Arthur Rimbaud, Poésies, "Les Cahiers de Douai", 1870
Le "mythe Rimbaud" (1854-1891)
Pour une biographie détaillée
« Le mythe Rimbaud l’emporte sur le vrai Rimbaud », écrit René Étiemble dans son ouvrage critique, Le Mythe de Rimbaud, paru en 1954, puis, enrichi, en 1968, et il est exact que la vie du jeune poète révolté qui compose une œuvre fulgurante entre quinze et vingt-et-un ans pour, ensuite, se taire, a suscité de multiples interprétations sur celui qu’un auteur a surnommé « l’homme aux semelles de vent ». Essayons de dégager quelques faits certains sur la période qui correspond aux « Cahiers de Douai ».
Rimbaud en communiant, 1864. Photographie de Louis-Eugène Vassogne
La vie à Charleville : 1854 - été 1870
C’est dans cette petite ville de l’est de la France qu’il passe ses premières années, un temps d’ennui et de médiocrité illustré, par exemple, dans la première strophe d’« À la musique » : « Sur la place taillée en mesquines pelouses, / Square où tout est correct, les arbres et les fleurs, / Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs / Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. » En 1861, son père, militaire de carrière, peu présent, abandonne définitivement ses deux filles et ses deux fils. Cet abandon conduit la famille à s’isoler et la rigueur de cette mère délaissée amène le jeune Rimbaud à une révolte contre tous les conformismes qu’on lui impose : contre la religion et les « bigots », contre l’ordre moral propre à la bourgeoisie de province, contre le fondement de cet ordre, la vie politique avec son militarisme et son despotisme.
En revanche, cette enfance offre des compensations qui forgent la personnalité de Rimbaud, à commencer par son goût pour les études : les livres sont une source inépuisable de découvertes et, soutenu par son professeur de rhétorique au lycée, Georges Izambard, il s’initie à la poésie classique mais aussi récente, les romantiques, Théodore de Banville, les Parnassiens, Baudelaire, Charles Cros…
Autant d’œuvres qui chantent la naissance d’un monde nouveau, libéré des contraintes et des servitudes, mais retrouvant aussi la beauté des temps anciens. Ces élans correspondent bien à l’énergie du jeune adolescent, et développent en lui le désir d’égaler les plus grands poètes, et une imagination créatrice de tous les rêves et de tous les fantasmes, déjà présente dans les poèmes des « Cahiers ».
La vie de "bohémien" : 1870 - 1871
C’est aussi le désir d’échapper à cet ennui qui a pu lui donner le goût de l’errance marquant toute sa vie, et plusieurs poèmes retracent la liberté que lui offrent ses fugues. La guerre, qui éclate entre la Prusse et la France, le 19 juillet 1870, semble avoir agi comme un catalyseur. En août, Rimbaud fait, en effet, sa première fugue en train vers Paris : arrêté à la gare du Nord, il passe quelques jours en prison, puis à Douai, dans la famille d'Izambard, avant de regagner Charleville. Nouvelle fugue à pied vers Douai en octobre en passant par la Belgique, et nouveau retour, un mois plus tard… Paris attire irrésistiblement le jeune poète : c’est le cœur de toutes les révoltes politiques, avec la proclamation de la République après la défaite de Sedan en septembre 1970, puis, du 18 mars au 28 mai 1871, les événements de la Commune. Il s’y rend en train le 25 février, revient à Charleville le 10 mars, mais peut-être y retourne-t-il durant la Commune, car sa biographie reste incertaine jusqu’au 12 mai. En tout cas, son enthousiasme, lui, est certain : « La Liberté revit ! », s’écrie-t-il dans « Rages de César », et le long poème « Le Forgeron » est une évocation violente de la révolte du peuple, lors de la Révolution de 1789, et un hymne à sa revanche triomphale.
Rimbaud en octobre 1871. Photographie d'Étienne Carjat
Les dernières années de création poétique : 1871 - 1875
La période suivante, de 1871 à 1875, dépasse le cadre des « Cahiers », c’est le temps des fulgurances poétiques. Après un échange de lettres avec Verlaine, auquel il témoigne toute son estime, celui-ci l’invite à le rejoindre à Paris, début d’une liaison orageuse. Verlaine est fasciné par Rimbaud, ce « Satan adolescent » qui l’entraîne dans ses révoltes violentes et dans une relation tumultueuse, qui fait scandale : « C’est l’ivresse à mort, / C’est la noire orgie », reconnaît-il dans Sagesse (III, 2). Les crises se multiplient, en effet, entre Verlaine et sa femme, Mathilde ; ruptures et réconciliations se succèdent aussi entre les deux poètes, qui quittent Paris pour Bruxelles en juillet 1872. Devant son échec pour reconquérir son époux, Mathilde renonce à la vie conjugale et la séparation devient définitive, tandis que Verlaine et Rimbaud gagnent l’Angleterre.
Félix Régamey, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud à Londres, croquis, 1873
De nouvelles séparations, suivies de nouvelles retrouvailles ponctuent leur liaison passionnée entre la France, la Belgique et l’Angleterre, où ils effectuent plusieurs séjours. Le 3 juillet 1873, Verlaine, excédé des scènes incessantes, quitte à nouveau Londres pour Bruxelles, mais à peine arrivé, il demande à Rimbaud de le rejoindre. Cependant, le 10 juillet, il tire sur lui sous l’effet de l’ivresse, et le blesse, ce qui lui vaut deux ans de prison, peine aggravée par son homosexualité.
Cette même période correspond aussi pour le jeune poète à une quête pour « se faire voyant » et créer ainsi une poésie d’une absolue vérité, qui engagerait tout l’être : révoltes, alcool, drogues, hallucinations, toutes les expériences pratiquées conduisent à ce que Mallarmé nomme « une aventure unique dans l’histoire de l’art » : Le Bateau ivre, en 1871, Une Saison en enfer, en 1873, Les Illuminations enfin, en 1874, mais publiées seulement en 1886, alors que Rimbaud a renoncé, depuis 1875, à toute activité poétique. Dans son ouvrage, Les Poètes maudits, publié en 1888, Verlaine consacre un chapitre à la présentation de Rimbaud et à l’analyse de son œuvre.
C’est avec un autre poète, Germain Nouveau – sans doute une nouvelle liaison – que Rimbaud retourne en Angleterre en mars 1874. Le manuscrit des Illuminations révèle que plusieurs poèmes ont été recopiés par Germain Nouveau, avant son départ en mai. Quand Rimbaud quitte Londres à la fin décembre 1874 le recueil est probablement achevé, puisque c’est à la fin de février 1875 qu’il le confie à Verlaine, venu le retrouver à Stuttgart où il est précepteur, à charge pour lui de le remettre à Germain Nouveau pour que ce dernier le fasse publier.
Après cette date commence une longue errance de Rimbaud à travers l’Europe, puis en Inde, à Chypre, enfin en Afrique, avant qu’il ne se fixe à Aden. Mais le poète Rimbaud s’est alors effacé pour entreprendre une carrière commerciale.
Le contexte du recueil
Le contexte historique et social
Un siècle troublé
Rimbaud naît en 1854, alors qu’après son coup d’État du 2 décembre 1851, et malgré les résistances et les émeutes, Louis-Napoléon Bonaparte se fait porter au pouvoir par un plébiscite et rétablit l’empire, en 1852, sous le nom de Napoléon III.
Le Second Empire, s'il permet un important essor économique, est aussi très répressif pour les libertés publiques. L'affaire de la succession au trône d'Espagne, auquel aspire un prince allemand, déclenche un conflit entre la France, qui craint la montée des nationalismes, et la Prusse. Cette guerre franco-prussienne, déclarée par la France le 19 juillet 1870, se termine très rapidement par la défaite de Sedan. L'empereur se rend et est fait prisonnier.
Pinot et Sagaire, La défaite de Sedan, le 2 septembre 1870: Napoléon III fait prisonnier. Image d'Épinal
Mais un gouvernement provisoire, présidé par Thiers, proclame la Troisième République et poursuit la guerre. Après un long siège de Paris, l'armistice est signé le 29 janvier 1871, l'Alsace et la Lorraine sont cédées à la Prusse, la capitale restera occupée jusqu'en 1873 après le paiement de lourds dommages de guerre.
C'est aussi cette guerre qui provoque la révolte du peuple parisien, épuisé par le siège : il forme "la Commune", un gouvernement révolutionnaire qui, de mars à mai 1871, gouverne en établissant des lois très sociales. Mais le gouvernement légitime, alors installé à Versailles, fait donner l'assaut sur Paris par l'armée : c'est la "Semaine sanglante". Jusqu'à la fin du siècle, 7 présidents se succèdent, et de nombreuses crises politiques ont lieu, en raison du nationalisme exacerbé des "Patriotes"- dont témoigne la violence de l'affaire Dreyfus -, de scandales qui se multiplient, tel celui du canal de Panama, mais aussi de l'aspiration du peuple à plus de droits qui entraîne des revendications sociales et des grèves.
E.Meissonnier, Le Siège de Paris, vers 1884. Huile sur toile, 53,5 x 70,5. Musée d’Orsay, Paris
Charleville n’étant qu’à quelques kilomètres de Sedan, Rimbaud a forcément été marqué par les guerre et ses destructions. Son rejet des contraintes et des injustices le conduit à une véritable haine de Napoléon III. Enfin, même s’il n’est opas à Paris lors de la Commune, l’esprit réviolutionnaire et libertaire ne peut que répondre à ses plus profonds souhaits.
L'écart social
Sous la Restauration monarchique, le ministre Guizot, lance un mot d’ordre qui va marquer tout le siècle : « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne ». L’essor économique est, en effet, considérable, avec le début des "missions coloniales", en Algérie, au Maroc, en Afrique noire, l'organisation des chemins de fer, un développement industriel important grâce aux progrès scientifiques et techniques ; il s’accentue encore sous le Second Empire et profite largement aux banquiers, hauts fonctionnaires, entrepreneurs industriels, grands négociants… Une haute bourgeoisie s’enrichit considérablement. Elle adopte alors le mode de vie jadis réservé à la noblesse, tout en prônant les valeurs propres à lui assurer un rôle permanent : maintien de l'ordre, primat du travail, respect de la propriété privée, stabilité de la famille, prestige des honneurs...
Mais cet essor se réalise aux dépens d'une classe ouvrière naissante, largement exploitée, et qui vit dans une profonde misère. Ainsi, même si une loi, en 1841, limite le travail des enfants, elle ne s'applique que dans les entreprises de plus de 20 salariés, et ne concerne que les moins de 8 ans. D'ailleurs, sans inspecteurs jusqu'en 1868 pour la faire respecter, elle reste le plus souvent lettre morte., et les plus jeunes sont accablés de travail : 8 heures par jour entre 8 et 12 ans, et 12 heures jusqu'à 16 ans... C'est cette même année qu'est dissoute la section française de la 1ère Internationale des Travailleurs, et la 2ème Internationale ne sera fondée qu'en 1889.
Autant de réalités que le jeune Rimbaud observe dans sa province ardennaise et lors de ses séjours parisiens, et qui fondent ses révoltes.
Le contexte culturel : l'héritage poétique
Pour en savoir plus sur le XIXème siècle
L’observation des écrivains du XIXème siècle révèle qu’il est difficile de les inscrire chronologiquement dans les courants littéraires qui se succèdent : ils conservent souvent des héritages antérieurs et peuvent faire figure de précurseurs. Par exemple, même si le réalisme domine après la révolution de 1848, le romantisme n'a pas disparu pour autant : il se prolonge pendant tout le siècle, sous d'autres formes, par exemple chez Baudelaire, chez les poètes symbolistes ou les Décadents, qui, eux, le poussent à l'extrême.
Le romantisme
Au cœur du romantisme, il y a la peinture du "moi", considéré comme « haïssable » pour les « classiques » et selon l’optique chrétienne ; d’où la place prise par la tonalité lyrique, avec l’expression de sentiments, jusqu’à l’exaltation. En proie à la profonde mélancolie nommée « le mal du siècle », ils aspirent à un « ailleurs », loin de leur société matérialiste, en se plongeant dans la solitude, au sien de la nature. Ou bien, ils fuient dans le passé, souvent idéalisé, notamment dans le monde médiéval qui offrait des grandes passions, des chevaliers vaillants et des amours sublimées. Enfin, leur rejet les amène aussi à s’engager, avec la volonté de construire un monde meilleur pour ceux qui souffrent, et certains participent activement aux combats de leur temps. Plusieurs de ces caractéristiques se retrouvent dans le recueil de jeunesse de Rimbaud.
Le Parnasse
À la fin du siècle, alors que triomphent le naturalisme et le scientisme, le romantisme, qui a connu son apogée dans la première moitié du siècle avec Lamartine, Vigny, Hugo…, est sur le déclin. Ainsi, s’il conserve des élans romantiques, Rimbaud se moque aussi des longs épanchements lyriques, s’inscrivant dans la lignée des réalistes, ceux qui, dans la poésie, formeront le courant du Parnasse, créé à partir du mouvement de "l’Art pour l’Art", initié par Théophile Gautier pour condamner les excès du romantisme sentimental. Ce poète a tout particulièrement mis l’accent sur la recherche d’une perfection esthétique : le poète devant sculpter soin œuvre à partir de son matériau, le langage, image développée dans son poème « L’Art ».
Rimbaud écrit très tôt, le 24 mai 1870, une lettre à un Parnassien, Théodore de Banville, accompagnée de trois poèmes, dans laquelle il lui exprime toute son admiration : « Le poète est un Parnassien, — épris de la beauté idéale ; c’est que j’aime en vous ». Ce mouvement marque la poésie de toute la seconde moitié du siècle : pensons à Baudelaire qui dédicace la première parution des Fleurs du Mal, en 1857, à Théophile Gautier : « Au poète impeccable, le parfait magicien ès Lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maître et ami Théophile Gautier avec les sentiments de la plus profonde humilité, je dédie ces fleurs maladives. C. B. »
Henri Fantin-Latour, Portrait de groupe : le dîner des « Vilains Bonshommes », 1872. Huile sur toile, 160 x 225. Musée d’Orsay
Or, lors de ses séjours à Paris, Rimbaud fréquente, aux côtés de Verlaine, plusieurs poètes parnassiens tels François Coppée, Charles Cros, se réunissent lors de « dîners » où ils lisent des poèmes et les commentent. Il s’y signale d’ailleurs par son comportement provocateur…
Vers le symbolisme
Mais, au confluent des mouvements littéraires du siècle, Baudelaire exerce aussi une influence sur Rimbaud. Il retient de lui l'expression du « spleen », avec le poids de l’ennui et de l’enfermement dans une société qui rejette le poète, le « maudit », ce qui amène celui-ci à de violentes révoltes, et à recourir aux « paradis artificiels » pour se faire « voyant », comme il l’explique dans une lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, « par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » : « Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ». Il hérite enfin des recherches esthétiques de Baudelaire, désirant lui aussi, comme, « trouver une langue » qui « sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » nous reconnaissons là un des fondements du symbolisme, la théorie dite des « correspondances », que Baudelaire reprend au compositeur allemand Hoffmann qui définissait ainsi ce que l’on nomme « synesthésies » : « […] je perçois une manière d’accord entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me semble qu’ils se manifestent tous, de la même façon mystérieuse, dans la lumière du soleil, pour se fondre ensuite en un merveilleux concert. » Mais Baudelaire dépasse ces correspondances "horizontales" pour établir également des correspondances "verticales", reprise de la conception posée par Platon dans l’allégorie de la Caverne : le monde sensible, terrestre, naturel, est une image du monde spirituel, offrant des symboles que seul le poète peut déchiffrer.
Présentation du recueil
Pour lire le recueil
Pour l’œuvre aujourd’hui nommée, Cahiers de Douai (parfois au singulier), en fait des feuilles séparées, ou Recueil Demeny, l’appellation de « recueil » est commode, mais largement impropre : pas de titre donné par l’auteur, les dates indiquées restent incertaines, probablement celles du recopiage et non de la création, puisque l’on distingue deux moments distincts, l’été, puis l’automne, pas d’organisation pour, soit construire un itinéraire, soit proposer des regroupements thématiques, l’ordre retenu variant d’ailleurs selon les éditions. Il s’agit plutôt, pour Rimbaud, de mettre au propre des textes, écrits en 1870, soigneusement corrigés, en vue d’un futur recueil, qui reste encore informel.
Édition Nathan, avec un portrait d'Ernest Pignon
Rimbaud confie ses deux "Cahiers" à Paul Demeny, poète et éditeur, rencontré grâce à son professeur de rhétorique, Georges Izambard, alors qu’à l’occasion de deux fugues, il passe quelques temps à Douai, durant l’automne 1870, dans la famille de ce dernier. Mais, en juin 1871, il écrit à Demeny : « brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai ». Demeny n’exécutera pas cet ordre, et ces vingt-deux poèmes, soigneusement corrigés et recopiés par le jeune poète, seront publiés, bien plus tard, dans l'ouvrage Poésies, sous ce titre « Cahiers de Douai ».
L'expression d'une personnalité
Même si beaucoup de ces poèmes restent encore très « classiques », et marqués par l'héritage antérieur, le recueil révèle déjà les principaux traits de la personnalité de Rimbaud qui s’épanouit dans ses œuvres ultérieures.
De l'enfance à l'adolescence
Encore proche de l’enfance, Rimbaud en garde des souvenirs, par exemple dans le portrait de ces enfants, dans « Les Effarés », devant le soupirail du boulanger qui fait cuire le pain : « Collant leurs petits museaux roses / Au grillage, chantant des choses,/ Entre les trous » Nous pouvons aussi reconnaître, dans « Le Buffet », les rêveries d’un enfant qui imagine tous les secrets du temps passé : « Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires, / Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis / Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. » Autant, non pas de souvenirs directs, mais plus probablement de transposition de sentiments ressentis.
De l’adolescence viennent les élans brusques, illustrés déjà par la démarche dans « Ma Bohème », « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées », et la désinvolture vestimentaire, le débraillé : « Mon unique culotte avait un large trou ». C’est aussi à cette période que se rattachent les rêves amoureux d’une sensualité qui se cherche comme le montre cette dédicace « À ***Elle » de « Rêvé pour l’hiver », sonnet qui met en scène un jeu amoureux fantasmé : « Un petit baiser, comme une folle araignée, / Te courra par le cou... / Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête, / - Et nous prendrons du temps à trouver cette bête / - Qui voyage beaucoup... » Ce fantasme adolescent se retrouve dans « la Maline », à travers l’interprétation de l’attitude de la servante, qui fait écho à son propre désir : « Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, / Tout bas : « Sens donc, j'ai pris une froid sur la joue.. »
"J'irai loin, bien loin" : pour illustrer "Sensation"
Errance et fugues
Plusieurs poèmes rendent compte des fugues, tel « Au Cabaret-Vert », « Depuis huit jours j'avais déchiré mes bottines / Aux cailloux des chemins », ou du moins d’une errance aventurière, comme dans « Ma Bohème ». Toute la poésie de Rimbaud témoigne de cette volonté de mouvement, de ce refus de l’immobilité, d’abord géographique, par la marche sans but, car l’essentiel est le fait d’ « aller », verbe récurrent : « j’irai loin, bien loin, comme un bohémien », dans « Sensation », ou « J’allais », avec la durée de l’imparfait dans « Ma Bohème ». C’est aussi le mouvement social de révolte, dans les nombreux poèmes qui célèbrent les élans du peuple vers la liberté.
La provocation et le mépris
Souvent signalée par ses contemporains, qu'il choque volontairement par ses tenues, ses défis incessants aux "bonnes manières", ses excès quand il est ivre, sa provocation se manifeste avec violence lors de son séjour à Paris, comme le raconte Verlaine en 1895, dans la Préface à ses œuvres complètes, évoquant le brutal conflit qui avait eu lieu le 2 mars 1872 à l’occasion d’un dîner des « vilains bonshommes » entre le jeune poète et le photographe Étienne Carjat...
Mais elle s'incarne déjà dans ses premiers poèmes : il y lance, parfois en des termes orduriers, des cris de rage contre cet ordre bourgeois qu’il déteste et voudrait voir détruit, appelant au meurtre, jusqu'à l'insulte jetée à la fin du poème par le « forgeron » à tous ceux qui servaient l'ordre monarchique : « Merde à ces chiens-là ! » Il ne recule pas non plus devant la scatologie, autre façon de provoquer le lecteur, par exemple dans « Vénus anadyomène » en ravalant la déesse, embellie par Botticelli, à l'état animal par la mention de son « col », de son « échine », et de « sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »
Paul Verlaine, portrait de Rimbaud . Dessin de 1872
En fait, il y a en lui comme un désir de salir encore davantage ce pour quoi il éprouve un profond dégoût. Il étouffe dans sa petite ville de province, au milieu de ces bourgeois qui se veulent respectables et patriotes, « rentiers à lorgnons », « gros bureaux bouffis [qui] traînent leurs grosses dames », « clubs d’épiciers retraités » ou « bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande », caricaturés à plaisir dans « À la musique ». La satire prend sa source dans son total mépris à leur égard, et comment ne les mépriserait-il pas lui, « débraillé comme un étudiant », et ne pensant qu’à regarder les filles en fantasmant sur elles ?
Les thèmes abordés
Trois grands thèmes se dégagent, et font ressortir la liberté revendiquée par le jeune poète :
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Les fugues : L'errance de Rimbaud, son goût du mouvement conduisent à étudier l’image de la nature, le lieu de la fuite, qui se charge d’une valeur symbolique.
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La révolte, qui caractérise l’adolescent, amène à analyser les cibles visées et les reproches adressés, en même temps que l’idéal qui, par contrepoint, s’affirme.
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L’image de la femme, dans toute son ambivalence, tantôt embellie et rêvée, tantôt rejetée, qui traduit les rêves amoureux du jeune poète.
Enfin, ces poèmes de jeunesse, au-delà des emprunts à des modèles et de traits directement issus de la poésie romantique, révèlent déjà des ruptures formelles qui annoncent la révolution du langage poétique que cherchera à mettre en œuvre Rimbaud dans ses recueils ultérieurs.
Les fugues
Une errance dans la nature
La marche
Les poèmes accordent une place importance à la marche, dont témoigne la place du verbe « aller » dans de nombreux poèmes, avec une progression chronologique. « Les Reparties de Nina » s’ouvre, en effet, sur ce verbe conjugué au conditionnel, en unissant les amants, « nous irions », puis le « je » s’affirme : « j’irais ». Ce mouvement, encore rêvé, imaginaire, se change ensuite en certitude, avec le choix du futur dans « Rêvé pour l’hiver » (« Nous irons »), puis, dans « Sensation », avec la répétition de « j’irai ». Enfin, dans « Ma Bohème », le choix de l’imparfait, « Je m’en allais », « J’allais », marque un retour sur soi, dot la durée est accentuée, comme un souvenir ébloui de ce temps des fugues.
Le cadre spatio-temporel
Parallèlement à cette marche, le cadre s’élargit, se dilate, mais en restant indéfini, flou. Peu de noms de lieux, en effet, c’est le mouvement, donc l’espace, qui compte, d’où les nombreux pluriels, « sentiers », « chemins », « au bord des routes », et la mention fréquente du « ciel », de « l’azur », qui ouvre encore davantage vers l’infini.
Deux moments sont privilégiés, eux aussi symboliques.
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Il y a l’aube, le temps de la naissance du jour, tel l’espoir qui s’ouvre, comme dans « Les Reparties de Nina » : le « matin bleu, qui vous baigne / de vin de jour ».
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Mais, plus souvent, les poèmes évoquent le soir, d’abord parce qu’il représente l’arrêt, la pause réparatrice, dans la ferme du « village », par exemple, dans « Les Reparties de Nina », « Au Cabaret-Vert » ou dans « la salle à manger » où sert « La Maline ».
Pour illustrer "Ma Bohème"
Le soir, avec le ciel nocturne parsemé d’étoiles, est aussi le temps où les rêves peuvent se déployer, où l’imagination se libère, comme dans « Roman », qui évoque « les bons soirs de juin » : « Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon / D'azur sombre, encadré d'une petite branche, / Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond / Avec de doux frissons, petite et toute blanche... » C’est donc aussi le temps de la création poétique, illustré dans « Ma Bohème », où il se représente « rimant au milieu des ombres fantastiques ».
L’image de la nature
Le recueil la représente à travers la valeur symbolique des quatre éléments, qui parcourent l’ensemble des textes.
L'air
Élément mouvant, le plus impalpable, il symbolise l’élan, l’enthousiasme, « le vent » est une force qui pousse, qui permet de s’élever ; c’est le souffle qui, associé à l’espace sidéral, au ciel, aux astres, stimule l’imaginaire. Il est évoqué dès les premiers vers des « Reparties de Nina » : « nous irions, / Ayant de l’air plein la narine », et les « bois frissonnants » sous le vent s’associent à l’idée de sentir « frémir des chairs ». Nous retrouvons cette force dans « Sensation », « Je laisserai le vent baigner ma tête nue », mais surtout dans la deuxième partie d’« Ophélie ». Rimbaud reprend l’héroïne d’Hamlet de Shakespeare, mais donne un tout autre sens à sa mort. Dans la pièce, elle est amoureuse d’Hamlet, mais est incapable de comprendre sa quête de la vérité, et, quand Hamlet assassine son père, Polonius, elle sombre dans la folie, et se noie de désespoir. Or, Rimbaud donne une toute autre cause à sa mort : « C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège / T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ; / C’est qu’un souffle, tordant ta longue chevelure, / À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits », qui résonnent quelques vers plus loin : « Ciel ! Amour ! Liberté ! » Comment ne pas voir ainsi, en Ophélie, une sorte de double du jeune poète, lui aussi ivre de liberté lors de ses errances sous le vent ?
L'eau
Elle se rattache aussi, par sa fluidité, à cette image de mouvement, mais davantage ambivalente.
Très fréquemment, elle est source de vie, ce sont les « gouttes / De rosée à [s]on front, ceomme un vin de vigueur » qui, dans « Ma Bohème », telle l’eau du baptème, donne au poète sa dimension sacrée en lui apportant l’inspiration.
En revanche, dans « Ophélie », ce mouvement traduit la menace qui pèse sur l’héroïne : « C’est que la voix des mers folles, immense râle, / Brisait ton sein d’enfant ». Et l’eau devient le lieu de la noyade, qui l’emporte au fil du courant, coulée reproduite par l’allitération du [ l ] : « Voici plus de mille ans que la triste Ophélie / Passe, fantôme blanc, sur le long du fleuve noir ». Mais ne pouvons-nous pas reconnaître dans cette noyade une prémonition de l’expérience ultérieure de Rimbaud voulant se « faire Voyant » ? Ophélie avait, elle aussi, voulu atteindre « L’Infini terrible », cette même quête qui sera celle du poète du Bateau ivre et d’Une Saison en enfer… Et, comme elle, qui finit noyée, et dont les « grandes visions étranglaient [l]a parole », Rimbaud mettra fin à sa parole poétique…
John Everett Millais, Ophelia, 1852 Huile sur toile, 76,2 x 111,8 cm. Tate Gallery, Londres
La terre
Le végétal abonde dans ces poèmes de « fugues », fleurs, arbres, talus, herbe, campagne… Mais, plus qu’un simple décor, la végétation donne la preuve de l’existence d’une force cachée qui la fait jaillir de la terre, d’un dynamisme vital, symbolisée par la récurrence du mot « sève ». Les morts d’ailleurs fertilisent cette terre, tels les « soldats » « de Quatre-vingt-douze », « que la Mort a semés, noble Amante, / Pour les régénérer dans tous les vieux sillons ». De la terre peut donc sortir un monde nouveau, comme l’exprime avec force le début de « Soleil et chair », Et, quand on est couché sur la vallée, on sent / Que la terre est nubile et déborde de sang », avant que le poète ne s’exclame : « Et tout croît, et tout monte ! »
Le feu
Face au feu de l’âtre où « la flamme illumine, claire, les carreaux gris » (« Les Reparties de Nina »), celui du four dans lequel le boulanger fait cuire le pain et dont la chaleur réchauffe les « Effarés », un autre feu éclaire les fugues du jeune Rimbaud, celui du soleil, dont de nombreux poèmes mentionnent les « rayons ». Lui aussi symbolise une force créatrice, signalée et amplifiée par la majuscule, dès les premiers vers de « Soleil et chair » : « Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie / Verse l’amour brûlant à la terre ravie ». Mais cette force créatrice est aussi celle qui nourrit la poésie, comme le révèle la métaphore des « Reparties de Nina » : « Nos grands bois sentiraient la sève / Et le soleil / Sablerait d’or fin leur grand rêve / Vert et vermeil. »
Vincent Van Gogh, Le semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 80,5 x 64. Rijksmuseum Krueller-Muller, Otterlo
Nous retrouvons ici l’image de l’alchimie, déjà évoquée par Baudelaire et que Rimbaud reprendra plus tard dans « Alchimie du verbe », extrait d’Une Saison en enfer, de la section « Délires II » d’Une Saison en enfer, pour en faire la définition même de la création poétique. Il s’y dépeint dans sa marche pour conquérir une poésie nouvelle : « les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu », et c’est bien ainsi qu’il définissait sa volonté dans sa « Lettre du voyant » à Paul Demeny : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. »
CONCLUSION
Cette analyse conduit à constater que les poèmes liés aux "fugues" de Rimbaud vont bien au-delà d’une simple description de la nature. Elle est totalement sublimée, invoquée telle une divinité dans « Le Dormeur du val », « Nature, berce-le chaudement », ou dans « Le Mal », avec la mise en valeur de l’interpellation : « – Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie / Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !... – » Se substituant à la religion officielle, avec ses rites et ses dogmes, celle que rejette Rimbaud, elle incarne une religion qui puise dans le monde antique sa puissance, « Chair, marbre, Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! », et se confond avec l’amour et la femme : « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, – heureux comme avec une femme. »
Rimbaud le révolté
La jeunesse de Rimbaud, adolescent de seize ans lors de l’écriture des Cahiers, explique en grande partie une révolte qui, déjà, s’exprimait chez des Romantiques comme Hugo, ou chez Baudelaire. Elle se traduit dans la satire et les dénonciations, parfois violentes, qui ponctuent plusieurs poèmes.
La révolte religieuse
Comme il est de règle à cette époque, et tout particulièrement dans les petites villes de province, la famille Rimbaud est pratiquante, et le jeune garçon, dont la mère, particulièrement rigoureuse, exige chaque soir la lecture de la Bible, le « livre du devoir », comme il le nomme, fréquente l’église, et fait sa communion. Son rejet de tout ordre moral s’attaque donc, très naturellement, à la religion qui le soutient.
L'anticléricalisme
Sa première cible est le clergé, représentant terrestre de Dieu? représenté de façon caricaturale, par exemple la récitation mécanique des prières au début du long poème, « Le Forgeron » : « Le Chanoine au soleil filait des patenôtres / Sur Le clergé, premier soutien de l’ordre monarchique « de droit divin », injuste, poursuit ce soutien au Second Empire. Mais la critique est plus violente dans « Châtiment de Tartufe », où Rimbaud se souvient très certainement du Tartuffe de Molière. Il reprend le reproche d’hypocrisie qu’il met en évidence en dépeignant son désir amoureux, illustré, de façon répugnante, par « sa peau moite », qui se cache sous sa « chaste robe noire ». Tout est faux en lui, ce que soulignent l’oxymore, « effroyablement doux », et surtout l’image : « Jaune, bavant la foi de sa bouche édentée ». Qui est alors ce « Méchant » qui intervient au cœur du sonnet, en « arrachant » le vêtement trompeur ? Molière, certes, dont le dernier vers, « nu du haut jusques en bas », reprend la réplique de Dorine à Tartuffe, mais aussi le jeune poète révolté lui-même, le « méchant » garçon qui lance son cri de mépris et de dégoût.
Tartuffe, le faux dévot
Cette attaque s’explique si l’on considère que ce comportement peut venir de l’interdit que l’Église impose à toute sexualité, à commencer par celle du clergé. Or, pour Rimbaud, laisser s’exprimer les désirs de « la chair » », qui caractérisent le temps de l’adolescence, est dans la nature même de l’homme, et même de l’univers dont, dans « Le Soleil et la chair », il célèbre « le grand hymne d’amour ».
La religion démasquée
Mais, au-delà du clergé, Rimbaud s’en prend à l’hypocrisie de l’Église même qui, tout en prônant l’ascèse et en refusant le matérialisme, est elle-même corrompue par l’argent. Ainsi, dans « Le Forgeron », il associe l’objet support des prières à l’argent : « des chapelets clairs grenés de pièces d’or. » Pour obtenir le pardon de ses péchés, il faut, après la confession, réciter des prières sur son chapelet, mais aussi, même si l’on n’en est plus à l’époque où le croyant achetait des « indulgences » pour aller au paradis, le croyant se rachète en payant à la quête ou en versant de l’argent pour les œuvres religieuses.
La nef de la basilique du Sacré-Cœur à Paris
Cette critique du lien entre l’Église et l’argent est développée avec plus de force dans « Le Mal ». Il y met en parallèle les massacres causés par la guerre, et l’indifférence de Dieu lui-même à cette souffrance, lui qui ne se plaît que dans le luxe, « qui rit aux nappes damassées / Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or / Qui dans le bercement des hosannah s’endort », pour ne réagir qu’au moment de la quête, en entendant le bruit du « gros sou » donné par des mères qui ont perdu leur fils. L’Église trahit donc les textes sacrés qui appellent à imiter le Christ, par la pauvreté, la charité et la compassion avec ceux qui souffrent.
La révolte politique
Les cibles de la critique
Qu’il s’agisse de la monarchie absolue ou du second Empire, des « rois », dont Louis XVI, ou de Napoléon III, Rimbaud se livre, tantôt à une satire ironique, tantôt à un réquisitoire féroce.
Ainsi, le titre, « L’éclatante victoire de Sarrebrück », est déjà de l’ironie par antiphrase puisque ce combat n’a été qu’un simple accrochage entre les troupes françaises et prussiennes que l’Empire a voulu faire passer pour une exceptionnelle « victoire ». Tout le sonnet cherche donc à démythifier l’« apothéose » de l’empereur, en le ridiculisant : il est « sur son dada », lexique puéril, il « voit tout en rose », dans une illusion de pouvoir, et la satire se confirme par l’antithèse du vers 4 : « Féroce comme Zeus et doux comme un papa. » Dans la chute du sonnet, Rimbaud achève la satire en n’hésitant pas à recourir à la grossièreté : au cri « Vive l’Empereur ! » d’un soldat, « son voisin reste coi », ce qui marque son rejet et, pire encore Boquillon, personnage emblématique du soldat contestataire, « se dresse, et – présentant ses derrières – : « De quoi ? » Le geste fait sourire, mais est une véritable insulte.
L'empereur Napoléon III
L’attaque est plus violente dans plusieurs autres poèmes, par exemple dans « Le Mal », où le poète dénonce le cynisme du « Roi » qui « raille » le massacre qui se déroule sous ses yeux. Rimbaud avait d’abord écrit « le chef », accusation plus directe, en changeant de mot, il contourne la censure puisque le pays est alors dirigé par un empereur et non pas « un roi ». De même, le titre au pluriel « Rages de Césars », dépasse la personne de Napoléon III : ce sont tous ceux qui veulent « souffler la Liberté » que Rimbaud englobe dans sa dénonciation. Mais il ne masque pas, pour autant, avec l’exclamation et le lexique méprisant, sa critique de Napoléon III, à présent prisonnier au château de Wilhelmstrohe : « l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie ! »
La dénonciation de la guerre
D’un côté, Rimbaud admet qu’il puisse y avoir des guerres légitimes, celles qui se font au nom de la liberté, d’où l’éloge aux « [m]orts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize », qui ont combattu pour empêcher le retour de la monarchie. Dans le panégyrique qu’il leur adresse, le ton du poète se fait oratoire célébrer la noblesse de ceux « dont le sang lavait toute grandeur salie », jusqu’à leur donner la dimension de martyrs venus sauver l’humanité en en faisant un « million de Christs ».
Mais le second tercet fait basculer cet éloge vers la critique des guerres qui ne visent qu’à soutenir un pouvoir corrompu, telles celles menées par Napoléon III, la guerre de Crimée, l’expédition mexicaine et celle contre la Prusse, déclarée le 19 juillet 1870. Ainsi, il oppose le pronom « Vous », qui célèbre ceux qui sont morts au nom de la liberté, au « Nous » pour renvoyer à ceux qui, sous le pouvoir despotique de l’empereur Napoléon III, masqué sous le pluriel « courbés sous les rois comme sous une trique », se soumettent. La chute du sonnet, soulignée par le tiret, « – Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous ! », fait écho à la dédicace qui renvoie à un article paru dans Le Pays du 16 juillet, allusion, par le pluriel, à tous ceux qui, par e rapprochement héroïque, se livrent à la propagande pour justifier cette politique guerrière :
Ernest Meissonnier, Le Siège de Paris, 1870. Huile sur toile, 53,5 x 70,5. Musée d’Orsay
Vous républicains, souvenez-vous qu'à pareille époque en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine [...]. Vous fûtes grands et nobles, souvenez-vous ! […] Que c'est beau la guerre, quand elle plane au-dessus des intérêts particuliers [...] C'est pour le passé, pour le présent, pour l'avenir que nous allons lutter [...] Et quelle noble mission que cette mission de la France [...]
« Pauvres morts ! » s’exclame le poète dans « Le Mal », en montrant le terrible massacre qui « fait de cent millions d’hommes un tas fumant », et cette même compassion se retrouve dans le portrait du « Dormeur du val ». La construction du sonnet met peu à peu en place la triste vérité qui éclate dans la brutalité du dernier vers : « Il a deux trous rouges au côté droit. »
L'image du peuple
Norbert Gœneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée d’Orsay
La misère du peuple
Dans plusieurs poèmes, Rimbaud introduit des détails qui, tous, convergent pour illustrer la pauvreté, depuis les soldats de Valmy en « sabots » et en « haillons », jusqu’aux vieilles mères « pleurant sous leur vieux bonnets noirs » la mort de leur fils, en passant par les « effarés » : « À genoux, cinq petits, – misère ! – / Regardent le boulanger faire / Le lourd pain blond… » Les points de suspension semblent résumer leur envie, leur faim, le froid qui les fait trembler, car ils n’ont que « ce trou chaud » pour se réchauffer.
C’est cette même misère qu’explique le « forgeron » au roi Louis Seize. Un long passage dans la deuxième strophe rappelle les abus du « Seigneur », le dur travail et les destructions subies : « Et quand nous avions mis le pays en sillons, / Quand nous avions laissé dans cette terre noire / Un peu de notre chair… nous avions un pourboire : / On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ». Bien sûr, le temps des rois est terminé… mais Rimbaud montre que, pour autant, le peuple n’est pas sorti de la misère, « – Mais voilà, c’est toujours la même vieille histoire ! », et que toujours il est exploité pour servir le luxe des puissants : « […] les pauvres à genoux ! / Nous dorerons ton Louvre en donnant nos gros sous ! »
L'arrogance de la bourgeoisie
Face à ces « gueux » qui « ne mangent pas », comme les nomme « le forgeron », il y a les « rentiers à lorgnons » et, « Épatant sur son banc la rondeur de ses reins », le gros bourgeois à la « bedaine flamande ». Le contraste est flagrant entre la pauvreté des uns et la richesse de ceux qui, sous l’Empire, prospèrent. « Il reste des mouchards et des accapareurs », s’écrie le « forgeron », c’est-à-dire des gens pour soutenir l’injustice sociale, et ce sont eux que dénonce Rimbaud. Ce sont les « richards » qu’agresse le peuple dans « Le Forgeron », tous ceux aussi qui ont part à la loi, les « hommes noirs, qui prennent nos requêtes / Pour se les renvoyer comme sur des raquettes », les avocats qui se rangent du côté des puissants. Enfin, ce sont ceux qui vont « mitonner les lois », fixer « quelques tailles », c’est-à-dire des impôts, les députés que Rimbaud désigne avec ironie : « Nos doux représentants qui nous trouvent crasseux ! »
La bourgeoisie représente tout ce que Rimbaud déteste, les codes de comportement et les contraintes morales, comme le traduit, dans « Roman » » l’image de la jeune fille dûment surveillée : « Passe une demoiselle aux petits airs charmants, / Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père… » La satire est encore plus virulente dans « À la musique », où il dépeint le public venu assister à un concert municipal : « Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs / Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses. » La médiocrité est ensuite illustrée par les conversations qui ne font que révéler le vide de la pensée : « […] des clubs d’épiciers retraités / Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme, / Fort sérieusement discutent les traités, / Puis prisent en argent, et reprennent : « En somme !... »
La révolte
À plusieurs reprises, Rimbaud a mentionné son enthousiasme pour la Commune, moment révolutionnaire où le peuple a tenté de prendre le pouvoir, comme si sa propre révolte ne pouvait que conduire à l’approbation de la colère populaire. Mais cette volonté de conquérir la liberté par une lutte du peuple est déjà exprimée dans ses poèmes de jeunesse, avec un évident souvenir des poèmes de Victor Hugo. C’est ainsi que sont dépeints les soldats « de Quatre-vingt douze », « pâles du baiser fort de la liberté », et ce qui explique le cri lancé dans « Rages de Césars » : « La Liberté revit ! »
La Commune de Paris : l'insurrection du 18 mars 1871
Mais c’est dans « Le Forgeron » qu’il dépeint le mieux cette rage révolutionnaire, celle de 1789 : « Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois pas / Et, tous, nous avons mis la Bastille en poussière ! » Il multiplie les visions d’une foule exaltée, avec des métaphores épiques qui soulignent sa puissance : « […] se lève la foule / La foule épouvantable avec des bruits de houle, / Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer, / Avec ses bâtons forts et ses piques de fer ». Toute la fin de ce long poème amplifie cette marche vers la liberté, et, derrière le pronom « nous » employé par le forgeron (« Nous sommes libres, nous ! ») et son injonction insistante répétée, « Regarde donc le ciel ! », se cache l’adolescent qui lui aussi aspire à cette « vengeance » et refuse la médiocrité de sa vie provinciale : « C’est trop petit pour nous, / Nous crèverions de chaud, nous serions à genoux ! »
CONCLUSION
Rimbaud retrouve les accents de Victor Hugo pour s’attaquer, parfois directement, parfois par le biais d’autres chefs d’État, les « rois », « Louis Seize », à toute tyrannie, et, à plusieurs reprises, pour lancer un hymne à la liberté, trop oubliée depuis la grande Révolution de 1789. À ses yeux d’adolescent, les tyrans sont nombreux, dans le monde politique mais aussi cachés sous la soutane. Et même, dans son propre foyer, ne subit-il pas l’oppression d’une mère excessivement rigoureuse ? En témoigne sa lettre du 4 mai 1870 où elle reproche au professeur de son fils, Georges Izambard, de lui avoir donné à lire Les Misérables de Victor Hugo : « Il serait certainement dangereux de lui permettre de pareilles lectures. »
La femme et l'amour
Même si, dès sa rencontre avec Verlaine, Rimbaud vit ouvertement son homosexualité, ses poèmes d’adolescence révèlent, eux, plus de complexité dans son attitude face aux femmes, très présentes ne serait-ce que dans les titres, « Les Reparties de Nina », « Vénus anadyomène », « Ophélie », « La Maline ». Mais l’image donnée de la femme est ambivalente, comme chez de nombreux écrivains romantiques, de même que celle de l’amour qui oscille entre la sensualité, voire l'érotisme, et une forme de sublimation.
Une image contrastée
Eugène Lami, La Nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x 148. Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, Rueil-Malmaison
La femme-ange
Transformer la femme en un ange, consolatrice et soutien de l’homme, relève d’une ancienne tradition, à rattacher au culte marial, celui de la Vierge, mère de l’humanité. Peut-être cette image sublimée est-elle, chez Rimbaud, celle d’une mère idéalisée, contrepoint de la sienne… Elle s’incarne dans l’héroïne shakespearienne, Ophélie, dont la blancheur symbolise l’innocence et la pureté ; elle est d’ailleurs désignée, à deux reprises, comme une « enfant », tandis que le « beau cavalier pâle » qui se tient « à [s]es genoux » semble lui rendre un culte.
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté !
C’est qu’un souffle inconnu, fouettant ta chevelure,
À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait la voix de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits !
Mais l’image de « l’âme-sœur », héritée du mythe antique de l’androgyne et fréquente dans la poésie lyrique romantique, comme chez Lamartine, et même encore chez Baudelaire, n’est pas véritablement présente dans le recueil. Tout au plus pouvons-nous observer, dans « Ophélie », la ressemblance entre la jeune héroïne et le poète qui explique sa mort.
La femme-démon
Mais une image contradictoire traduit l’échec de ce rêve d’une femme-ange : l’idéalisation s’inverse en haine, en un violent rejet. Elle n’est plus alors qu’un être de chair hideux et répugnant, comme la dépeint « Vénus anadyomène ». Parodie de Botticelli, celle de Rimbaud sort, elle aussi, de l’onde, mais d’« une vieille baignoire », comparée à un « cercueil vert en fer blanc ». Ainsi, là où le peintre déifiait la femme, Rimbaud s’acharne à en détruire la beauté : « Puis, le col gras et gris, les larges omoplates / Qui saillent ; le dos court qui rentrent et qui ressort ». Les couleurs, « la graisse », l’odeur (« et le tout sent un goût / Horrible étrangement »), tout contribue à renforcer l’horreur du portrait, jusqu’à la chute du sonnet qui animalise la femme en ajoutant à l’oxymore la scatologie : « – Et tout ce corps remue et tend sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »
La sensualité
Pierre-Auguste Renoir, La Promenade, 1870. Huile sur toile, 65 x 81,3. Paul Getty Museum, Californie
Le fantasme amoureux
La plupart des poèmes renvoie aux premiers émois de l’adolescent qui laisse libre cours à ses rêves sensuels. « Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvés », s’écrie-t-il dans « Ma Bohème », mais s’agit-il vraiment d’« amours » ? Ces rêves sont souvent liés aux « fugues », face à la servante du « Cabaret-Vert » ou à « La Maline », comme si l’expression de la sensualité était aussi une façon de s’opposer aux contraintes morales, aux bonnes mœurs imposées par l’ordre bourgeois. Ainsi, la « demoiselle aux petits airs charmants » trottine « [s]ous l’ombre du faux-col effrayant de son père… », symbole de l’interdiction qui la rend inaccessible.
Il ne reste alors que le rêve d’une complicité partagée, tel le jeu amoureux évoqué dans « Rêvé pour l’hiver » ou, dans « Première soirée », les trois baisers donnés à la jeune fille « fort déshabillée », dont la nudité est progressivement dévoilée dans sa dimension érotique : « La première audace permise, / Le rire feignait de punir ! » L’imaginaire poétique se substitue à l’impossible concrétisation.
La "chair" féminine
Dans ses portraits, Rimbaud met l’accent sur la « chair » de la femme, et c’est d’ailleurs sur elle que s’ouvre le recueil dans « Les Reparties de Nina » : « Ta poitrine sur ma poitrine ». Elle résume en elle toutes les sensations, à la fois « mousse de champagne », couleurs d’un « sang / Qui coule, bleu, sous ta peau blanche / Aux tons rosés », ou encore « goût de framboise et de fraise, / Ô chair de fleur ! »
Pourtant, elle n’est qu’imaginée, comme dans les dernières strophes d’« À la Musique » qui détaillent un parcours fantasmé du corps féminin : « Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres ».
Eva Gonzalès, Le Réveil, 1877-78. Huile sur toile, 81,5 x 100. Der Kunstverein, Bremen
Les quelques gestes évoqués ne sont d’ailleurs qu’une allusion fictive, comme celui suggéré dans « La Maline » dans la dernière phrase, la jeune serveuse qui tend la joue : « Sens donc : j’ai pris une froid sur la joue… » Mais les points de suspension laissent le geste en suspens, comme à la fin des « Reparties de Nina », de « Première soirée » ou de « Rêvé pour l’hiver ».
L’amour : un mythe ?
L’image de la femme illustrée dans « Les Cahiers » conduit à une vision contrastée de l’amour, tantôt démythifié par le regard humoristique que je jeune poète jette sur lui-même, tantôt sublimé dans un élan panthéiste.
L'amour démythifié
À plusieurs reprises, Rimbaud se rit de lui-même, de ses premières émotions, en soulignant le décalage entre le rêve et la réalité. Cela ressort de la chute brutale du premier poème, « Les Reparties de Nina ». Après l’élan de la complicité sensuelle – célébrée par « LUI » à travers le conditionnel, « nous irions », que le futur semble transformer en certitude : « Tu viendras, tu viendras, je t’aime ! » – dans le tétrasyllabe final, accentué par la typographie, « ELLE » crée une saisissante rupture : « Et mon bureau ? » Cette question, allusion à un employé de bureau, rival, peut-être déjà promis, réintroduit la réalité médiocre de la vie provinciale : la jeune fille, soucieuse d’un mariage et d’une vie matériellement assurée, n’est pas capable de se hausser à la hauteur du rêve du poète !
De même, dans « Roman », le jeune poète qui « divague » en déroulant les visions sensuelles de son imagination ne cache pas sa naïveté dans l’autoportrait qui termine le poème, dans sa quatrième partie, en répétant le vers d’ouverture : « – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ». C’est aussi ce que révèlent les réactions féminines dans « Roman », « Et comme elle vous trouve immensément naïf », ou dans « À ma Musique » : « Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas… » Et le jeune poète lui-même s’observe avec humour, en concluant sa scène amoureuse par une pirouette : « Je lui jetai le reste au sein / Dans un baiser qui la fit rire / D’un bon rire qui voulait bien… »
L'amour sublimé
Le titre initial de « Soleil et chair », « Credo in unam », parodie des premiers mots du credo catholique, « Credo in unum deum », traduit immédiatement la dimension quasi mystique que Rimbaud accorde à l’amour, à travers l’image mythologique de la déesse Vénus : « Je crois en toi ! Je crois en toi, divine mère, / Aphrodité marine ! »
Certes, ce long poème d’un jeune homme de seize ans reprend bien des souvenirs scolaires, notamment de Lucrèce qui, dans De rerum Natura, adressait lui aussi un hymne à Vénus : « Ô mère d’Énée et de sa race, bienfaisante Vénus […] », avec un éloge vibrant à celle qu’il relie, comme le fera Rimbaud, au soleil : « dans le ciel apaisé se répand et resplendit la lumière ». Rimbaud y réunit tous les personnages qui, dans la mythologie, se rattachent à l’amour, Vénus, sous son nom grec aussi, Aphrodite, et son surnom de Kallipyge, et son fils, Éros, mais aussi des déesses-mères, liées à des cultes orientaux antérieurs, Cybèle, mère des dieux et source de toute vie, et Astarté. Il accentue encore la grandeur de l’amour, en rappelant que même le plus grand des dieux, Zeus, en a connu les plaisirs, avec Europe ou Léda, tout comme Séléné, déesse de la lune, avec son amant Endymion, ou le puissant héros, Héraclès. Enfin, l’on peut reconnaître, dans la « Dryade », la « Nymphe » évoquée à la fin, « [q]ui rêve, un coude sur son vase, / Au beau jeune homme blanc que son onde a pressé », Écho que dédaigne Narcisse, fasciné par sa propre image jusqu’à mourir d’avoir voulu s’étreindre.
La Vénus d’Arles, vers 360 av. J.-C. Copie romaine d’une statue d’Aphrodite. Musée du Louvre
Tous ont donc accepté de se soumettre à la loi de l’amour : « Mais l’Amour, voilà la grande foi ! » C’est la religion qui s’oppose à un christianisme qui, aux yeux de Rimbaud, n’a fait que réprimer les élans naturels et la liberté de l’homme : « – Oh ! la route est amère / Depuis que l’autre Dieu nous attelle à sa croix ; / Chair, marbre, fleur, Vénus, c’est en toi que je crois », associant la déesse à la fois à la sensualité, à la Nature, mais aussi au « marbre » du sculpteur, de la création artistique. La troisième section du poème lance alors un cri d’espoir, mis en évidence par les majuscules, les adjectifs hyperboliques, soulignés par un chiasme et les exclamations : « Tu surgiras, jetant sur la vaste Univers / L’Amour infini dans un infini sourire ! / Le Monde vibrera comme une immense lyre / Dans le frémissement d’un immense baiser ! »
CONCLUSION
La femme, celle qui fait rêver, que l'adolescent rêve de voir nue et d’enlacer, l’amour, perçu comme témoignage d’une sensualité qui se pose en vérité de l’âme, autant d’images qui nous rappellent la jeunesse de Rimbaud lorsqu’il compose ses « Cahiers ». Cependant, comment ne pas lire également, dans ses rêves, dans ses élans, et, parfois, dans ses rejets, toutes les rebellions qui se donneront libre cours dans ses œuvres ultérieures, et ce goût de la liberté, qu’il manifestera jusqu’à la fin de sa vie, au-delà de toutes les contraintes, y compris celles de la morale, dans sa relation avec Verlaine notamment ?
L'écriture poétique
Rimbaud, excellent élève au lycée, a parfaitement assimilé à la fois l’héritage gréco-romain et la poésie classique, les élans lyriques d’un Victor Hugo et les sonnets ciselés des Parnassiens, qui se retrouvent dans ce premier recueil. Mais il y révèle déjà son désir de trouver une langue nouvelle, pour une nouvelle parole poétique : « Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles », affirme-t-il dans la lettre à Paul Demeny, dite « Lettre du voyant ». Il la définit de façon ambitieuse comme devant être « une langue de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. »
Les ruptures dans l'héritage
L'héritage
Nous reconnaissons deux formes poétiques déjà anciennes, le long poème, comme « Le Forgeron » ou « Soleil et chair », où l’indignation, la révolte, ou, inversement, l’espoir, peuvent largement s’exprimer, comme pouvait le faire Hugo. Inversement, le sonnet occupe aussi une place importante.
Illustration pour "La Ballade des pendus" de Villon, 1489. Gravure sur bois
Il y a également un héritage dans le choix des sujets, nourris de mythologie, comme « Soleil et chair », de souvenirs historiques, et de lectures, comme « Ophélie », héroïne de Shakespeare, ou « Le Buffet » qui semble concrétiser le « gros meuble à tiroirs » d’un des poèmes de Baudelaire, « Spleen ». Pour ne citer qu’un exemple, « Bal des pendus » rappelle le romantisme noir et son goût pour le macabre emprunté au Moyen Âge avec ses "danses macabres", telle celle de « La Ballade des pendus » de Villon au XVème siècle : « Hurrah, la bise siffle au grand bal des squelettes ! / Le gibet noir mugit comme un orgue de fer ! / Les loups vont répondant, des forêts violettes : / À l'horizon, le ciel est d'un rouge d’enfer… » Rimbaud a parfaitement entendu la proclamation des Romantiques, prolongé par Baudelaire prolongé par Baudelaire, par exemple dans « Une Charogne » : de la laideur peut sortir la beauté.
Le mélange des tonalités
C’est ce qui explique que, suivant à nouveau les injonctions de Victor Hugo à propos du drame romantique, Rimbaud s’emploie à mêler les tonalités. Ainsi, à côté d'unité de « Sensation », dont les deux quatrains s’inscrivent dans le lyrisme, le lyrisme de « Roman », expression de la nature et du rêve amoureux, est rompu dans la quatrième partie, où la dimension autobiographique se charge d’humour. Souvent, c’est le réalisme d’une description qui amène au sourire dans la chute du poème, comme dans « La Maline », ou inversement, le lyrisme qui est brisé par le retour au réel dans « Reparties de Nina », ou encore le merveilleux du premier quatrain de « Rêvé pour l’hiver » qui se change en fantastique dans le second.
Les ruptures
Dans la versification
Rimbaud, s’il choisit souvent le sonnet, est loin d’en respecter la versification régulière. Ainsi, dans les quatrains, les rimes sont très fréquemment croisées, au lieu d’être embrassées, et différentes dans chacun, comme dans « Le Dormeur du val » ou « Au Cabaret-Vert », et l’orthographe est parfois modifiée pour satisfaire à la rime, tel, dans « La Maline », « je ne sais quel met » pour permettre la rime avec « parfumait « , ou bien la rime ne fonctionne que pour l’œil et non pour l’oreille, comme celle entre « « la grande Vénus » et « sont venus ».
Dans les rythmes
Dans la structure de sa phrase également, Rimbaud poursuit le travail pour assouplir le rythme, qui coïncide de moins en moins avec celui de la versification. Ainsi, il multiplie les rejets – ou contre-rejets – et les enjambements, ne fait plus grand cas de la césure pour préférer des coupes secondaires, comme dans le premier quatrain du « Dormeur du val ». Cela se traduit notamment dans ses choix d’une ponctuation qui introduit des ruptures brutales, tout particulièrement les nombreux tirets, parfois multipliés comme dans « Première soirée » ou dans « L’éclatante Victoire de Sarrebruck » et les points de suspension qui laissent la syntaxe en suspens, dont ce dernier poème donne un très bon exemple. À cela s’ajoute l’insertion de discours directs rapportés qui contribue à briser le rythme, qui se rapproche alors de la prose.
Vers une langue nouvelle
Autour du lexique
Le cri de Victor Hugo, dans Les Contemplations, « Plus de mot sénateur, plus de mot roturier », a été entendu par le jeune Rimbaud, qui n’exclut aucun mot de sa langue poétique, à commencer par les archaïsmes patoisants, tels ce verbe « épeurer », médiéval, qui a survécu dans la province des Ardennes, l’emploi de « maline » au lieu de « maligne », ou des formulations locales : « le feu qui claire les couchettes » dans « Reparties de Nina », ou « Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m’aiser » dans « La Maline ».
Il ne recule pas non plus devant les familiarités, notamment quand il s’agit d’interjections, telles « Hop ! », « Peuh ! », « Hein ? », de vocables enfantins, en montrant l’empereur « raide sur son dada » et « doux comme un papa », mais aussi avec les emprunts aux réalités de son temps, par exemple les « pioupious », surnom des jeunes soldats, « fumant des roses », métonymie qui, par la couleur de leur paquet, désigne des cigarettes peu coûteuses. Nous l’entendons s’exclamer « Oh ! là là ! » ou « nous chantions tra la la », voire se montrer grossier, intégrant dans le poème des mots comme « merde », « putain »… Enfin, nous relevons, dans « Roman », un néologisme, « Le cœur fou Robinsonne à travers les romans », évocateur du lien qu’établit le jeune poète entre son rêve amoureux et son goût pour la liberté et l’aventure.
Image publicitaire : le "pioupiou"
Une "voyance" annoncée
Le désir de Rimbaud, dès sa jeunesse, est de faire de la poésie une langue « résumant tout », c’est-à-dire englobant tout l’univers, et, en même temps, en en reproduisant l’élan vital. C’est ce qui explique à la fois le choix de sa syntaxe, de son lexique, et les images élaborées.
La syntaxe se brise, pour restituer le mouvement : « Riant à moi, brutal d’ivresse, / Qui te prendrais / Comme cela, – la belle tresse, / Oh ! – qui boirais ». Les verbes de mouvement sont omniprésents, « aller », « marcher », « s’avancer », mouvements qui alternent, de l’ascension, en une gigantesque expansion, à la chute, du glissement à l’horizontale au tourbillon. Ainsi, dans « Soleil et chair », « L’Idéal, la pensée invincible, éternelle, […] Montera, montera, brûlera sous son front ! », plus loin, sur le flot, « Entre le laurier rose et le lotus jaseur / Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur » ou bien Héraclès « [s]’avance, front terrible et doux, à l’horizon ! »
Comme le mettra en évidence le sonnet « Voyelles », les images accordent une large place aux couleurs, jusqu’à composer une sorte de tableau lumineux, qui peut rappeler les images d’Épinal ou les illustrations colorées des livres d’enfants, goût qu’il reconnaît d’ailleurs dans « Alchimie du verbe » : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance […] » Nous pouvons observer cette caractéristique dans le dernier tercet d’« Au Cabaret-vert » qui nous montre « Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse / D’ail » et « la chope immense, avec sa mousse / Que dorait un rayon de soleil arriéré. » Nous retrouvons aussi les synesthésies, c’est-à-dire l’union des sensations, ici la vue, l’odorat, le goût…, fréquemment employées et soutenues par les rythmes et les sonorités, comme dans le premier quatrain de « Le Mal » qui restitue l’horreur violente du combat par le jeu des allitérations, [ g ] et [ K ] associées au [ R ].
Luque, caricature de Rimbaud, « Voyelles », L’Illustration, janvier 1888
CONCLUSION
La langue poétique des « Cahiers » est encore loin des fulgurances du Bateau ivre et, surtout? de la prose poétique des Illuminations. Cependant Rimbaud ose déjà des ruptures, aussi bien dans sa versification que dans ses choix lexicaux ou dans ses thèmes, qui se remarquent d’autant plus qu’elles contrastent avec des poèmes encore très parnassiens, d’un lyrisme encore traditionnel.
Les parcours
Le programme officiel de français en classe de première pour l’année 2023-2024 associe un « parcours » pour étudier les Cahiers de Douai de Rimbaud, un premier avec un minimum de trois poèmes expliqués de façon détaillée, à un second « parcours permettant de situer l’œuvre dans son contexte historique et générique » et posant comme enjeu : « Émancipations créatrices », avec, lui aussi, au moins trois textes expliqués. Enfin, une œuvre poétique d'un autre siècle est proposée en lecture personnelle, que l'élève peut choisir comme support de la seconde partie de l'épreuve orale de l'examen. Bien évidemment, tant l’étude de l’œuvre que le parcours peuvent donner lieu à des approches transversales, à des lectures cursives en écho aux poèmes expliqués, mais aussi à des « prolongements artistiques et culturels » permettant, comme le précise le programme, « une compréhension plus large des contextes et des enjeux esthétiques qui leur correspondent ». Il appartient aussi au professeur de construire des activités complémentaires, recherches, travaux écrits ou oraux...