top of page
Voltaire, Micromégas, 1752
Nicolas de Largillière, Voltaire( détail), après 1724-1725. Huile sur toile, 80 x 65. Musée Carnavalet, Paris
Auteur

Nicolas de Largillière, Voltaire( détail), après 1724-1725. Huile sur toile, 80 x 65. Musée Carnavalet, Paris

 L'auteur (1694-1778)

Pour une biographie plus complète

C’est sans doute en 1739, alors qu’il est en « exil » chez Mme du Châtelet à Cirey, que Voltaire compose son conte philosophique, Micromégas.

Les premières difficultés

Il a déjà, à cette époque, été confronté aux puissants. Une épigramme contre le Régent lui a valu un premier emprisonnement, puis un second, car il récidive. Nouvelle arrestation en 1726, pour sa réplique insolente au chevalier de Rohan-Chabot qui l’attaquait sur son nom de Voltaire, emprunté : « Vous finissez votre nom, je commence le mien. » Les versions de cette altercation diffèrent, mais elle vaut à Voltaire un exil en Angleterre.

Il y découvre à la fois de nouvelles idées, à travers  Newton, Pope et Locke, des écrivains tels Swift et Shakespeare, et, surtout, une société qui a déjà mis en place des libertés économiques, politiques, sociales et religieuses. Il en fait un vibrant éloge dans ses Lettres philosophiques, publiées en 1734, et c’est pour éviter la captivité qu’il choisit l'exil et part vivre au château de Cirey.

Le contexte de l'écriture de Micromégas

Il y poursuit, de 1734 à 1744, sa vie mondaine luxueuse, mais c’est aussi un exil fertile. Auprès de cette femme cultivée, notamment férue de physique, il s’initie, en effet, aux sciences et compose un essai scientifique, Éléments de la philosophie de Newton. Le conte écrit parallèlement, « comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin », déclare-t-il, lui apparaît donc comme un ouvrage léger, sans grande valeur, mais fait écho à son intérêt pour les méthodes scientifiques. Il ne le publie qu’en 1752, après l'avoir remanié lors de son séjour chez Frédéric de Prusse.

À cette date, il a déjà vécu deux désillusions, un premier échec à la cour, où l’a rappelé le succès de son théâtre. Il est devenu historiographe du roi, mais son insolence persistante a  provoqué sa disgrâce. Il a alors retourné ses espoirs en la possibilité d’une « monarchie éclairée » vers le roi Frédéric II de Prusse, avec lequel, depuis 1736, il entretient une riche correspondance. Parti pour Postdam, il est vite déçu, d’autant plus qu’il est en butte, à Berlin, à de multiples rivalités et jalousies, réalités de la vie de cour qu'illustre Micromégas. Il se retrouve en totale disgrâce auprès du roi de Prusse, et son voyage de retour est une véritable fuite.

Avec sa nièce, Madame Denis, il s’installe alors aux « Délices », près de Genève. Mais ce sont à présent son théâtre et ses opinions religieuses qui provoquent ses ennuis avec les rigoureuses institutions genevoises.

Cette atmosphère d’échec imprègne Micromégas, même si Voltaire conserve, pour ce conte, le ton léger de l’ironie.

 Le contexte politique, social et intellectuel 

Pour en savoir plus sur L'Encyclopédie

De multiples conflits

Alors même que les querelles religieuses se poursuivent entre l’Église catholique romaine, les jésuites et les jansénistes, les guerres déchirent l’Europe : guerres de succession d’Espagne, de Pologne, de 1733 à 1735, d’Autriche, de 1741 à 1746. Enfin commence, en 1756, la guerre dite « de sept ans », avec une coalition des puissances européennes contre la France : Angleterre, Hollande, Espagne, princes allemands, Piémont.

Face à la contestation politique et religieuse, la censure sévit, notamment contre L’Encyclopédie, dont le prospectus de présentation est publié en 1750. La parution est arrêtée une première fois en 1752, et les deux premiers tomes sont supprimés. Elle reprend grâce à l’appui de Malesherbes, mais la colère des autorités religieuses ne s’apaise pas. En 1759, le Parlement, au sein duquel siègent de nombreux jansénistes, condamne les huit tomes parus, condamnation confirmée par le pape, et le roi révoque le privilège autorisant l’ouvrage. Mais, malgré ces interdictions successives, Diderot ne désarme pas, la rédaction se poursuit, et la totalité de L’Encyclopédie finit par paraître en 1765.

L'Encyclopédie

La vie intellectuelle

Parallèlement, la vie intellectuelle est active. L’intérêt pour les sciences connaît un nouvel essor, notamment pour la physique, avec Newton, et ses recherches sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, et pour l’astronomie, avec Halley, qui, outre son travail sur les comètes, fut aussi marin et océanologue. Paraissent alors de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique.

La philosophie, pour sa part, poursuit son questionnement sur l’homme, avec Malebranche (1638-1715), à la suite de Descartes, le providentialisme de Leibniz (1646-1715), l’empirisme de Locke (1634-1704 que poursuit Condillac (1714-1780) en posant comme fondement de la connaissance les sensations, d’où le nom de sa philosophie, le sensualisme.

Enfin Voltaire a découvert en Angleterre l’écrivain Swift et il y a de nombreux échos aux Voyages de Gulliver (1736) dans Micromégas, ainsi qu’à d’autres récits de voyage imaginaires : celui de Pantagruel chez Rabelais, Histoire comique, contenant les États et les Empires de la Lune (1657) de Cyrano de Bergerac.

Pour en savoir plus sur le XVIIIème siècle

Contexte

 Présentation de Micromégas 

La contemplation de l'"infiniment grand" 

Charles Monnet, Micromégas et le nain Saturnien rencontrent des Terriens, 1778. Gravure, BnF 

Le titre

Le titre est, comme souvent dans les contes de Voltaire, le nom du personnage éponyme, qui indique à la fois son rôle dans l’intrigue et oriente le sens de l’œuvre. Il est formé à partir de deux adjectifs grecs opposés :  *micros, qui signifie « petit », et  *megas, « grand ». Il indique donc d’abord la relativité des proportions, mais qui est le signe d’une autre relativité, celle des jugements

Voltaire souhaite montrer que tout être existe toujours entre deux infinis. Le géant Micromégas lui-même est un « petit-grand " : peu importe donc la taille apparente, toute créature est un milieu entre le tout et le rien. L’écrivain s’emploie donc à donner une leçon à l’incommensurable orgueil humain.

"L'infiniment petit" : Charles Monnet, Micromégas et le nain Saturnien rencontrent des Terriens, 1778. Gravure, BnF 

La contemplation de l'"infiniment grand" 
Présentation

La structure du conte

 

Voltaire suit le schéma traditionnel du conte.

     Le premier chapitre pose la situation initiale, en faisant le portrait du héros, le Sirien, soulignant ses imposantes dimensions, une taille de 32 kilomètres, un nez de 2 kilomètres, et une espérance de vie de 105 000 siècles, mais aussi son esprit « cultivé ».

      Dans ce même chapitre, intervient l’élément perturbateur : il écrit un livre, qui est censuré, et est contraint à l’exil. Il décide alors de « voyager de planète en planète ».

     Puis viennent des péripéties, la première, au chapitre II, est sa rencontre, sur la planète Saturne, avec un « nain » : il ne mesure que deux kilomètres !  Il se lie d’amitié avec lui, et ils décident de faire ensemble « un petit voyage philosophique ». La deuxième péripétie correspond à leur  arrivée sur la terre, au chapitre III : il y découvre d’abord la planète elle-même, et une baleine, au chapitre IV, puis celle des terriens avec lesquels il a une longue conversation, aux chapitres V, VI et VII.

      L’élément de résolution correspond au départ des deux voyageurs, au chapitre VII, qui, après une dernière conversation philosophique, offrent un livre aux terriens.

      La situation finale  forme, comme dans une nouvelle, une « chute », car, dans les dernières lignes, elle crée un effet de surprise, avec la découverte que ce livre est « tout blanc ».

 La satire dans Micromégas 

Pour lire le conte

Le conte philosophique est un genre littéraire qui se développe au XVIII° siècle, car il permet la satire, c’est-à-dire la critique sociale, politique, religieuse… mais en la masquant derrière la dimension fictive, qui la rend aussi attractive pour le lecteur.

Satire

Les cibles de la satire

Le pouvoir politique

Sa première critique porte sur la cour, l’image de celle de Versailles se masquant derrière celle de Sirius : « Il ne fut que médiocrement affligé d’être banni d’une cour qui n’était remplie que de tracasseries et de petitesses », commente le narrateur dès le chapitre I. Voltaire, par cette accusation de frivolité et d’hypocrisie, se souvient très certainement de ses propres désillusions, aussi bien à la cour de France qu’à celle de Frédéric II de Prusse.  

En écho avec les réalités de son époque, Voltaire reproche également aux puissants d’être responsables des guerres, menées par soif de pouvoir et pour des conquêtes dérisoires. Il consacre à ce thème une grande partie du chapitre VII. Les peuples ne sont, en effet, que les jouets des puissants qui abusent de leur pouvoir, et ne se soucient pas d’eux : « ce n’est pas eux qu’il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement. »

La justice

Parallèlement, Voltaire dénonce le fonctionnement de la justice. Il lui reproche principalement  d’être lente, et arbitraire, car associée à l’Église. Sur la planète Sirius, en effet, c’est le muphti, membre du clergé, qui est à l’origine de la censure et de l’exil du héros. Son livre est condamné « par des jurisconsultes qui ne l’avaient pas lu. »  De même, sur Saturne, la censure règne à cause de « messieurs les inquisiteurs », qui interdisent de répandre des connaissances utiles. Cependant, rien n’est dit sur ce sujet en ce qui concerne la terre, sans doute par prudence à l’égard de la censure qui a déjà sévi contre lui. Voltaire avait d’ailleurs renoncé à une publication parisienne, en 1751, face à une plainte de Fontenelle, averti que le conte s’en prenait à lui, et les trois éditions de 1752 portent comme lieu de publication Londres. 

Après avoir tenté d'assassiner Louis XV en janvier 1757, François Damiens est torturé et conduit devant ses juges. 

Après avoir tenté d'assassiner Louis XV en janvier 1757, François Damiens est torturé et conduit devant ses juges. 

La religion

La critique de la religion occupe une place importante dans le conte, car c’est bien elle qui, aux yeux de Voltaire, est la cause principale des maux, dans l’univers entier, et notamment des guerres, ce que rappelle, notamment, le chapitre VII.

Parallèlement il blâme les querelles métaphysiques, stériles, qui divisent les hommes sur la nature de Dieu, sur l’essence de l’âme par exemple, toujours dans ce chapitre VII, ou sur l’idée de Providence. Il nie toute idée de Providence, c’est-à-dire d’un Dieu qui agirait en faveur de l’espèce humaine, en se moquant du « petit animalcule en bonnet carré » : « il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme. À ce discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l’un sur l’autre en étouffant de ce rire inextinguible ».

Face à cela, Voltaire prône le déisme : il reconnaît l’existence d’un Dieu créateur, un « Être suprême » dont l’organisation de l’univers donne la preuve, mais refuse tout dogme, tout clergé, tout lieu de culte, et tout rite, car ce sont ces différences, minimes à ses yeux, qui provoquent les divisions

La nature humaine

Enfin, Voltaire s’applique à dénoncer les multiples défauts des hommes, sources de multiples conflits.

       Son ironie s’exerce, de façon assez traditionnelle depuis les œuvres médiévales, contre les femmes infidèles, telle la maîtresse de l’habitant de Saturne, qui, prise de désespoir au moment du départ de celui qu’elle affirme aimer, « après s’être pâmée, alla se consoler avec un petit-maître du pays » (III).

         Il critique aussi l’orgueil et le pédantisme des savants : au chapitre VII, par exemple, chacun veut prouver qu’il a raison. C’est encore pire quand  ils se mettent à parler grec, ce qui rend leur discours incompréhensible !

        Mais tout le conte blâme, sans relâche, l’orgueil des hommes, qui croient toujours que leur civilisation est supérieure à celle des étrangers, et en tirent un sentiment de supériorité. C’est le cas des terriens, mais même les deux héros du conte possèdent ce défaut, tel Micromégas découvrant Saturne : « Quelque accoutumé qu’il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d’abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. » De même, le nain de Saturne se moque immédiatement de la terre par comparaison à sa propre planète. Sommes-nous capables de jugements objectifs ? Telle est la question ; à laquelle Voltaire répond en soulignant l’influence négative de notre subjectivité et de nos préjugés.

Les moyens de la satire

Le merveilleux

Dans ce conte, Voltaire utilise des éléments caractéristiques du registre merveilleux, à commencer par le choix du cadre, le cosmos, et des héros, deux géants extra-terrestres. Leur moyen de déplacement  « à l’aide d’un rayon de soleil » ou « par la commodité d’une comète », relèvent de la fonction magique, de même que d’heureux hasards, tels le collier de diamants cassé, qui sert opportunément de loupe pour observer les terriens, ou « le don des langues » quasi miraculeux des géants permettant la communication avec les « animalcules ».

Le décalage des dimensions

Le premier avantage de ce registre est les effets comiques qu’il permet, en particulier par le décalage entre les héros et les terriens, « petites mites », par exemple lors de la chute du vaisseau au chapitre VII, ou même entre les deux géants, en raison de leur différence de taille : « le nain de Saturne, dont la taille n’était que de mille toises, suivait de loin en haletant ; or il fallait qu’il fît environ douze pas, quand l’autre faisait une enjambée : figurez-vous (s’il est permis de faire de telles comparaisons) un très-petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse. » (IV) C’est aussi le décalage qui fait sourire le lecteur de l’ingéniosité des héros pour communiquer, quand, par exemple, Micromégas construit un porte-voix cocasse : « et aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les ongles, et d’une rognure de l’ongle de son pouce il fit sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille. La circonférence de l’entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l’équipage. La voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l’ongle ; de sorte que, grâce à son industrie, le philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. » Nouvelle façon d’illustrer l’objet magique, propre au conte !

Le décalage des dimensions

Mais c’est surtout une habile stratégie, fréquente dans les contes de Voltaire, semblable à celle de Montesquieu dans ses Lettres Persanes, parues en 1721, l’usage d’un regard « étranger », apparemment distancié, donc censé être plus objectif sur la terre et ses habitants, en feignant l’étonnement ou l’indignation. Les réactions des personnages cherchent à amener le lecteur à juger d’un autre œil des réalités auxquelles il ne fait plus attention car il y est habitué, à faire preuve d’esprit critique en renonçant à ses préjugés.

Le registre choisi, le merveilleux, appliqué à ce qui évoluera plus tard en "science-fiction", est donc parfaitement approprié à la double fonction du genre littéraire du conte philosophique, forme d'apologue, plaire en divertissant pour instruire.

Le rôle du narrateur

Sa présence affirmée par l’emploi du « je » détourne le genre du conte : il se pose, dès l’incipit, comme un témoin qui a « eu l’honneur de connaître » le héros. Il peut ainsi conduire le récit, notamment en fermant les chapitres, par exemple le premier et le quatrième, de façon à les enchaîner aux suivants.

Cela lui permet aussi d’impliquer le lecteur, en l’entraînant dans son camp par la première personne du pluriel : « Nos deux philosophes », « nos deux curieux » (III). Il lui apporte des précisions liées au gigantisme, et renforce l’effet comique en feignant de traduire  avec sérieux les proportions, comme il le fait dans l’incipit. Enfin, cela lui permet de porter un jugement direct sur ses contemporains pour rabaisser leur orgueil : « Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ; mais je l’avertis qu’il aura beau faire, que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment petits. » (V) Il peut également, par ce biais, juger les réalités de son temps, et notamment critiquer la vie intellectuelle dont il montre, au chapitre VII, les débats stériles pour poser sa propre préférence, à travers l’éloge de Locke fait par le Saturnien : «  il ne trouva pas celui-là le moins sage ; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke sans l’extrême disproportion. »

Le conte s’écarte ainsi de la pure fiction, pour affirmer la volonté de Voltaire de traiter des questions sociales et morales de son époque.

La représentation des terriens

Les procédés d'écriture

La plupart des procédés d’écriture mis en œuvre pour soutenir la satire relèvent soit de l’humour, soit de l’ironie.

        L’humour consiste à rire de soi-même, donc d’abord, de façon générale, de la nature humaine, puisque le narrateur est, lui, un humain, ce que renforcent les périphrases qui désignent la terre, « petit tas de boue », « taupinière »…, ou les terriens : « petites mites », « animalcules », « insectes philosophiques »… 

La représentation des terriens

Mais Voltaire ne se prive pas de rire aussi de lui-même. Par exemple la litote se moque de sa fonction de conteur, prétendument historien, rôle qu’il a exercé en tant qu’historiographe du roi : « Je vais raconter ingénument comment la chose se passa, sans rien y mettre du mien, ce qui n’est pas un petit effort pour un historien. » (IV) Il s’amuse aussi quand il feint de châtier son langage, alors même que la périphrase élaborée accentue la grivoiserie de la scène, lorsque les terriens mesurent Micromégas, allongé sur le sol : « Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien d’appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames. »

         L’ironie, à l’inverse, consiste à rire d’autrui, souvent de façon plus blessante. Une de ses formes est l’antiphrase : « « nos bons philosophes » revient, en fait, à les ridiculiser. Elle s’appuie aussi sur des jeux sur le double sens des mots. Ainsi, après avoir longuement dépeint l’irrégularité et le désordre de l’organisation de la planète terre, le nain de Saturne conclut : « En vérité, ce qui fait que je pense qu’il n’y a ici personne, c’est qu’il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. » Il prend l’expression dans son sens géographique. Mais, quand le Sirien riposte, « ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l’habitent », il prend le terme dans son sens psychologique et moral ». Enfin, il va parfois jusqu’à l’absurde, pour dénoncer la guerre au début du chapitre VII, ou pour ridiculiser les débats métaphysiques : « "C’est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l’édition du Louvre." Il cita le passage. "Je n’entends pas trop bien le grec, dit le géant. — Ni moi non plus, dit la mite philosophique. — Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? — C’est, répliqua le savant, qu’il faut bien citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu’on entend le moins." » C’est cette même impression d’absurdité que provoquent l’antithèse, par exemple entre le désespoir  de l’épouse du Saturnien lors de son départ et sa consolation immédiate, au chapitre III, ou l’accumulation désordonnée de toutes les théories philosophiques à la fin du conte.

Conclusion

Par contrepoint, la satire fait ressortir l’idéal de Voltaire : l’importance des sciences, et de l’observation. Pour développer son esprit critique, il est essentiel, à ses yeux, de réfléchir à partir des faits, et non de l’imagination, de préjugés, ou de théories préconçues : « Le Saturnien et le Sirien s’épuisèrent alors en conjectures, mais après beaucoup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. » De la même manière, lors de son arrivée sur terre, le Saturnien a fait toutes sortes d’hypothèses, ce qui a entraîné les reproches de Micromégas : « Je n’ose plus ni croire ni nier, dit le nain ; je n’ai plus d’opinion ; il faut tâcher d’examiner ces insectes, nous raisonnerons après. — C’est fort bien dit, » reprit Micromégas », qui représente ici Voltaire.

Pour Voltaire, philosophe des Lumières, l’homme doit se contenter de n’être qu’un homme, mais pleinement par l’exercice de la faculté-reine, universelle, la raison.

Voltaire, Micromégas, 1752

 Analyse de quatre extraits : Chap. I, § 1-4 - Chap. IV, § 1-3 à "... gens qui l'habitent" - Chap. VII, § 1-4 - Chap. VII, § 9-10 

Chap.I-§1-4

Pour lire l'extrait

CHAPITRE I - L'incipit : du début à "... huit cents années." 

INTRODUCTION

Voltaire n’exprime que peu d’estime pour Micromégas, son conte philosophique, paru en 1752, après avoir été remanié à partir d’un premier récit intitulé Voyage du baron de Gangan, aujourd’hui perdu, qu’il évoque dans sa correspondance avec Frédéric II de Prusse. Il le qualifie, en effet, de « fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin ». Pourtant le roi reconnaît le double aspect du conte, puisqu’il en apprécie le choix du héros, « il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste », tout en mesurant la portée philosophique de cet « ouvrage où vous rabaissez la vanité des mortels » : il souligne ainsi l’importance de ce qu’y dénonce Voltaire et des conceptions qu’il y défend.  

En quoi, par le double rôle qu’il remplit, informer et séduire, cet incipit correspond-il au genre littéraire du « conte philosophique » ?

UN CONTE MERVEILLEUX ?

Le cadre spatio-temporel

Comme il est de tradition dans le conte, le lieu comme le temps restent flous, et relèvent de l’irréel.

Même s’il est nommé « le Sirien », le personnage habite « une de ces planètes qui tournent autour de l’étoile nommée Sirius », sans que nous ne sachions exactement laquelle.

Le temps, lui, prend des proportions invraisemblables dans ce monde, à en juger par les durées indiquées. Le héros, encore scolarisé, est jugé précoce quand il fait ses premières découvertes mathématiques : « il n’avait pas encore deux cent cinquante ans ; et il étudiait, selon la coutume, au collège le plus célèbre de sa planète ». Son enfance s’est prolongée jusque « [v] ers les quatre cent cinquante ans », et il subit un procès qui « dura deux cent vingt ans. » Nous entrons dans un monde gigantesque, à l’échelle de « l’infiniment grand » du cosmos.

Voltaire, Micromégas 1752

Le personnage

Lui aussi est introduit par la formule traditionnelle du conte, « il y avait un jeune homme », jeunesse qui est aussi une caractéristique des contes : ils ont précisément pour  objectif de montrer l’initiation d’un personnage, enfant ou encore jeune, donc encore un peu naïf, à travers les épreuves, les péripéties qu’il traverse. C’est souvent le cas chez Voltaire, pensons à Candide ou à l’Ingénu.

Marcel  Carter, illustration pour l’édition « Le Triptyque », 1946

Mais Voltaire, se souvenant de Swift et de son héros Gulliver, découverts lors de son exil en Anglais, ou peut-être aussi des héros de Rabelais, fait de son personnage éponyme un géant aux proportions impressionnantes : 38 kilomètres quatre-vint huit mètres si l’on traduit les mesures indiquées. Il insiste d’ailleurs sur ces dimensions, en les précisant, « j’entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de cinq pieds chacun », et en les répétant dans le deuxième paragraphe, avec une nouvelle conversion : « M. Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi ».

Il consacre même un paragraphe entier à la reprise de ce gigantisme : « sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour : ce qui fait une très jolie proportion. » Certaines éditions ajoutent même des détails : « Son nez étant le tiers de son beau visage, et son beau visage étant la septième partie de la hauteur de son beau corps, il faut avouer que le nez du Sirien a six mille trois cent trente-trois pieds de roi plus une fraction ».

Marcel  Carter, illustration pour l’édition « Le Triptyque », 1946

Le titre du chapitre rappelle d’ailleurs ceux des quatre voyages de Gulliver, qu’il parodie lourdement avec les compléments en chaîne : « Voyage d’un habitant du monde de l’étoile Sirius dans la planète de Saturne ».

Le conteur

Par sa définition même, le conte, genre oral à l’origine, implique la présence d’un conteur. Cependant le plus souvent, quand le conte est écrit, ce conteur, omniscient, s’efface. Or, ici, ce n’est pas le cas, bien au contraire. Déjà il se présente comme un témoin ayant rencontré Micromégas, « que j’ai eu l’honneur de connaître dans le dernier voyage qu’il fit sur notre petite fourmilière », périphrase désignant plaisamment la terre. Il ne nous laisse à aucun moment oublier sa présence, en intervenant à trois reprises : « j’entends », « dis-je », « la hauteur que j’ai dite ». Il établit ainsi un contraste entre l’irréel, l’imaginaire du conte, et sa propre réalité d’humain, cherchant ainsi à inscrire son récit dans une vérité qu’il se soucie de transmettre le plus exactement possible à son lecteur.

Nous nous éloignons donc du conte merveilleux, puisque son intention n’est plus uniquement de nous divertir.

Traditionnellement, à partir du conte le lecteur peut dégager une morale, c’est-à-dire une vision du monde. Mais Voltaire va plus loin, puisque le conte devient le support de son combat de philosophe des Lumières.

UNE VISÉE SATIRIQUE ET PHILOSOPHIQUE

La contextualisation du récit

Pour ce faire, il doit permettre au lecteur de reconnaître dans le récit les réalités de son époque.

Outre les unités de mesure citées, « lieues », « pas », « pieds », Voltaire mentionne le philosophe et mathématicien Pascal, mort en 1662, ou des pays bien connus des lecteurs, en conservant le nom ancien de « Moscovie » antérieur à la fondation de l’empire russe en 1721 : « Les États de quelques souverains d’Allemagne ou d’Italie, […] l’empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine. »

Même les personnages évoqués renvoient à des réalités du XVIII° siècle, tels les mathématiciens « algébristes » ou les « jurisconsultes », instruits en droit, et Voltaire s’efforce d’impliquer son lecteur par la première personne du pluriel pour désigner « tous nos sculpteurs et tous nos peintres ». Le lecteur devient ainsi un complice du narrateur qui s’amuse à lui adresser des signes de connivence, par exemple en appelant son héros par les formules de politesse, « Monsieur » ou « Son Excellence », ou en l’invitant à décrypter une allusion : le « collège le plus célèbre de sa planète » est alors celui de Louis-le-Grand où Voltaire lui-même a poursuivi ses études.

Anonyme, Blaise Pascal, vers 1691. Huile sur toile, 70 x 56. Château de Versailles

Anonyme, Blaise Pascal, vers 1691. Huile sur toile, 70 x 56. Château de Versailles

Les cibles de la satire

La critique la plus directe vise Pascal, que Voltaire a déjà pris comme adversaire dans la vingt-cinquième de ses Lettres philosophiques, « Sur les Pensées de M. Pascal ».

Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une île déserte, mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l'homme sage qui sera prêt à se pendre parce qu'il ne sait pas comme on voit Dieu face à face, que sa raison ne peut débrouiller le mystère de la Trinité ? Il faudrait autant se désespérer de n'avoir pas quatre pieds et deux ailes.

Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n'est point si malheureuse qu'on veut nous le faire accroire. Regarder l'univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminels qu'on va exécuter, est l'idée d'un fanatique. Croire que le monde est un lieu de délices où l'on ne doit avoir que du plaisir, c'est la rêverie d'un sybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux sont ce qu'ils doivent être dans l'ordre de la Providence, est, je crois, d'un homme sage.

Il l’attaque ici doublement cet auteur, en minimisant, par le choix d’adverbes, « assez », « fort », qui accentuent le lexique péjoratif, à la fois ses qualités de mathématicien par rapport à celles de son héros, et ses conceptions philosophiques : « C’est dix-huit de plus que Blaise Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur, devint depuis un géomètre assez médiocre, et un fort mauvais métaphysicien. »

L’ironie de Voltaire s’exerce aussi contre les « géomètres », avec l’antiphrase, « gens toujours utiles au public », dont il se plaît à montrer leur goût pour des calculs sans grand intérêt : ils « prendront sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M. Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous autres, citoyens de la terre, nous n’avons guère que cinq pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour ; ils trouveront, dis-je, qu’il faut absolument que le globe qui l’a produit ait au juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre. » La répétition du verbe « ils trouveront » fait sourire car n’est-il pas évident que, vu la taille de Micromégas, sa planète est incommensurablement plus grande que « notre petite terre » ? 

Sa seconde critique porte sur la justice, accusée de plusieurs défauts. Prudemment, comme souvent dans ses contes, la satire n’est pas directe, puisqu’il masque son adversaire derrière le terme de « muphti », érudit dans la religion musulmane. Mais c’est bien le rôle que peut jouer la religion dans les affaires judiciaires qu’il dénonce ici, cachant sans doute derrière ce personnage, qualifié péjorativement de « grand vétillard, et fort ignorant », l’évêque Jean-François Boyer, avec qui il a eu des démêlés, quand ce dernier s’est opposé, en 1743, à sa nomination à l’Académie française, et qui, surtout, dès 1851, a pris la tête des adversaires de l’Encyclopédie en en soutenant le contrôle et la censure. 

L. Boizot et J.-B. Chapuy,  La Liberté armée du sceptre de la Raison foudroie l’ignorance et le Fanatisme, entre 1793-1795. Gravure allégorique 

L’ironie ressort ici par l’effet de contraste. D’un côté sont énumérés les reproches adressés par le muphti au livre du héros, « des propositions suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie », avec un glissement d’une affirmation, « hérétiques » à ce qui n’est qu’une impression totalement subjective, « sentant l’hérésie ». De l’autre, est posé le sujet du livre, bien dérisoire en comparaison du fait de « poursuiv[re] vivement son auteur : «  il s’agissait de savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons ». Cette justice est donc sujette à caution, fort lente à trancher, « deux cent vint ans », arbitraire car tout dépend de ceux que l’on peut mettre dans son camp : Micromégas « se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son côté ». Enfin, Voltaire fait ressortir par l’absurde l’injustice de la condamnation, preuve d’un intolérant fanatisme, à l’exil comme Voltaire en Angleterre ou à Cirey : « le muphti fit condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l’avaient pas lu, et l’auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années. » Voltaire s’élève donc contre la censure qui frappe les encyclopédistes

Les conceptions philosophiques de Voltaire

Déjà, nous notons ce qui transparaît dans le choix du nom de son personnage, qui juxtapose deux adjectifs grecs de sens antithétique, *micros « petit » et *megas » « grand ». Cela lui permet un premier trait d’ironie dans son commentaire : « nom qui convient fort à tous les grands ». Il joue sur le double sens de « grand », puisque, certes, il est grand par la taille, mais le terme renvoie aussi à ceux que l’on nomme « les grands » du royaume, c’est-à-dire les puissants, dont, par le préfixe « micro- », il diminue l’importance. D’ailleurs, même son héros subit cet amoindrissement : alors qu’il est mis en valeur au début par le fait d’avoir « beaucoup d’esprit », il introduit, au début du quatrième paragraphe, une nuance : « Quant à son esprit, c’est un des plus cultivés que nous ayons ; il sait beaucoup de choses ; il en a inventé quelques-unes. » Le superlatif, « un des plus cultivés que nous ayons » reste relatif, et, s’il dispose d’un important savoir, il s’agit d’abord de ses apprentissages, plus que de sa faculté de faire preuve de créativité, plus réduite : à « beaucoup » s’oppose « quelques-unes ».

Voltaire introduit donc, dès l’incipit, ce qui est l’objectif principal de son conte, rabaisser l’orgueil humain, le ramener à plus de modestie, en lui faisant mesurer la relativité propre à l’univers même. Cela ressort clairement du parallélisme syntaxique entre  « M. Micromégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre mille pas » et « nous autres, citoyens de la terre, nous n’avons guère que cinq pieds », plus de trente-huit kilomètres face à un mètre soixante-deux ! D’où l’humour du narrateur qui, parlant de sa planète, la terre, la qualifie de « notre petite fourmilière », associant ainsi le lecteur à sa dérision. C’est à la même conclusion que conduit la comparaison des planètes, Sirius ayant « vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence que notre petite terre », de même que celle des pays sur terre : « Les États de quelques souverains d’Allemagne ou d’Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés à l’empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine ». Le double commentaire de Voltaire, « Rien n’est plus simple et plus ordinaire dans la nature », et « image des prodigieuses différences que la nature a mises dans tous les êtres », vise à ramener son lecteur français à une plus juste mesure de sa place sur terre.

Marcel  Carter, illustration pour l’édition « Le Triptyque », 1946

Voltaire, Micromégas : illustration de l'édition du Livre de Poche

Enfin, son personnage lui sert aussi à opposer l’abstraction, et notamment les théories métaphysiques, à une autre conception philosophique, celle de Locke qu’il a découvert lors de son exil en Angleterre, l’empirisme. Ce philosophe considère que toute connaissance doit se fonder sur l’observation, sur l’expérience. C’est ainsi que procède Micromégas pour composer son ouvrage : « il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordinaires ». C’est aussi le rôle qu’a pu jouer pour lui son « voyage » sur la terre, tout comme pour Voltaire, instruit lui aussi par ses propres voyages. 

Voltaire, Micromégas : illustration de l'édition du Livre de Poche

CONCLUSION

L’incipit de Micromégas répond donc parfaitement au double rôle qu’il doit traditionnellement jouer. Il informe le lecteur sur le cadre de l’intrigue et sur le personnage, mais il le séduit aussi par le choix même de ce géant et le ton adopté par le narrateur, mélange d’humour et d’ironie. En annonçant le futur voyage du héros sur la terre, il crée enfin un horizon d’attente : le lecteur attend une suite fondée sur le contraste entre les proportions de ce géant et la nature même des terriens.

L’incipit met en place aussi le genre littéraire, cet apologue qu’est le conte philosophique, qui mêle plusieurs des caractéristiques du conte, notamment sa dimension irréelle, à l’objectif du siècle des Lumières : critiquer les abus et les injustices de la monarchie absolue, mais aussi la nature humaine, tout en proposant aux lecteurs une autre vision du monde. Voltaire s’attache tout particulièrement, comme le lui écrit Frédéric II de Prusse, à rappeler aux hommes la place qu’ils occupent dans l’univers : « vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d’appeler grand ».

Voltaire, Micromégas, éd. Garnier-Flammarion

CHAPITRE IV - La découverte de la planète terre : du début à "... gens qui l'habitent." 

Chap.IV-§1-3

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Voltaire n’exprime que peu d’estime pour Micromégas, son conte philosophique, paru en 1752, après avoir été remanié à partir d’un premier récit intitulé Voyage du baron de Gangan, aujourd’hui perdu, qu’il évoque dans sa correspondance avec Frédéric II de Prusse. Il le qualifie, en effet, de « fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec les bouffonneries d'Arlequin ». Pourtant le roi reconnaît le double aspect du conte, puisqu’il en apprécie le choix du héros, « il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste », tout en mesurant la portée philosophique de cet « ouvrage où vous rabaissez la vanité des mortels » : il souligne ainsi l’importance de ce qu’y dénonce Voltaire et des conceptions qu’il y défend

Chassé de sa planète, qui gravite autour de l'étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, Micromégas voyage « de planète en planète ». Lors de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » par comparaison à lui car il ne mesure que deux kilomètres. Tous deux se lient d'amitié, et poursuivent ensemble ce « voyage philosophique ». Ils aperçoivent « une petite lueur » : c’est « le globe de la terre », pour reprendre l’expression dans le titre du chapitre.

Comment Voltaire utilise-t-il l’imaginaire du conte pour faire réfléchir son lecteur ?​

UN CONTE PLAISANT 

Le gigantisme

Le choix de géants comme personnages, peut-être inspiré par le Gulliver de Swift ou les héros de Rabelais, relève du registre merveilleux : pensons aux ogres et autres monstres gigantesques des contes de fées. Il permet à Voltaire des effets comiques. C’est le cas pour le repas avec la précision des « deux montagnes » mangées « à leur déjeuner », complétée par un détail culinaire cocasse : « leurs gens leur apprêtèrent assez proprement ». Il s’amuse aussi en soulignant le contraste entre le rythme de marche de Micromégas et du Saturnien, un « nain » de seulement deux kilomètres, qui avance « en haletant ». Voltaire rappelle la taille de son héros, dont les pas font « trente mille pieds », plus de neuf kilomètres, puis insiste sur leur différence : « il fallait qu'il fît environ douze pas, quand l'autre faisait une enjambée. » Enfin, il met en place une comparaison ridicule par l’opposition des deux personnages introduits, portée par son narrateur qui interpelle son lecteur : « figurez-vous (s'il est permis de faire de telles comparaisons) un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse. » La parenthèse ajoute à l’effet comique, le narrateur feignant de s’excuser auprès de son lecteur. Cette même différence de taille se retrouve lors de la traversée de l’océan : « Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé son talon. »

Marcel  Carter, illustration pour l’édition « Le Triptyque », 1946

Marcel  Carter, illustration pour l’édition « Le Triptyque », 1946

Don Freeman, illustration de Micromégas, adapté par E. Hall, 1967

Don Freeman, illustration de Micromégas, adapté par E. Hall, 1967

Enfin, les conditions du voyage renvoient, à nouveau au gigantisme : « Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures ». Voltaire s’amuse à commenter cette durée, en la comparant à celle du « soleil », avec la feinte atténuation par l’adverbe modalisateur, « assez vite », puis en apportant une justification sérieuse a cette prétendue lenteur : « le soleil, à la vérité, ou plutôt la terre, fait un pareil voyage en une journée ; mais il faut songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que quand on marche sur ses pieds. »

Le rétrécissement de la terre

À l’inverse de ces personnages, « le globe de la terre » se trouve rétréci dès le début du chapitre, puisque la planète est qualifiée de « petit pays ». Des désignations périphrastiques, imagées, minimisent les lieux : « cette mare presque imperceptible » pour la Méditerranée, « la taupinière » pour la terre elle-même, « cet autre petit étang » pour l’Océan, « ces petits ruisseaux » pour les fleuves, enfin « ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé et qui m’ont écorché les pieds » pour les montagnes. Autant de désignations à la fois péjoratives, et qui rétrécissent la nature terrestre.

La réduction du globe terrestre 

La réduction du globe terrestre 

Toujours pour produire un effet comique, le narrateur apporte des précisions, en feignant d’aider ainsi un lecteur ignorant, « qu’on nomme », « sous le nom », jusqu’à l’ajout d’une parenthèse : « (Il voulait parler des montagnes) ». L’humour ressort par la juxtaposition du regard du géant sur les terriens, « petits êtres qui rampent ici », qui les amoindrit, à la dignité que le narrateur tente de restaurer, en se rapprochant, par le pluriel, d’un lecteur qu’il imagine blessé : « nous et nos confrères les autres habitants de ce globe avons l’honneur d’habiter »

La première règle, pour un apologue est de plaire. D’où les procédés mis en œuvre pour faire sourire le lecteur, qui caractérisent l’ironie de Voltaire.​

LA RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE

Mais l’apologue a aussi pour objectif d’instruire, et Voltaire aborde, dans cet extrait, trois points importants.

Carte du cercle polaire dressée par Maupertuis en 1736

Carte du cercle polaire dressée par Maupertuis en 1736

L'importance du voyage

Le XVIII° siècle s’ouvre sur l’Europe et le monde. Les voyages d’exploration reprennent, avec des expéditions scientifiques, telle la mission Maupertuis, en 1736-1737, aux pôles pour vérifier les hypothèses de Newton et de Huyghens sur la conformation et le climat des pôles en mesurant un arc de méridien. Les philosophes eux-mêmes voyagent : Diderot, par exemple, va à La Haye, en Hollande, à Saint-Pétersbourg,  en Russie,  Rousseau se déplace entre la France, la Suisse et l’Italie, et Voltaire lui-même a découvert l’Angleterre, la Prusse… 

Ces voyages leur offrent l’occasion de comparer l’organisation politique, les lois, la vie culturelle. C’est ce que nous retrouvons avec le « petit voyage philosophique », expression employée à la fin du chapitre II, qui explique leur désir de « reconnaître le pays où ils étaient » et leur « tour du globe ». Ils découvrent donc d’abord les lieux, du plus général, « du nord au sud », au plus précis, dans l’ordre, les mers, les montagnes et les fleuves. Ensuite vient la recherche des « gens », au début du troisième paragraphe. Voltaire dégage ainsi l’intérêt du voyage : il s’agit avant tout d’observer, pour pouvoir juger sans préjugés. Là est l’attitude du vrai philosophe.

La connaissance

Sa réponse s’appuie sur l’empirisme, conception du philosophe anglais Locke, qui insiste sur l’importance de l’expérience, des informations fournies par l’observation, elle-même guidée par les perceptions, donc par les sens. C’est ce que met en valeur le rythme binaire : « en allant et en revenant dessus et dessous pour tâcher d’apercevoir ». Ils fournissent un réel effort, marqué par l’énumération verbale : « Ils se baissèrent. Ils se couchèrent, ils tâtèrent partout ». Cependant, leurs efforts conduisent à un échec : « ils ne reçurent point la moindre sensation ». La raison en est que leurs sens sont handicapés par l’écart de taille : « leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres qui rampent ici ».

« La vérité rayonnante de lumière », Cochin le Jeune, Frontispice de l’Encyclopédie, entre 1751-1772. Gravure sur cuivre, 33,7 x 21,7. BnF

Mais, après l’observation, vient le temps de la conception de l’idée, du jugement. Or,  Voltaire critique, au moyen de la discussion qui oppose les deux personnages, les jugements que portent les hommes, souvent erronés. Le premier à s’exprimer est « le nain » de Saturne, mais sa conclusion est rejetée par avance par le commentaire du narrateur : « Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait personne sur la terre. » Cela traduit la première erreur de l’homme, interpréter des observations incomplètes, précisée par la répétition : « Sa première raison était qu'il n'avait vu personne ». La réponse de Micromégas introduit, sous la forme d’une question rhétorique, l’argument, la limite des sens du « nain », soutenu par un contre-exemple : « Micromégas lui fit sentir poliment que c'était raisonner assez mal : « Car, disait-il, vous ne voyez pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez vous de là que ces étoiles n'existent pas ? » Le dialogue s’accélère ensuite, sous forme de stichomythie avec la repris du connecteur d’opposition « Mais » en tête des répliques, et le jeu des oppositions : à « j’ai bien tâté » riposte « vous avez mal senti. »

« La vérité rayonnante de lumière », Cochin le Jeune, Frontispice de l’Encyclopédie, entre 1751-1772. Gravure sur cuivre, 33,7 x 21,7. BnF

Voltaire ne remet pas en cause la possibilité de connaître par les perceptions, mais plutôt les « raisonne[ments] » que les hommes en tirent ensuite. Il invite, en fait, à plus de prudence : les sens sont limités, comme l’homme lui-même, et ne peuvent garantir d’atteindre une absolue vérité.

Le relativisme

Voltaire se sert aussi de ses deux géants pour amener  son lecteur à réfléchir à la place de l’homme dans l’univers : leur gigantisme remet en cause l’anthropocentrisme, orgueil de l’homme qui pense qu’il est le centre d’un univers créé pour lui. Pour eux, tout est « imperceptible ». De plus, pour nier la présence de terriens, le second argument avancé par le « nain » met en évident les défauts de la terre dans une énumération exclamative insistante : « ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme qui me paraît si ridicule ! » Il interpelle son interlocuteur Micromégas dans deux questions rhétoriques fondées sur une série  d’exemples géographiques : « voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous aucune forme régulière, tous ces petits grains pointus dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds ? Ces exemples sont tous péjoratifs avec les négations multipliées, et un lexique très critique : « ce globe est hérissé » de « grains pointus » qui « ont écorché les pieds » du personnage, « il est plat aux pôles », « il tourne autour du soleil d’une manière gauche », « les climats des pôles sont nécessairement incultes ».

Le Sirien face au "nain" de Saturne 

La prise de parole du Saturnien montre clairement son argumentation, puisque son discours s’ouvre sur ce qu’il a constaté, « Tout semble ici dans le chaos », et se ferme sur la conclusion qu’il en tire : « En vérité, ce qui fait que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. » Voltaire joue ironiquement sur l’expression « bon sens ». Tout le raisonnement du « nain » repose, en effet, sur des critères de « sens » géographique, de géométrie, d’ordre, ceux qui sont propres à son propre pays, en rapport avec sa propre taille : en constatant l’irrespect des ces critères, il va directement à la conclusion, il projette donc ses a-priori sur ce qu’il observe. La réponse de Micromégas souligne l’erreur de son compagnon, qui ne peut pas concevoir l’idée que d’autres êtres puissent être différents, avoir une autre forme de culture : «  ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon sens qui l’habitent ».  Il met ainsi en évidence la relativité des jugements. En même temps, en donnant à l’expression « bon sens » un sens plus intellectuel, il fait preuve d’ironie envers ses lecteurs, si fiers de leur raison pourtant si imparfaite.

Ainsi Micromégas rappelle que les apparences sont trompeuses et les sens peu fiables, tout en invitant son interlocuteur à se méfier des préjugés. En cela, il joue le rôle du philosophe face à son disciple, le « nain » représentant, lui, le lecteur.

Le Sirien face au "nain" de Saturne 

CONCLUSION

En choisissant des êtres imaginaires venus d'ailleurs, de plus des géants, Voltaire fait sourire son lecteur, en feignant aussi de porter un regard objectif sur les hommes pour mieux les critiquer. Dans cet extrait, il amène le lecteur à mieux mesurer l’imperfection de ses jugements, trop dépendants de ses préjugés, l’excès de son orgueil qui fait qu’il considère sa propre culture comme supérieure à toute autre, et à comprendre sa place dans l'univers : tout être existe toujours entre deux infinis, comme le révèle le nom même du héros « petit-grand ».

Mais parallèlement, il détruit le genre même du conte, par la présence d’un narrateur, qui commente sans arrêt les actions des personnages. C’est la preuve que le  conte est d’abord un genre commode qui permet à Voltaire de rendre compte de son regard sur les hommes, de formuler à la fois ses critiques et ses propres conceptions philosophiques.

CHAPITRE VII - La barbarie sur la terre : du début à "... nous n'entendons pas." 

Chap.VII-§1-4

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Le héros géant du conte philosophique de Voltaire, Micromégas, paru en 1752,  est chassé de sa planète, gravitant autour de l’étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, et voyage alors  « de globe en globe ». Au cours de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » face à lui puisqu’il ne mesure que deux kilomètres ! Se liant d’amitié, tous deux arrivent, au chapitre IV, sur la planète terre, et ils entreprennent d’en faire le tour pour voir si « ce globe était habité ou non ».  

Après bien des difficultés, tant les terriens sont minuscules, ils parviennent à saisir un bateau, peuplés de quelques philosophes, et arrivent à communiquer avec ceux dont ils admirent l'intelligence, brillant dans un si petit corps...

Mais, au chapitre VII, un de ces philosophes va expliquer aux voyageurs les barbaries dont sont capables les hommes.

Comment le dialogue permet-il à Voltaire de formuler un violent réquisitoire contre sa société ? 

LA DÉNONCIATION 

Voltaire, Micromégas,1752

À travers les paroles d'un des « philosophes », Voltaire brosse un portrait bien sombre de l'homme et de la vie sur terre, résumé en une définition, un « assemblage de fous, de méchants et de malheureux ». Les deux premiers termes renvoient aux accusés, les « fous » s’opposant aux humains dotés de sagesse, notamment aux philosophes, tandis que les « méchants » sont ceux qui ont assez de puissance pour nuire aux autres. En revanche, les « malheureux » sont plutôt des victimes, à plaindre. Le discours du philosophe terrien développe des exemples pour justifier ces trois termes.

L'absurdité des causes de la guerre

C’est le thème le plus longuement développé, à partir du mot "fous" qui désignent tous ceux qui participent aux guerres, ne font rien pour les arrêter.

Pourtant, il montre à quel point les causes en sont totalement dérisoires, par exemple en ridiculisant la différence entre les combattants qu’il limite au fait de porter des « chapeaux » ou un « turban ». Il s’agit, en fait des conflits, incessants pendant les XVII° et le XVIII° siècles, qui ont déchiré l’Europe en opposant les troupes ottomanes, la Turquie, donc les musulmans avec des turbans, aux défenseurs de la chrétienté, Polonais, Empire austro-hongrois entre 1716 et 1718, et Russie « à l'heure » où est censée se dérouler cette conversation, en 1737. Il minimise également l’enjeu du conflit, en l'occurrence la Crimée, par un lexique péjoratif : « quelque tas de boue grand comme votre talon », « ce tas de boue », « petit coin de terre ». La guerre en devient totalement absurde, son intérêt étant détruit par l'accumulation de négations : « Ce n'est pas qu'aucun de ces millions d'hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ces tas de boue », « Il ne s'agit que de savoir... ». 

La Guerre turco-autrichienne de 1716-1718. Huile sur toile. Musée de Budapest 

La Guerre turco-autrichienne de 1716-1718. Huile sur toile. Musée de Budapest 

Les combattants n'ont rien à y gagner, pas même un minuscule « fétu », un brin de paille : la lutte ne semble donc concerner que des puissants, dont seul le nom diffère : « s'il appartiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan ou à un autre qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. » Finalement, toute guerre s’explique par le désir de richesses, c’est bien « pour de l’argent » que l’on se bat, comme le conclut Micromégas.

Le duc de Choiseul, ministre de la guerre de Louis XV à son bureau, XVIII° siècle 

Les responsables de la guerre

Mais si les combattants sont des « fous », ils sont surtout, aux yeux de Voltaire, des « malheureux », davantage victimes que coupables, et il le souligne : « ce n'est pas eux qu'il faut punir ». Les peuples ne sont, en effet, que les jouets des puissants, ces « méchants » qui abusent de leur pouvoir, et tous, de toute façon, sont réduits à l’état d’« animaux », terme péjoratif et ironique, qui sous-entend que tous sont dépourvus de raison. Le rôle des négations met en valeur, par le parallélisme, l’absurdité de la décision de guerre, « Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu le petit coin de terre dont il s’agit », et leur mépris pour leurs sujets dont ils ne se soucient guère : « aucun de ces animaux qui s’égorgent mutuellement n’a jamais vu l’animal pour lequel ils s’égorgent ». Le lexique péjoratif qui qualifie les chefs de guerre renforce leur comportement odieux : « ces barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes ». Eux-mêmes, en effet, ne s’exposent pas à la mort, et vivent dans le confort et dans l’abondance tandis qu’ils y envoient leurs sujets. 

Le duc de Choiseul, ministre de la guerre de Louis XV à son bureau, XVIII° siècle 

À cette culpabilité des rois, de leurs ministres et de leurs généraux, Voltaire ajoute celle de l’Église, qui cautionne les guerres au lieu de les condamner. Non seulement la religion peut les causer, mais les hommes d’Église « en font remercier Dieu solennellement ». C’est, comme dans Candide,  une allusion aux « Te deum », chants de louange adressés à Dieu lors d’une victoire. Mais dans cette phrase le pronom « en » ne renvoie pas à la victoire, mais au terme « massacre », comme si Dieu, dont un des commandements est « Tu ne tueras point »,  pouvait approuver ces morts !

Un des plus célèbres Te Deum : celui de Lulli, 1677

Ses conséquences

Inversement aux causes, Voltaire amplifie les effets de la guerre, d’abord à l’aide de chiffres hyperboliques : « cent mille fous », « cent mille autres animaux », « ces millions d'hommes », « un million ». Ensuite, en recourant au champ lexical du crime, il donne aussi l’impression d’une barbarie totale, au cours de laquelle seul le hasard permet d’échapper à la mort : « qui tuent [...] ou qui sont massacrés par eux », « qui se font égorger », « qui s’égorgent mutuellement », « ils s’égorgent », « le massacre ». Enfin l’amplification spatio-temporelle placée en fin de phrase, « presque par toute la terre », « de temps immémorial » fait de cette barbarie une sorte d’acte banal, qui contraste avec les images précédentes.

Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Le bilan est la "ruine" que ces puissants infligent à leur peuple, qu'ils exploitent, puisque, même s’ils échappent à la mort par « l'épée », la guerre épuise le pays, contraint les peuples à « la faim », et « la fatigue » les accable, les empêchant de produire. Mais même les puissants n'échappent pas à la destruction qu'ils ont déchaînée : leur « intempérance » représente tous les abus, nourriture, boisson, plaisirs de toute espèce, auxquels leur richesse leur permet de se livrer.

C'est donc le pays tout entier qui se retrouve affaibli, privé de ses forces de production, comme le montre le contraste des chiffres, « au bout de dix ans il ne reste jamais la centième partie de ces misérables », avec le double sens du terme « misérables ». Il englobe, en effet, tous les combattants, les « méchants » accusés et les victimes, les « malheureux ».

Voltaire considère donc le déficit démographique, provoqué par les guerres, comme un lourd handicap au développement économique.

La critique des intellectuels

La dénonciation se complète par une attaque des intellectuels, eux aussi en guerre, comme c’était le cas au XVIII° siècle, avec de multiples controverses auxquelles Voltaire participa d’ailleurs largement, par exemple en s’élevant contre Leibnitz et le providentialisme dans Candide ou l’Optimisme, ou contre Rousseau dans plusieurs pamphlets.

La "disputation", débat métaphysique au moyen-âge

Cette attaque repose sur un contraste établi entre les connaissances scientifiques et celles qui relèvent de la métaphysique. D’un côté, en effet, il cite la biologie (« Nous disséquons les mouches », comme le faisait alors Réaumur, explique l’un d’entre eux), la physique, les mathématiques, fondées sur l’observation concrète et la mesure exacte : « nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres, nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons ». Mais, de l’autre, il leur oppose les théories abstraites, contraste accentué par l’ampleur du chiffre : « nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons point ». Voltaire fait ainsi ressortir l’aspect stérile de ces querelles, qui portent sur les ignorances de l’homme. Heureusement, finalement, ces penseurs ne semblent pas avoir une grande influence, puisqu’il ne s’agit que d’un « petit nombre d’habitants fort peu considérés », selon le philosophe lui-même !

La "disputation", débat métaphysique au moyen-âge

Toutes ces critiques nous font mesurer le pessimisme de Voltaire : comment, dans de telles conditions, l’homme pourrait-il connaître le bonheur auquel il aspire ? Son jugement est sévère sur « la petite race humaine », et, à ses yeux, les sociétés sont bien éloignées de la paix qui serait le premier fondement du bonheur.

LE RÔLE DU DIALOGUE 

Pour donner vie au texte, Voltaire délègue la parole à des interlocuteurs fictifs, Micromégas, « le Sirien », et un des philosophes, « plus franc que les autres ».

Le regard étranger

Le personnage de Micromégas relève du même procédé que celui adopté déjà par Montesquieu dans ses Lettres persanes, ou par Voltaire lui-même dans Candide ou dans L’Ingénu. Le héros, voyageur étranger, porte un regard étonné sur tout ce qu’il découvre pour la première fois, voire parfois naïf. Cela conduit le lecteur à sourire, bien sûr, mais aussi à voir sous un autre jour des réalités auxquelles il est si habitué qu’il ne les remarque même plus. Par exemple, les hypothèses que pose Micromégas au début de son discours, relèvent de cette naïveté : « vous devez sans doute goûter des joies bien pures sur votre globe », « vous devez passer votre vie à aimer et à penser », « Je n’ai vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici sans doute ». Son bel optimisme va se trouver totalement démenti par la réaction de « tous les philosophes » qui « secouèrent la tête » en signe de dénégation, puis par les explications du philosophe, et la barbarie humaine en ressort davantage !

De plus,  cette « étrangeté » implique que son interlocuteur devra se mettre à sa portée pour lui faire comprendre ce qui n’existe pas dans le monde d’où il vient. De ce fait les explications sont plaisamment formulées : les hommes deviennent des « animaux », terme maintes fois répété, la Crimée, cause de la guerre dont il est question, est comparée au « talon » de Micromégas, et la valeur du nom du tsar, ici « César », est amoindrie par l’excuse feinte d’une ignorance étymologique,  « je ne sais pourquoi ». Le discours se charge alors d’une ironie justifiée par le désir d’être clair face à un interlocuteur ignorant.

Micromégas, le représentant du lecteur

En même temps, ce héros ignorant devient aussi le représentant du lecteur que Voltaire cherche à toucher. Cela explique les deux types de réactions qu’il lui prête.

                Il fait d’abord preuve de compassion face au sort des humains, qualifiés de « malheureux » : « Le Sirien frémit », « Le voyageur se sentit ému de pitié pour la petite race humaine ».

         Mais, très vite c’est la colère, violente qui l’emporte, intensifiée par les modalités expressives, exclamation ou interrogation hyperboliques : « Ah ! malheureux ! s’écria le Sirien avec indignation, peut-on concevoir cet excès de rage forcenée ? » Le discours est renforcé par le geste de châtiment qu’il suggère et le lexique péjoratif employé pour traduire son mépris : « Il me prend envie de faire trois pas, et d’écraser de trois coups de pied cette fourmilière d’assassins ridicules ».

Par opposition aux hommes de son temps, résignés aux guerres, Voltaire fait donc ressentir à son personnage les sentiments qu’il souhaiterait que son lecteur éprouve. Le conte devient ainsi une façon de le réveiller, en quelque sorte, de l’alerter en l’obligeant à regarder en face la vérité.

Des porte-parole de Voltaire

Mais les deux personnages qui dialoguent  sont aussi, tous deux, des porte-parole de Voltaire.

Le philosophe

Voltaire se cache derrière ce « philosophe », « plus franc que les autres », le maître qui, en « de bonne foi », c’est-à-dire avec sincérité face aux mensonges des puissants, se charge de guider son interlocuteur vers la vérité. Cela explique le ton didactique qu’il adopte avec, par exemple, la question rhétorique, « Savez-vous bien, par exemple [...] ? »,  ou l'impératif, répété : « Sachez que... ». De même, pour bien se faire comprendre, il met en évidence ses opinions par des "maximes", des formules frappantes comme des proverbes, grâce à deux parallélismes :

        Le premier insiste sur le « mal », causé à la fois par « la matière », c’est-à-dire les désirs du corps – quelque petit que soit celui des terriens – et  par « l'esprit », en fait toute la faculté humaine, « trop » développée, de concevoir les moyens de sa propre destruction : « Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière, et trop d'esprit, si le mal vient de l'esprit ».

       Le second est observé à la fin du texte, avec l’opposition des chiffres : «  nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons point ».

Il s’agit par là de frapper l’esprit de son destinataire.

Micromégas

Mais son destinataire, Micromégas, au-delà de son ignorance, représente lui aussi, déjà par son seul nom de « petit-grand », la pensée de Voltaire.

D’abord, par sa nature de géant, il fait ressortir la petitesse de la nature humaine, d'ailleurs très présente dans son lexique, qui prend une valeur ironique : « Ô atomes », « si peu de matière », « de si chétifs animaux », et « fourmilière », pour désigner le globe terrestre. Il rappelle donc l'homme à plus de modestie, à se souvenir de sa place réduite dans l'univers. Il illustre la destruction de l'anthropocentrisme qui faisait la fierté de l'homme depuis la Renaissance et encore au XVIII° siècle.

Cependant, simultanément, il met en évidence l'autre facette de Voltaire qui, comme la plupart de ses contemporains, reconnaît à l'homme une grandeur. D’où l’oxymore, « atomes intelligents », et l’éloge vibrant au début du texte : « dans qui l’Être éternel s’est plu à vous manifester son adresse et sa puissance ». C’est ce qui explique également sa réaction contrastée devant le constat de ces « si étonnants contrastes ». Son hypothèse, dans l’ouverture de son discours, traduit, en fait, l’idéal de Voltaire : « vous devez passer votre vie à aimer et à penser ; c’est la véritable vie des esprits. » Il souhaite que l’homme apprenne à utiliser son « esprit », terme qui, philosophiquement, unit la raison et l’âme, à « aimer » et à « penser », au lieu de se détruire. C’est là, précisément l’idéal des Lumières : cultiver la fraternité, et développer l’esprit critique.​

CONCLUSION

Cet extrait montre tout l’intérêt du conte philosophique, forme d'apologue comme la fable, la parabole ou l'utopie, à savoir son double aspect : c’est un récit plaisant, mais destiné à transmettre une leçon. Le gigantisme du personnage rattache, en effet, le récit au merveilleux, et il divertit par les exagérations de ses réactions. Mais, en même temps, ce discours propose une réflexion sur l'état de la vie politique et tous les freins mis au progrès. Il est aussi, à cette époque où sévit la censure, une stratégie habile – et fréquente – pour la contourner.

Socrate et ses élèves : la maïeutique

Le conte permet également de mettre en forme des dialogues, forme très appréciée en ce siècle de "salons", qui cultive le bel esprit et l'art de la conversation. Nous pouvons voir, vu sa dimension philosophique, un héritage  de la maïeutique des dialogues socratiques, ou l'art d'"accoucher les esprits". Le maître pose des questions, en feignant de vouloir sincèrement, par ignorance, s'informer, et l'élève, par ses réponses, accède progressivement à la vérité.

Socrate et ses élèves : la maïeutique

Mais ici la mise en œuvre est plus complexe, puisque la vérité se trouve chez les deux personnages, l’un par sa force polémique, l’autre par ses commentaires, tous deux porte-parole de l'auteur et de sa conception du bonheur, fondé sur l'accroissement des connaissances et une réelle fraternité entre les hommes, tous semblables finalement.

CHAPITRE VII - Épilogue : d'"Un petit partisan de  Locke... " à la fin 

Chap.VII-§9-10

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Le héros géant du conte philosophique de Voltaire, Micromégas, paru en 1752,  est chassé de sa planète, gravitant autour de l’étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, et voyage alors  « de globe en globe ». Au cours de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » face à lui puisqu’il ne mesure que deux kilomètres ! Se liant d’amitié, tous deux arrivent, au chapitre IV, sur la planète terre, et ils entreprennent d’en faire le tour pour voir si « ce globe était habité ou non ».  

Après bien des difficultés, tant les terriens sont minuscules, ils parviennent à saisir un bateau, peuplés de quelques philosophes, et arrivent à communiquer avec eux. À la fin du chapitre VII, la conversation porte sur « l’âme », et sur l’origine de nos idées. Différents disciples des plus grands philosophes proposent leur théorie, sans vraiment convaincre les deux géants.

Quelle leçon Voltaire propose-t-il à travers l’épilogue de son conte ?

L'ÉPILOGUE D’UN CONTE 

Voltaire doit finir le conte sans négliger l’aspect plaisant propre à séduire le lecteur, alors même qu’il traite de questions philosophiques ardues.

La fin d'une conversation

Voltaire vient de présenter les théories des disciples d’Aristote, de Descartes, de Malebranche et de Leibnitz, autant de philosophes en vigueur au XVIIIème siècle, puis deux personnages interviennent, de façon opposée, à la fin du chapitre VII. Le premier est qualifié de « sectateur », le second de « partisan », deux termes péjoratifs car, de manière générale, Voltaire reproche à tous ceux qui s’intéressent à la métaphysique de favoriser les débats inutiles et l’intolérance.

Le premier à parler est « le sectateur de Locke », mais seulement « quand on lui eut enfin adressé la parole ». Il attend modestement qu’on le fasse intervenir, et parle avec calme, ce qui lui donne déjà un avantage. Il ne s’est pas immédiatement jeté dans le débat.

Le partisan de saint Thomas intervient en dernier : il « coupa la parole », « il regarda de haut en bas », donc avec mépris, les deux géants, formule particulièrement ridicule vu leur taille, et son appellation péjorative, « petit animalcule ». Elle prouve son orgueil, tout comme « il leur soutint », qui traduit le ton péremptoire de son discours. Son comportement, arrogant et irrespectueux, le dévalorise déjà.

Voltaire termine sur le personnage le plus ridicule à ses yeux, ce qui lui permet de faire intervenir l’élément perturbateur : le « rire inextinguible ».

L'élément perturbateur

Voltaire ne prend pas la peine de réfuter la théorie du thomiste, il se contente d’amplifier la réaction de ses deux héros, le « rire inextinguible », référence à Homère : dans le livre I de l’Iliade, les dieux éclatent de rire devant la démarche boiteuse d’Héphaïstos. Ici, les « dieux » sont les géants, « habitants célestes », et c’est l’esprit qui est boiteux, et non la démarche.

Ce rire conduit à une scène comique, d’abord par le portrait des deux géants: « leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient », et « ces convulsions » suggèrent leurs mouvements désordonnés. La situation devient alors cocasse avec la chute du vaisseau, de l’« ongle » du Sirien « dans une poche de la culotte du Saturnien ». Le lecteur peut sourire en imaginant les recherches pour retrouver « l’équipage » et le « rajust[er] fort proprement ». D’autant plus que Voltaire désigne ironiquement ces terriens par la périphrase qui les amoindrit et les ridiculise,  « les petites mites ».

Le rire  d'un géant

Le rire d'un géant

L'excipit

Le conte se clôt sur le don du livre, avec toujours l’ironie sur la taille des terriens, puisqu’il est « écrit fort menu pour leur usage ». La valeur de ce don est solennisée par le lieu « à Paris », à « l’Académie des sciences », assemblée fondée par Louis XIV sur le modèle de l’Académie Française, qui avait pour but d’encourager les sciences, de favoriser leur progrès.

Mais Voltaire maintient l’intérêt jusqu’à la fin par l’effet de surprise que produit la découverte du « livre tout blanc ».

Jusqu’à la fin, Voltaire s’efforce donc de faire sourire son lecteur, toujours en jouant sur le gigantisme de ses héros, par contraste avec le ridicule des humains.

VOLTAIRE ET LA MÉTAPHYSIQUE

La conversation a été provoquée par une question de Micromégas : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c’est que votre âme, et comment vous formez vos idées. » Les premières réponses à cette question métaphysique se sont faites dans une confusion totale, et Voltaire s’est employé à en faire ressortir l’absurdité.

La dénonciation du thomiste

Voltaire choisit de réserver l’ultime critique au « petit animalcule en bonnet carré », un thomiste qui représente la conception théologique des docteurs en Sorbonne, dont la formule qui l’introduit « par malheur », souligne la nocivité. N’oublions pas qu’au XVIII° siècle, c’est encore la Sorbonne qui mène la lutte contre les Encyclopédistes.

Son premier défaut est de ne pas penser par lui-même, mais uniquement par référence à un livre, d’où le fait qu’il ne s’exprime que par un discours indirect : « tout cela se trouvait dans La Somme de saint Thomas ».  

Son deuxième tort est le contenu même de sa conception philosophique. Selon lui, Dieu a créé le monde par pur amour de l’humanité qu’il a lui-même créée, puisqu’il affirme que « leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l’homme ». Cela sous-entend que tout ce qui a été créé est bon pour l’homme, voulu par Dieu. Une fois de plus, Voltaire s’en prend ici à l’anthropomorphisme.

Enfin, il dénonce la conséquence de cette conception, l’orgueil excessif de l’homme qui affirme qu’il « savait tout le secret », c’est-à-dire pense qu’il peut connaître à la fois la cause et la fin de toute chose, c’est-à-dire qu’il est capable de pénétrer la pensée divine.

Saint Thomas d'Aquin

La théorie de Locke

Locke a fondé la philosophie empiriste, qui pose comme fondement de nos connaissances et de nos conceptions, l’expérience, c’est-à-dire d’abord nos sensations, d’où la double négation, restrictive, utilisée : «  je n’ai jamais pensé qu’à l’occasion de mes sens ». C’est aussi ce qui explique que Voltaire lui prête un discours direct – contrairement au thomiste qui s’appuyait sur un livre – le choix des verbes qui introduisent sa propre pensée, et qui tous se rattachent à sa propre perception avec le « je » qui s’affirme : « je ne sais pas », « je ne doute pas », « je doute fort », « je me contente de croire »…

Voltaire met en valeur la modération de ses propos, au contraire de ceux du thomisme, par des parallélismes et des jeux d’opposition : « je ne sais pas comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu’à  l’occasion des mes sens », « qu’il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c’est de quoi je ne doute pas : mais qu’il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c’est de quoi je doute fort. ». Cela conduit à une forme de déisme, puisqu’il accorde à Dieu une toute-puissance, et affirme « Je révère la puissance éternelle. » Mais il ne s’inscrit dans aucune théorie, aucun dogme, ou rite, en restant fort  modeste : « il ne m’appartient pas de la borner », « je n’affirme rien », « je me contente de croire ».

Le sens du conte

Le jugement critique de Voltaire ressort par le « rire inextinguible » qui secoue les deux héros, preuve qu’ils jugent absurde une telle théorie. Mais il est renforcé par le sentiment qu’il prête à Micromégas, une fois de plus son porte-parole : « quoiqu’il fût un peu fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil presque infiniment grand. ». Le parallélisme construit une forme de maxime,  qui détruit toute relation de cause à effet entre la taille et l’intelligence, ce qui ramène au sens même du conte, inscrit dans le nom du héros : le relativisme.

Inversement, son approbation de Locke est mis en valeur par la litote qui souligne le jugement du Sirien, « il ne trouva pas celui-là le moins sage », et par l’excès comique de la réaction du Saturnien : il « aurait embrassé le sectateur de Locke sans l’extrême disproportion. »

Le « beau livre de philosophie » offert est aussi porteur de sens. D’après la promesse faite par le héros, il est censé permettre aux terriens de voir « le bout des choses », c’est-à-dire  les causes finales, la raison pour laquelle les choses existent telles qu’elles sont. Or, le livre est « tout blanc ». Le Sirien répond ainsi à l’orgueil des hommes, incarné par le théologien catholique, que la connaissance humaine reste limitée, et il refuse toute métaphysique préétablie.

Un "livre tout blanc"

Un "livre tout blanc"

Enfin, la réaction du « vieux secrétaire » de « l’Académie des sciences », « je m’en étais bien douté », est une allusion directe à Fontenelle, secrétaire de l’Académie de 1699 à 1741, qui avait, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), critiqué l’orgueil humain, « la vanité des hommes qui s’étaient mis dans la plus belle place de l’univers. » Plaisamment, puisque Fontenelle est un adversaire des Encyclopédistes et a contribué à interdire l’édition du conte, Voltaire lui fait donc approuver ce « livre tout blanc »

Le livre « blanc » est, pour Voltaire, la meilleure réponse aux vaines théories métaphysiques qui ne conduisent qu’à des querelles stériles. À ses yeux, il appartient aux hommes de construire leur savoir. 

CONCLUSION

Derrière la fantaisie du conte, ses héros géants et les effets comiques induits, maintenus jusqu’à l’excipit, se cache une vision plutôt pessimiste de l’homme, englué dans des querelles métaphysiques, au lieu d’accepter les limites de sa condition.

Le « rire inextinguible » qui secoue les deux géants souligne le ridicule de ces petits hommes qui croient orgueilleusement tout savoir, et qui se croient le centre de l’univers.

Pour Voltaire, l’important est de construire son propre jugement, en complétant l’expérience apportée par les sens, par l’exercice de la raison. Cette faculté, qui permet de bien juger, de distinguer le vrai et le faux, de connaître le monde loin de tous les aveuglements, imagination, passion ou folie est, pour lui, essentielle. Elle conduit à une connaissance fondée sur l’expérience, sur l’usage des sciences par opposition à une vérité dogmatique révélée par la foi religieuse.

Ses représentants sont Micromégas et le Saturnien, tous deux porte-parole de l’auteur, et de son combat philosophique.​

bottom of page