
AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
Pour le lycée
... des corpus thématiques
... des œuvres de genres différents
Création en cours
Analyse du corpus
Le programme de français en classe de 1ère propose l’étude, pour les séries générales, des Lettres persanes de Montesquieu.
Le corpus comporte une introduction, nécessaire pour poser une biographie rapide de Montesquieu et le contexte historique de l’écriture, et une présentation d’ensemble de l’œuvre : parution, titre, structure. Une conclusion conduit à une synthèse sur Montesquieu, écrivain des Lumières, et sur les principaux aspects de son écriture. Il sera important aussi de conclure sur l’enjeu de l’étude : que signifie « le regard éloigné » ? en quoi enrichit-il la satire ? Cette conclusion conduit à un travail d’écriture, avec les sujets prévus à l’épreuve du baccalauréat, un commentaire et, pour les séries générales, une dissertation. Une lecture personnelle complète cette étude, Cannibale de Didier Daeninckx, roman de 1998. Puisqu’elle peut faire l’objet du choix des élèves pour la seconde partie de l’épreuve orale, quelques pistes de recherche sont proposées de façon à pouvoir constituer un dossier personnel.
Pour l’étude de l’œuvre, sont prévues :
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cinq explications d’extraits ;
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l’étude d’un groupe de lettres : l’apologue des Troglodytes ;
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des études transversales, qui correspondent aux analyses effectuées sur l’ensemble de l’œuvre. Elles s’appuient donc sur la lecture cursive d’extraits.
Le programme impose d’associer à l’étude de l’œuvre un « parcours » de nature à l’éclairer, à la compléter, à prolonger la réflexion. Il est possible de le traiter avant l’étude de l’œuvre, pour la préparer, ou après, en prolongement.
Il nous a semblé préférable de mettre les textes et autres documents choisis en regard avec les différentes approches des Lettres persanes, afin de créer ainsi un effet de miroir pour approfondir la réflexion.
Ce parcours associé, en caractères gras dans le tableau, comprend
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quatre explications d’extraits,
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des lectures cursives d’autres textes, antérieurs, contemporains ou ultérieurs ;
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trois documents relevant de l’histoire des arts.


HISTOIRE DES ARTS : Pierre Mignard, Louis XIV vêtu à la romaine, couronné par la Victoire (siège de Maestricht), 1673
Pierre Mignard (1612-1695), après avoir achevé en Italie sa formation picturale – ce qui lui vaut son surnom « Le Romain » - est rappelé en France en 1657 par Louis XIV, dont il devient un des peintres officiels. « Romain », il l’est aussi parce qu’il poursuit la grande tradition du classicisme italien, inaugurée par Raphaël et les Carrache. Cet art classique associe la volonté de renouer avec la perfection antique, en l'associant aux règles d’ordre et de grandeur afin de célébrer la puissance, ici celle du roi Louis XIV. Les tableaux historiques et allégoriques y tiennent donc une part importante.
Pour voir un diaporama d'analyse

Présentation des Lettres persanes
La présentation de l’œuvre en étudie les conditions particulières de la parution et le sens du titre, avec sa double implication, des « lettres », c’est-à-dire un roman épistolaire, et des personnages « persans ». Une approche d’ensemble de la structure sera également effectuée, à partir d’un tableau analytique, de façon à dégager la place du « roman du sérail », dont on lire quelques passages, et d’observer les regroupements thématiques.
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre 161 - "Le dénouement"
Pour lire la lettre
Depuis le départ du maître, Usbek, le désordre règne au sein du sérail, aussi bien entre les eunuques qu’entre les femmes : « Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière ; il se passe ici des choses horribles : je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire. », écrit le grand eunuque dans la lettre 147. Usbek multiplie les menaces, réclame le châtiment des coupables, mais un coup de théâtre introduit le dénouement : la coupable est Roxane, la seule qui restait insoupçonnée.
Sa dernière lettre apporte un éclairage particulier sur la vie du sérail.

Un suicide tragique
Refusant de survivre à son amant, tué par les gardes du sérail, Roxane choisit de se donner la mort par le poison, comme les héroïnes tragiques, telle Phèdre. Les dernières phrases de la lettre, en décrescendo, mettent en scène cette mort : « Mais c’en est fait, le poison me consume, ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs. » Acte de « courage », certes, mais aussi acte de vengeance, puisqu’elle a aussi tué les « gardiens sacrilèges » meurtriers de son amant.
Jean-Honoré Fragonard, La Sultane à la perle, 1772-1776. Huile sur papier collé sur bois de noyer, 33,5 x 25. Daavid Owsley Museum of Art, Ball State University
Une femme révoltée
Alors que le sérail impose la soumission des femmes, et leur enfermement, Roxane a imposé sa volonté, et le proclame fièrement dès le début de la lettre : « Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs. » Elle révèle alors toute sa dissimulation, l’apparence de « l’amour » pour masquer la réalité de ses sentiments, la « haine » : « Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. »
Une réflexion politique
Mais cette lettre apporte aussi une indication sur le rôle du « regard persan », non plus ici celui que les voyageurs jettent sur l’Europe, sur la France, mais celui que Montesquieu offre à son lecteur par la description de la vie au sérail : il l’invite, en fait, à la rapprocher de la vie politique française. Usbek, en fait, despote dans son sérail, représente, à une échelle réduite, le despotisme de la monarchie française. Le paradoxe est qu’il s’indigne de toutes les atteintes à la liberté observées pendant son voyage, sans même se rendre compte qu’il fait exactement la même chose dans son sérail, traitant les femmes comme des jouets de ses « fantaisies ».
Les interrogations rhétoriques de Roxane, « Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? », ont pour but d’interroger le lecteur sur l’injustice du pouvoir absolu, et à l’alerter sur ses conséquences : les abus engendrent, en réalité, une soumission hypocrite, ils font « croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis », comme le dit Roxane, mais, en dessous, la révolte gronde, et peut entraîner les pires vengeances.
Ainsi, Montesquieu, philosophe des Lumières, rappelle le droit inaliénable de tout homme à la liberté et à la justice. En montrant aussi qu’Usbek, tout raisonnable qu’il est, a été incapable de se libérer de sa propre culture, il met en évidence la force des préjugés que chacun porte en soi.
LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, 1754
Pour lire le texte
En 1721, pour ses Lettres persanes, Montesquieu a déjà pris la précaution d’une publication à Amsterdam, avec l’introduction d’un auteur anonyme qui, assez traditionnellement, se présente comme un simple traducteur des Persans qui « étaient logés » avec lui. Le succès de l’œuvre ne lui a pas permis de rester anonyme très longtemps… et les critiques n’ont pas manqué, telles celles de l’abbé Gaultier, en 1751, dans Les Lettres persanes convaincues d’impiété. D’où sa réponse par l’ajout, dans la dernière édition de 1754, de ces Quelques Réflexions.
« Une espèce de roman »
La première stratégie de Montesquieu consiste à insister sur le fait que l’œuvre est d’abord un « roman », accueilli avec le succès accordé au XVIIIème siècle à ce genre littéraire. Il en souligne, en effet, la structure, liée à la présence de personnages, dotés d’un caractère propre et évoluant au cours du voyage : « On en voit le commencement, le progrès, la fin », « le désordre croît dans le sérail d’Asie à proportion de la longueur de l’absence d’Usbek ».

Une œuvre de réflexion
Il ne nie cependant pas que l’œuvre, grâce à sa forme épistolaire, ait d’autres objectifs : « l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman. »
Les deux derniers paragraphes sont consacrés à l’argumentation en réponse aux attaques : « Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien-hardis ». L’argument repose sur le regard « étranger » des Persans, « tout à coup transplantés en Europe », et donc allant de surprise en surprise : « on n’avait à peindre que le sentiment qu’ils avoient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. » Ce même masque est alors appliqué aux passages concernant la religion : « Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d’étonnement, et point avec l’idée d’examen, et encore moins avec celle de critique. », ce sont « des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir ».
Élisabeth-Sophie Chéron, « Le Grand Seigneur dans le sérail avec le Kislar Agassi », in Recueil de cent estampes représentant les diverses nations du Levant, 1715. BnF
Ainsi, le lecteur est invité à « faire attention à la nature de cet ouvrage », alibi en fait de la critique qui n’aurait comme seule raison que la « parfaite ignorance » des personnages. Le dernier paragraphe, appel au lecteur, est donc l’ultime pirouette de l’auteur, qui, tout en protestant de son « respect pour le genre humain », joue sur le double sens de sa conclusion : « Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert, qu’elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-mêmes. » Mais, sur quoi les lecteurs ne doivent-ils pas « se tromper » ? Sur ce que vient de lui affirmer Montesquieu, que son œuvre n’est qu’un roman rendu plaisant par les personnages et la « manière singulière, naïve ou bizarre » dont ils voient la société ? Ou bien sur la nature réelle de son ouvrage, sa dimension critique à bien percevoir ?
Explication 1 : lettre 24, "L'arrivée à Paris", du début à "... toutes les familles."
Pour lire la lettre
Les premières lettres échangées entre les voyageurs persans et leurs correspondants rappellent les circonstances de ce voyage, et mettent en place le « roman du sérail ». Mais, après l’apologue des Troglodytes, des lettres 12 à 14, commencent véritablement les observations d’Usbek et de Rica, dont la lettre 24 raconte ses premières impressions lors de son arrivée à Paris, dont la lettre propose une description plaisante.
Comment le regard persan permet-il d’introduire la dimension critique de l’œuvre ?
LA FICTION ÉPISTOLAIRE
L'énonciation
Montesquieu respecte les indices d’énonciation propres au roman épistolaire. La lettre mentionne, en effet, le destinataire, « Ibben », et son lieu de résidence, « À Smyrne », et le scripteur, « Rica », son lieu de séjour, et la date de l’écriture : « De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712. » Notons déjà le recul temporel par rapport à la date des Lettres persanes, stratégie courante pour contourner la censure : c’est encore le règne de Louis XIV et non pas la Régence. Le personnage de Rica rappelle, par le pronom « nous » du début, la présence d’Usbek à ses côtés.
La lettre acquiert ainsi le réalisme d’un témoignage, tandis que l’interpellation fréquente du destinataire, par exemple par « Tu juges bien » ou « Tu ne le croirais pas peut-être », permet d’impliquer plus fortement le lecteur.
Le regard persan
Pour maintenir la fiction épistolaire et l’intérêt de son roman, Montesquieu doit aussi rendre crédible l’origine persane de son scripteur. Outre les noms des personnages, le lieu, une ville de Turquie, « Smyrne », et la date inscrite dans la réalité persane, soit le mois de juin, la lettre comporte plusieurs allusions au monde oriental :
Les comparaisons, de l’urbanisme, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », et des moyens de transports, « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux » mettent en évidence les ressemblances et les différences entre le monde connu et le lieu découvert.
Jules Lacroix, « Voyage en Perse », dessin

La formule plaisante, « j’enrage quelquefois comme un chrétien », inverse tout naturellement l’expression habituelle « jurer comme un païen ».
Enfin, Rica rappelle, avec modestie, son statut d’étranger, pour expliquer sa surprise : « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner. »
En même temps, la lettre ouvre au correspondant – donc au lecteur – un horizon d’attente, propre à éveiller sa curiosité : « Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. », « C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. »
UNE DESCRIPTION SATIRIQUE (lignes 1-20)
La description ironique fait directement écho à celle de Boileau, dans la sixième de ses Satires, parues en 1666, avec la même image introductive, « un mouvement continuel », « un bel embarras ». Cette image est doublement explicitée : par l’urbanisme, par le mode de vie des habitants.

L'urbanisme
Derrière l’admiration première de l’architecture parisienne, « Paris est aussi grand qu’Ispahan », « les maisons sont si hautes », se développe en fait une description ironique, qui va jusqu’à la caricature,
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à travers la comparaison ridicule : « on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues » ;
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par la vision cocasse d’une ville suspendue dans l’espace, « bâtie en l’air » ;
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à partir de l’image plaisamment naïve d’un gigantesque jeu de cubes, due au glissement du mot "étages" à« six ou sept maisons les unes sur les autres ».
Vue générale de Paris au XVIIème siècle
L’aspect imposant de la ville et sa splendeur architecturale ne sont donc qu’une façade : en réalité, la ville est mal organisée, sans plan d’urbanisme structuré. De plus, déjà au XVIIIème siècle, où la population passe de 500000 à 750000 personnes, malgré ce grand nombre de maisons, elle est trop petite pour tous ceux qui veulent s’y installer. Enfin, la ruine économique du royaume fait que les institutions, notamment celles chargées d’approvisionner la ville et d’assurer la circulation des biens, fonctionnent mal, d’où la critique, sur un rythme ternaire en gradation, à la fin du premier paragraphe : « Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois. »
Ainsi, sous la description plaisante perce déjà la critique politique.
Les Parisiens
La seconde critique découle de la première. Dans une ville « extrêmement peuplée », le rythme de vie a perdu sa dimension humaine, et les contacts deviennent difficiles. C’est déjà l’élément mis en valeur dans le premier paragraphe : il est malaisé de « trouv[er] les gens à qui on est adressé », sans doute parce que tous sont trop occupés pour vous recevoir.
Au cours du texte, la critique tourne à la caricature à travers l’excès des notations, d’abord une assertion négative : « depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne ». Il reprend le procédé de la feinte admiration, « Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français », créant ainsi une sorte d’énigme ; mais, très vite, l’excès traduit l’ironie, et le rythme binaire, qui marque l’accélération, « ils courent, ils volent », forme un plaisant contraste avec la lenteur du rythme ternaire (8, 8, 8) pour le transport oriental : « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope ». La chute de cette phrase parachève l’effet comique puisqu’elle inverse la réalité médicale : c’est la vitesse qui peut provoquer une « syncope », et non la lenteur, comme le suggère Rica…
La critique s’accentue ensuite, car à l’agitation excessive s’ajoute l’irrespect des Parisiens, qui croient être cependant le peuple le plus poli… Les mésaventures de Rica le transforment en victime d’une voirie qui ne fonctionne pas : « on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ». Comme sur une scène de théâtre, Montesquieu joue ensuite sur le comique de gestes, en utilisant le procédé que Bergson définit, dans Le Rire (1899), comme celui du « diable à ressort », « du mécanique dans du vivant ». Ainsi, son personnage est transformé en girouette, qui tourne et retourne à force de « coups de coude », reçus « régulièrement et périodiquement » : « Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l’autre côté me remet soudain où le premier m’avait pris. » Cette caricature se ferme sur l’exagération due au contraste des chiffres : « et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. »

Nicolas Guérard, « Le Pont-Neuf vu du côté de la rue Dauphine », 1715. Gravure. BnF
Dans cette première partie de la lettre, Montesquieu reprend une satire traditionnelle de la ville, mais l’enrichit par le regard étranger qui met déjà en évidence la relativité des jugements et les préjugés présents en chaque peuple.
LA CRITIQUE POLITIQUE (lignes 24-38)
La vénalité des charges
De la vision cocasse de son personnage dans Paris, Montesquieu glisse à une critique beaucoup plus dangereuse, celle de la politique du roi dont il fait un premier éloge, « le plus puissant prince de l’Europe ». Le paragraphe est fondé sur une série d’oppositions, à partir d’une affirmation qui met en place une énigme : s’« il n’a point de mines d’or », d’où tire-t-il ce « plus de richesses » que « son voisin » ? Montesquieu met ici en cause, par la négation partielle, « n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre », la pratique, courante – mais accrue à la fin du siècle de Louis XIV car les guerres ont vidé le trésor royal – de la vente des charges officielles, ce qui permet d’obtenir des titres de noblesse et décharge de l’imposition. La critique est soulignée par le contraste entre les défauts mentionnés, « vanité », « orgueil », qui permettraient d’acquérir, pour de l’argent, « des titres d’honneur à vendre ». Le mot « prodige », à la fin du paragraphe, et le verbe d’état à l’imparfait « se trouvaient », qui, comme le rythme ternaire des trois participes passés, traduisent l’achèvement, rendent la conséquence presque magique : « ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. »
La question monétaire
La qualification, « un grand magicien » prolonge le terme précédent, « prodige », mais de façon péjorative, puisqu’« il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut ». Les deux exemples qui suivent, avec la négation répétée, « il n’a qu’à », renvoient à la politique monétaire de Louis XIV, mais qui s’est poursuivie, à l’époque de l’écriture. Mais sa présentation est nettement péjorative : « leur persuader qu’un écu en vaut deux », c'est-à-dire les dévaluations, et « leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent », allusion à l'action mise en place par le financier Law. Cette manipulation semble facile, car le connecteur « et » présente la conséquence comme automatique, avec une gradation : « et ils le croient », « et ils en sont aussitôt convaincus. »
Un roi "de droit divin"
La dernière critique touche à la conception même de la monarchie absolue en France. La preuve de l’essence d’un roi, « de droit divin », est donnée par la pratique courante, notamment lors du sacre du roi, de toucher les « écrouelles », les plaies provoquées par une forme de tuberculose extra-pulmonaire. Il traçait un signe de croix avec le Saint-Chrême sur ces plaies, en prononçant la formule rituelle, révélatrice de son pouvoir de guérison miraculeuse : « Le roi te touche, Dieu te guérisse. » Mais Montesquieu accentue la critique, déjà en exagérant cette action à « toutes sortes de maux », et en déplaçant le miracle des corps aux « esprits » : « tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. »
LA CRITIQUE RELIGIEUSE (lignes 39-51)
Le rôle du pape
La lettre se termine, en gradation, par la plus grande audace, puisque la dénonciation porte sur la religion, « un autre magicien plus fort que lui ». Montesquieu continue à jouer sur le regard persan, qui s’appuie sur ses propres réalités, le pouvoir de la magie en orient, en ne donnant que quelques lignes plus loin la clé de cette nouvelle énigme : « Ce magicien s’appelle le pape ».
Par la précision, « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres », Montesquieu fait notamment allusion à la dépendance du roi de France par rapport au pape, qui avait d’ailleurs provoqué, à la fin du XVIIème siècle, l’affaire dite « de la Régale ». En 1682, la « Déclaration des quatre articles » a, en effet, proclamé l’indépendance de la royauté par rapport à l’autorité papale, ce qui implique le droit de nommer lui-même les évêques, la supériorité de l’Église française et des conciles sur les décisions romaines. La riposte du pape a été le refus de reconnaître les évêques, ce qui a entraîné un vif antagonisme au sein de l’Église catholique, jusqu’à ce qu’intervienne, en 1693, un compromis entre Louis XIV et Innocent XI.
Dogmes et rites
La fin du paragraphe, avec les trois exemples donnés, rappelle la volonté des philosophes des Lumières de démythifier la dimension irrationnelle des croyances, en les faisant apparaître comme absurdes. Le premier est le dogme fondamental du christianisme, la Trinité, un dieu unique en trois personnes, « le Père », « le Fils », et le « Saint-Esprit », présenté comme un compte mathématiquement absurde : « il lui fait croire que trois ne sont qu’un ». Les deux autres exemples caricaturent les paroles sacramentelles du sacrement de l’Eucharistie, directement tirées de la Cène, rapportée dans la Bible, quand Jésus déclare à ses disciples, en leur tendant du pain, « Prenez, mangez : ceci est mon corps. », puis une coupe de vin : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang ... ». Cette présentation se veut faussement naïve pour masquer par le regard persan l’impiété de la critique, qui s'en prend au fondement même du christianisme.

Vue perspective de l'abbaye de Port-Royal-des-Champs. Estampe, BnF
Le jansénisme
La fin de l’extrait, avec la mention du « grand écrit qu’il appela constitution » porte sur la lutte entre l’Église romaine et les jansénistes. Alors que le courant janséniste est censé avoir été éteint par le renvoi des religieuses de Port-Royal en 1709, puis l’incendie de leur abbaye, en 1711, la lutte est ranimée par un prêtre janséniste, le père Quesnel, qui, malgré son exil et l’interdiction par le pape, en 1708, de son ouvrage, le Nouveau Testament en français avec des Réflexions morales, continue à publier pour soutenir ses idées. En septembre 1713, le pape Clément XI condamne, par la « constitution » Unigenitus, les propositions défendues par Quesnel, qualifiées d’hérésie. La lettre résume cette lutte : le pape « voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. »
Montesquieu rappelle le refus de sept évêques et de l’archevêque de Paris de se plier à l’autorité de Rome : ils exigèrent des explications, et furent suivis, dans ce refus, par plusieurs membres des parlements de province, proches des jansénistes, conflit qui se prolonge sous la Régence.
CONCLUSION
Cette lettre donne le ton à l’ensemble de l’œuvre, en montrant déjà le glissement de la satire sociale à la critique de la politique et de la religion, caractéristique du siècle des Lumières, qui s’emploie à faire appel à la raison pour remettre en cause tous les abus de pouvoir.
Elle révèle aussi le double rôle du regard éloigné, celui que les Persans jettent sur les réalités françaises : il permet la mise en œuvre de procédés comiques, exagérations caricaturales notamment, mais surtout il met en évidence des défauts, dans les mœurs mais aussi dans les institutions, que le lecteur ne remarque plus tant il y est habitué. Le recours à la fiction épistolaire permet enfin à Montesquieu de jouer sur les rythmes, sur la tonalité burlesque, sur les contrastes et l’antiphrase, pour éveiller la curiosité du lecteur et l’obliger ainsi à s’étonner, comme ses personnages.
LECTURE CURSIVE : Montesquieu, Lettres persanes, 1721 : lettre 30 et 88 - "La vie sociale"
Pour lire la lettre
Dans cette lettre, c’est à nouveau Rica qui livre ses observations sur « les habitants de Paris », dépeints comme superficiels et frivoles : ils « sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance ».
Lettre 30 : "Comment peut-on être Persan ?"
Le premier paragraphe
Il donne des exemples de cette curiosité, à laquelle nul n’échappe, vu le decrescendo, « vieillards, hommes, femmes, enfants », en soulignant l’effet qu’il produit dès qu’il sort dans son costume persan. C’est donc l’apparence qui fonde le jugement, « Il faut avouer qu’il a l’ai bien persan », d’où la récurrence du verbe « voir ». La satire souligne à la fois la bêtise de ces curieux, « qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre », leur irrespect aussi : « je trouvais cent lorgnettes dressées contre ma figure », et une forme de vanité, de snobisme, car il s’agit surtout de montrer qu’on a vu « le Persan » : « je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. »
Le second paragraphe
Après la réaction humoristique de Rica, qui se moque plaisamment de ce succès, le second paragraphe inverse la situation : « Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne ». Pour découvrir la vérité, Rica, porte- parole de Montesquieu, applique ainsi la méthode expérimentale chère aux hommes des Lumières : « Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement ». Le constat hyperbolique, « j’entrai tout à coup dans un néant affreux », met en valeur la superficialité du jugement, fondé sur le costume, d’où la remarque plaisante sur le rôle du « tailleur ». La fin de la lettre, avec le discours rapporté directement, forme une chute cocasse, en déplaçant la raison de l’étonnement, non plus le vêtement oriental, mais l’origine même du personnage : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? » La satire va alors plus loin, puisque cette remarque sous-entend, sinon du racisme, du moins une arrogante certitude de la suprématie française.
Lettre 88 : "L'homme sociable"
C’est encore au comportement social des Français que s’en prend Rica dans cette lettre, en plaisantant à partir d’une citation du philosophe grec Aristote : « l’homme est un animal sociable ». Le portrait satirique, à la façon de ceux de La Bruyère dans ses Caractères, à travers les exagérations, est une caricature des comportements qui, sous couvert de sociabilité, ne font que montrer la superficialité d’une société oisive.
Une vue d'ensemble
Dans un premier temps, c’est le nombre de ces hommes « sociables » qui, associé aux indices spatio-temporels, « dans tous les coins », « en un instant », « les quatre quartiers d’une ville », « toujours empressés », soutient l’ironie : « cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens. » L’allusion cocasse à une notion physique renforce l’impression d’ubiquité que Rica cherche à reproduire pour son destinataire. Le ridicule vient à la fois du vide de leurs occupations, marqué par l’antiphrase, « l’affaire importante de demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont et d’où ils viennent », et de leur obstination à s’imposer ces visites transformées en « règles de leur cérémonial ».
Des exemples de comportement
Dans un premier temps, c’est le nombre de ces hommes « sociables » qui, associé aux indices spatio-temporels, « dans tous les coins », « en un instant », « les quatre quartiers d’une ville », « toujours empressés », soutiennent l’ironie : « cent hommes de cette espèce abondent plus que deux mille citoyens. » L’allusion cocasse à une notion physique renforce l’impression d’ubiquité que Rica cherche à reproduire pour son destinataire. Le ridicule vient à la fois du vide de leurs occupations, marqué par l’antiphrase, « l’affaire importante de demander à tous ceux qu’ils voient où ils vont et d’où ils viennent », et de leur obstination à s’imposer ces visites transformées en « règles de leur cérémonial ».
L’épitaphe
L’épitaphe d’un homme censé être mort « de lassitude » forme la chute de cette lettre, en poussant à son comble la caricature à travers la parodie des épitaphes figurant sur les tombeaux romains : même si le texte n’indique pas le nom, la phrase introductive joue plaisamment sur le verbe, « C’est ici que repose celui qui ne s’est jamais reposé », de même que la traditionnelle adresse finale au « voyageur » de passage le long d’une route bordée de tombeaux : « Je me tais, voyageur ; car comment pourrais-je achever de te dire ce qu’il a fait et ce qu’il a vu ? » Traditionnellement, l’épitaphe est un éloge funèbre, rendu ridicule ici par l’énumération des chiffres, de toute nature, permettant à la fois d’évaluer la quantité de visites effectuées, mais aussi dénonçant l’aspect artificiel de la conversation : « il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes : il possédait d’ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés des anciens qu’il employait dans les occasions brillantes. » Aucun naturel donc chez cet homme, aucun esprit non plus…, ce qui détruit complètement la fonction mémorielle de l’épitaphe. Épitaphe vide, donc, pour une vie vide !
Pour conclure
Dans ces deux lettres, par la bouche de Rica, Montesquieu se montre sévère envers la vie mondaine parisienne, dont il ridiculise les prétendues règles de « bienséance » qui ne sont que vanité et flatterie, signes d’une société oisive.
Explication 2 : lettre 48, "L'art du portrait" : du début à "... un homme excellent."
Pour lire la lettre
Cette lettre d’Usbek à son ami Rhédi, qui séjourne à Venise, est datée du « 5 de la lune de Rhamazan 1713 », donc de novembre, environ 18 mois après l’arrivée des deux Persans à Paris. C’est, outre le caractère propre à Usbek, ce qui explique qu’il s’intéresse à une analyse plus précise de la société.
L’extrait est composé en deux temps. Il présente d’abord la situation du scripteur, ce qui met en évidence le rôle que Montesquieu accorde à la fiction persane, puis propose deux portraits de personnages importants dans la société française.
LA FICTION PERSANE (lignes 1-33)
L'effet de réel
Il est important, pour Montesquieu, que le lecteur entre dans sa fiction persane ; c’est pourquoi, il s’efforce de la rendre vraisemblable, en multipliant les indices réalistes.
D’abord, pour répondre par avance à une objection de son destinataire, l’invitation est justifiée à la fois par la personnalité de Rica et par la durée de leur présence à Paris : « Tu ne le croirais pas peut-être, nous sommes reçus agréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les sociétés ; je crois devoir beaucoup à l’esprit vif et à la gaieté naturelle de Rica, qui fait qu’il recherche tout le monde, et qu’il en est également recherché. »
Michel Barthélémy Ollivier, Le Thé l’après-midi au salon du Palais du temple, 1766. Huile sur toile, 53 x 68. Musée National Château de Versailles
