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Analyse du corpus 

Le programme de français en classe de 1ère propose l’étude, pour les séries générales, des Lettres persanes de Montesquieu. ​

Le corpus comporte une introduction, nécessaire pour poser une biographie rapide de Montesquieu et le contexte historique de l’écriture, et une présentation d’ensemble de l’œuvre : parution, titre, structure. Une conclusion conduit à une synthèse sur Montesquieu, écrivain des Lumières, et sur les principaux aspects de son écriture. Il sera important aussi de conclure sur l’enjeu de l’étude : que signifie « le regard éloigné » ? en quoi enrichit-il la satire ? Cette conclusion conduit à un travail d’écriture, avec les sujets prévus à l’épreuve du baccalauréat, un commentaire et, pour les séries générales, une dissertation. Une lecture personnelle complète cette étude, Cannibale de Didier Daeninckx, roman de 1998. Puisqu’elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, quelques pistes de recherche sont proposées de façon à pouvoir constituer un dossier personnel.

 

Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :

  • cinq explications d’extraits ;

  • l’étude d’un groupe de lettres : l’apologue des Troglodytes ; 

  • des études transversales, qui correspondent aux analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits.

Le programme impose d’associer à l’étude de l’œuvre un « parcours » de nature à l’éclairer, à la compléter, à prolonger la réflexion. Il est possible de le traiter avant l’étude de l’œuvre, pour la préparer, ou après, en prolongement.

Il nous a semblé préférable de mettre les textes et autres documents choisis en regard avec les différentes approches des Lettres persanes, afin de créer ainsi un effet de miroir pour approfondir la réflexion. 

 

Ce parcours associé, en caractères gras dans le tableau, comprend

  • quatre explications d’extraits,

  • des lectures cursives d’autres textes, antérieurs, contemporains ou ultérieurs ;

  • trois documents relevant de l’histoire des arts.

Introduction
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HISTOIRE DES ARTS : Pierre Mignard, Louis XIV vêtu à la romaine, couronné par la Victoire (siège de Maestricht), 1673

Pierre Mignard (1612-1695), après avoir achevé en Italie sa formation picturale – ce qui lui vaut son surnom « Le Romain » - est rappelé en France en 1657 par Louis XIV, dont il devient un des peintres officiels. « Romain », il l’est aussi parce qu’il poursuit la grande tradition du classicisme italien, inaugurée par Raphaël et les Carrache. Cet art classique associe la volonté de renouer avec la perfection antique, en l'associant aux règles d’ordre et de grandeur afin de célébrer la puissance, ici celle du roi Louis XIV. Les tableaux historiques et allégoriques y tiennent donc une part importante.

Pour voir un diaporama d'analyse

Pierre Mignard, Louis XIV vêtu à la romaine, couronné par la Victoire (siège de Maestricht), 1673. Huile sur toile, 311 x 314. Château de Versailles. 
Mignard

Présentation des Lettres persanes 

Présentation

La présentation de l’œuvre en étudie les conditions particulières de la parution et le sens du titre, avec sa double implication, des « lettres », c’est-à-dire un roman épistolaire, et des personnages « persans ». Une approche d’ensemble de la structure sera également effectuée, à partir d’un tableau analytique, de façon à dégager la place du « roman du sérail », dont on lire quelques passages, et d’observer les regroupements thématiques.

Pour se reporter à l'étude d'ensemble

LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre 161 - "Le dénouement"

Pour lire la lettre

Depuis le départ du maître, Usbek, le désordre règne au sein du sérail, aussi bien entre les eunuques qu’entre les femmes : « Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière ; il se passe ici des choses horribles : je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire. », écrit le grand eunuque dans la lettre 147. Usbek multiplie les menaces, réclame le châtiment des coupables, mais un coup de théâtre introduit le dénouement : la coupable est Roxane, la seule qui restait insoupçonnée.

Sa dernière lettre apporte un éclairage particulier sur la vie du sérail.

Jean-Honoré Fragonard, La Sultane à la perle, 1772-1776. Huile sur papier collé sur bois de noyer, 33,5 x 25. Daavid Owsley Museum of Art, Ball State University

Un suicide tragique

 

Refusant de survivre à son amant, tué par les gardes du sérail, Roxane choisit de se donner la mort par le poison, comme les héroïnes tragiques, telle Phèdre. Les dernières phrases de la lettre, en décrescendo, mettent en scène cette mort : « Mais c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs. » Acte de « courage », certes, mais aussi acte de vengeance, puisqu’elle a aussi tué les « gardiens sacrilèges » meurtriers de son amant.

Jean-Honoré Fragonard, La Sultane à la perle, 1772-1776. Huile sur papier collé sur bois de noyer, 33,5 x 25. Daavid Owsley Museum of Art, Ball State University

Une femme révoltée

 

Alors que le sérail impose la soumission des femmes, et leur enfermement, Roxane a imposé sa volonté, et le proclame fièrement dès le début de la lettre : « Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs. » Elle révèle alors toute sa dissimulation, l’apparence de « l’amour » pour masquer la réalité de ses sentiments, la « haine » : « Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. » 

Une réflexion politique

Mais cette lettre apporte aussi une indication sur le rôle du « regard persan », non plus ici celui que les voyageurs jettent sur l’Europe, sur la France, mais celui que Montesquieu offre à son lecteur par la description de la vie au sérail : il l’invite, en fait, à la rapprocher de la vie politique française. Usbek, en fait, despote dans son sérail, représente, à une échelle réduite, le despotisme de la monarchie française. Le paradoxe est qu’il s’indigne de toutes les atteintes à la liberté observées pendant son voyage, sans même se rendre compte qu’il fait exactement la même chose dans son sérail, traitant les femmes comme des jouets de ses « fantaisies ».

Les interrogations rhétoriques de Roxane, « Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? », ont pour but d’interroger le lecteur sur l’injustice du pouvoir absolu, et à l’alerter sur ses conséquences : les abus engendrent, en réalité, une soumission hypocrite, ils font « croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis », comme le dit Roxane, mais, en dessous, la révolte gronde, et peut entraîner les pires vengeances. 

Ainsi, Montesquieu, philosophe des Lumières, rappelle le droit inaliénable de tout homme à la liberté et à la justice. En montrant aussi qu’Usbek, tout raisonnable qu’il est, a été incapable de se libérer de sa propre culture, il met en évidence la force des préjugés que chacun porte en soi.

LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, 1754 

Pour lire le texte

En 1721, pour ses Lettres persanes, Montesquieu a déjà pris la précaution d’une publication à Amsterdam, avec l’introduction d’un auteur anonyme qui, assez traditionnellement, se présente comme un simple traducteur des Persans qui « étaient logés » avec lui. Le succès de l’œuvre ne lui a pas permis de rester anonyme très longtemps… et les critiques n’ont pas manqué, telles celles de l’abbé Gaultier, en 1751, dans Les Lettres persanes convaincues d’impiété. D’où sa réponse par l’ajout, dans la dernière édition de 1754, de ces Quelques Réflexions.

« Une espèce de roman »

 

La première stratégie de Montesquieu consiste à insister sur le fait que l’œuvre est d’abord un « roman », accueilli avec le succès accordé au XVIIIème siècle à ce genre littéraire. Il en souligne, en effet, la structure, liée à la présence de personnages, dotés d’un caractère propre et évoluant au cours du voyage : « On en voit le commencement, le progrès, la fin », « le désordre croît dans le sérail d’Asie à proportion de la longueur de l’absence d’Usbek ».

Élisabeth-Sophie Chéron, « Le Grand Seigneur dans le sérail avec le Kislar Agassi », in Recueil de cent estampes représentant les diverses nations du Levant, 1715. BnF

Une œuvre de réflexion

 

Il ne nie cependant pas que l’œuvre, grâce à sa forme épistolaire, ait d’autres objectifs : « l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman. »

Les deux derniers paragraphes sont consacrés à l’argumentation en réponse aux attaques : « Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien-hardis ». L’argument repose sur le regard « étranger » des Persans, « tout à coup transplantés en Europe », et donc allant de surprise en surprise : « on n’avait à peindre que le sentiment qu’ils avoient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. » Ce même masque est alors appliqué aux passages concernant la religion : « Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d’étonnement, et point avec l’idée d’examen, et encore moins avec celle de critique. », ce sont « des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir ».

Élisabeth-Sophie Chéron, « Le Grand Seigneur dans le sérail avec le Kislar Agassi », in Recueil de cent estampes représentant les diverses nations du Levant, 1715. BnF

Ainsi, le lecteur est invité à « faire attention à la nature de cet ouvrage », alibi en fait de la critique qui n’aurait comme seule raison que la « parfaite ignorance » des personnages. Le dernier paragraphe, appel au lecteur, est donc l’ultime pirouette de l’auteur, qui, tout en protestant de son « respect pour le genre humain », joue sur le double sens de sa conclusion : « Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert, qu’elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes. » Mais, sur quoi les lecteurs ne doivent-ils pas « se tromper » ? Sur ce que vient de lui affirmer Montesquieu, que son œuvre n’est qu’un roman rendu plaisant par les personnages et la « manière singulière, naïve ou bizarre » dont ils voient la société ? Ou bien sur la nature réelle de son ouvrage, sa dimension critique à bien percevoir ?

Explication 1 : lettre 24, "L'arrivée à Paris", du début à "... toutes les familles." 

Pour lire la lettre

Lettre 24

Les premières lettres échangées entre les voyageurs persans et leurs correspondants rappellent les circonstances de ce voyage, et mettent en place le « roman du sérail ». Mais, après l’apologue des Troglodytes, des lettres 12 à 14, commencent véritablement les observations d’Usbek et de Rica, dont la lettre 24 raconte ses premières impressions lors de son arrivée à Paris, dont la lettre propose une description plaisante.

Comment le regard persan permet-il d’introduire la dimension critique de l’œuvre ?

LA FICTION ÉPISTOLAIRE 

L'énonciation

 

Montesquieu respecte les indices d’énonciation propres au roman épistolaire. La lettre mentionne, en effet, le destinataire, « Ibben », et son lieu de résidence, « À Smyrne », et le scripteur, « Rica », son lieu de séjour, et la date de l’écriture : « De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712. »  Notons déjà le recul temporel par rapport à la date des Lettres persanes, stratégie courante pour contourner la censure : c’est encore le règne de Louis XIV et non pas la Régence. Le personnage de Rica rappelle, par le pronom « nous » du début, la présence d’Usbek à ses côtés.

La lettre acquiert ainsi le réalisme d’un témoignage, tandis que l’interpellation fréquente du destinataire, par exemple par « Tu juges bien » ou « Tu ne le croirais pas peut-être », permet d’impliquer plus fortement le lecteur.

Le regard persan

 

Pour maintenir la fiction épistolaire et l’intérêt de son roman, Montesquieu doit aussi rendre crédible l’origine persane de son scripteur. Outre les noms des personnages, le lieu, une ville de Turquie, « Smyrne », et la date inscrite dans la réalité persane, soit le mois de juin, la lettre comporte plusieurs allusions au monde oriental :

        Les comparaisons, de l’urbanisme, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », et des moyens de transports, « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux » mettent en évidence les ressemblances et les différences entre le monde connu et le lieu découvert.       

Jules Lacroix, « Voyage en Perse », dessin

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       La formule plaisante, « j’enrage quelquefois comme un chrétien », inverse tout naturellement l’expression habituelle « jurer comme un païen ».

          Enfin, Rica rappelle, avec modestie, son statut d’étranger, pour expliquer sa surprise : « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner. »

En même temps, la lettre ouvre au correspondant – donc au lecteur – un horizon d’attente, propre à éveiller sa curiosité : « Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. », « C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. »

UNE DESCRIPTION SATIRIQUE (lignes 1-20) 

La description ironique fait directement écho à celle de Boileau, dans la sixième de ses Satires, parues en 1666, avec la même image introductive, « un mouvement continuel », « un bel embarras ». Cette image est doublement explicitée : par l’urbanisme, par le mode de vie des habitants.

Vue générale de Paris au XVIIème siècle

L'urbanisme

 

Derrière l’admiration première de l’architecture parisienne, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », « les maisons sont si hautes », se développe en fait une description ironique, qui va jusqu’à la caricature,

  • à travers la comparaison ridicule : « on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues » ;

  • par la vision cocasse d’une ville suspendue dans l’espace, « bâtie en l’air » ;

  • à partir de l’image plaisamment naïve d’un gigantesque jeu de cubes, due au glissement du mot "étages" à« six ou sept maisons les unes sur les autres ».

Vue générale de Paris au XVIIème siècle

L’aspect imposant de la ville et sa splendeur architecturale ne sont donc qu’une façade : en réalité, la ville est mal organisée, sans plan d’urbanisme structuré. De plus, déjà au XVIIIème siècle, où la population passe de 500000 à 750000 personnes, malgré ce grand nombre de maisons, elle est trop petite pour tous ceux qui veulent s’y installer. Enfin, la ruine économique du royaume fait que les institutions, notamment celles chargées d’approvisionner la ville et d’assurer la circulation des biens, fonctionnent mal, d’où la critique, sur un rythme ternaire en gradation, à la fin du premier paragraphe : « Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois. »

Ainsi, sous la description plaisante perce déjà la critique politique.

Les Parisiens

 

La seconde critique découle de la première. Dans une ville « extrêmement peuplée », le rythme de vie a perdu sa dimension humaine, et les contacts deviennent difficiles. C’est déjà l’élément mis en valeur dans le premier paragraphe : il est malaisé de « trouv[er] les gens à qui on est adressé », sans doute parce que tous sont trop occupés pour vous recevoir.

Au cours du texte, la critique tourne à la caricature à travers l’excès des notations, d’abord une assertion négative : « depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne ». Il reprend le procédé de la feinte admiration, « Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français »,  créant ainsi une sorte d’énigme ; mais, très vite, l’excès traduit l’ironie, et le rythme binaire, qui marque l’accélération, « ils courent, ils volent », forme un plaisant contraste avec la lenteur du rythme ternaire (8, 8, 8) pour le transport oriental : « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope ». La chute de cette phrase parachève l’effet comique puisqu’elle inverse la réalité médicale : c’est la vitesse qui peut provoquer une « syncope », et non la lenteur, comme le suggère Rica…

La critique s’accentue ensuite, car à l’agitation excessive s’ajoute l’irrespect des Parisiens, qui croient être cependant le peuple le plus poli… Les mésaventures de Rica le transforment en victime d’une voirie qui ne fonctionne pas : « on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ». Comme sur une scène de théâtre, Montesquieu joue ensuite sur le comique de gestes, en utilisant le procédé que Bergson définit, dans Le Rire (1899), comme celui du « diable à ressort », « du mécanique dans du vivant ». Ainsi, son personnage est transformé en girouette, qui tourne et retourne à force de « coups de coude », reçus « régulièrement et périodiquement » : « Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris. » Cette caricature se ferme sur l’exagération due au contraste des chiffres : « et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. »

Nicolas Guérard, « Le Pont-Neuf vu du côté de la rue Dauphine », 1715. Gravure. BnF

Nicolas Guérard, « Le Pont-Neuf vu du côté de la rue Dauphine », 1715. Gravure. BnF

Dans cette première partie de la lettre, Montesquieu reprend une satire traditionnelle de la ville, mais l’enrichit par le regard étranger qui met déjà en évidence la relativité des jugements et les préjugés présents en chaque peuple.

LA CRITIQUE POLITIQUE (lignes 24-38) 

La vénalité des charges

 

De la vision cocasse de son personnage dans Paris, Montesquieu glisse à une critique beaucoup plus dangereuse, celle de la politique du roi dont il fait un premier éloge, «  le plus puissant prince de l’Europe ». Le paragraphe est fondé sur une série d’oppositions, à partir d’une affirmation qui met en place une énigme : s’« il n’a point de mines d’or », d’où tire-t-il ce « plus de richesses » que « son voisin » ? Montesquieu met ici en cause, par la négation partielle, « n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre », la pratique, courante – mais accrue à la fin du siècle de Louis XIV car les guerres ont vidé le trésor royal – de la vente des charges officielles, ce qui permet d’obtenir des titres de noblesse et décharge de l’imposition. La critique est soulignée par le contraste entre les défauts mentionnés, « vanité », « orgueil », qui permettraient d’acquérir, pour de l’argent, « des titres d’honneur à vendre ». Le mot « prodige », à la fin du paragraphe, et le verbe d’état à l’imparfait « se trouvaient », qui, comme le rythme ternaire des trois participes passés, traduisent l’achèvement, rendent la conséquence presque magique : « ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. »

La question monétaire

 

La qualification, « un grand magicien » prolonge le terme précédent, « prodige », mais de façon péjorative, puisqu’« il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut ».  Les deux exemples qui suivent, avec la négation répétée, « il n’a qu’à », renvoient à la politique monétaire de Louis XIV, mais qui s’est poursuivie, à l’époque de l’écriture. Mais sa présentation est nettement péjorative : « leur persuader qu’un écu en vaut deux », c'est-à-dire les dévaluations, et « leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent », allusion à l'action mise en place par le financier Law. Cette manipulation semble facile, car le connecteur « et » présente la conséquence comme automatique, avec une gradation : « et ils le croient », « et ils en sont aussitôt convaincus. »

Un roi "de droit divin"

 

La dernière critique touche à la conception même de la monarchie absolue en France. La preuve de l’essence d’un roi, « de droit divin », est donnée par la pratique courante, notamment lors du sacre du roi, de toucher les « écrouelles », les plaies provoquées par une forme de tuberculose extra-pulmonaire. Il traçait un signe de croix avec le Saint-Chrême sur ces plaies, en prononçant la formule rituelle, révélatrice de son pouvoir de guérison miraculeuse : « Le roi te touche, Dieu te guérisse. » Mais Montesquieu accentue la critique, déjà en exagérant cette action à « toutes sortes de maux », et en déplaçant le miracle des corps aux « esprits » : « tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. »

LA CRITIQUE RELIGIEUSE (lignes 39-51) 

Le rôle du pape

 

La lettre se termine, en gradation, par la plus grande audace, puisque la dénonciation porte sur la religion, « un autre magicien plus fort que lui ». Montesquieu continue à jouer sur le regard persan, qui s’appuie sur ses propres réalités, le pouvoir de la magie en orient, en ne donnant que quelques lignes plus loin la clé de cette nouvelle énigme : « Ce magicien s’appelle le pape ».

Par la précision, « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres », Montesquieu fait notamment allusion à la dépendance du roi de France par rapport au pape, qui avait d’ailleurs provoqué, à la fin du XVIIème siècle, l’affaire dite « de la Régale ». En 1682, la « Déclaration des quatre articles » a, en effet, proclamé l’indépendance de la royauté par rapport à l’autorité papale, ce qui implique le droit de nommer lui-même les évêques, la supériorité de l’Église française et des conciles sur les décisions romaines. La riposte du pape a été le refus de reconnaître les évêques, ce qui a entraîné un vif antagonisme au sein de l’Église catholique, jusqu’à ce qu’intervienne, en 1693, un compromis entre Louis XIV et Innocent XI.

Dogmes et rites

 

La fin du paragraphe, avec les trois exemples donnés, rappelle la volonté des philosophes des Lumières de démythifier la dimension irrationnelle des croyances, en les faisant apparaître comme absurdes. Le premier est le dogme fondamental du christianisme, la Trinité, un dieu unique en trois personnes, « le Père », « le Fils », et le « Saint-Esprit », présenté comme un compte mathématiquement absurde : « il lui fait croire que trois ne sont qu’un ». Les deux autres exemples caricaturent les paroles sacramentelles du sacrement de l’Eucharistie, directement tirées de la Cène, rapportée dans la Bible,  quand Jésus déclare à ses disciples, en leur tendant du pain, «   Prenez, mangez : ceci est mon corps. », puis une coupe de vin : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang ... ». Cette présentation se veut faussement naïve pour masquer par le regard persan l’impiété de la critique, qui s'en prend au fondement même du christianisme

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Vue perspective de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs. Estampe, BnF

Le jansénisme

 

La fin de l’extrait, avec la mention du « grand écrit qu’il appela constitution » porte sur la lutte entre l’Église romaine et les jansénistes. Alors que le courant janséniste est censé avoir été éteint par le renvoi des religieuses de Port-Royal en 1709, puis l’incendie de leur abbaye, en 1711, la lutte est ranimée par un prêtre janséniste, le père Quesnel, qui, malgré son exil et l’interdiction par le pape, en 1708, de son ouvrage, le Nouveau Testament en français avec des Réflexions morales, continue à publier pour soutenir ses idées. En septembre 1713, le pape Clément XI condamne, par la « constitution » Unigenitus, les propositions défendues par Quesnel, qualifiées d’hérésie. La lettre résume cette lutte : le pape « voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. » 

Montesquieu rappelle le refus de sept évêques et de l’archevêque de Paris de se plier à l’autorité de Rome : ils exigèrent des explications, et furent suivis, dans ce refus, par plusieurs membres des parlements de province, proches des jansénistes, conflit qui se prolonge sous la Régence

CONCLUSION

 

Cette lettre donne le ton à l’ensemble de l’œuvre, en montrant déjà le glissement de la satire sociale à la critique de la politique et de la religion, caractéristique du siècle des Lumières, qui s’emploie à faire appel à la raison pour remettre en cause tous les abus de pouvoir.

Elle révèle aussi le double rôle du regard éloigné, celui que les Persans jettent sur les réalités françaises : il permet la mise en œuvre de procédés comiques, exagérations caricaturales notamment, mais surtout il met en évidence des défauts, dans les mœurs mais aussi dans les institutions, que le lecteur ne remarque plus tant il y est habitué. Le recours à la fiction épistolaire permet enfin à Montesquieu de jouer sur les rythmes, sur la tonalité burlesque, sur les contrastes et l’antiphrase, pour éveiller la curiosité du lecteur et l’obliger ainsi à s’étonner, comme ses personnages.

LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre 30 et 88 - "La vie sociale"

Pour lire la lettre

Dans cette lettre, c’est à nouveau Rica qui livre ses observations sur « les habitants de Paris », dépeints comme superficiels et frivoles : ils « sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance ».

Lettre 30 : "Comment peut-on être Persan ?"

 

Le premier paragraphe

Il donne des exemples de cette curiosité, à laquelle nul n’échappe, vu le decrescendo, « vieillards, hommes, femmes, enfants », en soulignant l’effet qu’il produit dès qu’il sort dans son costume persan. C’est donc l’apparence qui fonde le jugement, « Il faut avouer qu’il a l’ai bien persan », d’où la récurrence du verbe « voir ». La satire souligne à la fois la bêtise de ces curieux, « qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre », leur irrespect aussi : « je trouvais cent lorgnettes dressées contre ma figure », et une forme de vanité, de snobisme, car il s’agit surtout de montrer qu’on a vu « le Persan » : « je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. »

Le second paragraphe

Après la réaction humoristique de Rica, qui se moque plaisamment de ce succès, le second paragraphe inverse la situation : « Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne ». Pour découvrir la vérité, Rica, porte- parole de Montesquieu, applique ainsi la méthode expérimentale chère aux hommes des Lumières : « Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement ». Le constat hyperbolique,  « j’entrai tout à coup dans un néant affreux », met en valeur la superficialité du jugement, fondé sur le costume, d’où la remarque plaisante sur le rôle du « tailleur ». La fin de la lettre, avec le discours rapporté directement, forme une chute cocasse, en déplaçant la raison de l’étonnement, non plus le vêtement oriental, mais l’origine même du personnage : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » La satire va alors plus loin, puisque cette remarque sous-entend, sinon du racisme, du moins une arrogante certitude de la suprématie française.

Lettre 88 : "L'homme sociable"

 

C’est encore au comportement social des Français que s’en prend Rica dans cette lettre, en plaisantant à partir d’une citation du philosophe grec Aristote : « l’homme est un animal sociable ». Le portrait satirique, à la façon de ceux de La Bruyère dans ses Caractères, à travers les exagérations, est une caricature des comportements qui, sous couvert de sociabilité, ne font que montrer la superficialité d’une société oisive.

Une vue d'ensemble

Dans un premier temps, c’est le nombre de ces hommes « sociables » qui, associé aux indices spatio-temporels, « dans tous les coins », « en un instant », « les quatre quartiers d’une ville », « toujours empressés », soutient l’ironie : « cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens. » L’allusion cocasse à une notion physique renforce l’impression d’ubiquité que Rica cherche à reproduire pour son destinataire. Le ridicule vient à la fois du vide de leurs occupations, marqué par l’antiphrase, « l’affaire importante de demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont et d’où ils viennent », et de leur obstination à s’imposer ces visites transformées en « règles de leur cérémonial ».

Des exemples de comportement

Dans un premier temps, c’est le nombre de ces hommes « sociables » qui, associé aux indices spatio-temporels, « dans tous les coins », « en un instant », « les quatre quartiers d’une ville », « toujours empressés », soutiennent l’ironie : « cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens. » L’allusion cocasse à une notion physique renforce l’impression d’ubiquité que Rica cherche à reproduire pour son destinataire. Le ridicule vient à la fois du vide de leurs occupations, marqué par l’antiphrase, « l’affaire importante de demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont et d’où ils viennent », et de leur obstination à s’imposer ces visites transformées en « règles de leur cérémonial ».

 

L’épitaphe

L’épitaphe d’un homme censé être mort « de lassitude » forme la chute de cette lettre, en poussant à son comble la caricature à travers la parodie des épitaphes figurant sur les tombeaux romains : même si le texte n’indique pas le nom, la phrase introductive joue plaisamment sur le verbe, « C’est ici que repose celui qui ne s’est jamais reposé », de même que la traditionnelle adresse finale au « voyageur » de passage le long d’une route bordée de tombeaux : « Je me tais, voyageur ; car comment pourrais-je achever de te dire ce qu’il a fait et ce qu’il a vu ? » Traditionnellement, l’épitaphe est un éloge funèbre, rendu ridicule ici par l’énumération des chiffres, de toute nature, permettant à la fois d’évaluer la quantité de visites effectuées, mais aussi dénonçant l’aspect artificiel de la conversation : « il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes : il possédait d’ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés des anciens qu’il employait dans les occasions brillantes. » Aucun naturel donc chez cet homme, aucun esprit non plus…, ce qui détruit complètement la fonction mémorielle de l’épitaphe. Épitaphe vide, donc, pour une vie vide !

Pour conclure

 

Dans ces deux lettres, par la bouche de Rica, Montesquieu se montre sévère envers la vie mondaine parisienne, dont il ridiculise les prétendues règles de « bienséance » qui ne sont que vanité et flatterie, signes d’une société oisive.

Explication 2 : lettre 48, "L'art du portrait" : du début à "... un homme excellent." 

Pour lire la lettre

Cette lettre d’Usbek à son ami Rhédi, qui séjourne à Venise, est datée du « 5 de la lune de Rhamazan 1713 », donc de novembre, environ 18 mois après l’arrivée des deux Persans à Paris. C’est, outre le caractère propre à Usbek, ce qui explique qu’il s’intéresse à une analyse plus précise de la société.

L’extrait est composé en deux temps. Il présente d’abord la situation du scripteur, ce qui met en évidence le rôle que Montesquieu accorde à la fiction persane, puis propose deux portraits de personnages importants dans la société française.

Lettre 48

LA FICTION PERSANE (lignes 1-33) 

L'effet de réel

 

Il est important, pour Montesquieu, que le lecteur entre dans sa fiction persane ; c’est pourquoi, il s’efforce de la rendre vraisemblable, en multipliant les indices réalistes.

        D’abord, pour répondre par avance à une objection de son destinataire, l’invitation est justifiée à la fois par la personnalité de Rica et par la durée de leur présence à Paris : « Tu ne le croirais pas peut-être, nous sommes reçus agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les sociétés ; je crois devoir beaucoup à l’esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu’il recherche tout le monde, et qu’il en est également recherché. »

Michel Barthélémy Ollivier, Le Thé l’après-midi au salon du Palais du temple, 1766. Huile sur toile, 53 x 68. Musée National Château de Versailles

Michel Barthélémy Ollivier, Le Thé l’après-midi au salon du Palais du temple, 1766. Huile sur toile, 53 x 68. Musée National Château de Versailles

     Ensuite, sont précisées les circonstances de cette conversation, un séjour de « quelques jours dans une maison de campagne auprès de Paris, chez un homme de considération, qui est ravi d’avoir de la compagnie chez lui. » Le lecteur y reconnaîtra alors le rôle des femmes dans ces réunions mondaines, avec la présence d’« une femme fort aimable », et le déroulement des conversations.

       Enfin, ce souci de vraisemblance explique aussi les détails donnés sur cet homme qui va jouer le rôle d’initiateur auprès d'Usbek : « Je remarquai d’abord un homme dont la simplicité me plut ; je m’attachai à lui, il s’attacha à moi : de sorte que nous nous trouvions toujours l’un auprès de l’autre. » Ce portrait souligne ainsi la qualité de cet informateur.

Le regard observateur

 

Parallèlement, l’autoportrait d’Usbek insiste sur sa fonction, qui est aussi celle de l’œuvre, caractéristique de la volonté d’éclairer, propre au siècle des Lumières : « Ceux qui aiment à s’instruire ne sont jamais oisifs », « Je passe ma vie à examiner », « je n’avais rien de mieux à faire que d’étudier cette foule de gens ». La lettre se présente ainsi comme un témoignage, dont la véracité est garantie par le rythme ternaire : « j’écris le soir ce que j’ai remarqué, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu dans la journée. »

C’est pour cette même raison qu’il met en évidence sa curiosité, ce qui va permettre de mettre en place la structure de la lettre, une série de questions, dont il s’excuse par avance : « Vous trouverez peut-être en moi, lui dis-je, plus de curiosité que de politesse ; mais je vous supplie d’agréer que je vous fasse quelques questions ; car je m’ennuie de n’être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurais démêler. » Montesquieu, de ce fait, invite son lecteur à ne pas se contenter d’un regard superficiel, de déductions fondées sur la seule apparence – ce qu’il a dénoncé dans la lettre 30 – mais à chercher à mieux comprendre le monde qui l’entoure.

Lettres persanes, Collection Classicolycée, Belin-Gallimard

La naïveté feinte

 

Mais la fiction persane est également le masque adopté pour la satire, mis en avant dans l’introduction et dans les Quelques Réflexions de 1754. C’est parce qu’il est « étranger » qu’Usbek est amené à s’étonner, origine étrangère qu’il rappelle plaisamment en y glissant une satire des préjugés des Français, imbus de leur supériorité : « Notre air étranger n’offense plus personne ; nous jouissons même de la surprise où l’on est de nous trouver quelque politesse : car les François n’imaginent pas que notre climat produise des hommes. » Nous reconnaissons aussi la fiction persane dans le va-et-vient établi par Usbek entre la France et son propre pays, par exemple quand il évoque le sérail : « Il a une femme fort aimable, et qui joint à une grande modestie une gaieté que la vie retirée ôte toujours à nos dames de Perse », ou « ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. »

Le  but est bien d’attirer l’attention du lecteur sur des mœurs, sur un fonctionnement social qu’il ne remarque plus tant il y est habitué. C’est pourquoi Montesquieu lui prête une forme de naïveté, mise en valeur par la comparaison : « Tout m’intéresse, tout m’étonne : je suis comme un enfant, dont les organes encore tendres sont vivement frappés par les moindres objets. » Cette protestation d’innocence excuse par avance toutes les audaces.

Éveiller la curiosité du lecteur

 

Porte-parole de Montesquieu, Usbek, en signalant sa propre curiosité,  invite aussi les lecteurs à la partager, lecteurs jugés dignes de cette instruction : « il faut l’avouer, ils valent la peine qu’on les détrompe. » Il lui faut donc créer un horizon d’attente, afin d’éveiller son désir de lire la suite de la lettre. Ainsi, il lui promet de découvrir « toujours quelque chose de nouveau », qu’il présente, avec les hyperboles du lexique et les chiffres mentionnés, comme des énigmes insolubles : « Mon esprit travaille depuis deux jours : il n’y a pas un seul de ces hommes qui ne m’ait donné la torture plus de deux cents fois ; et cependant je ne les devinerais de mille ans : ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. »

Enfin, la réponse de son compagnon joue également ce rôle. Sa promesse, « je vous instruirai de tout ce que vous souhaiterez ; d’autant mieux que je vous crois homme discret, et que vous n’abuserez pas de ma confiance », suggère, en effet, par l’importance accordée à la discrétion d’Usbek et à la « confiance » entre eux, que les réponses seront audacieuses, introduiront des critiques dangereuses pour celui qui les formule. Comment le lecteur ne serait-il alors pas impatient de les découvrir ?

DEUX PORTRAITS (lignes 34-44) 

Chaque portrait est construit de la même façon : un questionnement d’Usbek, qui présente à grands traits ses observations, et les explications données par son compagnon. Dans les deux cas ressort la critique.

Le fermier général

 

Le rythme ternaire, soutenu par les adverbes d’intensité, « qui nous a tant parlé des repas qu’il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres, qu’on me dit d’être d’un accès si difficile ? », met en évidence l’importance du personnage, révélée par sa conversation, mais aussi sa vanité. Indirectement est lancée une autre critique, contre les « ministres, d’« accès si difficile », c’est-à-dire contre l’administration royale, coupée des sujets. En jouant toujours sur la feinte naïveté d’Usbek (« Je suis étranger ; mais il me semble… »), la suite du portrait développe la critique, avec la récurrence du mot « qualité » et l’antithèse entre le comportement vantard du personnage et son apparence : « Il faut bien que ce soit un homme de qualité ; mais il a la physionomie si basse qu’il ne fait guère honneur aux gens de qualité ». Il conclut en soulignant l’absence de « politesse » de cet homme : « d’ailleurs je ne lui trouve point d’éducation. » D’où sa question naïve : « Est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres ? »

La réponse donne la clé de l’énigme, le statut social du personnage, « un fermier », dont la présentation, qui reprend l’opposition introduite par Usbek, est empreinte de mépris : « il est autant au-dessus des autres par ses richesses, qu’il est au-dessous de tout le monde par sa naissance ». Déjà La Bruyère s’en était pris à cette catégorie sociale des fermiers généraux, la plus riche de toutes avec les banquiers car ils tiraient un grand profit de leur fonction. La Ferme Générale est alors chargée du prélèvement des impôts royaux, alors même que le système fiscal complexe, et injuste envers ceux qui y sont soumis, favorise toutes les fraudes, et permet aux fermiers généraux de percevoir une partie des recettes en échange de l’efficacité leur contrôle. Cela avait permis leur ascension sociale, signe de la place prise par l’argent à l’époque de Montesquieu, qui bouleverse toute la hiérarchie sociale. 

Le Doyen des Fermiers généraux faisant route vers le Néant, 1791. Estampe, BnF

Le Doyen des Fermiers généraux faisant route vers le Néant, 1791. Estampe, BnF

La chute du portrait revient sur la vanité du personnage, ramené à sa seule valeur, un employé, « son cuisinier », sous-entendant que, sans lui, nul ne dînerait à sa table : « Il est bien impertinent, comme vous le voyez ; mais il excelle par son cuisinier : Aussi n’en est-il pas ingrat ; car vous avez entendu qu’il l’a loué tout aujourd’hui. » L'orgueil du personnage se trouve donc réduit à néant. 

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Le directeur de conscience

 

Ce second portrait nous rappelle celui de Tartuffe, fait par Dorine, chez Molière : « Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille », à travers le contraste marqué par la question d’Usbek : « Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que cette dame a fait placer auprès d’elle, comment a-t-il un habit si lugubre avec un air si gai et un teint si fleuri ? » Le portrait se fonde donc, à nouveau, sur des contradictions : le « noir » de l’habit, image de rigueur et de sévérité, s’oppose au comportement gracieux du personnage : « Il sourit gracieusement dès qu’on lui parle ; sa parure est plus modeste, mais plus arrangée que celle de vos femmes. »

La définition le rattache à la religion : « C’est, me répondit-il, un prédicateur, et, qui pis est, un directeur. » La gradation souligne l’influence exercée sur les esprits par les courants religieux, et notamment les Jésuites qui, à la fin du XVIIème siècle, entendaient guider les âmes, collectivement, par la prédication publique, mais surtout dans leur fonction de confesseur : « il en sait plus que les maris ; il connaît le faible des femmes ».

Le portrait de Tartuffe

Une nouvelle contradiction ressort entre un discours moral rigoureux, « il foudroie en public », et son attitude auprès des femmes, car c’est bien la fausse dévotion qui est sous-entendue : « elles savent aussi qu’elle a le sien » montre que cet homme est prêt, lui aussi, à être « faible », à céder donc à la tentation : « à l’oreille d’une jolie femme, il parle encore plus volontiers de sa chute », « il est doux comme un agneau en particulier. » La chute du portrait sous couvert d’un éloge, accentué par les exclamations et l’énumération, « petits conseils, soins officieux, visites marquées », conclut sur une image cocasse : « il dissipe un mal de tête mieux qu’homme du monde ; c’est un homme excellent. »

La critique est donc plus audacieuse dans ce portrait que dans le précédent, puisque la religion, ses thèmes moraux, tels ceux de « la grâce » et de la « chute », n’est plus qu’hypocrisie, que masque pour des désirs coupables.

CONCLUSION

 

L’originalité des portraits de Montesquieu ne vient pas tant des cibles de sa satire, assez traditionnelles, un homme grossier qui étale avec vantardise sa richesse ou un faux dévot, que dans la façon dont il en fait des représentants de classes sociales influentes en son temps et, surtout, dont il utilise habilement son personnage persan.

Le portrait prend vie grâce au dialogue qui pose une énigme, des contradictions observées par le regard faussement naïf d’Usbek, et la résout en dénonçant, précisément, l’origine de ces contradictions. Montesquieu invite ainsi son lecteur à démasquer, au-delà des apparences, le fonctionnement réel de sa société.   

Vignette révolutionnaire représentant les trois ordres de la société d'Ancien Régime, 1789

Vignette révolutionnaire représentant les trois ordres de la société d'Ancien Régime, 1789

LECTURE CURSIVE : Jean de La Bruyère, Les Caractères, "Du mérite personnel", 1690 (5ème éd.) : "Mopse"

Pour lire le portrait

La Bruyère, dans Les Caractères (1688), représente un des modèles de Montesquieu pour l’art du portrait, en donnant un panorama très complet de la société de son temps.

Ce portrait, tiré de la section "Du mérite personnel", est construit en trois temps :

            Une phrase d’introduction, où l’écrivain se pose lui-même en garant de la vérité de son portrait : « Je connais Mopse, d’une visite qu’il m’a rendue sans me connaître. » Elle présente immédiatement le défaut dénoncé : le désir de sociabilité de cet homme est tel qu’il ne respecte pas les limites de la politesse, des convenances.

          Puis viennent les exemples, juxtaposés dans une longue phrase. La multiplication des négations, « ne… point », « ne…pas », « sans… ni sans », nulle attention », souligne le sans-gêne et la grossièreté du personnage. À cela s’ajoute l’insistance sur une prise de parole excessive, hors de propos, marquée par le rythme binaire des adverbes : « il parle et souvent et ridiculement ». Ainsi, dans son désir de se faire valoir, il n’a aucun respect des hiérarchies sociales : « on l’ôte d’une place destinée à un ministre, il s’assied à celle du duc et pair ». Le pire est qu’il n’a même pas conscience de son ridicule : « il est là précisément celui dont la multitude rit, et qui seul est grave et ne rit point. »

         La Bruyère termine ses portraits par une phrase qui forme une chute, saisissante ici par l’hypothèse injonctive qui compare le personnage à « un chien ». Elle reprend la critique de la grossièreté de Mopse, « sans embarras, sans pudeur », complétée par l’accusation de sottise.

Étude transversale : L'image de la société 

Pour voir une analyse d'ensemble

Les explications et les lectures cursives précédentes amènent à proposer une synthèse sur l’image de la société dans les Lettres persanes. On y associera la lecture de la lettre 100 sur « les caprices de la mode », qui permet de faire un bilan sur les procédés de la caricature.

Pour voir un diaporama d'analyse

Caricature

HISTOIRE DES ARTS : Michel Poisson, "Coiffure à l'échelle", caricature du XVIIIème siècle

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« Quelquefois les coiffures montent insensiblement ; et une révolution les faits descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même. » (Lettre 100)

Montesquieu se moque souvent de la coquetterie féminine,  aussi bien dans le sérail que dans la société parisienne, qu’il s’agisse du vêtement, des fards, des mouches ou des coiffures :

C’est cette image exagérée que semble illustrer cette caricature de Michel Poisson, reproduite dans un ouvrage d’Henri Gourdon de Genouillac, Paris à travers les siècles : Histoire nationale de Paris et des Parisiens depuis la fondation de Lutèce jusqu'à nos jours, datant de 1878.  

PARCOURS ASSOCIÉ - LECTURE CURSIVE : Charles Dufresny-Rivière, Entretiens ou amusements sérieux ou comiques, VI, 1699 - "Sur les femmes"

Pour lire l'extrait

Le jardin des Tuileries au XVIIIème siècle

Dans la lettre 30, Montesquieu montre la curiosité provoquée par l’habit persan de Rica. Il le montre aux Tuileries encerclé par des femmes : elles « faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait », raconte-t-il. C’est une vision semblable que propose Dufresny-Rivière dans ce passage, extrait d’Entretiens ou amusements sérieux ou comiques (1699), douze « amusements » qui parcourent la société parisienne, vue, à partir du troisième, par le regard d’un Siamois, qui, comme souvent les Persans de Montesquieu, reçoit des explications du narrateur, confondu avec l’auteur. Nous sommes ici dans le « sixième amusement », où les deux personnages sont en promenade dans le lieu alors à la mode, les Tuileries.

Le jardin des Tuileries au XVIIIème siècle

Une métaphore filée

 

C’est le Siamois qui lance la métaphore, par son exclamation, « Je n'ai vu de ma vie, me dit-il en souriant, une volée si nombreuse ! La charmante espèce d'oiseaux ! », mais elle a déjà été annoncée par l’adjectif précédent dans le récit, impropre pour parler de personnes : « l’allée en était toute couverte. »

         Le choix d’« oiseaux » pour représenter des femmes est, en soi, péjoratif, car il représente la légèreté, la frivolité…C’est ce que soulignent d’ailleurs les caractéristiques, coquetterie, infidélité, faiblesse et bavardages inconsidérés, mises en valeur dans la réponse du parisien : « ce sont des oiseaux amusants, qui changent de plumage deux ou trois fois par jour. Ils sont volages d'inclination, faibles de tempérament, forts en ramage. »

        La métaphore devient ensuite une véritable caricature, qui s’en prend, comme Montesquieu dans la lettre 100, aux excès de la mode féminine, souliers à talons élevés, et hautes coiffures : ces oiseaux « marchent toujours élevés à un pied de terre, et touchent les nues de leurs superbes huppes ».

      Enfin, la métaphore se précise à travers trois espèces d’oiseaux, qui font glisser la satire de l’apparence extérieure au caractère. Les femmes changent donc selon les circonstances, tantôt vaniteuses, des « paons dans les promenades », quand il s’agit de se montrer aux yeux du monde, des « pies-grièches dans leur domestique », mais aigres, criardes et querelleuses au sein de la famille, et devenant « des colombes dans le tête à tête », c’est-à-dire douces en tendres dans la relation amoureuse.

La métaphore porte donc déjà un jugement sévère sur les femmes

Une vision critique des femmes

 

Cette même sévérité se développe dans la seconde partie de l’extrait, une tentative de définition de la femme. Cependant, Dufresny y insère une exception qui rappelle le rôle joué par les femmes, notamment celles qui tiennent des salons réputés : « je connais des femmes qui s'élèvent au-dessus de la femme, et peut-être même au-dessus-de l’homme.  À l'égard de celles-là, je n'ai que faire de les distinguer des autres, elles se distingueront bien d'elles-mêmes. »

Mais cette réserve reste limitée, avec le cas particulier des « Parisiennes », considérées comme « les plus indéfinissables ». L’exclamation, « Parmi nos Françaises, combien de Nations différentes ! », introduit une longue énumération qui, en établissant des catégories, mêle l’éloge au blâme, notamment avec la satire des « Provinciales », jugées « sauvages », des « Coquettes » et des « femmes d’intrigues », enfin des « Belles-mères », associée à une « Nation barbare » ; de l’autre, la louange, avec le terme « policée » pour les « femmes du monde ». L’image d'ensemble est tout de même plutôt péjorative, avec une reprise de l’image traditionnelle de l’infidélité féminine, ou le commentaire du narrateur évoquant « la Nation timide… mais il n’y en a guère de celles-là ».

Pour conclure

 

Avant d’introduire son personnage siamois, Dufresny-Rivière en présente le rôle, en soulignant son double intérêt, que nous constatons dans cet extrait. D’une part, il jette sur ce qu’il observe un regard surpris, qui conduit le lecteur à réfléchir à sa propre société ; d’autre part, il permet le dialogue, un va-et-vient laissant toute leur place aux réflexions de l’auteur.

Je vais donc prendre le génie d’un voyageur siamois, qui n’aurait jamais rien vu de semblable à ce qui se passe dans Paris ; nous verrons un peu de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les préjugés de l’habitude nous font paraître raisonnables et naturelles.

Pour diversifier le style de ma relation, tantôt je ferai parler mon voyageur, tantôt je parlerai moi-même ; j’entrerai dans les idées abstraites d’un Siamois ; je le ferai entrer dans les nôtres. (Troisième amusement)

Lettre 29

Explication 3 : lettre 29 - "La religion chrétienne" 

Pour lire la lettre

Cette lettre fait partie de celles qui ont valu à Montesquieu l’accusation d’impiété, malgré l’utilisation de la fiction persane, stratégie invoquée pour justifier les critiques de son personnage. Il y traite, en effet, de la religion chrétienne, d’abord en dressant un portrait sévère des hommes d’Église, ensuite en s’attachant à dépeindre les conflits religieux.

LA FICTION PERSANE 

Les références à la Perse

 

Quoi qu’il soit en Europe depuis plusieurs mois, Rica continue à dater ses lettres à la façon persane : « Le 4 de la lune de Chalval », soit le mois de décembre.

Il utilise aussi le vocabulaire de l’islam pour les réalités chrétiennes : les prêtres sont des « dervis », et le jeûne catholique du carême devient « le rahmazan ». Il multiplie les comparaisons avec la Perse et son fonctionnement, par exemple pour expliquer le pouvoir du pape : « il les déposait aussi facilement que nos magnifiques sultans déposent les rois d’Irimette et de Géorgie. »

Enfin, pour soutenir cette fiction du voyageur persan, Montesquieu consacre le dernier paragraphe de la lettre à un vibrant éloge de l’islam : « Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même ; elle n’a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir. »

La naïveté feinte

 

L’objectif critique de Montesquieu exige que le lecteur entre dans ce jeu du regard éloigné : il lui faut donc mettre l’accent sur la naïveté de son personnage. C’est pourquoi Rica prend soin de définir à l’attention de son destinataire, Ibben, ce qu’il lui présente : « Le pape est le chef des chrétiens », « Les évêques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés », « une province qu’on appelle la Galice », « successeur d’un des premiers chrétiens, qu’on appelle saint Pierre ». Les périphrases sont aussi une preuve de cette ignorance, destinées à souligner sa surprise. Les conciles sont ainsi remplacés par « Quand ils sont assemblés »,  le chapelet par « de petits grains de bois à la main », le scapulaire par « deux morceaux de drap attachés par un ruban », le pèlerinage, ici à Saint-Jacques de Compostelle devient le voyage de « celui qui a été quelquefois dans une province qu’on appelle la Galice », et le « petit compliment » désigne la demande d’abjuration formulée par les inquisiteurs.

Les procédés choisis par Montesquieu lui permettent à la fois de montrer que chaque homme reste prisonnier de sa propre culture, donc de ses préjugés ethnocentristes, et de faire entrer son lecteur dans une autre façon de considérer la religion.

LES HOMMES D’ÉGLISE 

Le pape au Moyen-Âge

Le pape

 

Rica respecte l’ordre hiérarchique, mais il enlève au pape toute sa fonction de guide spirituel, pour n’en faire qu’un homme de pouvoir, un « chef », qui a « un grand pays sous sa domination ». En même temps, le lexique irrespectueux, « une vieille idole qu’on encense par habitude, détruit ce pouvoir, tout en en faisant une sorte d’usurpateur, puisque c’est lui qu’« on encense par habitude », et non plus Dieu. Le geste d’encenser a d’ailleurs perdu toute signification, c’est un rituel vide de sens. Le pouvoir du pape est ensuite renvoyé, par l’antithèse, à des temps anciens : « il était autrefois redoutable aux princes mêmes […]. Mais on ne le craint plus ». Le verbe pronominal « il se dit » réduit enfin sa valeur spirituelle, qui n’est plus cautionnée que par lui-même, et Montesquieu joue sur le  terme « successeur » en ne le prenant que dans son sens matériel : « c’est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses ».

Le pape au Moyen-Âge
Évêques débattant avec le Pape au concile de Constance, vers 1465, in Chronique du concile de Constance d’Ulrich Richental. Dessin au trait coloré, 39 x 29. Rosgarten Museum, Constance

Les évêques

 

Par le terme « subordonnés », et la formule « sous son autorité », le pouvoir des évêques est lui aussi diminué, et c’est à nouveau par l’antithèse qu’est mise en valeur la contradiction entre « Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui, des articles de foi », donc imposent des règles, et « quand ils sont en particulier, ils n’ont guère d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi. » De ce fait, la fonction morale de la religion disparaît, l’obligation de « remplir ses devoirs », avec la récurrence de l’idée de « dispense », qui rappelle la pratique des indulgences qui permettait d’effacer un péché en échange d’argent. 

Évêques débattant avec le Pape au concile de Constance, vers 1465, in Chronique du concile de Constance d’Ulrich Richental. Dessin au trait coloré, 39 x 29. Rosgarten Museum, Constance

Montesquieu suggère ainsi que cette « infinité de pratiques très difficiles », énumérées dans la série d’hypothèses en gradation qui servent d’exemples, est finalement inutile, puisqu’il lui oppose la solution, dans la chute brève et rapide de la phrase : « on va à l’Evêque ou au Pape, qui donne aussitôt la dispense. » C’est, en fait, un excellent moyen pour l’Église de s’enrichir, sous le masque hypocrite du salut des chrétiens : « on a pris ce dernier parti pour l’utilité publique ». La liberté que les hommes s’accordent à eux-mêmes a donc remplacé les lois divines.

Les théologiens

 

Dans l’ordre hiérarchique viennent alors les théologiens, « un nombre infini de docteurs, la plupart dervis ». Par les hyperboles, « mille questions nouvelles », et les indices temporels, « disputer longtemps », « la guerre dure », Montesquieu dénonce les querelles religieuses, si nombreuses à son époque, entre catholiques et protestants, mais aussi entre jésuites, jansénistes, quiétistes, sans oublier les conflits entre les différents ordres monastiques.  Le terme choisi pour qualifier la conséquence, « la guerre », insiste sur la violence de conflits qui dépassent de beaucoup le simple débat théologique. C’est ce que met en valeur l’assertion insistante de Rica,  « Aussi puis-je t’assurer qu’il n’y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ. », en contradiction absolue avec un des dix commandements : « Tu ne tueras pas. » Rappelons qu’à l’époque de l’écriture des Lettres Persanes la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 a relancé les persécutions contre les Protestants.  La religion se trouve donc accusée de troubler l’État.

LA CRITIQUE DE L’INQUISITION 

La notion d'hérésie

 

Une hérésie, étymologiquement liée à la notion de choix, se définit par son opposition aux dogmes établis par une religion, en l’occurrence ici l’Église catholique. Or, dans le texte, Montesquieu, à travers Rica, minimise cette définition en en faisant seulement « quelques propositions nouvelles », qui entraînent un « ralliement », c’est-à-dire réunissent des gens d’un même camp. Puis, à nouveau, au moyen d’une opposition, marquée par le connecteur « Mais » et la double négation, « n’est hérétique qui ne veut », il enlève toute force à cette division au sein de l’Église, en soulignant la facilité de la solution pour devenir « blanc comme de la neige » et « se faire appeler orthodoxe » : « il n’y a qu’à partager le différend par la moitié, et donner une distinction à ceux qui accusent d’hérésie », c’est-à-dire à donner raison aux accusateurs sur le sens donné à tel ou tel terme, que ce sens précisé soit « intelligible ou non ». Tout est donc affaire de manipulation dérisoire des textes sacrés.

L'inquisition

 

Montesquieu, comme d’autres philosophes des Lumières, s'en prend à l’exemple d’intolérance donné par l’inquisition, sans en citer le nom cependant, en mettant en valeur les autodafés : ils « font brûler un homme comme de la paille », « le brûler comme hérétique », « il serait en cendres ». Mais la critique donne surtout une image très péjorative des causes de la condamnation, dérisoires car elles ne relèvent pas de la croyance en elle-même, mais uniquement de rites : utiliser un chapelet, porter un scapulaire, faire un pèlerinage. Autant de comportements plus proches de l’irrationnel et de la superstition que de la croyance spirituelle. Il met donc l’accent sur l’injustice de ceux qu’il présente comme dangereux : « Quand on tombe entre les mains de ces gens-là ». Il plaint alors la victime, « un pauvre diable […] bien embarrassé », en donnant deux exemples pour montrer que rien ne peut la sauver, ni un serment, « Quand il jurerait comme un païen », ni son statut social, « il aurait beau donner sa distinction » : à chaque fois, la condamnation est certaine. 

Joachim Pinto, L’inquisition, XIXème siècle. Banco Central Museum, Cuenca

Joachim Pinto, L’inquisition, XIXème siècle. Banco Central Museum, Cuenca

Le dernier paragraphe dénonce le fonctionnement du tribunal de l’inquisition, dont le magistrat qu’est Montesquieu dénonce les abus : « Les autres juges présument qu’un accusé est innocent ; ceux-ci le présument toujours coupable. » Il met en évidence à nouveau une contradiction : s’ils « tiennent pour règle de se déterminer du côté de la rigueur », cela signifie qu’« ils croient les hommes mauvais », pourtant « ils ne les jugent jamais capables de mentir », ce qui implique qu’ils en ont « bonne opinion ». Le tribunal s’appuie donc sur la délation de la part d’individus fort peu recommandables : « des ennemis capitaux, des femmes de mauvaise vie, de ceux qui exercent une profession infâme ». 

Édouard Moyse, Inquisition, après 1872. Huile sur toile, 375 x 613. Musée juif, New York 

Enfin, Montesquieu dépeint le comportement des inquisiteurs, en insistant sur leur hypocrisie face à ceux qui sont revêtus d’une « chemise de soufre », c’est-à-dire enduite de soufre et autres matières propres à accélérer la combustion sur le bûcher. Les paroles indirectement rapportées sont donc particulièrement horribles. Un « petit compliment » remplace, en effet, la condamnation les appelant à renoncer à leur hérésie avant de mourir, et leur protestations d’innocence inversent leur réalité cruelle : ils « leur disent qu’ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés ». La dernière phrase forme une chute qui démasque la réalité de l’inquisition, la volonté d'enrichissement : « pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit. »

Édouard Moyse, Inquisition, après 1872. Huile sur toile, 375 x 613. Musée juif, New York 

CONCLUSION

 

Cette analyse permet de mesurer le double intérêt de la stratégie adoptée par Montesquieu. En déléguant la parole à son Persan, ici Rica, il amène le lecteur à voir d’une autre façon les institutions dont sa culture lui a fait, jusqu’alors, accepter le fonctionnement. De plus, en le faisant sourire par la forme naïve des descriptions, il lui fait accepter la tonalité polémique des dénonciations : matérialisme de l’Église catholique, conflits incessants, fanatisme et intolérance, horribles supplices… Montesquieu présente ici une Église qui a perdu toute spiritualité, ne respectant plus ses propres dogmes.

LECTURE CURSIVE : Voltaire, Candide ou l'Optimisme, 1759 : chapitre VI, § 1-2 - "L'autodafé" 

Pour lire l'extrait

Le 1er novembre 1755, un tremblement de terre dévaste la ville de Lisbonne. Voltaire lui consacre d’ailleurs long poème, paru en 1756. Il reprend cet épisode dans son conte philosophique, Candide ou l’Optimiste (1759), puisque le voyage au Portugal de son héros, innocent et naïf, est le moyen de soutenir, par cet exemple, sa dénonciation du fanatisme religieux de l’inquisition, puisque qu’effectivement un autodafé le 20 juin 1756.

Le rôle de l'autodafé

 

Voltaire utilise, dans le premier paragraphe, l’ironie par antiphrase, en présentant l’autodafé comme la décision des « sages du pays », qualifiée de « secret infaillible », alors que son efficacité est détruite par l’hyperbole dans la dernière phrase du récit : « Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable. » Ironique aussi la formule méliorative, « un bel auto-da-fé », reprise par les termes « spectacle » et « en grande cérémonie », qui contraste avec la réalité : « quelques personnes brûlées à petit feu », qui donne l’impression d’une recette de cuisine.

La description

 

Les victimes

Le connecteur « en conséquence » souligne l’absurdité du choix des victimes, car quel rapport entre ces accusés et le tremblement de terre ? La première n’a pas respecté le texte de droit religieux qui interdisait le mariage entre parrain et marraine d’un enfant, annulé par le concile de Trente (1545-1563), mais qui avait longtemps été considéré comme une loi. Le fait d’avoir « arraché le lard » qui entourait un poulet était de signe que, malgré leur conversion à la religion catholique, les juifs appelés marranes, continuait à pratiquer en secret leur religion. 

Moshe Maimon, Séder secret en Espagne à l'époque de l’Inquisition, 1893. Huile sur toile

Moshe Maimon, Séder secret en Espagne à l'époque de l’Inquisition, 1893. Huile sur toile

Quant aux deux personnages du conte, la raison invoquée, « l’un pour avoir parlé, et l’autre pour l’avoir écouté avec un air d’approbation », est totalement absurde puisque l’on ignore le contenu de cette conversation. Enfin, la périphrase, « des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil », inverse en situation plaisante un pénible emprisonnement.

La cérémonie

La description fait, effectivement, de l’auto-da-fé un « spectacle », déjà par l’insistance sur les costumes, sur lesquels la représentation est censée illustrer l’importance de la faute, paradoxalement plus grave pour Pangloss qui, pourtant, n’avait qu’« écouté » : « la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. » À cela s’ajoute la solennité de la « procession » accompagnée d’« une belle musique en faux-bourdon. »

La sentence

La dernière étape est le châtiment, et c’est à nouveau l’absurdité qui ressort, déjà à propos de Candide, « fessé en cadence », comme pour rythmer la cérémonie, et surtout à propos de Pangloss : il « fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume ». Cela traduit l’arbitraire de la sentence, puisque plus rien ne la justifie. 

Pour conclure

 

La légèreté du récit de Voltaire, qui s’emploie à faire sourire son lecteur, contraste avec la cruauté de l’autodafé, dont le philosophe démasque à la fois l’arbitraire et l’absurdité. Ainsi, il ne s’agit plus d’un acte de foi, de valeur spirituelle, mais d’un fanatisme bien éloigné des principes de l’Église.

PARCOURS ASSOCIÉ - EXPLICATION 1 : Jean de Léry, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil, 1578 : chapitre XV - "Le cannibalisme" 

Pour voir l'explication

Le récit de Léry repose, lui aussi sur un "regard éloigné", mais inversé puisque c'est l'auteur, protestant français, qui observe, lors de son séjour au Brésil, la vie et les mœurs des Indiens. Or, de même que les deux Persans de Montesquieu comparent fréquemment les réalités françaises à celles de l'Orient, Léry, lui, en découvrant le cannibalisme des Indiens, est amené à réfléchir sur les comportements barbares en France. Il introduit ainsi la notion de relativité des jugements, notamment de l'accusation de barbarie lancée contre  les peuples dits sauvages.

Léry

Explication 4 : lettre 37 - "Le roi de France" 

Pour lire la lettre

La lettre 24, une des premières envoyées par Rica, a déjà introduit une critique du roi de France, « un grand magicien », dont il critique, notamment, la politique financière.
Dans cette lettre, Usbek approfondit l’analyse, en invoquant le « caractère » du roi pour dénoncer, en fait, le fonctionnement de la monarchie absolue dont il relève les incohérences. Comment le portrait peint par Montesquieu met-il en évidence la critique politique ?   

Lettre 37

LE DESPOTISME (1er paragraphe) 

Hycinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1701. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre, Paris 

La date de la lettre, qui indique que cela fait à présent deux ans qu’Usbek a quitté Ia Perse, donne aussi l’âge du roi Louis XIV, soixante-quinze ans : d’où la brève phrase d’introduction, « Le roi de France est vieux ». Il règne, de façon personnelle après la Régence de sa mère, depuis 1751, soit vingt-deux ans de règne.

Cela peut sembler être un éloge, celui d’une monarchie puissante et stable, et c’est bien le ton donné au jugement, par le lexique mélioratif : « On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son État. » Mais Montesquieu joue sur l’origine persane de son personnage, pour inverser l’éloge en blâme : si « de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, […] plairait le mieux » à Louis XIV, s’il apprécie tant « la politique orientale », c’est parce qu’en réalité ce monarque de droit divin exerce un pouvoir tout aussi despotique.

Hycinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, 1701. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre, Paris 

UNE POLITIQUE INCOHÉRENTE (2ème paragraphe)

Tout le deuxième paragraphe se construit sur des oppositions, destinées à reproduire les « contradictions ».

        La première contradiction, amplifiée par l’exagération des âges, pourrait faire sourire, avec l’allusion à Mme de Maintenon, alors réellement âgée de 78 ans, mais ce « ministre qui n’a que dix-huit ans » est sans doute Le Tellier, marquis de Barbezieux, nommé secrétaire d’État à la guerre alors qu’il avait 23 ans. Montesquieu sous-entend ici que le roi fait confiance, pour la gestion de l’État, à des hommes immatures et trop inexpérimentés pour exercer de lourdes responsabilités.

         La deuxième critique porte sur l'intolérance religieuse. Elle renvoie à la lutte, encore en vigueur à l’époque où Montesquieu écrit, entre les jansénistes, partisans d’une religion qu’il « faut observer à la rigueur »,, et les jésuites, dont la morale, fondée sur la casuistique, est plus portée à l’indulgence… une indulgence dont Louis XIV, coupable d’adultères multiples, avait le plus grand besoin. C’est aussi « la religion » qui avait poussé le roi à révoquer l’Édit de Nantes, dont à reprendre les persécutions contre les protestants.

              Vient ensuite la dénonciation du prestige royal. Si Louis XIV vit, à la fin de son règne à Versailles, ayant donc « fui[…] le tumulte » de l’ancienne résidence du Louvre à Paris, il reste soucieux de « faire parler de lui », c’est-à-dire de soutenir sa gloire par tous les moyens, notamment les artistes à son service et els courtisans qui l’entourent.

               Plus grave est la critique sur le plan militaire. Alors même que la fin du règne de Louis XIV voit se dérouler de multiples guerres, Montesquieu introduit un paradoxe : « il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu’il aurait sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. » Le roi est donc accusé de ne pas savoir choisir les hommes qui dirigent ses armées.   

       La dernière accusation porte sur l’économie du royaume, avec l’opposition lexicale entre « comblé de plus de richesses qu’un prince n’en saurait espérer » et « accablé d’une pauvreté qu’un particulier ne pourrait soutenir », allusion, encore actuelle à l’époque de l’écriture, à l’étalage de richesses de la monarchie alors même que le trésor public est vide.

Ce jeu d’oppositions dépasse donc de beaucoup le simple « caractère » du roi. Mais, en proposant cette explication psychologique, et en feignant l’ignorance (« il m’est impossible de résoudre »), les exemples donnés, en gradation, mettent en évidence une politique royale complètement incohérente.

LES FAVEURS ROYALES (3ème paragraphe)

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L'étiquette à Versailles, « Le lever du roi ». Gravure issue de l'ouvrage Histoire de France, par François Guizot, 1875 

Montesquieu s’en prend à la fin de la lettre de façon plus générale à la vie de la cour, reproche fréquent dans les Lettres persanes. Là encore, derrière l’éloge, tel « Il aime à gratifier ceux qui le servent », se développe une critique de la faveur royale, mal distribuée à des courtisans inutiles : il passe du mot « assiduités » à « oisiveté » pour les « courtisans », ou donne comme exemples, « « un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table », références à tout le fonctionnement de l’étiquette autour du roi à Versailles. À ces gens inutiles, il oppose les hommes d’armes, qui eux, accomplissent des « campagnes laborieuses », ou celui « qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. » 

Ainsi, il ne tient plus compte de la notion de « mérite » réel, qu’il remplace par celle de sa toute-puissance de monarque, de sa « grandeur souveraine […] dans la distribution des grâces ». La critique tourne à la caricature par l’exagération finale des distances, puisque, dans les deux cas la récompense va à un déserteur : « aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre. »t le deuxième paragraphe se construit sur des oppositions, destinées à reproduire les « contradictions ».       

ULTIME JUGEMENT (4ème paragraphe) 

La conclusion de la lettre est à nouveau un éloge, « Il est magnifique dans ses bâtiments », soutenu par la comparaison avec la réalité persane, éloge accentué : « Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables. » Cependant l'éloge devient un blâme avec l’exemple des richesses, « il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville », compte tenu de l’importance que Montesquieu accorde à la démographie, seule source pour lui de la prospérité d’un État. Ce ne sont certes pas des « statues » qui enrichissent un pays !

CONCLUSION

 

Dans cette lettre Montesquieu inverse doublement la stratégie de l’éloge paradoxal. Celui-ci consiste à faire l’éloge de ce qui est, ordinairement blâmé, par exemple la paresse, la lâcheté, le mensonge…

  • D’une part, Montesquieu, lui, cache sous une apparence d’éloge ce qui représente, à ses yeux, un blâme : la grandeur du roi n’est, en réalité, qu’un masque pour autant de faiblesses.

  • D’autre part, le roi lui-même est incapable d’accorder ses éloges à ceux qui les méritent réellement : il récompense ceux qu’il devrait blâmer.

Parcours associé - Explication 2 : Sébastien Mercier, L'An deux mille quatre cent quarante, 1771, chapitre XLIV -  "Versailles" 

Mercier

Pour lire l'extrait

Sébastien Mercier publie anonymement à Londres ce roman, interdit en France, mais le succès immédiat conduit vite à lever son anonymat. Les rééditions seront nombreuses, car ce roman d’anticipation fait figure de prophétie, comme le déclare l’écrivain en 1799 : « Je suis donc le véritable prophète de la révolution. »

Le sous-titre du roman, « Rêve s’il en fut jamais », en annonce à la fois l’intrigue et la dimension utopique. Le narrateur, après une longue conversation avec un vieil anglais qui critique la France, s’endort et se trouve transporté en rêve dans Paris en l’an 2440, une ville complètement métamorphosée, améliorée matériellement et dans tout son fonctionnement et ses mœurs : « Tout était changé ».

Le réveil du narrateur est l’épilogue du roman, à la fin du bref chapitre XLIV qui le montre visitant Versailles. Comment la projection dans un monde du futur soutient-elle la critique ?

L'an2440.jpg

Clément-Pierre Marillier, illustration pour L’An 2440, 1786. Eau-forte 

LA DESCRIPTION DE VERSAILLES (lignes 1-6) 

La première phrase s’inscrit dans la réalité du XVIIIème siècle par l’éloge hyperbolique de Versailles : « ce palais superbe d’où partaient les destinées de plusieurs nations ». Le contraste avec la vision du futur est annoncé par l’exclamation du narrateur-témoin : « Quelle surprise ! » Ce contraste est mis en valeur par la négation restrictive et l’énumération ternaire, « Je n’aperçus que des débris, des murs entr’ouverts, des statues mutilées », renforcée par le lexique péjoratif qui suit : « quelques portiques à moitié renversés », « ces ruines ». Marqué par l’adjectif « antique » et fondement de l’intrigue du roman, l’écart temporel se charge ainsi de sens : le fait que le décor fait « entrevoir une idée confuse de son antique magnificence » souligne à quel point les constructions humaines sont éphémères, à quel point le passage du temps rend dérisoires les plus belles constructions humaines.

LE DIALOGUE (lignes 6-17) 

Lors de cette première partie de la rencontre, l’interlocuteur reste anonyme, « un vieillard », qui semble n’être qu’un simple informateur répondant aux questions du narrateur. Ses réponses introduisent une double critique de la monarchie absolue.

Pierre Patel, Vue du château et des jardins de Versailles, prise de l’avenue de Paris, 1668. Huile sur toile, 115 x 161. Château de Versailles

La construction de Versailles

 

La chute du château de Versailles, amplifiée par le verbe pronominal, « Il s’est écroulé sur lui-même », permet de rappeler le double coût de sa construction, souligné par l’anaphore de l’adverbe spatial « Ici ». C’est un coût financier d’abord, amplifié par le l’image hyperbolique d’une sorte de puits sans fonds dans lequel disparaît le trésor royal : « Ici est venu s’engloutir tout l’argent du royaume. » Mais le narrateur insiste surtout sur le coût humain, car, pour bâtir le « vaste palais » que le vieillard personnifie en « colosse », le roi « a fatigué ses sujets », formule accentuée par l’image hyperbolique, « Ici a coulé un fleuve de larmes », et le chiffre cité,  « un million de mains […] avec tant d’efforts » ?

Pierre Patel, Vue du château et des jardins de Versailles, prise de l’avenue de Paris, 1668. Huile sur toile, 115 x 161. Château de Versailles

L'image de la monarchie

 

De cette dénonciation en découle une autre, plus critique, du monarque lui-même, Louis XIV, dont est dressé un portrait sévère : « « orgueil impatient », repris par le verbe dans l’action dépeinte ensuite, « il a précipité édifice sur édifice », et « avide de jouir dans sa volonté capricieuse ». Le blâme est donc évident, d’un roi dont la « grandeur » n’a connu aucune limite, coupable de ce que l’antiquité nommait « hybris », désir de l’homme d’égaler la puissance divine, faute suprême d’où l’emploi du verbe « péchait » : il « a voulu forcer la nature ». Rappelons que le roi était dit « de droit divin ». Ainsi, la « nature », le temps auquel l’homme ne peut échapper, a réaffirmé sa puissance : de toute cette grandeur, « il ne reste aucuns vestiges ».

De cela, Mercier déduit la chute de la monarchie : « Les rois, ses successeurs, ont été obligés de fuir, de peur d’être écrasés. » Le souhait lance ainsi un avertissement à celui qui règne à l’époque de l’écriture, Louis XV : « Puissent ces ruines crier à tous les souverains, que ceux qui abusent d’une puissance momentanée ne font que dévoiler leur faiblesse à la génération suivante… » Les points de suspension laissent planer la menace, qui a donné à l’œuvre de Mercier sa dimension prémonitoire.

L’ÉPILOGUE (lignes 17-26) 

La fin de ce récit s’inscrit dans le tragique, avec les exclamations récurrentes et l’image hyperbolique, « il versait un torrent de larmes », mettant en valeur la douleur du vieillard, soulignée par la répétition : « Je pleure et je pleurerai toujours… ». L’attitude dépeinte, il « regardait le ciel d’un air contrit », comme pour implorer le pardon divin, et le dernier discours du vieillard révèlent les remords de celui dont le lecteur, à travers l'injonction au narrateur, découvre alors l’identité : « Sachez que je suis ce Louis XIV, qui a bâti ce triste palais », « Ah ! que n’ai-je su… ». Tel les héros tragiques de l’antiquité, punis par les dieux, lui aussi subit un châtiment divin illustré par une image symbolique de l’esprit des Lumières : « La justice divine a rallumé le flambeau de mes jours pour me faire contempler de plus près mon déplorable ouvrage… »

Comme le veulent les hommes des Lumières, il s’agit bien d’éclairer, et l’accumulation des points de suspension laisse place à la réflexion à laquelle Mercier invite son lecteur.

  • D’un côté, ressort une dénonciation des abus de la monarchie absolue, soutenue par le lexique péjoratif, « ces débris », « ce triste palais », « mon déplorable ouvrage », jusqu’à l’exclamation finale : « Que les monuments de l’orgueil sont fragiles ! »

  • De l’autre, elle s’oppose à l'optimisme de la vision présentée dans l’ensemble du roman, censée être celle de « l’an 2440 » : « Pourquoi pleurez-vous, lui dis-je ? Tout le monde est heureux, et ces débris n’annoncent rien moins que la misère publique ? … » Les hommes de l’avenir ont donc su corriger les erreurs du passé.

La chute est brutale, une morsure de serpent, rendue vraisemblable par le décor décrit, insérée dans le rêve du narrateur dont la douleur provoque alors le réveil.

CONCLUSION

 

Mercier s’inscrit dans le courant philosophique du siècle des Lumières, en jouant lui aussi, à sa façon, sur « le regard éloigné », non plus dans l’espace, comme la plupart des utopies alors connues, telles celles de Thomas More, Utopia (1516) ou de Rabelais dans l’abbaye de Thélème, décrite dans Gargantua (1534), mais dans le temps, et non plus dans le passé, dépeint comme idyllique depuis le mythe de l’âge d’or, mais dans le futur. Mercier annonce ainsi la science-fiction, genre qui prendra son essor au XIXème siècle. Cette stratégie d’anticipation lui permet à la fois de formuler une critique de la monarchie absolue, qu’il dénonce comme la véritable tyrannie d’un homme abusant de sa toute-puissance, et d’exprimer sa confiance en un avenir meilleur pour une humanité corrigée de ses défauts.

Troglodytes

Étude d'ensemble: Les Troglodytes 

Pour lire les lettres 11, 12 et 14

Dans ses Lettres persanes, Montesquieu insère un récit, forme de mise en abyme, celui des Troglodytes (Lettres XI à XIV), un peuple imaginaire, raconté par Usbek à Mirza, un de ses amis resté à Ispahan. Il répond à la question posée par celui-ci : « « Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t’ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. »

L’apologue montre comment s’est corrompu le régime politique des « mauvais Troglodytes », qui se sont entre-détruits, et, par opposition, comment les « bons Troglodytes » vont échapper à cette ruine et trouver le bonheur.

LES MAUVAIS TROGLODYTES 

La lettre 11 introduit l’apologue, en présentant, comme dans un conte avec la formule « Il y avait, en Arabie », le peuple des Troglodytes, dépeint avec sévérité : ils « ressemblaient plus à des bêtes qu’à des hommes. » Leur aspect sauvage se traduit dans leur comportement : assassinat du roi qui voulait « corriger la méchanceté de leur naturel », puis massacre d’un nouveau gouvernement dirigé par des « magistrats ». Le résultat est l’anarchie : « chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres. » Toute la fin de la lettre met en évidence, par une série d’exemples, le résultat catastrophique de l’absence de solidarité pour ce peuple qui vit essentiellement d’agriculture. L’apogée est atteint quand advient « une maladie cruelle » : un médecin la guérit, mais on lui refuse « son salaire ». Quand revient « cette même maladie », le rejet du médecin souligne la critique d’un peuple qui ignore la vertu : « Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l’âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir ; vous ne méritez pas d’occuper une place sur la terre, parce que vous n’avez point d’humanité, et que les règles de l’équité vous sont inconnues : je croirais offenser les dieux, qui vous punissent, si je m’opposais à la justice de leur colère. »

LES BONS TROGLODYTES 

Une utopie pastorale

 

Ce peuple disparaît alors, à l’exception de « deux familles ». Ce sont elles qui vont fonder le nouveau peuple des « bons Troglodytes ». Ainsi, la lettre XII  met en place une représentation qui rappelle les « pastorales » du XVII° siècle : un mode de vie idyllique au sein de la nature, « dans l’endroit le plus écarté du pays ».

L’ambiance y est patriarcale, avec l’importance de la famille, et notamment des « pères », et l’économie essentiellement agricole avec « les troupeaux », les « bœufs » et « la charrue ». Le mode de vie illustre donc « les délices de la vie champêtre », jusqu’aux danses et à la musique. Même le travail ne semble pas pesant : « la terre semblait produire d’elle-même », « La Nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins ».

Le champ lexical du bonheur parcourt l’ensemble de la lettre : « une vie heureuse », « sa félicité », « le bonheur de ces Troglodytes ».

Les valeurs fondatrices de l'utopie

 

​         L’égalité : L’ensemble du texte est structuré autour du pluriel, avec le pronom « ils » ou « ce peuple » : ainsi est mise en place, dans le dernier paragraphe, la notion d’un partage égal, aussi bien des responsabilités que des travaux et des possessions.

         La « vertu » : Montesquieu construit une opposition entre les « méchants » Troglodytes et les « bons », ce peuple, issu des deux survivants. Une gradation ternaire, « ils avaient de l’humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu » souligne l’importance, chez eux, du respect de la morale. Les deuxième et troisième paragraphes développent ce thème, avec la récurrence du mot « vertu », et l’introduction de la notion d’ « innocence », c’est-à-dire, au sens étymologique, l’incapacité de nuire à autrui.

         La religion : Au cœur du passage est placée la religion, comme un couronnement de cette société idéale : « il apprit « la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la Nature y avait laissé de plus rude » (l. 24). Montesquieu lui assigne un double rôle. D’abord, la peur que suscite le châtiment des dieux, leur « colère », garantit le respect des valeurs morales : « il apprit à les craindre », donc à s’éloigner du mal ; mais elle enseigne aussi à pratiquer la charité envers autrui et la fraternité, comme le révèle le contenu de leurs prières : « Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. »

Le choix d'un gouvernement

 

Après la lettre 13, qui poursuit en donnant des exemples de la « vertu » des bons Troglodytes et montre comment ils ont pu réussir à triompher des ennemis, jaloux de leur prospérité, qui sont venus leur faire la guerre, la lettre XIV apporte une conclusion à l’apologue, l'établissement d'une monarchie : « Comme le peuple grossissait tous les jours, les Troglodytes crurent qu’il était à propos de se choisir un roi. »

Montesquieu imagine alors le discours de ce roi, un sage vieillard, qui déplore cette évolution politique vers la monarchie : « je mourrai de douleur d’avoir vu en naissant les Troglodytes libres, et de les voir aujourd’hui assujettis ». Son blâme sévère des Troglodytes se fonde sur une représentation critique de la monarchie : « vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu. »

POUR CONCLURE

 

L’utopie imaginée par Montesquieu met en place un mode de vie qui rappelle l’ancien mythe de « l’âge d’or ». Or, le XVIII° siècle connaît déjà un essor économique, culturel et urbain, il est donc possible de s’interroger : n’est-ce pas là une vision trop passéiste d’une société idéale ? 

Cependant, cet apologue met en valeur une notion fondamentale pour Montesquieu, celle de « vertu », dont il développera longuement le rôle dans L’Esprit des lois, en la liant à une réflexion sur la liberté. Seule la « vertu » de citoyens, animés par l’amour des lois et l’intérêt général, peut permettre de fonder un gouvernement juste qui n’aura pas besoin de recourir à la force pour obtenir la soumission des sujets, contrairement à la monarchie absolue.

Étude transversale : La vie politique 

Pour voir une analyse d'ensemble

Les explications et les lectures cursives précédentes, ainsi que l'apologue des Troglodytes amènent à proposer une synthèse sur les conceptions politiques de Montesquieu dans les Lettres persanes, en rappelant à la fois ses critiques et ses souhaits pour un meilleur gouvernement. On y associera la lecture d'extraits des lettres 125, sur les faveurs accordées aux courtisans, et 138, sur le système de Law. 

Politique

Parcours associé - Explication 3 : Voltaire, Micromégas, 1752, chapitre VII -  "Conversation avec les hommes", du début à "... nous n'entendons pas." 

Pour lire le texte et voir l'explication

Micromégas
Voltaire, Micromégas, 1752

Le héros géant du conte philosophique de Voltaire, Micromégas, paru en 1752,  est chassé de sa planète, et voyage alors  « de globe en globe », avec un habitant de Saturne, rencontré pendant son voyage. Tous deux arrivent sur la planète terre. Après bien des difficultés, tant les terriens sont minuscules, ils parviennent à saisir un bateau, peuplés de quelques philosophes, et arrivent à communiquer avec ceux dont ils admirent l'intelligence, brillant dans un si petit corps... Mais, au chapitre VII, un de ces philosophes va expliquer aux voyageurs les barbaries dont sont capables les hommes.

​Comment le dialogue permet-il à Voltaire de formuler un violent réquisitoire contre la guerre ? 

Étude transversale : La vie religieuse 

Pour voir l'analyse

Les explications et les lectures cursives précédentes, ainsi que l'apologue des Troglodytes amènent à proposer une synthèse sur les conceptions religieuses de Montesquieu dans les Lettres persanes, en rappelant à la fois ses critiques et ses souhaits pour moins de conflits religieux, pour plus de tolérance. On y associera la lecture d'extraits des lettres 134, sur la théologie et la métaphysique, et 46, sur le déisme. 

Religion

Parcours associé - Explication 4 : Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, 1756 -  En Espagne 

Pour lire le texte et voir l'explication

Scarmentado

Le conte de Voltaire met en scène, à son tour, le « regard éloigné », puisque le philosophe, en déplaçant son héros d’abord en Europe, puis en Orient et en Asie, lui fait découvrir des réalités souvent terribles, derrière lesquelles se masquent, en fait, les critiques de Voltaire sur les mœurs, la vie politique et, surtout, les conflits dus au fanatisme religieux, bien présent dans la France de son temps. Il termine son tour de l’Europe par l’Espagne, occasion pour Voltaire de dénoncer les pratiques de l’inquisition.

​Comment le récit de la péripétie vécue par son héros voyageur met-il en valeur la critique religieuse de  Voltaire ? 

Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado, 1756

Explication 5 : lettre 137, "Sur les différents genres littéraires" 

Pour lire la lettre 

Lettre 137

La lettre 133 de Rica informe son destinataire anonyme de sa visite à une « grande bibliothèque dans un couvent de dervis ». Les quatre lettres suivantes, par l’intermédiaire du bibliothécaire qui lui sert de guide, offrent un panorama des livres qui y figurent, dans les domaines de la théologie, de la science, de l’histoire, et, pour cette lettre 137, de la littérature : d’abord la poésie, à travers les différents genres, puis le roman. Comment le dialogue entre les deux personnages permet-il à Montesquieu de porter un jugement sur les différents genres littéraires ? 

LES POÈTES 

Dans le premier paragraphe, le bibliothécaire porte un jugement d’ensemble sur les poètes, sévère pour reproduire le jugement de Montesquieu, qui, en philosophe des Lumières, met la raison au premier plan : « ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments ». La comparaison, « comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs parures et leurs ornements », accentue d’ailleurs cette critique. La prise à témoin de Rica par son interlocuteur, « Vous les connaissez », maintient la fiction persane par l’allusion à la poésie « chez les Orientaux », mais ne fait que soutenir ce défaut, l’irrationnel : « le soleil plus ardent semble échauffer les imaginations mêmes. »

La suite de la lettre, avec l’anaphore du présentatif, « Voici », puis la reprise verbale, « On voit », « Vous voyez », « J’ai vu », reproduit le passage du visiteur d’une section de la bibliothèque à une autre.

Les poètes épiques

 

La présentation commence par le genre poétique le plus ancien, l’épopée : « Voilà les poèmes épiques ». Mais la réaction d’étonnement de Rica, « Eh ! qu’est-ce que les poèmes épiques ? », permet l’ironie dans la réponse du bibliothécaire, qui feint l’ignorance, redoublée : « je n’en sais rien », « c’est aussi ce que je ne sais pas ». Montesquieu refuse ainsi d’entrer dans le débat qui, à la suite de la "Querelle des Anciens et des Modernes", à la fin du XVIIème siècle, s’est développée à propos d’Homère au XVIIIème siècle : les Modernes, Perrault et Fontenelle, critiquent alors l’admiration qu’on avait alors pour Homère, selon eux excessive. 

Antoine Houdar de La Motte, L'Iliade, 1714 : traduction en vers

Deux traductions, l’une de Madame Dacier, en 1711, l’autre de Houdar de La Motte, en vers, en 1714, ont relancé la querelle… Un bref essai de Montesquieu, rédigé en 1734, à l’issue d’un voyage en Italie, intitulé ensuite De la Manière gothique, confirme, en tout cas, le jugement des Lettres persanes : « les connaisseurs disent qu’on en a jamais fait que deux », bien sûr l’Iliade et l’Odyssée. L’ajout, « Ils disent de plus qu’il est impossible d’en faire de nouveaux ; et cela est encore plus surprenant », car c’est nier la valeur de l’Énéide de Virgile, mais aussi l’existence de La Franciade, de Ronsard, au XVIème siècle. Mais notons qu’aucun nom n’est ici cité, et que le genre n’est pas même défini. 

Antoine Houdar de La Motte, L'Iliade, 1714 : traduction en vers

Les poètes dramatiques

 

Inversement, l’éloge est nettement formulé à propos du théâtre : ils « sont les poètes par excellence, et les maîtres des passions. » Qu’il s’agisse de la comédie ou de la tragédie, c’est l’action de l’œuvre théâtrale sur le public qui est mise en valeur : « : les comiques, qui nous remuent si doucement ; et les tragiques, qui nous troublent et nous agitent avec tant de violence. » Notons que Montesquieu reflète ici la place prépondérante du théâtre dans la vie culturelle du XVIIIème siècle, plusieurs fois évoquée dans les Lettres persanes.

Les poètes lyriques

 

Du « nous » précédemment utilisé, le locuteur passe au « je » pour formuler un jugement plus critique : « Voici les lyriques, que je méprise autant que j’estime les autres ». L’oxymore, « une harmonieuse extravagance », unit les deux remarques précédentes, l’idée des « agréments » » propres à la poésie qui masque son principal défaut, l’irrationalité.

François Boucher, Pastorale d’été, 1749. Détail, 263 x 201. Wallace Collection, Londres

La poésie pastorale

 

Les deux sous-genres ensuite nommés, « les idylles » et les « églogues » relèvent de la poésie pastorale, qui met en scène des bergers et bergères, dans le premier cas avec une insistance sur l’amour, idéalisé car vécu dans l’innocence au sein de la nature, dont le second fait l’éloge des bienfaits qu’elle dispense et des occupations heureuses qu’elle offre. Ce genre, mis à la mode au XVIIème siècle, permet à Montesquieu de glisser une critique des « gens de cour » auxquels elles « plaisent tant », ironique puisque l’on ne peut pas trouver de poésie plus contradictoire avec leur propre mode de vie, et leur statut social. Eux-mêmes ressentiraient donc le besoin d’y trouver « une certaines tranquillité qu’ils n’ont pas »…

François Boucher, Pastorale d’été, 1749. Détail, 263 x 201. Wallace Collection, Londres

La poésie satirique

 

Montesquieu a gardé pour la fin sa plus violente critique, soulignée par l’hyperbole : « voici les plus dangereux ». Elle vise la poésie satirique, plus particulièrement le sous-genre des « épigrammes ». Si l’épigramme n’est, à l’origine, qu’un court poème qui doit reposer sur un trait d’esprit, une "pointe", elle est, au fil du siècle, devenue particulièrement ironique, d’où la façon dont Montesquieu la caractérise ici : « de petites flèches déliées qui font une plaie profonde et inaccessible aux remèdes. » L’épigramme, qui vise alors fréquemment les hommes politiques mais aussi les auteurs, se termine, en effet, souvent, par une pointe qui se veut blessante.

LES ROMANCIERS 

Le jugement du bibliothécaire

 

La principale dénonciation porte sur « les romans », dont les auteurs sont qualifiés de façon péjorative, comme « des espèces de poètes », ce qui les infériorise. Le rythme ternaire en gradation précise les reproches :

  • Ils « outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur », ce qui rejoint l’idée d’irrationalité, d’« extravagance », précédemment invoquée.

  • Le deuxième reproche est amplifié par les indices temporels : ils « passent leur vie à chercher la nature, et la manquent toujours ». Il rappelle l’exigence propre au classicisme, imiter par l’art « la nature ».

  • Enfin, le locuteur se moque de l’invraisemblance des « héros » de romans, par la comparaison aux « dragons ailés » et aux « hippocentaures », animaux imaginaires, surnaturels.

Le regard persan

 

En remettant au premier plan le regard persan, Montesquieu peut accentuer sa critique. Sous couvert de critiquer les romans de Perse (« les nôtres »), c’est bien, en effet, le roman français qu’il invite le lecteur à juger, plus particulièrement les romans précieux à la mode depuis le XVIIème. Ainsi, la remarque « il faut dix années de passion avant qu’un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse », si elle se rattache aux « mœurs » d’un pays musulman où les femmes sont voilées, est une allusion aux péripéties amoureuses multipliées dans ces romans précieux, que reflète l’itinéraire de la Carte du pays de Tendre dans Clélie, histoire romaine, roman de Mlle de Scudéry en dix volumes, parus de 1654 à 1660, ici qualifiées d’« ennuyeux préliminaires ». Le lecteur reconnaît, à la fin de la lettre, le rejet de tout ce qui relève du surnaturel, marqué par l’hyperbole : « on a recours à un artifice pire que le mal même qu’on veut guérir ; c’est aux prodiges. » Les deux exemples qui suivent sont particulièrement ridicules, et la répétition lexicale, accentuée, « ces prodiges extravagants nous révoltent », souligne le souhait de Montesquieu, celui de vérité caractéristique de l’esprit des Lumières.

CONCLUSION

 

Dans cette lettre, Montesquieu a donc délégué le jugement à deux personnages, d’un côté un bibliothécaire qui n’hésite pas à formuler ses propres éloges et blâmes, de l’autre Rica, qui, à la fois, peut exprimer sa surprise et porter indirectement un jugement sévère sur les romans français en feignant de critiquer ceux de Perse. Ainsi, Montesquieu demande à son lecteur d’être vigilant, de savoir décoder le double sens qui masque sa volonté d’ensemble : la vie culturelle, la vie littéraire doivent « éclairer », montrer la vérité au lieu de ne chercher qu’à divertir dans la plus totale invraisemblance.

HISTOIRE DES ARTS : La 1ère de couverture des Lettres persanes, édition Garnier-Flammarion

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Conclusion : "Le regard éloigné" 

La contestation de l'ethnocentrisme

 

Depuis la Renaissance règne l’européocentrisme, c’est-à-dire que les Européens, qui ont commencé à découvrir les peuples indigènes lointains, adoptent le comportement qu’avaient déjà les Grecs qui, dans l’Antiquité, considéraient comme « barbares » tous les peuples qui n’avaient pas leur propre civilisation, les Parthes, les Scythes, les orientaux… L’Europe se considère comme le centre du monde, dotée de la réelle civilisation face à des peuples indigènes dits « sauvages », primitifs, chargée donc de leur imposer cette civilisation, des lois, une religion… Rares sont ceux qui, au XVIème siècle, comme Montaigne dans ses Essais, « Des cannibales » ou « Des coches », ou comme Jean de Léry, dans Histoire d’un voyage en la terre du Brésil, remettent en cause cet ethnocentrisme, pour considérer, d’une part que ces peuples, restés proches de la nature, ont développé d’évidentes qualités, d’autre part que les reproches qui leur sont adressés, violence, guerres cruelles, polygamie, voire cannibalisme…, pourraient être retournés contre les Européens, qui se jugent tellement supérieurs.

Le siècle de Louis XIV ne fait qu’accentuer cette forme d’arrogance française, car il a fait rayonner sur toute l’Europe l’image d’une civilisation luxueuse, brillante et cultivée. Ainsi, tandis que la monarchie absolue imposait sa puissance, dont Versailles offre la preuve, dans l’Europe entière se diffusent la culture et la langue françaises. De la lointaine Russie aux pays plus proches, Hollande, Autriche, Prusse, Espagne..., les privilégiés parlent français, les théâtres accueillent des pièces françaises, et les philosophes, Voltaire, Diderot…, correspondent avec une élite étrangère cultivée.

Des feintes pour "éloigner le regard"

 

Cependant, ces philosophes des Lumières portent souvent un regard sévère sur le fonctionnement de leur société, sur la monarchie absolue, sur la religion, source de conflits, sur la vie culturelle. Même s’ils ne s'accordent pas sur les solutions proposées pour y remédier, tous se rejoignent pour en dénoncer les abus.

Mais, d’une part la censure sévit, ce qui les contraint souvent à publier à l’étranger, sous anonymat, comme le fait d’ailleurs Montesquieu pour ses Lettres persanes. D’autre part,  ils doivent à la fois séduire des lecteurs qui se plaisent à des lectures plus frivoles, tels les romans à la mode, les genres poétiques légers,  et les spectacles de théâtre ou d’opéra, et les contraindre, sans en avoir l’air, à prendre une distance avec leurs préjugés pour jeter un regard plus objectif sur le monde qui les entoure. D’où la feinte du « regard éloigné », triplement :

  • par une peinture des peuples primitifs, comme le fera Bougainville dans son journal, Voyage autour du monde, publié en 1772. Il s'agit de présenter aux lecteurs un mode de vie, dont les qualités sont soulignées par rapport aux préjugés et aux défauts de la réalité occidentale.

  • De cette même stratégie relèvent les récits qui racontent un voyage fictif, Candide ou Histoire du voyage de Scarmentado écrite par lui-même de Voltaire : les lieux visités, parcours initiatique pour un jeune héros ignorant, sont autant de moyens de représenter des réalités françaises, voire européennes.

  • en imaginant les réactions d'un étranger, venu de loin, de Perse chez Montesquieu, du Canada dans L’Ingénu de Voltaire – parfois même de l’espace comme dans Micromégas.

Dans les deux cas, c’est l’expression de la surprise, de l’étonnement, qui met en valeur la critique.

Parfois même, les deux feintes se combinent, par le va-et-vient entre la terre d’origine et la France découverte, par la comparaison effectuée  par le personnage, tel le Huron dans L'Ingénu. Dans les Lettres persanes, c’est le rôle aussi que remplissent toutes les mentions et descriptions de la Perse, tantôt prétextes à dénoncer les mœurs françaises, quand Rica ou Usbek signalent la ressemblance, par exemple pour les superstitions religieuses ou le goût pour des romans ineptes, tantôt, par contraste, en montrant le supériorité de leur pays d’origine.

Enfin, un autre masque destiné à « éloigner le regard » a été adopté par Sébastien Mercier, l’écart non plus spatial mais temporel, la projection de 700 ans, en « l’an 2440 », pour mieux mesurer les changements qui ont pu rendre meilleure la société française, en remédiant à toutes ses injustices. C’est cette stratégie d'anticipation que développeront, au XIXème siècle, les auteurs de science-fiction.  

Un lecteur actif

 

Ces feintes impliquent de faire confiance au lecteur, jugé capable de les démasquer, par exemple de lire la critique dans les descriptions et les portraits des Persans, exprimant leur surprise, voire leur blâme, mais aussi de reconnaître la société française et sa culture dans l’image donnée de la Perse. Le despotisme du sérail, par exemple, avec la sujétion des eunuques, la soumission des femmes, offre, en modèle réduit, une représentation des abus de la monarchie absolue. À cela s’ajoute l’emploi fréquent de l’ironie par antiphrase, où l’éloge, tel celui du « bel autodafé » dans Candide, est, en réalité, une inversion qui traduit le blâme.

Enfin, l’ultime éloignement que Montesquieu impose à son lecteur est celui de la linéarité, habituelle dans un roman où nous suivons le héros, à travers ses péripéties successives, chronologiques, dans un récit à narrateur unique, qu’il emploie le « Je » ou soit mené par un narrateur omniscient. Or, dans les Lettres persanes, si nous trouvons certes une chronologie, puisque les lettres sont datées, il est beaucoup plus difficile de suivre un récit à travers les multiples scripteurs des lettres, tantôt envoyées des lieux du voyage de Rica et Usbek, tantôt reçues de Perse ou des lieux de séjour de leurs amis. Sauf en quelques passages, par exemple à propos de la démographie ou lors de la visite de la bibliothèque, elles s’entrecroisent alors, d’où l’attention indispensable pour suivre l’échange. L'énonciation se complique encore lorsqu'une lettre donne la parole à un autre personnage, ou même recourt à la mise en abyme en introduisant une autre lettre, ou un conte, une légende.. L'épistolaire permet aussi de passer sans transition d'un sujet à un autre, sous le prétexte d’un déplacement, d’une rencontre, d’une conversation, et  les jugements peuvent même être contradictoires en fonction du scripteur, ce qui rend aussi plus difficile de construire une vision d’ensemble de la critique formulée, éparse dans plusieurs courriers, de même que de percevoir clairement les conceptions propres à Montesquieu.

En ce siècle des Lumières, l’auteur compte donc sur un lecteur doté de raison, lui aussi capable d’être "éclairé" dans sa lecture.

LECTURES CURSIVES : Jugements sur "le regard éloigné" 

Pour voir les extraits

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952 : la notion de "barbarie"

 

Le rejet de l'altérité

Le texte s’ouvre en soulignant un comportement inscrit en tout homme, fondé sur ses préjugés, selon lui, le rejet catégorique des « formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions ». Le choix des termes, frisson » et « répulsion », associe cette attitude à un sentiment mêlé de peur et de dégoût. Il en rappelle alors l’origine antique, le mot « barbare » dans l’Antiquité grecque, le mot « sauvage » en Occident.

En proposant une étymologie du mot « barbare », « la confusion et l’inarticulation du chant des oiseaux », il souligne à quel point il déshumanise ceux qui sont ainsi qualifiés, rapprochés des animaux, « rejetés hors de la culture, dans la nature ». Chacun privilégie, en fait, sa propre « norme », en restant finalement enfermé dans sa culture

Le lien avec les Lettres persanes

L’idée d’altérité prend un double sens dans les Lettres persanes :

  • D’un côté, il y a l’altérité des Persans aux yeux des Français, qui, lorsqu’ils font montre de curiosité, les transforment en une sorte d’animal exotique, et finissent par s’écrier, alors même que Rica a adopté le costume occidental, « Comment peut-on être Persan ? », comme s’il s’agissait là d’un statut l’excluant de l’humanité.

  • De l’autre, il y a l’altérité des Français – et encore plus des Françaises, non voilées et aux mœurs si libres – aux yeux des Persans, étonnés par tout ce qu’ils voient, et souvent même indignés devant les abus de la monarchie ou de la religion. La critique de l’Inquisition, par exemple, en souligne nettement  la « barbarie »… 

Elle pourrait aussi s’appliquer aux extraits de Voltaire, au roman d’anticipation de Mercier. Et Lévi-Strauss, dans sa conclusion, rejoint les réflexions de Léry, comparant la sauvagerie des Indiens à celle des Français : «  Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie », c’est-à-dire qui la rejette sur ceux qui sont différents en oubliant celle que révèlent ses propres comportements.

Sur Montesquieu et les Lettres persanes

 

Paul Valéry, Variété II, Études littéraires, 1929

Valéry se place, dans son jugement, du point de vue du lecteur, en montrant les Persans en train d’« entrer chez les gens ». Il insiste sur le rôle de l’étonnement, « leur faire la surprise d’être surpris », en soulignant la façon dont les réactions des Persans, donc la stratégie de Montesquieu, leur « ingénuité feinte ou réelle », source de l’ironie, perturbent les conceptions du lecteur, lui font « ressentir la relativité d’une civilisation », à laquelle il est tellement habitué qu’il ne la remet pas en cause.

Mais Valéry va plus loin, en prêtant à l’œuvre de Montesquieu une dimension pré- révolutionnaire, qui dépasse sans doute les intentions de cet auteur, qu’il transforme en une sorte de « prophète », qui aurait même fait plus que « prédire »… Montesquieu a, certes, dénoncé bien des excès de la monarchie absolue, a condamné avec force la politique monétaire, le rôle des courtisans, inutiles, et les conflits religieux. Il a aussi critiqué l’esclavage, et tout ce qui porte atteinte à l’essor démographique, dont il fait la source première de la prospérité d’un État, avec le respect des lois et l’équilibre des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais il y a loin de ces critiques et de ses souhaits, dépeints par exemple dans l’apologue des Troglodytes, à une volonté réellement révolutionnaire.

Roger Caillois, Préface à son édition des Œuvres complètes de Montesquieu, 1949

Roger Caillois, lui, se place davantage à la fois du point de vue du romancier et du lecteur, en soulignant l’effort à accomplir pour effectuer ce qu’il nomme une « révolution sociologique », caractérisant ainsi l’œuvre de Montesquieu et ce qu'il exige de son lecteur. Chacun est, en effet, naturellement porté à « respecte[r] » ses propres « institutions », « habitudes », « mœurs », parce qu’ « on y est si bien accoutumé dès sa naissance ». D’où l’insistance sur la difficulté : « il faut se retenir », « Il s’agit d’oser », Il faut une puissante imagination […] beaucoup de ténacité ». Tant sont puissants nos préjugés, tant nous sommes enracinés dans notre propre culture.

Pour que le lecteur la remette en cause, l’écrivain doit donc adopter la stratégie des Lettres persanes : « se feindre étranger à la société où l’on vit », « la regarder du dehors », l’obliger donc à éloigner son regard pour qu’il se débarrasse de ses préjugés.

Pour voir le texte du commentaire

DEVOIR 

Le commentaire littéraire :

Vous proposerez un commentaire organisé de cet extrait de L'Aventure ambiguë, roman de Cheikh Hamidou Kane, datant de 1961.

Pour voir le corrigé du commentaire rédigé

La dissertation littéraire :

        Dans son ouvrage critique, Montesquieu par lui-même, paru en 1953, Jean Starobinski porte le jugement suivant sur les Lettres persanes : « Sitôt que le regard conteste la légitimité des apparences, tout lui apparaît masque. L’ironie est partout à l’affût du mensonge et de l’illusion, qui lui sont douces proies. Elle se divertit des contradictions de l’être et du paraître. »

         Dans un développement organisé, vous expliquerez et commenterez ce jugement, en vous appuyant sur l’œuvre étudiée et sur le parcours qui lui a été associé.

Pour voir le corrigé de la dissertation en partie rédigé

Lecture personnelle: Didier Daeninckx, Cannibale, 1998 

Didier Daeninckx, Cannibale, 1998

Le roman de Didier Daeninckx, Cannibale, écrit à l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, a ensuite donné lieu à une pièce, Des Kanaks à Paris, radiodiffusée sur France Culture, puis, en 2009, à une bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé. Le romancier se définit comme engagé : « Pour moi, c’est une maxime d’écrivain : être un homme contre. ». Il s’en prend au racisme qui, en 1931, a conduit les dirigeants français à mettre en scène, lors de l’Exposition coloniale de 1931, un groupe de kanaks contraints de jouer les sauvages anthropophages dans le décor d’un village calédonien reconstitué au bois de Vincennes à cette occasion.

Pour une lecture active, préparation à l’entretien prévu à l’épreuve orale de l’EAF, il est conseillé de commencer par une recherche sur cette Exposition coloniale, son organisation et son objectif politique, en s’appuyant sur la vidéo ci-contre, et sur la situation en Nouvelle-Calédonie dans les années 1880. Sera effectuée ensuite une présentation de l’œuvre : son titre – pourquoi le singulier ?  –, sa structure qui croise deux époques, le temps du récit du vieux Gocéné à des rebelles kanaks, et celui des événements racontés. 

Un film d'Alexandre Rosada

Pour répondre à l’enjeu du programme, « le regard éloigné », on étudiera ensuite, à travers les péripéties vécues par les deux principaux personnages, Gocéné et Badiboin, le regard du groupe de jeunes kanaks qui découvrent la France, Paris, et notamment le racisme, face à celui que portent sur eux les visiteurs de l’exposition et les Français qu’ils sont amenés à rencontrer, parmi lesquels Francis Carroz qui sauve la vie du héros. On conclura sur les composantes du racisme tel que le dénonce le roman.

Cannibale-BD.jpg

Pour personnaliser cette lecture, sont proposées ensuite des analyses spécifiques sur :

  • la planche de bande-dessinée jointe,

  • la chanson d’Alibert, Nénufar, évoquée dans le roman comme

          « l’hymne » de l’Exposition coloniale,

  • un ou deux passages choisis pour leur intérêt, en expliquant les raisons de ce choix,

  • un jugement critique sur le roman, sur l’image qu’il donne à la fois des peuples colonisés et du colonisateur.

Pour une étude plus précise du roman 

Pour écouter la

chanson

Didier Daeninckx, Cannibale, 2009, bande dessinée illustrée par E. Reuzé

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