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Montesquieu, Lettres persanes, 1721
L'auteur (1689-1755), un homme des Lumières
Originaire de la noblesse provinciale, Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède, hérite, à la mort de son oncle en 1716, le titre de Montesquieu, nom sous lequel il reste connu.
La rigueur du magistrat
Licencié de droit de l’Université de Bordeaux, en 1708, sa formation lui donne une rigueur d'analyse et des connaissances juridiques qui marquent l’ensemble de son œuvre.
Il devient, en 1714, conseiller du Parlement de Bordeaux, puis Président à mortier, le mortier étant le bonnet, toque de velours noir brodée d’or, signe de la dignité de cette haute charge judiciaire sous l’Ancien Régime. Chaque Parlement, dans sa fonction équivalente à nos actuelles cours d’appel, a son premier président et des présidents de séance. Cette charge lui ouvre aussi les portes de l’Académie de la ville, et il participe activement aux activités scientifiques de celle-ci. Fortuné, par son héritage et son mariage, il renonce à sa charge en 1726.
Portrait de Montesquieu, anonyme, vers 1753-1794. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles
Plusieurs de ses ouvrages reflètent ce premier aspect de Montesquieu, des essais sur l’histoire, sur les sciences, mais surtout, en 1734, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, réflexion, à partir de l’histoire antique, sur le progrès et la décadence d’un peuple, qu’il explique par des séries de déterminismes : « Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent. » Sa réflexion est encore plus vaste dans son immense Esprit des lois, publié à Genève en 1748, mis à l’index en 1751 et condamné par la Sorbonne en 1754, dans lequel il étudie les différents types de gouvernements en développant ses théories sociologiques et politiques.
La vie mondaine
Parallèlement, Montesquieu est un homme de son temps, que le succès des Lettres Persanes introduit dans la haute société parisienne. Il fréquente alors les salons, en particulier celui de la marquise de Lambert : elle soutient sa candidature à l’Académie française, dont il devient membre en 1728. Il fait paraître un récit galant audacieux, Le Temple de Gnide, en 1725, suivi de Céphise et l’Amour, nouveau succès. Un dernier roman, Arsace et Isménie, Histoire véritable, écrit dans les dernières années de sa vie et publié à titre posthume, prouve, par son inspiration orientale, qu’il n’a jamais perdu le goût de la légèreté galante.
Enfin, comme bien d’autres écrivains des Lumières, il voyage aussi de 1728 à 1731 : Autriche, Hongrie, Italie, Allemagne, Pays-Bas, puis un long séjour d’un an et demi à Londres. Voyage de divertissement, voyage culturel, mais aussi voyage d’études qui lui permet d’acquérir des connaissances dans les domaines les plus divers et d’enrichir sa réflexion critique.
Le Temple de Gnide, 1773. Gravure de Charles-Pierre Colardeau, Wellesley College Library
Le contexte historique
Si l’ouvrage de Montesquieu, Lettres persanes, paraît en 1721, les lettres de ses personnages persans sont censées, elles, être écrites entre février 1711 et le début de 1720. Elles s’inscrivent donc dans un double contexte historique, les dernières années du règne de Louis XIV, qui s’achève en 1715, et, puisque Louis XV n'a alors que cinq ans la Régence de Philippe d’Orléans, jusqu’en 1723.
Engelmann, Les nouveaux missionnaires, 1686. Gravure
La fin du règne de Louis XIV
Lorsque le château de Versailles devient, en 1682, la résidence officielle du roi et de sa Cour, la monarchie absolue trouve son accomplissement. Mais le pays n’est pas apaisé pour autant.
La Ligue d’Augsbourg, conclue entre les puissances européennes, Angleterre, Hollande, Espagne, princes allemands, Piémont…, conduit à la guerre, déclarée en 1688, qui bat son plein sur terre comme sur mer. Les combats dévastent le royaume et vident le trésor royal.
Le pays est aussi déchiré par les conflits religieux.
Dès 1680, débutent les « dragonnades », exactions et massacres commis par les « dragons », les terribles soldats du roi, contre les Protestants pour les forcer à se convertir. Puis, en 1685, Louis XIV, qui vient d’épouser secrètement sa maîtresse, la dévote Madame de Maintenon, abolit l’Édit de Nantes, qui avait apporté la paix religieuse en assurant la liberté du culte. Cela entraîne un exode massif des protestants. En France même, la guerre des "Camisards", protestants qui soutiennent l'Angleterre et la Hollande, provoque, en 1702, destructions et massacres...
Mais la lutte vise également les jansénistes, doctrine apparue en 1640 sous l’égide de l’évêque Jansenius et de son livre, L’Augustinus. Elle est considérée comme une hérésie, puisqu’elle proclame l’idée que la volonté de l’homme n’est pas libre, mais dépend de la « grâce » de Dieu. Celle-ci est dite « efficace et nécessaire » car seul Dieu a le pouvoir de l’accorder, indépendamment des actes accomplis. Le clergé s’élève vivement contre le jansénisme, condamné par l’autorité du pape à Rome et par les Jésuites, autre courant religieux qui dirige de nombreuses écoles, et fournit confesseurs et directeurs de conscience aux grands du royaume. La querelle sévit jusqu’en 1711, où l’abbaye de Port-Royal, lieu fondateur du jansénisme en France, est brûlée. La bulle « Unigenitus », en 1713, ultime condamnation papale, est censée clore la lutte.
La Régence de Philippe d'Orléans
Philippe d’Orléans (1674-1723), neveu de Louis XIV, hérite de cette situation difficile et, dans un premier temps, il redonne aux Parlements son pouvoir, le « droit aux remontrances » , il fait libérer les jansénistes emprisonnés, et rappelle les nobles écartés du pouvoir. Mais, face à l’agitation intérieure, cette politique plus souple ne dure pas. Le Régent impose à nouveau son autorité à la haute noblesse, aux Parlements, et face aux « jansénistes » dits « appelants », qui demandent le rejet de la bulle « Unigenitus », il exige son observation.
Sur le plan économique, pour tenter de renflouer le trésor, le Régent suit les propositions monétaires et financières de l’Écossais John Law, partisan du système du crédit et d’une politique monétaire plus active par la création de « papier-monnaie ». Le « système » de celui qu’il nomme, en 1720, contrôleur général des Finances, connaît, dans un premier temps, un résultat exceptionnel, fondé sur le développement de la Compagnie des Indes qui incite à des achats spéculatifs d’actions. Mais, quand on découvre que c’est la Compagnie elle-même qui soutient le cours de ses actions en émettant de grandes quantités de papier-monnaie dont plus rien ne garantit la valeur d’échange, le système s’enraye. C’est la panique chez les possesseurs d’actions, le papier-monnaie ne peut plus être changé : une retentissante faillite ruine ceux qui avaient adhéré au système.
Jean-Baptiste Santerre, Portrait de Philippe d’Orléans, Régent de France, et de Madame de Parabère en Minerve, vers 1715-1716. Huile sur toile, 248 x 160. Château de Versailles
Pour en savoir plus sur le système de Law
Sur le plan extérieur, si, en 1715, une guerre est déclenchée contre l’Espagne pour empêcher un complot destiné à renverser le Régent, la période voit un rétablissement général de la paix : des séries d’alliances sont conclues, en 1717-1718, avec l’Angleterre et la Hollande, puis avec l’Autriche, grâce à l’action efficace de son ministre, le cardinal Dubois.
Enfin, par réaction contre la fin du siècle de Louis XIV, la Régence voit aussi une libération des mœurs, jusqu’au libertinage. De retour à Paris, la Cour se livre aux fêtes galantes et aux divertissements mondains, soupers, bals… C’est une période fastueuse pour les privilégiés.
Présentation de Lettres persanes
La parution de l’œuvre
Comme cela se fait fréquemment sous l’Ancien Régime, les Lettres persanes paraissent à Amsterdam, ce qui évite d’avoir à obtenir un privilège royal autorisant la publication, et anonymement. Mais, dans une rapide introduction, cet anonymat est justifié par la légèreté de l’ouvrage : « Son livre jure avec son caractère, il devrait employer son temps à quelque chose de mieux, cela n’est pas digne d’un homme grave ». grave ». Il était alors fréquent – surtout quand on appartient à la noblesse – de ne pas se révéler auteur, notamment quand l’ouvrage est un roman, genre jugé encore comme inférieur. Prétexte, bien évidemment, car cet anonymat a rapidement été démasqué.
L’introduction comporte une seconde prise de distance, en se présentant, autre stratégie fréquente au XVIIIème siècle, comme une simple traduction :
Pour lire l'introduction écrite par Montesquieu
Pour lire l’œuvre de Montesquieu
Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d’un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres ; je les copiai. J’en surpris même quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence, tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.
Je ne fais donc que l’office de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs.
En cela, Montesquieu reprend un procédé déjà utilisé par Gabriel de Guilleragues, directeur de la Gazette de France, pour faire passer pour authentiques les Lettres portugaises, parues en 1669 : elles étaient prétendument écrites par une religieuse portugaise à son amant qui l’avait abandonnée, l'auteur, resté anonyme, ne se présentant comme comme le traducteur. Mais personne n’avait remis en cause cette authenticité, au XIXème siècle des recherches avaient même identifié cette femme… et ce n’est qu’au XXème siècle qu’elles ont trouvé leur attribution définitive.
Trois éditions des Lettres persanes se succèdent la même année, deux à Amsterdam, et une à Cologne en Allemagne. Mais ce succès va de pair avec des attaques contre l’ouvrage, notamment pour les critiques religieuses qu’il contient. C’est aussi l’argument présenté par ses adversaires lorsqu’il se présente pour être élu à l’Académie française. Il fait alors rapidement expurger l’ouvrage, pour le soumettre au premier ministre, le cardinal Fleury, qui feint de le croire quand il invoque des erreurs de l’éditeur. Mais le retour à l'édition originale est vite rétabli...
Le double intérêt du titre
Dans sa simplicité ce titre résume deux des caractéristiques qui font l'originalité de l’œuvre.
Un roman épistolaire
On peut faire remonter au recueil élégiaque, Les Héroïdes, du poète latin Ovide (43 av. J.-C.-17 ou 18) l’idée de lettres fictives : il les fait écrire par des héroïnes mythologiques, ou du moins légendaires, qui expriment leur chagrin, et les trois dernières du recueil trouvent une réponse de l’amant. De même, les Lettres des deux amants, manuscrit du XVème siècle, correspondance longtemps attribuée aux amants médiévaux célèbres, Abélard et Héloïse, a montré tout l’intérêt d’un récit fondé sur un échange de lettres.
Robinet Testard, Hypsipyle écrit à Jason, 1496-1498. Miniature tirée des Héroïdes d’Ovide. Manuscrit de la traduction d'Octavien de Saint-Gelais, BnF
C’est aussi par lettres qu’Ogier Ghislain de Busbecq a choisi de faire un récit de voyage dans ses Lettres turques, paru en 1595. L’Italien Giovanni Paolo Marana imagine, lui, dans L’Espion turc, en 1684 et traduit en français en 1686, les lettres fictives d’un oriental découvrant l’histoire et les mœurs de l’Europe. Ce genre du roman épistolaire connaîtra une vogue croissante tout au long du XVIIIème siècle.
Ce choix d’énonciation offre d’évidents avantages, à commencer par la possibilité de varier le ton, puisque Montesquieu multiplie les émetteurs, tant en France qu’en Perse : chacun porte son regard particulier sur ce qu’il relate, en s’adaptant aussi à son destinataire, derrière lequel, bien sûr, l’écrivain pense à son lecteur. La polyphonie peut, certes, compliquer la lecture, car elle exige un lecteur vigilant pour reconstituer le récit, pour reconstruire aussi la personnalité des personnages qui s'expriment successivement, et pas forcément l'un après l'autre en tenant compte du délai de transmission des lettres. Mais l’aspect discontinu qu’elle implique permet d’aborder des sujets divers, de passer de l’un à l’autre, alors qu’un roman exige, lui, des enchaînements dans le récit, et accepterait mal ce qui ferait figure de digression. L’échange de lettres donne donc à l’auteur une grande liberté dans le choix des sujets abordés.
C’est ce qu’explique Montesquieu lui-même, dans les Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, préface de l’édition de 1754 en réponse à des critiques sur l’impiété de l’ouvrage :
Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu’elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n’y saurait mêler de raisonnements, parce qu’aucuns des personnages n’y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l’ouvrage. Mais, dans la forme des lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu’on traite ne sont dépendants d’aucun dessein ou d’aucun plan déjà formé, l’auteur s’est donné l’avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue.
Des Persans : le "regard éloigné"
Là encore, l’idée de choisir des personnages venus d'Orient n’est pas originale.
D’une part, l’orient est à la mode, depuis la traduction par Galland des Mille et Une Nuits, publiée de 1704 à 1717, mais aussi depuis le long séjour en France d’un ambassadeur venu de Perse, en 1714 à l’issue de la guerre de succession d’Espagne, pour solidifier les contacts commerciaux entrepris dès 1665 sous l’influence de Colbert. D'autre part, le succès des Mémoires du Sérail de Madame de Villedieu ou de Voyages en Perse (1686) de Jean Chardin révèle combien ce pays, dès la fin du XVIIème siècle, passionne les Occidentaux.
Montesquieu a aussi pour modèle les Entretiens ou Amusements sérieux et comiques, paru à Amsterdam en 1699, de Charles Rivière-Dufresny : il y raconte le voyage d’un Siamois à Paris, ses découvertes, par exemple celle de la Cour, sans se priver d’ironiser sur les mœurs françaises.
Pour lire Quelques Réflexions, de Montesquieu
Mais Montesquieu enrichit le procédé car il offre au lecteur un double regard. Il y a d’abord celui que les lettres venues de Perse lui proposent sur la vie du sérail, avec les favorites, les eunuques, les intrigues qui s’y nouent..., et les réactions d’Usbek et de Rica, elles aussi révélatrices de la façon dont un occidental imagine la polygamie, à partir de ses connaissances, mais aussi de ses préjugés. Ainsi derrière l’Orient se cache l’Europe – qui le critique aussi – et derrière l’Europe le pseudo regard persan qui, en exprimant sa surprise, joue sur les contrastes et fait tomber les masques : il oblige le lecteur à voir, sous un autre angle, ce à quoi il est tellement habitué qu’il n’y prête même plus attention. Mais, si Montesquieu insiste sur le regard persan dans ses Réflexions, c’est à nouveau pour se défendre en arguant d’une prétendue naïveté propre à ses personnages.
Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien-hardis ; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui devaient y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c’est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d’ignorance et de préjugés : on n’était attentif qu’à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières […] Ces traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d’étonnement, et point avec l’idée d’examen, et encore moins avec celle de critique.
Ce regard « au loin » et « de loin » est donc particulièrement intéressant par l’entrecroisement des références : celles de Perse introduites dans l’image donnée de la France, quand par exemple, les prêtres sont nommés « dervis » et les chapelets par la périphrase « les petits grains de bois », et celles de France introduites dans l’image donnée de la Perse, par exemple dans les protestations de la favorite ou le traitement des eunuques.
Ajoutons à cela l’ambiguïté puisque la satire est le fait de Persans, dont la vie politique et religieuse relève du despotisme, et notamment d’Usbek qui, alors même qu’il critique les excès et les abus de la monarchie absolue, se comporte lui-même en maître absolu de son sérail…
La structure : l'entrecroisement des récits
Pour voir un remarquable tableau de structure
Les deux tomes comptent 161 lettres, dont 88 dans le premier. Les neuf premières marquent déjà l’entrecroisement entre le roman du sérail et le voyage accompli, dont les raisons sont expliquées, en deux temps, d’abord « l’envie de savoir », d’« aller chercher laborieusement la sagesse. » (Lettre 1), mais cela cache, en réalité, le besoin de fuir des « ennemis » : « J’allai au roi ; je lui marquai l’envie que j’avais de m’instruire dans les sciences de l’Occident ; je lui insinuai qu’il pourrait tirer de l’utilité de mes voyages : je trouvai grâce devant ses yeux ; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis. » (Lettre 8) En cela Usbek ressemble à bien des écrivains des Lumières…
Le roman du sérail
38 des 161 lettres échangées forment le roman du sérail. Dans ses Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, Montesquieu rappelle qu'à son époque, c'est bien cet aspect romanesque qui a séduit les lecteurs, et il insiste sur le fait que, malgré la discontinuité épistolaire, son récit est strictement construit.
« Rien n’a plu davantage dans les Lettres persanes, que de trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin : les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. [...] côté, le désordre croît dans le sérail d’Asie à proportion de la longueur de l’absence d’Usbek, c’est-à-dire à mesure que la fureur augmente et que l’amour diminue. »
Les 2ème, 3ème et 4ème lettres jouent le rôle d’un incipit, en présentant l’atmosphère qui y règne : nous y découvrons à la fois des femmes qui, enfermées et surveillées, se plaignent d’être délaissées et expriment leur jalousie mutuelle, et, par la bouche du vieil eunuque noir, les souffrances qu’il est amené à subir à cause de son état même et à cause de ces femmes capricieuses et, souvent, cruelles : « ll y a entre nous comme un flux et un reflux d’empire et de soumission ». (Lettre 9)
Au cœur du récit, se déroulent diverses péripéties, autant de signes des désordres au sein du sérail, par exemple les protestations du jardinier qui refuse la fonction d’eunuque, et la mutilation qu’elle implique (Lettres 41 à 43), les conflits entre les favorites, telles Zachi et Zéphis :
« […] le sérail est dans un désordre et une confusion épouvantables ; la guerre règne entre tes femmes ; tes eunuques sont partagés ; on n’entend que plaintes, que murmures, que reproches ; mes remontrances sont méprisées ; tout semble permis dans ce temps de licence, et je n’ai plus qu’un vain titre dans le sérail.
Il n’y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par son esprit, par ton amour ; et qui ne fasse valoir quelques-uns de ces titres pour avoir toutes les préférences » (Lettre 64)
Les lettres se font ensuite moins fréquentes, disparaissant même totalement de la fin du premier tome et du début du second.
En revanche, les quinze dernières lettres sont toutes consacrées à la vie du sérail, depuis le moment où le grand eunuque informe Usbek de la situation : « Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir : tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissait une impunité entière ; il se passe ici des choses horribles : je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire. » (Lettre 147) La mort du grand eunuque noir ne fait qu’accélérer ces désordres, comme l’annonce son successeur : « Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue : depuis la mort du grand eunuque, il semble que tout leur soit permis ; la seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les mœurs se corrompre tous les jours. » (Lettre 151) Usbek multiplie les menaces, réclame le châtiment des coupables : « Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes ! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir. » (Lettre 154) Plusieurs lettres des femmes expriment alors leurs plaintes.
Fernand Cormon, Le Harem, scène des Mille et Une Nuits, vers 1877. Huile sur toile, 53 x 64. Musée d’art et d’histoire, Narbonne
Comme dans une pièce de théâtre, le dénouement est introduit par un coup de théâtre, dans la lettre 159 : la coupable de tous ces désordres se révèle être Roxane, la seule qui, jusqu’alors, était jugée fidèle. Telle une héroïne tragique, celle-ci se suicide, non sans avoir envoyé une dernière lettre à son maître Usbek. Elle y dénonce avec violence l’existence même imposée aux femmes dans le sérail : « Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. » (Lettre 161)
L’image des femmes donnée dans ces lettres, outre la sensualité propre à séduire un lecteur, joue en contrepoint à celle des femmes occidentales : le contraste, saisissant, permet à l’ironie de se donner libre cours.
Cependant, ce roman offre un autre contrepoint. Alors même qu’Usbek s’indigne de toutes les atteintes à la liberté observées en France, des abus judiciaires, de l’intolérance religieuse, il traite les femmes du sérail comme des objets, impose sa volonté aux eunuques qu’il charge de leur infliger de cruels châtiments. Lui aussi exerce donc une autorité manifestement abusive. Si raisonnable soit-il, Usbek est donc incapable de se libérer de sa propre culture… Finalement, Montesquieu conduit à s’interroger sur la force des préjugés que chacun porte en soi, et que toute la raison reste parfois impuissante quand règne l’intérêt personnel.
Les Troglodytes : un apologue
Les lettres 11 à 14 forment un apologue, enchâssé dans le récit du voyage, raconté par Usbek à son ami Mirza, resté à Ispahan, en réponse à la question qu’il lui a posée : « Hier on mit en question si les hommes étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu. Je t’ai souvent ouï dire que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. » L’apologue, en montrant comment les « mauvais Troglodytes » ont eux-mêmes causé leur perte, construit, par opposition, une utopie, en dépeignant longuement le bonheur de la vie vertueuse des « bons Troglodytes ».
Johannes Vander Bent, Scène pastorale dans un paysage italianisant, XVIIe siècle. Huile sur toile, 55 X 45. Collection privée
Des contes orientaux
Trois contes orientaux donnent lieu à une lettre : l’histoire d’Aphéridon et d’Astarté (lettre 67), celle de la veuve indienne (126) et celle d’Ibrahim et d’Anaïs (lettre 141). Or, dans ces trois cas, Montesquieu éloigne encore davantage le regard : le premier récit a été fait à Usbek par son ami guèbre, un Persan adepte de l’ancienne religion de Zoroastre, recul aussi dans le temps ; le deuxième, Rica l’a « ouï raconter à un homme qui avait été dans le pays du Mogol » ; le troisième récit est encore plus complexe, puisque Rica le présente comme la traduction d’un conte oriental, qui serait lui-même une histoire racontée par une docte Persane, Zuléma. La fiction est donc encore plus distanciée. Or, dans ces trois contes, est souligné l'écart entre deux civilisations : celle fondée sur un islam rigoureux d’un côté et celle, soit liée à une autre religion (celle de Zoroastre ou l’hindouisme), soit reposant sur un islam plus modéré. Dans les trois cas, c’est la liberté qui est mise en évidence, par le refus de coutumes contraignantes, telle, pour une veuve, le fait d’être brûlée pour rejoindre son époux, d’être mariée contre son gré pour Astarté ou de subir le joug d’un époux tyrannique pour Anaïs.
Muhammad Ali Mashadi, « une sâti hindoue ». Enluminure du poème iranien Sūz va gudāz, 1657
Une organisation thématique
Les quarante premières lettres, celles d’Usbek, auxquelles s’ajoutent quatre lettres de Rica, marquent leurs découvertes, dans le désordre censé reproduire les épisodes de leur voyage, avec une insistance particulière sur les mœurs d’une société qu’ils observent avec étonnement. Dans le premier tome, les questions abordées restent encore très générales, varient d’une lettre à l’autre, même si l’on perçoit déjà la place que vont prendre ensuite la vie politique, la religion et la justice.
Le second tome développe bien davantage la réflexion politique, philosophique et morale. Dans ses Réflexions sur les Lettres persanes, Montesquieu justifie cet approfondissement par la longueur du voyage de ses personnages, qui diminue peu à peu leur surprise : « À mesure qu’ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre ». C'est aussi ce que reconnaît Rica : « je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître : mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste d’asiatique, et se plie sans effort aux mœurs européennes. » (lettre 63) Plusieurs lettres, par exemple, analysent le fonctionnement de la monarchie française, en la comparant à celle d’autres pays d’Europe et au despotisme oriental. Les description s'organisent davantage, avec, notamment, deux thèmes mis en valeur par des lettres qui se suivent. Ainsi, les lettres 112 à 122 mettent en place une réflexion chère à Montesquieu, déjà dans son étude de l’empire romain : le rôle joué par la démographie dans la puissance d’un État, en dégageant les causes physiques et morales qui conduisent au dépeuplement. Dans les lettres 133 à 137, sous prétexte de la visite d’« une grande bibliothèque dans un couvent de dervis », le parcours des différentes catégories d’ouvrages conduit à une réflexion sur l’intérêt des sciences et à des jugements sur les productions littéraires.
La peinture de la société française
Le regard oriental, sous le prétexte des diverses occupations des deux personnages en France, propose une peinture de la société qui rappelle celle des moralistes du XVIIème siècle. Comment, en lisant la lettre 24 où Rica raconte sa découverte de Paris, ne pas se souvenir de Boileau, évoquant de façon cocasse les embarras de Paris dans la sixième de ses Satires (1666) ? Comment ne pas penser également aux portraits des Caractères (1688) de La Bruyère dans la galerie de personnages que fait défiler Usbek dans la lettre 48 ?
De cet ensemble ressort la vision d’un peuple frivole, léger, passionné de conversations et de vie mondaine, et où les femmes occupent une place importante. Un mot semble résumer l’ensemble : « Ce badinage, naturellement fait pour les toilettes semble être parvenu à former le caractère général de la nation : on badine au conseil, on badine à la tête d’une armée, on badine avec un ambassadeur ». (lettre 63)
La vie mondaine
Dans cette société, la vie mondaine est au premier plan : il faut paraître dans les salons, multiplier les visites, participer aux conversations en sachant y briller et attirer l’attention, à tout prix. C’est d’ailleurs sur cette caractéristique que se ferme le premier tome : « On dit que l’homme est un animal sociable. Sur ce pied-là, il me paraît qu’un François est plus homme qu’un autre, c’est l’homme par excellence ; car il semble être fait uniquement pour la société. » Cette lettre 88 introduit, en conclusion, une plaisante épitaphe qui souligne ce ridicule :
Jean-François de Troy, Lecture de Molière dans un salon, vers 1728. Huile sur toile, 74 x 93. Collection particulière
« C’est ici que repose celui qui ne s’est jamais reposé. Il s’est promené à cinq cent trente enterrements. Il s’est réjoui de la naissance de deux mille six cent quatre-vingts enfants. Les pensions dont il a félicité ses amis, toujours en des termes différents, montent à deux millions six cent mille livres ; le chemin qu’il a fait sur le pavé, à neuf mille six cents stades ; celui qu’il a fait dans la campagne, à trente-six. Sa conversation était amusante ; il avait un fonds tout fait de trois cent soixante-cinq contes : il possédait d’ailleurs, depuis son jeune âge, cent dix-huit apophtegmes tirés des anciens qu’il employait dans les occasions brillantes. Il est mort enfin à la soixantième année de son âge. Je me tais, voyageur ; car comment pourrais-je achever de te dire ce qu’il a fait et ce qu’il a vu ? »
Ainsi, l’ironie est fréquente envers tous les beaux parleurs, notamment de la part de Rica. Il vise ceux qui monopolisent la parole, comme le « fat » dans la lettre 50, ceux qui décident de tout de façon péremptoire dans la lettre 72 – certains étant d’ailleurs incapables de se départir d’une forme d’arrogance qui les amène à juger de tout par rapport aux réalités françaises, supérieures à leurs yeux – , enfin ceux qui parlent pour ne rien dire, comme il s’en amuse dans la lettre 83 :
« Ce sont ceux qui savent parler sans rien dire, et qui amusent une conversation pendant deux heures de temps, sans qu’il soit possible de les déceler, d’être leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu’ils ont dit.
Ces sortes de gens sont adorés des femmes : mais ils ne le sont pas tant que d’autres, qui ont reçu de la nature l’aimable talent de sourire à propos, c’est-à-dire à chaque instant, et qui portent la grâce d’une gracieuse approbation sur tout ce qu’elles disent.
Mais ils sont au comble de l’esprit lorsqu’ils savent entendre finesse à tout, et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les plus communes. »
Ce besoin de briller en société en arrive à un point tel que Montesquieu rapporte, dans la lettre 54, une conversation entendue par Rica. Un homme y exprime sa désolation :
« Ce sont ceux qui savent parler sans rien dire, et qui amusent une conversation pendant deux heures de temps, sans qu’il soit possible de les déceler, d’être leur plagiaire, ni de retenir un mot de ce qu’ils ont dit.
Ces sortes de gens sont adorés des femmes : mais ils ne le sont pas tant que d’autres, qui ont reçu de la nature l’aimable talent de sourire à propos, c’est-à-dire à chaque instant, et qui portent la grâce d’une gracieuse approbation sur tout ce qu’elles disent.
Mais ils sont au comble de l’esprit lorsqu’ils savent entendre finesse à tout, et trouver mille petits traits ingénieux dans les choses les plus communes. »
Il imagine alors tous les moyens afin de « tenir une conversation d’une heure toute remplie de bons mots », la nécessaire préparation, et même le rôle que pourrait jouer un comparse pour que tous deux se mettent en valeur mutuellement.
Dans cette vie mondaine, outre les salons, certains lieux jouent un rôle particulier dont s’amuse Usbek dans les lettres 28 et 36 : le théâtre, l’opéra et les cafés.
L'image des femmes
Cette frivolité n’épargne pas les femmes, bien au contraire : elles y participent, l’entretiennent et y montrent même des dispositions particulières que dénoncent plaisamment Usbek, dans ses comparaisons avec les femmes du sérail, et Rica, qui dépeint souvent leurs comportements cocasses dans la société parisienne.
La coquetterie
Qu’elle vive au sein du sérail, ou fréquente les salons parisiens, la femme cherche d'abord à séduire, d’où l’importance de la toilette dans les deux pays. Mais là où, pour la Perse, est mise en valeur la sensualité, les parfums, les soins, selon l’image traditionnelle de la femme orientale au XVIIIème siècle, cette coquetterie est tournée en dérision chez les femmes françaises.
Déjà, les femmes s’emploient à paraître jeunes, à tout prix, d’où l’anecdote qui les montre occupées à tricher sur leur âge dans la lettre 52, ironisant, par exemple sur « cette femme, qui a pour le moins soixante ans, qui a passé aujourd’hui plus d’une heure à sa toilette ? » Cette toilette n’est faite que d’artifices, présentés comme ridicules : « Il n’y a rien de plus sérieux que ce qu’il se passe le matin à la toilette, au milieu des domestiques ; un général d’armée n’emploie pas plus d’attention à placer sa droite ou son corps de réserve qu’elle met à poser une mouche. » (lettre 111) Enfin, la légèreté propre à la France trouve son aboutissement dans les variations de la mode, capricieuses et incessantes, dont Rica fait une véritable caricature dans la lettre 100 :
« Quelquefois les coiffures montent insensiblement ; et une révolution les faits descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d’une femme au milieu d’elle-même : Dans un autre, c’étaient les pieds qui occupaient cette place ; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l’air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d’élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d’eux ce changement, et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. »
Michel Poisson, "Coiffure à l’échelle". Caricature du XVIIIème siècle in H. Gourdon de Genouillac, Paris à travers les siècles, 1878
L'infidélité
Le comportement des femmes en France ne peut que surprendre – et même choquer – les deux Persans, habitués aux mœurs orientales imposées aux femmes par la rigueur du Coran alors appliquée : achat de concubines, enfermement dans le sérail depuis leur plus jeune âge parfois, soumission complète à leur maître, sous le contrôle des eunuques, mariages forcés… et, bien sûr, interdiction de se montrer à tout autre homme que leur époux. C’est ainsi que les hommes espèrent se prémunir contre leur infidélité, puisque, comme le recommande Usbek à son eunuque noir : « je t’ai confié ce que j’avais dans le monde de plus cher ». Usbek ne se prive pas, dans la lettre 26, de faire l’éloge des femmes orientales et la critique des femmes occidentales : « les femmes y ont perdu toute retenue : elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite ; elles les cherchent de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées, les promenades, chez elles-mêmes ; l’usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est impossible de s’accoutumer. » Cependant, cet éloge, qui célèbre Roxane, n’est-il pas démenti par la fin du récit, qui montre, précisément, qu’elle a réussi à tromper Usbek malgré la rigoureuse surveillance ?
La longue lettre 38, écrite par Rica pose, en fait, la question fondamentale « de savoir s’il est plus avantageux d’ôter aux femmes la liberté, que de la leur laisser », et donne de nombreux arguments qui plaident en faveur d’une égalité entre les deux sexes. Mais, surtout, en reprenant cette même notion de légèreté, de frivolité, propre selon lui aux Français, il fait de l’infidélité une marque de toute relation amoureuse, autre façon de mettre à égalité les hommes et les femmes :
« « Après ce que je t’ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t’imagines facilement que les François ne s’y piquent guère de constance : ils croient qu’il est aussi ridicule de jurer à une femme qu’on l’aimera toujours, que de soutenir qu’on se portera toujours bien, ou qu’on sera toujours heureux. Quand ils promettent à une femme qu’ils l’aimeront toujours, ils supposent qu’elle, de son côté, leur promet d’être toujours aimable ; et si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur. » (lettre 55)
La vie politique : de la critique à l'idéal
Si Rica se plaît à la vie mondaine qu’il dépeint avec une plaisante ironie pour en dégager les défauts, Usbek, lui, conformément à sa volonté d’accroître ses « connaissances » s’intéresse davantage aux institutions, en analyse le fonctionnement, celui de la monarchie par comparaison souvent au despotisme persan, et propose une véritable réflexion dans le domaine politique. En cela, il est bien le reflet de Montesquieu, annonçant déjà les idées qui seront développées dans L’Esprit des lois. 22 lettres traitent directement de la politique, plusieurs autres, par exemple lors de la réflexion sur la démographie, en font également état.
Finalement, la question à laquelle Montesquieu tente de répondre est : quelle est la meilleure forme de gouvernement ? Une fois la critique formulée, nous distinguons, par opposition, ses souhaits en matière de gouvernement, notamment dans l’apologue des Troglodytes mais aussi dans l’éloge de l’Angleterre.
La monarchie absolue
Les lettres couvrent deux moments historiques : la fin du règne de Louis XIV, et le début de la Régence. C’est ce passage d’un pouvoir à un autre qu’explique la lettre 93, en opposant l’absolutisme de Louis XIV, à la volonté du Régent de redonner plus de pouvoir aux Parlements : « Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d’abord respecter cette image de la liberté publique ; et, comme s’il avait pensé à relever de terre le temple et l’idole, il a voulu qu’on les regardât comme l’appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime. »
L'image de Louis XIV
Son portrait , introduit dans la lettre 24, est très ironique, et la satire est développée dans la lettre 36. Il est « vieux », et adepte d’un pouvoir tout aussi autoritaire que le despotisme oriental : « On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux, tant il fait cas de la politique orientale. » Le jugement d’Usbek souligne les multiples contradictions de la politique royale, mais s’en prend surtout au désir de gloire de Louis XIV, cause de ses guerres, de sa « magnificence », et, surtout dans la façon dont il ne sait pas bien juger de ceux qui le servent : « sans examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel ».
Mais au-delà des attaques contre le mode de vie du roi, y compris ses multiples maîtresses, c’est, en réalité, la monarchie dite « de droit divin » qui se trouve accusée, car c’est elle qui soutient ce pouvoir abusif, l’influence exercée sur l’esprit des sujets, illustré par la croyance au pouvoir de « magicien » d’un roi censé guérir les écrouelles : « Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. » (lettre 24). Mais, dès le moment où seul Dieu devient le garant du pouvoir, celui-ci n’a plus de limites, aucun pouvoir, exécutif, judiciaire, législatif, ne peut rétablir un équilibre face aux abus de « l’autorité suprême, qui a tout abattu. » Ainsi, après avoir précisé que « La plupart des gouvernements d’Europe sont monarchiques », Montesquieu réfléchit à la nature même de la monarchie :
D’après Pierre Mignard, Louis XIV vêtu à la romaine, 1673. Huile sur toile, 311 x 314. Château de Versailles
« C’est un état violent, qui dégénère toujours en despotisme, ou en république : la puissance ne peut jamais être également partagée entre le peuple et le prince ; l’équilibre est trop difficile à garder : il faut que le pouvoir diminue d’un côté pendant qu’il augmente de l’autre ; mais l’avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées. » (lettre 103)
L'analyse du pouvoir monarchique conduit Montesquieu à évoquer les guerres, en soulignant qu’elles ruinent les nations : « Dans le droit public, l’acte de justice le plus sévère, c’est la guerre ; puisqu’elle peut avoir l’effet de détruire la société. »Il faut donc, avant de laisser éclater une guerre, s’assurer de la justice de la cause à défendre : « comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans laquelle il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort. Car faire la guerre à quelqu’un, c’est vouloir le punir de mort. » (lettre 96) S’il admet, en effet, qu’un peuple puisse se défendre s’il est attaqué, ou si son allié est attaqué, il critique, dans la lettre 122, « la fureur des conquêtes lointaines », en prenant, par prudence, l’exemple des Espagnols obligés d’exterminer les populations indigènes pour conserver les colonies acquises : « Par cette barbarie, ils conservèrent ce pays sous leur domination. » Il conclut sa réflexion sur une comparaison qui accentue la folie des guerres : « C’est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu’ils perdent soudain, ou à soumettre des nations qu’ils sont obligés eux-mêmes de détruire ; comme cet insensé qui se consumait à acheter des statues qu’il jetait dans la mer, et des glaces qu’il brisait aussitôt. »
Le pouvoir des ministres
Écoutons ce regret d’un vieux seigneur : « Morbleu, dit un vieux seigneur, l’État n’est plus gouverné : trouvez-moi à présent un ministre comme monsieur Colbert ; je le connaissais beaucoup, ce monsieur Colbert ; il était de mes amis ; il me faisait toujours payer de mes pensions avant que ce fût : le bel ordre qu’il y avait dans les finances ! » (lettre 59) Tout en soulignant l’importance d’un bon ministre, il illustre parallèlement un dysfonctionnement au sein même du pouvoir, puisque le ministre a ses favoris, qui tirent profit de sa protection. Peut-on alors considérer que les ministres soient de bons conseillers du roi ? Rica exprime de sérieux doutes… et met en valeur l’influence nocive des ministres, entre les mains desquels le monarque n’apparaît être qu’une marionnette :
Louis XIV tenant les sceaux en présence des conseillers d’État et des maîtres des requêtes, anonyme, 1672. Musée national du Château de Versailles
« Je ne sais comment il arrive qu’il n’y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage; s’il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que l’ambition des princes n’est jamais si dangereuse que la bassesse d’âme de ses conseillers. […]
Un prince a des passions ; le ministre les remue : c’est de ce côté-là qu’il dirige son ministère ; il n’a point d’autre but, ni n’en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges ; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu’il lui inspire, et par les maximes qu’il lui propose. » (lettre 128)
Le portrait des courtisans
Rappelons qu’Usbek explique que la véritable raison de son voyage est l’exil que lui a valu sa franchise face au sultan. Il est donc parfaitement conscient de ce que sont les courtisans, avant tout des flatteurs, donc fort déçu de constater qu’ils ne valent pas mieux en France qu’en Perse.
La lettre 89 est particulièrement significative sur ce point, car, après l’éloge, « À Paris règnent la liberté et l’égalité », intervient un paradoxe : « La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque brillant qu’il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. » Alors d’où vient la reconnaissance ? La réponse est directe : « La faveur est la grande divinité des Français. » Pour obtenir cette « faveur », il faut donc devenir un parfait courtisan, prêt à toutes les bassesses afin d'obtenir les « libéralités immenses que les princes versent sur leurs courtisans » (Lettre 125) Mais, de ce fait, une lutte s’installe à la Cour, autour du roi et des ministres, et tout un réseau d’intrigues se noue – tout comme dans le harem d’Usbek !! C’est ce qui explique aussi le règne de la galanterie, car il faut se concilier les bonnes grâces des femmes, par lesquelles passent aussi l’obtention des faveurs. Rica insiste particulièrement sur leur rôle dans la lettre 108
Louis XIV et le Grand Dauphin devant la grotte de Thétys, anonyme, XVIIème s. Huile sur toile, 96 x 96. Château de Versailles
« Je l’entendis un jour une femme qui disait : Il faut que l’on fasse quelque chose pour ce jeune colonel, sa valeur m’est connue ; j’en parlerai au ministre. Une autre disait : Il est surprenant que ce jeune abbé ait été oublié ; il faut qu’il soit évêque : il est homme de naissance, et je pourrais répondre de ses mœurs. Il ne faut pas pourtant que tu t’imagines que celles qui tenaient ces discours fussent des favorites du prince ; elles ne lui avoient peut-être pas parlé deux fois en leur vie : chose pourtant très facile à faire chez les princes européens. Mais c’est qu’il n’y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n’ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu’il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république, dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement : c’est comme un nouvel État dans l’État ; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s’il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n’en connaît point les ressorts. »
Le fonctionnement de la justice
Portrait des magistrats
Dans la lettre 68, Rica dresse un portrait sévère d’un magistrat, dont tout le discours révèle la légèreté. Il considère que son métier « n’est qu’un amusement », et ôte toute valeur au droit et à la justice : « nous autres juges ne nous enflons point d’une vaine science. Qu’avons-nous à faire de tous ces volumes de lois ? » Puisque les charges sont achetées, leur savoir n’a guère d’importance, le premier objectif du magistrat est de se rembourser : « Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent le revenu de quelque mosquée, aurait aussitôt compté les sables de la mer, et les esclaves de notre monarque. » Le portrait du législateur ne vaut pas mieux d’ailleurs : « La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies. » (lettre 79)
Le rôle des lois
Mais, au-delà des hommes, c’est l’établissement même des lois qu’Usbek dénonce, d’une part l’obscurité de la langue judiciaire : « Quelques-uns ont affecté de se servir d’une autre langue que la vulgaire ; chose absurde pour un faiseur de lois : comment peut-on les observer, si elles ne sont pas connues ? » D’autre part, il déplore les incessants changements des lois :
« Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu’ils ont trouvées établies ; c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements.
Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes plutôt que l’équité naturelle. Dans la suite, elles ont été trouvées trop dures ; et, par un esprit d’équité, on a cru devoir s’en écarter : mais ce remède était un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre et les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours. » (lettre 79)
Réflexions sur l'économie
Les faiblesses de l'économie
L’économie d’un pays dépend d’abord des finances dont dispose l’État. Or, Montesquieu dépeint la faiblesse de la monarchie française, dont le trésor est vide, ce qui explique à la fois la vente des charges et des titres, et une politique monétaire fondée sur les dévaluations :
« Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.
D’ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux, et ils le croient. S’il a une guerre difficile à soutenir, et qu’il n’ait point d’argent, il n’a qu’à leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent, et ils en sont aussitôt convaincus. » (lettre 24)
À partir de la comparaison entre l’Europe et les pays orientaux, mais aussi entre les pays catholiques et protestants, il met également en évidence le lien entre la vie économique et la démographie, blâmant toutes les causes de dépopulation et toutes les limites apportées à la fécondité. Ainsi, il montre à quel point la pratique du sérail affaiblit un pays, alors qu’au contraire où la liberté laissée au peuple de s’enrichir par son travail apporte la prospérité aux pays protestants :
« Les pays protestants doivent être, et sont réellement, plus peuplés que les catholiques : d’où il suit, premièrement, que les tributs y sont plus considérables, parce qu’ils augmentent à proportion du nombre de ceux qui les payent ; secondement, que les terres y sont mieux cultivées ; enfin, que le commerce y fleurit davantage, parce qu’il y a plus de gens qui ont une fortune à faire, et qu’avec plus de besoins on y a plus de ressources pour les remplir. Quand il n’y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut que le commerce périsse ; et, lorsqu’il n’y a que celui qui est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres manque, c’est-à-dire, il faut que tous les deux tombent en même temps, parce que l’on ne s’attache jamais à l’un, que ce ne soit aux dépens de l’autre. » (lettre 118)
La critique du système de Law
Dans le second tome, Montesquieu dénonce le manque de stabilité dans la politique monétaire française : « Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons : depuis trois ans j’ai vu changer quatre fois de système sur les finances. » (lettre 138) Il s’en prend tout particulièrement à Law, qu’il caricature, mais surtout dont il souligne l’échec.
La structure de la lettre 142 est particulièrement intéressante : Rica y transmet à Usbek la « lettre d’un savant », qui lui-même déroule un récit qui, sous l’apparence de la mythologie, fait un portrait sévère de Law, « qui avait pour père Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie ». Cette origine mythique est illustrée par les discours de Law, qui est capable de faire croire au peuple des discours mensongers, en leur vendant du « vent » :
« Peuples de Bétique, vous croyez être riches parce que vous avez de l’or et de l’argent ; votre erreur me fait pitié : croyez-moi, quittez le pays des vils métaux ; venez dans l’empire de l’imagination ; et je vous promets des richesses qui vous étonneront vous-mêmes. Aussitôt il ouvrit une grande partie des outres qu’il avait apportées, et il distribua de sa marchandise à qui en voulut. »
Dans la lettre 138, même si Law n’est désigné que comme un « étranger », l’attaque est claire contre celui qui a voulu changer tout le système financier en mettant en place des lois au lieu de considérer l’adaptation de la politique monétaire à des situations réelles. Le résultat est un chaos total, violemment dénoncé car il plonge certains hommes dans la misère tandis que d’autres acquièrent des fortunes non méritées :
« Après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint ; et il l’a seulement rendue bouffie.
Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n’avoient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L’étranger a tourné l’État comme un fripier tourne un habit : il fait paraître dessus ce qui était dessous ; et ce qui était dessus, il le met à l’envers. »
L'idéal politique de Montesquieu
Jacques Chéreau le Jeune, « Le Diable d’argent », vers 1720. Gravure : l’échec du système de Law
L'équilibre des pouvoirs
Face ces critiques sévères, Montesquieu, par l’intermédiaire d’Usbek, recherche ce que serait le meilleur gouvernement : « J'ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la raison. Il m'a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais, de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination est le plus parfait.»
S’il dénonce les états despotiques – et celui de Louis XIV n’en est pas exclu – il approuve une monarchie qui préserve l’équilibre des pouvoirs, à l’image de la monarchie anglaise, dont il fait l’éloge dans la lettre 105.
« Tous les peuples d’Europe ne sont pas également soumis à leurs princes : par exemple, l’humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d’appesantir son autorité ; la soumission et l’obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n’y a qu’un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude […].
Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l’obéissance cesse ; rien ne les lie, rien ne les attache à lui ; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu’il n’a jamais pu avoir d’origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n’en avons nous-mêmes : or nous n’avons pas sur nous-mêmes un pouvoir sans bornes ; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : Personne n’a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir. »
Il ne peut donc qu’approuver aussi le Régent qui a tenté d’« établir une nouvelle administration », en partageant davantage l’autorité avec les Parlement et en créant des conseils : « On s’était mal trouvé de l’autorité sans bornes des ministres précédents : on la voulut partager. On créa pour cet effet six ou sept conseils ; et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la France avec plus de sens. » (lettre 138)
La vertu et le bien-être
Sur ce point, l’apologue des Troglodytes est édifiant, puisque finalement ils vont se choisir un roi. Mais ce roi est choisi par le peuple, pour sa sagesse et sa vertu, qualités essentielles à un bon gouvernement selon Montesquieu car il pensera alors au bien-être du peuple. Un tel peuple ne se révolte pas, mais, au contraire, est encore plus incité à travailler. D’où l’importance de définir les causes de cette prospérité, déjà le commerce, telle l’Angleterre, « maîtresse des mers », et les « industries », c’est-à-dire toutes les activités créatrices de biens. C’est aussi pour cette raison qu’il approuve le luxe, qui fait travailler tant d’artisans, car « Pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche », et qu’il considère que les artistes sont indispensables car les beaux-arts contribuent à la prospérité générale. C’est ce que développe longuement la lettre 107 :
« Fais bien attention jusqu’où vont les revenus de l’industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur ; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de même des orfèvres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d’artisans.
De tout ceci, on doit conclure, Rhédi, que, pour qu’un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices ; il faut qu’il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant d’attention que les nécessités de la vie. »
CONCLUSION
Les mentions de noms précis de ceux que Montesquieu attaque sont très rares dans les lettres. Prudence, sans doute, adaptation aussi aux émetteurs, des Persans qui ignorent ces noms, mais surtout volonté de dépasser les personnes pour s’intéresser aux titres, aux fonctions, aux institutions : il parle du « roi de France », d’« un étranger », du « Régent », ce qui lui permet une réflexion plus générale, à la fois sociologique et philosophique.
Notons aussi que Montesquieu rejoint, dans sa réflexion sur la vie politique, le Discours sur la servitude volontaire (1576) de La Boétie qui, en étudiant son fonctionnement, souligne que la tyrannie ne pourrait subsister sans la soumission des sujets, plus efficace quand elle est volontaire que contrainte. Ainsi, le despotisme d’Usbek, maître du sérail, ne fonctionne que quand il contrôle de près les rivalités entre les eunuques, et les intrigues entre les femmes. De même, la monarchie absolue ne se maintient que grâce à l’ambition des sujets, à leurs jalousies, à leur cupidité : s’ils ne peuvent pas conquérir un pouvoir extrême, au moins sont-ils prêts à tout pour avoir un morceau de pouvoir plus important que celui de leur voisin, un peu plus de faveur royale… Les défauts des peuples sont donc ce qui soutient tous les dysfonctionnements politiques.
La religion : de la critique à une conception tolérante
L’ouvrage de Montesquieu a été attaqué pour son « impiété ». Dans sa réponse, il invoque le fait que, ses personnages étant des Persans, donc des musulmans, il était normal que leurs étonnements puissent conduire à un regard critique. Mais il est évident qu’il s’agit là d’un habile stratagème, que c’est bien Montesquieu qui s’en prend à la fois aux hommes d’Église, aux dogmes et aux rites, causes des pires injustices, pour prôner lui-même une autre approche de la religion.
La satire des hommes d’Église
Le pape
Une des premières critiques, dans la lettre 24, associe à la critique du roi celle du Pape, lien répété dans le lettre 29, où il le qualifie de « chef des chrétiens », en expliquant l’origine de son pouvoir : « Il se dit successeur d’un des premiers chrétiens, qu’on appelle saint Pierre », mais y ajoute immédiatement un blâme, une richesse qui ne correspond guère au primat de la vie spirituelle attendue d’un religieux : « et c’est certainement une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand pays sous sa domination. » Il lui reproche à la fois de soutenir des croyances audacieusement présentées comme absurdes, et surtout d’imposer à son gré des interdits et des exigences, faisant allusion à la bulle « Unigenitus », dirigée contre les jansénistes, que le roi avait dû se résoudre à entériner.
Pier Leone Ghezzi, Allégorie de la fulmination de la bulle Unigenitus. Pierre noire, plume, lavis d’encre gris et brun Musée national de Port-Royal des Champs
« il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres. Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.
Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l’habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l’exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu’il lui envoya un grand écrit qu’il appela constitution, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets. »
Les garants de la foi
Qui sont-ils ? Quel est exactement leur rôle ? Telle est la question soulevée par Rica, qui ôte aussitôt toute fonction spirituelle aux évêques pour n’en faire que des juristes, en plus en pleine contradiction, puisque, si d’un côté ils édictent « des articles de foi », de l’autre ils « dispensent d’accomplir la Loi » (lettre 29) De ce fait, c’est la valeur de la loi religieuse elle-même qui se trouve alors dénoncée, d’autant plus qu’elle repose sur une catégorie particulière de ceux que les Persans nomment des « dervis », les docteurs qui interprètent les écritures saintes. Lors de sa visite à la bibliothèque, Rica observe de « gros volumes » dont l’usage lui est expliqué :
« Ce sont, me dit-il, les interprètes de l’Ecriture. Il y en a un grand nombre ! lui repartis-je ; il faut que l’Écriture fût bien obscure autrefois, et bien claire à présent ; reste-t-il encore quelques doutes ? Peut-il y avoir des points contestés ? S’il y en a, bon Dieu ! s’il y en a ! me répondit-il ; il y en a presque autant que de lignes. Oui, lui dis-je ! Et qu’ont donc fait tous ces auteurs ! Ces auteurs, me repartit-il, n’ont point cherché dans l’Écriture ce qu’il faut croire, mais ce qu’ils croient eux-mêmes ; ils ne l’ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu’ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l’autorité à leurs propres idées : c’est pour cela qu’ils en ont corrompu tous les sens, et ont donné la torture à tous les passages. C’est un pays où les hommes de toutes les sectes font des descentes, et vont comme au pillage ; c’est un champ de bataille où les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des combats, où l’on s’attaque, où l’on s’escarmouche de bien des manières. »
Le parcours qui suit dénonce tour à tour les livres de théologie, les mystiques, les casuistes, c’est-à-dire les jésuites qui, en jugeant du péché selon les « cas » et selon l’intention, font preuve d’un dangereux laxisme moral, les métaphysiciens… Tous répandent le chaos, en provoquant des querelles incessantes, qui ôtent tout sens à la foi.
Les prêtres et les moines
C’est Usbek qui, à son tour, souligne la contradiction entre leur foi, notamment leurs vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, et leur comportement. Ainsi la lettre d’une actrice de l’opéra raconte à Rica comme c’est un « jeune abbé », sans scrupule puisqu’il lui a promis le mariage, qui « lui ravit son innocence » et l’a « déshonorée » en la mettant enceinte. Tous leurs actes sont intéressés : « Mais, quelques riches que soient ces dervis, ils ne quittent jamais la qualité de pauvres ; […] ils ont raison ; car ce titre de pauvre les empêche de l’être. » Pire encore, c’est l’enrichissement qui semble bien être la première raison des condamnations de ceux qui sont jugés hérétiques par l’Inquisition, en blâmant également leur hypocrisie : ils « leur disent qu’ils sont bien fâchés de les voir si mal habillés, qu’ils sont doux, qu’ils abhorrent le sang, et sont au désespoir de les avoir condamnés ; mais, pour se consoler, ils confisquent tous les biens de ces malheureux à leur profit. »
Un moine capucin, 1811. Gravure
Des fidèles... infidèles
Comment donc, avec de tels gens pour les guider, les fidèles pourraient-ils être exemplaires ? C’est ce que souligne Usbek au début de la lettre 56 : « Je vois ici des gens qui disputent sans fin sur la religion ; mais il me semble qu’ils combattent en même temps à qui l’observera le moins. » La lettre 75 insiste tout particulièrement sur l’aspect fluctuant de la croyance chez les chrétiens :
« il y a bien loin chez eux de la profession à la croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification qu’un sujet de disputes qui appartient à tout le monde : les gens de cour, les gens de guerre, les femmes mêmes, s’élèvent contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu’ils sont résolus de ne pas croire. Ce n’est pas qu’ils se soient déterminés par raison, et qu’ils aient pris la peine d’examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu’ils rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug et l’ont secoué avant de l’avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l’un à l’autre ».
Usbek invoque alors, comme meilleur exemple de la fragilité de la foi chrétienne, la question de l’esclavage, que les princes d’Europe ont interdit dans leurs états parce que cela « leur était très utile, mais qui « ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu’il leur était avantageux d’avoir des esclaves ; ils ont permis d’en acheter et d’en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise ? Vérité dans un temps, erreur dans un autre. »
Les dogmes et les rites
L'irrationalité des dogmes
Aux yeux des Persans, toutes les religions se fondent d’abord sur des superstitions – et ils n’excluent pas leur propre religion ! Or, non seulement cela construit des pratiques absurdes, mais, pire encore, cela engendre des peurs irrationnelles : « « Les hommes sont bien malheureux ! ils flottent sans cesse entre de fausses espérances et des craintes ridicules ; et au lieu de s’appuyer sur la raison, ils se font des monstres qui les intimident, ou des fantômes qui les séduisent. » (lettre 143) C’est sur ce point que la prudente stratégie persane de Montesquieu donne sa pleine mesure car, quand il prête, dans la lettre 39, à un « prosélyte mahométan », l’éloge de la vie extraordinaire de Mahomet, « Il n’y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet », il invite son lecteur français à s’interroger sur toutes les « merveilles » sur lesquelles reposent tant de dogmes chrétiens. Il élargit d’ailleurs la satire aux dogmes de bien d’autres religions, par exemple à propos de l’image donnée du paradis. Le pire, aux yeux de Montesquieu, est que ces dogmes nuisent au fonctionnement même d’un état, par exemple les lois sur le divorce, les interdits du mariage, l’esclavage, qui causent un pernicieux dépeuplement.
La diversité des rites
La conséquence en est aussi l’établissement de rites, tout aussi variables selon les religions et que rien ne justifie, obligation de la circoncision par exemple, interdits alimentaires, positions de prière… : « Toutes ces choses, Seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser » (lettre 46) La réponse de Méhémet Ali, « serviteur des prophètes » à Usbek, conduit à mettre en valeur l’absurdité par exemple des interdits alimentaires. Ce sont là autant de différences qui, finalement, opposent inutilement les religions entre elles.
Les conflits religieux
Catholiques et protestants
Les guerres de religion
Pour aborder cette question, ravivée par la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, Montesquieu utilise encore habilement le regard éloigné, en obligeant son lecteur à « traduire » dans la situation politique française ce qu’il dépeint dans le monde musulman. Il dénonce avec force les « guerres de religion », dues à « l’esprit d’intolérance, qui animait celle qui se croyait la dominante ».
Ainsi la longue lettre 86, sous le masque de « quelques ministres de Cha-Soliman », s’en prend très clairement à toute volonté d’imposer une religion unique : ils « avaient formé le dessein d’obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre empire serait toujours pollué, tandis qu’il garderait dans son sein ces infidèles. » En soulignant alors la sagesse du sultan, qui n’a pas écouté cette « aveugle dévotion », il énumère toutes les graves conséquences pour un état de cette volonté d’éliminer ceux qui, précisément, contribuent à sa richesse, à l’agriculture, à l’industrie :
Engelmann, « Les nouveaux missionnaires », 1686. Lithographie. Musée protestant
« On remarque que ceux qui vivent dans des religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante ; parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à acquérir par leur travail, et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles. »
Mieux encore, Montesquieu considère que l’arrivée d’une nouvelle religion est aussi une façon de corriger l’ancienne : n’oublions pas que le protestantisme se nomme, à l’origine, la Réforme, et veut lutter contre les abus du catholicisme : « Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne. »
Francisco Goya, Scène d’inquisition, vers 1808-1812. Huile sur bois, 46 x 73. Académie royale des Beaux-Arts, Madrid
La critique du prosélytisme et de l'Inquisition
La conclusion logique est le refus de la contrainte afin d’imposer les conversions, un vibrant plaidoyer en faveur de la liberté religieuse, dont témoignent notamment l’apologue d’Aphéridon et d’Astarté, mais aussi l’argumentation rigoureuse de la lettre 86 :
« j’ai ouï dire qu’en Espagne et en Portugal, il y a de certains dervis qui n’entendent point raillerie, et qui font brûler un homme comme de la paille. Quand on tombe entre les mains de ces gens-là, heureux celui qui a toujours prié Dieu avec de petits grains de bois à la main, qui a porté sur lui deux morceaux de drap attachés à deux rubans, et qui a été quelquefois dans une province qu’on appelle la Galice ! sans cela un pauvre diable est bien embarrassé. Quand il jurerait comme un païen qu’il est orthodoxe, on pourrait bien ne pas demeurer d’accord des qualités, et le brûler comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction ; point de distinction ; il serait en cendres avant que l’on eût seulement pensé à l’écouter. »
Le jansénisme
L’autre querelle qui divise encore le royaume à l’époque où Montesquieu écrit est celle qui oppose les jésuites aux jansénistes, qui interprètent plus rigoureusement le dogme catholique, et remettent en cause le pouvoir du pape. Or, malgré la destruction de l’abbaye de Notre-Dame-des-Champs et la bulle « Unigenitus », les jansénistes gardent une influence, notamment au sein des Parlements. Ainsi, la longue plainte du prêtre de Notre-Dame, dans la lettre 61, montre la difficulté d’échapper à ces querelles, et Montesquieu lui prête cette conclusion rendue ironique par la comparaison : « Nous troublons l’État, nous nous tourmentons nous-mêmes, pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux, et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux ou les ongles. »
Les conceptions religieuses de Montesquieu
Une religion "philosophique"
Souvent critique contre les discussions métaphysiques, Montesquieu les place dans la bouche d’Usbek dans la lettre 69, pour une longue analyse des attributs que les hommes prêtent à Dieu. Sa longue argumentation insistent sur leur peu de validité, car tous contredisent la logique, notamment l’affirmation de la « prescience absolue » de Dieu. Il conclut donc sur l’idée de la liberté des hommes :
« Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu’il veut connaître. Mais, quoiqu’il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il laisse ordinairement à la créature la faculté d’agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou de démériter : c’est pour lors qu’il renonce au droit qu’il a d’agir sur elle, et de la déterminer. »
Face à tout cet aspect illogique de la religion, Montesquieu fait donc l’éloge de la raison, et tout particulièrement en opposant à tout ce qui relève des croyances religieuses, les certitudes scientifiques qui permettent d’expliquer l’univers et d’en déterminer les lois. Tel est l’objet de l’éloge fait par Usbek dans sa lettre 98 adressée à « Hassein, dervis de la montagne de Jaron » :
« Il y a ici des philosophes qui, à la vérité, n’ont point atteint jusqu’au faîte de la sagesse orientale : ils n’ont point été ravis jusqu’au trône lumineux ; ils n’ont, ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d’une fureur divine : mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine.
Tu ne saurais croire jusqu’où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos ; et ont expliqué, par une mécanique simple, l’ordre de l’architecture divine. […]
La connaissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire presque autant de prodiges et de merveilles que tout ce qu’on nous raconte de nos saints prophètes. »
Finalement, Montesquieu va très loin dans son audace, puisqu’il considère qu’il faut séparer la religion du fonctionnement de l’état, car trop souvent les lois religieuses nuisent au bien-être de la société. Certes, la religion a une utilité morale, mais l’état doit, lui, se fonder sur les seules valeurs humaines, notamment sur la justice : « Ainsi, quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité. »
En fait, ce qui prime n’est plus la religion en elle-même, mais son utilité sur la société, et c’est ce dont témoigne l’apologue des Troglodytes, qui fonde la religion d’abord sur l’amour pour autrui, « la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avait laissé de trop rude », ce que confirme l’affirmation de la lettre 46 : « dans quelque religion qu’on vive, l’observation des lois, l’amour pour les hommes, la piété envers les parents, sont toujours les premiers actes de religion. »
La tolérance religieuse : le déisme
Face aux conflits religieux, Montesquieu commence par souligner les points communs entre les différentes religions, par exemple entre celle de ses Persans et le christianisme. Après une longue énumération des multiples ressemblances entre les deux religions, Usbek conclut, « Je vois partout le mahométisme, quoique je n’y trouve point Mahomet », et exprime son espoir en l’avènement d’une religion unique, gage de fraternité : « Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants : le temps, qui consume tout, détruira les erreurs mêmes ; tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard ».
Mais l’idéal, pour dépasser les conflits, est d’établir une religion dégagée des dogmes, des rites, des hommes aussi qui cherchent à l’utiliser dans leur intérêt, c’est-à-dire ce que le XVIIIème siècle nomme le déisme, terme que Montesquieu se garde bien d’employer. Notons à nouveau le double masque introduit à ce sujet puisque, dans la lettre 46, le masque persan d’Usbek se masque sous la prière d’un homme inconnu…, déplorant toutes les confusions qui séparent les religions, et qui ne peut être que Montesquieu exprimant son souhait profond :
« Seigneur, je n’entends rien dans les disputes que l’on fait sans cesse à votre sujet ; Je voudrais vous servir selon votre volonté ; mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve à la sienne. […] Je ne sais si je me trompe ; mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre dans la société où vous [Dieu] m’avez fait naître, et en bon père dans la famille que vous m’avez donnée ».
Jacques-Simon Chéreau, La fête de l’Être suprême, vue du jardin national, 8 juin 1794. Musée Carnavalet, Paris
POUR CONCLURE
La critique religieuse, par l’intermédiaire de Rica et Usbek complète le tableau sévère de la société française fait par Montesquieu. Mais cet auteur va bien-delà de la simple satire ironique ou cocasse, car il élabore une réflexion véritablement philosophique, et déjà sociologique et ethnologique, sur le rôle de la religion dans un état, pour tous les citoyens et dans l’intérêt de tous.
Il dénonce ainsi tout ce qui rattache la religion à des révélations posées comme absolues et le plus souvent irrationnelles, pour rappeler les apports de la science dans la connaissance des principes qui règlent l’univers, des « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Parmi ces « rapports », il y a aussi ceux qui renvoient à la nature même des hommes, d’où l’importance que Montesquieu attache à la morale, à la vertu, à l’équité, qui doivent être mis au service du bien-être de la société.
L'image de la vie culturelle
Usbek se loue d’un voyage accompli pour « aller chercher laborieusement la sagesse », ce qui passe forcément par une meilleure connaissance de la vie culturelle du pays visité, des lieux où peut s’acquérir cette culture, qui passe par les arts, mais aussi par les livres, sur lesquels Montesquieu porte souvent un jugement critique.
Les lieux de culture
Le théâtre et l'Opéra
Dès son arrivée à Paris, Rica découvre avec surprise le théâtre. Montesquieu laisse libre cours, dans la lettre 28, au jeu linguistique propre à ce regard persan qui feint d’ignorer les réalités dont il rend compte, d’où les explications données :
« Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu’elle se passe tous les jours à Paris.
Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée, et va jouer une espèce de scène que j’ai entendu appeler comédie. Le grand mouvement est sur une estrade, qu’on nomme le théâtre. Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu’on nomme loges, des hommes et des femmes qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse. »
Représentation d’Armide, opéra de Quinault et Lully, 1761. Crayon et plume, aquarelle et gouache sur papier, 31,1 x 50,2. Musée des Beaux-Arts de Boston
Le résumé mélioratif que fait alors Rica de ce qui se joue au théâtre correspond tout à fait à la vogue de ce genre littéraire au XVIIIème siècle : « Toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui n’en est que plus vive pour être muette. » Mais il perçoit aussi très bien ce qui se passe dans le public, la rivalité entre les loges et le parterre, par exemple : « Il y a en bas une troupe de gens debout, qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas. » Mais il ironise aussi sur les relations qui peuvent se nouer entre les spectateurs et les actrices… , bien éloignées du seul intérêt culturel.
Les cafés
On sait à quel point les cafés sont devenus, au XVIIIème siècle, des lieux où la vie intellectuelle peut se donner libre cours, tel le fameux café Procope, évoqué dans la lettre 36 : « Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes de ces maisons, on dit des nouvelles ; dans d’autres, on joue aux échecs. Il y en a une où l’on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent : au moins, de tous ceux qui en sortent, il n’y a personne qui ne croie qu’il en a quatre fois plus que lorsqu’il y est entré. » Dans cette lettre, comme dans la lettre 129, les descriptions de ce « lieu agréable », insistent sur les conversations enflammées dans les cafés, mais les deux Persans les présentent comme de vaines disputes, en prenant comme exemple la querelle littéraire qui se déroule alors autour de l’existence d’Homère.
Le Café Procope, vers 1779. Gravure, aquarelle colorée. BnF
L'Académie française
Cette institution a été officiellement fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu, afin de perfectionner la langue française, de « donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». C’est en 1694 que paraît le premier Dictionnaire de l’Académie française, rédigé par ses quarante membres élus.
La lettre 73 fait une description particulièrement satirique de ce que Rica nomme « une espèce de tribunal », dont il caricature à la fois l’activité, « jaser sans cesse », donc un vain bavardage, et l'enflure vaniteuse de ceux qui le composent : « quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et d’antithèses ; tant de bouches ne parlent que par exclamation ; ses oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l’harmonie. »
Les acteurs de la vie culturelle
Quelques personnages participant à la vie culturelle parcourent les lettres : des savants, parmi lesquels un géomètre, des nouvellistes, qu’on qualifierait aujourd’hui de journalistes littéraires, et le cas particulier d’un « traducteur d’Horace ».
Les « nouvellistes »
Le jugement des persans est particulièrement sévère contre les nouvellistes, là encore accusés de superficialité, considérés comme d’inutiles bavards :
« Je te parlerai dans cette lettre d’une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes, qui s’assemble dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est toujours occupée. Ils sont très-inutiles à l’État, et leurs discours de cinquante ans n’ont pas un effet différent de celui qu’aurait pu produire un silence aussi long […]
La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n’y a point de cabinet si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauroient consentir à ignorer quelque chose ; ils savent combien notre auguste sultan a de femmes, combien il fait d’enfants toutes les années ; et, quoiqu’ils ne fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu’il prend pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols.» (lettre 130).
Le Mercure français, frontispice de 1611 : la plus ancienne revue littéraire
Plus grave encore, Montesquieu remet en cause le fait qu’ils ne s’intéressent qu’aux « livres nouveaux », et blâme leurs jugements critiques sur les œuvres littéraires, des éloges douteux dus à leur volonté de ne pas se faire des « ennemis » de leurs auteurs : « louanges forcées : car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste. » (lettre 109)
Les savants
Montesquieu se range nettement du côté des savants, dont il souligne la supériorité sur toute autre occupation intellectuelle. Ainsi, en montrant la querelle entre un « géomètre » et un « traducteur d’Horace », son choix va à celui dont il affirme l’utilité, en critiquant la pratique de la traduction, comparé à de la monnaie « d’un mauvais aloi » :
« Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ! Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela : j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez ; mais vous ne leur ressemblerez point ; car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais.[…] Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? » (lettre 129)
La lettre 145 est un vibrant plaidoyer d’Usbek en faveur des savants, dont il plaint « la dure condition », ce que renforce la mise en abyme, la lettre d’un savant, insérée, qui dépeint longuement les difficultés de sa vie. En fait, Montesquieu se reconnaît dans les « mille persécutions » qui s’abattent sur les savants, à commencer par le « reproche d’irréligion ou d’hérésie » adressé aussi aux Lettres Persanes. À la censure qui menace s’ajoute son « inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage », qui, à peine paru, est attaqué : « Il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté : il lui attire des querelles de toutes parts. » Enfin Montesquieu conclut en déplorant les conflits qui opposent les différents « savants » entre eux :
« Encore s’il pouvait espérer d’obtenir quelque considération ! Non. Il n’est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits ; et il est, à son tour, regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire. »
La littérature
Il est possible de s’étonner quand Montesquieu, homme des Lumières, s’en prend aux écrivains : « La fureur de la plupart des François, c’est d’avoir de l’esprit ; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres. » Mais la fin de la lettre permet de mieux comprendre son jugement, qui ne vise, en fait, que les livres qui n’apprennent rien aux lecteurs. Parmi ces auteurs inutiles, il désigne tout particulièrement les « compilateurs », avec une comparaison péjorative : « De tous les auteurs, il n’y en a point que je méprise plus que les compilateurs, qui vont, de tous côtés, chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs, comme des pièces de gazon dans un parterre ». (lettre 66)
Les lettres 133 à 137 sont consacrées aux visites de Rica à une « grande bibliothèque dans un couvent de dervis », qui permet à Montesquieu de porter un jugement à la fois sur les différentes domaines de la vie littéraire, et, plus spécifiquement, sur les genres littéraires.
Dans la lettre 134, il commence par les livres rattachés à la vie religieuse, violemment critiqués, à la fois pour leur obscurité, mais surtout par les conflits auxquels ils servent de fondement :
« Ces auteurs, me repartit-il, n’ont point cherché dans l’Écriture ce qu’il faut croire, mais ce qu’ils croient eux-mêmes ; ils ne l’ont point regardée comme un livre où étaient contenus les dogmes qu’ils devaient recevoir, mais comme un ouvrage qui pourrait donner de l’autorité à leurs propres idées : c’est pour cela qu’ils en ont corrompu tous les sens, et ont donné la torture à tous les passages. C’est un pays où les hommes de toutes les sectes font des descentes, et vont comme au pillage ; c’est un champ de bataille où les nations ennemies qui se rencontrent livrent bien des combats, où l’on s’attaque, où l’on s’escarmouche de bien des manières. »
La lettre 135, après une rapide vision péjorative des grammairiens et des orateurs, est consacrée aux écrits scientifiques. La comparaison des éloges et des reproches révèle le principal critère de jugement de Montesquieu, l’utilité de l’ouvrage : par exemple, alors qu’il approuve les ouvrages de médecine, capables de mesurer « la vertu des remèdes », il condamne « les livres d’anatomie, qui contiennent bien moins la description des parties du corps humain que les noms barbares qu’on leur a donnés : chose qui ne guérit ni le malade de son mal, ni le médecin de son ignorance. »
La présence de Montesquieu, qui fera paraître, en 1734, son essai Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, se reconnaît dans la place accordée aux historiens dans la longue lettre 136, qui s’ouvre d’ailleurs sur l’histoire romaine. Il parcourt ensuite les différents états d’Europe, en dégageant, pour chacun, l’apport enrichissant de la réflexion historique.
Enfin, la lettre 137 s’intéresse à la poésie, au théâtre et au roman. Sa condamnation de la poésie est sans appel : « Ce sont ici les poëtes, me dit-il ; c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs ornements et leurs ornements. » La seule exception à sa critique est « les poètes dramatiques », c’est-à-dire les auteurs de théâtre, qualifiés de « poètes par excellence », qu’il s’agisse de la comédie ou de la tragédie. Les termes choisis, « extravagance » ou « les plus dangereux », soulignent cette critique, encore plus violente contre les romans, auxquels il reproche leur invraisemblance, l’abus du merveilleux : « Vous voyez ici les romans, qui sont des espèces de poëtes, et qui outrent également le langage de l’esprit et celui du cœur ; qui passent leur vie à chercher la nature, et la manquent toujours ; et qui font des héros, qui y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures. »
POUR CONCLURE
La peinture de la vie culturelle dans les Lettres persanes est un parfait reflet du siècle des Lumières dans lequel il s’inscrit. Nous y retrouvons, en effet, les goûts de cette époque, pour le théâtre par exemple, les modes, avec le développement des cafés et des journaux, et surtout la volonté d’« éclairer » en diffusant des connaissances utiles à la société. C’est ce qui explique son mépris pour les vains bavardages pseudo-intellectuels, ou les œuvres qui trahissent la « nature ».
Ce sont, certes, les Persans qui portent leur regard sur cette vie culturelle, mais dans ce domaine, c’est bien davantage Montesquieu que nous identifions dans ses jugements critiques, tous liés à une quête de vérité.
Parcours littéraire et explications
À partir de cette étude d'ensemble des Lettres persanes, il est possible de construire un parcours littéraire, comportant l’explication d’extraits , auquel nous associerons des textes et documents organisés autour de l'enjeu du programme, « Le regard éloigné ».