Fonctions du poète : du Moyen Âge au XVIIIème siècle
La séquence intègre les quatre éléments figurant au programme :
- le "parcours littéraire", organisé autour de sept poèmes donnant lieu à une explication ;
- le "groupement de textes complémentaires" : ils offrent un large choix pour éclairer les enjeux littéraires et compléter l'étude des différentes fonctions du poète.
- le "prolongement artistique et culturel": plusieurs documents complémentaires présentent le contexte, historique et culturel, par exemple pour expliquer la poésie des troubadours, des "rhétoriqueurs" ou la Préciosité, mais aussi pour élargir la perspective en abordant l'histoire des arts, peinture et musique.
- une "lecture cursive", personnelle, peut être reprise collectivement ou être librement insérée dans un "carnet de lecture", être guidée ou en totale autonomie, éventuellement être le support d'un travail d'écriture spécifique.
Plusieurs activités, écrites ou orales, sont suggérées qui peuvent faire l'objet d'une séance collective, ou d'un travail personnel destiné, soit à nourrir le "carnet de lecture", soit à donner lieu à un exposé oral.
Mais, outre celles directement liées à l'explication des textes (questions préparatoires ou de synthèse), bien d'autres pourraient être envisagées afin de solliciter la créativité des élèves et d'accroître leur participation : table ronde, mise en voix, illustration d’un poème, constitution d’une anthologie...
La séquence ne mentionne qu'un devoir, pour s'entraîner à l'épreuve écrite du Baccalauréat. Mais un autre devoir peut être élaboré, soit pour une évaluation formative, notamment à partir d'un ou plusieurs documents complémentaires, soit pour une évaluation sommative, en fin de séquence.
Il convient de ne négliger ni l'introduction, ni la conclusion. L'introduction permet à la fois de réactiver les apprentissages antérieurs et de prendre la mesure des enjeux de la séquence. La conclusion doit, en permettant aux élèves d'exercer leur esprit critique, donner sens à l'étude effectuée.
Introduction : l'image du poète dans l'Antiquité
Pour poser les enjeux de la séquence qui doit conduire à définir les "fonctions du poète", il est utile de partir de l’héritage de l’Antiquité grecque et romaine, lexical, mythique et philosophique.
LA POÉSIE : UN GENRE LITTÉRAIRE
Étymologie
Le mot "poésie" vient du verbe grec "poïeïn" qui signifie "faire", dans le sens de "fabriquer". Ainsi, le poète peut être comparé à un artisan : avec son matériau, les mots, et ses techniques propres - pendant longtemps, la versification, par exemple - il fabrique un objet, le poème, à la fois unique, beau et utile. Cette origine souligne déjà le travail exigé par la création poétique.
Le mythe d'Orphée
Mais, à travers le mythe d'Orphée, l'antiquité grecque donne au poète des rôles plus complexes, et contradictoires, qui se reflètent dans sa place au sein de la cité. D'un côté, en effet, le poète est honoré, élevé à la hauteur des plus nobles héros quand il se voit couronné de lauriers à l'occasion des concours dramatiques par exemple. En offre aussi un témoignage l'importance accordée à Homère, à Hésiode... dans l'éducation des plus jeunes. C'est à lui enfin qu'il est fait appel pour chanter la gloire des grands hommes de la cité : à Rome, certains jouent ainsi un rôle officiel aux côtés des empereurs. Mais un tel rôle peut, à l'inverse, faire son malheur : Ovide, par exemple, se trouve exilé par l'empereur Auguste dont il avait longtemps chanté les louanges.
Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112 x 137. Museum of fine arts, Houston
Pour voir une vidéo d'analyse du tableau
Pour une présentation détaillée du mythe
LE JUGEMENT DE PLATON
Ainsi, dans l’antiquité grecque, l’image du poète oscille entre deux conceptions, l’une qui lui accorde un rôle quasiment sacré, l’autre qui le rejette en le jugeant dangereux au sein de la cité. Double image dont témoigne la réflexion philosophique de Platon.
Dans Ion
Dans Ion, nous retrouvons cette dimension sacrée du poète. Dans ce passage, Platon emploie à quatre reprises le terme « délire » pour qualifier l’état du poète quand il compose ses vers, qu’il s’agisse de « poètes lyriques » ou « épiques ». Ce terme est confirmé par d’autres formules, telles « après avoir perdu la raison », « en leur ôtant la raison » ou « hors de leur bon sens », et par les comparaisons aux états de transe qui s’emparent des « corybantes » ou des « bacchantes ». Ainsi, il fait du poète un « être léger, ailé et sacré », qui n’est pas lui-même artisan de ses vers, mais objet d’une « inspiration divine » : « ils doivent tout à l’inspiration, et rien à l’art », conclut Platon, semblables donc aux « prophètes » et aux « devins ».
Pour lire les extraits de Platon
Dans l'Apologie de Socrate
Mais c’est précisément cette puissance sacrée, ce « délire » qui rend les poètes dangereux, aux yeux de Platon, car ils ne cultivent pas la raison, ne respectent pas le juste et le bon, sont en dehors des vertus morales. Ils peuvent ainsi nuire à l’éducation des jeunes gens, donc aux valeurs utiles à la cité. C’est ce qu’il souligne dans l’Apologie de Socrate, ouvrage datant de 399 avant Jésus-Christ.
Tout en reprenant sa comparaison au « prophète » et au « devin », il fait de cet état de « délire » le fondement même de sa critique : « ce n’est pas la raison qui dirige le poète », incapable d’ailleurs de « rendre compte » de sa création. L’accusation est grave, car Platon oppose la valeur esthétique à l’absence de rationalité, valeur première aux yeux du philosophe : ils « disent tous de fort belles choses, mais sans rien comprendre à ce qu’ils disent. » Mais à cela s’ajoute un autre défaut : « à cause de leur talent pour la poésie, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient en aucune manière. »
Dans La République
Dans un premier temps, le danger vient de leur influence sur la jeunesse. Par exemple, quand ils prêtent aux héros, ou même aux « dieux » des « plaintes » et des « lamentations » des dieux, ils les incitent à faire de même, eux qui ne sont « que des hommes ». Ils les amollissent ainsi, leur enlèvent toute « honte » de se laisser aller aux pleurs face à la moindre « infortune », donc tout « courage ». La poésie éloigne la jeunesse des plus nobles vertus.
Platon appelle donc à la vigilance. Tout en reconnaissant la valeur supérieure du poète, « être sacré » qu’il convient d’honorer, il formule clairement son rejet : « nous l'enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l'avoir couronné de bandelettes. » Il appartient aux philosophes, eux qui sont dotés de raison, d’être gardiens de la cité, et donc de trier parmi les poètes, en ne retenant que celui qui « imitera pour nous le ton de l'honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous avons établies dès le début ». La poésie par sa beauté peut charmer, mais le poète ne doit pas, pour autant, être pris pour guide !
LES ENJEUX DE LA SÉQUENCE
Quelles fonctions le poète s’attribue-t-il, c’est-à-dire quel rôle assigne-t-il lui-même à sa création poétique ? Maître du langage, considère-t-il son art comme un simple jeu ou bien se juge-t-il supérieur aux autres hommes, si bien qu’il se présente comme leur guide ? Ou bien encore, cultive-t-il sa différence, en se repliant sur son monde intérieur ?
Parallèlement, quels rôles les lecteurs lui accordent-ils ? À quelle occasion éprouvera-t-il le désir de lire de la poésie ? Qu'attend-il de cette lecture ?
PEIRE VIDAL, « A per pauc de chantar no’m lais » (« Il s’en faut peu pour que je renonce à chanter »), fin du XII° siècle
Pour lire la chanson
Peire Vidal (1175-1205), originaire d’une famille aisée de Toulouse, illustre le double rôle des troubadours par ses poèmes qui, tout en chantant l’amour, offrent aussi une image de la vie de cour.
D’abord à la cour de Raimon V, comte de Toulouse, puis auprès du roi Alphonse II d’Aragon, de Boniface II de Montferrat, enfin à la cour du Comte de Malte, il est à la fois poète et conseiller de ces puissants, et a participé même à la troisième croisade, de 1189 à 1192, menée par l’empereur germanique, Frédéric Barberousse, le roi de France Philippe Auguste et le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, pour reprendre Jérusalem et la terre sainte à Saladin. Cette chanson fait d’ailleurs allusion à l’emprisonnement de Richard Cœur de Lion, de 1192 à 1194, à la fin de la troisième croisade, aux conflits qui opposent les chefs des États européens, et à la question religieuse, à cette époque la montée du mouvement cathare, hérésie aux yeux de l’Église catholique. Mais la fin de la chanson marque un changement de ton…
Comment ce texte traduit-il cette double fonction du poète ?
Peire Vidal, enluminure du XIII° siècle, BnF
LA DIMENSION CRITIQUE
Une critique générale
La première strophe introduit une dénonciation sévère, en deux temps :
Dans les quatre premiers vers, l'antéposition de l'adjectif « morts » souligne la disparition des valeurs morales, énumérées, « jeunesse et valeur / Et mérite », de même que l’insistance « tous les repoussent et rejettent », avec la redondance verbale, ou l’emploi de la négation, « qui ne trouvent plus refuge où s’apaiser » ;
À l’inverse, la seconde moitié du huitain formule la critique, sous la forme d’une allégorie, « la vilenie, / Qui a soumis et vaincu le monde », c’est-à-dire le triomphe de la bassesse et d’une médiocrité mesquine, là encore amplifié par la redondance verbale. Plusieurs indices spatiaux permettent de généraliser ce reproche, « partout », « le monde », et l’emploi de négations qui mettent en valeur l’image qui fait des « pays » des proies prises au piège : « Tellement que je ne trouve nul pays / Qui n’ait la tête prise dans son lacet. »
La cible religieuse
Elle est placée en tête des attaques, et Vidal vise au plus haut, la tête de la chrétienté, « À Rome, le pape et les faux docteurs », en amplifiant la critique par les adverbes d’intensité : « un tel trouble », « si fous et si pécheurs ». Sans le nommer, Vidal évoque le catharisme, courant religieux né au XII° siècle dans le sud-ouest de la France, en opposition à la doctrine chrétienne dont il souhaitait retrouver la pureté du temps des premiers apôtres. Mais, loin d’accuser les hérétiques eux-mêmes, Vidal rejette la culpabilité sur les vices de l’Église : « mettant Dieu en colère », « Ils sont si fous et si pécheurs / Qu’ils ont fait se lever les hérétiques », « Et comme ce sont eux qui ont commencé à pécher ».
Les cibles politiques
Chacune des strophes suivantes est consacrée aux chefs des États alors puissants en Europe, donc ceux réunis pour la troisième croisade, le roi de France Philippe-Auguste, puis l’empereur germanique Frédéric Barberousse, enfin le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion. L’ensemble reflète les conflits religieux entre la chrétienté et l’islam, dont témoigne la croisade mais aussi les luttes entre les différents royaumes d’Espagne pour la « reconquista » des territoires entre les mains des « Maures ».
Dans les trois cas, Vidal met en évidence la perte des valeurs morales associée à celle de la foi chrétienne : en France, en tête de l’accusation, « le roi n’est ni fiable ni sincère / Envers l’honneur, ni envers notre Seigneur », puis « Et depuis qu’il a renoncé à la guidance de Dieu, / Nous n’avons pas appris que l’Empereur / Ait accru son honneur, ni sa réputation », enfin, pour les « rois d’Espagne », « Ils veulent tant se faire la guerre entre eux », alors qu’il faudrait « Qu’entre eux se maintiennent paix, loi et foi ».
L’hérésie cathare : expulsion des habitants de Carcassonne en 1209. Miniature des Grandes Chroniques de France, vers 1415
Richard Coeur de LIon (à droite) rencontre Philippe Auguste
Des exemples précis de leur matérialisme sont cités pour soutenir cette accusation morale, tous posant des formes de trahison. Ainsi, le roi de France « a abandonné le Saint-Sépulcre », et est accusé d’un matérialisme tout opposé à la doctrine chrétienne : « il achète, vend et fait commerce / Tel un serf ou un bourgeois ». L’empereur Henri VI, successeur de Barberousse, exige, pour rendre sa liberté à Richard Cœur de Lion, qu’il garde emprisonné, une rançon exorbitante de la part de l’Angleterre. Les rois d’Espagne, eux, tentent de se concilier les faveurs des principautés sur lesquelles règnent les Maures en les achetant par des cadeaux de prix, les chevaux appréciés des guerriers arabes : « destriers gris et bais / Ils envoient aux Maures par peur ».
Richard Coeur de LIon (à droite) rencontre Philippe Auguste
Arrestation de Richard Cœur de Lion, in Chroniques de Flandres, XVI° s., BnF
LA DOUBLE FONCTION DU POÈTE
L'engagement
Dès la première strophe, le poète se donne le rôle d’un témoin, avec la répétition de « je vois », et d’un écrivain engagé, qui juge le monde dans lequel il vit en exprimant son dégoût : « Il s’en faut peu pour que je renonce à chanter », « je ne trouve nul pays / Qui n’ait la tête prise dans un lacet ». Cependant, parallèlement il joue la modestie en rejetant ce rôle officiel, « Mais je ne veux prêcher à leur place », pour se limiter à exprimer un sentiment personnel, « Quant aux rois d’Espagne, ils m’affligent », dont il fait un sentiment général : « Le monde entier est pris dans un tel biais / Que hier nous le trouvions mauvais et aujourd’hui c’est pire ».
Il y a donc une évidente ambiguïté dans cette fonction à laquelle il consacre cinq strophes sur les sept du poème, pour, au début de la sixième, la dénier dans l’injonction adressée au lecteur : « Mais ne laissez jamais qu’un homme pense que je m’abaisse / Pour les riches, s’ils se mettent à empirer. »
L'expression lyrique
Les deux derniers huitains changent de ton, pour nous ramener à l’autre fonction du troubadour, chanter l’amour, conformément à la tradition de la « fine amitié », ou « fin’amor », amour courtois.
Nous y retrouvons l’éloge de la femme aimée, d’abord physique, hyperbolique : « son teint naturel / Est frais comme une rose de Pâques / Elle est belle, au dessus de toute beauté ». Mais l’éloge est aussi moral, en opposition à toutes les critiques antérieures : « Elle n’a jamais déçu, ni trahi / Son ami, ni ne s’est fardé devant lui ». Peire Vidal joue sur le double sens du verbe « farder », à la fois se maquiller, d’où la remarque sur son « teint » ensuite, et mentir : « Elle n’a jamais déçu, ni trahi / Son ami ». D’où la conclusion qui résume l’éloge : « Et elle a sens et jeunesse à la fois ».
Le chant d'amour du troubadour
Mais, bien évidemment, conformément aux règles de l’amour courtois, le poète amoureux ne s’accorde pas le droit de révéler son nom, en en faisant une énigme pour le lecteur : « Et si vous voulez savoir qui elle est / Demandez-le dans la province de Carcassonne. » On peut penser qu’il s’agit de la dame de Pennautier, surnommée « La Louve », dont le poète fur éperdument amoureux.
Même si, dans les deux derniers vers, il généralise son éloge, « Ils la rendent agréable aux plus courtois / Qui en font l’éloge avec un honneur bienveillant », le poète ne cache pas son propre bonheur d’aimer, conformément à la tradition courtoise : « Car une joie pure en moi me guide / Qui me réjouit en grande douceur ».
CONCLUSION
Il est frappant de constater la façon dont ce poème fait se succéder deux fonctions, celle de conseiller des puissants, poète de cour, ici pour une violente critique, et celle de troubadour chantre de la fin’amor, un éloge qui se substitue à la dénonciation.
Ce poète, jetant un regard sévère sur un monde qu’il juge immoral, sans honneur, et matérialiste, trouve donc un refuge dans le repli sur le sentiment amoureux, passant d’un engagement dans la vie de son temps à l’expression lyrique.
LA POÉSIE LYRIQUE MÉDIÉVALE : POUR PROLONGER L'ÉTUDE
Pour une analyse précise
Jordi Savall, Hespèrion XXI et la Capella Reial de Catalunya, 2009
Les troubadours, en langue d’oc au sud de la France, et les trouvères, en langue d’oïl au nord, allient la composition poétique à la musique, encore monodique au XII° siècle, c’est-à-dire à une seule voix. De ce fait, ils doivent effectuer un travail pour adapter le rythme au vers. L’accompagnement se fait avec des instruments à cordes principalement, mais le rythme peut être scandé par des instruments frappés, et la ligne mélodique soutenue par un instrument à bec.
Pour en savoir plus sur les instruments
CLÉMENT MAROT, L'Adolescence clémentine, 1532, « Petite Épître au roi »
Pour lire le texte
Corneille de Lyon, Portrait présumé de Clément Marot, 1536. Huile sur bois, 12 X 10. Musée du Louvre, Paris
LE POÈTE DE COUR
Le père de Marot, célèbre comme rhétoriqueur et « valet de chambre » auprès du roi Louis XII et de François Ier, l’introduit à la Cour. Le jeune Marot gagne rapidement les faveurs du roi, qui le recommande à sa sœur, Marguerite d’Alençon, future reine de Navarre. Il accompagne alors les déplacements de la cour, et compose des poèmes de circonstances, et ses premières épîtres pour quémander l’aide royale, d’abord financière, puis, à deux reprises, pour obtenir sa grâce alors que son comportement, jugé proche des idées réformatrices, l’a conduit en prison. Mais l’Affaire des Placards lui ôtera définitivement ce soutien royal.
Insérée dans le recueil L’Adolescence clémentine, publié en 1532, cette épître est une des premières de Marot, alors âgé de vingt-deux ans : ce genre poétique, imité de l’Antiquité, notamment d’Horace, prend la forme d’une lettre dont il convient de conserver le naturel et le ton familier. Ici Marot s’adresse au Roi : à travers son autoportrait, quelles fonctions accorde-t-il à la poésie ?
Une vie difficile
À cette époque, aucun poète ne peut vivre de son seul art. Il lui faut se trouver un mécène, un noble protecteur qui lui apporte son soutien financier. Il doit donc à la fois faire comprendre sa situation matérielle difficile, mais sans ennuyer son destinataire par une plainte trop accentuée. D’où la façon plaisante dont Marot dépeint sa misère. D’abord, il évoque le froid, mais en jouant sur la paronomase : le verbe « je m’enrime », pour signifier son entrée dans la poésie, sonne comme un paronyme de « je m’enrhume ». Mais, à peine suggérée, la plainte s’interrompt, avec l’adverbe lancé en tête du vers 3, « Bref », et la généralisation : « c’est pitié d’entre nous rimailleurs ».
Ce refus de s’apitoyer sur son sort se retrouve dans l’usage de la parenthèse pour le seul instant d’aveu sentimental, comme pour prendre une distance avec la pauvreté « moi, à tout ma rime et ma rimaille, / Je ne soutiens (dont je suis marri) maille ». Le jeu des rimes souligne la difficulté pour le poète que sa « rimaille » rapporte plus que « maille », c’est-à-dire un sou bien insuffisant pour vivre.
Pour séduire son destinataire, habitué à toutes sortes de requêtes, il ne suffit pas de lui présenter une situation difficile : le poète doit aussi être une sorte de bouffon, divertir, faire sourire.
La flatterie
L’autre exigence est de savoir flatter, mais, là encore, habilement. Ainsi, Marot rappelle le goût du roi François Ier pour les arts, et, notamment, pour la poésie. Ce roi, en effet, a fait entrer la pratique poétique dans les divertissements de la Cour, a favorisé la parution de nombreux recueils, la mise en musique de poèmes ou des descriptions poétiques d’œuvres d’art, d’où la formule : « vous trouvez assez de rime ailleurs ». De plus, le roi est lui-même un poète à l’inspiration féconde, une centaine de poèmes en français lui sont attribués, il a « de la rime assez ». Marot s’emploie donc à minimiser son propre talent, pour mieux amplifier celui d’un roi qui semble composer avec talent et sans efforts : « Et quand vous plaît, mieux que moi rimassez ».
Jean Clouet, Portrait de François Ier, roi de France, vers 1530. Huile sur bois, 96 x 74. Musée du Louvre, Paris
La requête
La demande d’aide financière, dont Marot espère bien profiter, est suggérée dès le début par l’allusion, « des biens avez », et forme, après le connecteur « Si », la conclusion de l’épître, en forme de prière : « Si vous supplie ». Mais cette prière d’« avoir par sa rime heur », tout en soulignant la totale dépendance du bon vouloir du roi, traduit à nouveau l’humour de Marot. La formule « ce jeune rimeur » traduit, en effet, une sorte de dédoublement, comme s’il contemplait lui-même sa propre jeunesse avec un sourire. De plus, en guise de remerciement par avance, il introduit un discours direct, en déléguant le remerciement à un « on » derrière lequel il cache tous ceux qui nient toute valeur à la poésie.
Charles-Florian Jalabert, Virgile, Horace et Varius (de gauche à droite) à la maison de Mécène (leur protecteur, assis), XIX° siècle. Gravure
Mais ces derniers vers offrent un ultime jeu verbal où les mots rebondissent en se faisant écho pour souligner l’effort du poète, « Ce rimailleur, qui s’allait enrimant, / Tant rimassa, rima et rimonna », contraste plaisant avec la brutalité du résultat, dans un vers au rythme martelé : « Qu’il a connu quel bien par rime on a. » Ce recours à l’indéfini, « on a », présente donc l’appui financier, non pas comme personnellement destiné à Marot, mais comme une façon de rendre hommage à l’art poétique. Le choix des temps passés renforcent cet effet, dans la principale l’imparfait duratif et les actions successives au passé simple, tandis que la subordonnée, elle, avec le passé composé, « il a connu », présente l’aide comme déjà obtenue.
Dans un premier temps, l’épître met donc en évidence la condition de poète de Cour, soumis à la générosité des puissants, obligé de les flatter pour pouvoir vivre de son art qu’il met à leur service.
LE RÔLE DE LA POÉSIE
Un jeu sur le langage
Mais, au-delà de sa fonction officielle, alimentaire, Marot assigne d’autres rôles à la poésie, dont témoigne la rédaction même de l’épître.
Elle est d’abord un divertissement, ce que traduit le verbe qui ouvre le poème : « En m’ébattant je fais rondeaux en rime ». Ce rôle de simple amusement, où la « rime » est une forme de métonymie pour désigner la poésie, est illustré par les jeux sonores multipliés, déjà par les rimes équivoquées, qui jouent sur le sens des mots en formant des calembours : à un emploi ordinaire dans chaque vers impair répond un jeu dans le vers pair suivant : à « rimailleurs » répond « rime ailleurs », à « rimoyant » répond « rime oyant », par exemple. Ce jeu s’effectue aussi dans les rimes intérieures, par exemple à la césure du décasyllabe, [ ã ] aux vers 1- 2 et 11-12, puis [ ε ] des vers 3 à 6, ou encore [ ĩ ] aux vers 13-14.
Ainsi, Marot s’amuse, en ne prenant pas au sérieux cette virtuosité du langage héritée des Grands Rhétoriqueurs de son temps, puisqu’il en abuse jusqu’à la surenchère, tout en se qualifiant de mauvais poète, de « rimailleur », en évoquant sa « rimaille », ou même « la moindre rimette », plaisant diminutif appliqué à l’art poétique.
La valeur de la création poétique
Mais là ne se limite pas son rôle. Comme souvent dans l’épître, Marot introduit une anecdote, ce dialogue fictif avec un dénommé « Henri Macé », nom inventé pour permettre le jeu sur la rime. Le ton reste familier avec l’injonction « Viens ça », et donne lieu à un dédoublement plaisant entre ce « rimart », à la question provocatrice, « trouves-tu en rime art / Qui serve aux gens […] ? », un peu désabusée, et la justification du poète Marot en réponse. Cette question peut prendre un double sens, car quels sont ces « gens » auxquels il s’agirait que la poésie « serve » ? La réponse ne prend pas en compte les lecteurs, mais d’abord les poètes eux-mêmes, les créateurs.
Et de quelle utilité est-il question ? Un profit matériel, certes, posé avec force puisque c’est aussi l’objectif du poème : « Et m’est avis que, si je ne rimois, / Mon pauvre corps ne serait nourri mois,/ Ni demi-jour. »
Mais là n’est pas l’essentiel, peu importe la dimension matérielle (« Si elle n’a des biens en rimoyant ») car le verbe « nourri » prend aussi le sens d’une nourriture spirituelle, expliquée par l’allégorie qui précède : « la personne rimante / Qui au jardin de son sens la rime ente, […] / Elle prendra plaisir en rime oyant. » La périphrase, pour désigner le poète créateur, et l’image valorisent la création poétique : la rime devient une greffe appliquée au « jardin de son sens », les idées deviennent ainsi des arbres que « la rime » viendrait embellir, ennoblir. La poésie est une adjonction qui permet à l’esprit de donner de plus beaux fruits.
Ainsi, après que Marot s’est employé, au fil de l’épître, à démythifier la noblesse de la poésie en la réduisant à un jeu sur les mots, il inverse ici son jugement en rehaussant la valeur de la création poétique.
Une thérapie personnelle
Enfin, au-delà de l’intérêt matériel, Marot fait de sa création poétique, une véritable source de joie, dont témoigne la récurrence du mot « plaisir ». La poésie est présentée comme une compensation, une consolation, un refuge dans les moments difficiles : « Si elle n’a des biens en rimoyant, / Elle prendra plaisir en rime oyant. » Tout se passe comme si le poète s’enchantait lui-même de sa propre création, ou, tout simplement, en écoutant de la poésie. Cette image se prolonge avec la conjonction « car » dans le contre-enjambement qui fait de la poésie une autre sorte de « nourriture », que le choix du verbe « faut » transforme en une véritable nécessité pour compenser la misère : « Car la moindre rimette, / C’est le plaisir, où faut que mon ris mette. »
CONCLUSION
Cette épître illustre la relation habituelle entre un poète et son mécène, ici le roi François Ier. Marot prend soin de trouver le ton qui divertira de destinataire, lui-même féru de poésie, en le faisant sourire, d’où cette virtuosité, cette jonglerie avec les mots et leurs sonorités. Il éprouve lui-même un évident plaisir, comme grisé en se laissant emporter par cette liberté verbale.
Mais, tout en refusant toute grandiloquence, sans se prendre au sérieux, Marot introduit déjà une réflexion sur l’art poétique. Pas de « muse » pour lui, pas de valeur sacrée accordée au poète, mais simplement un homme pour qui la poésie est une véritable « nourriture », le plaisir personnel éprouvé dans ce qui est, avant tout, un art du langage.
LA POÉSIE, UN ART DU LANGAGE
L es Grands Rhétoriqueurs : de la seconde moitié du XV° au début du XVI° siècle
Le terme de « Rhétoriqueurs », qui leur est attribué au XIX° siècle, signale immédiatement que, pour ces poètes qui firent carrière auprès des ducs, de Bourgogne, de Bretagne, de Bourbon, ou à la cour des rois de France, la littérature est d’abord l’art de bien parler, de bien écrire, en mettant en œuvre les ressources les plus élaborées du langage, parfois jusqu’à l’excès, jusqu’à une surcharge qui nous rappelle que, dans l’architecture, c’est aussi la période du gothique flamboyant, et qui annonce le courant du baroque.
Pour en savoir plus sur ce courant littéraire
Pour enrichir leur expression poétique, notamment, ils sont les premiers, préparant ainsi la Renaissance, à replonger dans la littérature de l’antiquité, à laquelle ils empruntent de nombreuses références mythologiques, des allégories et des métaphores. Poètes de cour, dépendant de la générosité des puissants, il leur faut, en effet, accepter que leur premier rôle soit de plaire, de séduire, de divertir…, tout en respectant les codes de l’aristocratie, dont ils se doivent de louer les valeurs, gloire, honneur, justice, vertu…
Mais leur première préoccupation est une mise en forme du langage. Ils reprennent toutes les formes médiévales, rondeaux, ballades, pastorales…, mais réactivent aussi des genres hérités de l’antiquité, telles l’épître ou l’épigramme. Ils travaillent aussi sur tous les jeux sonores, les rimes, les allitérations syllabiques, et mêlent différents domaines lexicaux, langage noble, guerrier, mais aussi langage religieux, ou tradition courtoise, font appel à divers bestiaires, mythes, éléments naturels… L’accumulation, la superposition sont le signe même de leur création poétique.
La Préciosité : un courant du XVII° siècle
Apparue au début du XVIIème siècle dans la société parisienne, la préciosité, qui avait déjà atteint d’autres pays européens comme l’Italie, l’Espagne ou l’Angleterre où on parla de marinisme, gongorisme et euphuisme, est un effort pour remplacer les goûts encore grossiers de la noblesse de cette époque par des comportements sociaux plus délicats. Les femmes de la noblesse considéraient, en effet, que la vie à la cour du roi était peu raffinée, que les hommes étaient pour la plupart sans éducation. La préciosité fut donc cette recherche de l’élégance, de la distinction et de la dignité, la quête légitime d’un certain raffinement. Ces femmes, dans un réel effort de volonté, eurent pour but de donner « du prix » à leur personne, leurs sentiments, leurs actes, et leur langage, d’où l'appellation de « Précieuses ».
Pour en savoir plus sur la Préciosité
La Préciosioté met des thèmes à la mode, au premier rang desquels le sentiment amoureux, dont toutes les formes sont explorées, dans des romans comme dans la poésie. Le langage poétique, pour sa part, se charge de tous les raffinements, jusqu’à l’emphase : les précieux emploient des périphrases et des métaphores, multiplient les superlatifs, créent des adjectifs substantivés, et veulent avant tout bannir les mots populaires ou pouvant évoquer des réalités jugées grossières. Les réunions dans les salons favorisent les genres poétiques courts, poésie galante du rondeau, du madrigal, du blason, ou poèmes qui visent à surprendre par les jeux du langage, une chute finale, les effets sonores dans le « bout-rimé », ou par l’effet de surprise d’une énigme, d’une anagramme, d’une métaphore originale.
Abraham Bosse, Les Vierges folles s’entretiennent des plaisirs mondains, vers 1635. Eau-forte, 260 x 330. BnF
PIERRE DE RONSARD, Les Hymnes, 1555, « Hymne de l'automne », vers 1-30
Pour lire l'extrait
Pierre de Ronsard (1524-1586) est un des sept poètes du mouvement de la Pléiade qui, à la Renaissance, s’oppose à la poésie médiévale, et veut redonner à cet art toute la valeur sacrée qui lui était accordée dans l’antiquité. Le titre du recueil publié en 1555, Les Hymnes, s’y réfère d’ailleurs, puisque, dans la Grèce antique, l’hymne était un chant ou un poème à la gloire des dieux et des héros, chantant leurs plus nobles vertus et souvent intégré à une liturgie.
La dédicace à Claude de l’Aubespine (1510-1567), un des quatre secrétaires d’État sous François Ier, révèle à la fois le lien de Ronsard avec la Cour de France et la relation, encore habituelle à cette époque, entre les poètes et ceux qui sont des mécènes.
Dans la lignée des conceptions qu’exprime Du Bellay dans La Défense et l’Illustration de la langue française, ouvrage paru en 1549, cet hymne traduit la volonté de Ronsard de définir sa conception de la poésie et le rôle qu’il s’assigne. Cette première partie du poème est construit en deux temps. Dans les douze premiers vers, il dépeint ce qui peut apparaître comme un destin, sa propre naissance à l’état de poète. Puis, les douze vers suivants chantent la supériorité du poète sur le commun des mortels, qui fait de lui un être sacré. L’explication suit ce double mouvement.
Pierre de Ronsard, Les Hymnes, édition de 1555
LE DESTIN DE POÈTE
Un être élu
L’ouverture de l’hymne rappelle le mythe d’Orphée, auquel Apollon, dieu de la lumière, des arts et de la divination, en lui offrant une lyre, avait accordé une valeur sacrée. Il en faisait ainsi un être élu, inspiré par les « Muses », elles-mêmes mises en relief par le rejet du vers 2. Ici, cela est même amplifié par la date « Le jour que je fus né », qui fait de cet état de poète un véritable destin pour Ronsard : il a reçu « un don de poésie », et la récurrence du pronom personnel objet « me » le place sous la protection de ce dieu.
Dans un second temps, Ronsard glisse de la mythologie grecque à son époque, puisque le donateur devient le « Dieu » des chrétiens lui-même, dont il souligne la grandeur et la puissance par l’image de « l’esprit agité / Des poignants aiguillons de sa Divinité ». Le don poétique accordé à « l’âme » ressemble alors à un véritable baptême, à un sacrement qui consacre celui qui le reçoit.
Nicolas Poussin, Apollon et les muses, dit aussi Le Parnasse, 1631-1632. Huile sur toile, 145 x 197. Musée du Prado, Madrid
Les dons du poète
Le début du texte énumère alors toutes les qualités dont le poète se trouve doté et qui font sa supériorité sur ce que Ronsard nomme « les personnes humaines », comme pour signifier que le poète est au-dessus de l’humanité ordinaire.
Au lieu du matérialisme, mis en valeur au centre d’un chiasme, « des grands trésors et de richesses vaines, / Qui aveuglent les yeux » de ses semblables, les qualités de celui qui se dépeint comme « de science et d’honneur amoureux », avec la diérèse sur la « science », chère aux humanistes de la Renaissance, révèlent bien plus de noblesse. La répétition du verbe « haussa » traduit d’ailleurs cette supériorité, en unissant le talent de l’écriture, « l’art de bien coucher [s]a verve par écrit » ou sa « fantaisie », à une force intérieure, qui relève de l’« esprit », mentionné, lui, à deux reprises. Les termes qui lui sont associés, « fureur » ou « agité », évoquent même une sorte d’état de transe : le poète ne s’appartient plus, c’est l’inspiration divine qui s’exprime à travers lui.
LA SUPÉRIORITÉ DU POÈTE
La seconde partie du texte n’utilise plus le « je » lyrique, elle trace ainsi un portrait plus général du poète qui confirme sa supériorité.
Le savoir du poète
Le poète est doté d’un savoir qui le rapproche du divin : « il devient un prophète / Il prédit toute chose avant qu’elle soit faite […] Et d’un esprit bouillant s’élève entre les Dieux ». Le poète vit ainsi une véritable assomption, que renforce l’anaphore « Il connaît ». Son art le fait entrer, en effet, en possession de l’univers entier, non seulement terrestre, « la nature », mais aussi céleste, « les secrets des cieux », repris plus loin par le terme « mystères ». Mieux encore, comme Orphée, il exerce son pouvoir sur l’univers, le règne végétal comme minéral, en sachant « la vertu des herbes et des pierres », et est capable de le dompter : « Il enferme les vents, il charme les tonnerres ». L’inspiration divine qui l’anime apporte donc plus d'harmonie à l’univers, dont il est seul parmi les humains capable de déchiffrer le sens.
Ses vertus
Il y a un évident orgueil dans cette conception du rôle du poète, ce qui conduit Ronsard à préciser qu’il mérite ce don, s’opposant à nouveau à l’humanité ordinaire, jugée de façon sévère.
Il englobe dans sa critique à la fois les puissants, quand ils sont des « tyrans », et les « peuples », avec un enjambement qui formule le reproche : ils « ont / La malice en la main et l’impudence au front ». Leurs actes sont donc guidés par l’esprit du mal, la « malice », et ils les commettent sans en éprouver de honte, avec « impudence ». La critique s’accentue encore dans l’image finale, qui dénonce des appétits coupables, avec une violence amplifiée par la force expressive des participes passés et la diérèse sur « ambition » : « Brûlés d'ambition et tourmentés d'envie, / Qui leur sert de bourreau tout le temps de leur vie. »
À ce tableau critique, Ronsard oppose les poètes, qui « ont de l’humain les âmes séparées », et se montrent dignes de leur élection par la façon dont ils dirigent leurs âmes vers le bien : « à telle fureur elles sont préparées / Par oraison, par jeûne et pénitence aussi, / Dont aujourd’hui le monde a bien peu de souci ». Mais Ronsard suggère ainsi qu’une rupture tient « [é]loignés » les poètes des hommes de leur temps, ce qui constitue un risque. D’un côté, ils possèdent des « [s]ciences que le peuple admire », mais d’un autre côté leur différence le pourrait-elle pas conduire à un rejet, les exclure de leur société ?
CONCLUSION
Ce poème mérite pleinement sa qualification d’hymne, car, en évoquant orgueilleusement sa propre vocation, Ronsard dédie un véritable chant d’éloge au poète, élevé à une dimension sacrée. Il s’éloigne ainsi des conceptions médiévales et des rhétoriqueurs du début du siècle : la poésie n’est plus un simple jeu sur le langage, n’a plus simplement pour rôle de divertir ou même d’exprimer un sentiment personnel. Il attribue au poète, inspiré par un souffle divin, le pouvoir de déchiffrer le monde, et de lui donner sens dans ses vers. Il devient ainsi démiurge à son tour, accorde à ceux qu’il célèbre l’immortalité, et devrait voir reconnue sa supériorité.
Ce passage illustre ainsi la haute ambition des poètes de la Pléiade, une forme de néo-platonisme qui leur accorde, par la puissance de leur parole, le pouvoir de dire la vérité qui échappe aux simples mortels et, en ce sens, de révéler les mystères de la création divine.
Pierre de Ronsard, "Prince des poètes"
AUTOUR DE LA PLÉIADE
Pour lire l'extrait
Pierre de RONSARD, Les Hymnes, 1555, "Hymne de l'automne", vers 31-86
Le sacre du poète
La fin de l’« Hymne de l’automne » revient au « je » pour expliquer comment Ronsard est entré en poésie, encore bien jeune : « Je n'avais pas quinze ans ». À nouveau, il insiste sur la valeur sacrée de cette vocation, en faisant intervenir la muse de la musique « Euterpe » à travers l’image de ce qui apparaît comme un véritable baptême : « Pour m'ôter le mortel par neuf fois me lava / De l'eau d'une fontaine où peu de monde va, / Me charma par neuf fois, puis d'une bouche enflée / (Ayant dessus mon chef son haleine soufflée) / Me hérissa le poil de crainte et de fureur ». L’image dépeint l’inspiration, dans son sens étymologique, le fait d’insuffler la « fureur » poétique, la force créatrice.
Mais le poète, par ses choix de vie, y était prédisposé, rejetant toute la vanité de « la Cour » pour trouver son bonheur au sein de la nature, dans la solitude qui favorise le rêve. Ce rêve est empli de souvenirs mythologiques, avec la présence des « Nymphes » et des « Sylvains », et la mention d’Hésiode, modèle de la valeur sacrée attribuée au poète, qui se mêle au contexte des légendes françaises avec les « fées ».
La prédiction de la Muse
La promesse que lui fait Euterpe, en accumulant des futurs de certitude, donne une image contrastée du poète.
D’un côté, en effet, elle lui promet une gloire immortelle : « Heureux après la mort nous te ferons revivre / Par longue renommée, et ton los ennobli / Accablé du tombeau n'ira point en oubli. » Mais, de ce fait, il a une autre puissance, celle d’« immortaliser / Les hommes [qu’il veut] célébrer et priser », de transmettre donc cette éternité à ceux que ses vers célèbrent, ou auxquels il les dédie. C’est ce que souligne la conclusion du poème.
Cette gloire vient de son pouvoir qui l’élève au-dessus de l’humanité ordinaire, en le rendant capable d’exprimer la « vérité », de déchiffrer les secrets de l’univers, par la comparaison aux « sibylles, devins, augures et prophètes ». C’est de là qu’il tirera son bonheur, non pas matérialiste (« N’espère d'amasser de grands biens en ce monde. ») mais plus profond, car, sans « trésors », il vivra en paix, sans angoisses : « Tu n'auras point de peur qu'un Roi de sa tempête / Te vienne en moins d'un jour écrabouiller la tête, / Ou confisquer tes biens ; mais tout paisible et coi / Tu vivras dans les bois pour la Muse et pour toi. » Ronsard nous rappelle ici les philosophies antiques, notamment l’épicurisme et sa recherche de l’ataraxie, absence de troubles. Le poète se suffit à lui-même, se nourrit de sa propre création.
Euterpe, muse de la musique
Mais, d’un autre côté, le prix à payer est lourd : le poète est rejeté par sa société dont il se met, par ses choix de vie, en marge, d’où l’énumération des malédictions qui l’accablent, avec l’allitération en [ f ] : « Tu seras du vulgaire appelé frénétique, / Insensé, furieux, farouche, fantastique, / Maussade, malplaisant ; car le peuple médit / De celui qui de mœurs aux siennes contredit », reprises par « Hués, sifflés, moqués des peuples », avec l’assonance en [ é ].
De la vocation à l'apprentissage
En même temps, cette vocation n’exclut par un travail pour apprendre ce qui devient un métier, d’où l’évocation de son « maître », Dorat, lui-même poète et principal dès 1547 du Collège de Coqueret, fréquenté par de nombreux humanistes. Par sa présentation en tant que « disciple », et l’emploi du pronom personnel objet, « m’apprit », il accentue le rôle de cet apprentissage, qu’il présente comme abouti ensuite, avec le pronom sujet : « J’appris ».
Mais cet apprentissage est paradoxal. Le poète est, en effet, censé avoir le pouvoir de dire la « vérité », pourtant il doit apprendre à « feindre et cacher les fables proprement, / Et à bien déguiser la vérité des choses / D'un fabuleux manteau dont elles sont encloses. » Ronsard compare ici la poésie aux oracles antiques, qui prédisaient la vérité, mais sous une forme voilée, masquée, qu’il appartient au récepteur d’interpréter. La poésie se présente donc comme une forme d’heuristique, que le lecteur doit, à son tour, déchiffrer.
Portrait de Jean Dorat, 1585. Estampe, BnF
Conclusion
La fin de cet hymne confirme la façon dont Ronsard, comme les autres poètes de la Pléiade, réactive le mythe d’Orphée, dont il reprend les composantes : l’élection du poète, la valeur musicale de son art (à travers l’intervention d’Euterpe), le rôle que joue pour lui la nature, dont il chante les mystères, sa supériorité sur l’humanité ordinaire, mais aussi la malédiction qu’il subit…, tout cela lui accordant une forme d’immortalité.
LA PLÉIADE, un mouvement littéraire
Ce mouvement littéraire novateur regroupe, d’abord sous le nom de « La Brigade », de jeunes humanistes, parmi lesquels Étienne Dolet, philologue, et plusieurs poètes, dont Dorat, principal du collège de Coqueret, Pontus de Tyard, Baïf, Ronsard, Jodelle, Belleau et du Bellay, qui en rédige, en 1549, le texte fondateur : La Défense et l'illustration de la langue française. Leur nom définitif « La Pléiade » illustre déjà leur programme : briller, telles les constellations de la Pléiade, au firmament de la littérature, en rendant leur nom immortel.
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Le Livre Premier de La Défense et l’illustration de la langue française réclame d'abord la primauté de la langue française sur le latin, français qu'il faudra enrichir encore par des emprunts à l'antiquité, mais aussi aux dialectes provinciaux, aux domaines techniques, et même par des créations originales à partir de l'étymologie.
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Le Livre II porte sur la poésie, en en développant une conception élevée. Elle doit renoncer à n'être qu'un simple divertissement, un jeu sur les légères formes fixes médiévales, lais, virelais, rondeaux..., et l’essai formule de nombreuses critiques contre ces prédécesseurs, poètes médiocres à leurs yeux. Pour atteindre l’objectif formulé dans le titre du chapitre III, « celui qui en poésie veut faire œuvre d’immortalité » doit chercher à s'anoblir en renouvelant les genres antiques, odes, élégies, ou en empruntant à la Renaissance italienne, par exemple le sonnet pratiqué par Pétrarque.
Joachim du Bellay, frontispice de La Défense et l'illustration de la langue française, 1549
Ainsi, les poètes de la Pléiade rejoignent Platon pour faire du poète un être inspiré, capable de guider les princes, de donner l'immortalité aux êtres dont il fait l'éloge. Mais à cette vocation sacrée ils ajoutent la conception de l'artiste propre à la Renaissance : il doit accomplir un travail exigeant pour atteindre l'absolue beauté.
Qu’on ne m’allègue point aussi que les poètes naissent, car cela s’entend de cette ardeur et allégresse d’esprit qui naturellement excite les poètes, et sans laquelle toute doctrine leur serait manque et inutile. Certainement ce serait chose trop facile, et pourtant contemptible, se faire éternel par renommée, si la félicité de nature donnée même aux plus indoctes était suffisante pour faire chose digne de l’immortalité. Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel.
Jean du Bellay, La Défense et l’Illustration de la langue française, 1549, II, chapitre 3
Cet idéal de beauté implique d’enrichir la langue, de l’amplifier et de l’embellir par une ornementation, permise par les figures de style. C’est ce qu’explique Ronsard dans la préface de La Franciade en expliquant ce que doit être le poète composant ses vers.
« un bon artisan, qui les fasse autant qu'il lui sera possible hausser comme les peintures relevées, et quasi séparer du langage commun, les ornant et enrichissant de figures, schèmes, tropes, métaphores, phrases et périphrases éloignées presque du tout, ou pour le moins séparées de la prose triviale et vulgaire (car le style prosaïque est ennemi capital de l'éloquence poétique), et les illustrant de comparaisons bien adaptées, de descriptions florides, c'est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poétiques, tant pour représenter la chose, que pour l'ornement et splendeur des vers […]
RAPHAËL, Apollon et les muses, dit aussi Le Parnasse, 1510-1511. Fresque, base 670. Chambre de la Signature, Vatican
Le pape Jules II, connu pour son goût pour les arts, confie à Raphaël la décoration des appartements du Vatican, notamment de la Chambre de la Signature, commencée en 1509 et achevée vers 1511. Les fresques qu’il y réalise traduisent l’esprit même de la Renaissance, la quête du « vrai », dans une union complexe de l’héritage de la philosophie antique et de la pensée chrétienne, et la quête du « beau », comme dans « Apollon et les muses », aussi appelée « Le Parnasse ». Le peintre y rend hommage aux arts, et au plus noble d’entre eux, la poésie, en entremêlant, sous la protection d’Apollon et des neuf muses, les plus illustres des poètes de l’antiquité gréco-romaine, épiques, d’Homère à Virgile en passant par Ennius, et lyriques, et ceux de la Renaissance italienne. Raphaël symbolise ainsi cette volonté d’ennoblir la poésie, objectif qui sera repris par le mouvement de la Pléiade.
Pour voir un diaporama d'analyse
JOACHIM DU BELLAY, Les Regrets, 1558, XII, « Vu le soin ménager dont travaillé je suis... »
Pour lire le sonnet
Après avoir achevé, de 1547 à 1549, ses études classiques au collège de Coqueret, sous la direction de l’humaniste Jean Dorat, Du Bellay publie La Défense et l’Illustration de la langue française. Il rejoint le groupe de la Pléiade, dont cet ouvrage constitue le manifeste : il fait du poète un élu des dieux, qui s’élève ainsi au-dessus de l’humanité ordinaire.
Quand son oncle, le cardinal Jean du Bellay, l’invite, en 1553, à l’accompagner à Rome en tant qu’intendant, Du Bellay part avec enthousiasme à l’idée de découvrir la ville éternelle, symbole de la grandeur antique et patrie originelle de la Renaissance. Mais il est vite déçu, à la fois par les ruines, par son travail, et par la médiocrité qui règne à la cour du Vatican. Malade, et souffrant de surdité, il rentre en France en 1557, pour s’y débattre dans des difficultés matérielles. C’est à Rome qu’il compose la plus grande partie des Regrets, recueil de 191 sonnets publiés en 1558.
Dans ce sonnet en alexandrins, il s’adresse à un ami, Olivier de Magny, qui a lui aussi vécu à Rome en 1555 et 1556. À travers l’expression lyrique, Du Bellay présente aussi le rôle qu’il accorde à la poésie, illustré par la série de comparaisons dans les tercets.
LE RÔLE DE LA POÉSIE
Les deux quatrains sont construits comme un jeu de question-réponse entre le poète et son interlocuteur fictif, Magny, qui a formulé son étonnement : « Tu t’ébahis souvent comment chanter je puis ». L’anaphore du connecteur de cause, « Vu » et la rime entre « je suis » et « je puis » établit un lien direct entre l’état intime du poète et sa création.
La plainte
Au cœur du premier quatrain, la rime riche entre les verbes « tourmente » et « lamente » met en évidence la douleur du poète, qui insiste sur ses difficultés, représentées comme une véritable torture, car le participe « travaillé », avec son étymologie, « trepalium », est à prendre dans ce sens originel. Les adjectifs, au centre de la structure en chiasme, « le soin ménager » et « l’importun souci », amplifient les deux noms redondants, prolongés, dans le second quatrain, par « ennuis ». L’impression d’accablement est également due aux sonorités du vers 2, avec l’allitération en [ s ] et l’assonance nasale en [ ĩ ], et au pronom personnel objet « me » qui le place en position de victime impuissante. Trois causes de plainte sont mentionnées.
La première plainte porte sur sa fonction d’intendant, qui lui impose des activités matérielles bien éloignées de ses aspirations poétiques et ses rêves de gloire ; la deuxième est plus imprécise : ses propres ennuis financiers, ou de santé ? La troisième cause est soulignée par l’adverbe d’intensité « tant de » et reprend le titre même du recueil, en évoquant sa désillusion en découvrant Rome, ville qu’il avait tant idéalisée.
Le "chant" poétique
Le second quatrain formule la réponse, en reprenant le verbe « chanter », mais sous forme négative : « Je ne chante [pas] », et avec le présentatif qui conclut au vers 8 : « Voilà pourquoi ».
Ce quatrain est fondé d’abord sur un jeu d’antithèses, la négation étant aussitôt corrigée par « pour le dire mieux ». Ce jeu est marqué par le chiasme des vers 5 et 6, au centre duquel ressort le verbe « pleurer », qui inscrit le sonnet dans le registre élégiaque. Du Bellay fait ainsi de la poésie le lieu privilégié de l’expression de la douleur. Mais la symétrie syntaxique des vers 6 et 7 « en pleurant je les chante », « en les chantant, souvent je les enchante », et le lien établi par la rime donnent à la poésie un pouvoir quasi magique : elle transfigure ces douleurs, leur donne ainsi une valeur sublimée.
Enfin, la récurrence du verbe « chanter » reprend l’image traditionnelle depuis l’antiquité du poète-musicien, illustrée par la musicalité même du quatrain : assonance sourde de la voyelle nasale, [ ã ], allitération de la consonne liquide [ l ], comme pour imiter la coulée des larmes, enfin [ ə ] prononcé devant une consonne qui met en parallèle « je pleure » et « je chante », ce dernier verbe se trouvant souligné par le pluriel, « jours et nuits ».
LE SENS DES COMPARAISONS
Les tercets proposent une suite de comparaisons, autant d’exemples de « chant » mis en valeur par l’anaphore de l’adverbe « Ainsi », et soutenus par une structure syntaxique identique entre les personnages cités et la raison de leur chant. Mais chacun de ces personnages est un masque qui dissimule le poète lui-même.
Un "travailleur"
Les deux premiers vers introduisent une profession, « ouvrier » (avec une synérèse) et « laboureur », mise en relation, avec la répétition du verbe « faisant », avec leur activité propre, par un terme de la même famille, « ouvrage » et « labourage ». Cette première comparaison identifie le poète à un travailleur qui, lui aussi, doit accomplir une tâche difficile avec son matériau personnel, le langage. L’inspiration ne suffit donc pas, et cela rappelle l’origine étymologique de la poésie, le verbe « poïeïn », faire au sens de fabriquer, comme un artisan.
Le laboureur, un travailleur
Un "voyageur"
La deuxième identification, au « pèlerin » et à « l’aventurier », rappelle la situation de Du Bellay, alors à Rome, temps vécu comme une sorte d’exil, qui conduit à deux sentiments, deux formes de nostalgie.
Le premier personnage « regrettant sa maison » reprend un thème souvent exprimé dans le recueil précisément intitulé Les Regrets, par exemple dans « Heureux qui comme Ulysse… » où il compare la froide grandeur de Rome à son « petit Liré », pays natal tant aimé.
Ce qui vous fait ainsi admirer d'un chacun,
C'est ce qui est tout vôtre, et qu'avec vous commun
N'ont tous ceux-là qui ont couronnes sur leurs têtes :
Cette grâce et douceur, et ce je ne sais quoi,
Que quand vous ne seriez fille ni sœur de roi,
Si vous jugerait-on être ce que vous êtes.
Le second suggère un regret amoureux : peut-être une allusion à Marguerite de France, fille du roi François Ier, princesse lettrée et férue de poésie, qui s’était instituée en protectrice des poètes de la Pléiade. Ceux-ci lui rendirent de nombreux hommages, la considérant comme leur muse, et parmi eux Du Bellay , lui dédiant le poème « Non pour ce qu’un grand roi ait été votre père… »
Un être souffrant
Les deux derniers vers, en gradation, mettent l’accent sur des personnages en plus grande souffrance. Même si « le marinier » relève des temps modernes, la formule « en tirant à la rame » fait, elle, penser aux galériens de la Rome antique, subissant une lourde peine. Il en va de même pour « le prisonnier », condamné à un châtiment et « maudissant sa prison ». Mais comment ne pas y voir, à nouveau, une allusion à la situation de Du Bellay à Rome, lui aussi prisonnier d’un travail qui lui déplaît et de cette cour papale qu’il déteste.
Le « chant », pour tous ces personnages, leur permet de mieux supporter leur douleur, mais aussi de la dire. Ainsi, la souffrance et le chant ne sont plus inconciliables.
CONCLUSION
Du Bellay assigne à la poésie une double fonction.
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D’une part, quand elle s’inscrit dans le registre lyrique, ou, comme ici, élégiaque, elle constitue un refuge pour échapper à la médiocrité quotidienne et aux chagrins de toute nature.
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D’autre part, elle est un moyen de métamorphoser le réel, de transfigurer la douleur. Le poème, en lui-même, est un « enchantement », une forme de sortilège qui, de la laideur, peut fait jaillir la beauté pure, mais pour cela un travail sur la langue est nécessaire, pour en travailler la musicalité, rythmes, sonorités, images…
Portrait de Joachim du Bellay
DEVOIR : L'EXPRESSION LYRIQUE
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Le devoir proposé est une dissertation littéraire :
Dans ses Élégies, André Chénier écrit : « L’art ne fait que des vers, le cœur seul est poète ». Cette définition correspond-elle à votre propre approche de la poésie ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes étudiés, et sur d’autres lectures et connaissances personnelles.
JOACHIM DU BELLAY, Les Regrets, 1558, LXXXVI, "Marcher d'un grave pas..."
Quand son oncle, le cardinal Jean du Bellay, l’invite, en 1553, à l’accompagner à Rome en tant qu’intendant, Joachim du Bellay part avec enthousiasme à l’idée de découvrir la ville éternelle, symbole de la grandeur antique et patrie originelle de la Renaissance. Mais il est vite déçu, à la fois par les ruines, par son travail, et par la médiocrité qui règne à la cour du Vatican. Malade, et souffrant de surdité, il rentre en France en 1557, pour s’y débattre dans des difficultés matérielles. C’est à Rome qu’il compose la plus grande partie des Regrets, recueil de 191 sonnets publiés en 1558.Le sonnet LXXXVI est un des principaux de ceux que Du Bellay, consacre à la peinture de la cour pontificale. Conformément aux volontés du groupe de la Pléiade, quel rôle Du Bellay se donne-t-il ici ?
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POUR CONCLURE l'analyse du sonnet sur le thème de la séquence
La satire de Du Bellay, malgré la brièveté du sonnet, est évocatrice de ce que pouvait être « la cour », qu’elle soit italienne ou française d’ailleurs. Ces mêmes critiques figuraient déjà dans Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, publié à Venise en 1528, sorte de manuel de savoir-vivre pour un courtisan idéal. Mais elles sont plus touchantes chez Du Bellay, car on perçoit sous l’ironie sa déception personnelle face à la médiocrité des habitants d’une ville qui l’avait fait rêver. De ce fait, Du Bellay dépasse la vocation lyrique du poète, pour le charger d’une autre fonction : celle de démasquer ses contemporains, en nous livrant une peinture, parfois féroce, de leurs comportements.
En contrepoint, le poète adopte un autre rôle, celui de porte-parole de son temps, puisque, de ce poème, se dégagent les vraies valeurs humanistes : la noblesse véritable n’est pas fondée sur l’apparence, mais sur la pratique de la vertu et de la vérité. Ainsi, il convient de ne pas traiter « chacun » de la même façon, mais de savoir reconnaître le mérite personnel, en le plaçant au-dessus de l’artifice et du faux pouvoir. Enfin, Du Bellay prône ici la liberté de pensée et de parole, dont le poète est le meilleur représentant : « suivre en son parler la liberté de France », est le souhait qu’il formule dans un autre sonnet des Regrets.
PIERRE DE RONSARD, Discours des misères de ce temps, 1562, vers 159-188
Pour lire l'extrait
François Dubois, Le massacre de la Saint-Barthélémy, vers 1572 - 1584. Huile sur bois, 93,5 x 154. Musée des Beaux-Arts, Lausanne
Pierre de Ronsard (1524-1586) est un des sept poètes du mouvement de la Pléiade qui, à la Renaissance, s’oppose à la poésie médiévale, et veut redonner à cet art toute la valeur sacrée qui lui était accordée dans l’antiquité. Ainsi, dans ses Hymnes, notamment « Hymne de l'automne », il accorde au poète la fonction de "prophète", ce qui lui accorde le pouvoir de prédire l'avenir, mais à partir du regard, souvent sévère, qu'il jette sur son époque.
Le Discours des misères de ce temps, paru en 1562, reflète le contexte historique de la seconde moitié du XVI° siècle. Il est constitué d’une suite de satires morales et religieuses, où Ronsard dénonce les mœurs corrompues de son siècle et les guerres de religion, en se rangeant dans le camp des catholiques. En quoi cet extrait est-il représentatif de l’engagement du poète ?
Pour approfondir le contexte : les guerres de religion
LES LUTTES AU SEIN DES FAMILLES
La cause dénoncée
Ronsard vient de dépeindre, sous les traits d’un « monstre », hideux mais séduisant par sa perfidie, « l’Opinion » qui, logée « dedans le cabinet des théologiens », a entraîné le conflit entre Catholiques et Protestants. Les protestants réclament, en effet, le droit de se dégager de l’emprise du pape et des docteurs de l’Église catholique, pour revenir à une lecture critique des textes sacrés, notamment de la Bible, dont la traduction doit être revue pour être davantage conforme au texte originel. Mais, pour le poète, fervent catholique, là est la cause de toutes les horreurs, à commencer par la destruction des familles.
La destruction de la famille
Huit vers énumèrent les conflits, marqués par la reprise de la préposition « contre », et Ronsard leur donne une dimension guerrière par la reprise du verbe « arme » et l’insistance sur l’image hyperbolique, horrible : « Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains ». L’énumération forme un decrescendo dans ce qui devrait, au contraire, constituer le fondement des familles, d’abord le pouvoir, encore absolu au XVI° siècle, du père de famille (« le fils contre son père »), puis l’amour des enfants entre eux, « le frère » puis « la sœur », enfin la désunion touche la famille élargie, « cousins germains » entre eux et « l’oncle fuit son neveu ».
L’énumération se termine sur un élargissement qui souligne la perte des valeurs qui permettent la constitution d’une famille, à commencer par la hiérarchie qui oblige le serviteur au respect du « maître » et l’épouse à celui de son époux, d’où la négation et l’antéposition qui souligne cette rupture : « La femme ne veut plus son mari reconnaître ». L’origine religieuse de la remise en cause de l’autorité est nettement indiquée par le choix du verbe renvoie aux combats entre théologiens : « Les enfants sans raison disputent de la foi ». Une conclusion généralise ce bilan terrible, avec le parallélisme des négations : « Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi. »
La dénonciation du poète est violente, et son implication ressort de l’incise au ton tragique : « ô malheur ».
L’ÉCONOMIE DÉTRUITE
Le travail abandonné
Les huit vers suivants élargissent encore le tableau à l’ensemble de la société, pour montrer que c’est toute l’économie qui ne peut plus fonctionner à cause de « ce monstre », coupable à nouveau désigné. Ainsi, sont énumérés les différents corps de métier, avec le monde agricole (« pasteur » et « laboureur »), et la justice (avocat » et « prud’homme », qui siège auprès des tribunaux), « l’artisan », « le pasteur », et « le marchand », et jusqu’à celui qui n’est pas encore entré dans la vie économique, « l’écolier ». Dans l’énumération Ronsard recourt au chiasme pour souligner cette destruction de l’économie : après trois expressions qui placent en tête la profession suivie de son objet d’activité (« l’artisan… sa boutique », « Le pasteur ses brebis, l’avocat sa pratique »), il inverse en plaçant d’abord l’activité : « Sa nef le marinier, sa foire le marchand ».
Les comportements dénoncés
Mais, au-delà d’une économie qui ne fonctionne plus, la critique s’accentue pour souligner la perte des valeurs morales. Le vice l’emporte sur la vertu : « le prud’homme est devenu méchant », « L’écolier se débauche ».
Ce second passage se ferme sur une image qui concrétise la violence du conflit religieux, en reprenant la structure en chiasme pour montrer la transformation des outils du « laboureur », objets du temps de paix, la « faux tortue », le « râteau » et le « coutre » de sa charrue, en armes, dont le danger est accentué par les adjectifs : « une dague pointue », « une pique guerrière ». Tout suggère le sang qui coule, un massacre qui se prépare.
Tortorel et Perrissin, L'Exécution des protestants conjurés d'Amboise, mars 1560. Gravure. Musée virtuel du protestantisme
LA PERTE DES VALEURS MORALES
Luther brûle la bulle du Pape, 10 décembre 1520
Le triomphe de l'immoralité
La fin de l’extrait met en évidence la disparition des valeurs qui organisent la société, au premier plan desquelles « l’autorité », avec l’antéposition insistante en tête de vers et le martèlement des consonnes : « Morte est l’autorité », cri prolongé dans le second hémistiche, « chacun vit en sa guise ». Ronsard soutient cette idée par une allégorie qui illustre, avec le parallélisme, la disparition de deux autres valeurs, personnifiées : « Au ciel est revolée et Justice et Raison ». Enfin, l’accusation se fait plus solennelle, soulignée par la précision « de pis en pis », quand elle touche au fondement même de la monarchie absolue, dite alors « de droit divin » et dont le roi, depuis le baptême de Clovis, est considéré comme le « fils aîné de l’Église » catholique, ce que remet forcément en cause le courant de la Réforme : « le sujet a brisé / Le serment qu'il devait à son Roi méprisé ».
Ces valeurs sont remplacées par une série de défauts, en tête desquels la liberté sans limites : « Au vice déréglé la licence est permise ». Puis vient une énumération qui accuse ce qui a provoqué la Réforme : « Le désir, l’avarice et l’erreur insensé », l’adjectif qualifiant les trois termes. « Le désir », blâmé par Ronsard, était, pour les Protestants, la volonté de se libérer des contraintes imposées par le pape, « l’avarice » est l’interprétation que donne Ronsard au refus des Protestants de participer à toute l’organisation financière de l’Église catholique, et « l’erreur » qualifie de façon péjorative le rejet de plusieurs dogmes, tels le culte de la Vierge ou celui des saints.
Le désordre
Ronsard amplifie les conséquences de cette perte des valeurs morales, d’abord par une image insistante : tous ces refus « [o]nt sens dessus-dessous le monde renversé », verbe dont le sens négatif fait écho à la rime avec « insensé ». Une suite de comparaisons péjoratives image le pire des désordres, celui qui touche aux « lieux sacrés » : « une horrible voirie, / Une grange, une étable et une porcherie ». Autant d’éléments qui expriment le dégoût du poète, prolongé par une accusation plus directe : « Si bien que Dieu n’est sûr en sa propre maison ».
Franz Hogenbergh, Calvinistes détruisant les images des églises, fin XVI° s. Gravure, BPU, Genève
Une seconde énumération répond à la première, sur un rythme qui, en s’accélérant, accroît l’impression de désordre, avec une violence en gradation : « règnent le brigandage / la force, le harnois, le sang et le carnage ». Une allégorie, empruntée à la mythologie, avec « Mars », le dieu de la guerre, et la « Furie », une des divinités infernales chargées de châtier les coupables, met en scène la guerre civile qui se déchaîne à cette époque. Ronsard en rend responsables les Protestants : ce sont leur « faux zèle » et leur « vaine apparence » qui ont « enflé » le dieu Mars. Cependant, l’interjection marquée à la césure, « Hélas ! », en inscrivant ce tableau dans le registre tragique, montre qu’au-delà de son choix partisan, Ronsard déplore avant tout l’état du pays, en essayant d’unir tous ses concitoyens par le possessif au pluriel : « notre France ».
Le Massacre de Wassy le 1er mars 1562. Gravure. B.P.U., Genève
CONCLUSION
Le texte correspond à la première des guerres de religion de 1562-1563, mais, à aucun moment, le protestantisme n’est directement nommé. Cependant, les valeurs prônées par Ronsard révèlent parfaitement son choix, puisqu’il reprend les trois termes du catholicisme : « un roi, une foi, une loi ». Rappelons aussi qu’à cette époque, le protestantisme est désignée comme « religion prétendue réformée », ce qui lui dénie son droit de se poser comme religion au sens plein du terme. Ronsard fait ici du catholicisme le fondement de l’ordre social, depuis le plus petit niveau, celui de la famille, jusqu’au plus élevé, celui de la monarchie, en passant par l’organisation économique et sociale.
Ronsard assume ici le rôle que les humanistes souhaitent voir tenu par l’écrivain, le penseur, celui de conseiller des princes, engagé dans les combats de son temps. La grandeur du poète, son éloquence particulière, doivent être mises au service de son pays. Ainsi, la poésie militante, qui mêle le réquisitoire polémique et la tonalité tragique, se lie directement à l’Histoire, comme le montrait l’interpellation ouvrant le discours :
« Ô toi, historien, qui d’encre non menteuse
Écris de notre temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent notre mal,
Et qu’ils prennent exemple aux péchés de leurs pères,
De peur de ne tomber en pareilles misères. »
Théodore AGRIPPA D’AUBIGNÉ, Les Tragiques, 1616, I, « Misères », vers 97-131
Pour lire l'extrait
Portrait d'Agrippa d'Aubigné. Musée du protestantisme
Le recueil de Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630), Les Tragiques, fait écho aux Discours de Ronsard en nous donnant le point de vue d’un protestant, calviniste, sur les guerres qui déchirent le pays. Engagé dès seize ans dans l’armée du prince de Condé, puis d’Henri de Navarre, futur Henri IV, l’écrivain a vu de près les dégâts causés par le violent conflit, et ne pardonnera pas au roi sa conversion au catholicisme. Après s’être battu avec les armes, il se bat alors avec sa plume.
Publié en 1616, longtemps après les combats, ce long recueil de 9000 vers en est cependant nourri, et est condamné, avant une seconde publication à Genève en 1623. Il est divisé en sept livres, qui mêlent les registres épique, tragique et polémique : "Misères", Princes", Chambre dorée", "Feux", "Fers", "Vengeances", "Jugement"
Comment, à travers la scène décrite, se manifeste l’engagement du poète ?
Les guerres de religion : des gravures commentées
La violence de la scène
La description d’Agrippa d’Aubigné, introduite par le verbe « peindre » place sous les yeux de son lecteur le violent combat, entre les deux enfants, hypotypose en gradation.
Le premier geste traduit immédiatement la violence, renforcée par l’enjambement et l’énumération, scandée par le martèlement sonore : « à force de coups / D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage ».
Puis vient la réponse de l’adversaire qui « [r]end à l’autre un combat dont le champ est la mère ».
Enfin, le combat s’enflamme, se « fait si furieux », adjectif amplifié par la diérèse, et le poète l’image par les échos sonores, allitérations et assonances : « Mais leur rage les guide et leur poison les trouble, / Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble. » L’issue en est horrible : « d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux. »
Siméon Solomon, Esaü et Jacob, vers 1862. Gravure, Bible éd. Dalziel, 1881, British Museum
La violence est soulignée par le portrait de la mère, dont le poète met en valeur la « douleur », répétée : « Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte, / Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ». Le sang envahit progressivement la scène, pour les enfants, « les mutins tout déchirés, sanglants », comme pour la mère, dont l’état est accentué par le discours direct qui ferme le passage en interpellant les coupables : « Vous avez, félons, ensanglanté / Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ; / Or vivez de venin, sanglante géniture, / Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »
Le sens de l'allégorie
Les enfants
L’allégorie est posée dès le premier vers de l’extrait : « Je veux peindre la France une mère affligée, / Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée ». La clé est donc l’identification des « enfants ».
Dans la "Genèse", livre de la Bible, ces frères jumeaux, fils d’Isaac et de Rebecca, sont déjà en conflit dans le ventre de leur mère : « Les enfants se heurtaient à l'intérieur d'elle ». En grandissant, leur différence se confirme, Esaü en tant que chasseur, plus violent, Jacob comme berger, plus paisible et tranquille. C’est Jacob qui, alors que son frère, affamé, rentre de la chasse sans gibier, accepte, à sa demande, de lui préparer un plat de lentilles, mais en échange de la cession de son droit d’aînesse.
Ces deux personnages, dont il conserve le caractère, deviennent donc pour Agrippa d’Aubigné le symbole des deux camps en présence, catholicisme et protestantisme, camps « jumeaux », deux branches du christianisme qui auraient dû vivre en paix. Mais l’un des camps, « le plus fort, orgueilleux », représenté par Esaü, agresse l’autre, Jacob : « il brise le partage / Dont nature donnait à son besson l'usage ». Le lecteur perçoit immédiatement le parti pris d’Agrippa d’Aubigné, qui, sous les traits d'Esaü, blâme les catholiques et donne raison aux protestants. Il accentue, en effet, la patience de Jacob, « pressé d'avoir jeûné meshui, / Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui », et il présente sa résistance comme une « juste colère ». La réaction de la mère, qui tente de protéger l’enfant agressé, montre aussi de quel côté est le droit, avec la diérèse qui amplifie le verbe « viole » : « pressant à son sein d'une amour maternelle / Celui qui a le droit et la juste querelle, / Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las / Viole en poursuivant l'asile de ses bras. »
La mère
Cependant, même s’il se range clairement dans le camp des protestants, la diérèse sur « ruine » résume l’état déplorable de la France. Le poète, en tant que citoyen français, insiste, en effet, sur le résultat, le coût pour le pays, que détruisent les guerres de religion, à travers l’image du lait : le combat « [f]ait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux », « Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ». La première victime du conflit est donc l'ensemble du pays.
Pour conclure
Agrippa d’Aubigné donne à ce combat, entre deux bébés dans les bras de leur mère, une ampleur qui rappelle les combats épiques entre les héros antiques. Mais, derrière cette dimension épique, le lecteur perçoit le ton polémique : le poète fait de cette scène un réquisitoire contre le pouvoir catholique qui ôte tout « droit » aux protestants.
L’ultime tonalité qui ressort du texte, le tragique, reflète le titre du recueil, et, par le discours rapporté de la mère, Agrippa d’Aubigné se fait prophète, en prédisant la « ruine » totale du pays.
Franz Hogenbergh, Le Massacre de Tours en juillet 1562,
fin XVI° s. Gravure, Musée du château de Pau
VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne, 1756, v. 1-30
Pour lire l'extrait
Au XVIII° siècle, « siècle des Lumières », de nombreux écrivains entrent en lutte contre les préjugés et se livrent à une critique, souvent violente, des abus de leur société. Mais, dans la mesure où ces écrivains des « Lumières » souhaitent faire appel, en priorité, à la raison de leurs lecteurs, leur choix d’expression prioritaire n’est pas le genre poétique. C’est le cas de Voltaire qui s’en prend aux excès de la monarchie absolue, à une justice partiale et inhumaine, ou qui blâme les conflits religieux, mais le plus souvent dans des essais ou des contes philosophiques.
Le tremblement de terre qui, en 1755, détruit toute la partie basse de Lisbonne et fait environ 50000 victimes, lui offre une nouvelle occasion de lutte. La première partie du titre du long Poème sur le désastre de Lisbonne, publié en 1756, laisse supposer que son auteur va l’inscrire dans le registre tragique, en accentuant l’horreur de ce drame et la compassion qu’il provoque, mais le sous-titre « Examen de cet axiome : ‘‘ Tout est bien’’ révèle l’engagement philosophique de Voltaire. La Préface du poème explicite, en effet, cet « axiome » cité, qu’il rattache à la réflexion du philosophe anglais Pope et à Leibniz, qui considèrent qu’un Dieu « bon » ne peut avoir créé le « mal » et donc que ce monde créé est le meilleur des mondes possibles pour l’homme. Voltaire y définit alors la dimension polémique du poème, en expliquant son rôle d'auteur :
[…] pénétré des malheurs des hommes, il s’élève contre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome Tout est bien. Il adapte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie.
En retraçant les souffrances des habitants, il s’interroge sur l’interprétation à donner à ce terrible événement. Quelles réactions cherche-t-il ainsi à provoquer chez son lecteur ?
UN TABLEAU TERRIBLE
Pour permettre au lecteur de réagir, il ouvre son poème sur un tableau de la destruction de Lisbonne, hypotypose qui restitue l’horreur de la scène.
La vision d'un chaos
Une ville s’est écroulée, et le poète dépeint à la fois l’enfoncement dans le sol et le bouleversement total.
Le tremblement de terre de Lisbonne, le 1er novembre 1755. Gravure anonyme. Musée de Lisbonne
Ainsi l’hyperbole, « Lisbonne est abîmée », reprise par les monosyllabes brutaux, « qui n’est plus », et le rejet, « enterrés / Sous les toits », donnent l’impression que la ville entière s’est trouvée engloutie dans un précipice sans fond. Cette impression est renforcée par la métaphore qui personnifie la terre en monstre : « la terre dévore ». L’allitération en [s] semble, elle, imiter l’effondrement des édifices. La répétition du démonstratif « ces » nous invite à une terrible visite des « ruines », terme général amplifié par la diérèse, développé par l’énumération qui suit.
Tout en reproduisant la confusion du décor urbain, il montre par un decrescendo (« ruines », « lambeaux », « débris », « cendres ») que tout ce que l’homme avait construit est réduit à néant, même la pierre la plus dure des monuments : « ces marbres rompus ». Enfin la rime suivie des vers 5 et 6 nous fait passer de la vision extérieure, « affreuses », à une personnification du décor qui semble pleurer sur son sort : « ces cendres malheureuses ». Voltaire souhaite donc frapper l’imagination de son lecteur en peignant ce tableau de la fin d’un monde.
Le sort des habitants
Mais le ton pathétique s’accentue quand il décrit le destin horrible des habitants, sur lesquels finit l’énumération. D’abord il en accroît délibérément le nombre réel par des expressions hyperboliques (« cent mille infortunés », « cet amas de victimes ») et l’antéposition accentue l’effet de masse en rejetant le participe « entassés » à la rime : ce ne sont alors plus des êtres humains mais de vulgaires objets. Parallèlement avec l’antithèse à la rime, « dispersés », il augmente l’impression de confusion totale. Enfin, il nous plonge dans l’horreur en isolant, dans cette masse, les plus faibles, « femmes » et « enfants », dont il nous permet d’imaginer l’état par le parallélisme du vers 8 soutenu par les allitérations symétriques en [m], [b], [p], [R] : si le séisme a pu détruire les « marbres », les corps humains, eux, sont forcément écrasés.
Habitants dans les ruines de Lisbonne. Gravure anonyme
De plus le choix du présent « terminent » nous met directement sous les yeux leur agonie, vision amplifiée par la notation temporelle « palpitants encore ». Le sang envahit cette description : « sanglants, déchirés » au vers 10 sont repris aux vers 19 et 20 par l’image insoutenable des « enfants / Sur le sein maternel écrasés et sanglants. » Pour compléter l’atmosphère, s’y ajoutent les odeurs, et les sons, les râles de l’agonie imités par l’assonance de la voyelle nasale [ã] : « Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes, / Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes. » C’est bien dans un enfer terrestre que Voltaire nous invite à pénétrer avec lui.
Comment un lecteur pourrait-il rester insensible devant un tel spectacle ? Ne croirait-il pas assister à l’apocalypse, fin du monde annoncée dans la Bible.
LES CIBLES DE LA CRITIQUE
L’auteur espère en fait conduire ce lecteur à s’interroger sur deux thèmes, qui vont constituer les cibles de sa dénonciation : certains de ses confrères philosophes et la conception religieuse traditionnelle.
Les tenants de l'"optimisme"
La première accusation du polémiste vise ceux qui font l’erreur de penser que « Tout est bien », citation reprise du sous-titre, c’est-à-dire les "philosophes" optimistes tels le poète Pope, héritier de Leibniz. En les interpellant violemment, il les invite, par les impératifs, « Accourez, contemplez », à passer de leurs théories, métaphysique abstraite, à la réalité, cruelle. Or, cette réalité, il l’a déjà résumée dans les trois vers d’introduction, en l’amplifiant par les exclamations chargées d’un mélange d’émotion et de colère : « Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable ! / Ô de tous les mortels assemblage effroyable ! / D’inutiles douleurs, éternel entretien ! » Le choix des adjectifs, mis en valeur par le double chiasme, annule donc par avance toute objection de ces philosophes optimistes. L’anaphore de la question, « direz-vous », complète cette interpellation en leur demandant de tirer la conséquence de ce « spectacle » qu’il vient de leur présenter.
Christoph Bernhard Francke, Gottfried Wilhelm Leibniz, vers 1695. Huile sur toile, 81 x 66. Herzog Anton Ulrich Museum
Godfrey Kneller, Portrait d’Alexander Pope, vers 1716. Huile sur toile.
Le blâme est repris à la fin de l’extrait, par une nouvelle interpellation, « Tranquilles spectateurs, intrépides esprits ». L’ironie ressort de l’opposition entre les deux hémistiches, qui souligne le reproche. Seuls comptent, pour eux, le travail intellectuel, leur aptitude à développer des théories : « Vous recherchez en paix les causes des orages », allusion à la réflexion du l’origine du mal élaborée par les philosophes optimistes. Mais rien ne les émeut réellement, ce sont de « [t]ranquilles spectateurs », pour lesquels la réalité n’est que le point de départ de la réflexion. Voltaire dénonce donc leur insensibilité. Ils oublient, en effet, qu’il s’agit d’hommes, qui souffrent, critique accentuée par l’antéposition et la métaphore : « De vos frères mourants contemplant les naufrages ».
Voltaire démasque ainsi ce qui n’est, à ses yeux, qu’un odieux égoïsme, et les met, de façon hypothétique, face à leur propre contradiction. Une fois concernés directement, ils oublieront leur sagesse pour laisser s’exprimer leur douleur : « Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups, / Devenus plus humains, vous pleurez comme nous. »
Pour Voltaire, être philosophe ne signifie donc pas réfléchir à l’écart des hommes sur les « lois » qui régissent le monde, mais faire preuve de « sym-pathie », au sens étymologique, c’est-à-dire partager les souffrances d’autrui pour tenter, sur terre et sans attendre, de les alléger. C’est cette compassion qui explique le recours à l’exclamation qui suit l’enjambement à la fin de sa description : « terminent sans secours / Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours ! »
D’où l’insistance de sa conclusion : « Croyez-moi, quand la terre entr’ouvre ses abîmes, / Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. »
L'explication du "mal" par le christianisme
La forme interrogative traduit l’indignation de Voltaire, sa volonté d’ouvrir les yeux des philosophes sur leur erreur. Cependant, en les qualifiant de « philosophes trompés », il considère qu’eux-mêmes sont des victimes. Le véritable coupable est la conception religieuse chrétienne, reprise dans les deux passages de discours rapporté direct, de ses « éternelles lois », liées à l’image que la Bible donne du Dieu de « l’Ancien Testament », un Dieu qui punit et qui venge.
La théorie chrétienne repose sur la définition de Dieu comme un être tout-puissant, créateur des hommes, « libre » et « bon ». On ne peut pas admettre l’idée qu’un tel Dieu voudrait lui-même faire du mal aux êtres qu’il a créés. Donc, même si les hommes ne le comprennent pas, parce qu’ils n’ont qu’une vision partielle de l’existence, c’est pour le bien des hommes, soit pour les corriger de leurs fautes, soit parce que de ce mal sortira un bien ultérieur, que Dieu leur fait vivre l’épreuve d’un tel séisme.
Hans Baldung, Le Déluge, 1516. Technique mixte sur bois, 82 x 65. Staatsgalerie, Bamberg
Voltaire détruit cette théorie par deux arguments, qui font appel à la raison de ses adversaires.
Une première contradiction est mise en évidence. Si l’on admet que le séisme serait fait pour ramener les hommes dans le droit chemin des commandements divins, il serait un châtiment pour les péchés des hommes. Mais alors la question de Voltaire jaillit : « Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants / Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? » Un Dieu qui fait mourir les enfants, les plus innocents, serait injuste, ce qui s’opposerait à la définition même du Dieu des chrétiens.
Une seconde contradiction est soutenue par un raisonnement par analogie entre Lisbonne et les grandes villes de cette époque, « Paris », « Lisbonne », « Londres », qui offrent les mêmes « délices », les mêmes plaisirs pas toujours moraux. La question des vers 21-22 les met à égalité sur le plan des « vices ». Si l’on admet cette égalité, en détruisant Lisbonne alors qu’« on danse à Paris », contraste mis en valeur par l’opposition des deux hémistiches et l’hiatus masqué par le [ ə ] (« Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris »), le manque de logique est flagrant et Dieu aurait commis une autre injustice.
Pour Voltaire, un séisme est un phénomène naturel lié aux forces terrestres, « la terre entr’ouvre ses abîmes », et Dieu n’a rien à voir là-dedans : Voltaire est un déiste. Il croit en un Dieu créateur, mais qui laisse la créature libre, du bien comme du mal. Les réflexions métaphysiques sont donc sans intérêt pour lui. Que l’homme se contente d’admettre sa faiblesse, puis de mettre son intelligence et sa liberté au service de ses semblables ! Ce sera déjà beaucoup.
CONCLUSION
Le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, a frappé tous les esprits, et Voltaire en fera à nouveau un sujet de réflexion dans un chapitre de son conte philosophique, Candide, publié en 1759. Mais, dans cet extrait, il a su mettre la force de l’expression poétique au service de sa réflexion philosophique. L’ampleur de l’alexandrin, le travail sur les rythmes, le recours aux images évocatrices, soutenues par des jeux sonores, lui permettent de peindre, de façon pathétique, l’horreur du séisme qui a détruit la ville. Il cherche ainsi à émouvoir son lecteur, à toucher son cœur. Mais, dans un second temps, à travers le ton polémique et l’interpellation de ses adversaires, il assume une forme d'engagement : il nous invite à réfléchir sur notre condition de « malheureux mortels ». En nous interdisant de prendre la religion comme explication de nos misères, Voltaire nous oblige à reconquérir notre liberté concrètement, à nous associer à nos « frères » en souffrances, à agir dans toute la mesure de nos forces. C'est ainsi qu'il dépeint son rôle dans la conclusion de sa Préface, parlant de lui à la troisième personne.
Il avoue donc avec toute la terre qu’il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal moral et du mal physique ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter, et qu’il se combat lui-même ; il avoue qu’il y a autant de faiblesse dans les lumières de l’homme que de misères dans sa vie. […] il dit que l’espérance d’un développement de notre être dans un nouvel ordre des choses peut seule consoler des malheurs présents, et que la bonté de la providence est le seul asile auquel l’homme puisse recourir dans les ténèbres de sa raison, et dans les calamités de sa nature faibles et mortelle.
Jean de LA FONTAINE : fonctions du fabuliste
Fables, 1668, Livre I : "Dédicace à Monseigneur Le Dauphin"
Le premier recueil des Fables de La Fontaine, composé de 22 fables et publié en 1668, est précédé d’une dédicace à « Monseigneur le Dauphin », le fils du roi Louis XIV alors âgé de sept ans. Une dédicace implique le plus souvent, une flatterie de la part d’écrivains qui ont besoin du soutien des puissants. C’est particulièrement important pour La Fontaine auquel Louis XIV refuse son appui depuis que le poète a ouvertement soutenu Fouquet. Ainsi, quatre vers, au cœur du poème, célèbrent la grandeur du « Prince aimé des cieux », roi de droit divin, « Sur qui le monde entier a maintenant les yeux », et, tel un prophète, le poète annonce de futures « conquêtes ».
Pour lire le poème
Mais ce court poème sert aussi d’introduction au recueil, en présentant les buts du fabuliste.
Le désir de divertir
Alors que son premier vers parodie le premier vers de l’Énéide, épopée de Virgile (« Arma virumque cano… », soit « Je chante les combats et le héros… »), La Fontaine se défend de toute ambition épique : « Quelque autre te dira d'une plus forte voix / Les faits de tes Aïeux et les vertus des Rois ». Il se place lui, partisan des Anciens, sous le patronage d’Ésope, le fabuliste, en minimisant la valeur de ses poèmes : ce sont de « moindres aventures », « de légères peintures ». Il affirme ainsi son premier objectif, plaire, divertir, amuser, se faire « agréer » du jeune Dauphin, par les péripéties plaisantes et les animaux, notamment, mis en scène : « Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons », pirouette cocasse puisque ceux-ci sont précisément réputés pour leur mutisme. Ne dit-on pas « muet comme une carpe » ?
Le désir d'instruire
Mais, même si étymologiquement la fable, du latin « fabula », se définit comme un mensonge, ce que rappelle la formule « l’Histoire […] mensongère », La Fontaine lui attribue un autre rôle : elle « contient des vérités qui servent de leçon ». Il assume ainsi la fonction de moraliste : « Je me sers d'Animaux pour instruire les Hommes. »
Mais nul n’est exclu de ce désir d’instruire : la morale « s’adresse à tous tant que nous sommes », ce qui implique aussi les puissants dans la société de son temps. Sous une monarchie absolue, il y a là un réel risque, et c’est peut-être aussi ce qui explique l’insistance ensuite sur les « légères peintures », qui amoindrit la portée de ses fables.
Mais quelle instruction La Fontaine souhaite-t-il donner par le biais de ces récits divertissants ?
Pour une analyse détaillée du Livre I des Fables
Fables, 1668, Livre I : lecture cursive
S’agit-il seulement, en suivant les traces du fabuliste grec Ésope, de transmettre une morale, d’apprendre à de jeunes lecteurs à distinguer le bien du mal ? Rousseau, en critiquant les Fables de La Fontaine dans Émile, a bien montré que leurs « morales » n’étaient guère morales ! Ou bien plutôt La Fontaine voudrait-il, en peignant de façon détournée le fonctionnement de la société de son temps, démasquer les multiples visages de l’hypocrisie, de l’amour-propre… afin qu’à partir de cette peinture le lecteur avisé puisse se protéger des dangers qui le menacent ?
Le livre I sera proposé en lecture cursive, accompagné d'une consigne demandant de distinguer ce qui relève du divertissement des propositions faite par le fabuliste afin d'instruire son lecteur.
Conclusion de la séquence
SYNTHÈSE : LA VERSIFICATION
Pour une analyse de la versification
Poésie et langage
L’étude de la séquence a fait mesurer les particularités du langage poétique, en lien avec l’étymologie « poïeïn » qui renvoie au travail de l’artisan. Or, l’artisan ne crée pas ex nihilo : à partir d’une idée initiale, il choisit le matériau qu’il juge le plus adapté, et le met en forme en se servant des techniques qu’il a apprises.
Son matériau, ce sont les mots, c’est le langage : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour […] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet. », écrit Mallarmé, dans son « Avant-dire » au Traité du Verbe de René Ghil, paru en 1886. Il met, par cette formule en valeur la force particulière du verbe poétique, puisque le mot ne se contente pas de « nommer » mais fait surgir une image nouvelle, encore inconnue.
Sa technique, l’utilisation d’outils appropriés, a longtemps été directement liée à la versification, qui s’est forgée peu à peu, en posant des règles, métriques, sur la longueur des vers, sonores, notamment avec l’élaboration des rimes, et rythmiques.
Le potier au travail. Statuette égyptienne, IIème millénaire av. J.-C.
Une quête de beauté
Mais l’alliance entre le matériau et la technique a, pour l’artisan, un objectif : créer un objet qui puisse associer la beauté et l’utilité, une création qui sera unique. Cet objet, est le poème, cette nouvelle forme du langage. C’est ce qui explique le vers de Du Bellay, « En les chantant, je les enchante », dit-il à propos de ses « ennuis », idée que reprend, dans le même texte, Mallarmé : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire ».
La première fonction du poète est donc sa quête d’une beauté particulière, liée, dès l’origine, à la musique, ce que montre encore l’art des troubadours et des trouvères au Moyen Âge, et que prolongent les jeux des rhétoriqueurs.
BILAN : LES FONCTIONS DU POÈTE
Si nous revenons à l’origine antique de la poésie, il convient, parallèlement à l’étymologie, de rappeler celui qui, dans le mythologie grecque, a été le premier poète, Orphée. La séquence nous a permis d’en reprendre les principales composantes.
L'expression des sentiments
Orphée charme grâce à son chant accompagné de la lyre, don d’Apollon, et c’est notamment son amour pour Eurydice, sa bien-aimée, qu’il exprime ainsi. Ces chants d’amour parcourent tous les siècles, depuis les troubadours célébrant leur dame jusqu’aux poètes de la Pléiade qui, tel Ronsard, invite les femmes-muses, Cassandre, Hélène, Marie, à « aimer » le poète qui loue leur beauté et leur accorde ainsi l’immortalité : « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie », conseille-t-il, par exemple à Hélène de Surgères. Mais le lyrisme, registre privilégié pour l’expression des sentiments personnels, ne se limite pas à l’amour. Traduisant le repli du poète sur soi, parfois son enfermement dans la solitude, sur le ton mélancolique qui définit le registre élégiaque, la poésie lui offre alors une forme de consolation, de catharsis comme l’exprime Du Bellay dans un des sonnets des Regrets, « Je ne veux point fouiller… » : « Je me plains à mes vers, si j'ai quelque regret : / Je me ris avec eux, je leur dis mon secret, / Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires. »
La fonction sacrée du poète
C’est aussi la puissance de son chant qui permet à Orphée de descendre aux Enfers pour aller rechercher auprès d’Hadès Eurydice. Il pénètre alors un monde interdit, cet au-delà qui attend les mortels mais que nul n’a pu voir. Preuve s’il en est de la valeur sacrée de la poésie, qui explique la fonction dont bien des poètes se sont prévalus : celle d’un être inspiré, qui voit au-delà des apparences, qui découvre les secrets de l’univers, qui fait jaillir, par la force de son langage, de ses images surprenantes notamment, une vérité cachée. Il a donc le pouvoir d’un prophète, celui de guider les hommes, comme l’affirme Ronsard dans son « Hymne de l’automne », et après lui Victor Hugo proclame dans « Fonction du poète », extrait du recueil Les Rayons et les Ombres, paru en 1840 : « Peuples ! écoutez le poëte ! / Écoutez le rêveur sacré ! / Dans votre nuit, sans lui complète, / Lui seul a le front éclairé. »
Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit une vérité non soupçonnée. La vérité poétique n'est pas une vérité scientifique, elle ne se démontre pas ; mais elle est un voile qui se lève, une découverte – parfois autour d'un élément qui semblait pourtant très familier. Le paradoxe poétique est là : alors même que la poésie est au plus loin de la science, elle peut révéler une forme de connaissance et de vérité.
Le poète dans son époque
Un exclu
Enfin, rappelons le sort tragique d’Orphée. Non seulement, ne respectant pas l’interdiction d’Hadès, il perd à jamais Eurydice, mais aussi il devient la victime des Bacchantes qui ne lui pardonnent pas son indifférence à leurs charmes. Elles le déchiquettent. Mais le mythe raconte que sa tête, jetée dans le fleuve Euros, continue à chanter, symbole de l'immortalité que lui accorde son art. Le poète – et c’était déjà l’image qu’en donnait Platon – du fait même de sa supériorité, est un être à part, un exclu de la société. Il faut attendre le XIX° siècle pour voir véritablement apparaître la notion de « poète maudit », mais déjà les poèmes parcourus nous montrent l’amertume de certains poètes. Leur vie n’est pas facile, ils n’ont comme ressources matérielles que celles que leur offrent des mécènes, d’où la « Petite Épître au roi » de Marot. Le poète doit alors aliéner son art, pour divertir les puissants.
L’engagement
Mais certains poètes n’ont pas accepté cette exclusion, et ils se sont donné la fonction de « témoins » de leur société, dans une volonté d’être utile à leurs contemporains.
Certains se sont contentés de la satire, pour ridiculiser certains comportements, tel Du Bellay celui des courtisans de la cour du Vatican, ou même La Fontaine, voulant dans ses Fables, « instruire les hommes » en faisant à la fois œuvre de moraliste et de critique des défauts de son temps : l’injustice, l’abus de la force, l’hypocrisie et la cupidité des puissants…
D’autres sont allés encore plus loin, en s’engageant dans les combats politiques, comme lors des guerres de religion, Ronsard dans le camp des catholiques et Agrippa d’Aubigné dans celui des protestants. Ils adoptent alors le registre polémique pour se livrer à des réquisitoires violents, et essaient de toucher le cœur de leurs lecteurs en leur mettant sous les yeux des tableaux tragiques, des visions pathétiques. Ainsi, la poésie peut aussi conduire, comme cherche à le faire Voltaire sur le « mal » ou la « condition mortelle » de l’homme dans Poème sur le désastre de Lisbonne, à une réflexion philosophique.
LA CARICATURE : André Gill, « Victor Hugo et la Légende des siècles ». La Lune rousse, le 8 mars 1877
La presse satirique et la caricature
Même si les premières parutions datent du XVII° siècle, c’est pendant la Révolution de 1789 que la presse se développe, avec, notamment, un essor de la presse satirique, qui s’ouvre à la caricature, même si la censure sévit fréquemment. Le XIX° siècle accentue cet élan, avec l’apparition de caricaturistes célèbres, tel Honoré Daumier qui fonde en 1832, avec Balzac, Le Charivari. Louis-Alexandre de Guines (1840-1885), dessinateur et peintre sous le nom d’André Gill, a fait paraître de nombreuses caricatures dans ce journal, avant d’en réaliser pour La Lune, journal fondé en 1866, et interdit par la censure dès 1868, en raison de caricatures contre Napoléon III, le Pape et Garibaldi. Lui succède L’Éclipse, titre ironique pour traduire le poids de la censure, hebdomadaire qui paraît de 1868 à 1876. Puis Gill lui-même poursuit l’aventure en le relançant, de 1876 à 1879, sous le titre La Lune rousse, puis La petite Lune.
La caricature joue un rôle essentiel dans le succès de cette presse satirique, en devenant une arme politique, ce qui explique les interdictions de la censure. Conformément à son étymologie, « caricare » en italien, c’est-à-dire « charger », elle accentue, en effet, la dénonciation, par l’exagération ou la déformation des traits physiques qui soulignent, parallèlement, le défaut psychologique ou moral ou le dysfonctionnement politique et social. Elle mêle donc les registres, le comique, visant à faire sourire, et le polémique, car elle accuse. Mais nul n’échappe à la caricature, et les artistes, les écrivains eux-mêmes en ont souvent fait les frais, au premier rang desquels les plus grands, les Romantiques, avec leur chef de file Hugo, ou les naturalistes, tel Zola.
Pour une présentation complète de la presse satirique au XIX° siècle
La glorification de Victor Hugo
Cependant, si les caricaturistes font des portraits le plus souvent « à charge », ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, Gill est un fervent admirateur de Victor Hugo qui, lui-même, l’appréciait : « Je me livre tout entier à M. Gill, qui m'a tant de fois enchanté. Il y a un peintre dans ce caricaturiste, il y a un penseur dans ce parodiste. J'autorise ma charge, et d'avance j'applaudis. », écrit-il dans une lettre au directeur de La Lune, le 2 mai 1867. Ainsi, dans le numéro spécial de La Lune rousse du 8 mars 1877, consacré à Victor, sous-titré « La Légende des siècles », la caricature est mise au service de la gloire du poète.
En témoigne la légende qui accompagne le dessin, écrite de la main de Victor Hugo et reprise de la lettre adressée le 26 février 1877, en réponse aux membres du « Cercle des écoles », fondé par des « étudiants républicains et anticléricaux », en 1876, « dans le but de s’entr’aider fraternellement pendant le cours de leurs études ». Dans cet échange, publié dans Actes et Paroles – Depuis l’exil, 1876-1885, recueil qui réunit les discours, déclarations publiques et textes politiques destinés au Sénat, il leur déclare : « Soyez les serviteurs du droit et les esclaves du devoir ». En passant de « soyez » à « soyons », la légende pose ici une véritable devise, qui résume l’engagement de l’écrivain.
André Gill, caricature de Victor Hugo, « Victor Hugo et la Légende des siècles ». Lithographie coloriée sur papier imprimé, 55 x 39 in La Lune rousse du 8 mars 1877
La représentation de Victor Hugo
Hugo occupe le centre du dessin, et son attitude majestueuse est encore renforcée par la robe de juge qu’il porte, allusion au rôle de poète engagé joué lors de son exil pendant le second Empire. C’est également ce que traduit son visage sombre et sévère, habituel chez Gill, avec un regard profond qui semble plonger au fond des âmes.
L’exagération de la taille de la lyre sur laquelle il s’appuie renvoie à son autre aspect, à son œuvre lyrique qui le rattache directement au mythe de l’antiquité grecque, celui d’Orphée qui reçoit cet instrument du dieu Apollon. Mais c’est précisément ce don qui fait de lui cet être inspiré, le poète que, dans « Fonction du poète », extrait du recueil Les Rayons et les Ombres, paru en 1840, Hugo nomme « le rêveur sacré », le guide des peuples car lui seul a « le front éclairé ».
André Gill, caricature de Victor Hugo, « Le retour", in La petite Lune, 1878
Le cadre dans lequel s’inscrit le personnage confirme cette supériorité, car la courbure du sol semble représenter le globe terrestre, tandis que le rayonnement, sur la gauche, contraste avec l’obscurité ténébreuse sur laquelle se détache la tête du poète. Cette opposition des « rayons » et des « ombres », pour reprendre le titre du recueil, avec le contour découpé de ces ténèbres, pourrait ainsi figurer le dévoilement qu’opère le poète, tel un voyant.
Un triple symbolisme
Le vautour
Dans la partie inférieure, un vautour semble s’enfuir. Cet animal renvoie aux écrits de V. Hugo, exilé, pour dénoncer Napoléon III, notamment au pamphlet Napoléon le Petit, paru à Bruxelles en 1852, puis, un an après, aux Châtiments, où il reprend cette comparaison, entre le Premier Empire, dont le symbole est l’aigle, et le second : l’aigle devient vautour, rapace cruel qui se nourrit de cadavres, illustration de la répression sanglante et des exactions alors commises. C’est d’ailleurs un vautour, tenant dans ses serres une France ensanglantée, avec la précision « Lâcheté. Férocité », que choisit le caricaturiste Paul Hadol, dit White, pour représenter Napoléon III dans la première planche de La Ménagerie impériale, composée des ruminants, amphibies, carnivores et autres budgétivores qui ont dévoré la France pendant 20 ans, recueil paru en 1870, après la chute de l’Empire.
Paul Hadol, Napoléon III, La Ménagerie impériale, 1870. Estampe coloriée, 17,5 x 27,5. Musée Carnavalet, Paris
Le lion
Avec une démarche solennelle, la gueule ouverte comme pour rugir, un lion, marche à ses côtés. Or cet animal, un des favoris du bestiaire de V. Hugo, garde chez lui, non pas sa cruauté de fauve, mais son image traditionnelle de « roi des animaux ». Déjà, en 1830, dans Hernani, Doña Sol le représentait ainsi quand elle comparait Hernani à cet animal : « Vous êtes mon lion superbe et généreux » (III, 4) C’est aussi un lion, plein de grandeur et de dignité, que le poète met en scène dans la treizième partie de L’Art d’être grand-père, intitulée « L’épopée du lion ». Dans le dernier poème, « L’aurore », le fauve, après avoir enlevé le fils du roi et avoir résisté au « paladin », à « l’ermite » et aux chasseurs, entre, dans la ville, terrorisée, et s’apprête à dévorer l’enfant sous les yeux du roi, pour le châtier. Comme une annonce de ce recueil, publié en mai 1877, le lion de cette caricature, est donc le glorieux représentant de la justice, de la vengeance parfois nécessaire, l’invaincu qui résiste, il en a la grandeur et la noblesse : comment ne pas y reconnaître le poète lui-même ?
L'enfant
Mais à la fin de « L’épopée du lion », alors que le lion s’avance, tenant le jeune prince dans sa gueule, il suffit de l’intervention de la petite princesse dans son berceau, qui « menaça le monstre avec son petit doigt » pour que la fureur du lion s’apaise et qu’il dépose sa proie, intacte. Or, comme une nouvelle prémonition de Gill, cette innocence de l’enfant se retrouve dans le bébé niché au creux du bras droit de l’écrivain. Le caricaturiste a donc parfaitement mesuré le rôle joué par les enfants dans l’ensemble de l’œuvre de Hugo, dans ses romans mais aussi dans les nombreux poèmes où il évoque, par exemple, l’enfance de Léopoldine. Ils sont la pureté dans un monde souillé, des « anges » dont les âmes sont encore proches du divin, ils sont aussi l’« aurore », l'avenir de l’humanité, l’espoir d’un monde meilleur pour lequel lutte le poète.
Pour conclure
Bien loin d’être un portrait « à charge », cette caricature de Gill accentue sa volonté de célébrer l’écrivain, dans toutes les dimensions de son œuvre, le lyrisme - expression des sentiments personnels et des émotions - et l’engagement - les combats politiques - , avec toutes ses contradictions, des éclats de colère, des élans visionnaires, mais aussi les tendresses d’un père et d’un grand-père.
LA PEINTURE : Eugène Lami, La Nuit d'octobre, 1883
En 1803, est créée « l’Académie des Beaux-Arts », qui va permettre de soutenir un art officiel, avec des thèmes imposés par le pouvoir dont dépendent les commandes. C’est l’apogée de la peinture historique, ou inspirée par la mythologie grecque et romaine, mais aussi d’un classicisme qui exige un souci soigneux du détail, et la perfection du trait. Il faut attendre la seconde moitié du XIX° siècle pour que s’organise une opposition à cet art officiel, dont témoigne, par exemple, le « Salon des refusés », inauguré en 1863 pour exposer les œuvres refusées par le jury de l’Académie.
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Pour lire le poème de Musset
Dès 1817, Eugène Lami (1800-1890) suit, à l’École des Beaux-Arts, l’enseignement d’Antoine-Jean Gros, peintre qui allie classicisme et romantisme, mais, dans l’atelier d’un autre peintre, Horace Vernet, il fréquente aussi toute une jeunesse romantique et libérale. Il débute d’ailleurs sa carrière en collaborant avec Vernet, pour illustrer la Collection des uniformes des armées françaises de 1791 à 1814, puis en participant au Salon officiel dès 1824. Peu à peu les commandes affluent, tant pour des scènes historiques, que pour la peinture de la vie de la cour et de la vie d’une riche bourgeoisie en plein essor.
Parallèlement, sa rencontre avec le peintre anglais Richard Parkes Bonington (1802-1828) l’amène à s’intéresser à l’aquarelle, technique née en Angleterre à la fin du XVIII° siècle, qu’il privilégie ensuite, notamment pour illustrer les œuvres d’écrivains : Musset, avec des peintures présentées au « Salon » en 1859, 1861 et 1863, avant d’être éditées, l’abbé Prévost pour Manon Lescaut, en 1868, ou Gil Blas de Lesage, en 1878. Même s’il conserve souvent le trait préalable au crayon, et y associe la gouache, il est reconnu comme aquarelliste, pour sa maîtrise des couleurs, et fonde la Société des aquarellistes français.