : il a pour rôle de dire « l’inconnu », inaccessible à l’humanité ordinaire, en trouvant une langue capable de se charger de cette re-création du monde.
SYNTHÈSE : le symbolisme
Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de la révolte, après avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit de sa force et de sa grâce, abdiqua ses audaces héroïques, se fit rangé, sceptique et plein de bon sens ; dans l'honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer par le naturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement qu'une valeur de protestation, légitime mais mal avisée, contre les fadeurs de quelques romanciers alors à la mode. Une nouvelle manifestation d'art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d'éclore. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ? L'abus de la pompe, l'étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf ou les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance. Nous avons déjà proposé la dénomination de symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l'esprit créateur en art. Cette dénomination peut être maintenue. […]
Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.
Jean Moréas, "Le Symbolisme", Manifeste paru dans Le Figaro, 18 septembre 1886
Pour en savoir plus sur les auteurs symbolistes
Qu'est-ce que le symbolisme ?
Le "symbolon" était, dans la Grèce antique, un jeton brisé en deux parties : un métèque, étranger reçu par un hôte dans la cité d'Athènes, pouvait, par exemple, transmettre son "morceau" à son fils afin que, plus tard, il puisse, à Athènes, se faire reconnaître. Puis il a été utilisé pour permettre aux initiés des "mystères d'Eleusis" de se reconnaître entre eux. Le "symbole" est donc ce qui permet de rapprocher deux réalités, a priori éloignées.
Cette étymologie justifie le nom de "symbolisme" donné par Jean Moréas au mouvement littéraire qu'il présente dans son "Manifeste" de 1886 : la production concrète, œuvre littéraire ou picturale, est la "forme sensible" qui doit suggérer une autre réalité, absente, qu'il nomme "l'idée". Cette absence même explique la dimension mystique de nombreuses œuvres symbolistes : ce qui est terrestre, matériel, concret, figure le monde des esprits, voire le divin. Moréas parle d'ailleurs d'"affinités ésotériques".
Moréas montre l'évolution des courants littéraires du XIX° siècle, pour souligner ce à quoi s'oppose le symbolisme : aussi bien aux excès et à l'engagement des romantiques qu'au retour à la description objective prônée par les réalistes et les naturalistes.
L'écriture symboliste ?
Pour donner à l'œuvre d'art cette puissance de suggestion, tout en ne dévoilant pas totalement l'Idée, les symbolistes vont recourir à un langage neuf, que Le Traité du Verbe (1886) de René Ghil tente de définir : "Sans paradoxe (le voit assez une conscience) pour l’Initié digne d’envie un Poème, ainsi, devient un vrai morceau de musique, suggestive infiniment et « s’instrumentant » seule : musique de mots évocateurs d’images-colorées, sans qu’en souffrent en rien, que l’on s’en souvienne, les Idées." Mais déjà la comparaison du poète à un "Initié" signale ce qui est une des caractéristique de l'oeuvre symboliste : par le recours à des mots rares, à une forme floue, elle devient souvent hermétique, donc peu accessible à un large public. Dans ce même ouvrage, et après Moréas, René Ghil, tout en rendant hommage à Stéphane Mallarmé, reconnu comme le maître de ce mouvement, fait l'éloge de ses illustres précurseurs : Baudelaire et Rimbaud.
La poésie est le genre dans lequel s'est épanoui le symbolisme, mais il s'est aussi inscrit au théâtre, et même dans les romans, tel À Rebours (1884) de Joris-Karl Huysmann.
DEVOIR SUR L’ŒUVRE : commentaire et dissertation
Pour lire le sonnet de Du Bellay
Pour le commentaire : Joachim DU BELLAY, Les Regrets, XII, 1558, "Vu le soin ménager dont travaillé je suis..."
Dans son recueil, au titre explicite, Les Regrets, Du Bellay, qui a accompagné à Rome son oncle, cardinal, exprime sa désillusion devant la ville, dont il avait tant rêvé, devant les réalités du Vatican, et son désir de retourner en France. Dans ce sonnet,il s’adresse à un ami, Olivier de Magny, qui a lui aussi vécu à Rome en 1555 et 1556.
Comme le prévoient les consignes du baccalauréat, à partir de la session 2020 de l'EAF, le texte présente "un lien avec un des objets d'étude du programme", ici la poésie, mais n'est "pas extrait d'une des œuvres au programme". Cependant, le texte proposé peut correspondre aux perspectives indiquées pour les parcours associés à chacun des trois recueils, "Les Mémoires d'une âme" pour celui de Victor Hugo, Les Contemplations, "L'alchimie poétique : la boue et l'or" pour celui de Baudelaire, et "Modernité poétique ?" pour celui d'Apollinaire, Alcools. L Le sonnet de Du Bellay conduit, en effet, à étudier l'expression lyrique mais aussi le rôle accordé à la poésie à travers la forme choisie.
Pour la dissertation :
Le programme précise que le sujet de la dissertation porte à la fois sur l'œuvre étudiée et sur son parcours associé : ils permettront de construire la réflexion argumentée, et fourniront les exemples qui la soutiennent.
SUJET : En quoi l’œuvre étudiée et le/s parcours associé/s peuvent-ils justifier ce jugement d’Alfred de Vigny, dans son roman, Stello, paru en 1832 : « Le poète a une malédiction sur sa vie, et une bénédiction sur son nom » ?
Pour préparer la dissertation :
1°. En définir l’exigence : la question ainsi formulée est « fermée » par l'interrogation "En quoi". Seule une justification est demandée, et non pas une critique. La définition de Vigny pourra cependant être nuancée dans la conclusion.
2°. Avant d’élaborer la réflexion, il convient de récapituler les acquis, les connaissances sur la poésie, sur l’auteur et le recueil, notamment les textes, analysée ou lus, de Baudelaire ou d’autres poètes.
3°. L’analyse de la citation :
L’opposition ressort immédiatement entre « malédiction » et « bénédiction », deux termes à connotation religieuse. Ils rappellent la conception de Baudelaire exprimée dès le premier poème de son recueil, « Bénédiction », alors même que les strophes insistent longuement sur la « malédiction » pesant sur le poète dès sa naissance.
Il convient ensuite de s’interroger sur le sens à donner aux deux formules appliquées au poète, « sur sa vie » et « sur son nom ».
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La formule « sur sa vie » ne se limite pas aux seuls éléments biographiques. Il convient de penser aussi au « cadre » de vie, c’est-à-dire aux réalités de son époque, aux lieux évoqués, aux relations amoureuses, à la société qui l’environne, à tout ce qui nourrit sa vie intérieure. En quoi est-il possible, sur tous ces points, de parler de « malédiction », c’est-à-dire d’une condamnation à un « enfer » terrestre ?
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La formule « sur son nom » renvoie, elle, à sa fonction même de poète, au rôle qu’il veut jouer, à ses conceptions poétiques. Parler de « bénédiction » est faire du poète un être d’exception, distingué au milieu de ses semblables tel un ange ou un saint, doté d’un pouvoir supérieur. Quelle serait alors cette « bénédiction », et comment se manifesterait-elle dans sa création poétique ?
Pour voir une analyse du sonnet
Proposition pour une correction
Conclusion sur "Tableaux parisiens"
Les dix-huit poèmes de cette section, intégrés dans la seconde édition des Fleurs du Mal, ont été déplacés, pour huit d’entre eux, de la section « Spleen et idéal » dans l’édition de 1857, auxquels Baudelaire a jouté dix poèmes publiés auparavant dans des revues. Comme pour l’ensemble du recueil, l’étude a tenu compte de deux éléments essentiels, d'une part la « double postulation », plongée dans le gouffre, jusqu’à « la boue » du fond, pour prendre un élan vers le ciel, vers « l’or » de l’idéal. Le titre invite le lecteur à être spectateur des « tableaux » que nous propose le poète, à la suivre dans son itinéraire parisien, rigoureusement construit. le quatrième de la section « Spleen et idéal », et il s’inscrit dans la continuité d’« Élévation », pour traduire les pouvoirs du poète et la façon dont sa poésie les incarne.
L’ALCHIMIE POÉTIQUE
La structure de la section
La section s’ouvre sur « Paysage », qui pose le thème de la section avec l’image traditionnelle l’image traditionnelle du poète-bohème, dans sa mansarde, « voisin des clochers » donc du ciel, de l’idéal, cherchant la vérité spirituelle, mais aussi en annonçant son double rôle de spectateur (« je verrai », « écouter ») qui, par la création poétique d’une atmosphère, deviendra alchimiste : « je rêverai », « évoquer ». Il lui appartient donc, parmi les laideurs et les dures réalités de la ville, de construire les « palais féeriques » qui serviront de refuge à son mal de vivre, de « tirer un soleil de [s]on cœur ». Le deuxième poème, « Soleil », reprend cette image du matin s’ouvrant sur Paris.
Elle se ferme sur trois titres, « Brumes et pluies », « Rêve parisien », « Le crépuscule du matin » : après nous avoir fait traverser le Paris diurne et nocturne, arrive « l’aurore » d’un nouveau matin, qui enferme l’homme dans un éternel recommencement.
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« Brumes et pluies » met en relief la monotonie des jours, à travers l’image des saisons intermédiaires, qui font écho, héritage du romantisme, à la tristesse de l’âme. Est exprimé aussi le chagrin de l’homme solitaire, qui, pour échapper à son mal de vivre, pour « endormir la douleur » va rechercher des « amours » de hasard.
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« Rêve parisien » réalise, dans sa Partie I, la transmutation alchimique annoncée dans le poème d’ouverture, le fait de prendre le réel qui l’entoure, sinistre, pour, « architecte de [s]es féeries », en faire surgir les plus beaux rêves (peut-être aussi liés au haschish), des décors qui relèvent du merveilleux des contes. Mais le retour au réel (partie II) est brutal et douloureux : la « pendule » rappelle la fin de « Spleen et Idéal », en ramenant au thème du temps, de la mort.
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« Le crépuscule du matin » récapitule les thèmes de la section, toutes les luttes entre le corps et l’âme, et, à travers tous les « miséreux », l’image d’un Paris qui fourmille de vices.
Le centre de la section repose sur une double orientation :
- Des poèmes allégoriques, en écho à l’état d’âme du poète , tels « Le Cygne », « Le squelette laboureur », réflexion sur la mort à partir des planches d’anatomie chez les bouquinistes, et « Crépuscule du soir » qui, après avoir fait le bilan de la journée, montre le Paris nocturne, poème auquel « Crépuscule du matin » fournira la réponse et l’écho.
- Les poèmes centrés sur des humains, qui soit sont vus individuellement (« À une mendiante rousse », « À une passante »), soit regroupés (« Les sept vieillards », « Les petites vieilles », « Les aveugles », « Le jeu »), soit pris en tant que symboles dans « Danse macabre » et « L’amour du mensonge ».
- Deux poèmes sont à part, car ils présentent une évocation nostalgique de son passé : « Je n’ai pas oublié… » dépeint une très brève oasis de calme et de douceur, la maison de sa mère à Neuilly, mais qui ne subsiste plus qu’à l’état de souvenir, et « La servante au grand cœur… » rappelle Mariette, la vieille servante de l’enfance, dont le poète garde un souvenir attendri, mais ici sa visite fantomatique fait ressortir, avec ses « pleurs », la déchéance du poète, ses remords et sa honte.
La vision de Paris
Les « tableaux »
Baudelaire, observateur du réel, nous emporte dans le Paris de son époque. C’est ainsi que la ville s’offre à la re-création opérée par le poète. Il nous fait traverser tous les lieux associés aux vices de Paris, qui recréent l’image d’une cité malsaine. Matériellement, c’est une ville « assourdissante », « fourmillante », vulgaire. Baudelaire insiste sur l’aspect sordide du décor, en dépeignant la boue, le froid, les faubourgs lépreux, un monde moderne que le développement urbain ne fait qu’enlaidir. Moralement, c’est une sorte de Babylone, où peuvent s’épanouir toutes les débauches, la prostitution, le jeu… D’où les images souvent violentes qui se multiplient, au moyen des « correspondances », verticales avec un incessant va-et-vient entre le sol et le ciel, et horizontales, avec les synesthésies associant toutes les sensations.
Le poète face à Paris
Mais, face à Paris, l’attitude de Baudelaire reste ambiguë. D’un côté, il fait preuve d’une réelle fascination, d’une attraction irrésistible pour cette « ville-femme », qui offre tant de promesses de plaisir, tant de « divertissements » qui permettraient d’échapper au « spleen » : « Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices », déclare-t-il dans « Les petites vieilles ». De l’autre, il exprime un recul d’horreur, en s’écriant, dans « Le Crépuscule du soir » : « Et ferme ton oreille à ce rugissement ».
C’est ce qui explique le leitmotiv du « macabre », mis à la mode par les romantiques, notamment par Gautier, auquel Baudelaire dédie son recueil : le goût morbide pour les images de squelette, de décomposition, de pourriture. En fait, les hommes dansent et rient – en une sorte de souvenir des pratiques romaines où, lors des banquets, on venait rappeler aux dîneurs le « Carpe diem » avant que le mort ne vienne les saisir – pour oublier qu’ils vont vers la mort, tout comme Baudelaire tente de l’oublier dans son errance parisienne et à travers la création poétique. Mais, même pour lui, il ne s’agit que de « tableaux », dont lui aussi reste spectateur, à jamais marginal et exilé.
VERS LA MODERNITÉ
Par ses « Tableaux parisiens », Baudelaire a entrepris de faire entrer un Paris moderne dans la poésie, mais avec une double impression de fascination et d’horreur. Il a su, pour ce faire, rénover profondément la versification, en usant de tous les vers, de toutes les strophes, de toutes les rimes, avec un usage essentiel des synesthésies.
Apollinaire et Cendrars vont plus loin encore, en prolongeant son approche, à la fois par les thèmes retenus et par une écriture qui se veut encore davantage l’image de ce modernisme.
PARCOURS COMPLÉMENTAIRE : Blaise CENDRARS, Dix-neuf poèmes élastiques, 1919 : "Contrastes", vers 15-44
Pour lire l'extrait du poème
Blaise Cendrars (1887-1961), auteur d’origine suisse (son nom est Louis-Ferdinand Sauser) et naturalisé français, se caractérise essentiellement par une véritable boulimie de voyages : dès quinze ans, une fugue l’emmène, par le transsibérien, au fond de l’Asie, et toute son œuvre est imprégnée de ses multiples voyages en quête de toutes les diversités du monde, mais tous le ramènent toujours à un point fixe : Paris, où il fréquente tous ceux qui, au début du siècle, sont à la recherche d’un Art nouveau, dans la peinture avec Braque, Picasso, les Delaunay (fauvisme, cubisme, simultanéisme), et dans la poésie, tels Apollinaire, Max Jacob…
Le titre du recueil, Dix-neuf poèmes élastiques, est déjà un signe de rupture avec tout ce qui, pendant des siècles, a enfermé le poème dans une forme, en affirmant au contraire un choix d’« élasticité » du cadre et de la versification. Le titre du poème, quant à lui, propose une double hypothèse de lecture : des « contrastes » dans les thèmes retenus, c’est-à-dire diverses images de Paris qui s’opposent, et dans la création d’une poésie elle-même faite de « contrastes » avec des formes, des couleurs, des bruits qui s’opposent dans la plus grande liberté du vers. Nous nous interrogerons donc sur la façon dont cet extrait offre une forme d’alchimie poétique.
Blaise Cendrars, La fin du monde filmée par l'ange N.-D., 1919. Illustration au pochoir
Strophe 1
Un premier contraste apparaît dans les thèmes d’inspiration, entre l’intérieur de la chambre, où se tient le poète, observant, à travers « les fenêtres grand’ouvertes sur les boulevards », tout ce qui s’y passe, et l’extérieur, le déroulement de la vie moderne, elle aussi faite de « contrastes ». Les allusions au luxe, « vitrines », « limousines », s’opposent, en effet, au monde ouvrier, signifié par le peintre « pocheur », ou les « linotypes », machines à imprimer qui permettent à la ligne imprimée de se fondre en un seul bloc.
En même temps, la métaphore du vers 1, qui transforme les « vitrines » des boutiques en celles de la poésie, crée d’autres contrastes, dans les choix poétiques. Ainsi peut se réaliser un étalage de bruits opposés, « violons » et « xylophones », et de couleurs qui explosent en « taches » ; contraste aussi des images qui associent la banalité terrestre (« se lave dans l’essuie-main », « les chapeaux des femmes ») à l’immensité céleste : « l’essuie-main du ciel », « des comètes dans l’incendie du soir », qui se charge, lui aussi, de multiples couleurs.
Une machine moderne : la linotype
Enfin, la longueur du vers libre marque, elle aussi, le contraste. Le verbe « brillent », isolé, est mis en valeur : la poésie transfigure le réel, comme si chaque élément exposé dans les « vitrines » devenait un bijou.
Strophe 2
Dès son ouverture, la strophe fait éclater le monde par le contraste entre le mot lancé en tête, « L’unité », immédiatement démenti par la triple anaphore qui suit : « plus d’unité », « plus de temps » (les « horloges » en indiquant minuit, semblent totalement déréglées), « plus d’argent ». Le poète donne ainsi l’impression d’un monde déstructuré, qui a perdu tout ce qui l’organisait, lui donnait un sens.
Ce temps ainsi brisé organisé est remplacé par l’immédiateté de l’actualité, qui pénètre la poésie, ici « la Chambre » des députés, avec ses débats de nuit, traduits par le pronom « on ». Le vers 14, qui évoque la « matière première » fait sans doute allusion aux crises coloniales, liées aux richesses minières, par exemple en 1911 les accords d’Agadir qui concèdent aux Allemands une partie du Congo en échange de la liberté pour la France d’exploiter les richesses du Maroc.
Strophe 3
Nous y découvrons le contraste des lieux car, après l’allusion à « la Chambre », lieu solennel, le poème nous transporte « chez le bistro », lieu de la vie la plus ordinaire. De même, la banalité des « rues », suggérées dans les strophes précédentes et par la mention de l’ « automobile », s’oppose aux monuments célèbres, eux aussi en opposition, des anciens, tel « l’Arc de Triomphe, aux modernes, dont le plus récent, la « Tour Eiffel ».
À cela s’ajoute le contraste des personnages parmi lesquels nous trouvons d’abord « les ouvriers en blouse bleue », c’est-à-dire tous les humbles, les anonymes, auxquels s’oppose « un bandit » célèbre. Cendrars fait ici allusion à la bande à Bonnot, célèbres voleurs qui opéraient en voiture, arrêtés en 1912, et jugés en 1913. Puis « un enfant joue avec l’Arc de Triomphe » rappelle ces aviateurs qui se sont amusés à passer sous ce monument pour atterrir ensuite sur les Champs-Élysées. En août 1912 un arrêté du préfet de police de Paris interdit les atterrissages dans la capitale. En dernier vient « Monsieur Cochon ». Il s’agit de Georges Cochon, militant anarchiste (il passe 3 ans aux Bats’ d’Af’ pour objection de conscience), ouvrier tapissier, dont l’expropriation, en 1911, qu’il refusa (il tient un siège de 5 jours contre la police, en clouant des poutres en travers de la porte, en en allumant une lampe à sa fenêtre pour chaque jour de siège) conduit à la création de la Fédération nationale et internationale des locataires. Donc « ses protégés » sont les sans-abris, que Cendrars propose plaisamment de loger « à la Tour Eiffel ».
La bande à Bonnot : son arrestation
Enfin, Cendrars passe du temps quotidien, habituel, « au café », « tous les samedis », où se déroule la « poule au gibier », jeu de loto, avec mise dont le gagnant remporte une pièce de gibier, au moment d’exception : « de temps en temps ». Il fait, de ce fait, alterner l’ancien, la tradition, et le nouveau.
Ainsi la poésie naît de ces contrastes, que l’on retrouve aussi dans les couleurs (« blouse bleue » et « vin rouge »), et mis en relief dans les vers courts d’ « On joue » et « On parie ». Ressort alors la notion de hasard : c’est lui aussi qui assemble les images, prises au hasard dans Paris.
Strophe 4
Cette strophe s’ouvre sur la brutalité de l’adverbe de temps, « Aujourd’hui », affichant le désir d’une poésie de l’immédiat, de l’actuel, qui marque un nouveau contraste entre la tradition et le modernisme.
Du côté de la tradition, se range la religion propre à ce vieux pays chrétien, identifiée par les mentions du « Saint-Esprit » et de « Saint-Séverin », une des plus vieilles églises du Quartier Latin, mais aussi « la Sorbonne », l’Université parisienne la plus ancienne. Elle est montrée dans toute la force de sa tradition immuable à travers l’image, « Les pierres ponces […] ne sont jamais fleuries », niant toute possibilité de printemps, donc de renouveau. La permanence de la ville se traduit par l’évocation de « la Seine », fleuve symbole même de Paris.
Mais d’autres images du monde moderne viennent contredire cette première vision. Le « Changement de propriétaire » signalé, formule accompagnée des « plus petits boutiquiers » montre que c’est le commerce, donc l’argent, le matérialisme, qui est devenu la nouvelle valeur du monde moderne, en remplacement de la religion. De même, quand « l’enseigne de la Samaritaine laboure [...] la Seine », le grand magasin, symbole du commerce moderne, dont l’image nous montre les enseignes électriques se reflétant dans la Seine, suggère aussi qu’un nouveau Paris pourra naître de ce sillon.
La Samaritaine, un grand magasin
Plus violentes sont les images suivantes, par exemple l’allusion aux manifestations par « les bandes de calicot / De coquelicot ». Le rejet et le jeu sonore mettent en valeur cette fleur, rouge, donc symbole de la révolte. Pendant ces manifestations, alors nombreuses, pour protester contre la loi qui voulait faire passer le service militaire à 3 ans, des banderoles étaient brandies. Après les couleurs lumineuses, les bruits : ceux des transports modernes, tels les « tramways » dont la 1ère ligne avait été inaugurée en 1910, que nous entendons par l’écho vocaliques du [ è ], au lieu des cloches sonnant à l’église : « les sonnettes acharnées des tramways ».
Strophe 5
Avec l’arrivée de la nuit naissent les derniers contrastes.
Les lieux parisiens, énumérés, « Montrouge, gare de l’Est, Métro nord-sud, bateaux-mouches », contrastent avec l’immensité du monde. Ainsi nous découvrons le microcosme parisien, illustré notamment par la « rue de Buci », rue populaire de Paris, d’où partit le cri « Vive la République » lors des journées révolutionnaires de 1848, avec des barricades, d’où le lien établi avec le fait de crier les titres des journaux dans les rues. Face à lui, le macrocosme, aussi vaste que « l’aérodrome du ciel » : outre le rappel du développement de l’aviation, Paris, alors carrefour des arts, semble donc concentrer l’immensité en lui, le monde entier en elle. Et cela nous renvoie aussi au titre Du monde entier au cœur du monde donné à un recueil qui regroupe l’ensemble de l’œuvre poétique de Cendrars, à l’image de la vie de cet écrivain.
Le second contraste, dans cette strophe, vient des jeux de lumière et d’ombre. D’une part, on note l’opposition entre l’extrême luminosité et le flou, toujours mise en relation avec les temps modernes face à l’ancien. Ainsi le vers « Il pleut des globes électriques », où allitération de la consonne liquide reproduit la coulée de lumière, contraste avec le terme « halo », effet de la lumière qui engendre le flou, et empêche la « profondeur », la vision pénétrante, qui figure pourtant au vers suivant. D’autre part, ce même terme de « halo », atténuant la lumière, contredit l’éclat porté par l’adjectif « embrasé », mis en relief par l’apposition, et la comparaison du ciel au couchant à « un tableau de Cimabue », peintre et mosaïste médiéval célèbre pour la luminosité de ses couleurs.
Cette luminosité est, par la suite, elle-même contredite par l’omniprésence du noir à la fin du poème. Cendrars y place, en effet, au premier plan, « par devant », des hommes devenus silhouettes. Les trois adjectifs, « Longs / Noirs / Tristes », occupent chacun un vers unique, ce qui les souligne, tandis que le jeu de mots final, en associant les « cigarettes » et la fumée des usines, nous ramène au monde du travail et à ses souffrances.
Allumage de réverbère
CONCLUSION
Le poème présente des images de Paris qui s’opposent et se heurtent, donnant ainsi l’impression d’une ville en pleine effervescence, en plein renouveau. L’écriture poétique de Cendrars est elle aussi faite de « contrastes ». Le regard du poète sert d’embrayeur à une description qui, en fait, se résume en une liste faite d’énumérations, comme dans « Zone », poème qui ouvre Alcools d’Apollinaire. Le regard erre au hasard, et, par la juxtaposition, crée une sorte de choc, des effets de surprise. C’est là le procédé de base du Simultanéisme, en écho aux recherches des cubistes. Il s’agit de désintégrer l’unité apparente du réel, des lieux, des objets, des êtres, pour créer un réel discontinu, où les éléments se juxtaposent comme au hasard, avec une liberté totale dans la longueur du vers.
La seule unité reste alors l’espace du poème-« vitrine », donnée par le poète qui voit, écoute, lit…, avec une association des perceptions, qui rappelle les synesthésies baudelairienne, dans une sorte de kaléidoscope mental.
Guillaume APOLLINAIRE, Alcools, 1913 : "Zone", vers 1-24
Pour lire l'extrait du poème
Apollinaire choisit « Zone » pour ouvrir Alcools, publié en 1913, choisissant ainsi d’inscrire son œuvre dans la modernité, avec une esthétique assez différente de la plupart des autres poèmes du recueil, peut-être sous l’influence de Cendrars. Le poème, sous le titre « Cri », avait paru, mais ponctué, dans la revue des Soirées de Paris, en décembre 1912, peu après la rupture d’Apollinaire avec le peintre Marie Laurencin. Les vers 1 à 24 donnent une bonne image de cette re-création poétique de Paris, elle aussi faite de contrastes.
L'image du poète
La volonté de modernisme
Dans le premier vers, le poète, par l’interpellation, s’adresse à lui-même, familièrement, pour exprimer une forme de lassitude devant une ville qui, sous son modernisme apparent, cache encore le « monde ancien », que semble d’ailleurs illustrer le choix de l’alexandrin, le plus traditionnel des vers.
Cette lassitude se prolonge dans plusieurs autres images, à commencer par « le troupeau des ponts bêle ce matin », comme pour protester. La reprise par « Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine » est plus ambiguë, car, en raison de l’absence de ponctuation, ce « tu » peut représenter le poète, ou bien la « Tour Eiffel », qui, par son modernisme, illustrerait cette vibrante protestation. De toute évidence, Apollinaire souhaite que la ville aille encore plus loin dans la modernité.
La religion
Comment alors ne pas être surpris par le double éloge de la religion des vers 5 à 8 : « La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple » et comme les hangars de Port-Aviation », et « « Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme / L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X » ? Le pape n’est-il pas le représentant même du maintien de la tradition, de la lutte contre le modernisme, contre l‘évolution des mœurs ? Mais la comparaison, « comme les hangars de Port-Aviation », apporte un nouvel éclairage, l’idée que la modernité n’interdit pas l’aspiration à une « élévation », à un élan vers un idéal qui dépasserait l’homme, car, jusqu'à présent, elle n’arrive pas encore à offrir à l’homme un réel horizon.
Apollinaire reconnaît donc, mis en relief par l’enjambement, un malaise, entre son souhait d’un modernisme accrue, et son regret de la perte d’un sens qui apaiserait l’âme : « Et toi que les fenêtres observent la honte te retient / D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin ».
La vie parisienne
Les lieux évoqués
En tête du poème est mentionné l’emblème même de la modernité, qui semble régner, depuis sa construction, si contestée, en 1889, sur la ville, sur son fleuve, sur les automobiles qui y circulent : « Bergère ô tour Eiffel ».
Par contraste, des vers 15 à 24, le poète se fait spectateur, tel Baudelaire, des lieux les plus quotidiens, cités par les toponymes comme à la lecture d’un plan de la ville, « cette rue industrielle / Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes ». Cependant, il dépasse cette banalisation pour inscrire cette ville dans son éloge de la modernité, d’un nouveau monde qu’elle semble annoncer : « Neuve et propre du soleil elle était le clairon ». Le passage est encadré par deux qualificatifs mélioratifs : c’est « une jolie rue », et « j’aime la grâce de cette rue industrielle ». Mais d’où provient cette image de beauté ? C’est à nouveau le modernisme qu’Apollinaire met en valeur, en retrouvant les synesthésies baudelairiennes, sons souvent violents, et visions colorées : « Le matin par trois fois la sirène y gémit / Une cloche rageuse y aboie vers midi / Les inscriptions des enseignes et des murailles / Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent. »
Robert Delaunay, Tour Eiffel, 1911. Huile sur toile, 160,7 x 128,6. Art Institute, Chicago
L’énumération, avec ses contrastes, renforcée par l’absence de ponctuation et par les jeux sonores, assonances et allitérations, la comparaison aux « perroquets », à la fois avec leurs cris discordants et leurs couleurs vives, crée une sorte de kaléidoscope qui reproduit l’atmosphère d’une ville qui bascule dans le XXème siècle.
Un nouveau mode de vie
Au cœur du passage, Apollinaire introduit rapidement le peuple parisien. Même si les écarts sociaux y sont maintenus, entre « les directeurs » et « les ouvriers », et même si un travail pesant, « Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour », reste la règle, de nouveaux métiers naissent avec le monde moderne, illustrés par le mot alors créé, « les belles sténodactylographes », fort peu poétique.
Ce nouveau mode s’incarne dans un nouvel « art », une nouvelle littérature à laquelle le poète consacre quatre vers, créant une nouvelle impression de confusion par l’énumération : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux / Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières / Portraits des grands hommes et mille titres divers ». L’hyperbole finale souligne ce mélange entre une forme de tradition, avec la mention des « grands hommes », et ce monde moderne, mercantile, et un peu racoleur. Mais il offre l’avantage de s’être ouvert à un vaste public, il n’est plus renfermé dans des livres coûteux, et cherche d’abord à attirer l’attention, comme le souligne l’image « qui chantent tout haut ».
Gino Starace, Fantômas, illustration de la couverture, 1911. Coll. « Le Livre populaire »
Pour conclure
Apollinaire et Cendrars préparent l’explosion du surréalisme, qui fera de l’image de Paris, des hasards des rencontres, des lieux insolites, un de ses thèmes privilégiés, en poursuivant la recherche d’une écriture nouvelle pour mieux les refléter.
Francis CARCO, Romance de Paris, 1949
L'auteur et la bohème parisienne
Ce recueil a été choisi pour plusieurs raisons. D’une part, la vie de son auteur, Francis Carco (1886-1958), amène à découvrir la vie artistique, la bohème de la première moitié du XXème siècle, autour de Montmartre, où le jeune homme s’installe quand, en 1910, il monte du sud de la France à Paris, avec un port d’attache, le cabaret du Lapin agile, qui accueille écrivains, tels Apollinaire, Mac Orlan, Dorgelès,…, ou peintres, Matisse, rencontré à Nice, Modigliani, Utrillo, mais aussi Picasso et les cubistes. Plus tard, après la guerre, il revient s’installer en banlieue, sur les bords de l’Oise, avant de choisir, en 1949, de vivre dans l’île Saint-Louis, à nouveau au cœur de Paris.
Francis Carco et la bohème parisienne : une biographie
"Le Lapin agile", cabaret de Montmartre
Pour en savoir plus sur l'auteur
Mais sa poésie ne choisit pas les formes modernes alors expérimentées : proche de Toulet, chef de file de l’École fantaisiste (1911), admirateur de Francis Jammes, ami de Tristan Derême, il conserve une versification régulière et des thèmes qui rappellent la mélancolie d’un Nerval, d’un Verlaine…, qu’illustre la dédicace de Petits airs du matin, en 1920.
Peut-être pouvons-nous lire, dans cette description mélancolique, le souvenir, inoublié, de sa liaison avec Katherine Mansfield, relation troublante, qu’il qualifie lui-même d’« amour inabouti »…
« Vous aimiez les roses d’automne
Qui s’effeuillent quand on les cueille,
Les dahlias, les chrysanthèmes…
Sais-je encor ! la chute des feuilles…
Mais l’amour vous a dévastée
Et vous pleurez après le temps
Où vous détestiez le printemps…
De tout cela, qu’est-il resté ? »
Le dossier, fondement de la seconde partie de l’épreuve orale de l’EAF, s’ouvrira sur cette présentation.
Le recueil
Son titre allie la littérature et la musique : la "romance" se définit comme une œuvre poétique, d’inspiration populaire, et parfois naïve, qui traite de sujets amoureux, sur un ton élégiaque, et qui peut être mise en musique. Comment ne pas penser à Romances sans paroles, court recueil de Verlaine, paru en 1874, qui voulait y « mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projeté » ?
Mais le titre complet évoque aussi un film musical de 1941, réalisé par Jean Boyer, Romance de Paris, avec une chanson de même titre, alors chantée par Charles Trenet, accompagnée de cet accordéon que les poèmes de Carco – qui lui-même n’hésitait pas à chanter au Lapin agile - évoquent souvent pour accompagner ses thèmes populaires.
Cela offrira aux élèves l’occasion de proposer à la fois une recherche sur la place accordée à la musique dans le recueil, en lien avec une critique musicale comparant deux interprétations, celle issue du film, et la reprise de ce morceau par la chanteuse Zaz en 2014.
Pierre Eugène Clairin, couverture de Romance de Paris, 1949. Lithographie, 26 x 19,5
Affiche du film Romance de Paris, de Louis Boyer, 1941
Analyse du recueil
Son analyse portera sur trois aspects : les lieux choisis, les personnages dépeints, et l’image du poète lui-même. On s’attachera aux effets de contraste entre tradition et modernité :
pour les lieux, la place accordée au modernisme, becs de gaz, trains, fiacres jaunes de l'Urbaine, trains, cafés bruyants…, face à celle occupée par des lieux emblématiques, au premier rang desquels la Seine, ses rives et ses chalands ;
pour les personnages, la peinture des marginaux, mauvais garçons des bas-quartiers, miséreux et prostituées, face aux amoureux romantiques qui traversent les jardins :
pour le poète, ses souvenirs d’un « spleen » baudelairien, mais voilé, mêlé d’une douce mélancolie, comme le caractérisait Roland Dorgelès : « Prisonnier comme eux [les bagnards de Nouméa], mais prisonnier de lui-même, il n'a jamais pu s'évader. C'est toujours ainsi qu'il a vu le monde, observé les êtres, dans une brume de mélancolie que nul rayon de joie ne parvenait à percer. »
Cette analyse s’appuiera sur des exemples précis, prêtant attention aux choix de versification. L’étude montrera la façon dont Carco croise une versification régulière, avec la recherche d’une musicalité élégiaque, mais distanciée par l’ironie, et les souvenirs des synesthésies baudelairiennes, mêlés par endroits aux heurts brutaux de couleurs, de sons et de lumière.
On pourra demander aux élèves de développer cette analyse à partir de ce commentaire de Robert Sabatier :
« Carco est un poète en demi-teintes, il bannit le verbiage, le clinquant, le faux lyrisme. Jusque dans ses poèmes les plus simples, on sent une sorte d'arrière-tremblement, de frémissement. Sa couleur est le gris, celui des murs, des jours, des souvenirs. Ses paysages campagnards ou urbains sont mouillés de pluie. Les bonheurs charnels sont courts et sans lendemain. On voit des bars, des ombres, des pas solitaires, un univers triste et las. Ce sont les amours de rues sans joie comme dans les chansons des chanteuses réalistes, de Damia à Fréhel, mais Carco excelle à jouer des airs tristes et tendres, à composer même sur un air de java. »
Cette présentation sera complétée par le choix d’un poème, justifié par une explication précise.
Histoire des arts
Avant sa parution chez Albin Michel en 1953, le recueil paraît, en 1949, illustré par 34 lithographies en couleur (26 x 19,5 cm) de Pierre Eugène Clairin. À partir d’un exemple choisi parmi ceux proposés dans le diaporama, sera rédigée une critique mettant en relation l’illustration et le poème.
Pour voir le diaporama