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Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857-1861
Auteur

L'auteur (1821-1867) : un "poète maudit" ? 

Étienne Carjat, Baudelaire, « Portrait aux gravures », octobre 1863. Épreuve albuminée, 92 x 55

Une jeunesse troublée

Baudelaire vit une petite enfance heureuse, choyé par sa mère et la servante Mariette, qu’il qualifiera d’« âme pieuse », venant « couver l’enfant de son œil maternel ». Ces années créent un lien étroit entre lui et sa mère : il évoque, dans les lettres qu’il lui adresse, « le bon temps des tendresses maternelles », lui déclarant : « Tu étais à la fois une idole et une camarade. », « Tu ne peux t'imaginer combien de fois j'ai mêlé dans mes projets ma vie à la tienne » ou « Je t'aime et e t'embrasse, dis-moi que tu te portes bien et que tu vivras longtemps encore pour moi, rien que pour moi. » Quand elle sera veuve, il ira fréquemment lui rendre visite à Honfleur, où elle s’est installée.

Étienne Carjat, Baudelaire, « Portrait aux gravures », octobre 1863. Épreuve albuminée, 92 x 55

« Faut-il vous dire, à vous qui ne l’avez pas deviné plus que les autres, que, dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? », écrit Baudelaire dans une lettre à Narcisse Ancelle, le 28 février 1868. Il invite ainsi son lecteur à mieux connaître sa vie, les expériences et les épreuves qui ont forgé l’âme du poète.

D’où la violence de la première épreuve, la mort de son père, en 1827, et, un an et dix mois après, le remariage de sa mère avec le commandant Aupick, que la famille suit, à Lyon, où il est affecté en 1832. Sa scolarité au collège Royal est déjà mal vécue : « coups, batailles avec les professeurs et les camarades », écrit-il dans Note autobiographique, et dans une lettre il proclame : « Je me déplais horriblement à la pension. » Lorsqu’il entre comme interne au lycée Louis-le-Grand, après la mutation de son beau-père à Paris, la situation ne s’améliore pas, il est renvoyé de l’internat pour mauvaise conduite, et c’est en tant qu’externe qu’il prépare et passe son baccalauréat.

Baudelaire enfant,  dans l'uniforme du collège

Baudelaire enfant,  dans l'uniforme du collège

« Parmi les inquiétudes qui me prennent », écrit-il à son demi-frère, « la plus forte est le choix d’une profession à venir », annonce prémonitoire puisque, s’il s’inscrit, en 1839, à l’École de droit, il fait le choix de la liberté. Il vit dans une pension étudiante, multiplie les dépenses en habillement et en sorties, découvre aussi la littérature contemporaine et fréquente de jeunes poètes. L’engrenage de la débauche se met alors en marche, dans une totale lucidité, comme le révèle la brève épitaphe qu’il compose : « Ci-gît, qui pour avoir par trop aimé les gaupes, / Descendit jeune encore au royaume des taupes. » (Poèmes divers, VIII) En 1841, devant les dettes qui s’accumulent, Aupick décide de l’éloigner de Paris : il embarque en juin à Bordeaux pour les Indes… mais, après une tempête, et deux escales, le 1er septembre à l’île Maurice, puis le 18 à l’île Bourbon (l’actuelle Réunion), il reprend un paquebot pour revenir en France, en février 1842. Même si, de ce voyage, Baudelaire rapporte quelques visions exotiques, il affirme ainsi que son cœur appartient à Paris

Émile Deroy, Portrait de Charles Baudelaire, 1844. Huile sur toile, 34,5 x 41,6. Musée national du Château de Versailles

C’est aussi l’année où il devient majeur, et peut donc hériter de la fortune de son père, cent mille francs-or, ce qui va lui permettre de reprendre sa vie antérieure, et de vivre une tumultueuse liaison avec Jeanne Duval, mulâtresse, actrice à ses heures, qui restera, avec quelques intermittences, sa maîtresse pendant vingt ans. Il découvre aussi le haschisch, l’éther, l’opium, ces « paradis artificiels » évoqués dans son œuvre.  En deux ans et demi, il a dépensé la moitié de cet héritage, et contacté tant de dettes que sa famille, effrayée, lui impose un conseil judiciaire, Monsieur Narcisse-Désiré Ancelle, qui ne lui versera qu’une rente mensuelle de deux francs.

Le voici obligé de compléter ce revenu : il décide alors de vivre de sa plume.

Émile Deroy, Portrait de Charles Baudelaire, 1844. Huile sur toile, 34,5 x 41,6. Musée national du Château de Versailles

Gustave Courbet, Portrait de Baudelaire, 1848-1849. Huile sur toile, 54 x 65,5. Musée Fabre, Montpellier

Les débuts de l'écrivain

C’est en tant que critique d’art qu’il commence sa carrière, avec le Salon de 1845. Mais cette même année, une tentative de suicide révèle son mal profond, qu’il explique dans une lettre à Ancelle : « Je me tue parce que je ne puis plus vivre, que la fatigue de m’endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables. Je me tue parce que je suis inutile aux autres – et dangereux à moi-même. »

Après cet acte manqué, c’est par le travail littéraire qu’il reprend sa vie, avec le Salon de 1846, une nouvelle, La Fanfarlo (1847), la découverte d’Edgar Poe, les amitiés littéraires et artistiques, notamment avec Champfleury et le peintre Courbet, sans oublier sa nouvelle maîtresse, l’actrice Marie Daubrun.

Gustave Courbet, Portrait de Baudelaire, 1848-1849. Huile sur toile, 54 x 65,5. Musée Fabre, Montpellier

Quand explose la révolution de 1848, Baudelaire y participe avec enthousiasme,  selon un récit de Jules Buisson, jusque sur les barricades en criant qu’il faut « aller fusiller le général Aupick ». Il s’était déjà, quelques années auparavant, intéressé aux idées socialistes en lisant Lamennais, Quinet, Proud’hon, mais plus par sentiment de la misère humaine que par volonté de changement politique. Il va cependant fonder un journal avec Champfleury et Toubin, Le Salut public… qui n’aura que deux numéros, puis est secrétaire de rédaction de La Tribune nationale, journal socialiste modéré. En fait, ce n’est pas tant le débat politique et les idéologies qui le soutiennent qui lui plaisent, mais la révolte, l’insurrection, par exemple lors des journées de juin : « Les horreurs de juin. Folie du peuple et folie de la bourgeoisie. Amour naturel du crime », écrit-il dans Mon cœur mis à nu.

Nadar, Portrait de Charles Baudelaire, 1854. Photographie, 24 x 17,5

En juillet 1848, paraît sa première traduction d’Edgar Poe, début d’une série qui lui fera traduire les plus grandes œuvres de cet écrivain, jusqu’en 1862, sans oublier une étude, Edgar Allan Poe, sa vie, son œuvre, parue en 1852. Il publie également, dans divers périodiques, les premiers poèmes des Fleurs du mal. C’est en décembre 1852 qu’il adresse à Madame Apollonie Sabatier, un premier poème. Depuis quelques temps déjà, il participe aux dîners, qui réunissent autour de celle qui est surnommée « la Présidente », des auteurs comme Gautier, Sainte-Beuve, Maxime Du Camp, Flaubert, Feydeau… Ses envois de poèmes se poursuivent, alors même qu’il partage sa vie sentimentale entre Jeanne Duval et Marie Daubrun… et une lettre de Baudelaire laisse penser que cette relation avec Madame Sabatier s’est concrétisée en 1857.

Nadar, Portrait de Charles Baudelaire, 1854. Photographie, 24 x 17,5

De l'apogée du poète à la déchéance

Tout en poursuivant ses traductions de Poe et ses articles critiques, par exemple ses comptes rendus de l’Exposition universelle, ou le Salon de 1859, Baudelaire fait paraître, le 1er juin 1855, dans La Revue des Deux Mondes, dix-huit poèmes sous le titre Les Fleurs du Mal. Mais c’est en 1857 que paraît le recueil, et deux mois après, l’éditeur et l’auteur sont condamnés pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, une amende leur est infligée, et six poèmes, censurés, doivent être supprimés. Baudelaire commence aussi à s’intéresser à la poésie en prose, qui lui paraît plus apte à exprimer la vie moderne et à traduire les « ondulations de la rêverie » que la poésie traditionnelle : il commence Fusées, et les Poèmes en prose.

Mais la dépression s’accentue, « Je suis tombé depuis plusieurs mois dans une de ces affreuses langueurs qui interrompent tout », écrit-il à sa mère le 25 décembre 1857. Le mal, cette syphilis contractée dans sa jeunesse, se traduit physiquement : douleurs aux jambes, étouffements, troubles digestifs…, qu’il soigne par l’éther et l’opium. En 1860, il a une première crise cérébrale, et la situation s’aggrave en 1861, année d’une deuxième édition des Fleurs du Mal, et de la parution d’une première série de Poèmes en prose.

Malgré cela, les dettes s’accumulent, d’où son voyage à Bruxelles, en 1864, pour une série de conférences. Mais c’est un échec, dont il se vengera dans des textes violemment critiques contre la Belgique et ses habitants, regroupés ultérieurement sous le titre Pauvre Belgique.  Au fil des mois, malgré quelques projets, Baudelaire ne peut plus vraiment travailler, et son état physique empire : en mars 1866, lors d’un séjour à Namur, c’est tout le côté droit du corps qui est paralysé, en avril, c’est l’aphasie ; en juillet, il est ramené à Paris, puis placé dans une maison de santé, où il meurt le 31 août 1867.

Étienne Carjat, Charles Baudelaire, « le dernier portrait »,1865. Photographie, épreuve argentique, 24,6 x 19,2

Étienne Carjat, Charles Baudelaire, « le dernier portrait »,1865. Photographie, épreuve argentique, 24,6 x 19,2Carjat-1865.jpg

Verlaine lui consacre le premier sonnet de son recueil Liturgies intimes, paru en 1892, et l’image donnée fait de lui un des « poètes maudits ». 

Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d’espoir au Calvaire touché !

– Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.

Le contexte des Fleurs du Mal 

Pour en savoir plus sur le XIXème siècle

LE CONTEXTE HISTORIQUE ET SOCIAL

Contexte

La succession des pouvoirs

Baudelaire traverse, dans sa jeunesse, la Restauration, puis la Monarchie de juillet, avec le roi Louis-Philippe, après la révolte de 1830, jusqu’à son renversement, en 1848, et l’établissement de la Seconde République.

Paris et les grands travaux

Cette monarchie constitutionnelle, période de calme et de stabilité, amène un essor économique considérable, encouragé par son ministre Guizot : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne. » Le matérialisme triomphe dans une société où les libertés restent encore limitées. D’où l’espoir suscité, notamment, dans la jeunesse par la république, en 1848. Cet espoir s’évanouit rapidement avec l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte qui, à peine élu, restreint les lois républicaines. Son coup d’état, le 2 décembre 1851, établit le Second Empire. Cette période poursuit le développement économique du pays, dont témoignent les grands travaux du baron Haussmann, préfet de la Seine, qui modifient et rénovent la capitale. L’exposition universelle de 1855, que commente Baudelaire, célèbre cette toute-puissance économique.

Mais le Second Empire accentue aussi la répression contre les opposants, condamnés ou contraints à l’exil comme Hugo, et la censure sévit. Censure politique, mais aussi censure morale, imposée par une bourgeoisie bien-pensante – et fort hypocrite car les adultères se multiplient dans les vaudevilles, et les fêtes parisiennes respectent bien peu la pudeur –, qui conduira, en 1857, à deux procès, contre Flaubert pour Madame Bovary, et contre Baudelaire pour Les Fleurs du Mal.

Le recueil des Fleurs du mal se développe dans ce contexte matérialisme, où l’essor de la science, et les techniques induites, imposent l’idée de progrès comme devant donner sens à la vie et constituer l’avenir de l’homme. Mais, loin de la cautionner, Baudelaire y réplique par l’affirmation de la toute-puissance de l’imagination et du rêve, et le rejet de la réalité matérielle. Fuir « ailleurs », loin de cette société, une des composantes du « spleen », du mal de vivre, telle est une des affirmations des Fleurs du mal.

Le dandysme

C’est cette même révolte que Baudelaire reconnaît chez les dandys, auxquels il ressemble déjà par sa recherche vestimentaire dans les années 1840-1850 : frac, cravate rouge sang, gilet, bottines vernies, canne à pommeau d’or, gants roses. Mais son dandysme se traduit surtout par cette même volonté de « détruire la trivialité », par son expression fréquente de dégoût et d’ennui, par ses provocations.

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandys, tous sont issus d’une même origine ; tous participent du même caractère d’opposition et de révolte ; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandys, cette attitude hautaine de caste provocante, même dans sa froideur. Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie, d’autant plus difficile à rompre qu’elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences.

C. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, "Le dandy", 1885

LE CONTEXTE CULTUREL 

Baudelaire et le romantisme

Baudelaire a beaucoup lu dans sa jeunesse, et il a forcément été nourri des grands auteurs du mouvement romantique, Lamartine, Vigny, et Hugo auquel il dédie la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal. Dans les mots de Lamartine, « Je n'imitais plus personne, je  m'exprimais moi-même, pour moi-même. Ce n'était pas un art, c'était le soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses  propres sanglots. », Baudelaire ne peut que retrouver sa propre volonté d’expression des sentiments, de ses douleurs intimes. Et comment ce révolté pourrait-il refuser l’affirmation de la liberté artistique proclamée par Hugo : « Tout est sujet, tout a droit de cité en poésie ... le Poète est libre » ? Libre de ses sujets, libre de ses mots, car, comme l’affirme encore Hugo, « Le mot est un être vivant, plus puissant que celui qui l’emploie. » Il a beaucoup repris au romantisme, à commencer par son goût pour le macabre, et même pour le satanisme. Voici ce qu’il explique dans L’Art romantique, texte publié à titre posthume :

Pour une étude détaillée: une remarquable conférence d'Agnès Spiquel

Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l’un malgré sa prolixité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset, l’autre, malgré son irritante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le Diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels […]

Les romantiques  ont aussi beaucoup emprunté à la pensée de Platon, largement déformée cependant, et bien des notions de ce « platonisme » se retrouvent dans l’œuvre de Baudelaire, à commencer par la différence établie entre le monde sensible, dans lequel nous nous trouvons, que nous connaissons par nos sensations, et le monde intelligible, celui des idées, des absolus, que l’âme humaine, déchue, exilée dans le monde terrestre, ne peut plus contempler que par un acte de « réminiscence ». Par la passion amoureuse, cette quête incessante de « l’âme-sœur », dérivée du mythe de l’androgyne, ou par l’inspiration poétique, l’homme pourrait s’élever au-dessus du monde sensible vers le Beau, le Bien et le Vrai. Tous ces éléments se retrouveront dans la poésie de Baudelaire, dans ses « correspondances » et dans ses rêves amoureux.

Baudelaire et le Parnasse

Mais, vers 1840, le romantisme commence à lasser par ses excès dans l’expression du « moi », et le courant va s’inverser, avec le réalisme, dans le roman et au théâtre, et, dans la poésie, avec la théorie de « l’Art pour l’Art », prônée par Théophile Gautier, qui, lui-même romantique, crée une fracture au sein du romantisme en proclamant : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. »

               "L'art"

 

Oui, l'œuvre sort plus belle

D'une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

 

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit. […]

            

 

Tout passe. - L'art robuste

Seul a l'éternité.

Le buste

Survit à la cité.

 

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent,

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

 

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

 

Théophile Gautier, Émaux et Camées, 1852

Or, c’est à Théophile Gautier, le « poète impeccable » que Baudelaire dédie son recueil, et un sonnet comme « La Beauté », fait directement écho aux souhaits de « L’Art pour l’Art ». Or, Gautier introduit ainsi un courant, dont le chef de file est Lecomte de Lisle, qui se nommera, dans un recueil poétique de 1866, « Le Parnasse », nom emprunté au mont où séjournaient les muses de l'antiquité grecque. Mais ce courant s’affirme déjà alors que Baudelaire compose les Fleurs du Mal, il a fréquenté ces poètes, et seize de ses poèmes, Les Épaves (les pièces condamnées dans la première édition, et quelques poèmes ajoutés) ont été publiés, en 1866, dans Le Parnasse contemporain. Il ne peut que reprendre à son compte deux des principes parnassiens :

        Le primat de la Beauté : Le seul but de l'artiste, donc du poète, est la recherche d'une absolue beauté. Cela implique que les considérations morales ou politiques n'ont pas à intervenir, que le poète n'a pas à s'engager dans les combats de son temps. Seule la beauté peut donner à l'Art son "éternité". Les Parnassiens ont, de toute évidence, subi les désillusions nées des échecs de 1830 et 1848.

       Le travail sur le style : Le poète, comparé au sculpteur, « cisèle », il doit chercher la perfection, qui n'est pas liée à des « contraintes fausses », comme à l'époque du classicisme, mais à une harmonie, rythmique et sonore. Cela explique aussi le retour à des formes poétiques plus courtes, notamment le sonnet.  

En revanche, il ne respectera pas véritablement le troisième principe, celui d’impersonnalité, qui exige que le poète prenne une distance vis-à-vis de lui-même, n’exprime plus ses émotions personnelles mais puise son inspiration dans des objets, des choses vues, de courtes scènes historiques ou populaires.

Baudelaire et la peinture

Baudelaire, non seulement a fréquenté des peintres, mais témoigne, par son œuvre critique, de son intérêt profond pour cet art. Dans ce domaine aussi, son jugement le place au confluent des deux courants, romantique et réaliste.

Baudelaire et Delacroix

Les pages qu’il consacre à Delacroix, le peintre romantique, par exemple dans Exposition universelle de 1855, pourraient définir, en fait, ses propres recherches poétiques, notamment par sa mise en évidence de « l’impression » produite, et l’association faite entre la « couleur », le « sujet » et la musique :

Pour une analyse des rapports entre Baudelaire et Delacroix

D’abord il faut remarquer, et c’est très important, que, vu à une distance trop grande pour analyser ou même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a déjà produit sur l’âme une impression riche, heureuse ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance du coloriste, à l’accord parfait des tons, et à l’harmonie (préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur et le sujet. Il semble que cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille. Puis ces admirables accords de sa couleur font souvent rêver d’harmonie et de mélodie, et l’impression qu’on emporte de ses tableaux est souvent quasi musicale. Un poëte a essayé d’exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :

Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges,

Ombragé par un bois de sapins toujours vert,

Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges

Passent comme un soupir étouffé de Weber. ["Les Phares"]

Lac de sang : le rouge ; — hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; — un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; — un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; — les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur.

« Beaux Arts », III

En préalable à ses articles critiques, il évoque d’ailleurs une forme de parenté entre les créateurs : « Sans avoir recours à l’opium, qui n’a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d’un azur plus transparent s’enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d’idées ? » Cette phrase met en évidence ce que l’on nomme les synesthésies, cette correspondance établie entre les différentes sensations.

Baudelaire et les peintres réalistes

C’est le tableau de Courbet, Un Enterrement à Ornans, qui, en 1850, provoque la bataille réaliste, et Baudelaire est, depuis plusieurs années déjà, un familier de ce peintre. Pour lui, il répond à son souhait, exprimé  dans Salon de 1859 : « L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon ce qu’il voit ou qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. » Le choix de sujets vrais, empruntés au monde moderne, qu’il admire chez Courbet – et plus tard chez Manet – se retrouve dans les poèmes de Baudelaire, par exemple dans ses « Tableaux parisiens » ou dans « Le vin ».

Ce contexte, l'opposition entre le jaillissement des sentiments, des émotions, propre au romantisme, et le désir de prendre une distance, en puisant l’inspiration dans les réalités du monde moderne et en renouvelant la quête d’une forme parfaite, exerce une évidente influence sur le recueil des Fleurs du Mal, qui ouvre ainsi une troisième voie, novatrice, qu’il définit comme la volonté de « tirer l’éternel du transitoire » (« Le Peintre de la vie moderne », dans L’Art romantique, 1885).

Présentation des Fleurs du Mal 

Pour lire l'édition de 1861

LA GENÈSE DU RECUEIL 

Couverture de L’Artiste. Revue de Paris, dirigée par Arsène Houssaye, 1849

Une longue composition

Un ami du temps de la bohème, Ernest Prarond, apporte des renseignements précieux sur l’élaboration des Fleurs du Mal, qui permettent de penser que les premiers poèmes datent de 1842 environ, par exemple « L’Albatros », inspiré par son voyage vers les îles exotiques. Mais, à en juger par les corrections que Baudelaire effectue encore sur les épreuves imprimées du recueil, sans doute ces poètes anciens ont-ils été profondément remaniés. La revue L’Artiste publie, le 25 mai 1845, « À une dame créole », puis le 8 septembre 1846, « Don Juan aux enfers », mais sous un autre titre, « L’Impénitent ». En novembre 1848, le journal L’Écho des marchands de vin propose « Le vin des assassins » ; en juin 1950, « Châtiment de l’orgueil » et « Le vin des honnêtes gens » paraissent dans Le Magasin des familles ; en 1851 Le Messager de l’Assemblée insère onze poèmes. Enfin, le 1er juin 1855, c’est La Revue des Deux Mondes qui présente dix-huit poèmes, précédés, pour la première fois, par l’adresse « Au lecteur »… Ajoutons à cela les poèmes régulièrement envoyés à Madame Sabatier, entre 1852 et 1854, depuis « À celle qui est trop gaie ». Le recueil est donc le résultat d’une lente maturation du poète, et le reflet d’une vie entière.

Couverture de L’Artiste. Revue de Paris, dirigée par Arsène Houssaye, 1849
Genèse
Lesbos1.jpg

Le titre

Les Lesbiennes

En 1845, après sa tentative de suicide, Baudelaire collabore au Corsaire-Satan, et ce journal annonce « pour paraître prochainement », un recueil intitulé Les Lesbiennes. « J’aime les titres mystérieux et les titres pétards » déclarera Baudelaire à son éditeur, plus tard, en 1857. Il a cependant renoncé à ce premier « titre pétard », volonté de choquer qui aurait sans doute risqué la censure. Cependant, ce titre annonce déjà des poètes qui figurent dans le recueil, tels « Lesbos », ou les deux intitulés « Femmes damnées », et révèle l’association de la « chair » à ce que la morale religieuse considère comme le « vice ».

Pour  écouter "Lesbos", chanté par Georges Chelon, album de 2009

Les Limbes

C’est en novembre 1848 qu’est annoncée une prochaine publication d’un recueil chez Michel Lévy, mais sous un autre titre, Les Limbes, avec l'ajout « poésie socialiste », annonce réitérée en juin 1850. Cette fois, il s’agit d’un titre plus « mystérieux », qui renvoie au chant IV de  l’œuvre de Dante, L’Enfer. Les limbes, « limbo » en italien, du latin « limbus », le bord, est un lieu intermédiaire, le premier cercle des Enfers pour Dante. Virgile y explique que là errent les ombres des justes et des sages, qui ont vécu avant la naissance du Christ : « Ils sont là sans péché, courbés sous l'anathème / Pour n'avoir pas reçu les eaux du saint baptême, / Pour n'avoir pas franchi les portes de la Foi. » La théologie chrétienne y ajoute celles  des enfants non baptisés, qui ne peuvent aller en enfer, car ils n’ont pas péché, mais pas non plus au paradis, en raison du péché originel. Leur seul châtiment est le désir éternel de voir Dieu, d’accéder au paradis, sans espoir de le voir jamais satisfait. Comment ne pas voir là l’image de la quête d’absolu entreprise par Baudelaire, de sa vie « au bord », en marge ?

Ce titre se charge également d’un sens psychologique, selon l’acception que lui a donné Sainte-Beuve dans Volupté (1834) évoquant « de vrais limbes sous une lumière blafarde et bizarre, une inertie mêlée d'angoisse, d'une angoisse dont on n'a plus présents les motifs, mais qui subsiste comme une fièvre lente ». Ou, chez le poète Philothée O’ Needy, on pouvait lire, en 1841, « limbes noirs qui circonscrivent l’âme, / Quand l’atmosphère est grise et le soleil sans flamme ! ». Baudelaire avait d’ailleurs déjà utilisé le mot dans son Salon de 1846, à propos de Delacroix, parlant des « limbes insondés de la tristesse ». Autant d’aspects que nous retrouverons dans « le spleen » baudelairien, une sorte de paysage intérieur d’ennui et de morbidité. C’est ce titre qu’il garde pour les onze poèmes publiés dans Le Messager de l’Assemblée, en 1851, avec une note qui précise la volonté de « retracer l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne ».

Auguste Rodin, 1887-1888. Illustration de "L"Irréparable", pour une édition originale de 1857, 18,7 x 12. Musée Rodin, Paris

Auguste Rodin, 1887-1888. Illustration de "L"Irréparable", pour une édition originale de 1857, 18,7 x 12. Musée Rodin, Paris

Les Fleurs du mal

Le titre Les Fleurs du Mal apparaît, lui, dans La Revue des Deux Mondes pour dix-huit poèmes publiés le 1er juin 1851, avec une épigraphe empruntée aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Cette publication est accompagnée d’une note de l’éditeur qui, tout en émettant des réserves, juge ces vers comme représentatifs d’une époque, « de ces douleurs morales » où il voit « un des signes de notre temps ».

Ce titre forme un oxymore, les « fleurs » connotant la beauté, une beauté recherchée, cultivée, et le « mal » la laideur. La dédicace à Gautier le reprend par la formule, « je dédie ces fleurs maladives », les œuvres que l’adjectif peut charger d’un double sens.

Les Fleurs du mal, dans La Revue des Deux Mondes, 1er juin 1851
rontispice des Fleurs du mal, épreuve  de l'édition de 1857, corrigée par Baudelaire

Les Fleurs du mal, dans La Revue des Deux Mondes, 1er juin 1851

Frontispice des Fleurs du mal, épreuve  de l'édition de 1857, corrigée par Baudelaire

Elles sont « maladives », faibles, de peu de vigueur, de valeur par rapport à la poésie de celui dont la dédicace fait un éloge appuyé, « Au poète impeccable / Au parfait magicien es langue française / À mon très-cher et très-vénéré / Maître et ami / Théophile Gautier / Avec les sentiments / De la plus profonde humilité », et encore plus dans celle initialement prévue pour l’édition de 1857, qui témoignait de sa modestie. Mais ne sont-elles pas aussi « maladives » car dues à la maladie, à cet état douloureux dans lequel vit leur auteur ?

De même, la préposition « du » donne au titre un double sens possible. Ces « fleurs » sont liées au « mal », au péché, au vice, qui sont au cœur de l’œuvre, que les poèmes expriment ; mais Baudelaire, dans un projet de Préface pour la seconde édition du recueil : « Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal. » Une formule frappante figure dans les derniers vers de l’ébauche d’un épilogue pour l’édition de 1861, un poème où l’auteur interpelle sa destinataire, dont la description nous permet de comprendre qu’il s’agit de Paris : « […] j'ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. / Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. »

Couverture d'une partition de Gustave Charpentier, sur des poèmes de Baudelaire, 1895

Ce « mal » a des sources multiples. Il est physique, mais aussi social, ce sont tous les miséreux, les exclus de la société qui parcourent l’œuvre ; il est aussi moral, c’est tout ce qui s’oppose à la morale, la violence, le goût pour le vice ; enfin, il est même métaphysique : c’est l’aspiration à un Dieu, à une éternité, inaccessible, qui renvoie l’âme à son angoisse existentielle.

Cet oxymore résume également la dissonance fondamentale dans l’univers de Baudelaire, entre la lumière et l’ombre, et la tâche que le poète s’assigne : traduire, non pas l’opposition, mais la double valeur simultanée de ces deux univers opposés. C’est ce qu’il explicite dans Mon Cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »

Couverture d'une partition de Gustave Charpentier, sur des poèmes de Baudelaire, 1895

Les éditions

La première édition, en 1857, comporte cent poèmes, dont 57 encore inédits. Après un premier poème « Au lecteur », elle ne comporte que 5 sections : « Spleen et idéal », « Fleurs du mal », « Révolte », « Le vin », « La mort ». Une seconde édition, en 1861, est revue et enrichie par Baudelaire d’une nouvelle section, « Tableaux parisiens » en deuxième place dans le recueil, avec un total de 127 poèmes.

Puis, dans Le Parnasse contemporain, en mars et juin 1866, il fait paraître Nouvelles Fleurs du Mal, seize poèmes, précédés d’une « Épigraphe pour un livre condamné », et intégrant les poèmes censurés dans l’édition de 1857. Sous le titre Les Épaves, paraît ensuite, à Amsterdam, un ensemble de 23 poèmes, dont dix nouveaux.

Enfin, Baudelaire avait prévu une troisième édition complète que la maladie l’a empêché de mener à bien. Elle sera réalisée par Charles Asselineau et Théodore de Banville, précédée d’une notice de Théophile Gautier, et ajoute encore d’autres poèmes, mais ils sont intégrés de façon souvent peu cohérente, si bien que l’on  considère le plus souvent l’édition de 1861 comme la plus représentative de la structure voulue par Baudelaire, en plaçant à sa suite les poèmes condamnés et les ajouts successifs.

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Félicien Rops, eau-forte, illustration pour Les Épaves, 1866

Explication du frontispice

LA RÉCEPTION DU RECUEIL  

Réception

Le recueil de Baudelaire paraît le 25 juin 1857, et le 5 juillet, un rédacteur du Figaro, Gustave Bourdin, en fait une violente critique, qu’un court passage résume bien : « L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assiste à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur. »

Cela a sans doute entraîné la décision du procureur impérial, Maître Pinard, qui avait échoué à faire condamner Madame Bovary de Flaubert, de saisir la justice et le procès s’ouvre le 20 août, sur une double accusation, contre l’auteur et contre ses deux éditeurs, d’« outrage à la morale religieuse, à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Baudelaire est condamné à 300 euros d’amende, et ses éditeurs à 100 euros, mais, surtout, 6 poèmes sont censurés  : « Les bijoux », « Le Léthé », « À celle qui est trop gaie », « Lesbos », « Femmes damnée », « Les métamorphoses du vampire », qui « conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur. » Baudelaire décide alors de faire retirer son recueil, considérant que ces suppressions en modifient profondément le sens.

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Nadar, Charles Baudelaire en pied, marchant à côté d’une charogne, vers 1850. Caricature, BnF 

Pour  lire l'article du Figaro

Pour  lire les documents du procès

Pourtant, les réactions n’ont pas toutes été si sévères. En témoignent les articles d’Édouard Thierry (Le Moniteur universel, 14 juilllet 1857), de Frédéric Dulamon (Le Présent, 23 juillet 1857), de Barbey d’Aurevilly, le 24 juillet, et de Charles Asselineau, destiné à La Revue française, réunis par Baudelaire pour servir lors de son procès et adressés aux juges avec une introduction. 

Les quatre articles suivants, qui représentent la pensée de quatre esprits délicats et sévères, n’ont pas été composés en vue de servir de plaidoirie. Personne, non plus que moi, ne pouvait supposer qu’un livre empreint d’une spiritualité aussi ardente, aussi éclatante que Les Fleurs du Mal, dût être l’objet d’une poursuite, ou plutôt l’occasion d’un malentendu.

Deux de ces morceaux ont été imprimés ; les deux derniers n’ont pas pu paraître.

Je laisse maintenant parler pour moi MM. Édouard Thierry, Frédéric Dulamon, J. B. D’Aurevilly et Charles Asselineau.

La parution des Nouvelles Fleurs du Mal dans Le Parnasse est introduite par un nouveau poème de Baudelaire, « Épigraphe pour un livre condamné », repris dans l’édition de 1868 :

Lecteur paisible et bucolique, 
Sobre et naïf homme de bien, 
Jette ce livre saturnien, 
Orgiaque et mélancolique.

Si tu n'as fait ta rhétorique 
Chez Satan, le rusé doyen, 
Jette ! tu n'y comprendrais rien, 
Ou tu me croirais hystérique.

Mais si, sans se laisser charmer, 
Ton œil sait plonger dans les gouffres, 
Lis-moi, pour apprendre à m'aimer ;

Âme curieuse qui souffres 
Et vas cherchant ton paradis, 
Plains-moi !... sinon, je te maudis !

Il entreprend donc un vibrant plaidoyer en faveur de son recueil – et un réquisitoire contre ses adversaires –, notamment pour la troisième édition prévue.

Pour  lire les réponses de Baudelaire

Mais il ne doute pas du succès à venir d’une œuvre qu’il remanie et complète jusqu’à sa mort, comme il l’écrit à sa mère en juillet 1857 : « On me refuse tout, l’esprit d’invention et même la connaissance de la langue française. Je me moque de tous ces imbéciles, et je sais que ce volume, avec ses qualités et ses défauts, fera son chemin dans la mémoire du public lettré, à côté des meilleures poésies de V. Hugo, de Th. Gautier et même de Byron. »

La structure des Fleurs du Mal 

Structure

En 1861, dans une lettre à Alfred de Vigny, Baudelaire nous invite à dégager l’itinéraire qu’il suit dans le recueil :

Voici Les Fleurs, le dernier exemplaire sur bon papier. La vérité est qu’il vous était destiné depuis très longtemps. Tous les anciens poèmes sont remaniés. Tous les nouveaux, je les marque au crayon à la table des matières. Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album et qu’il a un commencement et une fin. Tous les poèmes nouveaux ont été faits pour être adaptés à un cadre singulier sur j’avais choisi.

Baudelaire : itinéraire des Fleurs du mal

        Dans l’édition de 1857, après un poème mis en exergue, tel un prologue, adressé « Au lecteur », cinq sections étaient organisées : « Spleen et idéal », avec 77 poèmes, « Fleurs du mal », avec 12 poèmes, « Révolte », avec 3 poèmes, « Le vin », avec 5 poèmes, et  « La mort », avec 3 poèmes.  

         Dans l’édition de 1861, le poème « Au lecteur » subsiste, mais les poèmes censurés n’y figurent pas. La section « Spleen et idéal » est enrichie, avec 85 poèmes. Une nouvelle section est introduite immédiatement après celle-ci, « Tableaux parisiens », avec 18 poèmes. Puis l’ordre est modifié : vient d’abord « le Vin », à l’identique, « Fleurs du mal », « Révolte », enfin « La mort », qui comporte 6 poèmes.

PRÉSENTATION DES SECTIONS  

"Au lecteur"

Le poème au lecteur, nettement interpellé dans les deux derniers vers, « Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère ! », donne le ton à l’ensemble du recueil : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! », Satan triomphe donc, et avec lui, dans notre lente descente vers la mort, « la ménagerie infâme de nos vices », dont le plus terrible, sur lequel se ferme le poème, « l’Ennui ».

"Spleen et idéal"

S’il est logique que l’enchaînement se fasse sur le premier terme du titre « Spleen », en tant qu'illustration de cet « Ennui » notamment, l’organisation interne de la section inverse ce titre, car les premiers poèmes traduisent l’effort pour accéder à l’« idéal », une double tentative pour échapper au « spleen » :

Albrecht Dürer, Melencolia, 1514. Gravure sur cuivre, 24 x 18,5. Metropolitan Museum of Art

        Par l’art, des poèmes I à XXI : Baudelaire s’attache à dépeindre le poète, sa grandeur, son pouvoir supérieur, mais aussi sa misère et ses souffrances ; ensuite, il cherche à définir la beauté, les multiples formes qu’elle prend.

      Par l’amour, des poèmes XXII à LXIV : Cette partie est elle-même divisée en quatre cycles, en relation avec les femmes aimées : Jeanne Duval, Madame Sabatier, Marie Daubrun, et un regroupement de « femmes diverses ».         

Mais très vite, c’est l’échec, des poèmes LXV à à LXXXV, vingt poèmes qui illustrent le désespoir, la plongée progressive dans le « spleen », avec quatre poèmes portant ce même titre, jusqu’aux derniers mots, dans « L’horloge », qui concluent cette section : « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

Albrecht Dürer, Melencolia, 1514. Gravure sur cuivre, 24 x 18,5. Metropolitan Museum of Art

"Tableaux parisiens"

 

Les poèmes LXXXVI à CIII illustrent une nouvelle tentative pour échapper à cet enfermement sur soi qui lui fait vivre le « spleen » : se tourner vers l’extérieur, porter son regard sur ce monde parisien qui l’entoure. Nous y retrouvons les aspirations sociales de Baudelaire, sa pitié profonde pour la misère humaine, par exemple dans « Les petites vieilles » ou « Les Aveugles ». Mais, très vite, derrière cette apparente communion humaine, le poète souligne la solitude dans laquelle chacun se retrouve enfermé, et à laquelle lui-même n’échappe pas. Ces « tableaux », avec des fulgurances de beauté, mais aussi d’horreur, créent un univers qui reflète, en réalité, son propre état d’âme et dont il n’est que spectateur. Restant ainsi exilé du monde, il est renvoyé à lui-même, à la profondeur du « spleen ».

"Le vin"

 

Ces poèmes sont anciens, et nous rappellent que Baudelaire a fréquenté Proud’hon, le peintre Courbet et a été l’ami du chansonnier Pierre Dupond, trois hommes aux idées sociales affirmées, dont témoignent la réflexion de Proud’hon, les sujets choisis par Courbet et les chansons de Dupond, telles « La Fille du peuple », «  Le Chant du pain », dénonçant la misère, et surtout « Le Chant des ouvriers ». Ils renvoient, en effet, à une tradition qui fait du vin le consolateur des pauvres, salutaire pour les malheureux, que reprend ici Baudelaire. Cette section introduit donc ce qui serait une source d’oubli, un moyen de fuite, comme l’indiquent les derniers vers du « Vin des amants » : « Nous fuirons sans repos ni trêves / Vers le paradis de mes rêves ! »

Hendrick Goltzius, Quis evadet ?, 1594. Gravure sur cuivre. BnF 

"Fleurs du mal"

 

La section « Fleurs du mal » développe les contours de ce paradis rêvé : la luxure, le vice, les amours interdites. Le poète cherche à réveiller son monde intérieur endormi, et pour cela, il plonge dans la débauche, dans des fantasmes de sadisme, à l’aide aussi des « femmes damnées ». Mais son « Voyage à Cythère » ne conduit qu’à la mort, affirmée dans la dernière strophe : « Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout / Qu’un gibet symbolique où pendait mon image… » Le dernier poème, « L’Amour et le crâne » souligne cet échec.

"Révolte"

 

Des poèmes CXVIII à CXX, écrits avant 1853, Baudelaire retrouve le thème romantique de la révolte, à la fois sociale et métaphysique, en chantant ceux qui ont défié Dieu, Saint-Pierre, Caïn, tentant ainsi d’échapper aux limites imposées par le créateur, et surtout Satan, auquel le poète adresse une vibrante prière : « Ô Satan, prends pitié de ma longue misère ! » 

Atelier de Hendrick Goltzius, Quis evadet ?, 1594. Gravure sur cuivre. BnF 

Mais cet éloge à celui qui a été le premier des exclus, « Père adoptif de ceux qu’en sa noire colère / Du paradis terrestre a chassés Dieu le père, » ne conduit pas au salut, mais à une nouvelle invocation de la mort, qui n’est plus alors une angoisse mais un espoir : « Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science / Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front / Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront. »

"La mort"

 

Les trois poèmes ajoutés à l’édition de 1857 modifient profondément la tonalité de cette dernière section. Initialement, dans « La mort des pauvres », « La mort des amants », et « La mort des artistes », elle ouvrait un réel espoir d’accéder à cet idéal sur terre inaccessible. Mais les poèmes ajoutés traduisent une désillusion : la mort n’apporte rien. « La toile était levée et j’attendais encore. », conclut « Le Rêve d’un curieux ». Les dernières parties VII et VIII du long poème intitulé « le Voyage », itinéraire d’une vie, n’ouvrent que sur un dernier souhait : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » Il ne s'agit donc plus d'accéder à l'« idéal », qu'il s'agisse d'art ou d'amour, mais, plus simplement, d'échapper à cet « Ennui », qui constitue le cœur du « spleen », d'où l'italique mettant en valeur le dernier mot, « nouveau ».

L'UNIVERS BAUDELAIRIEN  

"Deux postulations simultanées"

 

Rappelons la déclaration de Baudelaire dans Mon Cœur mis à nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » Les poèmes des Fleurs du Mal marquent ainsi une incessante alternance entre un mouvement d’ascension et un mouvement de descente, parfois au sein d’un même texte, comme dans « L’Amour et le crâne »

L’AMOUR ET LE CRÂNE

vieux cul-de-lampe

 

L’Amour est assis sur le crâne
De l’Humanité,
Et sur ce trône le profane, 
Au rire effronté,

Souffle gaîment des bulles rondes
Qui montent dans l’air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l’éther.

Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d’or.

J’entends le crâne à chaque bulle
Prier et gémir :
— « Ce jeu féroce et ridicule, 
Quand doit-il finir ?

Car ce que ta bouche cruelle
Éparpille en l’air,
Monstre assassin, c’est ma cervelle, 
Mon sang et ma chair ! 
»

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C’est cette double aimantation qui cause une souffrance, un déchirement intérieur insupportable. En fait, le séjour terrestre, « ici », ressemble à la surface de l’eau d’un étang : si l’on regarde perpendiculairement, on ne voit que la « boue » du fond ; mais si l’on jette un regard oblique, on ne voit plus la boue, mais le reflet du ciel, le « songe d’or ». Le poète, lui, se place dans un angle tel qu’il peut avoir cette double vision à la fois. Il est « l’albatros », « voyageur ailé » dans l’éther, mais objet de toutes les persécutions quand il est « exilé sur le sol », il est aussi « le cygne » des « Tableaux parisiens », qui « baignait nerveusement ses ailes dans la poudre » tout en tendant son cou « [v]ers le ciel ironique et cruellement bleu ».

Quatre éléments en fusion : une alchimie

 

Il est aussi possible de lire, dans Les Fleurs du Mal, la tentative du poète alchimiste de réaliser une fusion des quatre éléments, en les combinant. Par exemple, là où le désir peut apaiser, comme une eau bienfaisante, « Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis », deux vers plus loin il s’écrie : « Par ces deux grands yeux noirs […] / verse-moi moins de flamme » (« Sed non satiata »), car le désir sensuel embrase. Une totale fusion se produit parfois, comme dans « Élévation », où le poète s’adresse à son « esprit » : « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; / Va te purifier dans l’air supérieur, / Et bois, comme une pure et divine liqueur, /Le feu clair qui remplit les espaces limpides. »

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La création poétique dans Les Fleurs du Mal 

Art poétique

L’IMAGE DE LA BEAUTÉ 

La double postulation que Baudelaire reconnaît « en tout homme à toute heure, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » se retrouve au cœur même de sa quête d’une Beauté parfaite : son aspect serein s’oppose à son aspect tourmenté.

L'aspect serein

 

Dans le sonnet « La Beauté », Baudelaire lui prête la parole, et le poème s’ouvre sur ce vers : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre ». Par cette comparaison,  il semble se souvenir des statues de marbre de l’antiquité, figées pour l’éternité dans leur mouvement, imperturbables dans leur immobilité : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ». 

Le sphinx de Gizeh 

La beauté échappe ainsi au fugace, à l’éphémère, donc à ce qui est humain, « mortel ». C’est ce qui lui donne une dimension supérieure au terrestre, d’où son interpellation presque provocatrice aux « mortels », comme pour les défier : « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ». Cette comparaison au « sphinx » souligne à quel point elle reste inaccessible, car elle relève de l’idéal.

Figée dans la pierre, trônant dans un au-delà inaccessible, cette « Beauté » allégorique reste aussi impassible, elle ne ressent aucune des émotions propres aux humains, ce que traduit le parallélisme : « Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. » Elle dépasse donc les instants humains, dans une pureté inaltérable que symbolisent les images : « J’unis un cœur de pierre à la blancheur des cygnes ».

Le sphinx de Gizeh 

La Vénus de Milo, vers 150-130 av. J.-C. Marbre, 202 cm. Musée du Louvre, Paris 

Baudelaire se souvient ici de la théorie de « l’Art pour l’Art », prôné par Théophile Gautier, qu’il qualifie d’ailleurs, dans sa dédicace de « poète impeccable », c’est-à-dire qui n’a pas commis la moindre faute, qui a atteint la perfection. Il semble ici faire écho au souhait de Gautier qui terminait son poème « L’Art », dans Émaux et Camées (1852), par ce quatrain : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant ! » D’autres poètes, dans la lignée de Gautier, avait ainsi rendu hommage à la « beauté » de la statuaire antique, par exemple Théodore de Banville, qui dans « À Vénus de Milo », en 1842, la qualifie ainsi « Rêve aux plis arrêtés, grand poème de pierre ». Cette référence à la sculpture se retrouve dans le Salon de 1859 où Baudelaire écrit : « Quel regard dans ces yeux sans prunelle !  De même que la poésie lyrique ennoblit tout, même la passion, la sculpture, la vraie, solennise tout, même le mouvement ; elle donne à tout ce qui est humain quelque chose d'éternel, et qui participe de la dureté de la matière employée. » Cette remarque forme un écho direct au dernier vers du poème où cette Beauté, statufiée, évoque ses « yeux », ses « larges yeux aux clartés éternelles. » Mais elle fait entrevoir à ses « dociles amants », parmi lesquels le poète Baudelaire, un autre monde, cet idéal qui rappelle – dans l’optique du néo-platonisme – le monde des Idées, celui des pures essences qu’il dépeint dans « Élévation », puisque ses « yeux » sont « [d]e purs miroirs qui font toutes choses plus belles ! »

La Vénus de Milo, vers 150-130 av. J.-C. Marbre, 202 cm. Musée du Louvre, Paris 
Gustave Doré, Dante sur une chimère, 1885. Gravure illustrant La Divine Comédie. BnF

Gustave Doré, Dante sur une chimère, 1885. Gravure illustrant La Divine Comédie. BnF

L'aspect tourmenté

 

Baudelaire a d’abord été nourri de romantisme, de cette conception qui, alors que, depuis Platon, le « Beau » s’associe au « Vrai » et au « Bien », affirme au contraire que l’on peut créer le Beau à partir du laid, de l’horrible et du fantastique, les « fleurs » à partir du « mal ». C’est donc l’image inverse, celle d’une force violente qui agite, qui remue, en permettant ainsi d’échapper aux angoisses du spleen. Ainsi, « Hymne à la beauté » pose une image plus contrastée : « Viens-tu du ciel profond, ou sors-tu de l’abîme, / Ô beauté ! ton regard, infernal et divin, / Verse confusément le bienfait et le crime, / Et l’on peut pour cela te comparer au vin. »

Dans cette peinture, la beauté conserve son mépris des humains, « Tu marches sur des morts, Beauté dont tu te moques », mais elle n’a pas cette pureté, cette blancheur, précédemment évoquées, bien au contraire : elle sort « du gouffre  noir », elle est un « monstre énorme, effrayant », elle s’associe à « l’Horreur », au « Crime ». Et, au lieu d’avoir la rigidité de la pierre, elle est « flambeau » vers qui « l’éphémère ébloui vole », jusqu’à s’y brûler.

Cependant, son rôle est identique. Elle possède ce même pouvoir d’ouvrir au poète un accès à l'Idéal, « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe, […] Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte  / D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu », quête qui lui permettrait de transcender le spleen : « Qu’importe, si tu rends […] / L’univers moins hideux et les instants moins lourds ? »

Le langage poétique

 

Cette double image de la Beauté, la dissonance qu’elle révèle, s’inscrit dans le langage poétique des Fleurs du Mal.

La versification

Déjà le recueil offre toutes les formes poétiques, depuis la plus ancienne, héritée de la tradition classique, le sonnet, jusqu’aux longs poèmes à la manière des romantiques, en passant par le pantoum, dans « Harmonie du soir », forme empruntée par les romantiques à la poésie malaise. Dans ses poèmes, figurent aussi toutes les sortes de strophes, tercet, quatrain, distique ou quintil, ou absence de strophes, tantôt isométriques, tantôt hétérométriques. Tous les vers enfin, alexandrin certes, décasyllabe, octosyllabe, mais aussi hexasyllabe ou pentasyllabe, ou cette alternance originale dans « À une mendiante rousse » entre l’heptasyllabe et le tétrasyllabe.  

Mais même la forme la plus codifiée, le sonnet, subit ces dissonances, par exemple avec des rimes croisées et non embrassées dans les quatrains, et différentes du premier au second, contrairement à la règle. Les tercets, eux, offrent toutes les variantes, rime suivie puis deux rimes embrassées, ou croisées, ou l’inverse. Le vers lui-même perd sa régularité rythmique, habituellement binaire pour l’alexandrin, avec, notamment, l’usage fréquent du tiret qui brise le rythme, ou la coupe déplacée, comme dans « Une charogne » avec « Les jambes en l’air, // comme une femme lubrique ». Tantôt le vers s’écoule, sans coupe, tantôt le poète multiplie les rejets, les enjambements, en accordant les ruptures de rythme aux jeux sonores. Par exemple dans ce vers « L’ennui, fruit de la morne incuriosité », on note la rime intérieure aiguë en [ i ], voyelle mise en valeur aussi par la diérèse sur « in/cu/ri/o/si/té/ », mot qui constitue à lui seul tout le second hémistiche, avec une élision du [e muet] qui empêche de marquer la césure. Le dernier quatrain du quatrième « Spleen » offre un bel exemple de cette recherche d’un accord entre le langage, rythme, sonorités, et l’état intérieur que veut faire ressortir le poète à travers l’allégorie : « – Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, / Défilent lentement dans mon âme : l’Espoir, / Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »

Les images

Pour créer ces dissonances, Baudelaire s’appuie aussi sur des images qui allient les contraires, d’un côté la noblesse, la pureté, l’innocence, l’aspiration au ciel, de l’autre l’horreur, la noirceur, le gouffre de l’angoisse et la mort, comme dans « Les Phares » où elles se multiplient : « Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, / Et d'un grand crucifix décoré seulement, / Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, / Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ». Produire de « l’or », la plus pure beauté de la mélodie du vers, de la noblesse du langage, à partir de la trivialité, de la « boue », tel est l’objectif ici atteint.

Comparaisons, métaphores, allégories, toutes les figures par analogie sont choisies pour réaliser cette alliance, de même que celles par substitution, hypallage, métonymie, synecdoque… qui permettent de glisser d’un univers à l’autre.

Rembrandt, La Descente de la croix, 1634. Huile sur toile, 158 x 117. Musée de l’Hermitage

LES CORRESPONDANCES 

Rembrandt, La Descente de la croix, 1634. Huile sur toile, 158 x 117. Musée de l’Hermitage

Comme beaucoup de ses contemporains, Baudelaire reprend la conception de Platon, exprimées dans l’allégorie de la caverne (La République, livre VII) : les objets de notre monde visible ne seraient que les reflets, affaiblis, du monde des Idées. À ce platonisme s’ajoute l’influence, considérable, du penseur suédois Swedenborg (1688-1772), mystique, qui considère que certains signes du monde visible pourraient être les moyens d’une communication métaphysique avec le monde spirituel : « Toutes les choses qui sont dans le monde naturel « correspondent » à celles qui sont dans le monde spirituel, et cela parce que le monde naturel, avec tout ce qui le constitue, existe  et subsiste d’après le monde spirituel, et l’un et l’autre d’après le divin. », « Toutes les choses qui existent dans le monde naturel, en général et en particulier et jusqu'aux plus infimes, ont une correspondance avec les choses spirituelles et par suite les signifient. »

Gustave Moreau, Les Chimères, vers 1885. Musée d'Orsay

Gustave Moreau, Les Chimères, vers 1885. Huile sur toile, 236 x 204. Musée d'Orsay

Les "correspondances" verticales

 

Ainsi sont posés à la fois un dualisme, entre un monde visible, inférieur, et un monde spirituel, supérieur, mais en même temps une unité, puisqu’est ouverte la possibilité de décrypter le second dans le premier, de comprendre, comme l’écrit Baudelaire, « sans effort / Le langage des fleurs et des choses muettes ». Le monde visible nous livrerait des symboles qui porteraient les messages du monde invisible, ils permettent de reconstituer l’unité primordiale. C’est ce que dépeint le premier quatrain de « Correspondances » : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L'homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l'observent avec des regards familiers. » Ces termes, « correspondances », « analogies », « symboles » se confondent dans les différents écrits de Baudelaire, par exemple dans sa Préface à la traduction des Nouvelles Histoires extraordinaires d’Edgar Poe, où il écrit : « C’est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel. »

C’est cette conception qui explique deux des caractéristiques de la poésie de Baudelaire :

         La fréquence du symbole qui donne à une image concrète un sens abstrait : par exemple, dans « L’albatros », l’oiseau, « roi[…] de l’azur », « prince des nuées », qui devient « gauche et veule » entre les mains de l’équipage, est, dans le dernier quatrain, l’image du poète : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; / sur le sol au milieu des huées, / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »  De même, dans « Le mauvais Moine », cette image : « Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite, / Depuis l’éternité je parcours et j’habite. »

       La personnification des abstractions, qui se déploient même en allégories : c’est le cas dans « La Beauté », ou dans « Hymne à la beauté » où cette abstraction, féminisée, est illustrée par « Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien » jusqu’à devenir une « fée aux yeux de velours ». Nous l’avons aussi observé dans « Spleen » avec ce « drapeau noir » planté par « l’Angoisse » dans le « crâne incliné » du poète, tel un pirate parti à abordage ayant accompli sa conquête.

Les "correspondances" horizontales, ou "synesthésies"

 

Dans l’univers visible, lui-même en proie aux dissonances entre « le beau » et « le laid », entre « le bien » et « le mal », en proie donc au désordre, là encore s’exerce une quête de l’unité : il s’agit de mettre en « correspondance » les différents ordres de la sensation. C’est ce qui est représenté dans le second quatrain de « Correspondances » : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Il n’y a plus ici de transcendance, d’ascension vers un idéal spirituel, c’est au sein même du monde visible que se réalise la fusion des contraires, de « la nuit » et de la « clarté ».

Dans la poésie, ces synesthésies se manifestent de deux façons :

        Par la substitution d’une image visuelle à une autre, par exemple, dans « Le beau Navire » : « Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large, / Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large, / Chargé de toile, et va roulant / Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. »  À l’ampleur du premier vers, au rythme en crescendo, 3/ 4/ 5, qui dépeint la noble démarche de la femme, répond le départ du navire, élan rythmique prolongé par l’octosyllabe, avant d’adopter son rythme de croisière, en decrescendo (6 / 4 / 2), avec une sonorité liquide dominante, [ l ] et [ R ], pour soutenir l’image rythmique. C’est aussi le cas dans « Les Phares », où l’œuvre de chaque peintre se trouve synthétisée en un paysage.

      Par l’association des sensations, comme dans « La Chevelure » : « Tu contiens, mer d’ébène un éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts : / Un port retentissant où mon âme peut boire / À grands flots le parfum, le son et la couleur. » Ici, nous pouvons véritablement constater que cette unité, produite par les synesthésies, est aussi le premier pas vers les correspondances verticales, qui, elles, pourront nourrir l’âme en lui faisant toucher l’idéal auquel elle aspire.

Lithographie pour illustrer "Le beau Navire"

Lithographie pour illustrer "Le beau Navire"

Baudelaire précurseur du symbolisme

 

Ces conceptions expliquent pourquoi Baudelaire est considéré comme un précurseur du mouvement symboliste, qui s’affirmera dans les années 1880, pour chef de file, Mallarmé. Ce mouvement reprend le sens originel, dans l’antiquité grecque, du mot « symbole » (étymologiquement : ce qui est jeté ensemble), deux morceaux d’un tesson de poterie brisés, qui permettaient la reconnaissance des deux possesseurs une fois rassemblés. Le symbolisme tend donc à rechercher, par le langage, à déchiffrer l’univers, symbole d’un autre monde. Baudelaire aurait pu prendre à son compte d’ailleurs la définition donnée du symbolisme proposée par Jean Moréas, dans Un Manifeste littéraire en 1886 : « Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible. » 

Pour cela, il faut trouver un nouveau langage, qui associe toutes les sensations, odeurs, couleurs, sons… , comme le fera Rimbaud dans « Voyelles ». Rimbaud dira  qu’« il faut être voyant, se faire voyant », dans sa lettre à Paul Demeny le 15 mai 1871, et il reconnaîtra à Baudelaire ce mérite : «  Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine — les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. »

LE POÈTE 

Pour illustrer "Bénédiction",  dans l'album des Fleurs du mal, interprété par Georges Chelon"

L'image du poète

 

Baudelaire reprend l’image romantique du poète, être exceptionnel, marqué d’un double signe : d’un côté, il y a son génie, l’orgueil d’être choisi, élu parmi les hommes, de l’autre il est celui qui souffre, incompris de ses semblables. Déjà Balzac écrivait dans Séraphita, en 1834 : « Qui dit poésie dit souffrance. Saluez avec amour le poète qui mène presque toujours une vie malheureuse, et à qui Dieu réserve sans doute une place parmi ses prophètes. »

C’est sur cette image que s’ouvre la section « Spleen et idéal », avec le poème « Bénédiction ». Mais Baudelaire dépasse cette dimension, en la montrant inscrite dans la nature même de l’homme qui naît poète, d’où la structure du poème en quatre mouvements.

Bénédiction.jpg

       Dans les cinq premiers quatrains, c’est d’abord sa mère qui maudit l’enfant : « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères, / Plutôt que de nourrir cette dérision ! » Ainsi, dès lors qu’il vient au monde, le poète est promis à « la Géhenne », à une torture infernale.

        Le connecteur « Pourtant » introduit une opposition en dépeignant, en quatre quatrains, l’enfance du poète « gai comme un oiseau des bois »  car « [i]l joue avec le vent, cause avec le nuage », accédant ainsi à une vérité supérieure. Les images le comparent au Christ, à la fois béni mais déjà supplicié par les hommes : ils « font sur lui l’essai de leur férocité ».

        Les quatre quatrains suivants le font avancer en âge, en mettant en évidence un autre rejet, celui de « [s]a femme », qui va tester son pouvoir sur celui qui l’adore jusqu’à entreprendre de le détruire : « J’arracherai ce cœur tout rouge de son sein ».

      La fin de ce poème, en six quatrains, apporte une conclusion en écho au titre, puisque, face à ces malédictions, « la souffrance » s’inverse, et devient « la meilleure et la plus pure essence / Qui prépare les forts aux saintes voluptés ! » Le poète est alors l’élu, couronné d’un « diadème éblouissant et clair / Car il ne sera fait que de pure lumière, / Puisée au foyer saint des rayons primitifs. »

Le poème se ferme en soulignant donc la puissance du poète, capable de rejoindre le monde des essences, qui sera explicitée dans d’autres textes, tels « L’Albatros », « Élévation », « Correspondances ».  

Pour  écouter "Bénédiction", chanté par Georges Chelon, album de 2009

Le pouvoir du poète

 

Dans sa reprise du platonisme, le poète a le pouvoir que Platon accordait au philosophe, sortir de la caverne où les hommes ne voient que des reflets, pour accéder au « Beau », au « Bien », au « Vrai », pour rejoindre les « natives grandeurs » (poème V), les temps paradisiaques, celui de l’âge d’or où l’homme communiait avec la création, avec la vérité des dieux. D’où les images d’ascension qui parcourent les poèmes : « Envole-toi bien loin de ses miasmes morbides ; / Va te purifier dans l’air supérieur », crie-t-il à son esprit dans « Élévation ».

Mais ce pouvoir est fragile, attaqué de toutes parts à la fois par le monde extérieur, mais surtout par ce qui ronge l’âme du poète, qui n’est plus alors qu’une « cloche fêlée », incapable de retrouver la pureté et la plénitude de son chant : « Esprit vaincu, fourbu ! », s’exclame-t-il dans « Le Goût du néant », et il poursuit « Adieu donc, chant du cuivre et soupirs de la flûte ! » C’est alors la lente plongée dans le gouffre du spleen.

Le "spleen" dans Les Fleurs du Mal 

Même si le recueil s'ouvre sur une double image de l’"idéal", accessible, ou du moins recherché, à travers l'art d'une part, de la femme et de l'amour d'autre part, c'est bien le "spleen" qui est au cœur de l'ensemble du recueil. Sans être totalement exclu des premiers poèmes de la section "Spleen et Idéal", il occupe les vingt-deux derniers poèmes de cette section, et quatre poèmes, au centre de la section, portent ce même titre, « Spleen »

Pour les Romantiques, l’expression « mal du siècle » a caractérisé la mélancolie d’une génération qui a le sentiment d’un déclin à la fois de l’Histoire et de la société, dans laquelle toute une jeunesse ne reconnaît pas ses aspirations. 

Le "spleen"
Eugène Lami, La nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x 148. Musée du Château, Rueil-Malmaison

Eugène Lami, La nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x 148. Musée du Château, Rueil-Malmaison

Pour  en savoir plus sur la "mélancolie" romantique

La génération des artistes romantiques se réfugie alors dans la solitude, souvent dans la nature, et y entretient une mélancolie, souvent douloureuse : « L’homme est un apprenti, la douleur est son maître. / Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert », écrit Musset dans son poème « Nuit d’octobre », extrait du recueil Les Nuits (1835-1837).

Le mot « spleen » vient de l’anglais (lui-même repris du grec ancien, « σπλήν »), et signifie « la rate ». Or, cet organe, depuis le médecin grec Hippocrate, est considéré comme celui qui sécrète une humeur, la bile noire, responsable de la « mélancolie ». En annonçant un recueil qui devait, à l’origine, s’intituler Les Limbes, Baudelaire lui-même lui fixait ce rôle : « représenter les agitations et les mélancolies de la jeunesse moderne. » Mais le « spleen » de Baudelaire dépasse largement cet état de « mélancolie », diffus et vague, pour traduire un profond mal de vivre, une souffrance à la fois existentielle et métaphysique.

Trois composantes se combinent pour définir cette notion.

UN SENS MATÉRIEL 

Hôtel meublé du Maroc, rue de Seine : logis de Baudelaire de mai 1854 à janvier 1855

Le cadre intérieur

 

Baudelaire parle peu de son logis, seuls quelques mots « l’horreur de mon taudis » l’évoquent, mais il s’agit plus d’un « topos » traditionnel pour un poète, artiste bohème, que d’une réalité car, même s’il a un conseil judiciaire qui limite sa rente mensuelle, Baudelaire n’est pas dans la misère. Mais il change sans cesse de domicile, tantôt dans les quartiers agréables, sur les quais de la Seine par exemple, tantôt dans des quartiers moins luxueux, se contentant souvent d’une chambre d’hôtel.

Dans ses poèmes, les quelques notations choisies, avec les synesthésies, visent, en tout cas, à créer l’impression sinistre d’un lieu froid, triste, mal meublé, comme dans un des « Spleen » : « Mon chat sur le carreau cherchant une litière / Agite sans repos son corps maigre et galeux ; / L’âme d’un vieux poëte erre dans la gouttière / Avec la triste voix d’un fantôme frileux. // Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée / Accompagne en fausset la pendule enrhumée ». 

Hôtel meublé du Maroc, rue de Seine : logis de Baudelaire de mai 1854 à janvier 1855

La ville

 

À l’époque où Baudelaire compose Les Fleurs du Mal, Napoléon III a fait débuter par le Baron Haussmann les grands travaux qui doivent transformer, moderniser Paris. Dans la section « Tableaux parisiens », la ville est donc représentée comme un gigantesque chantier, source d’un véritable chaos, esquissé, par exemple, dans « Le Cygne ». C’est une ville pleine d’activité, où se presse la foule, « une  fourmillante cité » comme il la qualifie dans « Les sept vieillards », et le vers qui commence « À une passante » confirme cette impression : « La rue assourdissante autour de moi hurlait ». De cette ville, qu’il n’a pas pu quitter longtemps, revenant bien vite de son voyage exotique, Baudelaire ne dépeint pas les beautés, les monuments, les palais… mais plutôt les êtres qu’il y croise. Or ces êtres ne lui donnent que des images de souffrance, de misère, de douleur, le renvoyant ainsi à ses propres angoisses. Cela apparaît nettement dans « Les sept vieillards », « Les petites vieilles », « Les aveugles », sans compter les images de mendiantes et de prostituées, de toutes sortes de « débauchés » qui se multiplient dans le recueil.

Pour  en savoir plus sur le Paris d'Haussmann

L'atmosphère ambiante

 

Ajoutons à cela le fait que bien peu de « rayons » de soleil n’apparaissent dans les poèmes, où le cadre est le plus souvent fermé par la pluie, écrasé par un ciel sombre, sous la brume ou le brouillard. C’est ainsi que s’ouvre le premier des quatre « Spleen », avec une diérèse qui accentue le mois d’hiver : « Pluviôse, irrité contre la ville entière, / De son urne à grands flots verse un froid ténébreux / Aux pâles habitants du voisin cimetière / Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. » L’impression produite est encore plus sinistre dans le dernier « Spleen », en raison des images : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, / Et que de l’horizon embrassant tout le cercle / Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ». Et, dans le quatrain suivant, la comparaison insiste sur cet enfermement, qui interdit tout envol vers l’azur, c’est-à-dire vers « l’idéal » : « Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux ».

La pluie sur Paris

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L'ENNUI 

Cité dès le poème « Au lecteur » comme le pire des « vices » qui accablent l’homme, "l’Ennui", personnifié par sa majuscule, garde, chez Baudelaire, son sens étymologique, être « dans la haine », d’abord de soi, ensuite de tout ce qui vous entoure.

Une usure

 

L’ennui est d’abord le sentiment d’avoir tout vu, tout senti, tout fait, tout usé, d’avoir perdu le goût de la vie. Cela ressort du premier vers, isolé, dans le deuxième « Spleen » : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » Une longue énumération, dans la première strophe, dépeint le trop-plein qui encombre le « triste cerveau » du poète. Le terme est nommé au début de la seconde strophe : « Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, / Quand sous les lourds flocons des neigeuses années / L'ennui, fruit de la morne incuriosité, / Prend les proportions de l'immortalité. » L’idée est renforcée par les diérèses sur « incuriosité », terme qui occupe ainsi tout un hémistiche, et sur « proportions », pour allonger cette durée d’« ennui » et le rythme lui-même, associé aux sonorités gutturales peu harmonieuses, [ g ] et [ k ],  illustre l’image des « boiteuses journées ».

Un mal intérieur

 

Ce mal de vivre peut venir, certes, d’une société bourgeoise, matérialiste, qui n’offre plus aucun idéal, mais il est surtout un mal intérieur, qui ronge « l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis », image d’un poète emprisonné dans ses souffrances. Dans le troisième quatrain de ce troisième « Spleen », Baudelaire dépeint cet « ennui » par une image saisissante : « Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées / Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux ». L’ennui fige donc la vie, étouffe toutes ses beautés, paralyse tous les élans, d’où les nombreuses images relatives à l’immobilité chez Baudelaire : « – Désormais tu n'es plus, ô matière vivante ! / Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, / Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux ; / Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux ». Par cette interpellation, Baudelaire montre la perte de toute force de vie, et sa métamorphose en matière minérale, le « granit », comme mort, tel un « vieux sphinx » dans un désert sinistre. 

Une âme perturbée

 

Le dernier « Spleen » va encore plus loin, puisque Baudelaire, dans l’avant-dernier quatrain, décrit de terribles hallucinations visuelles et auditives : « Des cloches tout à coup sautent avec furie / Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, / Ainsi que des esprits errants et sans patrie / Qui se mettent à geindre opiniâtrement. » À la lenteur montrée précédemment s’oppose l’irruption brutale du bruit violent, dont on ne sait plus s’il est extérieur ou relève d’un état proche de la folie. Le rythme et les sonorités du premier vers contraste avec l’image de ces « esprits errants », avec l’enjambement et la diérèse qui allonge encore leur apparition. On touche alors à une dimension métaphysique, en poussant « vers le ciel » cet « affreux hurlement », comme en une révolte contre un Dieu qui promet l’homme à la mort, ne lui offrant aucune issue dans l'au-delà, puisqu’il reste « sans patrie ».

LE TEMPS 

La fuite du temps

 

Baudelaire, dans de très nombreux poèmes, témoigne d’une conscience aiguë de la fuite du temps : chaque seconde qui passe rapproche inexorablement l’homme de sa fin. Le poème « L’Horloge » fait tout particulièrement ressortir ce thème, avec un rythme qui semble imiter le « tic-tac », et l’image effrayante d’un vampire : « Trois mille six cents fois par heure, la Seconde / Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix / D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, / Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! » Les trois dimensions du temps sont ainsi associées, pour détruire tout idéal.

       Le futur n’a plus de sens, puisqu’il va vers la mort. La comparaison dans le quatrième « Spleen » illustre l’absence d’espoir, avec un jeu rythmique et des échos sonores qui semblent reproduire l’errance aveugle de cet animal. Le poème se ferme sur une allégorie évocatrice, par le rejet qui met en valeur la défaite de « l’Espoir, / Vaincu » face à « l’Angoisse » qui, tel un pirate barbare, affirme sa puissance, avec des sonorités qui soulignent sa brutalité.

Philippe de Champaigne, Vanité, vers 1671. Huile sur panneau, 28 x 37. Musée de Tessé

Philippe de Champaigne, Vanité, vers 1671. Huile sur panneau, 28 x 37. Musée de Tessé

        Pour le présent, de ce fait, à quoi bon vivre, puisqu’à l’instant même où une chose est vécue, elle devient aussitôt du passé ? La comparaison et les choix verbaux illustrent, dans « L’Horloge », l’aspect éphémère de tout « plaisir » : « Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizon / Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ; / Chaque instant te dévore un morceau du délice ».

      Quant au passé, il encombre l’homme d’une masse de souvenirs stériles. Le deuxième « Spleen » reprend, par une série d’images, tout ce que peut contenir le « triste cerveau » du poète : ses difficultés d’argent, avec les « bilans » et les « quittances », ses amours douloureuses, avec des « romances » et les « lourds cheveux » des amantes, enfin même les « procès », et pensons à celui des Fleurs du Mal. C’est ce qui explique la comparaison, dans une gradation vers l’horreur : « C'est une pyramide, un immense caveau, / Qui contient plus de morts que la fosse commune. »

Sous le titre « L’Ennemi », c’est bien l’aspect éphémère de l’existence qui est dénoncé, comme le soulignent avec force les derniers vers, avec des images violentes pour personnifier l’idée : « […] Le Temps mange la vie, / Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »

L'impossible salut

 

En fait, rien de ce qui aurait pu sauver l’homme ne résiste au temps, comme le résume le dernier quatrain de « L’horloge » : « Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard, / Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge, / Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !), / Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !  » Les majuscules personnifient les deux premières possibilités, « le divin Hasard », car le poète ne parvient plus à imaginer que, dans ce monde usé, il puisse encore trouver « du nouveau », et « l’auguste Vertu », ce désir de pureté, est aujourdhui perdue par les débauches multiples. Enfin « le repentir », qui aurait pu au moins effacer ses fautes, apparaît lui aussi inefficace face à la mort.

La mort

 

C’est donc bien la mort qui constitue le fondement du spleen, cette obsession qui a pris de plus en plus de place dans le recueil, jusqu’à intituler la dernière section. Si, dans un premier temps, nous pouvoir voir, dans les images de « squelettes », de « danse macabre », de cimetières et de tombeaux, des souvenirs du romantisme noir, dès « La cloche fêlée » nous comprenons qu’il s’agit d’une réalité profonde dans l’âme du poète dont la « voix affaiblie  / Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie / Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, / Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts. » De même, dans le premier spleen, il conclut sur l’image des « amours défunts » ; dans le troisième, il se dépeint, au début en « roi d’un pays pluvieux » / Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux », mais devient à la fin un « cadavre hébété / Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé », fleuve des Enfers de la mythologie dont l’eau était censée apporter l’oubli du passé terrestre.

VII

[…] Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui !

"Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit [...]

VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau

La partie VII du long poème final du recueil « Le Voyage » développe ce thème, jusqu’à lancer, dans la partie suivante, un appel vibrant : cette mort, obsessionnelle, s’impose, finalement, comme la seule échappatoire au spleen.

Pour conclure

 

Le spleen est l’envers de l’idéal : plus l’idéal est pur, plus le poète aspire à une « élévation » vers l’azur, plus le spleen s’associe à la terre et plus le poète s’enfonce dans un gouffre. Ainsi, au début de la première section, les images de verticalité se multiplient, le poète « joue avec le vent, cause avec le nuage » dans « Bénédiction », il devient ensuite « l’albatros », « prince des nuées », et de « son aile vigoureuse » s’élève dans « l’air supérieur ». Mais, peu à peu le mouvement s’inverse, c’est celui de la pluie qui tombe, du ciel qui écrase, avec des soleils couchants. Ainsi s’illustrent ces « deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » qui existent « en tout homme, à toute heure ».

Atelier Karatzas, La Vierge de l’Intercession, icône

L'image de la femme dans Les Fleurs du Mal 

La femme

REPRÉSENTER LA FEMME 

Atelier Lorin, Adam et Ève chassés du paradis, 1887. Église Saint-Aignan de Chartres

Atelier Lorin, Adam et Ève chassés du paradis, 1887. Église Saint-Aignan de Chartres

Un  héritage

 

La Bible a longtemps servi de fondement à l’image de la femme proposée par les artistes, et tout particulièrement à l’époque romantique, avec un double héritage.

- D’un côté il y a Ève, la femme qui a cédé à la tentation, et qui a conduit l’homme au péché, à sa suite. Elle ouvre une longue lignée de ces femmes dangereuses, tentatrices, attirantes certes, mais aussi fatales à l’homme.

- De l’autre côté, dans le Nouveau Testament, il y a Marie, « la Vierge », image de la pureté parfaite, et qui, notamment au Moyen Âge, a pour rôle d’intercéder pour les pécheurs auprès de son fils.

Atelier Karatzas, La Vierge de l’Intercession, icône

Femme diabolisée, ou femme sublimée, tels sont les deux pôles que vont reprendre les Romantiques, entre deux excès, la prostituée ou l’ange, parfois confondue en une même femme d’ailleurs. Écoutons par exemple Barbey d’Aurevilly résumant ce double aspect : « Quand ses cheveux noirs luisaient déroulés sur des épaules qui semblaient faites de lumière, il y avait là assez pour l’amour de cent poètes et le bonheur de tout un enfer ! »

Quelles femmes dans le recueil ?

 

Dans la section « Spleen et idéal », les commentateurs de Baudelaire distinguent des « cycles » qui correspondent aux femmes aimées, Jeanne Duval, à partir du poème XXII (« Parfum exotique »), puis Apollonie Sabatier, à partir du poème XLIV (« Réversibilité »), Marie Daubrun, à partir du poème XLIX, « Le poison », enfin on regroupe sous la formule « femmes diverses » ces relations d’un jour, d’une nuit, souvent des prostituées… Ajoutons-y les femmes qui parcourent d’autres sections, les apparitions comme la « mendiante rousse » ou « une passante » dans « Tableaux parisiens », celles qui figurent au sein du couple, dans « Le vin des amants » ou « La mort des amants », ou encore ces « Femmes damnées » dans la section « Fleurs du Mal »…

Mais, s’il est permis d’identifier des réalités spécifiques à ces femmes, l’exotisme pour la mulâtresse Jeanne Duval, une sublimation pour Madame Sabatier, ou les « yeux verts », les regards « brouillés » de Marie Daubrun, toutes ont en commun d’offrir la même ambivalence qui, pour le Baudelaire, gît en toute chose, entre le délice, la fascination, l’élan vers l’idéal, et le spleen, la douleur, le mal.

LA SENSUALITÉ  : ENTRE CÉLÉBRATION ET REJET 

Une célébration de la sensualité

 

La sensualité est particulièrement présente dans les poèmes qui se rattachent à Jeanne Duval, mise en valeur notamment par les synesthésies qui associent le toucher, les odeurs, les sons… C’est particulièrement frappant dans « Parfum exotique », où, à partir de « l’odeur de ton sein chaleureux », le poète déroule toutes les sensations alors ressenties, couleurs, lumière, « arbres » et « fruits », et « chant »… Nous retrouvons cet hymne à la sensualité féminine dans « La chevelure », à travers la comparaison à une « mer » : « Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts : / Un port retentissant où mon âme peut boire / À grands flots le parfum, le son et la couleur ». Dans « Le balcon », le vers qui forme un refrain encadrant le dernier quintil souligne l’importance de la sensualité, au cœur du trimètre : «  – Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis ! »

Baudelaire, portrait de Jeanne Duval. Dessin à la plume. Musée du Louvre

Baudelaire, portrait de Jeanne Duval. Dessin à la plume. Musée du Louvre
Diolot, Marie Daubrun, 1854

La sensualité est donc étroitement liée à la relation de la femme et du poète,  fasciné par ce pouvoir presque magnétique du corps féminin. Elle reste essentielle dans l’image de Marie Daubrun : « – Un parfum nage autour de votre gorge nue !... », s’exclame-t-il dans « Causerie », et « Le beau navire » est un blason du corps féminin : « Boucliers provoquants, armés de pointes roses ! / Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, / De vins, de parfums, de liqueurs / Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs ! » Mais cette sensualité semble plus apaisée, calme et sereine, à l’image d’« un beau vaisseau qui prend le large / Chargé de toile, et va roulant / Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. » L’alternance de l’alexandrin et de l’octosyllabe illustre la démarche dépeinte, le roulis du bateau sur les flots, avec un decrescendo qui traduit cette lenteur majestueuse. De même, dans « L’invitation au voyage », la sensualité est atténuée par l’interpellation initiale, « Mon enfant, ma sœur », mais c’est elle qui occupe la strophe centrale du poème, avec l’évocation de la chambre close emplie des odeurs des « plus rares fleurs » et des « vagues senteurs de l’ambre », avec l’allusion à la « splendeur orientale », et, surtout le terme « volupté » qui ferme l’énumération du refrain. 

Le refus de l'univers charnel

 

L’atmosphère est toute autre dans les poèmes adressés à Apollonie Sabatier, car Baudelaire s’y emploie à effacer toute sensualité. Pourtant, Apollonie Sabatier,  nom d’emprunt choisi pour suivre une carrière d’actrice, n’avait rien d’une femme chaste, acceptant de se faire entretenir par les jeunes hommes qu’elle recevait dans l’appartement où l’un d’eux l’avait confortablement installée. Mais Baudelaire fait d’elle l’exact contraire de la relation sensuelle vécue avec Jeanne, comme une source de vie nouvelle :

Vincent Vidal, Portrait de madame Sabatier, milieu du XIX° siècle. Gouache, crayon et aquarelle sur papier, 55,5 x 37,5. Musée national du château de Compiègne

Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
A la très belle, à la très bonne, à la très chère, 
Dont le regard divin t'a soudain refleuri?

- Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges:
Rien ne vaut la douceur de son autorité; 
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, 
Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.

Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude, 
Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.

Parfois il parle et dit: "Je suis belle, et j'ordonne
Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le beau;
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone."

Baudelaire, Les Fleurs de mal, XLII 

Vincent Vidal, Portrait de madame Sabatier, milieu du XIX° siècle. Gouache, crayon et aquarelle sur papier, 55,5 x 37,5. Musée national du château de Compiègne

Même les aspects charnels sont ici sublimés, ont « le parfum des Anges », terme qui revient en anaphore dans le refrain qui encadre chacun des quintils de « Réversibilité », associé à des éléments de perfection morale : « gaieté », « bonté », « santé », « beauté », et, en gradation finale, « Ange plein de bonheur, de joie et de lumières ». 

L’ÉLAN VERS L’IDÉAL 

La femme inspiratrice

 

La femme est étroitement associée à l’art, ce sont les deux composantes de l’idéal : elle amène le poète dans un autre monde, en lui inspirant ses plus beaux tableaux. Ainsi, dans « Parfum exotique », Baudelaire s’écrie « Guidé par ton odeur vers de charmants climats », puis déroule sous nos yeux une « île paresseuse », splendide et qui transporte le poète : « Pendant que le parfum des verts tamariniers, / Qui circule dans l'air et m'enfle la narine, / Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. » Le baiser accordé, dans « Le serpent qui danse », se métamorphose en une divine boisson, « Un ciel liquide qui parsème / D’étoiles mon cœur ! »

Paul Gauguin, Mahan no atua (Le jour de Dieu), 1894. Huile sur toile, 68 x 92. The Art Institute, Chicago

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William Turner, Ulysse se moquant de Polyphème, 1829. Huile sur toile, 132,7 x 203. National Gallery, Londres

De même, les poèmes inspirés par Marie Daubrun font naître des images, moins exotiques certes, mais aussi pleines d’une harmonie mystérieuse, à l’image de « l’œil mystérieux » de Marie : « Tu ressembles parfois à ces beaux horizons / Qu’allument les soleils des brumeuses saisons ». C’est ce que suggère le dernier douzain de « L’Invitation au voyage » avec cette vision finale : « – Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière, / D’hyacinthe et d’or ; / Le monde s’endort / Dans une chaude lumière. »

Et, même une fois l’amour enfui, son seul souvenir permet encore la création, comme dans « Le Balcon » : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, et revis mon passé blotti dans tes genoux. »

William Turner, Ulysse se moquant de Polyphème, 1829. Huile sur toile, 132,7 x 203. National Gallery, Londres

La sublimation mystique

 

Mais Baudelaire dépasse encore ce simple rôle de « muse », traditionnellement attribuée à la femme, depuis les poètes de la Pléiade notamment, pour charger cette fonction d’une dimension mystique : « Quand la nature, grande en ses desseins cachés, / De toi se sert, ô femme, ô reine de péchés, / – De toi, vil animal,– pour pétrir un génie ? » Inconsciente du pouvoir qui lui a été ainsi donné, la femme est l’instrument offert par Dieu au poète pour lui permettre de dépasser le spleen et de tendre vers l’idéal.

La femme est donc une promesse de retrouver une vérité profonde : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! », s’exclame-t-il, dans la section « Tableaux parisiens », devant cette « passante » croisée, « dont le regard [l’]a fait soudainement renaître », retrouvant ainsi la patrie dont il se sentait exilé. C’est aussi ce qui explique la formule de « L’invitation au voyage » où, en évoquant la « chambre » des amants, Baudelaire déclare : « Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale. » Tout se passe comme si la femme, « l’âme-sœur », souvenir du mythe platonicien de l’androgyne, rendait à l’homme son unité perdue, sa patrie perdue, dont, par les « correspondances », il cherche à traduire le sens.

L’apogée mystique est atteinte dans les poèmes inspirés par Madame Sabatier, tel « Le flambeau vivant », où ses « Yeux pleins de lumières » lui servent de guide : « Me sauvant de tout piège et de tout péché grave, / Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ». La femme, sublimée, devient alors, pour reprendre le titre d’un sonnet, « L’aube spirituelle » (« Des Cieux Spirituels l’inaccessible azur, / Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre, / S’ouvre […] »), semblable « à l’immortel soleil ! », et le pantoum « Harmonie du soir » fait ressortir cette dimension mystique d’une femme qui, telle Marie, intercède pour le poète.

William Turner, L’apparition d’un ange, 1846. Huile sur toile 78,7 x 78,7. Tate Gallery, Londres

William Turner, L’apparition d’un ange, 1846. Huile sur toile 78,7 x 78,7. Tate Gallery, Londres

LA FEMME MALÉFIQUE 

Cependant, faut-il croire à ce merveilleux pouvoir ? Le dernier tercet de « Semper eadem » apporte un éclairage bien différent : « Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge, / Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, / Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils ! » Ce « mensonge », terme mis en valeur par l’italique, est l’illusion de pouvoir échapper au « spleen », à la profondeur du mal de vivre, à la puissance du temps qui mène inexorablement vers la mort. 

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La femme monstrueuse

 

La femme, par sa nature même – souvenir biblique – est, en effet, un être corrompu, à l’origine du péché originel, l'incarnation de Satan : « La femme est souillure », déclarait saint Jérôme… C’est que la femme est d’abord matière, « vil animal » pour reprendre le qualificatif de Baudelaire : « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle, / Femme impure » (XXV).  Elle est alors identifiée à un « vampire », qui a fait de son amant son esclave, dépeinte par la comparaison hyperbolique : « Toi qui, forte comme un troupeau / De démons, vins, folle et parée, / De mon esprit humilié / Faire ton lit et ton domaine », et il conclut avec violence : « Maudite, maudite sois-tu ! » Alors même qu’il la chante dans « L’invitation au voyage », le poète mentionne ses « traîtres yeux », qui deviennent, dans certains poèmes, l’image des flammes de l’enfer ; et, comme en témoignent les titres de plusieurs poèmes, ses baisers instillent un « poison », un philtre qui lie à tout jamais un poète, comme « possédé ». La femme  devient alors le démon tentateur, l’irrésistible appât qui mène l’homme à sa perte, comme le met en valeur le chiasme qui ferme le poème XXV : « Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie ! »

Auguste Rodin, illustration des Fleurs du Mal, 1857

La femme et la mort

 

Baudelaire va encore plus loin, en reprenant une imagerie très à la mode dans le romantisme qui fait de la femme un vampire « buveur du sang du monde », une menace de mort pour l’homme. Même dans « Confession », poème dédié à Apollonie Sabatier, c’est cet aveu que, discrètement, la femme chuchote au poète : « Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ; / Que tout craque, amour et beauté, / Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte / Pour les rendre à l'Éternité ! » La femme, quelle que soit sa puissance, ne peut donc empêcher l’âme d’être emportée « défaillante aux rives de la mort. » C’est ce que proclame « Chant d’automne », alors même qu’il chante son amour à Marie Daubrun. Le poème s’ouvre sur « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres », et il ne s’agit pas seulement de celle de l’hiver, comme le confirme l’évocation d’un « cercueil », quelques vers plus loin, et il s’exclame à la fin : « La tombe attend ; elle est avide ! » La section bascule alors dans le spleen. 

Martin van Maele, eau-forte pour illustrer Les Fleurs du Mal, 1917

Martin van Maele, eau-forte pour illustrer Les Fleurs du Mal, 1917

CONCLUSION

 

L’ambivalence propre à Baudelaire se manifeste avec force dans ses représentations de la femme. Encore très marqué par les excès du romantisme, il dépasse cependant les images dont il a hérité, en exprimant à la fois une vibrante fascination pour la sensualité et un profond dégoût car il ne peut s’empêcher de l’associer à la débauche, au péché.

Ainsi, si elle permet d’atteindre le Beau idéal dont rêve le poète, ce n’est qu’une illusion, car, au-delà, c’est le spleen qui triomphe, que la femme ne peut effacer. Comme il le souligne dans « Confiteor », un des Petits Poèmes en prose, le poète se sent éternellement déchiré entre deux aspirations : «  L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses. […] Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ».

Tableaux parisiens

Analyse de la section "Tableaux parisiens" 

Le programme officiel de français en classe de première, associe l’étude des Fleurs du Mal de Baudelaire, avec un minimum de 3 poèmes expliqués de façon détaillée, à un second « parcours permettant de la situer dans son contexte historique et générique » intitulé : « Alchimie poétique : la boue et l’or », avec, lui aussi, trois textes expliqués.  Enfin, une œuvre est proposée en lecture personnelle, que l'élève peut choisir comme support de la seconde partie de l'épreuve orale de l'examen. Bien évidemment, tant l’étude de l’œuvre que le parcours peuvent donner lieu à des approches transversales, à des lectures cursives en écho aux poèmes expliqués, mais aussi à des « prolongements artistiques et culturels » permettant, comme le précise le programme, « une compréhension plus large des contextes et des enjeux esthétiques qui leur correspondent ». Il appartient aussi au professeur de construire des activités complémentaires, recherches, travaux écrits ou oraux... 

Compte tenu de la longueur du recueil – et en fonction des compétences des élèves – nous tiendrons compte de la possibilité offerte par le programme d’étudier « une section substantielle et cohérente de l’œuvre », et proposerons l'étude de "Tableaux parisiens" qui nous semble illustrer tout particulièrement l'ensemble du recueil. 

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