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Marivaux, L’Île des esclaves, 1725
D’après Louis-Michel van Loo, Portrait de Marivaux réalisé en 1743. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles
Auteur

L'auteur (1688-1763): "spectateur" de son temps 

Les années de formation

C’est en Auvergne, à Riom où son père, à partir de 1698, exerce sa charge de contrôleur, puis de directeur de la Monnaie, que celui qui se nomme alors Pierre Carlet passe ses années de collège, chez les Oratoriens où il reçoit une solide formation classique. C’est elle qui lui permet, à ses débuts dans l’écriture, de réaliser des parodies telles Télémaque travesti, en 1714, ou Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques, en 1716, première œuvre signée Monsieur de Marivaux.

En 1710, il poursuit des études de droit à Paris, mais ce n’est qu’en 1721 qu’il obtient sa licence d’avocat, métier qu’il n’exercera d’ailleurs jamais, car il s’est lancé très vite dans l’écriture. Ruiné par la banqueroute de Law, en 1720, l’écriture devient alors un véritable métier... et le thème de l'argent est très présent dans son œuvre.

D’après Louis-Michel van Loo, Portrait de Marivaux réalisé en 1743. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles

L'homme de salon

Marivaux à Paris, après sa rencontre avec Fontenelle, fréquente le salon de Madame de Lambert, qui lui offre un champ d’observation privilégié des jeux d’esprit de ceux que l’on nomme les « Modernes », et d’une forme de préciosité amoureuse. Il s’exerce à différents genres, roman, poésie, essai, mais c’est le théâtre des Italiens, sous la direction de Luigi Riccoboni, particulièrement apprécié du public, qui va lui offrir son premier succès, Arlequin poli par l’amour, en 1720.

C’est aussi cette connaissance des salons, et, plus largement, son observation de la société parisienne, qui nourrit sa réflexion de « journaliste », critique de son époque et moraliste, d’abord, en 1717, par des articles dans Le Nouveau Mercure de France, journal mensuel, puis, à titre personnel, dans une « feuille », Le Spectateur français, dont 25 numéros paraissent de 1721 à 1724, et dans L’Indigent philosophe, sous forme de « mémoires » plus personnels, en 1727, enfin dans Le Cabinet du philosophe, en 1737.

Durant cette période, il devient un habitué de deux salons fréquentés par les « philosophes des Lumières », ceux de Madame du Deffand et de Madame de Tencin, où s’agitent les idées nouvelles.

Marivaux "journaliste"

Marivaux "journaliste"

L'écriture : entre deux genres

Marivaux compose en parallèle des romans et des comédies, deux genres bien différents mais où il développe le même thème, la naissance du sentiment amoureux et les épreuves qu’il traverse : « J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour, lorsqu’il craint de se montrer et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches… » (cité par d’Alembert dans Éloge de Marivaux, 1785) C’est cette étude des mouvements du cœur, l’expression par le langage de toutes leurs subtilités, qui définit le terme « marivaudage », créé pour caractériser son œuvre.​

Statue de Marivaux  sur l'Hôtel de Ville de Paris

       D’une part, il compose des romans, dès ses débuts dans la littérature, Les Effets surprenants de la sympathie, en 1714, et La Voiture embourbée, en 1714, mais ce sont surtout deux romans ultérieurs, La Vie de Marianne, publié en dix parties de 1726 à 1741, et Le Paysan parvenu, cinq parties parues en 1734 et 1735, qui lui valent le succès. Il s’agit de deux romans d’apprentissage qui jettent un regard critique sur la société de son temps, le narrateur, déjà âgé, revenant sur son passé, mais qui restent inachevés.

          D’autre part, il multiplie les comédies pour le Théâtre des Italiens, donnant le premier rôle à la comédienne Silvia, la « seconde amoureuse » : parmi les plus connues, La Surprise de l’amour (1722), La double Inconstance (1723), Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) et Les fausses Confidences (1737). Mais il fait aussi jouer des pièces par les Comédiens français.

Trois utopies tranchent sur l’ensemble de cette œuvre : L’Île des esclaves, en 1725, L’Île de la raison, en 1727, et La Colonie, en 1750. Elles révèlent que Marivaux a su aussi mettre le comique au service d’une critique des abus de son époque, en faisant de « l’âme sensible » la clé de relations sociales plus équilibrées.

Statue de Marivaux  sur l'Hôtel de Ville de Paris

Le contexte de la pièce 

Le contexte politique et social

Marivaux compose l’essentiel de son œuvre sous la Régence et dans les premières années du règne de Louis XV, sacré en 1723. Surnommé « le Bien-Aimé », il suscite de grands espoirs et la politique, dirigée par le ministre Fleury, apporte la prospérité au royaume.

Après la rigueur morale de la fin du siècle de Louis XIV, due à l’influence de Madame de Maintenon, la mort de ce roi, en 1715, ouvre une période bien différente avec la Régence de Philippe d’Orléans, une période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours lors des "fêtes galantes". Le pays s'enrichit grâce, notamment, aux colonies et à la création de la Compagnie des Indes, en 1719. Mais la faillite de Law, après l'émission d'actions et de papier-monnaie, ruine en 1720 les nombreux spéculateurs, dont Marivaux, provoque des émeutes, et met un premier coup de frein à la prospérité.

La noblesse héréditaire reste au sommet de la hiérarchie sociale, mais elle se coupe de plus en plus des réalités de la société. À Versailles, les courtisans vivent dans une sorte de "bulle", dans l'inconscience de la situation réelle du pays, au milieu des plaisirs et des divertissements. En province, les nobles tentent de préserver à tout prix leurs privilèges, en freinant tous les essais de réforme. Mais le pouvoir et la réelle influence appartiennent, en fait, à une nouvelle noblesse, composée de parvenus enrichis, par le commerce, parfois par la spéculation, qui ont pu s'acheter une charge et un titre, et à une riche bourgeoisie, plus cultivée souvent, et plus libérale. Ces réalités sont très présentes dans l’œuvre de Marivaux, où l’argent occupe une place importante.

Contexte

Cela explique que Paris remplace peu à peu Versailles. Certains quartiers, comme le Palais Royal, les Tuileries, les Boulevards, sont embellis, et de superbes hôtels particuliers sont construits. Les théâtres, Opéra, Théâtre des Italiens, Théâtre Français, sont animés, les clubs, les cafés se multiplient. On vient de l'Europe entière admirer l'urbanisme parisien et la vie élégante qu'y mènent les plus fortunés. Les salons, eux aussi, témoignent de ce siècle, où s'échangent, entre artistes, philosophes, savants, financiers, les idées les plus audacieuses. On s'y montre souvent fort critique des pouvoirs institutionnels, et les livres interdits y circulent.

L'intérieur de l'Hôtel de Soubise,

en style rocaille

L'intérieur de l'Hôtel de Soubise,  en style rocaille
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L'esprit des "Lumières"

Cette expression traduit d'abord la volonté de sortir la population des « ténèbres » de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissances afin d'« éclairer », notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, tels ceux de Mme Du Deffand, de Mme de Tencin ou de Mme Geoffrin, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes", puis, en 1777, du Journal de Paris, le premier quotidien. C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.

Jean-François de Troy, La Lecture de Molière dans un salon, 1728. Huile sur toile, 74 x 93. Collection particulière

Mais le terme de « Lumières » qualifie aussi les hommes « éclairés », intellectuels, artistes, « philosophes », qui réfléchissent sur la société, en critiquent les abus et les injustices, imaginent les utopies d'un monde meilleur, et proposent des idées en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, notions fondatrices de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proclamée en 1789.

L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'« âme sensible », dont il faut toucher l'imagination et le cœur. C'est la double orientation que révèle l'histoire des idées au XVIII° siècle, avec la poursuite du rationalisme, chez Bayle ou Fontenelle par exemple, parallèlement au sensualisme de Condillac : à la suite de l'anglais Locke, il souligne le rôle des sens dans l'accès à la connaissance.

Cet humanisme prend, en posant l'idée de "nature" commune à tout homme, une dimension universaliste : il prône la liberté des opprimés, en particulier des esclaves. Il affirme ainsi que le bonheur ne doit plus être espéré pour l'au-delà de la mort, comme le pose la religion, mais être recherché "hic et nunc", ici et maintenant, en améliorant la société et les conditions de vie de tous.

Le Théâtre des Italiens

Dès le début du XVIIème siècle, des troupes de comédiens italiens font découvrir au public français la commedia dell’arte, et, grâce à l’appui du roi, se produisent avec succès dans de grandes salles de théâtre, telles celle de l’Hôtel du Petit-Bourbon, partagée dès 1645 avec la troupe de Molière, du Palais-Royal, en 1660, ou de l’Hôtel de Bourgogne, dès 1680. Ils exercent une évidente influence sur les auteurs de comédies. Mais ils doivent quitter Paris en 1697 à la suite d’une rumeur autour d’une pièce La fausse Prude, comédie très critique envers Madame de Maintenon, qui sert de prétexte à Louis XIV pour supprimer la pension qu’il leur accordait.

Cependant, cette expulsion va leur servir, car ils deviennent le symbole de l’insolence envers l’absolutisme royal, et de la liberté des mœurs. Ainsi, en 1716, le Régent rappelle à Paris une troupe d’acteurs italiens dirigée par Luigi Riccoboni.

Voir la remarquable exposition de la BnF sur "les Lumières"  

Louis Jacob, Départ des comédiens italiens en 1697. Gravure d’après Watteau, collection privée

Louis Jacob, Départ des comédiens italiens en 1697. Gravure d’après Watteau, collection privée

Au début, ils vont à nouveau jouer en italien, mais, pour mieux satisfaire le public, ils trouvent rapidement des auteurs français, ce qui enrichit et affine les personnages très stéréotypés hérités de la commedia dell’arte, tels Arlequin, joué par Thomassin, ou la « seconde amoureuse », incarnée par Silvia, personnage essentiel des comédies de Marivaux, qui joue Cléanthis dans L’Île des esclaves.

Cette description du jeu de Thomassin, faite par Nicolas Boindin, auteur des Lettres Historiques à Mr. D *** sur la Nouvelle Comédie Italienne, publiées en 1717, donne une parfaite image des apports du théâtre italien à la dramaturgie française, qui gagne en vivacité et en naturel.

On peut assurer qu'il joue de source, c'est-à-dire que le bouffon ingénieux, le plaisant vif et piquant, paraissent être en lui tout à fait naturels; il a des grâces naïves qui sont inimitables; enfin c'est un pantomime parfait qui excelle surtout dans tout ce qui s'appelle balourdise. Comme c'est à la nature seule qu'il doit le degré de perfection où il est, nous n'avons rien à désirer, sinon qu'il s'en tienne aux merveilleux talents qu'elle lui a donnés, et qu'il méprise les préceptes de l'art qui ne serviraient qu'à le faire descendre.

Présentation de L’Île des esclaves 

Pour lire la pièce

Présentation

Les deux termes du titre contribuent à mettre en place la dimension utopique de la pièce.

La symbolique de l’île

Depuis l’île d’Utopie, dépeinte dans Utopia de Thomas More, en 1516, les îles, coupées par l’océan des continents, donc des sociétés figées dans leur système politique, social, économiques, dans leurs mœurs et leurs usages, sont le lieu privilégié pour y situer un monde idéal. L’isolement d’une île facilite le changement de perspective, et libère le regard de tous les préjugés qui aveuglent.

Ainsi se crée une utopie, étymologiquement, avec le préfixe grec négatif « ou », et le radical « topos », le lieu, est un « non-lieu », un lieu de nulle part. Ce lieu permet alors d’imaginer « ce qui n’a pas de lieu », ce qui ne peut exister dans le temps de l’écriture, l’inverse des réalités de ce temps-là. Ce serait un monde sans égoïsme, sans injustices, sans violence, sans tous ces abus, tous ces comportements qui portent atteinte à l’harmonie sociale. L’utopie est donc à la fois la critique du présent et l’espoir d’un lendemain meilleur.

Pour voir une exposition de la BnF sur l'utopie

Le complément : « des esclaves »

Marquant la possession, il confirme la réalité utopique. Que l’on recule dans les temps de l’Égypte, de la Grèce ou de la Rome antiques, ou que l’on se fonde sur les réalités modernes, depuis la découverte du Nouveau monde et la traite négrière, organisée en France par le "Code Noir" de Colbert, édit promulgué en 1685, il paraît impossible que des esclaves puissent posséder une île, en être donc les maîtres, libres. C’est pourtant ce que déclare Iphicrate, dès l’ouverture de la pièce, « Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici ». Et c’est cette réalité inversée qu’explique plus longuement Trivelin, magistrat de cette île dans la deuxième scène :

Illustration pour "Utopia" de Thomas More, 1516

IIllustration pour Utopia de Thomas More

LE TITRE

Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu'ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves; la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve : nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été.

LA STRUCTURE 

Les onze scènes de la pièce, composant un seul acte, suivent une structure classique, fondée sur des parallélismes.

L’exposition

Elle se fait en deux temps : d’abord une première scène, entre les personnages masculins, Iphicrate, le maître, et Arlequin, son valet, nous informe sur leur situation et sur leurs relations ; elle est complétée par la deuxième scène, qui introduit le couple féminin, Euphrosine, la maîtresse, et Cléanthis, la servante, et précise, par l’intermédiaire du magistrat, Trivelin, l’inversion des rôles entre les maîtres et les serviteurs et le but ultime de cette épreuve.

Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès; et, si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos concitoyennes. Ce sont nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici; il vous remet en nos mains durs, injustes et superbes. Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.

Les péripéties

Elles aussi se jouent en deux temps, autant d’épreuves à subir pour les maîtres.

        Il faut deux scènes pour qu’Euphrosine admette (scène V) la vérité du portrait critique que Cléanthis a fait d’elle dans la scène IV, mais une seule, la scène V pour arriver au même résultat de la part d’Iphicrate face au portrait à charge brossé par Arlequin. Cette répartition indique déjà que Marivaux privilégie l’analyse psychologique du couple féminin

        Les trois scènes suivantes introduisent le thème de l’amour, d’abord par une parodie de scène de séduction (scène VI) où les deux serviteurs imitent la galanterie des maîtres. Puis une étape est franchie, beaucoup plus audacieuse par rapport aux conventions du XVIIIème siècle. Cléanthis imagine, en effet, qu’Arlequin entreprenne de séduire Euphrosine, à laquelle elle déclare : « Je vous destine à lui » (scène VII), mais, devant le désespoir d’Euohrosine, cette scène de séduction tourne court : « J’ai perdu la parole » est la dernière réplique d’Arlequin dans la scène VIII. Là encore, ces deux scènes enrichissent l’image des personnages féminins.​

Le dénouement

Toujours en jouant sur les parallélismes, Marivaux construit son dénouement à nouveau en deux temps. C’est d’abord Arlequin qui, devant les excuses que lui présente Iphicrate, lui rend son habit, donc son statut de maître dans la scène IX, puis c’est le tour de Cléanthis, dans la scène X.

Trivelin intervient dans la dernière scène pour tirer la leçon de cette « comédie » : « je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous […] ».

Comme souvent, la représentation finit sur un morceau chanté et dansé, un « vaudeville », sur une musique de Jean-Joseph Mouret, mais dont le texte n’est pas de Marivaux.

LE CADRE SPATIO-TEMPOREL 

Les lieux

Le décor est indiqué dans une didascalie initiale : « La scène est dans l’île des esclaves. Le théâtre représente une mer et des rochers d’un côté et de l’autre quelques arbres et des maisons. » Ainsi, le rappel que la pièce se déroule dans une « île » illustre les deux composantes de la pièce.

        La présence de la « mer » et « des rochers » correspond au naufrage et à la noyade à laquelle ont échappé les personnages, mentionnés par Iphicrate dans la première scène : « quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée : je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île ».

Marivaux, "L'Île des esclaves", 1725

En même temps, cela annonce aussi l’impossibilité de fuir sans une aide venue de la mer, et peut-être Marivaux se souvient-il du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, paru en 1719.

            Les « quelques arbres » et les « maisons », malgré le flou de ces désignations, traduisent le double aspect de la vie sur l’île, les « arbres », soit l’exotisme, avec une présence marquée de la « nature ». Or, c’est cette « nature » que Trivelin veut faire renaître chez les maîtres, en les guérissant de leur maladie, des préjugés que leur a inculqués leur société : il s’agit de les « rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux ». Les « maisons », elles, qui seront qualifiées plus loin de « cases », révèlent que cette île est habitée, mais c’est en ses habitants que réside le danger, comme le déclare Iphicrate : « leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage. »

Costumes d'époque : mise en scène de Gilberte Tsaï

Le temps

Dès l’exposition, Marivaux introduit le déplacement dans le temps, quand Iphicrate évoque « des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres. » Mais ce recul temporel est très vite démasqué par les nombreux anachronismes, par exemple dans le portrait d’Euphrosine, inscrit dans le contexte du XVIIIème siècle, tout comme le jeu de séduction entre les deux serviteurs, qui emploie tous les codes de la préciosité galante. Il n’est donc qu’une fiction, destiné à faciliter la mise en œuvre de l’utopie, et, en même temps, peut s’expliquer aussi comme une prudence envers la censure, qui sévit alors. 

Costumes d'époque : mise en scène de Gilberte Tsaï

Il appartient donc au metteur en scène de choisir les costumes de ses acteurs, soit en les rattachant clairement à l’antiquité, par exemple en attribuant une toge à Trivelin, le magistrat, soit en les reliant à l’époque de Marivaux, ou même, s’il souhaite souligner l’intemporalité de la réflexion, avec des vêtements contemporains.

Enfin, le fait que l’intrigue soit, fictivement, ramenée à l’antiquité, rappelle également une coutume particulière de l’antiquité, non plus grecque mais romaine, celle des Saturnales. Pour célébrer le dieu Saturne, une semaine en décembre était consacrée à des fêtes, pendant lesquels, notamment, tout était permis aux esclaves. Les statuts sociaux s’effaçaient alors, les maîtres perdaient leur autorité, les esclaves pouvaient critiquer leurs défauts, le travail cessait et même les maîtres pouvaient être amenés à servir un repas à leurs esclaves. Marivaux a pu se souvenir de cette inversion des rôles, déjà exploitée d’ailleurs au théâtre par Louis-François Delisle de La Drevetière, dans sa comédie, Arlequin sauvage, jouée en juin 1721 : il y met en scène un Arlequin « bon sauvage » qui débarque à Marseille avec son maître Lélio et, par son regard critique sur la société européenne, il va peu à peu affirmer son pouvoir sur son maître et tenter de le corriger. 

Les Saturnales à Rome 

Les Saturnales à Rome 

En ce qui concerne la temporalité de la pièce, même si Trivelin donne « trois ans » à cette épreuve imposée aux maîtres, l’intrigue semble extrêmement rapide, avec les doubles portraits des maîtres faits par les serviteurs, leur parodie de scène galante suivie de la tentative de séduction d’Euphrosine par Arlequin, et l'échange final de vêtements intervient sans autres épreuves pour les maîtres. Elle pourrait correspondre à la durée même de la représentation. La temporalité forme une boucle, puisque le dénouement ramène à la situation initiale, chaque personnage retrouvant son statut social d’origine.

Arlequin face à son maître 

Pour lire la pièce

Arlequin-Maître

La comédie classique accorde toujours une place importante aux valets et aux servantes, reflet du rôle qui leur est assigné dans le contexte du théâtre comique et des réalités sociales du XVIIIème siècle.

L’ENRICHISSEMENT D’UN PERSONNAGE-TYPE 

Un Arlequin statufié 

Un héritage de la commedia dell'arte

Pour incarner le valet, Marivaux choisit Arlequin, personnage hérité de la commedia dell’arte. Marivaux reprend, dans la scène d’exposition, le stéréotype de celui qui est le plus célèbre des « zanni », c’est-à-dire de ces valets d’origine paysanne, venus dans la ville de Bergame pour échapper à la misère. Son masque noir, un peu inquiétant, pourrait venir de l’origine germanique de son nom, « Hölle Koenig », signifiant le « roi des Enfers ». Mais, dans la commedia dell’arte, il n'est en rien effrayant : au service du vieillard Pantalone, il s’emploie à le tromper avec insolence. C’est cette insolence qu’on retrouve chez Marivaux : « Esclave insolent », lui lance Iphicrate dans la scène d’exposition. Il est aussi paresseux : « J’ai les jambes si engourdies », prétend-il lui-même. Surtout, il ne pense qu’à manger et, encore plus, à boire, souvent représenté avec une batte à la main et une bouteille à la ceinture. Ainsi, sa première crainte sur l’île est qu’ils deviennent « maigres, étiques, et puis morts de faim », et sa première pensée porte sur la boisson : « reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie. J’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers comme de raison et puis je vous donnerai le reste. » Cela se retrouve au début de la scène V : « Tirlan, tirlan, tirlantaine, tirlanton ! Gai camarade ! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte ; car je suis si altéré depuis que je suis maître, que tantôt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république ! »

Un Arlequin statufié 

C’est ce que résume le portrait fait de lui dans le Calendrier historique des théâtres, almanach de 1751 : « Son caractère est celui d'un valet ignorant et simple dans le fond, mais qui fait tout son possible pour avoir de l'esprit et pousse cette envie jusqu'à la malice. C'est un caméléon qui prend toutes les couleurs. Il doit exceller dans les impromptus, et la première chose que le peuple demande, c'est de savoir si l'Arlequin est agile, s'il saute, danse, s'il fait des culbutes. »

 Arlequin, "L'Ile des esclaves" de Marivaux, 1725

Le dépassement de l'héritage dans ’Île des esclaves

Mais les auteurs dramatiques du XVIIIème siècle, au premier rang desquels Marivaux, vont enrichir cet héritage.

D’abord, Marivaux l’inscrit nettement dans le contexte social du XVIIIème siècle, où le maître conserve encore tout pouvoir sur un serviteur. C’est ce que révèle d’ailleurs le premier mouvement d’Iphicrate, signalé dans la didascalie, « courant après lui, l’épée à la main », et sa volonté de « punir l’insolence de [s]on esclave », affirmée à Trivelin dans la scène II. Il n’hésite pas à l’insulter, dans une exclamation de colère, « Moi, l’esclave de ce misérable ! », et réclame « un bâton » pour le châtier, tandis qu’Arlequin lui rappelle, à la scène IX, « tu me faisais battre ». 

Son existence même est niée, puisqu’il n’a pas de nom en propre, ce qu’explique Arlequin : « je n’ai que des sobriquets qu’il m’a donnés ; il m’appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé. »

De plus, même s’il conserve à son personnage les pirouettes, les gesticulations, comme dans la scène de parodie amoureuse avec Cléanthis, le badinage, les chansons, Arlequin va au-delà de la plaisante insolence pour élaborer une véritable critique du caractère de son maître dans la scène V. Enfin, Marivaux le dote d’une réelle sensibilité. Elle va se manifester, par exemple, en présence d’Euphrosine dans la scène VIII, ou quand il rend à Iphicrate son habit de maître.

MAÎTRE ET SERVITEUR : UNE RELATION AMBIGUË 

Là où le théâtre antique, par exemple chez Aristophane en Grèce, ou chez Plaute et Térence à Rome, nous montre des esclaves qui, malgré des moments d’insolence, restent soumis aux maîtres, dès l’époque classique les serviteurs gagnent en indépendance. Ils s’imposent souvent, par exemple chez Molière, à leur maître par leur ruse, tel Scapin, et soutiennent les amours des jeunes gens en conduisant parfois l’intrigue. Quelquefois même, ils tentent de lutter contre les défauts de leurs maîtres, telles Dorine dans Le Tartuffe, ou Toinette dans Le Malade imaginaire.

L'inversion des rôles

Mais chez Marivaux, leur rôle va plus loin, puisque l’inversion des rôles leur permet de priver leur maître de la parole, et de dévoiler la vérité de ces derniers

Ainsi, dès la première scène, Arlequin, conscient de l’impunité sur cette île, met en valeur, par son indifférence aux plaintes d’Iphicrate, une relation déjà inversée par sa nature même, quand, en réponse, son maître déclare, à propos de ses « gens » : « Mais c’est que j’ai besoin d’eux, moi. » Il en a « besoin » pour son confort quotidien, pour assurer son existence matérielle. Mais n’en a-t-il pas « besoin » aussi pour être rassuré sur son statut de maître ? Marivaux touche là à ce que développera, en 1807, Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit, une des étapes que pose le philosophe dans sa dialectique du maître et de l’esclave, la dépendance du maître par rapport à son serviteur, le fait que ce sont ses serviteurs qui le font exister en tant que maître.

La tirade qui suit, dans lequel Arlequin renvoie sa servitude au passé, rejette ainsi clairement le blâme sur son maître, qu’à son tour il tutoie familièrement, dans un présent qui affirme sa liberté de parole retrouvée : « Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave; tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice ».  

 Arlequin, "L'Ile des esclaves" de Marivaux, 1725

Le conflit ouvert

L’ultime étape est la critique du maître, dans la scène V, mais, chez Arlequin, elle reste modérée, et rapide en une courte tirade. Alors que le nom même d'Iphicrate, étymologiquement "celui qui exerce le pouvoir par la force", aurait pu pousser Arlequin à une violente dénonciation de la violence exercée sur lui par son maître, face à Trivelin, sa critique porte, non pas tant sur la relation entre son maître et lui, mais sur le caractère même d’Iphicrate, défini par deux mots « extravagance et misère ». Il en fait un écervelé, image traditionnelle des jeunes hommes dans les comédies, déjà chez Molière : « Étourdi par nature, étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela; un dissipe-tout ; vilain quand il faut être libéral, libéral quand il faut être vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'être sage, glorieux d'être fou ; un petit brin moqueur des bonnes gens; un petit brin hâbleur : avec tout plein de maîtresses qu'il ne connaît pas; voilà mon homme. »

Cependant, l’expression dans ce portrait est notable car voilà que, soudain, Arlequin est capable d’un élan oratoire, inhabituel dans le reste de la pièce, jouant très habilement sur les parallélismes et les antithèses. Le serviteur prend donc ici doublement sa revanche, d’une part en réduisant son maître au silence par une parole structurée, élaborée, d’autre part en brisant le code qui veut que seul le maître ait le droit de juger son serviteur.

Cependant, à quoi conduit ce conflit ? Remet-il en cause le statut du maître ?

Une séduction parodique : Nicolas Lancret, Les Comédiens-Italiens (détail)

Une séduction parodique : Nicolas Lancret, Les Comédiens-Italiens (détail)

L'impossible inversion

La scène où Arlequin et Cléanthis parodient une scène de séduction amoureuse apporte une réponse claire : même quand il s’y essaie, le serviteur ne peut s’élever. Dès qu’Arlequin tente d’imiter le langage précieux du discours amoureux des maîtres, il devient grotesque, ce que soulignent la persistance de son vocabulaire grossier, les didascalies, et ses éclats de rire, par exemple  dans sa réplique « Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ?(À ce mot, il saute de joie.) Oh ! oh ! oh! oh ! ». Son propre commentaire le confirme : « ARLEQUIN, riant à genoux.−  Ah! ah ! ah ! que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages. » Marivaux résout donc le conflit en confortant son public, c’est-à-dire les maîtres, sur leur statut.

C’est à une impossible révolte que nous assistons ici. Arlequin ne parvient d’ailleurs pas à transgresser le code non écrit, qui interdit à un serviteur de courtiser une « dame », qui lui défend, comme le lui rappelle Euphrosine, de ne pas avoir « d’égard au rang [qu’elle] tenai[t] dans le monde, à [s]a naissance, à [s]on éducation ». La pression des normes sociales l’emporte sur la volonté de puissance du serviteur : Arlequin est alors réduit au silence, qui annonce son échec dans la scène suivante.

Le triomphe de la hiérarchie sociale

Il suffit, en effet, au maître d’effacer l’oppression en légitimant la relation qui l’unit à son serviteur : « Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien y est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi. » La didascalie « pleurant » fait basculer le conflit. L’échange de reproches qui suit reste bref, est dénué de réelle violence, et la scène IX se conclut par un pardon réciproque, qui fait ressortir « l’âme sensible » de part et d’autre.

 

IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin. −  Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.

ARLEQUIN. −  Ne dites donc point comme cela, mon cher patron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute. »

L’échange de costumes remet chacun dans son statut social d’origine, avec le seul espoir que le maître ait définitivement admis que tout homme, même un serviteur, mérite qu’on reconnaisse sa dignité. Il faut se rappeler qu'à l'époque de Marivaux, il y a encore des théâtres, telle la Comédie-Française, où les valets, laquais, servantes... ne sont pas admis. Arlequin les a donc, pour le temps d'un spectacle, représentés ;  il a fait résonner sur scène leur parole, mais sans réellement inquiéter les maîtres sur leur statut, justifié dès le moment où c'est le cœur qui parle. 

Les personnages féminins 

Les femmes

Pour lire la pièce

Euphrosine, la maîtresse, et Cléanthis, sa servante n'entrent en scène qu'après le couple formé par Iphicrate et Arlequin, et avec seulement deux brèves répliques de Cléanthis, Euphrosine restant muette. Une des répliques de celle-ci dans la scène III, « Je ne sais où j'en suis », pourrait résumer son attitude dans toute la pièce : elle laisse la servante prendre l'avantage et mener le jeu. 

LE PERSONNAGE DE CLÉANTHIS 

La maîtresse et sa suivante : à la toilette

Sa fonction sociale

Par le prénom qu’il lui attribue, composé du grec « kléos », la gloire, et « anthos », la fleur, très mélioratif, Marivaux valorise son personnage, dont le rôle est davantage celui d’une « suivante », terme d’ailleurs employé dans la scène VI, que d’une simple servante. Elle est, en effet, attachée au service de sa maîtresse, qu’elle escorte dans toutes les situations de son existence, soumise à ses ordres : « Faites cela, je le veux : taisez-vous, sotte… » Mais elle aussi supporte des insultes : « J’en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et cœtera. » Cléanthis, imitant de discours d’Euphrosine, apporte la preuve de son statut inférieur de suivante, dans la scène IV : « Voyons qui est-ce qui décidera ? Ne suis-je pas la maîtresse une fois ? »

Cependant, par son service qui lui fait partager la vie élégante de sa maîtresse, elle se montre bien plus raffinée qu’Arlequin par son langage, plus capable que lui par exemple de parodier le langage précieux des maîtres dans la scène VI, plus violente et plus précise que lui aussi dans ses critiques.

Marivaux, L'Île des esclaves, 1725

Sa fonction dans la pièce

En apparence, Cléanthis a le même rôle dans la comédie qu’Arlequin, celui d’abord que leur accorde Trivelin : faire chacun le portrait des maîtres. Cependant, la place de Cléanthis s’affirme immédiatement plus importante car deux scènes sont consacrées à ce portrait, la scène III, où la satire est longuement développée, et la scène IV, qui doit amener Euphrosine à accepter de se reconnaître dans ce portrait.

Son importance se renforce dans la scène VI, car c’est elle qui mène le jeu, comme le signale l’emploi continu de l’impératif pour mettre en scène la parodie amoureuse : « Soupirez pour moi; poursuivez mon cœur, prenez-le si vous le pouvez, je ne vous en empêche pas; c'est à vous de faire vos diligences; me voilà, je vous attends; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres; allons-y poliment, et comme le grand monde. »

Au moment du dénouement, nous retrouvons une symétrie entre les scènes IX, où Arlequin rend  son habit à Iphicrate, et X, où Cléanthis rend le sien à Euphrosine. Cependant, là encore une différence ressort de la comparaison des prises de parole : Cléanthis revient bien moins volontiers à son statut initial qu’Arlequin ne l’a fait.

LA RELATION ENTRE MAÎTRESSE ET SERVANTE 

L'ambiguïté de l'inversion des rôles

Même si Cléanthis est présente dans la scène II, donc découvre comme Arlequin l’inversion des rôles et son but, il faut attendre la scène III pour la voir exercer son nouveau pouvoir.

Cependant la présence de Trivelin médiatise ce face à face. À plusieurs reprises, il intervient pour calmer Cléanthis, devenue Euphrosine : « Modérez-vous, Euphrosine. », « Doucement, point de vengeance. » Mais cet appel au calme révolte la servante, qui manifeste clairement son intention de prendre sa revanche : « Que voulez-vous que je vous dise ? quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous ! Quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela. » Et, même alors que Trivelin la renvoie, pour rester seul avec Euphrosine, Cléanthis lance encore trois exemples du caractère d’Euphrosine, comme si elle ne pouvait pas s’arrêter dans sa liberté de parole reconquise. Elle annonce même : « tantôt nous reprendrons le discours ».

Comment expliquer cette différence avec l’attitude d’Arlequin ? Une raison est suggérée à partir d’une protestation de Cléanthis : « car je suis femme autant qu’elle, moi ». Vu aussi les exemples donnés, la séduction physique, le vêtement, le « cavalier » à séduire, la rivalité entre les deux femmes dépasse l’écart des conditions sociales pour toucher à la nature même de chacune, à cette féminité dont Cléanthis se trouve exclue : elle n’est vue que comme une servante, jamais comme une femme. Notons d’ailleurs que, si une scène est accordée à Arlequin pour entreprendre de faire la cour à Euphrosine, Marivaux n’envisage pas de scène symétrique entre Arlequin et Cléanthis, sans doute pour ne pas aller au-delà des lois de bienséance et des codes sociaux du XVIIIème siècle - et même si tout cela n'est qu'une "comédie". Pourtant, Cléanthis en lance l'idée : « mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre ; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il à dire à cela ? J'ai même un visage de condition ; tout le monde me l'a dit. » Cette réplique met bien en évidence, par la formule qui lie « dame et maîtresse », et par l’allusion à son « visage de condition », cette négation de sa féminité qui redouble la rancœur de Cléanthis.

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Le conflit ouvert

L’ultime étape est le portrait critique de la maîtresse, longuement développé dans la scène III, en présence d’Euphrosine et malgré les plaintes de celle-ci, à partir d’une définition initiale : « vaine, minaudière et coquette ». Rappelons que le prénom de celle-ci, signifiant la « joie » renvoie à l’une des trois Grâces de la mythologie grecque, déesses symbolisant la beauté et la plénitude de la vie. Un prénom antithétique à ce qu’elle éprouve dans la pièce, mais que son mode de vie, rapporté par Cléanthis, illustre bien. Elle multiplie les exemples, renforcés par l’imitation des discours directs de sa maîtresse. Son ton est rendu violent par le recours aux modalités expressives, injonctive, exclamative, interrogative. Cette violence est confirmée par la conclusion d’Euphrosine, au début de la scène IV, « Vous êtes des barbares », et elle multiplie les réticences avant d’admettre la véracité de ce portrait. Cependant, nous noterons que Trivelin oblige Cléanthis à sortir pour qu’Euphrosine reconnaisse, dans la scène IV, ses torts en sa seule présence. Une façon donc de lui épargner une honte supplémentaire…

Statue d’Euphrosyne, déesse de la Joie, de la Gaieté et de la Réjouissance. Achilleion Palace, Corfour

Une parodie de séduction : mise en scène de Gerold Schumann, Théâtre "Les 2 bureaux"

Enfin, là où la scène VI, de parodie amoureuse, est pour Arlequin un jeu, Cléanthis, elle, lui accorde bien plus d’importance, ce qui confirme l’idée que la rivalité porte, pour elle, à la fois sur le statut social et sur la féminité. C’est elle, en effet, qui ouvre cette scène, en interpellant d’emblée Arlequin par son nouveau statut : « Seigneur Iphicrate ». Là où Arlequin lance une idée, traditionnelle dans la comédie, une scène d’amour entre deux valet et suivante, « Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage », c’est aussi elle qui impose la mise en abyme, en donnant ses instructions pour parodier les maîtres : « Allons, procédons noblement, n’épargnez ni compliments ni révérences. » 

Une parodie de séduction : mise en scène de Gerold Schumann, Théâtre "Les 2 bureaux"

Notons aussi que, quand Arlequin lui demande « Garderons-nous nos gens ? », la réponse interrogative de Cléanthis, « pouvons-nous être sans eux ? », rappelle l’idée exprimée par Arlequin dans la scène d’exposition : le fait que ce sont ses serviteurs qui les font exister en tant que maîtres.

L'issue du conflit

Quand Cléanthis revient sur scène, dans la scène X, sa première réplique révèle sa violence. Tandis qu’« Euphrosine pleure », elle lui lance, en effet : « Laissez-moi, je n’ai que faire de vous entendre gémir. » Elle proteste aussi, en voyant Arlequin aux pieds d’Iphicrate : « Mais enfin notre projet ? » Enfin, c’est à elle que Marivaux confie l’expression la plus critique de toute la pièce, une longue tirade, sur un ton violent, et qui généralise la dénonciation à « Messieurs les honnêtes gens du monde », c’est-à-dire à tous les privilégiés par leur naissance ou par leur fortune. Même au moment où elle accorde son pardon, « je veux bien oublier tout ; faites comme vous voudrez. Si vous m’avez fait souffrir, tant pis pour vous », cet élan envers sa maîtresse maintient une réticence, et son hypothèse peut laisser supposer qu’elle n’a pas entièrement confiance en ce changement de sa maîtresse : « voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m’en faites encore, ce ne sera pas ma faute. »

LE PORTRAIT DE TRIVELIN

Trivelin

Le rôle de Trivelin 

Pour lire la pièce

Son statut social

Comme le révèle son nom, emprunté lui aussi à la commedia dell’arte, il est le fils d’un de ces esclaves qui, comme il l’explique dans la scène II, « irrités contre leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s’établir ici dans le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus de leurs patrons ». Mais Marivaux ne reprend pas son rôle de zanni, bien au contraire : il en fait, comme le révèle l’emploi du « nous », le représentant de la « loi » de l’île, promulguée « vingt ans après ». Il donne des ordres aux « insulaires », et précise sa fonction : « ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci ». Il s’est donc établi dans cette île une forme de république, dont il serait alors le premier magistrat. Il est donc immédiatement investi d’une forme de sagesse, et c’est lui qui explique la loi de l’île :

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Le personnage de Trivelin, dans une mise en scène de la chaîne italienne Rai Due

nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensible aux maux qu’on y éprouve : nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos concitoyennes. 

Son caractère

Loin de ressembler au Trivelin de la commedia dell’arte, il est l’image même de l’autorité, et conserve son calme en toute circonstance, sans hésiter cependant à répliquer avec sévérité à la révolte des maîtres : « Il a bien été le vôtre », riposte-t-il à Iphicrate, qui s’indigne d’être l’esclave « de ce misérable » qu’est, à ses yeux, Arlequin. De même, quand Euphrosine proteste contre les discours de Cléanthis, il rétorque : « Souffrez-les, Madame, c’est le fruit de vos œuvres. » Cependant, son attitude dans la scène V montre que cette dureté n’est qu’apparente, nécessaire pour « corriger » les maîtres, mais qu’au fond il a une réelle sensibilité, se montrant capable d’attendrissement devant la joie d’Arlequin, par exemple dans une des rares répliques où il utilise je « je » et non plus le « nous » de sa fonction : « Vous me réjouissez moi-même ». Dans la scène finale, d’ailleurs, il partage les élans du cœur qu’ont manifestés les deux couples : « Embrassez-moi aussi, mes enfants. »

SA FONCTION DRAMATIQUE 

Un metteur en scène

Si l’on construit un schéma actanciel, Trivelin est placé en son centre, en fonction de sujet, car c’est lui qui va diriger l’action. Il est le metteur en scène de la « comédie » qui va se jouer dans l’île.

Il est, en effet, celui qui impose le changement des rôles, dès son premier geste, signalé dans la didascalie : « Il prend l’épée d’Iphicrate et la donne à Arlequin. » Il en explicite les raisons, en posant la « loi » de l’île (le destinateur), et son objectif : « vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie » (le destinataire).

Marivaux, "LÎle des esclaves" : le schéma actanciel

Dans son rôle de metteur en scène, il organise donc les épreuves imposées aux maîtres, comme le prouvent ses injonctions à Cléanthis dans la scène III : « Venons maintenant à l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. »

Le rythme de l'action

En tant que metteur en scène, il rythme alors la pièce des scènes III à V, en donnant aux personnages l’impulsion qui leur permettra ensuite de prendre seuls l’initiative des scènes VI à VIII, où tout se joue sur le thème de la séduction amoureuse, d’abord parodiée, puis mise en œuvre entre Euphrosine et Arlequin, dont l’échec conduit au double dénouement.

L’île des esclaves, scène III : mise en scène d’Axel Joucla

C’est donc lui qui rythme la scène III, en obligeant à plusieurs reprises Euphrosine à accepter l’épreuve : « Attendez donc, ce n’est qu’un début. », « Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le reste. . Parallèlement, il contrôle la revanche prise par Cléanthis, incitée à se modérer : « En voilà donc assez pour à présent », « Mais je vous ai priée de nous laisser. » Après le départ de Cléanthis, il poursuit son rôle dans la scène IV, en insistant, par ses brèves répliques interrogatives, pour que Cléanthis reconnaisse la vérité du portrait fait par Cléanthis. Ce même procédé se reproduit dans la scène V avec Arlequin et Iphicrate, mais conduit plus rapidement à la conclusion de Trivelin : « Vous avez fort bien fait, vous n’y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientôt de nos nouvelles. »

L’île des esclaves, scène III : mise en scène d’Axel Joucla

LE PORTE-PAROLE DE MARIVAUX 

La critique des maîtres

Si ce sont les serviteurs qui se chargent de la dénonciation de leurs maîtres, c’est Trivelin qui corrobore cette critique. Elle n’est alors plus seulement le fait des serviteurs, de statut inférieur, mais se trouve cautionnée par un représentant de la « loi », raisonnable.

        La première dénonciation qu’il prend lui-même en charge vise la violence d’Iphicrate, d’abord physique, puis verbale, en généralisant la critique à tous les maîtres : « Je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. » C’est pourquoi il appelle aussi Arlequin, devenu maître, à ne pas adopter un comportement semblable : « n'oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu'il était auprès de vous ». Il résume ensuite les défauts des maîtres : « durs, injustes, superbes ».

L’île des esclaves, scène II : mise en scène d’Axel Joucla

L’île des esclaves, scène II : mise en scène d’Axel Joucla

        C’est précisément cet orgueil dont il va, dans la suite de la pièce, soutenir la dénonciation, par exemple quand il rappelle à Euphrosine ses défauts, avant même que Cléanthis ne les mette en scène : « vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et […] par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils. » Là encore, la généralisation du défaut est suggérée. C’est lui aussi qui pose les trois caractéristiques du portrait, « Vaine, minaudière et coquette », comme s’il était sûr qu’elles lui correspondent. Ses répliques, ponctuant le portrait de Cléanthis, sont autant d’approbation : « Elle développe assez bien cela », « Courage, Madame, profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle », « En vérité, elle a raison ».

Mais son bilan sur Cléanthis, à la fin de la scène IV, souligne moins les abus et les injustices, que le ridicule d’un tel comportement : « Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n’est-ce pas ? ». Pour Iphicrate, c’est également cet aspect qui ressort de la critique : à la question d’Iphicrate, « Voulez-vous que je m’avoue un ridicule ? », Trivelin rétorque « Qu’importe, quand on l’a été ? »

Au fronton du théâtre, la devise de la troupe de la Comédie-Italienne, en 1689

Au fronton du théâtre, la devise de la troupe de la Comédie-Italienne, en 1689

Il convient de ne pas oublier que Marivaux ne prétend pas changer l’ordre social, qu’il ne remet pas en cause la hiérarchie de son époque, mais fait avant tout œuvre de moraliste, reprenant le précepte latin : « castigat ridendo mores ». La comédie châtie les mœurs par le rire, elle exerce la fonction de « catharsis », de purgation des passions, accordée par Aristote à la tragédie. La différence entre Marivaux et Molière, est que chez Molière, ces « mœurs » à corriger ne touchaient pas à l’ordre social lui-même, il s’agissait de dérèglements individuels, l’orgueil du « bourgeois gentilhomme », la crédulité d’Orgon face au faux dévot, Tartuffe, la misanthropie excessive d’Alceste, l’avarice d’Harpagon…

Bien sûr, ces passions coupables pesaient sur leur famille, mais l’insolence parfois de leurs serviteurs ne remettait pas vraiment en cause leur statut de « maître ». Marivaux, lui, va plus loin par cette inversion des rôles, il lui faut donc, pour atténuer sa dénonciation, maintenir le rire devant, comme le dit Arlequin, l’« extravagance » des maîtres. 

La leçon de la pièce

En autorisant les serviteurs à prendre la parole, et en les amenant à mettre en valeur la vanité du paraître, Marivaux leur permet d’exprimer leur propre vérité. Or,  cette vérité, recherchée par la loi de l’île, est celle du cœur : « nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensible aux maux qu’on y éprouve. » À plusieurs reprises d’ailleurs, dans son dialogue avec Cléanthis ou Arlequin, Trivelin fait appel à leur « bonté », et insiste sur ses « bonnes intentions ». Marivaux est un homme du XVIIIème siècle, où s’affirme, parallèlement à la raison, l’idée que la vérité est aussi perçue par « l’âme sensible » : « on espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon cœur d'une infinité d'attentions plus louables. » Cette réplique sous-entend qu’au fond de chaque être se trouve un « bon cœur » qui, s’il est touché, permet aux puissants d’être « généreux » en respectant la dignité des inférieurs. De même, il constate devant Arlequin : « je vois bien que vous n’être point méchant. » C’est ce bon cœur qui explique qu’il puisse, dans la scène VIII où il entreprend la conquête d’Euphrosine, être ému par les supplications de celle-ci, par le « désespoir » qu’elle exprime.

Le dénouement illustre ainsi le triomphe du cœur, Arlequin affirmant sa volonté de rivaliser en générosité avec son maître : « va, je dois avoir le cœur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. […] je te garderai comme mon ami ; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurai point le courage d'être heureux à tes dépens. » Cléanthis, à son tour, rappelle l’importance de cette valeur alors même qu’elle se lance dans un violent réquisitoire contre les puissants : pour « pardonner », « il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ». Elle place, en premier dans cette énumération, le « cœur », et c’est aussi ce sur quoi insiste Arlequin pour la pousser au pardon : « quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. » 

L’île des esclaves, scène X : mise en scène de Benjamin Jungers

L’île des esclaves, scène X : mise en scène de Benjamin Jungers

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L’île des esclaves, scène X : mise en scène d'Axel Joucla

Marivaux accorde à Trivelin le soin de tirer la leçon de la pièce, en rendant hommage, dans la dernière réplique à cette puissance du « cœur » : « Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris ; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous ». Comment comprendre cette dernière phrase ? Marivaux ne remet, en fait, pas en cause « la différence des conditions », en lui donnant comme source « les dieux », c’est-à-dire, si nous transposons dans la réalité du XVIIIème siècle, l’ordre divin, au même titre que la monarchie absolue est dite « de droit divin ».

Mais, en en faisant une « épreuve », n’invite-t-il pas son public à se rappeler que la vie terrestre est un passage qui conduit à un jugement ultime lors de la mort ? En donnant la priorité au « cœur », après Pascal et Malebranche, Marivaux se rapproche des moralistes chrétiens, à cette différence près qu’il admet qu’une fois acceptés ce primat de la « nature », cette vérité du « cœur » à laquelle tous les hommes peuvent accéder, il est alors possible de mener sur terre une vie paisible et harmonieuse : « l’esprit peut encore se réconcilier avec Dieu par le moyen du cœur », écrit-il dans Le Cabinet du philosophe

Le comique dans L’Île des esclaves 

Le comique

Pour provoquer le rire, Marivaux dispose d’un double héritage.

        Il hérite de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque. D’un côté, il y a Plaute, qui, après Aristophane,  privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois.  De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

        Il hérite aussi de ses prédécesseurs, au premier rang desquels Molière qui unit ce double héritage, et l’enrichit par sa collaboration avec les Comédiens italiens qui mettent en scène la commedia dell’arte. Il parvient ainsi à toucher aussi bien le public populaire, celui du « parterre », que les spectateurs plus raffinés, même si certains se montrent  choqués par des effets comiques jugés de « bas niveau ». Mais surtout il s’agit pour lui de critiquer les mœurs de ceux qui ne sont guidés que par une obsession, qu’il ridiculise à plaisir, et de dénoncer certains abus de la société de son temps. 

Au XVIIIème siècle, les auteurs de comédies ont donc, par rapport à Molière, un héritage pesant, car comment dépasser tant de richesse comique, comment inventer des personnages originaux, et surtout une nouvelle comédie ? Regnard, avec Le Légataire universel, en 1708, ou Lesage avec Turcaret, en 1709, se sont lancés dans cette entreprise, en mettant en évidence l’évolution sociale de leur temps. Marivaux s’inscrit dans cette même volonté, en tentant de concilier réflexion morale et comique.

Pour voir la pièce dans la mise en scène par Jean-Pierre Drouin

LE COMIQUE DE GESTES 

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Le rôle des didascalies

Dès la scène d’exposition de L’Île des esclaves, le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, explicitement signalés dans les didascalies, se reconnaît immédiatement. Héritage de la commedia dell'arte, il se manifeste à travers le jeu bouffon d’Arlequin, qui « siffle » ou « chante », répond en « sautant de joie » ou « en badinant » : il se crée ainsi un décalage entre sa joie d’être dans cette île qui lui promet la liberté et la douleur exprimée par son maître.

Dans sa parodie amoureuse avec Cléanthis, à la scène VI, ce comportement se retrouve, « il saute de joie », « riant à genoux », au point qu’il s’attire les reproches de Cléanthis, car ces réactions comiques brisent le sérieux de la mise en abyme souhaitée : « Vous défigurez notre conversation », « Oh ! vous riez, vous gâtez tout. »

L’arrivée sur l’île : mise en scène de Mickaël Soleirol

Le jeu des acteurs

Il faut aussi que le lecteur imagine les gestes, les mouvements, les mimiques nés du texte, et que l'acteur, guidé éventuellement par son metteur en scène, va créer librement. C'est notamment le cas pour les deux protagonistes, dont les réactions peuvent devenir comiques en les outrant. Les réticences d’Arlequin à obéir aux ordres de son maître, par exemple quand il lui répond « J’ai les jambes si engourdies », peuvent se traduire par un jeu de scène exagéré de l’acteur. Autre exemple, les réactions indignées d’Euphrosine, forcée d’entendre le portrait que sa suivante fait d’elle dans la scène III, peuvent s’accompagner de mimiques expressives. De même, la tentative de séduction d’Euphrosine par Arlequin, alors qu'il s’extasie, « Quelles mains ravissantes ! les jolies petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon petit cœur en ferait bien son profit. », peut être rendue comique par la réaction horrifiée de celle-ci.

La mimique indignée d'Euphrosine, face à Arlequin

La mimique indignée d'Euphrosine, face à Arlequin

LE COMIQUE DE MOTS 

Le décalage

Comme Molière, Marivaux confie aux serviteurs le comique de mots, mais sans jouer sur les accents, les patois, les fautes de langue, ni même la répétition, comme le fait son prédécesseur… Chez lui, c’est le contexte qui rend le langage comique, par le décalage qui se crée entre lui et l’expression. Par exemple, alors que son  maître lui exprime sa peur d’être dans cette île, où « l’habitude » est « de tuer tous les maîtres », la riposte d’Arlequin, « Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure », fait sourire par sa désinvolture. De même, alors qu’Iphicrate accentue sa déploration au début de la scène IX, « je succombe, je me meurs », la réplique d’Arlequin, « Écoute, je te défends de mourir par malice ; par maladie, passe, je te le permets », constitue une plaisante pirouette.

La parodie

De la même façon, le jeu de Cléanthis dans la scène III, repose sur le comique de mots aussi bien quand elle décrit sa maîtresse que quand elle reproduit ses phrases, par exemple avec « ce cavalier si bien fait » :

Cléanthis imitant Euphrosine : mise en scène de Jean-Pierre Drouin

vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. « Cette femme-là est aimable, disiez-vous : elle a les yeux petits, mais très doux.»; et là-dessus, vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son cœur. « A moi ? lui dîtes-vous. - Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. - Continuez, folâtre, continuez », dîtes-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit, il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration : et c'était là les gants que vous demandiez.   

Cléanthis imitant Euphrosine : mise en scène de Jean-Pierre Drouin

N’oublions pas le marivaudage, terme qui caractérise cette élégance subtile du langage mise au service de la séduction amoureuse, qui devient comique quand il est imité par les serviteurs. Le jeu sur le terme « tendre », par exemple, au début de la scène VI, devient une ridicule préciosité :

CLÉANTHIS. −  Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre.

ARLEQUIN. −  Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.

CLÉANTHIS. −  Comment ! Vous lui ressemblez ?

ARLEQUIN. −  Eh palsambleu ! le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve en tête à tête avec vos grâces ?

Même Cléanthis, plus fine dans son imitation, est comique dans sa parodie de fausse colère face à une déclaration amoureuse, qui en accumule tous les poncifs : « Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaires; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange. »

LE COMIQUE DE CARACTÈRE 

Molière a déjà exploité le comique de caractères au point d’avoir épuisé probablement tous les personnages types susceptibles de faire rire le public de la fin du siècle, et surtout les nouveaux bourgeois qui constituent la classe sociale émergente la plus puissante d’un point de vue économique. Que reste-t-il à Marivaux ? Non plus la critique des passions collectives, mais une dénonciation plus générale qui fait des caractères une illustration des dysfonctionnements dans les rapports sociaux.

Le comique de caractère naît toujours d'un décalage par rapport à la norme sociale. Dans L’Île des esclaves, cette norme, oubliée par Iphicrate et Cléanthis, c’est le code de « l’honnête homme », idéal du XVIIème siècle qui n’a fait que se développer encore davantage dans les salons du  XVIIIème siècle. Explicité dans des œuvres  comme L'Honnête homme ou l'art de plaire (1630) de Nicolas Fouet ou Discours sur la vraie honnêteté (1671-1677) du chevalier de Méré, cet idéal propose le modèle social et culturel qui permettra de s'intégrer au mieux dans "le monde", c'est-à-dire dans une société d'élite. Cultivant l'art de plaire dans cette société, « l’honnête homme » - ou femme, selon le rôle que le XVIII°siècle accorde à celle-ci - doit savoir conserver, dans tous les domaines, la mesure et l'équilibre, ce qui implique de combiner harmonieusement trois sortes de qualités, celles du corps, de l’esprit, et de l’âme. L'« l’honnête homme » fuit donc tout excès, dans une recherche permanente d'élégance et de retenue, en mettant un frein à l’amour-propre qui peut conduire aux pires abus. Voici, à ce propos ce que déclare, dans son Discours sur la vraie honnêteté, au chapitre « Des Agréments », le chevalier de Méré :

Ce qui fait le plus souvent qu'on déplaît, c'est qu'on cherche à plaire et qu'on en prend le contre-pied. Cette remarque est vraie en toutes les choses du monde; car ce dessein de plaire et je ne sais quelle curiosité qui tend à cela, mais qui n'en connaît pas les moyens, est pour l'ordinaire ce qui choque le plus. Dire de bons mots qui ne sont pas bons, user de belles façons de parler qui ne sont pas belles, faire de mauvaises railleries, se parer de faux ornements et s'ajuster de mauvaise grâce, on voit bien que cela ne tend qu'à divertir ou à se rendre agréable: c'est la plus sûre voie pour se faire moquer de soi. Le meilleur avis qu'on puisse prendre, c'est de ne rechercher que ce qu'on est assuré qui sied bien. Encore ne faut-il pas qu'il y paraisse d'affectation.liez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. 

À la différence de Molière, Marivaux procède en biaisant, faisant porter sa satire par la parole des serviteurs. Ainsi, il ne nous montre pas Iphicrate, son personnage, agissant entre « extravagance et misère », tel que le dépeint Arlequin dans la scène V, et Euphrosine, elle, ne manifeste pas sur scène ses défauts. Mais l'emportement excessif, et les abus d'Iphicrate, entorses au code social, sont clairement suggérés dans les critiques d'Arlequin. Et de semblables entorses ne sont-elles pas précisément les éléments du portrait critique que Cléanthis fait d’elle ? « Cherche[r] à plaire » à tout prix, c’est ce que souligne sa parodie :

Le portrait critique d'Euphrosine : mise en scène de Jean-Pierre Drouin

Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? « Ah ! qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite ! que je suis mal bâtie ! » Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant, il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser du visage de Madame ? on croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. « Comment vous portez-vous, Madame ? - Très mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'œil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. » Et cela veut dire : « Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi.

Le portrait critique d'Euphrosine : mise en scène de Jean-Pierre Drouin

LE COMIQUE DE SITUATION 

L'inversion des rôles : la revanche de Cléanthis

Le comique de situation est la base même de l’intrigue de la pièce, là encore par le décalage par rapport à la norme sociale que produit obligatoirement l’inversion des rôles dans la pièce, imaginé par Marivaux. Ce décalage met en valeur, ici le « ridicule » des maîtres, les rend « risibles », termes employés par Trivelin, dont le jugement illustre le rire attendu du public. Iphicrate est comique, quand il se voit contraint, par la « loi » de l’île, de se contenir devant Arlequin, ce que souligne son aparté dans la scène I : « Le coquin abuse de ma situation : j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. » Son indignation  ressort par ses insultes, « Maraud ! », « ce misérable », ou son cri de rage, « qu’on m’accorde encore un bâton », mais tout cela fait rire car la réalité lui impose l’impuissance.

L'inversion des rôles : la revanche de Cléanthis

Le temps de la comédie, la réalité est niée, la nature est libérée, tout devient possible, même faire apporter des « fauteuils » aux serviteurs par le maître Iphicrate, inversion soulignée par la réplique de celui-ci : « Peux-tu m’employer à cela ? »

Le comique ne cesse que quand la transgression devient inacceptable, quand Arlequin entreprend de séduire Euphrosine, ce que traduit sa dernière réplique : « J’ai perdu la parole. »

CONCLUSION

Marivaux ne privilégie pas la farce, même s’il en reprend quelques procédés. Il fait intervenir le comique au moment au moment où la tension dramatique pourrait rendre la situation des personnages pathétique, quand le conflit s'intensifie. C’est le rôle que joue, à l’apogée de la pièce, la scène VI, qui met en scène une mise en abyme ridicule, ou l’explosion de tendresse qui fait sourire quand, après tant de critiques, Arlequin, puis Cléanthis, mettent fin à l’échange des conditions en rendant à leurs maîtres leur costume. Faire rire est donc le moyen de créer un mouvement de bascule, en ramenant le public vers ce qui n'est, après tout, que du théâtre, fiction, illusion...

Pour illustrer différentes mises en scène

Bande-annonce : mise en scène de Paulo Correia

Il enrichit ainsi la comédie, tout en donnant aux metteurs en scène une totale liberté d'interprétation. Certains choisiront d'accentuer le place du comique, comme le fait Giorgio Strehler avec la troupe du Piccolo Teatro de Milan qui joue à l’Odéon en 1995 : 

Le public français, habitué aux finesses verbales de Marivaux, peut s'attendre à un choc, pas seulement parce que le spectacle est en italien: Strehler tire résolument l'auteur vers les tréteaux de la foire. Répliques tronquées ou carrément réécrites, masques, lazzi et cabrioles, c'est du Marivaux buffo, jusque dans les personnages renommés pour correspondre aux archétypes de la commedia dell'arte (Cléanthis, la servante, redevient ainsi Silvia, la compagne habituelle d'Arlequin.) On peut voir toute la première partie de l'Ile des esclaves comme une sorte de surenchère comico-nostalgique. 

René Solis, Libération, 6 juillet 1995

D’autres, au contraire, soulignent la dimension critique en dramatisant les épreuves subies par les maîtres, et amplifient ainsi la dimension morale de l’œuvre, tel Paulo Correia au Théâtre de Nice, en 2011.

Conclusion

Conclusion 

L’UTOPIE : UN VOYAGE 

Par l’utopie, on entre dans le « lieu de nulle part », celui du rêve, rêve de liberté pour les esclaves qui devient une prison et un cauchemar pour les maîtres. C’est par le théâtre, son décor, ses costumes, ses accessoires, par la parole sur scène, que le rêve peut se concrétiser, s’accomplir le temps du spectacle : le théâtre est hors du réel, tous les possibles peuvent donc s’y donner libre cours.

Ainsi, dans L’Île des esclaves, le théâtre joue le moment de la crise. Il représente une mise à l’épreuve, souffrance pour les maîtres, qui doivent ôter leurs masques, joie jubilatoire pour les esclaves : ils peuvent se livrer à une sorte de « saturnale » en adoptant le masque des maîtres. Ceux qui n’étaient pas entendus peuvent alors se faire écouter, et donc accéder à la dignité humaine.

Le rêve des utopies

Le rêve des utopies

LA LEÇON DE L’UTOPIE 

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Une "catharsis"

Au fur et à mesure que l’expérience utopique se déroule, elle nettoie autour d’elle, purifie pour laisser place à la vérité. Elle intervient ici en réaction face à la société de la Régence, qui, elle-même, se dévoile comme une scène, un bal masqué où  chacun joue un rôle. 

Nicolas Lancret, La danse de la Camargo, 1729-1730. Huile sur toile, 76 x 107. Washington National Gallery of Art

Les maîtres autoritaires, vaniteux, orgueilleux ne vivent que pour se donner en spectacle et abuser de leur pouvoir. Mais ces belles apparences masquent, en fait, le vide et l’injustice. Cependant les serviteurs, qui les observent, rusés et intéressés, ont eux aussi leurs défauts.

Marivaux fait ainsi apparaître la vérité des cœurs, mais l’épreuve ne fait que confirmer les conditions sociales. Quand les valets veulent imiter le discours amoureux des maîtres, ils échouent, et, quand Arlequin veut transgresser le tabou en séduisant Euphrosine, il échoue encore. Les barrières de classe demeurent donc infranchissables : chacun ne peut aimer que dans sa condition et, contrairement à ce que fera, à la fin du siècle, Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro, il n’y a pas de réelle vengeance des serviteurs : tout n’est qu’un « jeu de rôle » éphémère. Mais chacun doit sortir du théâtre apaisé et assagi.

L'"âme sensible"

C’est l’épreuve de la souffrance, vécue, éprouvée dans sa sensibilité, qui conduit à révéler à chacun sa vérité. Marivaux témoigne ainsi de sa grande confiance dans les ressources de l’âme humaine. Pour lui – et ce sera là son opposition aux « philosophes des Lumières » – toute la « philosophie » pour se connaître ne vaut pas l’épreuve du cœur. Il considère, en effet, contre ceux qui veulent le réformer, voire l’abolir, que l’ordre de la société est celui voulu par la création, mais, s’il relève du « hasard de la naissance », il ne donne pas pour autant tous les droits aux « supérieurs » – et  surtout pas celui d’abuser de leur pouvoir – mais d’abord le devoir de respecter la dignité humaine des « inférieurs ». Il l’empêche pas non plus la fraternité des cœurs, puisque tout être peut avoir « le cœur bon » et de « la vertu ».

L’utopie mise en place dans L’Île des esclaves permet donc à Marivaux, au-delà de la comédie, de poser ce qui, pour lui, représente une loi morale, pour lui universelle, dépassant donc les statuts sociaux, historiquement contingents, comme il l'explique dans Le Spectateur français :

 

 

[C’est une loi] « telle que la raison ou Dieu même la leur présentait et leur présente toujours d’une manière uniforme. Il n’a pas été nécessaire que les hommes aient dit : Voilà comment il faut être juste et vertueux; ils ont dit seulement : Soyons justes et vertueux, et en voilà assez ; cela s’entend partout, cela n’a besoin d’explication dans aucun pays ; en quelque endroit que j’aille, je trouve dans la conscience de tous les hommes une uniformité de science sur ce chapitre-là qui convient à tout le monde. »

Explications de cinq extraits : scène 1 - scène 2 - scène 3scène 6scène 10 

Explications

Il reste donc à accorder cette loi universelle aux lois qui règlent la vie d’une société… Mais Marivaux n’est pas encore prêt, comme le seront Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot et les Encyclopédistes, à s’interroger sur le bien fondé de ces lois humaines dans la France du XVIIIème siècle. Rien de pré-révolutionnaire donc, chez Marivaux.

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