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Arthur Rimbaud, Illuminations, 1872-1875 : explications de poèmes

"Après le Déluge" 

Pour lire le poème

Ce poème, en forme de récit, qui ouvre le recueil, Illuminations, mérite une analyse car nous pouvons penser qu’il lui donne le ton. Comme dans tous les poèmes de ce recueil, il peut recevoir différentes interprétations, mais en adopter une en excluant les autres risquent d’en limiter le sens. En suivant l’ordre des « strophes » marquées par les brefs paragraphes, oussi nommée « versets », nous essaierons donc, à partir de son titre, qui renvoie au texte biblique de la "Genèse" (VI à IX), de montrer comment s’entrecroisent trois caractéristiques du recueil : celles propres à toute fable, l'imaginaire et le merveilleux, dont le récit adopte le ton, celle qui inscrit le jeune poète dans la description, et celle qui transmet une dénonciation, une révolte.

1ère Partie : la renaissance (du début à la ligne 5) 

Verset 1

 

La virgule qui suspend la subordonnée temporelle, « Aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise, », en brisant la syntaxe, attire l’attention sur cette ouverture, qui prend pour point de départ le mythe biblique du déluge : Yahvé, le dieu de la tradition judéo-chrétienne, a décidé de punir les hommes en les détruisant : « Le déluge frappa la terre pendant quarante jours ». Tous les êtres disparurent, sauf Noé et les siens, et les couples d’animaux réfugiés dans l’arche qu’il avait construite.

Le poème débute à la fin de cet épisode, quand la vie va donc pouvoir renaître sur terre, le participe « rassise » marquant le retour au calme, l’apaisement : « il n’y aura plus de déluge pour détruire la terre », promet Dieu à Noé. Peut-être aussi Rimbaud élargit-il la perspective, si l’on donne à « idée » son sens platonicien : cette destruction serait devenue « rassise », intervention divine trop vieille pour le monde moderne ?

Simon de Myle, L’arche de Noé sur le mont Ararat, 1570. Huile sur panneau de bois, 114 x 142. Collection privée

Simon de Myle, L’arche de Noé sur le mont Ararat, 1570. Huile sur panneau de bois, 114 x 142. Collection privée

Marc Chagall, Noé et l’arc en ciel, 1961-1966. Huile sur toile, 205 x 292,5.   Musée national Marc Chagall, Nice

Marc Chagall, Noé et l’arc en ciel, 1961-1966. Huile sur toile, 205 x 292,5.   Musée national Marc Chagall, Nice

Verset 2

 

Le texte se poursuit, telle une fable, avec l’introduction d’un animal personnifié, dans une nature renaissante, nouvelle allusion biblique puisqu’à l’issue du déluge, Dieu établit une alliance avec l’homme, « j’ai placé mon arc dans la nue, et il servira de signe d’alliance entre moi et la terre », d’où la prière du « lièvre », en signe d’action de grâce. Or, cet animal est, traditionnellement, porteur d’un double symbolisme : actif la nuit, il se cache le jour, il représente donc la peur – peut-être est-ce pour cette raison qu’il semble se protéger derrière « la toile de l’araignée » ; mais sa fécondité l’associe aussi à la vie fertile et triomphante : d’où sa peinture, à la façon de l’illustration d’une fable enfantine, au milieu de la végétation, « les sainfoins et les clochettes mouvantes ».  

Verset 3

​

Le tiret met en évidence une opposition entre deux éléments qui illustrent la beauté, mais différemment. L’une s’offre à l’homme, celle des « fleurs qui regardaient déjà », si présentes dans le recueil qui leur consacre d’ailleurs un poème, ornements terrestres qui semblent ici s'éveiller,  tandis que l’autre lui reste invisible : « les pierres précieuses qui se cachaient ». L’interjection exprime alors un regret de cet interdit, que nous pourrions appliquer à la tentative poétique entreprise par Rimbaud : il ne pourrait accéder qu’aux « fleurs » (pensons au titre de Baudelaire, Les Fleurs du Mal), à une description des beautés terrestres, et non à une poésie d’essence supérieure, qui lui resterait inaccessible. C’est encore chez Baudelaire, dans « Les Litanies de Satan », que nous pouvons retrouver cette invocation au démon : « Toi qui sais en quels coins des terres envieuses / Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses. »   

2ème Partie : la recréation progressive du monde (lignes 6 à 19) 

Versets 4 et 5 : le fonctionnement social

 

Cette reconstruction repose d’abord sur le fonctionnement économique, les « étals » étant une références aux boutiques, au commerce, les « barques » à la pêche », et à l’élevage, avec la mention du « sang », du « lait », et des « abattoirs », mis en relief entre deux tirets, sans oublier les « cirques », où se retrouvent les animaux sauvages, domptés par l’homme. L’homme entreprend ainsi d’exploiter le monde qui l’entoure.

Mais cette reconstruction entrecroise deux tonalités :

        D’un côté, l’« illumination », au sens premier la « gravure peinte », est illustrée par cette étrange vision de la « mer étagée là-haut comme sur les gravures », vision qui se retrouve dans « Mystique » : « Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers ». C’est alors le merveilleux qui s’impose, comme par la mention de Barbe-Bleue, personnage du conte de Perrault.

        De l’autre, se marque le rejet, avec ce lieu qui dégoûte, « la grande rue sale », et l’insistance sur le « sang », la fin de la phrase faisant écho à sa terrible ouverture : « Le sang coula chez Barbe-Bleue ». Ainsi, dès que l’homme renaît, il révèle sa nature criminelle, alors même que, lors de l’alliance d’après le déluge, Dieu avait imposé à Noé cet interdit : « Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang. / Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal ; et je redemanderai l'âme de l'homme à l'homme, à l'homme qui est son frère. » C’est ce qui peut expliquer que « le sceau de Dieu blêmit les fenêtres », comme sous l’emprise de l’horreur.

Gustave Doré, Barbe Bleue, 1862. Gravure sur bois, 33 x 27. Édition Hertzel 

Gustave Doré, Barbe Bleue, 1862. Gravure sur bois, 33 x 27. Édition Hertzel 

Versets 6 et 7 : les reconstructions

 

À nouveau Rimbaud mêle le merveilleux propre à la fable aux réalités humaines.

  • Ainsi, il choisit les animaux emblématiques de la construction « castors » pour représenter les habitations rebâties, mais rappelons l’action du baron Haussmann, qui, de 1853 à 1870, s’est employé à rebâtir Paris.

  • De même, cette image, « Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets. », tout en faisant référence à un autre type de construction, celle des lieux de plaisir, donne l’impression d’une action quasi magique des boissons, sans action humaine.

  • La troisième construction, construite aussitôt « après le déluge », « la grande maison de vitres encore ruisselante », pourrait figurer l’école, avec la présence des « enfants en deuil », car porteurs des tabliers noirs qui étaient alors imposés. Peut-être aussi portent-ils le deuil de leurs parents disparus… Mais Rimbaud fut aussi un enfant « en deuil », âgé d’à peine sept ans quand son père abandonne femme et enfants. Le fait qu’ils « regardèrent les merveilleuses images » nous rappelle d'ailleurs que Rimbaud, dans Une saison en enfer (« Délire II ») évoque son goût pour la littérature enfantine, les « enluminures populaires », « la littérature démodée », « contes de fées, petits livres de l’enfance ».

Versets 8 à 10 : les mœurs

 

Les deux paragraphes suivants se construisent sur une opposition :

         D’un côté, la liberté proclamée par « l’enfant », qui, comme le jeune Rimbaud, quitte la maison (« Une porte claqua ») et se place au centre de l’espace, « sur la place du hameau »,avec une gestuelle qui vise à se l’approprier : « l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout ». C’est donc lui qui, dans cette image, exerce une action quasi magique, et se trouve comme illuminé par les derniers signes de l’eau du déluge, « sous l’éclatante giboulée ».         

         De l’autre, nous basculons dans l’image d’une société qui s’embourgeoise, déjà avec la présence de la religion, qui semble ici amplifiée : « La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale. » La première phrase, elle, avec les astérisques qui rappellent la façon dont les échos mondains, dans la presse, évoque les réceptions mondaines, accompagnées du « piano ». Nous pouvons penser aussi, comme le signale une interprétation critique, à un souvenir des excès romantiques, quand Léon vante les paysages suisses à Emma Bovary : « je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant quelque site imposant. »

Le dernier paragraphe de cette partie marque la reprise des voyages, vers le sud, « Les caravanes partirent », peut-être allusion au départ pour les conquêtes coloniales, ou vers le grand nord : « Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle. » Ce contraste des deux extrêmes géographiques se complète de deux autres jeux d’opposition, entre l’ordre que suppose un hôtel, et la « chaos », et entre son nom, lumineux, « le Splendide hôtel », et la « nuit ».

Rimbaud, "Après le déluge", Illuminations

"Les caravanes partirent" 

"Le chaos de glaces" 

3ème Partie : le retour au présent (lignes 20 à la fin) 

Verset 11

 

L’indice temporel, « Depuis lors », nous ramène au présent, après toute la reconstruction que vient de représenter le poème. Or, ce présent est illustré par des images négatives, à commencer par le moment choisi, la nuit, avec la place accordée à « la Lune », astre traditionnellement maléfique. Ce paragraphe nous éloigne des villes précédemment évoquées, pour nous transporter dans la nature, mais une nature inquiétante.

  • Qui peuvent symboliser ces animaux carnassiers, originellement liés à la mort, ces « chacals piaulant par les déserts de thym » ? Peut-être ceux qui quittent la société pour aller pousser des cris aigus et plaintifs, mais dans des « déserts » où nul ne peut les entendre ? Parmi eux, peut-être le poète qui s’isole, mais ridiculisé par le verbe « piaulant » ?

  • La personnification qui suit, « les églogues en sabots grognant dans les vergers », invite à cette même interprétation puisque les « églogues » sont des poèmes pastoraux, qui, à travers le dialogue naïf de bergers, « en sabots » donc, chantent la nature, « les vergers », et le bonheur qu’elle peut apporter, notamment aux amoureux rustiques. Mais, ici, l’image est détruite par le verbe « grognant », qui suggère le bruit répugnant des cochons.

C’est donc le moment où le pronom « me » introduit le poète-narrateur, seul dans la nature, dans l’obscurité de « la futaie violette », méprisant toutes les œuvres poétiques antérieures. Mais l’adjectif « bourgeonnante », mis en valeur par l’apposition, ouvre une promesse, que confirme le choix du locuteur et le discours rapporté : « Eucharis me dit que c'était le printemps. » Apparaît, en effet, comme dans un conte merveilleux, un personnage, à l’origine une nymphe dont le jeune Télémaque, héros du roman de Fénelon, est tombé amoureux, et dont le nom exprime la beauté de la grâce. Or, elle vient ici annoncer un temps de renaissance, de renouveau, qui serait en lien avec l’amour. Peut-être cacherait-elle le rôle de Verlaine auprès du jeune poète, stimulant sa création poétique ?

 

Mais nous pourrions aussi voir dans ce verset, en raison de l’aspect carnassier des « chacals », face aux « églogues en sabots » deux visions de l’amour : celui qui détruit, dévore avec violence, et celui naïf et simple à l’image du dialogue des bergers. De la même façon, ces deux images seraient rejetées, pour chanter l’annonce par « Eucharis » du « printemps », d’un nouvel amour.

Verset 12

 

Mais, pour que puisse advenir cette renaissance, il faut d’abord détruire ce qui a été si mal recréé. Rimbaud lance donc un appel à un nouveau « déluge », rendu violent par son rythme, en gradation et scandé par les tirets, par les injonctions insistantes et par les choix d’énonciation. 

L'appel au "déluge"

Il glisse, en effet, d’une invocation au singulier, adressée d’abord à l’« étang », eau stagnante à laquelle il demande de jaillir, puis à l’ «[é]cume » d’une mer qui inonde progressivement le monde : « roule sur le pont, et par-dessus les bois ». Au cœur du paragraphe s’installe l’image de la mort, à travers la représentation religieuse d’un enterrement : « draps noirs et orgues ». Explose alors avec violence l’arrivée du déluge espéré, avec le glissement du singulier au pluriel et la répétition verbale qui accentue l’horreur d’un cataclysme : « éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges. » Les sonorités contribuent à la violence de l’image, avec le martèlement du [ é ] soutenu par l’allitération des consonnes liquides [ l ] et [ R ] – ne s’agit-il pas d’eau ? – qui contraste avec la violence des dentales [ t ] et [ d ] pour illustrer la tempête. L’association du concret, les « Eaux », à l’abstrait, « tristesses » et le pluriel, avec sa majuscule, « relevez les Déluges », marque le point d’apogée de cette invocation.

L'appel au "déluge"

Verset 13

 

Le dernier paragraphe, avec le connecteur qui l’introduit, « Car », se présente comme une argumentation, une justification de cette invocation si violente. La révolte naît du constat de la situation actuelle, de ce monde recréé, « depuis qu’ils se sont dissipés », un rejet souligné par l’exclamation  violente : « c’est un ennui ! ». 

La description entre tirets, à la façon d’une parenthèse « — oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — », fait écho à l’ouverture, avec la même interjection désespérée : les « pierres précieuses s’enfouissant » sont encore plus inaccessibles, et les « fleurs ouvertes », ces poèmes consacrés aux beautés naturelles, ont alors perdu tout leur mystère. 

C’est donc sur un sentiment d’échec, sur l’impuissance que se ferme ce poème, sur un personnage traditionnel dans le registre merveilleux, qui intervient pour apporter une malédiction : « la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre », dont la puissance est marquée par sa première appellation de « Reine », mais ici maléfique car elle condamne le poète, et, par le « nous », tous les poètes, tous les humains, à ne pouvoir jamais accéder à une connaissance absolue : elle « ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons. »

J. Thompson, Les sorcières autour de leur chaudron. Illustration de Macbeth

J. Thompson, Les sorcières autour de leur chaudron. Illustration de Macbeth

CONCLUSION

 

Cette explication nous fait immédiatement mesurer les principales caractéristiques du recueil, à commencer par la façon dont Rimbaud utilise le merveilleux le plus traditionnel pour le mêler à une double réalité : sa propre vision du monde – et notamment son rejet violent de sa société, où règne « un ennui », celui déjà dénoncé par son prédécesseur Baudelaire – et sa quête poétique, sa volonté d’accéder par la poésie à « ce que nous ignorons », à une vérité d’essence supérieure. Ainsi, comme le Dieu de la Bible aurait provoqué un déluge pour punir l’humanité coupable, le poète se fait à son tour dieu, démiurge, pour appeler sur son époque, qu’il condamne, de nouveaux « déluges ».

Mais, même si nous percevons la place du poète dans ce poème d’ouverture, son interprétation reste parfois sujette à caution par la multiplication des images symboliques, juxtaposées et souvent contradictoires. Ce jaillissement d’images, brutal, tantôt d’une lumineuse beauté, tantôt d’une horreur sombre, n’est-il pas, finalement, le propre même des « illuminations », au-delà de toute recherche d'un sens allégorique ?

"Conte" 

Conte

Pour lire le poème

Après le poème d’ouverture, « Après le déluge », les cinq sections d’« Enfance » proposent au lecteur à la fois des éléments nettement autobiographiques, et des images qui illustrent la quête poétique de Rimbaud dans Illuminations. Venant à la suite, comme pour illustrer les lectures de l'enfance, le récit de « Conte », s’inscrit, par son titre, dans un genre qui offre des caractéristiques récurrentes, tant pour sa forme que pour les motifs développés et pour sa tonalité, le merveilleux. En suivant les quatre étapes du récit, nous nous demanderons si Rimbaud respecte ces normes, et, en cas de distorsions, nous tenterons de les interpréter.

1ère Partie : la situation initiale (du début à la ligne 6) 

Le genre du conte repose sur des motifs traditionnels : pour qu’il puisse se dérouler, il faut qu’il y ait un héros digne de ce nom, qui connaît un manque initial l’amenant à entreprendre une quête.

Paul-Émile Destouches, Schéhérazade accompagnée de sa sœur raconte au sultan Shariar une des aventures des Mille et une Nuits, 1824. Huile sur toile,81 x 64,3. Musée Thomas Henry, Cherbourg-en-Cotentin

Le choix du personnage

 

Selon la tradition littéraire du conte, les personnages, comme le lieu ou l’époque doivent rester indéterminés, d’où l’article indéfini, « Un Prince ». Le personnage ne se définit que par sa fonction, d’où la majuscule et, comme souvent dans les contes, il est en position de supériorité, puisqu’étymologiquement, le prince est le « princeps », le premier, par sa richesse, à laquelle fait allusion le « luxe », voire son essence quasi divine qui le rapproche du « ciel », si nous pensons à la monarchie de droit divin, et sa puissance. Il a donc tout pour être le héros d’un conte, y compris « ses femmes » qui l’assimilent aux sultans polygames des Mille et une Nuits, et autres contes orientaux.

Paul-Émile Destouches, Schéhérazade accompagnée de sa sœur raconte au sultan Shariar une des aventures des Mille et une Nuits, 1824. Huile sur toile,81 x 64,3. Musée Thomas Henry, Cherbourg-en-Cotentin

Le point de départ : un manque

 

La première phrase pose immédiatement ce manque, mais de façon un peu enfantine, comme s’il s’agissait d’un enfant déçu de ne pas avoir pu satisfaire un caprice : « il était vexé ». L’expression de ce manque se marque par le regret de son état actuel, amplifié par la double négation, restrictive : « ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. » C’est donc son orgueil qui intervient, le refus d’être assimilé au « vulgaire », à la foule, au peuple le plus ordinaire, car ses « générosités », les cadeaux qui accompagnent la fonction de prince, mais aussi les nobles valeurs dont il fait preuve face à son peuple, malgré toute sa recherche de « perfection »,  lui paraissent médiocres.

Mais, à cet état de manque, il pose une cause, à la fois son statut social – que lui reste-t-il à désirer ? – et des responsables, dénoncées : il « soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. » En les accusant de « complaisance », il reproche à ses épouses de ne pas réellement l’aimer, de ne l’aimer que par une sorte d’obligation, de soumission à son pouvoir, pour se rapprocher elles-mêmes du « ciel » et du « luxe ». Peut-être est-il aussi possible d’interpréter la mention du « ciel » comme lié à la religion, qui impose à la femme la soumission à son époux…

L'objet de la quête

 

En opposition à cette accusation est formulé l’objet de la quête : « ll prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour », c’est-à-dire un amour qui détruit l’existant pour apporter du nouveau, meilleur. Mais rappelons que le terme « révolutions » marque aussi l’idée du retour à une forme originelle, une perfection de « l'amour », et l’adjectif « étonnantes » suggère le choc, l’éblouissement de ce qui est ainsi pressenti.

L’intensité de cette quête est précisée – et accentuée – d’abord par la répétition du verbe « vouloir » : en passant de l’imparfait au passé simple, le second, mis en valeur en fin de phrase, lance l’action, la quête. Elle comporte une double dimension, dans les deux cas signe d’une haute ambition :

  • « voir la vérité » relève de l’esprit, qui souhaite accéder à une connaissance absolue, voire métaphysique ; nous touchons là au monde platonicien, celui des « Idées ».

  • « l’heure du désir et de la satisfaction essentiels » relève du corps, qui souhaite, par l’amour, atteindre à la plénitude des sens, dont l’adjectif « essentiels » fait une autre forme de « vérité », toute aussi véridique.

Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, Un rêve d'eunuque, 1874. Huile sur toile, 48 x 28.9. Cleveland Museum of Art.

Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouÿ, Un rêve d'eunuque, 1874. Huile sur toile, 48 x 28.9. Cleveland Museum of Art.

Cependant, la fin du paragraphe introduit un jugement, soit du prince lui-même, soit du narrateur. Le jugement inviterait à prendre du recul sur la force du « pouvoir humain », même pour un prince, qui ne serait alors qu’une illusion, due à un excès d’orgueil. La dernière phrase, « Il possédait au moins un assez large pouvoir humain », serait une façon de se rassurer sur la possibilité de réussir cette quête. Parallèlement, se trouve suggérée une possibilité d’échec

2ème Partie : les épreuves de la quête (lignes 7 à 16) 

Trois péripéties ponctuent cette quête, toutes marquées par l’horreur, en gradation quantitative, et la structure parallèle de chaque paragraphe, avec la forte rupture du tiret, souligne, pour chacune, l’échec.

Le premier massacre

 

Vu qu’elles ont été les premières accusées, la première destruction vise les femmes qui ne savent pas l'aimer : « Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. » Le ton biblique, dû à l’emploi du verbe « connaître » au sens de la possession sexuelle, marque ce qui a été précédemment jugé comme « une aberration de piété », puisque ce prince, même s'il ne tue pas lui-même, le prince s’arroge le droit de faire mourir. L’exclamation du narrateur, « Quel saccage du jardin de la beauté ! », imitant le style métaphorique de la poésie orientale, souligne l’horreur de ce massacre. Mais il n’obtient pour autant la « vérité », car, au lieu de le maudire, l’inversion met en valeur leur soumission persistante : « Sous le sabre, elles le bénirent. » Le renoncement est alors double :

  • Le Prince comprend que les femmes ne lui apporteront pas ce qu’il souhaite : « Il n'en commanda point de nouvelles. » Le verbe les assimile même à des objets, inutiles.

  • Pire encore, l’échec est marqué par la négation du pouvoir du prince, puisque la mort infligée se trouve annulée : « — Les femmes réapparurent. » Nous sommes ici dans le registre merveilleux propre au conte.

Le deuxième massacre

 

L’implication du prince est plus directe dans ce paragraphe, puisqu’il s’affirme comme sujet du verbe : « Il tua ». Les victimes sont aussi plus nombreuses, ses courtisans, dans un contexte, « chasse », « libations », qui rappelle les contes médiévaux. Mais, malgré la rupture du tiret, la répétition verbale à l’imparfait, « Tous le suivaient », donne l’impression que, pire encore que pour les femmes, qui ont pu ressusciter, le meurtre des courtisans a été totalement irréel.

Une destruction totale

 

Comme s’il avait été rendu fou par ce double échec, sa cruauté s’accentue, avec une forme de plaisir gratuit, de sadisme : « Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. » Il détruit ainsi les symboles de sa richesse princière, recourant – comme jadis Néron – à l’incendie : « Il fit flamber les palais. » Enfin, mise en évidence par les verbes, sa violence est dirigée contre les sujets qu’il est censé protéger : « Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. »

L’échec, outre le tiret, est ici marqué par la reprise inversée des victimes qui échappent toutes à la mort : « — La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore. » L’adverbe temporel final montre que le prince n’a pu imposer sa loi divine, il n’a pu, tel le dieu qu’il souhaitait être, imposer la mort.

Le commentaire du narrateur

 

Le dernier paragraphe représente le bilan des massacres fait par le narrateur, comme lors de la situation initiale. La transformation d’une forme verbale interrogative, « Peut-on », en exclamation impose au lecteur une indignation contre ce héros criminel. Il souligne, de ce fait, son échec tout en démasquant l’illusion d’une quête d’absolu accomplie par la « destruction » ou la « cruauté », c’est-à-dire par la violence. Il avait cru pouvoir « s’extasier », au sens étymologique ‘‘sortir de soi-même’’ pour atteindre une dimension supérieure, donc échapper aux limites humaines ; de même « se rajeunir », c’est-à-dire échapper au temps – comme l’avait fait un autre personnage relevant du merveilleux, Faust, en vendant son âme au diable – est impossible à l’homme. Le prince n’a même pas pu obtenir la « vérité » recherchée, puisque nul ne s’indigne contre lui, ce qui aurait dû être le cas : « Le peuple ne murmura pas. » La quête n’est donc pas terminée, et le Prince ne bénéficie pas, jusqu’à présent, comme le voudrait la tradition du conte, ni d’un objet magique pour l’aider, ni d’un adjuvant : « Personne n'offrit le concours de ses vues. »

3ème Partie : le dénouement du conte (lignes 17 à 22) 

L'adjuvant

 

L’indice temporel, toujours aussi imprécis, introduit l’élément de résolution qui va permettre le dénouement, la rencontre fortuite du personnage-adjuvant : « Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut ». Déjà magnifié par la majuscule, le portrait du « Génie » en fait un être physiquement exceptionnel : il est « d'une beauté ineffable, inavouable même. », ce que confirme ensuite la mention de « sa physionomie » et de « son maintien ». Or, si l’adjectif « ineffable » traduit l’impuissance de la parole, « inavouable » va plus loin, en suggérant que dire cette « beauté » serait une faute morale. 

Chromolithographie, XIXème, pour « Aladin ou la Lampe merveilleuse », in Les Mille et Une Nuits, collection particulière

Chromolithographie, XIXème, pour « Aladin ou la Lampe merveilleuse », in Les Mille et Une Nuits, collection particulière

La quête accomplie

 

Le Génie, porteur d'une « promesse », répondrait donc à la quête du Prince. La réussite ainsi promise est accentuée par les deux exclamations successives. La première, celle d’« un amour multiple et complexe », marque nettement la différence avec l’amour médiocre que lui accordait la « complaisance » de « ses femmes ». Il viendrait donc offrir Prince ces « résolutions de l’amour », et cette « vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels », recherchées. D’où la seconde exclamation, avec le mot « bonheur » qui souligne la perfection.

Mais, à nouveau, les deux adjectifs en gradation, « indicible, insupportable même ! » introduisent une double réserve :

  • Quelle valeur prend un « bonheur » impossible à dire – et pourquoi le serait-il ? parce qu’il serait coupable ?

  • Comment pourrait-il être un « bonheur » s’il est « insupportable » ? Cela semble pour le moins contradictoire…

Le dénouement

 

Le dénouement poursuit cette interrogation par la place accordée à la mort, en deux temps. D’abord, elle est posée comme une hypothèse, affirmée, « Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement ». Puis, l’interrogation négative du narrateur au lecteur, « Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? », rhétorique, reçoit sa réponse immédiate et brutale : « Ensemble donc ils moururent. »

L’antéposition de l’adverbe met en valeur cette union des deux êtres, qui a été présentée de façon méliorative puisque cet anéantissement est considéré comme « la santé essentielle », adjectif qui fait écho à celui qui qualifie, dans la situation initiale, l’objectif de la quête : « désir et […] satisfaction essentiels ». Comment ne pas penser ici à un bonheur purement physique, à une « mort » métaphorique qui serait alors une allusion à l’apothéose d’un acte sexuel accompli ? N’oublions pas que, traditionnellement, le conte exige une fin  heureuse, et le texte s’emploie à magnifier cette « mort ». Nous pouvons aussi penser à de nombreuses œuvres, qui font ressortir l'amour total, porté à son apogée quand les deux amants se rejoignent dans la mort, fusion absolue désirée.

4ème Partie : le sens du conte (lignes 23 à la fin) 

La distorsion du conte

 

Le connecteur « Mais », en tête du paragraphe, marque un retournement brutal, la destruction du dénouement heureux précédent. Le merveilleux s’efface, et, de même que les femmes, les courtisans, la « foule », et même les « palais », avaient survécu aux massacres accomplis, le Prince, à son tour, ressuscite après cette mort « ensemble », et retrouve la médiocrité humaine qu’il voulait dépasser : « Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. » Le Prince a donc, à la fin du poème, perdu sa dimension de héros : son « « bonheur » n’a été qu’imaginaire, sa quête a échoué !

Le symbolisme des deux personnages

 

Nouvelle destruction du conte, celle de l’adjuvant magique, le « Génie ». Il n’est plus, en effet, une apparition surnaturelle, qui relève du merveilleux du conte, mais le chiasme syntaxique en fait une composante intérieure du personnage principal : « Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince. » Le Génie serait donc sorti du « désir » du Prince, de son imaginaire.

       Faut-il y voir une allusion au rôle qu’aurait pu jouer Verlaine aux côtés de Rimbaud, à cette relation homosexuelle qui aurait conduit le jeune poète à découvrir sa propre « vérité » amoureuse, qui aurait répondu à son propre « désir » d’un amour supérieur à celui qu’offrirait « la complaisance » des femmes ? Le poème illustrerait donc à la fois la révolte de Rimbaud, son désir de destruction déjà exprimé dans son appel à de nouveaux « Déluges », son homosexualité révélée, et le sentiment d’un échec car, finalement, cette relation ne lui aurait en rien permis d’atteindre la « perfection » rêvée.

       Mais, sans aller jusqu’à cette interprétation autobiographique, nous pouvons aussi voir en ces deux êtres la façon dont Rimbaud se voit lui-même, à la fois « Prince » et Génie », ce dernier illustrant son rêve d’une perfection créatrice. Deux images de grandeur, de pouvoir, de puissance créatrice, effacées par sa « mort ordinaire », prise de conscience qu’il n’a qu’un médiocre « pouvoir humain ». Le poème serait donc une ultime ironie contre ses illusions

La "morale"

 

La dernière phrase, détachée du récit qui précède, fonctionne comme la morale d’une fable, « La musique savante manque à notre désir. », mais le terme « musique », tout comme le possessif « notre », nous invite à poursuivre l’interprétation qui assimile le Prince au poète, Rimbaud. Rappelons que la poésie,  depuis son origine antique, à travers le mythe d’Orphée doté de la lyre, se rattache à la « musique ».

Mais, le verbe « manque » peut prendre ici un double sens, d'où une double interprétation possible :

        Soit il marque une erreur initiale, celle du « désir » du prince, qui, en posant l’objet de sa quête, a oublié ce qui aurait été l’essentiel : « la musique savante », c’est-à-dire un travail véritablement élaboré sur la langue poétique. Nous pouvons penser ici d'abord au refus de Rimbaud d’une esthétique telle que la concevaient les poètes du Parnasse, en quête, eux, précisément d’une langue « savante ». Il aurait, lui, recherché une poésie "symboliste", à la suite de Baudelaire, qui trouverait son absolu dans une quête du mystère, d’un sens profond, d’une « vérité », mais peut-être cet autre « désir » n’aurait-il pas été assez fort pour que sa quête aboutisse.

      Soit il renvoie à l’échec lui-même : le poète aurait véritablement recherché cette « musique savante » (il s’est d’ailleurs qualifié de « savant » dans la quatrième section d’« Enfance »), mais l’aurait « manquée », car les voies choisies n’auraient pas permis de satisfaire sa recherche. Échec de la « cruauté », de la violence, et même ce moment d’extase avec le « Génie », qui aurait pu faire croire à une réussite, a été très vite effacé pour le rejeter dans une vie ordinaire. D’ailleurs, ce « Génie » n’a-t-il pas été peint comme d’une « beauté ineffable » et le « bonheur » comme « indicible », dans les deux cas donc comme impossible à restituer par le langage ?

Cette morale constitue l’ultime distorsion du genre du « conte », puisqu’elle confirme un échec, un dénouement malheureux.

CONCLUSION

 

Comme bien des poèmes d’Illuminations, « Conte » s’inscrit dans le registre merveilleux, à la fois par sa structure d’ensemble et par ses personnages. Mais, comme dans la plupart d’entre eux, Rimbaud brise cette tonalité, pour revenir à la réalité bien moins "illuminée", ici à une mort de son personnage « à un âge ordinaire », en lui ôtant ainsi toute sa valeur de héros, et en soulignant l’échec de sa quête.

Il illustre aussi l’autre caractéristique du recueil, la façon dont Rimbaud s’emploie – et en cela le symbolisme du merveilleux est utile – à égarer son lecteur, auquel il appartient de poser une interprétation. Ainsi, si certains ont pu lire dans ce récit une transposition de la relation homosexuelle entre Rimbaud et Verlaine, nous avons préféré, en nous rapportant à une définition du poète par lui-même, dans « Vies-IV », « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour. », y voir l’illustration de sa quête poétique, déjà évoquée dans Le Bateau ivre ou dans Une Saison en enfer.

Départ

"Départ" 

Huitième poème d’Illuminations, « Départ » fait suite aux trois sections de « Vies », qui, comme précédemment « Enfance », offrent une dimension autobiographique. « Vies » rappelle, en effet, tout un passé, en lien avec ce moment où Rimbaud s’est senti « un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui [l’] ont précédé » et proclame : « j’ai accompli mon immense œuvre ». Mais la fin du poème conduit, elle, à un désenchantement : « J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis. Il ne faut même plus songer à cela. » 

« Départ » semble ainsi contredire ce mouvement de renoncement, avec ce titre qui introduit un nouvel élan.

​La brièveté de ce texte nous amène à en voir d’abord la construction d’ensemble, avant de nous attacher au détail de chaque vers.

     Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
     Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
     Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !
     Départ dans l'affection et le bruit neufs !

La structure du poème 

Les trois anaphores, « Assez vu », « Assez eu », « Assez connu », rythment la première partie du texte, rendue brutale par le choc sonore de la double assonance, en [ é ] et [ u ], à laquelle s’ajoute le hiatus sur « Assez eu ». L’adverbe permet d’identifier le sentiment ainsi mis en valeur, une lassitude, sentiment qu’il ne reste plus rien à découvrir. Nous notons aussi un decrescendo rythmique, puisque nous passons d’une phrase verbale dans le premier vers, à deux phrases nominales, sur un rythme ternaire dans le vers 2 tandis qu’au vers 3 elle s’abrège encore davantage. Ainsi est créée l’impression d’une progression vers le vide, vers le néant.

​

Le tiret, ponctuation chère à Rimbaud, marque alors une rupture violente, soutenue par l’élan lyrique, et l’élan de la double exclamation, avec « Départ », reprise du titre en tête du dernier vers, qui inverse complètement la perspective en rouvrant un espoir.

L'analyse linéaire 

Vers 1

 

Le terme « vision », reprenant le participe « vu », renvoie au spectacle du monde : elle « s’est rencontrée à tous les airs », c’est-à-dire à travers tous les lieux parcourus. Mais le passé composé marque à la fois l’achèvement des parcours, des paysages traversés, dont la poésie a pu faire des « visions », dans l’autre sens du terme, c'est-à-dire une transfiguration, des « illuminations » du réel, et peut-être aussi ces hallucinations évoquées dans « Délire II » :

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très-franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac […] (Une Saison en enfer)

Vers 2

 

Les « visions » se précisent ici sur les « villes », titre d’ailleurs de deux poèmes que Rimbaud leur consacre dans le recueil. Après l’enfance à Charleville, et les errances dans la nature, ce sont, en effet, les villes qu’il a découvertes, Paris, Bruxelles, puis Londres… D’où le choix du participe « eu », qui traduit une possession, d’un espace plus vaste, plus animé par les « [r]umeurs », encore élargi sur le plan temporel par la polysyndète : « le soir, et au soleil, et toujours ». Mais l’adverbe final, « toujours » renforce encore la lassitude.

Vers 3

 

Le rejet s’accentue avec le participe dissyllabique, « connu », et par la gradation, associée à l’allitération en [ v ], qui fait passer de l’abstraction, « visions », au concret des « villes », pour en arriver à la généralisation : « Les arrêts de la vie. » Est ici mis en évidence l’impression que l’existence n’a plus rien à offrir au poète, dont nous savons, dès les premiers poèmes du Cahier de Douai, à quel point il a recherché le mouvement, comme dans « Ma Bohème » ou « Sensation » : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers », « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien ». Mais, à présent, il se sent paralysé par une douloureuse immobilité.

Comment expliquer cette exclamation lyrique, qui reprend en chiasme les termes « Rumeurs » et « Visions » ? En les magnifiant par la majuscule, et en raison du tiret, nous pourrions y voir une invocation aux pratiques antérieures : si elles avaient pu nourrir la poésie, elles ne sont plus, à présent, qu’une source de déploration.

Vers 4

 

D’où la nécessité de l’élan formulé dans l’exclamation du dernier vers, à la façon d’une injonction que le poète s’imposerait : « Départ dans l'affection et le bruit neufs ! » L’adjectif « neufs » qui ferme ce court poème caractérise la personnalité même de Rimbaud, en quête de toutes les expériences, de toutes les découvertes, en nous rappelant cet appel à de nouveaux « déluges », qui en reconstruisant le monde, mettraient fin à l’« ennui ». Or, nous observons ici un glissement lexical, à nouveau par une reprise en chiasme

        Les « Rumeurs », qui relèvent de l’ouïe, sont remplacées par « le bruit », terme qui à la fois les concrétise et enlève l’impression de flou. Faut-il y voir une allusion à la langue étrangère, l’anglais alors découvert lors de son séjour à Londres avec Verlaine ? Ou bien, faut-il appliquer ce terme à la poésie –  que Rimbaud associe souvent à la « musique » – en souhaitant alors la naissance d’un nouveau langage poétique ?

         Les « Visions », qui relèvent de la vue, sont remplacées, elles par un terme plus ambigu, « l’affection », car il renvoie à l’intime. Il peut, en effet, ne représenter qu’une modification de l’état physique, créant de nouvelles sensations, mais aussi renvoyer au l’émotion, au sentiment, et, plus particulièrement, à un attachement, à de la tendresse. Là aussi, nous pouvons hésiter entre une interprétation autobiographique, sa relation avec Verlaine, nouvel élan donné par ses sentiments et par la découverte d’autres sensations, ou  une interprétation plus symbolique où  « l’affection » serait la valeur suprême que devrait rechercher le poète. 

CONCLUSION

 

Ce court poème illustre la création d’Illuminations, dont les critiques s’accordent à reconnaître que son écriture correspond largement à la période où Rimbaud et Verlaine ont vécu leur relation en Belgique puis à Londres, d’où le rejet de sa vie antérieure, avec la volonté de découvrir un nouveau sentiment, cette « affection » qui le transforme, et des premières œuvres poétiques .

Or, ce double mouvement de « Départ » semble trouver son aboutissement dans le poème « Génie » qui ferme le recueil, où il pose la définition suivante : « Il est l’affection et le présent », repris par « Il est l’affection et l’avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase. » Cela nous invite donc à dépasser l’interprétation autobiographique pour voir plutôt la volonté de Rimbaud de s’engager dans une nouvelle expression poétique, pour trouver cette « vérité » en quête de laquelle était parti le Prince de « Conte », qui avait, lui, échoué.

"Les Ponts" 

Les Ponts

Pour lire le poème

Après plusieurs poèmes qui, au début d'Illuminations, traduisent le  désir d’une nouvelle poésie et dans lesquels Rimbaud se proclame « inventeur », « Les Ponts » est le premier des poèmes qui vont se consacrer à la description, suivi de deux autres, « Ville » et « Les Villes », ou, plus loin dans le recueil, « Métropolitain » ou « Promontoire ». Il s’inscrit ainsi dans la lignée de Baudelaire qui, dans la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal, avait déjà fait entrer les spectacles de la ville moderne dans la poésie, qui, à l’époque du romantisme, avait davantage évoqué la nature.

Bien sûr, nous pouvons penser à Londres, où il est probable que la plupart des poèmes du recueil ont été composés, mais le titre au pluriel indique que Rimbaud ne limite pas son poème à cette ville : il peut, en effet, se souvenir aussi des ponts de Paris, et même de nombreux tableaux qui ont représenté des ponts, qu’ils soient en Italie, par exemple pour Canaletto, ou en Angleterre pour Turner. Car l’important est la façon dont Rimbaud transforme sa description en une « illumination », à la fois en illuminant et en animant le décor.

L'œuvre d'un peintre 

La couleur

 

Le terme emprunté au lexique pictural « Des ciels » (au lieu du pluriel ordinaire, « cieux ») nous invite, dès l’ouverture du poème, à y voir une volonté de faire du poème un tableau. Les couleurs y occupent donc une place importante, avec la reprise du « gris », qui encadre le poème, du haut des « ciels » au plus bas, pour l’« eau ». C’est ce qui peut confirmer l’allusion à Londres, célèbre pour son brouillard.

Mais comme en peinture, sur ce gris tranchent deux touches de couleur, la vivacité d’une « veste rouge », et l’eau, qui est à la fois « grise et bleue », par le jeu des reflets du ciel.

La lumière

 

La métaphore initiale, « Des ciels gris de cristal », souligne aussi le rôle que joue la lumière dans ce tableau, qui s’illumine ainsi. C’est ce qui est mis en évidence au cœur de la description, quand Rimbaud suggère le jeu des reflets des ponts dans l’eau du fleuve : « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal »

Par opposition, en écho à l’ouverture, cette description se ferme brutalement, ce que mettent en valeur la rupture du tiret et les deux verbes, « tombe et anéantit » : « Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » Tout se passe comme si cette lumière violente, en dissipant le « gris », donc le flou, arrêtait l’élan de l’imaginaire poétique

William Turner, La Tamise au-dessus du pont de Waterloo, 1830-1835. Huile sur toile

William Turner, La Tamise au-dessus du pont de Waterloo, 1830-1835. Huile sur toile

Mais le poète, en annihilant ainsi son tableau, dont il souligne, par le terme « comédie », la dimension fictive, affirme sa toute-puissance créatrice, quasi divine puisque le « rayon » provient « du ciel ». Mais, en parlant de « comédie », ne sourit-il pas aussi de lui-même, de ce regard « bizarre » qu’il jette sur la réalité ?

Lignes et formes 

Des lignes contrastées

 

Dans la poursuite de la dimension picturale, le poème met ensuite en relief les lignes qui structurent le tableau, en annonçant d’emblée l’impression d’ensemble, une déformation du réel : « Un bizarre dessin de ponts ».

Le rythme binaire, « ceux-ci droits, ceux-là bombés, d'autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers », avec les oppositions ainsi soulignées, donne l’impression que, par la "vision", les ponts, non seulement, se déforment, mais aussi se mêlent, s’entrecroisent, d’autant plus que les reflets les multiplient encore : « ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal ».

Pont-maisons.jpg

De même, Rimbaud joue sur le contraste entre les formes architecturales, l’arrondi des « dômes », la massivité des « masures », et la verticalité plus fragile du décor des ponts : « des mâts, des signaux, de frêles parapets. »

En un seul poème, Rimbaud accumule ainsi toutes les sortes de ponts, là encore peut-être souvenir des tableaux du Canaletto, avec le pont du Rialto et le grand canal de Venise, ou d’une gravure de Claes Van Visscher, datant de 1616. Le paysage devient alors chaotique, comme les formes déstructurées dans un kaléidoscope.

Claes Van Visscher, Panorama de Londres, 1616. Gravure (détail)

Des formes mouvantes

 

Les participes présents, « descendant », « obliquant », de même que les verbes, « s’abaissent et s’amoindrissent », mettent rapidement le décor en mouvement. Parallèlement, s’introduit un effet de perspective. C’est elle déjà qui peut  justifier le glissement des ponts « droits » aux ponts « bombés ». Le terme « canal », au lieu de ‘‘fleuve’’, suggère également l’ouverture d’une perspective, telle celle illustrée dans les tableaux du grand canal de Venise. De plus, alors qu’un pont offre, traditionnellement, une image de stabilité, avec ses piliers solides, et a pour fonction de relier deux rives, ici non seulement les ponts se fragilisent, mais, quand le regard se projette au loin, ils fragilisent aussi les rives : « mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s'abaissent et s'amoindrissent. » 

Francesco Guardi, Le Pont du Rialto à Venise, après 1760. Huile sur toile, 93 x 62. Musée des Augustins, Toulouse

Rialto-1.jpg

De même, avec la perspective se crée un point de fuite plus lointain : l’eau, enserrée entre les deux rives, devient « large comme un bras de mer. », comme si nous voyions déjà cette mer dans laquelle le fleuve va se jeter.

La musique 

Mais le spectacle, à la fin qualifiée de « comédie », a besoin de la musique pour être complet, mais le glissement du visuel à l'auditif est insensible, car ces « accords » qui « se croisent et filent » rappellent l’image précédente des ponts, avec certains « obliquant en angles sur les premiers », ou la perspective que pourrait reprendre le verbe « filent », de même que la mention des « cordes » renverrait aux cordages d’amarrage des bateaux à la rive ou aux câbles qui soutiennent les ponts.

orchestre-parade.jpg

Parade des « Monsieur Loyal » du cirque

Mais la précision, « accords mineurs », et le champ lexical de la suite du poème installe la musique dans ce décor, comme si, sur les « berges », se déroulait une parade, orchestrée, à la façon de celle d’un cirque : « On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. » Cela contribue à animer encore davantage la scène, dans laquelle s’insère le spectateur-narrateur, « on », qui, par sa question, invite aussi le lecteur à participer. Mais cette question, elle aussi, maintient le fou, la confusion, comme si cette fanfare, faite de fragments mêlés, elle aussi se transformait en chantant de ton, de rythme, d’époque même : « Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymnes publics ? »

CONCLUSION

 

Ce poème descriptif illustre parfaitement le titre du recueil par la façon dont il est une « illumination » du réel, en regroupant, en une seule vision, des images mouvantes, des formes mêlées, encore multipliées par les jeux de la lumière, des ponts à la fois « légers » et « chargés », donc lourds de ce qu’ils portent. En associant au décor la musique, qui fait irruption à la fin comme la tache « rouge » d’une « veste », Rimbaud se souvient peut-être aussi des « correspondances » baudelairiennes…

Ainsi composé de fragments, juxtaposés, comment ne pas discerner dans ce spectacle la technique des peintres impressionnistes, dont témoigne la série de tableaux de Monet sur le pont de Charing Cross ? Œuvre postérieure au poème de Rimbaud, certes… mais qui produit le même effet de flou, stimulant l’imaginaire : « Enfant, certains ciels ont affiné mon optique », affirme-t-il dans « Guerre ».

Claude Monet, Le Pont de Waterloo, 1903. Huile sur toile, 100 x 73,5. Musée des Beaux Arts, Lyon

Claude Monet, Le Pont de Waterloo, 1903. Huile sur toile, 100 x 73,5. Musée des Beaux Arts, Lyon

Mais l'arrêt brutal à la fin du texte fait aussi écho à la dernière phrase de « Parade », « J’ai seul la clé de cette parade sauvage », car c’est bien le poète qui lance la vision brouillée, et y met fin par l'irruption lumineuse de ce « rayon blanc ».

Aube

"Aube" 

Pour lire le poème

Entre les poèmes descriptifs du monde moderne, urbain, s’insère « Ornières », qui, en lien avec « l’aube d’été », met en place un « [d]éfilé de féeries », car cette naissance du jour « éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc ». Le poème « Aube » semble lui faire écho, mais en donnant le premier rôle au poète, qui exerce une action magique sur le paysage parcouru. Comment Rimbaud, procède-t-il, au fil de la construction de son poème, à  cette transfiguration du réel ?

La phrase d'ouverture (ligne 1) 

Le poème s’ouvre sur un cri de triomphe, huit syllabes rythmées par les assonances en [ é ] : « J’ai embrassé l’aube d’été. » Le passé composé marque, en effet, l’achèvement, la réussite d’un acte amoureux, qui personnifie déjà « l’aube » en femme conquise. Cette affirmation forme, en réalité, une prolepse, puisque ce ne sera qu’à la fin, des lignes 14 à 16, que ce baiser se concrétisera, après trois étapes scandées par des indices temporels : « encore », « La première entreprise », « déjà », « Alors », « midi ».

Le départ (lignes 2 à 5) 

L'image de la nuit

 

Trois brèves phrases marquent le point de départ d’une marche, au sein de la nature, sur « la route du bois ».  La formule, « les camps d’ombre », à prendre dans le sens étymologique de « campus », les champs, les clairières dans un bois, introduit le décor nocturne.

Cette brièveté correspond à l’immobilité du décor : « Rien ne bougeait encore », « l’eau était morte ». Cependant, elle est déjà magnifiée par la vision du « front des palais » ; ce terme, équivalant au « fronton », ornement d’architecture qui surmonte la façade d’un édifice majestueux, transfigure le feuillage : lui aussi couronne les arbres, dont les troncs seraient les colonnes des « palais ».

La mise en marche

 

Un nouveau verbe au passé composé, temps qui implique le résultat, mentionné à la ligne 1, « J’ai marché », lance les visions, en nous rappelant le goût de Rimbaud, dès l’enfance, pour les errances – voire les fugues – dans la nature, omniprésent dans les poèmes du Cahier de Douai

Lumière de l'aube en forêt 

Ce verbe de mouvement s’associe à l’action simultanée, au participe présent, « réveillant ». La métamorphose du réel, avec la soudaineté des passés simples qui traduit le passage de l’immobilité à la vie réveillée, se fait par une série de métonymies. La première, « les haleines vives et tièdes », peut représenter l’éveil des animaux ; la deuxième, « les pierreries regardèrent » seraient alors les yeux qui se mettent à briller ; « les ailes se levèrent sans bruit » symboliseraient les premiers envols d’oiseaux. Le poète  devient ainsi un démiurge, qui anime le décor selon des étapes marquées par la polysyndète (répétition de la conjonction « et »), en créant un monde merveilleux, semblable à celui d’un conte de fées.

Lumière de l'aube en forêt 

Les actes magiques (lignes 6 à 9) 

Le poète démiurge

 

Le récit s’inscrit encore dans ce moment intermédiaire entre la nuit et le jour, dépeint par la synesthésie baudelairienne, correspondance entre les deux sensations, tactile et visuelle : « dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats ».

Ce rôle actif et créateur du poète se confirme par la façon dont la nature, à peine née, lui confère un privilège magique : « La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. »

L'apparition

 

Elle se produit par un glissement du réel, la chute d’eau « à travers les sapins », nommé par le mot allemand « wasserfall », peut-être en écho aux promenades de Rimbaud dans les forêts belges lors de ses fugues, à l’imaginaire. Le langage poétique illustre cette coulée d’eau par l’allitération de la consonne liquide [ l ] et l’assonance en [ a ] qui lui donne de l’ampleur.

En associant le verbe « s’échevela », image des coulées mouvantes de la cascade, au « blond », couleur due au soleil en train de se lever, il la transfigure alors en une chevelure de déesse, telle que les peintres ont représenté, par exemple, Vénus.

Une cascade dans la forêt des Ardennes
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À nouveau le passé simple, « Je ris », signe à la fois le bonheur éprouvé lors de cette marche dans un « bois » et l’action magique accomplie par le narrateur, qui triomphe face à sa vision surnaturelle : « à la cime argentée je reconnus la déesse. » L’article défini fait écho au titre du poème, où il ne figure pas tel un prénom, et nous permet de l’identifier : c’est bien l’« aube » qui se trouve ainsi personnifiée. 

Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, 1484-1485. Huile sur toile, 1725 x 2785. Galerie des Offices, Florence

Une cascade dans la forêt des Ardennes

Sa situation la place en position de supériorité, comme si elle régnait, ici sur la nature. Quant au poète, par le verbe « je reconnus », il affirme ainsi sa supériorité de « voyant ».

La poursuite (lignes 10 à 13) 

L'étendue spatiale

 

Si le poème s’est ouvert sur l’espace clos d’un « bois », cet espace s’élargit progressivement. D’abord, « le sentier » devient une « allée », puis s’ouvre largement : « Par la plaine » marque la traversée d’un espace encore plus vaste, étendue horizontale sans limites, jusqu’à l’arrivée dans le monde urbain, « la grand’ville », appellation médiévale qui rappelle les contes de fées. Mais la ville est elle-même agrandie par l’accumulation des pluriels, « les clochers », « les dômes », « les quais de marbre », et surtout embellie, car le poète ne nous montre que son aspect somptueux, qui nous fait penser à la beauté des villes italiennes, Florence ou Venise. L’espace devient ainsi totalement imaginaire.

Le rôle du poète

 

Les temps verbaux mettent en évidence son rôle, progressif, d’abord avec le passé simple, « Alors je levai un à un les voiles », qui illustre le lent dévoilement de la divinité, représentée avec ses « voiles », tels les drapés des statues de déesses antiques. La poursuite s’intensifie avec le gérondif, « en agitant les bras ». Toujours démiurge, le poète-narrateur, précède l’ordre naturel, puisque d’ordinaire, c’est le « coq » qui, par son chant, annonce l’aube ; ici, c’est le poète qui affirme sa suprématie : « Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. » L’accélération se poursuit, soutenue par le rythme à la fin du paragraphe, mais avec une durée amplifiée par l’imparfait, aussi bien pour la déesse, qui semble partout dans la ville, « elle fuyait parmi les clochers et les dômes », que pour le poète qui en fait une proie désirable : « courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais. »

La quête accomplie (lignes 14 à 16) 

Un triomphe ?

 

De même que la divinité était « à la cime argentée des sapins », pour l’atteindre le mouvement reste ascensionnel : c’est « [e]n haut de la route », que la réussite s’obtient, figurée par le lieu mentionné, « un bois de lauriers », plante qui, depuis l’antiquité, couronne le triomphateur, notamment lors des concours poétiques. Mais nous pouvons aussi penser, vu l’image déjà présentée de la « déesse », au récit mythologique d’Ovide, qui raconte comment Apollon, rendu amoureux de la nymphe Daphné, la poursuivit et celle-ci, alors qu’il allait l’atteindre, se transforma en laurier, métamorphose illustrée par les deux statues des frères Coustou, placées vers 1713 dans le jardin des Tuileries où Rimbaud avait pu les découvrir.

Daphné (Guillaume Ier Coustou) poursuivie par Apollon (Nicolas Coustou), 1713-1714. Deux statues de marbre : 1,32 x 1,35, 0,65 m (la 1ère) – 1, 35 x 1,06 x 1,13 m. Musée du Louvre

Daphné (Guillaume Ier Coustou) poursuivie par Apollon (Nicolas Coustou), 1713-1714. Deux statues de marbre : 1,32 x 1,35, 0,65 m (la 1ère) – 1, 35 x 1,06 x 1,13 m. Musée du Louvre

Cependant, nous pouvons nous interroger sur cette réussite, que l’ouverture du poème avait proclamée avec force, car plusieurs notations atténuent cette étreinte sensuelle.

  • D’une part, le dévoilement effectué semble avoir échoué, « je l’ai entourée avec ses voiles amassés ». Ils  masquent donc encore la divinité.

  • D’autre part, en déclarant « j’ai senti un peu son immense corps »,  l’adverbe restrictif atténue la possession de l’« immense corps », peut-être trop ambitieuse…

La chute

 

Le « je » qui raconte depuis le début du texte, est identifié à présent, comme « l’enfant », à qui très souvent s’identifie Rimbaud dans ses poèmes. Souvenirs de ses promenades d’enfance, peut-être, mais aussi parce que « l’enfant » est aussi celui qui reste proche du monde merveilleux des contes, tout prêt à croire dans les transformations magiques du réel, et à métamorphoser lui-même, dans ses jeux, la réalité.

Mais ici, les allitérations en [ b ] et [ t ] reproduisent la brutalité d’une chute, mouvement inversé donc : « L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. » Comme souvent dans les poèmes de Rimbaud, la rupture finale efface la vision, et la magie s’arrête.

La phrase finale (ligne 17) 

Par ses huit syllabes, la phrase finale répond à la phrase d’ouverture, mais sur une tonalité plus aiguë avec, à présent, une assonance en [ i ] : « Au réveil il était midi. » Cette phrase ouvre une interprétation possible, qui ferait du poème un rêve du marcheur, qui fatigué, se serait endormi, comme bercé dans les bras de « l’aube », et aurait rêvé alors un paysage merveilleux. Finalement, la chute dans le sommeil - dans lequel il aurait "plongé" à « l'aube » - aurait été féconde, et ce « réveil », avec le soleil au zénith n’est-il pas le moment où l’écriture poétique va pouvoir fixer la vision ?

CONCLUSION

 

Le titre aurait pu, comme dans « Ornières », introduire une description, mais le poème est, en réalité, le récit d’une métamorphose du paysage en un décor féerique, accomplie grâce à un narrateur qui, lui-même, se fait démiurge. Comme en un rêve, le temps se module – la marche initiale se transformant en une course effrénée, puis en un arrêt subit –  et l’espace s’élargit pour se refermer brutalement à la fin.

« L’enfant », qui est ici le poète, exerce ainsi pleinement son pouvoir de voyance, son « entreprise » de transfiguration du monde, qui lui permet d’exercer son pouvoir magique sur la nature, grâce à « l’alchimie du verbe ». Mais, s’il peut l'orchestrer, sa vision reste ponctuelle, éphémère. De même, en effet, que le « rayon blanc » avait anéanti la vision des « ponts », de même ici, la luminosité de « midi » met fin à la métamorphose merveilleuse.

Marine

"Marine" 

                      Marine

Les chars d'argent et de cuivre —
Les proues d'acier et d'argent —
Battent l'écume, —
Soulèvent les souches des ronces —
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, —
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

« Marine » offre l’originalité, parmi les poèmes en prose d’Illuminations, d’être formé de vers libres, hétérométriques. Mais il se situe dans la continuité des poèmes qui, dans ce recueil, depuis « Après le Déluge », en passant par « Les Ponts » et « Aube », proposent des métamorphoses du paysage. Si son titre, en effet, renvoie, par métonymie, à un genre pictural, une « marine » désignant un tableau dont le sujet est la mer, le poème mêle deux éléments, l’eau et la terre pour faire naître une nouvelle vision. Ainsi, après étude de la structure d’ensemble, nous observerons les composantes de ce tableau.

Structure d'ensemble : le rythme binaire 

À l’exception des vers 7 et 10, tout le poème est construit sur un rythme binaire, qui met en évidence ce monde étrange, où les deux éléments, l’élément liquide et fluide, l’eau, face à l’élément solide, la terre, semblent se confondre, malgré la rupture créée par le tiret qui les oppose nettement. Ainsi, dans les deux premiers vers au rythme identique, deux heptasyllabes, aux « chars », véhicules terrestres, répondent les « proues », propres aux navires, ce que reprennent les deux vers suivants, en chiasme : « Battent l'écume » correspondrait aux secondes, tandis que les premiers, eux, « Soulèvent les souches » du sol. Mais le chiasme entre les deux  adjectifs qui les caractérisent, le plus précieux, avec l’« argent » pour encadrer chaque groupe, « d'argent et de cuivre », « d'acier et d'argent », les associe par leur aspect métallique, par une même brillance. De même, dans la mesure où ils ont pour sujet aussi bien « les chars » que « les proues », les verbes d'action, qui traduisent les mouvements effectués, finissent par les confondre.

 

L’entrecroisement est encore plus nettement marqué dans les deux vers suivants, au sein des groupes nominaux, à nouveau avec une structure lexicale en chiasme : « Les courants de la lande, / Et les ornières immenses du reflux ». Enfin l’anaphore des vers 8 et 9 reprend, dans la double direction indiquée, cette structure en chiasme : « Vers les piliers de la forêt, — / Vers les fûts de la jetée ». C’est, en effet, la « jetée » d’un bord de mer qui repose sur des « piliers », tandis que les « fûts » désignent les troncs des arbres de « la forêt ».

Cette structure accentue le brouillage, la confusion des deux éléments, liquide et solide, créant ainsi un univers étrange.

Un univers en mouvement 

Vers 1 à 4

 

Les deux images illustrent un mouvement dont les verbes, « battent » et « soulèvent », soulignent la violence.

  • L’eau, brassée par les « proues », mise en valeur de l’étrave métallique qui fend l’eau, à l’avant du navire, devient de « l’écume » bouillonnante, brutalité renforcée par la brièveté du tétrasyllabe et le choc sonore, [ b ], [ t ], [ k ].

  • Les « chars » désignent, par métonymie, les socs métalliques de charrues, puisque la seconde image, « soulèvent les souches des ronces », suggère le labour. Or, ce labour exige une réelle violence lui aussi, puisque les « ronces », plantes épineuses, sont grossies jusqu’à devenir des « souches », des bases de troncs d’arbres, d’où la difficulté pour les arracher.

Vers 5 à 7

 

L’univers accentue alors son mouvement, en conservant cet aspect violent, puisque, là où nous attendons un champ labouré, Rimbaud montre une « lande » sauvage, où les sillons tracés deviennent des « ornières immenses », en parallèle avec la gradation rythmique, puisque cet octosyllabe double le vers précédent. Les « courants », s’inversent, en en « reflux », comme en une marche arrière de l’eau.

Jean-François Millet, L’Hiver aux corbeaux, 1862. Huile sur toile, 29,6 x 23,4. Österreichische Galerie,Vienne (Autriche) 

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Ivan Konstantinovich Aïvazovsky, Navire sur la mer agitée, vers 1887. Huile sur toile

Enfin, le vers 7, isolé au milieu des groupes binaires, présente une contradiction entre l’aspect rectiligne, avec le verbe « filent », qui montre une fuite rapide en avant, et l’adverbe « circulairement », qui empêche, lui, l’avancée, tout en suggérant un tourbillon. La direction « vers l’est » est cependant symbolique, car c’est là que se lève le soleil.

Ces mouvements violents, contradictoires, nous rappellent, en fait, l’effet du « déluge », de ce cataclysme invoqué dans le premier poème du recueil pour permettre la création d’un monde nouveau.

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Vers 8 à 10

 

À la fin du poème, la rapidité est accentuée par l’anaphore et l’assonance en [ é ]. Qu’il s’agisse d’avancer « [v]ers les piliers de la forêt » ou « [v]ers les fûts de la jetée », contre des troncs d’arbres ou contre la pierre, qu’il s’agisse de terre ou d’eau, comme souvent dans le recueil, ce poème se ferme de façon tout aussi violente, sur un choc, amplifié par la longueur du dernier vers : « Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière. » Chaque élément a ainsi trouvé sa limite.

Tempête contre la jetée

Mais, de même que la direction, « vers l’est », évoquait déjà son lever, c'est le soleil qui semble jaillir brusquement à la fin, puisque le choc produit « des tourbillons de lumière ».

CONCLUSION

 

Ce cataclysme, ce monde brouillé, bouleversé, où l’élément marin fusionne avec la terre, dans les deux cas par un mouvement qui creuse des sillons et fait jaillir l’écume, a donc réussi à « illuminer » le monde. Comme dans de nombreux poèmes du recueil, Rimbaud se montre « voyant », nous offre une « hallucination », un paysage métamorphosé par le langage poétique : du désordre, de la violence même, surgit la « lumière », l’éblouissement de la création poétique.

"Génie" 

Génie

Pour lire le poème

« Génie » est un des cinq poèmes retrouvés après la première édition, et ajoutés selon leur ordre dans l’édition Vanier de 1895 : « Fairy », « Guerre », « Génie », « Jeunesse », « Solde ». Mais plusieurs éditions ont choisi de le placer à la fin du recueil, en en faisant ainsi une conclusion. En personnifiant ce « Génie », personnage imaginaire propre à de nombreux contes, Rimbaud se lance ici dans un vibrant éloge de sa toute-puissance. En suivant les quatre mouvements du poème, nous étudierons le portrait du Génie, le rôle qu’il lui assigne et la relation que le poète entretient avec lui.

Manuscrit de « Génie » (détail), in Steve Murphy, "Trois manuscrits autographes de Rimbaud", Histoires littéraires n°17, janvier-février-mars 2004.

Manuscrit de « Génie » (détail), in Steve Murphy, "Trois manuscrits autographes de Rimbaud", Histoires littéraires n°17, janvier-février-mars 2004.

Une définition du "Génie" (lignes 1 à 11) 

Rappelons que Rimbaud nous avait déjà fait rencontrer un « Génie », celui qui venait s’unir au « Prince » dans « Conte ». Il le décrivait alors ainsi, en signalant déjà l'importance de l'« amour »  :

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe ! d'un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent. 

Le daïmon de Socrate, Gravure, date et auteur inconnus

Un terme-clé : l'amour

 

Dans les deux premiers paragraphes, la définition, énumérant des qualités, est rendue insistante, scandée par les anaphores, « Il est », « Lui qui », et soulignée par les tirets qui, à plusieurs reprises, relancent l’élan du rythme en mettant en évidence un élément-clé, « l’amour ». Ce terme est, en effet, redoublé, et repris à la fin : « lui qui nous aime », de même qu’est répété, « Il est l’affection », sentiment déjà mis en valeur dans « Départ » : « Départ dans l’affection et le bruit neufs ! » Or, cet « amour » est ici représenté comme une absolue perfection, car associé à  une série de termes mélioratifs : « il a purifié les boissons et les aliments », », première allusion peut-être à la connotation religieuse dans la suite du poème, avec le sacrement de l’Eucharistie, « il est le charme », « le délice surhumain », « mesure parfaite et réinventée ». Si nous l’appliquons à celui qui stimule la création poétique, nous voyons qu’il associe ainsi une forme rénovée, « purifié[e] » de ses scories antérieures, une nouvelle métrique « réinventée », à un contenu poétique amplifié, ouvert sur le monde entier.

Le daïmon de Socrate, Gravure, date et auteur inconnus

Un don d'ubiquité

 

Comment ne pas rapprocher aussi cette définition du poème dédié « À une Raison », qui, lui aussi, chantait « le nouvel amour ! » et concluait sur une ubiquité, « Arrivée de toujours, qui t’en iras partout » ? C'est ce double don que nous retrouvons ici, développée et soutenue par les groupes lexicaux binaires.

Dans le temps

Il permet de dépasser les limites de la condition humaine, puisqu’à la fois  « Il est l’affection et le présent » et « Il est l’affection et l’avenir », ce que met en valeur le parallélisme rythmique, 5/4. Est ainsi effacé le passé, et s’ouvre à la fois une possession complète du moment présent, et toutes les promesses,  alors que l’homme est accablé, « debout dans les rages et les ennuis ».  Il permet ainsi de se sentir vivre en toute saison, , en échappant à l’enfermement : «  il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été ». Cette union des contraires est d’ailleurs illustrée par l’alliance sonore entre « écumeux » et « rumeur ». Il offre donc une forme d’« éternité », un amour qui durera « pour sa vie infinie », formule finale mise en valeur par le tiret. N’était-ce pas précisément ce que recherchait le « Prince » de « Conte », rejetant les amours médiocres de ses femmes ?

Dans l'espace

De même, il concilie en lui tous les espaces, en unissant les mouvements contradictoires : il « est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations ». Nous retrouvons ici le double mouvement propre aux poèmes de Rimbaud, l’élan vers l’horizon, ouvrant la découverte, et l’arrêt permettant la contemplation et illuminant le paysage, comme si le poète avait ainsi tenté d'acquérir le pouvoir « surhumain » propre au « génie ». Mais le singulier « fuyant » peut aussi renvoyer au « charme » lui-même, qui ne serait qu’éphémère, et exigerait donc l’arrêt pour s’emparer des lieux et en jouir, avec « délice ».  

Le poète et le "génie"

 

Pas de « je » dans ce poème, mais un « nous », par lequel le poète s’inscrit dans la condition humaine. Les hommes sont alors dépeints sous une double image, tel que Rimbaud souvent se représente, d’un côté négative, avec « rages », « ennuis » et « ciel de tempête ». Mais, de l’autre, une image méliorative, optimiste, un désir intense, symbolisé par des « drapeaux d’extase », ces moments où l’être connaît un dépassement de ses limites, où il peut sortir de lui-même pour s’élever vers cette perfection qu’offrent « la force et l’amour » apportées par le « génie ».

Un nouveau "Messie" ? (lignes 12 à 17) 

Soumis aux « qualités fatales », à son destin, son incapacité d’échapper à l’espace et au temps, l’homme ne peut donc que reconnaître le prix des dons du génie, le reconnaître pour sa toute-puissance, faire de lui une « machine aimée ». Cette toute-puissance conduit à ressentir, « l’épouvante de sa concession et de la nôtre », à considérer avec effroi l’écart qui sépare les attributs de ce génie suprême de ceux qu’il concède aux hommes. Cependant, il leur dispense son amour, et c’est de lui qu’ils tirent leur force. D’où l’exaltation de cet élan lyrique, pour lui rendre, du mieux qu’ils le peuvent, cet amour : « ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui. »

 Nicolas Bertin, Phaéton conduisant le char du soleil (détail : le soleil), vers 1720. Huile sur toile, 89 x 125. Musée du Louvre 

 Nicolas Bertin, Phaéton conduisant le char du soleil (détail : le soleil), vers 1720. Huile sur toile, 89 x 125. Musée du Louvre 

Un avènement

 

Rimbaud suggère ensuite son avènement, figuré dans l’espace ouvert par les points de suspension : « Et nous nous le rappelons et il voyage... » La polysyndète en fait même une réponse immédiate à la prière des hommes, dont son « voyage » le rapproche. Par la répétition verbale, « sonne sa Promesse, sonne », sa venue, soulignée par la majuscule, rappelle l’Annonciation biblique de la naissance du Christ, transmise par la trompette des anges. 

Un rejet

 

Cependant, pour cela, une condition est exigée, renoncer à la foi chrétienne, signalée par la majuscule qui rattache le terme au lexique biblique et par l’hypothèse : « Et si l’Adoration s’en va ». L’énumération dans le discours direct, de même que l’allitération sifflante en [ s ], accentue la violence de ce rejet des temps « anciens » : « « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. » Sont ici refusés, les rites, qualifiés de « superstitions », l’image chrétienne des « corps », qui en fait les sources du péché, le mariage qui produit les « ménages », et ces « âges », peut-être ceux où les hommes adhéraient à ces conceptions chrétiennes.  L’exclamation traduit l’échec de cette foi, qui n’a pas pu sauver l’humanité : « C’est cette époque-ci qui a sombré ! », verbe qui figure un naufrage, comme si ces nouveaux « déluges », que Rimbaud appelait de ses vœux dans le premier poème d’Illuminations, avaient eu lieu.

La succession des négations accentue donc la différence entre ce nouveau Messie et celui du dogme chrétien. Il ne ressemble en rien au Christ, en effet. Pas de mort, « Il ne s’en ira pas », ni de retour parmi les hommes à la fin  des temps : « Il ne redescendra pas d’un ciel », avec l’article indéfini « un » qui banalise l’origine divine céleste  ; enfin, pas de sacrifice sur la croix pour racheter les fautes des hommes : « il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché », qui souligne d'ailleurs le conflit possible au sein des couples. Rimbaud efface ainsi toute la culpabilité qui pèse, dans le christianisme, sur l’humanité, pour la remplacer par la seule force de « l’amour », cause première mise en relief par la conjonction : « car c'est fait, lui étant, et étant aimé. » Il n’est plus un Dieu transcendant, un messie dont la venue serait encore à attendre, un « génie » présent au milieu des hommes qui lui rendent son amour.

​

La naissance de ce nouveau messie, totalement « déchristianisé », est alors proclamée triomphalement. Mais ne serait-ce pas, finalement, la naissance d’un « homme-génie », doté de ce pouvoir d’aimer surhumain ? Mais faut-il voir en lui un être différent des hommes, surnaturel, ou son avènement, célébré, est-il l’annonce de la naissance d’un « homme-génie », doté de ce pouvoir d’aimer surhumain ?

Une nouvelle prière (lignes 18 à 29) 

Le "génie" incarné

 

À chaque caractéristique est associé un bienfait apporté à l’humanité, après une énumération initiale, dont chaque terme signifie l’incarnation humaine du « génie » : « Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ». Les pluriels multiplient également sa puissance, dont Rimbaud met en valeur l’immédiateté, et, dans la réaction des hommes devant « la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action », l’adjectif marque non pas la peur mais l’admiration devant la puissance divine.

La prière unit une double image :

  • son « corps » d’un côté, avec le redoublement qui insiste sur l’incarnation qui le rend visible aux hommes : « Sa vue, sa vue » ;

  • de l’autre, son action spirituelle, « Ô fécondité de l’esprit », son avènement, « Son jour ! », « Son pas ! », qui transforment le monde et les hommes.

Ses actions merveilleuses

 

Chacun des apports du « génie », soutenus par l’insistance due aux rythmes binaires, s’inscrit dans le registre merveilleux, la célébration devenant ainsi dithyrambique.

        Il apporte à l’homme une force créatrice nouvelle, la « fécondité de l'esprit », qui supprime, de ce fait, toutes les limites spatiales : « immensité de l'univers », puisqu’il ne relève plus alors que de l’imaginaire.

       Il lui permet de réaliser un idéal humain, celui d’échapper aussi à ses limites physiques, corporelles – peut-être un écho à ce que devait apporter le haschich ou l’ivresse – en réalisant « [l]e dégagement rêvé », et, surtout, en adoptant un comportement transformé, en renonçant à « la grâce », au don antérieur qu’a pu accorder un dieu, pour aller vers une révolte fondatrice : « le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! »

       Nous retrouvons le contraste avec le christianisme, dans la double affirmation suivante, où Rimbaud joue sur le double sens du participe, mis en valeur car souligné sur le manuscrit : la « suite » du « génie », sa conséquence, implique à la fois le rejet : son avènement remplacera donc « tous les agenouillages anciens et les peines », avec un néologisme méprisant pour illustrer la soumission des chrétiens à la souffrance. Mais il annonce aussi que le culte rendu au « génie » prendra, même s’il implique des « peines », une dimension plus haute, un sens supérieur.       

Augustin Dumont, Le Génie de la Liberté, 1833. Bronze doré, 4 m. Sommet de la Colonne de Juillet, place de la Bastille, Paris 

       C’est cette même libération de l’humanité que célèbre la phrase suivante, dans un élan rythmique accentué : « l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense. » De cette phrase ressort une image d’harmonie, le bruit pluriel des « souffrances sonores » se trouvant effacé par l’harmonie de « la musique plus intense », où le comparatif reprend l’idée de supériorité du participe passé « relevés », en suggérant le bonheur.

        La dernière image efface l’immobilité de l’ancienne foi, car ce « génie », par sa marche, met l’humanité en mouvement : « Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions. ». Mais ce mouvement est inversé : là où les « anciennes invasions » apportaient la destruction de la civilisation, les guerres et la mort, cette marche induit des mouvements de population bénéfiques. Les « migrations » ouvrent en effet la découverte de nouveaux territoires, et offrent l’espoir d’une vie meilleure.

Augustin Dumont, Le Génie de la Liberté, 1833. Bronze doré, 4 m. Sommet de la Colonne de Juillet, place de la Bastille, Paris 

Un vibrant optimiste

 

Le « génie » offre ainsi à l’humanité une liberté exaltante, il lui met son destin entre les mains, en lui donnant, par « amour » offert, la force de l’accomplir pleinement. Il n’y a donc plus de séparation, comme dans l’ancien christianisme, entre le divin, céleste, et l’humain, terrestre. Tous deux s’unissent dans l’élan lyrique des deux exclamations, pour former un seul et même « monde ». Là où le christianisme fondait la fraternité sur « les charités », elles sont, à présent « perdues », supprimées. Finalement, n’étaient-elles pas une humiliation de ceux qu’elles venaient aider ? D’où leur remplacement par « l’orgueil », valorisé par le comparatif mélioratif, « plus bienveillant ». En l'insufflant à l'homme, le « Génie » lui permet d’affirmer sa puissance sur le monde et son amour fraternel par des actions plus utiles que les seules « charités ».

Le tiret met en valeur le paradoxe de la formule finale : «— et le chant clair des malheurs nouveaux ! » L’image d’un « chant clair » semble contredire, à première vue, son association, dans le groupe nominal, aux « malheurs nouveaux ». Mais, comme souvent chez Rimbaud, leur seule nouveauté leur accorde une supériorité sur l’ennui de ceux déjà connus. Les hommes peuvent, à présent, inventer leur avenir, avec les dangers de « malheurs » que cela suppose. En même temps, en renonçant au christianisme, les hommes ont perdu toute consolation, toute croyance en un au-delà réparateur des « malheurs », mais, de ce fait, ont retrouvé la grandeur de leur condition, leur dignité qui peut aussi être tragique.

L'injonction finale (lignes 30 à la fin) 

L'image de l'humanité

 

Le dernier paragraphe fait figure de conclusion, déjà par sa forme injonctive, mise en valeur entre virgule, « sachons », le poète s’associant ainsi à tous ses destinataires, humains comme lui. Mais, avant de formuler précisément le contenu de cette injonction, Rimbaud introduit toute une série de circonstances qui brossent un portrait de cette humanité, symbolique :

Un symbole d'universalité 

Un symbole d'universalité 

         sur le plan temporel, en choisissant « cette nuit d’hiver », il la situe à la fois dans les ténèbres, l’obscurité de l’ignorance par opposition à l’impératif « sachons », et dans le froid d’un « hiver » qu’il avait précédemment présenté comme « écumeux »…

        sur le plan spatial, il la répand à travers les lieux les plus divers, aussi bien géographiquement que socialement, « de cap en cap », en jouant sur les oppositions qu’il entrecroise en chiasme, opposition des paysages, solitaires ou peuplés, et des statuts sociaux : « du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage ». Sans doute reproduit-il ainsi son propre désir de voyages et de découvertes.

Cette humanité est en quête, cherchant « de regards en regards », peut-être une réponse, ou bien un partage. Mais le poète souligne son épuisement, comme si cette quête avait jusqu’alors échoué : « forces et sentiments las ».

L'image du "génie"

 

Cette fin du poème fait écho à la définition du « génie » formulée au début, en remettant en évidence l’universalité de cet « amour » dans le chiasme d’une affirmation qui forme un alexandrin, aux deux hémistiches nettement marqués : « Il nous a connus tous et nous a tous aimés ». Le passé composé traduit l’accomplissement de l’amour : il n’est plus seulement une « Promesse », comme au début du poème, il est totalement advenu, d’où le complément de l’injonction, qui invite l’humanité à faire de ce « génie » sa nouvelle religion, pour une marche vers le progrès. Puisqu’il offre universellement cette loi d’amour, cela explique qu’il puisse être recherché chez tous, échangé entre tous, « de regards en regards », et partout, dans cette alternance du plus bas au plus élevé, « sous les marées et au haut des déserts de neige », double images de l’eau, mouvante et figée, et peut-être illustration des aléas de toute existence.

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Un symbole d'universalité 

L'élan final

 

Le poète entreprend donc de donner à l’humanité un nouvel élan par cette injonction, de la mettre en mouvement, en rythmant les étapes de cette marche par la polysyndète : « sachons […] le héler et le voir, et le renvoyer ». Cette nouvelle religion apportée aux hommes par le « génie » est à faire du « génie » est différente de l’ancienne car ils ne  doivent plus attendre passivement une grâce divine, mais entrer dans l’action, sans attendre, le « héler », et « le voir » car c’est un « amour » immanent, terrestre, et non pas transcendant, céleste. Enfin, nul ne doit le garder exclusivement, égoïstement, pour soi seul ; il faut le partager, « le renvoyer » à tous ceux qui partagent cette même condition humaine. Mais tout cela exige d’avoir entrepris ce mouvement en avant, ce que souligne le dernier infinitif, mis en valeur car dissocié des précédents : « suivre ses vues, —ses souffles — son corps, — son jour. »

Le rythme de cette phrase reproduit cet effort de l’humanité, essoufflée par cette course effrénée pour « suivre » le « génie », avec les tirets, qui scandent les quatre compléments de ce verbe, tels des temps de pause. Ces compléments reprennent, terme à terme, les critères posés lors de l’invocation lyrique. Le soulignement dans le manuscrit de « ses souffles », encadré par l’abstrait, « ses vues », et le concret, « son corps », renforce ce mot, qui, au pluriel, amplifie la force inspirante du « Génie » pour l’ensemble de l’humanité. Le dernier mot semble répondre à « la nuit » initiale dans ce dernier paragraphe en la remplaçant par « son jour », qui apporte la lumière.

CONCLUSION

 

Ce dernier poème, dont certains passages restent fort hermétiques, a conduit à de multiples interprétations, parfois complexes. Ce qui semble sûr, c’est que ce « Génie », ici célébré dans une invocation lyrique, n’est pas celui qui apparaît au « Prince » dans « Conte », car Rimbaud lui imprime, dès le début, une fonction collective : il est le « génie » que l’humanité découvre en elle-même, en rejetant les anciennes formes d’amour, et tout particulièrement celui que lui proposait le christianisme, qui s’accompagnait d’interdits et de sacrifices : elle doit donc, pour faire naître l’amour en son sein, entreprendre  une marche en avant pour se libérer et construire son propre destin. Ce « génie » est donc l’élan vital qui ouvre à la société tous les possibles, tous les dépassements : comme l’on parle du « génie » d’un peuple, Rimbaud nous dépeint donc ici le « génie » de l’humanité, et notons que, contrairement à de nombreux poèmes d’Illuminations, la fin du poème n’amène pas une « chute », une rupture, la fin dune illusion, un échec, mais,  bien au contraire, affirme un réel optimisme sur l’avenir de l’humanité.

Pour prolonger l'interprétation 

Il y a, dans toute l’œuvre de Rimbaud, marqué par ses études humanistes, une nostalgie de l’Âge d’or tel qu’illustré dans le mythe antique, un temps où l’harmonie régnait sur terre. Mais cet héritage mythique des temps passés ne correspond pas à l’humanité de son temps, qui doit refonder un nouvel « âge d’or », sur une « raison merveilleuse et imprévue », à laquelle Rimbaud dédie d’ailleurs un poème : elle apportera une « nouvelle harmonie » et offrira ce « nouvel amour », « mesure parfaite et réinventée ».

Et c’est bien lui que chante « Génie », en le montrant, non plus comme un espoir, mais comme déjà réalisé : « car c’est fait, lui étant et étant aimé ». Or, il est frappant de reconnaître, dans les élans de ce dernier poème de Rimbaud, ceux qui animaient déjà l’historien Jules Michelet (1798-1874), dont nous savons que la pensée libérale et anticléricale avait intéressé le jeune poète. La parenté dans leur vibrant éloge, même si Michelet se centre sur le « je » que Rimbaud remplace par le « nous », est frappante dans cet extrait du chapitre XIII de La Femme :

De ce que nous avons quitté la thèse, insoutenable, d’une providence arbitraire qui vivrait, au jour le jour, d’arrêts individuels et de petits coups d’état, est-ce dire que nous ne sentons pas le haut Amour impartial qui règne par ses grandes lois ? Et, pour être la Raison, n’est-ce pas l’Amour encore ? Pour moi, j’en ai le flot puissant qui par-dessous me soulève. Des profondeurs de la vie, je ne sais quelle chaleur monte, une féconde aspiration ; un souffle m’en passe à la face, et je me sens mille cœurs.

Réduire toutes les religions à une tête pour la couper, c’est un procédé trop facile. Quand même vous auriez, de ce monde, effacé la dernière trace des religions historiques, du dogme daté, resterait le dogme éternel. La providence maternelle de Nature, adorée en des milliers de religions mortes et vivantes, de passé ou d’avenir, auxquelles vous ne pensez pas, elle subsiste immuable. Et, quand un dernier cataclysme briserait notre petit globe, elle n’en durerait pas moins, indestructible comme le monde, dont elle est le charme et la vie.

Que le sentiment de la Cause aimante disparaisse, et je n’agis plus. Que je n’aie plus le bonheur de sentir ce monde aimé, de me sentir aimé moi-même, dès lors je ne veux plus vivre ; couchez-moi dans le tombeau. Le spectacle du progrès n’a plus d’intérêt pour moi. Que l’élan de la pensée, de l’art, soit plus grand encore, je n’en ai plus pour la suivre. Aux trente sciences créées d’hier, ajoutez-en trente encore, mille, tout ce que vous voudrez, je n’en veux pas ; qu’en ferais-je, si vous m’éteignez l’Amour ?

Jules Michelet, La Femme, XIII, 1860

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