Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
L'auteur (1880-1918) : "l'esprit nouveau" ?
Pour en savoir plus sur Apollinaire : un site très complet
Henri Frick, portrait d'Apollinaire
Une jeunesse cosmopolite
Est-ce de ses origines qu’Apollinaire hérite son ouverture sur le monde ? Né en Italie, sous le nom de Wilhem de Kostrowitzki, d’une polonaise, exilée dans ce pays et d’un officier italien, il a quatre ans quand sa mère quitte ce pays pour voyager en Europe, tantôt avec ses enfants, tantôt en les laissant derrière elle, comme, entre 1889 et 1897 où son fils poursuit ses études à Monaco, à Cannes et à Nice. Femme « galante », selon l’expression consacrée, c’est-à-dire entretenue dans le luxe, elle mène une vie libre, avant que son fils ne la rejoigne à Paris, en 1899, avant un long séjour d’été en Belgique. « Dans la plaine les baladins / S’éloignent au long des jardins », écrit-il dans « Saltimbanques », comme en écho à cette itinérance de jeunesse…
Pour gagner sa vie, de mai 1901 au 21 août 1902, il se place comme précepteur auprès de la fille de la vicomtesse de Milhau, veuve d’un comte français mais installée en Allemagne, son pays de naissance. Il séjourne alors à Cologne, à Munch, voyage à travers l’Autriche, la Bohème, et découvre la Rhénanie, illustrée dans la section intitulée « Rhénanes » du recueil Alcools.
C’est aussi là qu’il vit sa première idylle, avec une jeune anglaise Annie Playden. Quand elle le quitte pour retourner à Londres, il la suit pour lui faire sa demande en mariage, mais elle s’en va encore plus loin, en Amérique. Premier échec amoureux de celui qui compose « La chanson du Mal-Aimé »…
Il rappelle longuement ce cosmopolitisme dans un passage de « Zone », poème d’ouverture d’Alcools :
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda […]
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
Te voici à Marseille au milieu des Pastèques
Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
La vie de bohème
Cette expression, qui, depuis le XIXème siècle, renvoie à la vie libre que mènent les jeunes artistes, convient donc tout particulièrement à celui qui, de retour à Paris, s’engage dans diverses activités littéraires, par exemple en tant que rédacteur en chef, de novembre 1903 à août 1904, des neuf numéros d’une revue, Le Festin d’Ésope. Il prend alors le pseudonyme d’Apollinaire, prénom de son grand-père paternel mais surtout signe de son choix de la poésie, dont Apollon était, dans l’antiquité, le dieu fondateur. Il prend part aux réunions d’un petit groupe de poètes, parmi lesquels André Salmon, Paul-Jean Toulet, Léon-Pol Fargue, tout en fréquentant aussi les symbolistes, tel Jean Moréas.
Le "Bateau-Lavoir" en 1900 : un lieu emblématique de la bohème parisienne
Il se lie aussi avec de jeunes peintres, Vlaminck, Derain, Picasso… Sans s’affilier à aucune « école », mais se passionnant pour le fauvisme, le cubisme, « l’art nègre », il s’enthousiasme pour tous les signes de « l’esprit nouveau », titre d’une conférence dont il charge le comédien Pierre Bertin de la lire, en 1917 :
[...] Les jeux divins de la vie et de l’imagination donnent carrière à une activité poétique toute nouvelle.
C’est que poésie et création ne sont qu’une même chose ; on ne doit appeler poëte que celui qui invente, celui qui crée, dans la mesure où l’homme peut créer. Le poëte est celui qui découvre de nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter. On peut être poëte dans tous les domaines : il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte.
Le domaine le plus riche, le moins connu, celui dont l’étendue est infinie, étant l’imagination, il n’est pas étonnant que l’on ait réservé plus particulièrement le nom de poëte à ceux qui cherchent les joies nouvelles qui jalonnent les énormes espaces imaginatifs. [...]
C’est en 1907 que sa rencontre avec le peintre, Marie Laurencin, marque le début d’une liaison chaotique et passionnelle. Leur rupture, en 1912, particulièrement douloureuse, est cependant la source d’inspiration de plusieurs poèmes d’Alcools, à commencer par un des plus connus, « Le pont Mirabeau ». La période est d’ailleurs féconde : L’Enchanteur pourrissant paraît en 1909, puis « La chanson du Mal-Aimé », insérée ensuite dans Alcools, un recueil de contes, L’Hérésiarque (1911) et Le Bestiaire du cortège d’Orphée, la même année.
Mais, alors même qu’il poursuit ses activités littéraires, ses fréquentations lui valent quelques démêlés avec la justice, après un vol de statuettes au Louvre par un collègue belge qu’il avait pris à son service comme factotum. Il se trouve accusé de complicité, et est emprisonné à la Santé pendant une semaine en septembre 1911. Un groupe de six poèmes sous le titre « À la santé » rend compte de cette expérience, sur un ton qui rappelle Sagesse (1881), le recueil écrit par Verlaine en prison.
Henri Rousseau (dit « Le douanier Rousseau »), La Muse inspirant le poète, 1909. Huile sur toile, 131 x 97. Kunstmuseum, Bâle
La guerre
La déclaration de guerre le conduit à Nice, où il est venu se faire naturaliser pour pouvoir s’engager, et ce sont les dernières grandes histoires d’amour du poète. D’abord pour Louise de Coligny-Châtillon, qu’il chante sous le nom de Lou dans les lettres et les poèmes qu’il lui adresse alors qu’il est dans les tranchées, puis pour Madeleine Pagès, sa correspondante de guerre. Mais il est blessé en mars 1916, et trépané : cette blessure, qui l’affaiblit fortement, l’empêchera de résister à l’épidémie de grippe espagnole, cause de son décès quelques mois après son mariage avec Jacqueline Kolb.
Les années de guerre, cependant, confirment sa volonté d’« art nouveau », déjà par le recueil Calligrammes, publié en 1918, mais aussi par sa participation aux recherches novatrices, par exemple en rédigeant le livret du ballet Parade (1917), en association avec Picasso notamment, ou avec une pièce, Les Mamelles de Tirésias, sous-titrée « drame surréaliste ». Apollinaire est, en effet, l’inventeur de ce terme « surréalisme », ouvrant ainsi la voie vers de nouvelles expériences d’écriture poétique.
Le soldat blessé, 1916
Le contexte d'Alcools
Pour en savoir plus sur les premières années du siècle
LE CONTEXTE HISTORIQUE ET SOCIAL
De la "Belle-Époque" à la première guerre mondiale
À la fin du XIXème siècle, la troisième République ouvre une période prospère, plus tard nommée « la Belle Époque », malgré les crises qui la ponctuent, des scandales, tel celui du canal de Panama, et des conflits qui déchirent le pays, comme l’affaire Dreyfus qui ne se termine qu’avec la réhabilitation du capitaine en 1906, ou la loi de « séparation de l’Église et de l’État » votée en 1905. « Belle époque » surtout pour les privilégiés, une société mondaine qui profite du luxe et des divertissements, à Paris, « ville-lumière », sur la Côte d’Azur ou dans les stations thermales, comme dans les capitales européennes, à Vienne ou à Venise par exemple. Mais même les classes populaires, contraintes à l’exode rural et dont la vie est loin d’être facile, sont avides de profiter des plaisirs qu’offrent les cabarets, les cafés-concerts, les bals populaires, en passant par les tavernes de Montmartre et les premiers cinémas. La guerre, brutalement, met fin à cette période d’insouciance.
Salon de l'automobile au Grand Palais, l'Illustration du 10 décembre 1903
Un monde en pleine évolution
Les progrès scientifiques entraînent un essor technique considérable, visible d’abord dans les transports. En 1900, l’industrie automobile française, avec les premiers constructeurs, Panhard et Levassor, Peugeot et De Dion-Bouton, puis Citroën et Renault, grâce aux progrès sur les moteurs et les pneus, lance des modèles constamment perfectionnés qui séduisent, lors des « Salons », les premiers fous de vitesse. Puis c'est l'aéronautique, sous toutes ses formes, qui bénéficie de ces progrès : hélicoptère, hydravion, ballon dirigeable, et, bien sûr, l'avion, avec Clément Ader, qui commence l’aventure en 1890 en faisant faire un bond de cinquante mètres à son « Éole », puis la traversée de la Manche par Blériot en 1909. En 1913 naît l'aérospatiale, et la guerre donne malheureusement à l'aviation d'autres utilisations, repérages, bombardements, et même combats aériens.
Louis Blériot traverse la Manche, Le Petit Journal du 8 août 1909
Les progrès des transports élargissent le monde, et les conquêtes coloniales conduisent aussi à découvrir les cultures primitives, qui exerceront une grande influence sur les arts. Les perceptions, les sensations et les mentalités en sont profondément modifiées.
Enfin, les améliorations dans la production et le transport de l'énergie électrique, répandent les innovations dans la vie quotidienne, notamment urbaine : tramway, téléphone, ascenseur, éclairage perfectionné, TSF... la liste est longue. En 1900, l'inauguration du métro offre un témoignage privilégié de l'entrée dans l'ère des transports modernes. Le monde semble soudain s’accélérer. Ajoutons-y les mutations autour du son, avec le phonographe, et de l’image, avec les améliorations de la photographie et, surtout, la naissance du cinéma avec la première représentation des frères Lumière en 1895, puis les premiers scénarios de Georges Méliès.
LE CONTEXTE ARTISTIQUE
Pour en savoir plus sur les courants picturaux
Paris carrefour des arts
Dans la lignée des contestations entreprises déjà par les impressionnistes et par les symbolistes, la peinture et la littérature bénéficient au premier chef de cette recherche de la liberté et d’originalité, aussi bien dans les thèmes choisis que dans les matériaux et leur agencement. Les impressionnistes, en effet, ont déjà posé l'idée que le point de départ de toute création picturale n'est pas le réel, mais la sensation ressentie face à lui par l'artiste. Ils choquent ainsi la société bourgeoise, dont ils remettent en cause les goûts et les habitudes : l'artiste devient un paria subversif. En témoigne le "Salon des Indépendants", fondé en 1884 par Seurat pour réunir les "refusés" du salon officiel... En réponse ceux-ci, dont certains venus de l'étranger, se retrouvent, à Montparnasse ou à Montmartre, voire en Bretagne ou dans le sud de la France, et, plus que des "écoles", forment des groupes unis par leurs mêmes conceptions et choix techniques.
Si l'on ajoute à cela l'accélération des rythmes de vie, le développement industriel, les travaux des scientifiques et la pensée de Bergson sur "les données immédiates de la conscience", autant d'éléments qui déconstruisent la pensée rationnelle du temps et de l'espace, on comprend mieux pourquoi et comment les peintres ont fait évoluer leur art.
Deux lieux emblématiques
Deux lieux sont représentatifs de cette activité artistique, où les écrivains – et singulièrement les poètes – s’associent aux peintres pour dire ce monde naissant : le Bateau-Lavoir et la Ruche.
"La Ruche" en 1918
Le Bateau-Lavoir est situé à Montmartre, le nom donné par le poète Max Jacob à une baraque vétuste, transformée en atelier d’artistes et qui devient le haut lieu du cubisme. S’y installent, en 1905, Van Dongen et Picasso, et peu à peu d’autres les rejoignent : Max Jacob, Juan Gris, Pierre Reverdy, Mac Orlan, sans compter tout ceux qui le fréquentent assidument : des poètes comme Cocteau, Salmon, Apollinaire, des peintres, Derain, Utrillo, Braque, un romancier comme Radiguet, ou des hommes de théâtre, Jarry, Dullin… La compagne de Picasso à l’époque, Fernande Olivier nous en donne un aperçu : « "le "Bateau" abrita des peintres, des sculpteurs, des littérateurs, des humoristes, des acteurs, des blanchisseuses, des couturières et des marchandes des quatre saisons. Glacière l'hiver, étuve l'été, les locataires s'y rencontraient à l'unique fontaine, un broc à la main. » Ainsi se donnent libre-cours toutes les expériences de création artistique, notamment, pour les cubistes, autour de la déstructuration des formes.
La Ruche est un pavillon dédié aux vins, construit dans le quartier de Vaugirard pour l’exposition de 1900, lui aussi transformé en atelier d’artistes : de nombreux étrangers s’y installent dès 1908, notamment les slaves, Chagall, Soutine, mais aussi Léger, Modigliani… Les mots de Cendrars sur Léopold Survage, dans la revue La Rose rouge, en 1919, illustrent leur volonté novatrice, appliquée à la couleur : « Monsieur Léopold Survage arrive à recréer et à décomposer le mouvement circulaire de la couleur […] Tout tourne vertigineusement, du centre à la périphérie. Une boule se forme, une boule éblouissante, du plus beau jaune. On dirait un fruit. Le jaune explose, des confettis, des pépins multicolores partent dans toutes les directions. »
Présentation d'Alcools
Pour lire le recueil
La genèse du recueil
Dans une lettre à André Breton en 1916, Apollinaire écrit : « Chacun de mes poèmes est la commémoration de ma vie », nous invitant à lire dans Alcools un itinéraire intime. Ainsi, lors de son séjour en Rhénanie, il compose plusieurs poèmes, et annonce à son retour en 1904, dans la revue Le Festin d’Ésope, un recueil intitulé Le Vent du Rhin. Mais il renonce à ce premier projet, et ne conserve que neuf poèmes qui formeront le cycle « Rhénanes ». De cette même époque, échec de sa relation avec Annie Playden, date la composition du long poème de 300 vers, « La Chanson du Mal-Aimé », mais il n’est publié que le 1er mai 1909 dans Le Mercure de France, avant d'occuper la troisième place dans Alcools. Nous pourrions aussi citer le cycle « À la Santé », six poèmes datant de l’emprisonnement, en septembre 1911.
Mais, si le recueil comporte tant d’indices autobiographiques, avec un sous-titre mentionné en 1912, « poèmes 1898-1913 », Apollinaire n’a pas choisi un ordre chronologique, ni par rapport aux dates d’écriture, par exemple en plaçant en tête « Zone », le poème le plus récent, ni par rapport aux événements, par exemple en plaçant « Le pont Mirabeau », lié à Marie Laurencin, avant « La Chanson du Mal-Aimé », qui renvoie à une relation antérieure.
Le choix du titre
En 1908, c’est le critique Gustave Kahn qui annonce ce recueil sous un autre titre, Le Roman du mal-aimé, le plaçant ainsi dans la tradition du lyrisme élégiaque.
Mais la perspective se modifie encore en 1910, quand Apollinaire annonce à nouveau son recueil sous le titre Eau de vie. Comment ne pas penser ici à la mythologie grecque, et à l’association de Dionysos, dieu de la vigne, du vin, de tous les excès orgiaques, à l’inspiration créatrice ? C’est ce que souligne Platon, dans Ion, en évoquant la fureur des poètes :
De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques n'ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques; tout au contraire, aussi souvent qu'ils se sont embarqués dans l'harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits.
Dionysos sur un guépard, mosaïque, 2,70 x 2,65. « Maison de Dionysos », Pella, Grèce
Apollinaire place donc la poésie sous le signe de l’ivresse, en jouant sur le double sens de ce titre. En n'utilisant pas de traits d’union, il lie la poésie à une force de vie, mais suggère tout de même la brûlure d’une boisson puissante : « Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie », écrit-il à la fin de « Zone », après avoir dépeint son itinérance dans Paris, mais aussi dans sa vie. Nombreux sont les poèmes qui évoquent la boisson, les « nuits livides de l’alcool » (« Le voyageur »), les tavernes, avec de multiples images : « Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme », « « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire » (« Nuit rhénane »).
Mais, en corrigeant les épreuves du recueil, Apollinaire modifie encore ce titre en Alcools. Le pluriel élargit le sens du terme, car tout peut alors devenir source d’ivresse. C’est ce qu’illustre le dernier poème « Vendémiaire » : la soif, l’ivresse triomphent pour amener la création poétique : « J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde », s’écrie-t-il.
Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez
je vous ai bu et ne fus pas désaltéré
Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers
Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers
Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s’il me plaît l’univers
Écoutez mes chants d’universelle ivrognerie
Ainsi, chez Apollinaire, l’alcool n’est plus, comme chez Baudelaire, le moyen d’échapper au « spleen », un remède, tel qu’il le présente dans « Enivrez-vous », titre d’une des poèmes en prose du Spleen de Paris. Il devient le support de toutes les découvertes, de toutes les curiosités, de toutes les intensités de la vie poétique.
Pour lire "Enivrez-vous"
La structure d'Alcools
Le recueil est encadré par deux longs poèmes qui se font écho.
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Dans le premier, « Zone », Apollinaire déroule sa vie. Le poème s’ouvre sur un matin mélancolique, une lourde lassitude, « À la fin tu es las de ce monde ancien », qui s’accentue au fil du texte, jusqu’à l’exclamation finale, désir d’un sommeil qui viendrait décapiter ce monde ancien : « Adieu Adieu / Soleil cou coupé ».
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Par opposition, « Vendémiaire » s’ouvre sur une promesse, celle de « la vendange de l’aube », et il se ferme, à l’issue de la nuit, sur un nouveau matin, qui consacre le poète : « Et tout ce que je ne sais pas dire / Tout ce que je ne connaîtrai jamais / Tout cela tout cela changé en ce vin pur / Dont Paris avait soif / Me fut alors présenté ».
Au centre du recueil, « L’émigrant de Landor Road » concentre en lui deux des clés du recueil, sa dimension intimiste et son ouverture sur le monde. C’est d’abord une allusion à l’amour malheureux, Annie – qui habitait cette rue à Londres – étant partie à jamais. Le poète promène alors son « ombre aveugle » parmi les « ombres sans amour qui se traînaient par terre ». Mais c’est aussi l’expression des rêves de l’émigrant, assis sur le pont du vaisseau, de cet éternel voyageur qu’est Apollinaire.
De part et d’autre de ce centre, Apollinaire a délibérément disloqué la structure. Il mêle, notamment, les visages féminins, Annie à Marie, « Marizibill » à « Mareye », et il entrecroise des poèmes de facture plus traditionnelle et ceux qui rompent avec elle. Par exemple, après « Le pont Mirabeau », à la forme mélodieuse, explosent les contrastes et la fantaisie de « La chanson du mal-aimé », ou bien le long poème « La Maison des morts » est encadré par deux images de femme, les trois strophes fantaisistes d'« Annie » et les trois strophes mélancoliques de « Clotilde ». Le recueil traduit donc un désir systématique de faire ressortir les contrastes, dans les thèmes, dans les tonalités, du plus cocasse au plus sentimental, comme dans l’écriture, une recherche de l’hétéroclite, des hasards qui se combinent ou s’opposent. Il s’agit de toujours surprendre, selon sa devise, « J’émerveille » que rappelle André Breton en 1954 dans « Ombre non pas serpent mais d’arbres, de fleurs ».
Carl Köhler, Apollinaire, vers 1960. Gravure sur bois imprimée sur journal, 40 x 50
L'univers intérieur
Le poème « Zone » fait alterner l’interpellation initiale, « À la fin tu es las de ce monde ancien », avec une reprise continue du pronom « tu », et l’implication directe par le « je » : « J’ai vu », « J’aime ». Il révèle ainsi la place qu’Apollinaire accorde à l’exploration de son univers intérieur, en une sorte de dédoublement entre deux pôles d’attraction, le passé et le présent. Nous retrouvons cette dichotomie dans le refrain du « Pont Mirabeau » : « Les jours s’en vont je demeure ». Le recueil illustre donc une sorte de quête d’identité : le poète, en s’observant comme s'il était un étranger, familièrement tutoyé cependant, se reconnaît à travers les expériences de sa vie. Mais, même quand le poème introduit d’autres personnages que le poète lui-même, ceux-ci sont choisis pour les échos qu’ils éveillent en lui.
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, 1918 : "Cœur couronne et miroir"
L’AMOUR DANS ALCOOLS
« L’angoisse de l’amour te serre le gosier / Comme si tu ne devais jamais plus être aimé », avoue Apollinaire dans « Zone », en reprenant le thème essentiel de la poésie lyrique, sous une double perspective.
L'image de la femme
Outre les femmes aimées, de nombreuses figures féminines figurent dans le recueil, et nous y retrouvons une image traditionnelle, héritée de l’Ève biblique. La femme est source d’une dangereuse fascination : « Le colchique couleur de cerne et de lilas / Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-là / Violâtres comme leur cerne et comme cet automne / Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne », écrit-il dans « Les Colchiques ». Dans les légendes comme dans sa propre histoire, Apollinaire, le « mal-aimé », lit, en effet, le mystérieux pouvoir dont usent les femmes. Elles sont « [c]es fées aux cheveux verts qui incantent l’été », dans « Nuit Rhénane », elles s’incarnent dans la « Loreley », « sorcière blonde / Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde », à laquelle l’évêque déclare : « Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley / Qu’un autre te condamne tu m’as ensorcelé ». Cette traîtrise semble inhérente à toute femme, condamnant ainsi le poète à être le « mal-aimé ».
Eduard Von Steinle, La Lorelei, 1864. Huile sur toile, 211 x 135. Sammlung Schack, Munich
Pour lire " La Chanson du Mal-Aimé"
Cependant, notamment dans « La Chanson du Mal-Aimé », une autre image ressort, idéalisée, la femme « sœur-épouse », « l’amour unique », celle qui, telle Pénélope, attend fidèlement le retour d’Ulysse, ou Sacondale, « plus pâle et d’amour yeux pâlis » au retour de son époux. Impossible, en fait, de renoncer à l’amour, comme en témoigne le dernier quatrain de « La Tsigane » : « On sait très bien que l’on se damne / Mais l’espoir d’aimer en chemin / Nous fait penser main dans la main / À ce qu’a prédit la tzigane ». Dans la première partie, un quintil conclut : « Je me souviens d’une autre année /C’était l’aube d’un jour d’avril / J’ai chanté ma joie bien-aimée / Chanté l’amour à voix virile / Au moment d’amour de l’année ». Si ce passage renvoie au passé, les vers placés en exergue de « La Chanson du Mal-Aimé » révèlent, eux, la persistance de l’amour : « Et je chantais cette romance / En 1903 sans savoir / Que mon amour à la semblance / Du beau Phénix s’il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance. »
Marie Laurencin, Guillaume Apollinaire et ses amis. Une réunion à la campagne, 1909. Huile sur toile, 130 x 194. Musée Picasso, Paris
Le corps des femmes
Comme chez les Romantiques, Apollinaire accorde une place aux prostituées dans Alcools, mettant ainsi au premier plan le corps féminin, par exemple dans « Zone », « Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées / J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre », dans « Marizibill » ou « 1909 ». Par opposition, il prête souvent aux corps féminins une blancheur qui semble les purifier, ce sont « les corps blancs des amoureuses » dans « La Chanson du Mal-Aimé.
Mais, de ce corps, il donne une image souvent effrayante, en le décomposant. L’image du regard envoûtant, dangereux, celui de « Loreley » ou dans « Les Colchiques », reste traditionnelle, mais beaucoup moins les visions d’ongles ou de paupières arrachées, « Les pétales flétris sont comme ses paupières » (« Mai »), de mains coupées, « Les mains des amantes d’antan jonchent le sol » (« Signe »), les cheveux longs et tordus comme ceux des « sept femmes » de « Nuit rhénane », en train de « [t]ordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds », ou de la Loreley : « Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés ».
L'échec amoureux
Pourtant, les poèmes enchaînent la représentation des amours perdus, avec une prédominance du ton élégiaque, comme dans « Clotilde » à travers l’allégorie florale : « L’anémone et l’ancolie / Ont poussé dans le jardin / Où dort la mélancolie / Entre l’amour et le dédain ». De même, « Automne » résume le contenu de l’amour : « Une chanson d’amour et d’infidélité / Qui parle d’une bague et d’un cœur que l’on brise ». L’amour est, par avance, condamné, avec des images empruntées à la nature, chute des feuilles, « Mon Automne éternelle ô ma saison mentale / Les mains des amantes d’antan jonchent ton sol » (« Signe »), ou flétrissures des fleurs : « Les pétales tombés des cerisiers de mai / Sont les ongles de celle que j’ai tant aimée / Les pétales flétris sont comme ses paupières » (« Mai »). D’où la conclusion douloureuse, dans « Signe » : « Je regrette chacun des baisers que je donne ». Cependant, pas de grands désespoirs, aucune expression à grands cris comme souvent chez les Romantiques, tout reste en demi-teinte chez Apollinaire, comme pour effacer l’aveu sous l’espoir d’une consolation.
LA FUITE DU TEMPS
Tout aussi traditionnel est le thème de la fuite du temps, si souvent traité par les Romantiques, jusqu’à l’ampleur que lui donne Baudelaire dans l’expression du « spleen ».
"Tout coule"
Si les fleuves sont si présents chez Apollinaire, c’est qu’ils représentent, depuis le « pavta rheï » du philosophe grec Héraclite, le temps qui s’écoule inexorablement, et qui fait qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, car non seulement il change, mais l’humain aussi change. « Le pont Mirabeau » s’ouvre sur cette image : « « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne ». L’absence de ponctuation permet, en effet, d’associer le flux incessant et la disparition des sentiments, qui peut être rattachée au verbe « coule » comme à « il m’en souvienne ».
La place essentielle accordée à ce thème est soulignée par Apollinaire lui-même, dans Anecdotiques (1911) : « Je n'ai jamais désiré de quitter le lieu où je vivais et j'ai toujours désiré que le présent, quel qu'il fût, perdurât. Rien ne détermine plus de mélancolie chez moi que cette fuite du temps. Elle est en désaccord si formel avec le sentiment de mon identité qu'elle est la source même de ma poésie... » Autant, en effet, il est enraciné dans la matière, en prise directe sur la vie, « bue » à longs traits, autant il a le sentiment que tout est éphémère : « Vous êtes si jolies mais la barque s’éloigne », écrit-il dans « Mai », et le fleuve se lie alors à la mort, comme dans « La Loreley », qui « tombe dans le Rhin ».
La Seine et ses quais, en 1900
Cependant, l’idée de la mort n’est pas perçue comme un arrêt brutal, provoquant l’angoisse ; elle n’est qu’une étape dans cet écoulement continu, fluide elle aussi, et apaisante. C’est ce que traduit le refrain de « La Chanson du Mal-Aimé » : « Nageurs morts suivrons-nous d’ahan / Ton cours vers d’autres nébuleuses ». Dans « La Maison des morts », ceux-ci finissent par monter dans des barques, mêlés aux vivants, sans douleur, comme si ce mélange était parfaitement naturel.
Frederic Edwin Church, Automne, 1875. Huile sur toile, 39,4 x 61. Musée Thissen Bornemizsa, Madrid
L'automne
Comme avant lui les Romantiques, ce thème s’associe, chez Apollinaire, à une saison, l’automne, saison d’entre deux, intermédiaire entre l’éblouissement de l’été et la mort de l’hiver. Ainsi, il proclame, dans « Signe », Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne », et poursuit : « Mon Automne éternelle ô ma saison mentale ». C’est ce qu’il réaffirme dans « Automne malade », avec ce dernier sizain, aux vers dissyllabiques, si fragiles, qui soulignent la fuite du temps : « Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs / Les fruits tombant sans qu’on les cueille / Le vent et la forêt qui pleurent / Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille / Les feuilles / Qu’on foule / Un train / Qui roule / La vie / S’écoule ».
Mais Apollinaire dépasse l’image traditionnelle du déclin des jours et de la végétation, feuilles qui tombent et fleurs qui fanent, pour prêter à l’automne un sens symbolique dans le poème « Vendémiaire », qui conclut le recueil. C’est aussi la saison des vendanges, qui va permettre à la création poétique de se réaliser : « Que Paris était beau à la fin de septembre / Chaque nuit devenait une vigne où les pampres / Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut / Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux / De ma gloire attendaient la vendange de l’aube ». Cette « vendange » ouvre donc, non pas sur l’hiver des idées, mais sur un nouveau matin, plein d’espoir.
Le souvenir
Pour remédier à cette fuite du temps, l’homme n’a que deux remèdes.
S’il est créateur, son œuvre peut assurer sa survie. Ainsi « Vendémiaire » s’ouvre sur cette demande : « Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi ». « Sur le quai d’où je voyais l’onde couler », tel que se représente le poète, il compose ses « chants d’universelle ivrognerie » qui perdureront.
Le second remède est offert par la mémoire. Les souvenirs raniment le passé, affirmer, comme dans « La Chanson du Mal-Aimé », « Je me souviens d’une autre année », c’est donc une forme de résistance. C’est ainsi que peut s’expliquer le choix du présent dans « Zone », qui confond deux temps de vie, d’un côté « Aujourd’hui tu marches dans Paris », de l’autre « Maintenant tu es au bord de la Méditerranée » qui renvoie au passé lointain. «[T]u recules aussi dans ta vie lentement », écrit-il, mais tout finit par être présent, car dans la mémoire, tout coexiste, tout se confond. Mais, de ce fait, les souvenirs semblent eux aussi bien fragiles, comme le marque la fin de « Cor de chasse » : « Passons passons puisque tout passe / Je me retournerai souvent / Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent ».
Pour conclure
Dans Alcools, Apollinaire se souvient des origines mêmes de la poésie, de la lyre d’Orphée, en adoptant souvent un ton élégiaque, tout en discrétion car jamais la dimension autobiographique ne s’impose ouvertement. Quand il assiste, sur les bords du fleuve, à la perte de l’amour et à la fuite du temps, sa poésie se déroule sur le « mode mineur », en recourant encore aux ressources traditionnelles de la versification, musique des sonorités et du rythme. à cette fuite du temps, l’homme n’a que deux remèdes.
L'univers extérieur
Les deux longs poèmes qui encadrent Alcools dépeignent le poète en voyageur, parcourant le monde, en écho au cosmopolitisme qui s’affirme dans les premières années du siècle avec le développement des moyens de transport et la place que prend Paris, où se rejoignent des artistes « du monde entier », pour reprendre la première partie du titre d’un recueil de Blaise Cendrars, paru en 1958. De ce fait, le recueil s’ouvre largement sur l’univers extérieur, jusqu’à ses moindres détails comme il l’écrit dans L’Esprit nouveau : « Un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera un univers ».
LE POÈTE VOYAGEUR
Les émigrants d’Angleterre au Canada, dans les années 1900
Le voyage spatial
« Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages », s’écrie, en récapitulant tous les lieux parcourus dans « Zone », le poète qui, souvent, évoque ces « émigrants » dont il se sent proche, ou bien les « saltimbanques », éternels nomades, enfin les « juifs », le peuple de la diaspora. En fait, Apollinaire, conscient d’être lui-même l’étranger, celui en qui se mêlent des origines diverses, semble fasciné par ceux qui sont encore plus « étrangers » que lui.
Le discours de « L’émigrant de Landor Road », « Mon bateau partira demain pour l’Amérique / Et je ne reviendrai jamais / Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques / Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais », reflète-t-il le rêve d’Apollinaire, celui d’un « ailleurs » ? Faut-il interpréter ainsi le jeu sur le titre du poème « Rosemonde » dans les deux derniers vers : « Puis lentement je m’allai / Pour quêter la Rose du Monde », image de cette « rose des vents » sur laquelle se ferme « Clair de lune » ?
Que signifie le « voyage » pour Apollinaire ? Ses propres errances, certes, mais surtout une volonté de découverte des systèmes les plus vastes et les plus divers, de « la voie lactée » aux « blancs ruisseaux de Chanaan », dans « La Chanson du Mal-Aimé », de « la côte du Texas / Entre Mobile et Galveston » aux « nébuleuses » et aux profondeurs de l’Océan… Il y a , chez Apollinaire, une application concrète du simultanéisme, qui, dans la littérature comme dans la peinture du début du siècle, entend traduire la multiplicité de l’univers, par la juxtaposition, les jeux des contrastes, les mouvements contradictoires, à l’image de ces oiseaux venant du monde entier dans « Zone » pour rivaliser « avec la volante machine ». « Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers », proclame-t-il dans « Vendémiaire », « Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers », et c’est cette ivresse jubilatoire qu’il intègre dans Alcools.
Le voyage temporel
Au même titre qu’il reproduit son propre itinéraire, avec quelques épisodes clés, Apollinaire voyage à travers les temps, des plus anciens aux plus contemporains. Alcools accorde, en effet, une large place à ce « monde ancien », violemment rejeté dans le premier vers de « Zone », à travers ses représentations les plus traditionnelles, empruntées à l’antiquité grecque et romaine, aux textes bibliques, comme dans le poème « Salomé », et à l’histoire de France, tels ces « Templiers flamboyants », ou bien encore aux légendes d’Europe, celle de « Merlin » et de la fée Viviane comme celle de « La Loreley ». Dans Alcools, Apollinaire intègre donc tous les mythes, en les juxtaposant parfois de façon totalement hétéroclite, là encore à la façon des simultanéistes. Le poème « Cortège », avec ce vers répété, « Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes / Pour que je sache enfin celui-là que je suis », illustre cette volonté de se découvrir en insérant dans sa poésie tout le « cortège » des êtres rencontrés, un peu à l’image de cette tour de Babel où se côtoient toutes les langues :
Gustave Doré, Merlin et la fée Viviane, 1868. Gravure, BnF
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s’entassaient et je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines
Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes
Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes
Et détournant mes yeux de ce vide avenir
En moi-même je vois tout le passé grandir
Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore
Près du passé luisant demain est incolore
Il est informe aussi près de ce qui parfait
Présente tout ensemble et l’effort et l’effet
Le poète peut alors devenir « l’arlequin trismégiste », nommé à la fin de « Crépuscule », celui qui, en revêtant son habit fait de losanges multicolores, devient « trismégiste », trois fois grand, qualificatif attribué traditionnellement à Hermès, que Jamblique au début des Mystères de l’Égypte (vers 320) définit ainsi : « Hermès, qui préside à la parole est, selon l'ancienne tradition, commun à tous les prêtres ; c'est lui qui conduit à la science vraie ; il est un dans tous ».
D. Stilcius von Stolcenbeerg, Hermès Trismégiste, 1624, gravure tirée de Viridarium Chymicum
Apollinaire entrecroise ainsi une conception ancienne du poète – surtout si l’on pense qu’Hermès trismégiste est aussi devenu, au Moyen Âge le grand maître des alchimistes – avec une vision totalement contemporaine, qui rappelle les tableaux d’Arlequin de Picasso.
Pablo Picasso, Au lapin agile, 1905. Huile sur toile, 99,1 x 100,3. The metropolitan Museum of Art, New York
LE MONDE MODERNE
Les villes
En raison de l’exode rural entraîné par l’essor économique et technique, le monde moderne est d’abord un monde urbain, comme l’avait déjà montré un poète comme Baudelaire dans la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal (1861) ou dans les poèmes en prose du Spleen de Paris (1869) Ce n’est donc pas un hasard si Alcools s’ouvre sur une déambulation d’Apollinaire dans Paris, puis dans bien d’autres grandes villes, de France et d’Europe, avec la vision, emblématique, de la Tour Eiffel, et se ferme, dans « Vendémiaire » sur un parcours des « villes de France et d’Europe et du monde ». Ce sont ces villes qui nourrissent l’inspiration du poète, tels des « alcools », avec toutes les réalités qui leur sont propres, à commencer par « les automobiles », les « troupeaux d’autobus mugissants ». Bruits stridents, couleurs violentes, les villes offrent un kaléidoscope où toutes les perceptions se mêlent : « Une cloche rageuse y aboie vers midi / Les inscriptions des enseignes et des murailles / Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent », et, dans « Mes amis m’ont enfin avoué… », « Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune ». « Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles » (« Le voyageur ») résume bien l’atmosphère urbaine recréée dans Alcools.
Robert Delaunay, Tour Eiffel, 1911. Huile sur toile, 160,7 x 128,6. Art Institute, Chicago
Les villes y prennent d’autant plus de relief qu’Apollinaire les fait contraster avec des images plus paisibles, plus calmes de paysages ruraux, où la vie poursuit son rythme lent : « Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux / Et son bœuf lentement dans le brouillard d'automne ».
Leurs habitants
Mais il ne se limite pas à la seule description de ces villes, c’est tout un peuple qu’il y observe, « Les directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographes », avec ce mot prosaïque qui renvoie aux nouvelles formes de travail, au hasard des rencontres et au hasard des amours : « Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule ». Ces vies offrent autant de petits détails qui pénètrent la poésie, qui leur offre alors une transfiguration. Par exemple, dans « Zone », « Une famille transporte un édredon rouge » amène une comparaison « comme vous transportez votre cœur », raconte-t-il en évoquant les émigrants dans « le hall de la gare Saint-Lazare », ou, dans « Mes amis m’ont enfin avoué… », la vision fugitive de plaisirs sinistres est illustrée par les jeux sonores et les images : « Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas / À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille / Des faux cols sur des flots de jupes mal brossées ». « La ville cette nuit semblait un archipel », conclut-il, en soulignant cet assemblage hétéroclite, mais qui, pourtant fait sens quand le poème lui donne son unité.
Pour conclure
Si Apollinaire s’ouvre à l’univers entier, son espace privilégié est bien la ville, espace d’une errance, souvent nocturne d’ailleurs : à chaque instant peut surgir une scène insolite, peuvent se combiner des aspects disparates que la poésie va unir. Tout est fuyant, tout est insaisissable, mais Apollinaire n’est pas encore un surréaliste, le lyrisme, sous une nouvelle forme, est encore bien présent : il s’empare de chaque objet ou personnage visible pour en faire l’écho de ses propres sentiments, de ses douleurs ou de ses rêves.
Un questionnement : la religion dans Alcools
La place de la religion
Parcourir Alcools, c’est trouver de multiples allusions religieuses, et à toutes les religions, depuis les références bibliques jusqu’aux « fétiches d’Océanie et de Guinée », « des Christs d’une autre forme et d’une autre croyance », en passant par le dieu de « La synagogue », honoré par « Ottomar Scholem et Abraham Lœweren » et les dieux du monde antique, Pan, Mars ou Vénus... Dans « Zone », Apollinaire rappelle son éducation religieuse et sa foi : « Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc / Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize / Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église ». Le passage qui suit est teinté de nostalgie, et, dans « Le brasier », il s’écrie : « Où est le Dieu de ma jeunesse ». De nombreux poèmes nous font entendre le son des « cloches » qui ponctuent la vie des villages, nous montrent ceux qui « [a]llument des bougies et des cierges ». Nostalgie de prière, nostalgie d’un temps d’innocence…
LE « MONDE ANCIEN »
Fétiche de l’ancêtre Abelam, Nouvelle-Guinée, vers 1950
La foi perdue
Cependant, il semble trop tard pour restaurer cette foi naïve de l’enfance, les dieux sont renvoyés à un monde à jamais disparu, comme le souligne le poème « Beaucoup de ces dieux ont péri… » : « C’est sur eux que pleurent les saules / Le grand Pan l’amour Jésus-Christ / Sont bien morts et les chats miaulent / Dans la cour je pleure à Paris ». Dans le premier passage de « La chanson du Mal-Aimé » intitulé « Voie lactée », il élabore une image ambivalente : « Et toi qui me suis en rampant / Dieu de mes dieux morts en automne ». D’un côté, il exprime une perte, liée à « l’automne », c’est-à-dire à l’avancée dans l’âge ; de l’autre il nomme une sorte de vague fantôme, une ombre qui continue à escorter le poète, mais sans plus aucune force. Rappelons également l’influence exercée par le milieu de la bohème parisienne que fréquente le poète, les amitiés du « Bateau-Lavoir », ou l’unique numéro de La revue immoraliste, en avril 1905, dans lequel Apollinaire a fait paraître des « propos mensuels ». On n’y appréciait que bien peu l’esprit religieux, le plus souvent tourné en dérision.
LA RELIGION DANS LES TEMPS MODERNES
Le rejet
Dans Alcools, nous observons deux formes de rejet.
La première ne se prend pas au sérieux, c’est la dérision illustrée par le sourire amusé avec lequel Apollinaire évoque tout ce qui s’y rattache, des pratiques naïves, les insultes échangés par les deux juifs alors même qu’ils se rendent à la synagogue, les visites aux cimetières et les « rangées de blancs chérubins ». Il va plus loin parfois, par exemple dans « Zone », en s’amusant à comparer l’ascension du Christ à l’envol d’un aéroplane :
Gustave Doré, L’Ascension, 1879. Huile sur toile, 610 x 420. Musée du Petit Palais, Paris
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur
Pupille Christ de l’œil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Mais le rejet est parfois plus violent, par exemple dans « L’ermite », victime des tentations de la chair et qui dénonce l’inefficacité des prières, alors même qu’il subit une passion le menant à l’échec et au reniement : « En vain j’ai supplié tous les sains aémères ». C’est seulement quand il renoncera à son ascèse, à son isolement, pour aller vers les villes qu’il va trouver sa vérité, accepter la puissance de l’amour : « Et ma luxure meurt à présent que j’approche », « Et Seigneur je suis saint par les vœux des amantes ».
Le sacre du poète
Dans Alcools, Apollinaire opère alors un glissement, dans la lignée du symbolisme mystique de la fin du XIXème siècle, en transposant le sacré de la religion à la poésie.
Déjà la religion offre au poète un riche matériau, aussi bien des héroïnes que de toute une iconographie, et des thèmes qui renvoient le poète à lui-même, comme celui de « l’exode » des hébreux, ou l’image de l’Ève fatale qui transparaît derrière les portraits de femmes.
Mais, plus encore, Apollinaire reprend en son nom de poète ce qu’il déclare à propos des peintres cubistes dans Méditations esthétiques, en 1913 : « Mais le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité. Il faut pour cela embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir. »
Or, ce que fait le peintre cubiste, multipliant les angles de vue sur un même objet, n’est-ce pas précisément ce que cherche à faire Apollinaire dans Alcools, jouant lui aussi à faire coexister passé, présent et avenir ? Le poète trouve alors sa consécration, comme le Christ au temps des Rameaux qui annonce la consécration de Pâques, évoqué dans « Un soir » : « Des cloches aux sons clairs annonçaient ta naissance / Vois / Les chemins sont fleuris et les palmes s’avancent / Vers toi ».
Même l’image de ce « vin » dans « Vendémiaire », s’associe à cette consécration, dans un mouvement inversé par rapport à la religion. Là où le « vin » que boit le prêtre lors de l’eucharistie est le sang du Christ, celui que boit le poète est « [l]’univers tout entier concentré dans ce vin » : « Et tout ce que je ne sais pas dire / Tout ce que je ne connaîtrai jamais / Tout cela tout cela changé en ce vin pur / Dont Paris avait soif / Me fut alors présenté. » C’est alors le poète qui officie pour produire ses « chants d’universelle ivrognerie ».
Le Caravage, L’adolescent Bacchus, 1593-1602. Huile sur toile, 95 x 85. Musée des Offices, Florence
Pour conclure
Dans « Zone », à propos des « fétiches », Apollinaire affirme : « Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance / Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances ». Ainsi Apollinaire, dans un monde où est perdu Dieu, entretient le sentiment que persiste un élan vers un au-delà mystérieux et caché : « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme ». Si la « honte » l’empêche « d’entrer dans une église », rien ne l’empêche, en revanche, de faire de la poésie une nouvelle religion, salvatrice. Cela se trouve confirmé à plusieurs reprises, par exemple dans « Croniamantal », dans Le Poète assassiné (1916), « J’ai supporté l’éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J’ai vécu l’éternité », ou dans un des derniers poèmes de Calligrammes (1918), « La Victoire » : « [S]a parole est soudaine et c’est un Dieu qui tremble ».
La modernité poétique dans Alcools ?
Avant de résoudre la question de savoir si Alcools est un recueil emblématique de la « modernité poétique », encore faut-il définir ce que signifie cette notion. Il s’agira ensuite de mesurer la part que prend, chez Apollinaire, tant dans les thèmes traités que dans les choix d’écriture, la tradition par rapport à des choix relevant de cette « modernité ».
LA NOTION DE « MODERNITÉ POÉTIQUE »
Étymologiquement, la modernité marquerait le fait de privilégier ce qui est « d’aujourd’hui », par rapport à une tradition ancienne.
La notion de modernité
Les Romantiques
Au début du XIXème siècle les Romantiques ont proclamé leur modernité, en s’opposant aux règles et aux formes des siècles antérieurs, plus globalement du classicisme qui reconnaissait le primat des modèles antiques. Puiser dans le monde moderne, dans son histoire, dans ses réalités sociales, pour créer l’œuvre d’art suffit alors à en faire la valeur, pourvu qu’il y ait un principe esthétique pour fonder cette création, en acceptant l’idée que l’on puisse même trouver de la beauté dans la laideur.
Une rupture intervient donc, le monstrueux, le fantastique, le macabre même font irruption dans l’œuvre littéraire, tandis que l’écriture revendique sa liberté, comme l’exprime Hugo dans « Réponse à un acte d’accusation », poème des Contemplations (1856) : « Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, / Je fis souffler un vent révolutionnaire. / Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. / Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! / Je fis une tempête au fond de l’encrier ».
Benjamin Roubaud, La Grande Chevauchée de la Postérité, 1842. Gravure satirique. Musée Balzac du Château de Saché
Baudelaire
La seconde moitié du XIXème voit une affirmation de cette volonté, à laquelle Baudelaire, notamment, consacre un essai, Le Peintre de la vie moderne, en 1863. Il y explique que « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable », et considère donc que le poète se doit « de tirer l’éternel du transitoire ».
"La liberté du poète" : extrait de la Préface des Orientales (1829) de V. Hugo
Mais pour ces thèmes nouveaux à aborder, notamment celui de la ville, signe des temps modernes, ou de la révolte, affirmée, il faut trouver une langue nouvelle, d’abord en faisant évoluer la versification : ruptures de rythme, distorsions dans les règles du sonnet, recherche des contrastes, des heurts sonores, élaboration d’images pour restituer la discontinuité du réel, tels sont les fondements de cette « modernité ». Mais naît aussi le poème en prose, avec Gaspard de la nuit, recueil d'Aloysius Bertrand paru en 1842, remise en cause de toutes les bases de la versification, que nous retrouvons dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, en 1869, pratiqué aussi par Baudelaire dans Le Spleen de Paris. Ce recueil, en reprenant sous forme de poème en prose un poème en vers, tel « L’invitation au voyage », permet une intéressante comparaison pour définir la « modernité ».
Le symbolisme
Pour définir « la tendance actuelle de l’esprit créateur en art », qu’incarne à la fin du siècle le courant symboliste, Jean Moréas fait paraître dans Le Figaro du 18 septembre 1886 un manifeste dans lequel il veut expliquer comment, non plus affirmer les idées, mais les suggérer : « dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales. » Il s’emploie alors à caractériser la langue qui pourra répondre à cette volonté :
Pour la traduction exacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style archétype et complexe ; d'impollués vocables, la période qui s'arc-boute alternant avec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmes significatifs, les mystérieuses ellipses, l'anacoluthe en suspens, tout trop hardi et multiforme ; enfin la bonne langue – instaurée et modernisée –, la bonne et luxuriante et fringante langue française d'avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tant d'autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des Toxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.
Le Rythme : l'ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée comme un bouclier d'or et d'airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l'alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l'emploi de certains nombres premiers – sept, neuf, onze, treize – résolus en les diverses combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes.
Mallarmé, considéré comme leur chef de file, donne, dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, poème paru en 1897, donne un bon exemple des recherches effectuées par les symbolistes, à partir de la syntaxe, du vocabulaire, de la typographie, pour exprimer l’Idée au plus proche de sa mouvance aléatoire.
Pour observer le poème de Mallarmé
Filippo Tommaso Marinetti et le futurisme
Après Jean Moréas qui, dans son Manifeste du symbolisme, avait rendu hommage à Baudelaire, à Mallarmé qui avait doté la poésie « du sens du mystère et de l’ineffable » et à Verlaine qui « brisa en son honneur les cruelles entraves du vers », les artistes poursuivent, à l’aube du XXème siècle, dans leur volonté d’explorer les formes et le sens, c’est-à-dire de s’interroger à la fois sur le langage et sur le rapport de l’homme au monde.
Entre l’Italie et la France, Marinetti a joué un rôle essentiel dans cette évolution, par les manifestes où il a exposé ses conceptions novatrices, à commencer par son premier Manifeste du futurisme, publié dans Le Figaro du 11 février 1909. Dans ce vibrant appel à la révolte, il souligne les éléments majeurs de ce courant : la vitesse, à l’image des villes en pleine effervescence, le bruit, comme pour reproduire « le roulement des énormes tramways à double étage, qui passent sursautants, bariolés de lumières », et l’ascension, illustrée par cette phrase répétée : « Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi insolent aux étoiles ! »
Filippo Tommaso Marinetti, Irredentismo, 1914. Collage, Coll° privée, Lugano, Italie
Pour lire le "Manifeste" de 1909
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle: la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l'air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
5. Nous voulons chanter l'homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.
6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.
7. Il n'y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d'œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l'homme.
Plus de cinquante manifestes sont publiés entre 1909 et 1916, et particulièrement intéressant est celui intitulé Manifeste technique de la littérature futuriste, paru à Milan en mai 1912, car il s’intéresse de façon précise aux choix d’écriture à privilégier. Il prône d’abord une déstructuration de la syntaxe, soutenue par la suppression de la ponctuation. Il insiste ensuite sur l’élaboration d’analogies, d’images qui privilégient le désordre et les effets de surprise : « La poésie doit être une suite ininterrompue d'images neuves, sans quoi elle n'est qu'anémie et chlorose. Plus les images contiennent de rapports vastes, plus elles gardent longtemps leur force ahurissante ». Et il réclame de « détruire le "je" dans la littérature, c'est-à-dire toute la psychologie » pour le « remplacer par la matière », « par l’obsession lyrique de la matière. »
Pour lire le "Manifeste" de 1912
L'influence de la peinture
Dans la mesure où poètes et peintres partagent les mêmes lieux de création, échangent leurs idées, voire collaborent, comme Blaise Cendrars avec Sonia Delaunay ou Cocteau, Picasso et le musicien Satie pour le ballet Parade, en 1917, il est important de mesurer les évolutions dans la peinture qui exerceront une influence sur la poésie à travers trois courants.
Le fauvisme
Trois peintres, Cézanne, Gauguin et Van Gogh ont déjà accordé un rôle spécifique à la couleur, qui, pour eux, commande la forme et soutient l’idée ou le sentiment. Ce choix est poussé à l’extrême par ceux qui sont alors nommés « les fauves », faisant scandale lors du salon de 1905 : « un pot de peinture jeté à la face du public », déclare à leur propos le critique Vauxcelles.
Or, Apollinaire a fait la connaissance, sur les bords de Seine, d’André Derain et Maurice de Vlaminck, puis, en 1907,d’Henri Matisse, auquel il consacre une de ses "Chroniques d’art" (1902-1918) : « Tout tableau, tout dessin d’Henri Matisse possède une vertu qu’on ne peut toujours identifier, mais qui est une force véritable. Et c’est la force de l’artiste de ne point la contrarier, de la laisser agir. »
Il voit en eux la vérité de l’artiste, se libérer des règles, des gestes, de tout ce qui limite le regard. C’est cette richesse, luxuriante qui frappe dans les gravures sur bois de Derain, qui illustrent le premier ouvrage d’Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, en 1909. C’est ce même foisonnement que nous retrouvons dans les gravures de Raoul Dufy pour Le Poète assassiné, recueil de contes de 1916.
Henri Matisse, La femme au chapeau, 1905, Huile sur toile, 80,65 x 59,69. Musée d’art moderne, San Francisco
Pour en savoir plus sur les courants picturaux
André Derain, pour illustrer L’Enchanteur pourrissant, 1909. Bois gravé
Raoul Dufy pour illustrer Le Poète assassiné, 1916
Pablo Picasso, Portrait d'Apollinaire, 1913. Frontispice d'Alcools
Le cubisme
L’autre rencontre essentielle d’Apollinaire est celle de Pablo Picasso, en 1905, celui des arlequins bleus et des acrobates roses. Par son intermédiaire, il découvre d’autres « cubistes », Georges Braque, Juan Gris pour ne citer qu’eux. Les recherches sur la géométrisation, les ruptures et les contrastes, la multiplication des regards jetés sur le réel, la libération des lois de la perspective, à travers les évolutions du cubisme, autant d’éléments qu’Apollinaire reconnaît comme une totale révolution dans l’art. Il a parfaitement saisi la nouveauté des cubistes, auxquels il a consacré de nombreux articles, en déclarant, par exemple, « Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre », ou, à propos de Juan Gris : « Le papier peint aux murs d’une chambre, un chapeau haut de forme, le désordre des affiches sur un grand mur, tout cela peut bien servir à animer une toile, à donner au peintre une limite dans ce qu’il se propose de peindre. »
Apollinaire dans l'atelier de Picasso, en 1910
Pour lire "Sur les peintres cubistes" d'Apollinaire
Le simultanéisme
C’est ainsi Robert et Sonia Delaunay nommé ce courant, qu’Apollinaire qualifie, lui, de « cubisme » orphique. Mais ce n’est plus la géométrie qui fonde la déstructuration de l’objet, c’est le mouvement, la juxtaposition des couleurs : « Là où j’attache une grande importance, c’est à l’observation du mouvement des couleurs. C’est seulement ainsi que j’ai trouvé les lois des contrastes complémentaires et simultanés des couleurs qui nourrissent le rythme de ma vision », explique Robert Delaunay.
Robert Delaunay, Hommage à Blériot, 1914. Huile sur toile, 46,7 x 46,5. Musée de Grenoble
ALCOOLS : LA PERSISTANCE DE LA TRADITION
Pour lire l'extrait de L'Art poétique de Boileau
La poésie d'Apollinaire ne s’écarte pas totalement, dans Alcools, de la tradition poétique, qu’il s’agisse des thèmes et du ton adopté, ou de la forme. Lui-même considérait d’ailleurs la nécessité de préserver un héritage : « « L’esprit nouveau qui s’annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d’ensemble sur l’univers et dans l’âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite, ou plutôt en contient, les manifestations. » Cette volonté de maintenir une forme de mesure rappelle, de façon plus atténuée cependant, la volonté qu’exprimait, au XVIIème siècle, Boileau dans son Art poétique.
Le lyrisme
Si nous remontons à l’origine mythologique de la poésie, rappelons le mythe d’Orphée, qui reçoit sa lyre d’Apollon lui-même (d’où dérive d’ailleurs le nom pris par Apollinaire) et s’emploie à chanter son amour pour Eurydice, jusqu’à aller charmer le dieu des Enfers pour la ramener à ses côtés. De là, le terme « lyrisme » pour qualifier le registre qui, tout particulièrement dans la poésie, privilégie l’expression des sentiments, intenses, nés d’une expérience personnelle, qu’il s’agisse de la mort, de l’amour ou de l’exaltation créatrice. Quand ce qui domine est le regret, la nostalgie d’un temps à jamais perdu, le lyrisme se fait élégiaque, pour exprimer la plainte, la douleur. Le lyrisme associe donc tous les procédés propres à mettre en valeur les sentiments à la recherche d’une musicalité qui permette de les faire ressentir.
Deux des thèmes présents dans Alcools relèvent de toute évidence du lyrisme, l’échec amoureux, et l’expression de la fuite du temps, auxquels répond l’importance qu’il accorde au souvenir.
Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112 x 137. Museum of the fine arts, Houston
La persistance de la forme versifiée
Apollinaire ne choisit pas, dans Alcools, une rupture complète avec les formes poétiques traditionnelles.
Très souvent, ses poèmes comportent encore des strophes, quatrains notamment et, encore davantage, quintils, dont le cinquième vers, comme dans « Marie », dans « L’Adieu » et dans « Le Brasier », lui permet de renforcer le sens de chaque strophe. Tout au plus joue-t-il – comme le faisaient déjà les symbolistes – sur les blancs, par exemple en décalant la répartition des strophes. Par exemple, l’observation des rimes dans « Automne » montre qu’à l’origine, le poème formait deux quatrains de rimes croisées, que les blancs transforment en deux tercets et un distique. Ainsi ressortent d’abord la symétrie des deux relatives, aux vers 3 et 6, et surtout l’élan lyrique du premier vers du distique final : « Oh ! l’automne l’automne a fait mourir l’été ».
Manuscrit du "Pont Mirabeau" d'Apollinaire
La même observation peut être faite sur la métrique, avec un recours, selon la tonalité du poème, à l’ampleur de l’alexandrin ou au rythme plus rapide de l’octosyllabe. Mais à nouveau, l’observation d’un manuscrit tel celui du « Pont Mirabeau » montre comment Apollinaire joue entre respect de la versification et décalage : des tercets de décasyllabes à l’origine, suivis d’un distique d’heptasyllabes, vers impair, formant le refrain, deviennent, dans la version définitive, des quatrains, le second décasyllabe se divisant en deux vers, de 4 et 6 syllabes. Ainsi se reproduit une sorte de mouvement de flux et reflux, comme à l’image de la coulée du fleuve.
Enfin, Apollinaire conserve souvent la musicalité des rimes, suivies, croisées ou embrassées, mais en prenant plusieurs libertés. Parfois il s’agit plus d’une simple assonance que d’une rime, par exemple, dans « Marizibill », « Mignonne » ne rime pas, à proprement parler, avec « Cologne » et « borgnes », ou « paille », sonorité féminine, ne devrait pas rimer, selon la règle classique, avec « ail » et « Shangaï », finales masculines… Liberté aussi quand, dans deux distiques, « Loreley » rime avec « ensorcelé » et avec « déroulés », tandis que, dans le dernier, la rime se fait avec « soleil », ce qui modifie la prononciation du prénom de l’héroïne.
Même si, dans « Pardonnez-moi mon ignorance… », Apollinaire déclare « Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers », il est loin de rejeter ce « jeu ». Tout au plus l’adapte-t-il aux thèmes abordés…, en prenant des libertés déjà souvent adoptées par ses prédécesseurs de la seconde moitié du XIXème siècle. Il se souvient, notamment de Verlaine, et de son souhait, exprimé dans « Art poétique », poème du recueil Jadis et Naguère (1874) : « De la musique avant toute chose ».
LA MODERNITÉ
La volonté de surprendre
La vie moderne se caractérise, notamment au sein des grandes villes, par la vitesse, le choc des sensations, images visuelles, sons qui se heurtent, flashes lumineux, par le hasard des rencontres. Ces effets de surprise, Apollinaire les recherche dans sa poésie, qui se fait « collage », en juxtaposant des thèmes – et des formes – contradictoires.
Le poème qui ouvre le recueil, « Zone », est un hymne à la vie moderne, que restitue, par exemple, la description de Paris, au début : de la « Tour Eiffel » à une « rue industrielle », des « automobiles » aux « hangars de Port-Aviation », des « prospectus » à la « sirène », tous les éléments repris sont une illustration du rythme d’une capitale en plein essor.
Mais la modernité est aussi le choix de la juxtaposition, la reproduction dans la poésie, des recherches picturales, chocs des couleurs, éclatement des formes. Or, c’est cette juxtaposition, dans un incessant décalage, qui frappe d’abord dans le recueil, qui n’a pas, comme Les Fleurs du Mal de Baudelaire, un « itinéraire » logiquement construit, mais, au contraire, brise délibérément toute continuité. Ainsi, après le monde moderne de « Zone », viennent le lyrisme nostalgique du « Pont Mirabeau », puis les poèmes qui s’enchaînent dans « La Chanson du Mal-Aimé » en s’entrechoquant, tels « Aubade chantée à Laetare un an passé », poème qui rappelle la joyeuse tradition bucolique, et « « Réponse des cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople » qui va, lui, jusqu’à la grossièreté obscène. Ensuite retour à la plainte sentimentale des « Colchiques », suivie de « Palais » au ton violemment irrespectueux… Cette analyse pourrait se poursuivre jusqu’à « Vendémiaire ».
Qu’il s’agisse d’une expression personnelle ou allégorique, il s’agit bien d’intégrer dans le recueil l’univers entier qui a offert son « vin » aux poètes, d’absorber tous les « alcools », car de tous peut naître le poème. Embrasser tous les temps, tous les lieux, toutes les contrées de la mémoire, pour les jeter, parfois de façon disparate, dans le poème, là est le « simultanéisme » d’Apollinaire, en écho à la discontinuité du monde moderne.
La suppression de la ponctuation, décidée tardivement sur les épreuves, ne fait qu’accentuer cet effet.
Apollinaire, « Carte postale », cycle « Case d'Armons », 1915, in Calli-
grammes, 1918. Plume, encre, collage sur papier
Les ruptures du langage
Le lexique
De même que les peintres cubistes font ressortir la multiplicité qui se masque sous l’unité d’une forme, Apollinaire fait ressortir les contrastes à travers, d’abord, ses choix lexicaux. Ainsi, le lyrisme, avec son héritage le plus ancien, avec même des formules médiévales, côtoie les termes les plus prosaïques : « Dame de mes pensées au cul de perle fine », écrit-il par exemple dans « Palais » ou bien « Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune / Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune ». Ce décalage vient quelquefois du jeu sur le double sens d’un mot : le titre « Palais », par exemple, renvoie à la fois à une demeure princière et à la bouche, d’où la place accordée à la fois à un lieu, ainsi ennobli, et aux allusions alimentaires.
Ces oppositions se retrouvent également dans la structure même du poème. Dans « Marizibill », par exemple, alors que les deux premiers quintils relèvent d’un tableau de la prostitution la plus basse, avec le « maquereau roux et rose » qui « sentait l’ail », le dernier, lui, s’élargit à l’image d’un destin manqué, d’un amour mal vécu : « Je connais des gens de toutes sortes / Ils n’égalent pas leurs destins / Leurs yeux sont des feux mal éteints ». De même, dans « L’émigrant de Landor Road », le lexique banal et le ton saugrenu de la première strophe, « Le chapeau à la main il entra du pied droit / Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi / Ce commerçant venait de couper quelques têtes / De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête », contraste avec la description du voyage, poétisée par l’image : « Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces / Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés ».
La syntaxe
Il y a aussi, dans bien des poèmes, un goût pour la dislocation qui se traduit dans la déconstruction syntaxique, que renforce l’absence de ponctuation : « Et cette mer avec les clartés de ses profondeurs / Coulait sang de mes veines et fait battre mon cœur » (« Cortège »), « Au petit bois de citronniers s’énamourèrent / D’amour que nous aimons les dernières venues » (« Les fiançailles »). Ajoutons à cela les poèmes-conversations, soit par insertion de discours rapportés, comme dans « La maison des morts » ou dans « Merlin et la vieille femme », soit, comme dans « Les femmes » parce que s’entrelacent les passages descriptifs et les discours hétéroclites, indiqués par l’italique et les tirets.
L'explosion des images
Ces mêmes contrastes se retrouvent dans la constitution des images, créatrices de chocs entre la banalité et l’insolite, comme dans « Le voyageur » : « Un soir je descendis dans une auberge triste / Auprès de Luxembourg / Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ ». Parfois, c’est une comparaison qui combine une réalité moderne au souvenir de la mythologie antique, comme dans « Vendémiaire » : « Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées / Comme fit autrefois l’Ixion mécanique ». Ces décalages sont encore plus frappants dans les métaphores, par le glissement qu’elles accomplissent, comme dans « Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore / Dans le jardin de ma mémoire » (« J’ai eu le courage de regarder en arrière… »). Ainsi, une véritable fusion peut s’opérer entre les éléments, comme dans « Le voyageur » : « Tu regardais un banc de nuages descendre / Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures / Et de tous ces regrets de tous ces repentirs / Te souviens-tu ». Là où le « banc » et l’image du « paquebot » unissent la mer et le ciel, l’avenir des « fièvres futures » se mêle à la mémoire du passé, tandis que le « paquebot orphelin » devient la métaphore d’un poète déchiré entre l’élan du départ et la nostalgie des racines.
Louis Marcoussis, illustration de « Zone », 1913. Gravure aquarellée, 11,5 x 19. BnF
C'est précisément cette formation des images que critique Georges Duhamel, preuve qu'à l'époque de l'écriture, c'était bien perçu comme une modernité choquante.
M. Apollinaire ne manque pas d'érudition ; on a constamment l'impression qu'il dit tout ce qu'il sait. Aussi, brave-t-il impudemment les règles les plus accommodantes de la mesure et du goût. Deux idées, si distantes soient-elles dans le monde des réalités, sont toujours, pour le poète, liées par un fil secret et ténu. Il appartient au plus grand art de tendre ce fil jusqu'à sa limite d'élasticité ; il appartient à l'ambition et à la maladresse de casser ce fil en voulant trop le tendre. Autrement dit, plus une image s'adresse à des objets naturellement distants dans le temps et l'espace, plus elle est surprenante et suggestive. Un effort superflu, et le "rapport" tendu à l'extrême, se brise. Rien n'apparaît alors plus inopportun qu'une image manquée.
Si M. Apollinaire commet de nombreuses erreurs dans ce sens, cela tient sans doute à ce qu'il n'obéit pas assez : au lieu de se laisser conduire par les analogies, il se laisse séduire par les mots ; il tente après coup d'établir des analogies arbitraires et sans doute y trouve-t-il du plaisir. Est-ce notre faute si nous ne sommes pas dupes et si nous ne tolérons pas toujours cette incohérence concertée ?
G. Duhamel, Le Mercure de France, 15 juin 1913
Le vers en liberté
Dans Alcools, à côté de poèmes qui respectent la métrique, le système des strophes et le jeu des rimes, Apollinaire choisit la liberté, sans pourtant adopter le poème en prose tel qu’ont pu le pratiquer Baudelaire, Rimbaud ou Lautréamont.
Cette liberté se manifeste déjà par le fait d’isoler un vers entre deux blancs typographiques, parfois en guise de conclusion, comme la réponse de la mère à son fils, dans « La porte », « Enfant je t’a donné ce que j’avais travaille », ou « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire » qui met fin à la rêverie de « Nuit rhénane » ; parfois, à l’inverse, ce sont deux vers séparés, en introduction, comme dans « Le voyageur » : « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant / La vie est variable aussi bien que l’Euripe », qui reviennent à la fin, comme si l’élan du voyageur le ramenait, en fait, à son point de départ. Et pourquoi pas un poème fait d’un seul alexandrin, tel « Chantre » : « Et l’unique cordeau des trompettes marines ». Le chiasme syntaxique souligne le contraste entre le singulier « cordeau » – que l’on pourrait s’amuser à décomposer en « cor d’eau » – avec le jeu sonore vibrant et le pluriel « trompettes » qui semble amplifier, dans cette phrase inachevée, le son de cette seule corde ?
Enfin, Apollinaire utilise très fréquemment le vers libre, popularisé, dès la fin du XIXème siècle, par les symbolistes, tel Mallarmé, et les « décadents », tel Jules Laforgue. Ainsi « La maison des morts », par exemple, est une transformation en vers libres du conte "L’Obituaire", publié en 1907 dans le journal Le Soleil. Le vers libre lui permet de jouer sur les décalages rythmiques, tantôt avec une insertion de vers réguliers, alexandrin, octosyllabe, par exemple, tantôt en totale liberté allongeant à l’extrême ou réduisant les longueurs. Le vers se module alors sur le souffle de la respiration.
La trompette marine, à l'unique corde
Pour conclure
Dans sa conférence de 1917, « L’esprit nouveau et les poètes », Apollinaire entreprend une synthèse sur les héritages du début du siècle et la volonté de modernité. Il y explique notamment : « L’esprit nouveau est également dans la surprise. C’est ce qu’il y a en lui de plus vivant, de plus neuf. La surprise est le grand ressort nouveau. C’est par la surprise, par la place importante qu’il fait à la surprise que l’esprit nouveau se distingue de tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé. » Cette insistance explique bon nombre des choix effectués dans Alcools, qui ont choqué à l’époque de la parution, comme le prouve cette critique lancée par Georges Duhamel dans Le Mercure de France, le 15 juin 1913 :
Une analyse comparée du poème "La maison des morts" et du conte "L'Obituaire"
Pour lire le texte intégral de la conférence d'Apollinaire
« Rien ne fait mieux penser à une boutique de brocanteur que ce recueil de vers publié par M. Guillaume Apollinaire sous un titre à la fois simple et mystérieux : Alcools.
Je dis : boutique de brocanteur parce qu'il est venu échouer dans ce taudis une foule d'objets hétéroclites dont certains ont de la valeur, mais dont aucun n'est le produit de l'industrie du marchand même. C'est bien là une des caractéristiques de la brocante : elle revend ; elle ne fabrique pas. Elle revend parfois de curieuses choses ; il se peut qu'on trouve, dans ses étalages crasseux, une pierre de prix montée sur un clou. Tout cela vient de loin; mais la pierre est agréable à voir. Pour le reste, c'est un assemblage de faux tableaux, de vêtements exotiques et rapiécés, d'accessoires pour bicyclettes et d'instruments d'hygiène privée. Une truculente et étourdissante variété tient lieu d'art, dans l'assemblage des objets. »
Analyse de la section "Rhénanes"
Le programme officiel de français en classe de première, associe l’étude d'Alcools d'Apollinaire, avec un minimum de 3 poèmes expliqués de façon détaillée, à un second « parcours permettant de la situer dans son contexte historique et générique » intitulé : « Modernité poétique ? », avec, lui aussi, trois textes expliqués. Enfin, une œuvre est proposée en lecture personnelle, que l'élève peut choisir comme support de la seconde partie de l'épreuve orale de l'examen. Bien évidemment, tant l’étude de l’œuvre que le parcours peuvent donner lieu à des approches transversales, à des lectures cursives en écho aux poèmes expliqués, mais aussi à des « prolongements artistiques et culturels » permettant, comme le précise le programme, « une compréhension plus large des contextes et des enjeux esthétiques qui leur correspondent ». Il appartient aussi au professeur de construire des activités complémentaires, recherches, travaux écrits ou oraux...
Compte tenu de la longueur du recueil – et en fonction des compétences des élèves – nous tiendrons compte de la possibilité offerte par le programme d’étudier « une section substantielle et cohérente de l’œuvre », et proposerons l'étude de "Rhénanes" qui nous semble propre à illustrer l'ensemble du recueil.