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Création en cours
Marivaux, Les Fausses Confidences, 1737
L'auteur (1688-1763): "spectateur" de son temps
Statue de Marivaux sur l'Hôtel de Ville de Paris
D’après Louis-Michel van Loo, Portrait de Marivaux réalisé en 1743. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles
Voir une biographie détaillée
Le contexte de la pièce
Le contexte politique et social
Les changements politiques
Marivaux compose l’essentiel de son œuvre sous la Régence et dans les premières années du règne de Louis XV, sacré en 1723. Surnommé « le Bien-Aimé », il suscite de grands espoirs et la politique, dirigée par le ministre Fleury, apporte la prospérité au royaume.
Après la rigueur morale de la fin du siècle de Louis XIV, due à l’influence de Madame de Maintenon, les crises économiques et les guerres, qui causent misère et famine, la mort de ce roi, en 1715, ouvre une période bien différente avec la Régence de Philippe d’Orléans, une période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours lors des "fêtes galantes". La politique menée par le ministre Dubois enrichit le pays, et l'économie prospère grâce, notamment, aux colonies et à la création de la Compagnie des Indes, en 1719. Mais la faillite de Law, après l'émission d'actions et de papier-monnaie, ruine en 1720 les nombreux spéculateurs, dont Marivaux, provoque des émeutes, et met un premier coup de frein à la prospérité.
Le bouleversement social
La noblesse héréditaire reste au sommet de la hiérarchie sociale, mais elle se coupe de plus en plus des réalités de la société. À Versailles, les courtisans vivent dans une sorte de "bulle", dans l'inconscience de la situation réelle du pays, au milieu des plaisirs et des divertissements. En province, les nobles tentent de préserver à tout prix leurs privilèges, en freinant tous les essais de réforme. Mais le pouvoir et la réelle influence appartiennent, en fait, à une nouvelle noblesse, composée de parvenus enrichis, par le commerce, parfois par la spéculation, qui ont pu s'acheter une charge et un titre, et à une riche bourgeoisie, plus cultivée souvent, et plus libérale. Les mariages se multiplient d’ailleurs entre la noblesse, désargentée parfois car les fortunes disparaissent aussi vite qu’elles ont pu se créer, et la bourgeoisie, avide de s’approprier ainsi un titre. Cela implique une modification des valeurs, l’individualisme, le droit au bonheur, s’affirmant face à l’ancienne morale aristocratique. Ces réalités sont très présentes dans l’œuvre de Marivaux, où l’argent occupe une place importante.
Nicolas Lancret, La Camargo dansant, vers 1730. Huile sur toile, 76 x 107. National Gallery of Art, Washington
Le théâtre dans la première moitié du XVIIIème siècle
Antoine Meusnier, Intérieur de la Comédie-Française en 1790, XVIIIème siècle. Aquarelle, 17,4 x 24. BnF
L'évolution du théâtre
Sous la Régence, le goût des plaisirs et l’essor économique donnent un nouvel élan au théâtre : un public très diversifié se presse, aussi bien devant les tréteaux de la foire, où de nouveaux genres font leurs débuts, tels l’opéra comique ou le vaudeville, que dans les salles officielles : l’Opéra, la Comédie-Française et le Théâtre-Italien. Mais ce théâtre de la foire rivalise tant avec la scène de la Comédie-Française que celle-ci parvient à faire interdire, en 1719, tous les spectacles forains, hormis ceux de marionnettes ou relevant du cirque.
Marivaux a donné ses pièces, en alternance aux comédiens français et italiens : par exemple, si Les Fausses Confidences sont créées par les Comédiens italiens en 1737, sa reprise par les Comédiens français en 1738 a remporté un plus grand succès que lors de sa création. Mais il est indéniable que les créations de Marivaux ont été influencées par le Théâtre italien.
Le Théâtre-Italien
Dès le début du XVIIème siècle, des troupes de comédiens italiens font découvrir au public français la commedia dell’arte, et, grâce à l’appui du roi, se produisent avec succès dans de grandes salles de théâtre, telles celle de l’Hôtel du Petit-Bourbon, partagée dès 1645 avec la troupe de Molière, du Palais-Royal, en 1660, ou de l’Hôtel de Bourgogne, dès 1680. Ils exercent alors une évidente influence sur les auteurs de comédies. Mais ils doivent quitter Paris en 1697 à la suite d’une rumeur autour d’une pièce La fausse Prude, comédie très critique envers Madame de Maintenon, qui sert de prétexte à Louis XIV pour supprimer la pension qu’il leur accordait. Cependant, cette expulsion va leur servir, car ils deviennent le symbole de l’insolence envers l’absolutisme royal, et de la liberté des mœurs. Ainsi, en 1716, le Régent rappelle à Paris une troupe d’acteurs italiens dirigée par Luigi Riccoboni.
Au début, ils vont à nouveau jouer en italien, mais, pour mieux satisfaire le public, ils trouvent rapidement des auteurs français, ce qui enrichit et affine les personnages très stéréotypés hérités de la commedia dell’arte, tels Arlequin, joué par Thomassin, ou la « seconde amoureuse », incarnée par Silvia, personnage essentiel des comédies de Marivaux, qui joue d’ailleurs Araminte dans Les Fausses Confidences. Grâce au théâtre italien, la dramaturgie française gagne en vivacité et en naturel.
Mais, en 1737, la troupe, qui n’est plus dirigée par Riccoboni, a vieilli, plusieurs acteurs l’ont quittée, Thomassin est malade – d’où le rôle réduit d’Arlequin dans Les Fausses Confidences –, Silvia a 36 ans, le statut de veuve que lui attribue Marivaux est donc plus adapté à son âge que les rôles de jeune ingénue, et, à côté de Giuseppe Balletti, autre acteur fameux, jouant Dorante, de nouveaux acteurs ont rejoint la troupe, tel Jean-François De Hesse (ou Deshayes), magistral interprète de Dubois selon les critiques de l’époque.
Nicolas Lancret, Les acteurs de la comédie italienne, XVIII° siècle. Huile sur bois, 25 x 22. Musée du Louvre, Paris
Marivaux et le siècle des "Lumières"
L'esprit des "Lumières"
Cette expression traduit d'abord la volonté de sortir la population des « ténèbres » de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissances afin d'« éclairer », notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, tels ceux de Mme Du Deffand, de Mme de Tencin ou de Mme Geoffrin, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes", puis, en 1777, du Journal de Paris, le premier quotidien. C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.
Jean-François de Troy, La Lecture de Molière dans un salon, 1728. Huile sur toile, 74 x 93. Collection particulière
L'originalité de Marivaux
Marivaux, dans ce siècle féru d’esprit critique, occupe une position à part. Il n’y a pas chez lui d’engagement social, à proprement parler, ni de remise en cause nette des statuts sociaux. Plus qu’à la raison, il fait d’ailleurs davantage appel, pour conduire ses intrigues, à « l’âme sensible » que tout homme porte en soi.
Cependant, comme ses contemporains, il cherche à dépasser les préjugés de la vie sociale et les apparences qu’elle oblige à maintenir, pour mettre à jour la vérité, les sentiments freinés par ces contraintes imposées. Que ce soient par les déguisements vestimentaires, comme dans de nombreuses comédies, ou, comme dans Les Fausses Confidences, par le déguisement de la parole, tous ces stratagèmes, qui déstabilisent les êtres, visent à révéler leur nature profonde et à la leur faire accepter en toute lucidité.
Une remarquable exposition de la BnF sur "les Lumières"
Mais le terme de « Lumières » qualifie aussi les hommes « éclairés », intellectuels, artistes, « philosophes », qui réfléchissent sur la société, en critiquent les abus et les injustices, imaginent les utopies d'un monde meilleur, et proposent des idées en faveur de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, notions fondatrices de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, proclamée en 1789.
L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'« âme sensible », dont il faut toucher l'imagination et le cœur. C'est la double orientation que révèle l'histoire des idées au XVIII° siècle, avec la poursuite du rationalisme, chez Bayle ou Fontenelle par exemple, parallèlement au sensualisme de Condillac : à la suite de l'anglais Locke, il souligne le rôle des sens dans l'accès à la connaissance.
Présentation des Fausses Confidences
Pour lire la pièce
Le titre
Lors de sa création, le 16 mars 1737, la pièce est intitulée La Fausse Confidence, elle ne prend son titre au pluriel que lors de sa reprise par les Comédiens français en juillet 1738.
Par son étymologie latine, le verbe « con-fidere », le mot « confidence » traduit l’idée de faire confiance à quelqu’un, de se fier à son honnêteté, à sa compréhension, pour décider de lui communiquer un secret, ou, à tout le moins, de lui faire part de pensées cachées aux autres. Ainsi, la confidence fait passer du non-dit au dit, le langage devenant alors le révélateur d’une vérité intérieure.
Le choix du singulier : La Fausse Confidence
Nous pouvons d’abord nous interroger sur le sens de ce titre, au singulier à l’origine… Toute l’intrigue montre l’exécution de ce que Dorante, comme le valet Dubois, nomment « notre projet », dont l’objectif est exposé dans la scène 2 de l’acte I : amener Araminte, la riche veuve dont Dorante est amoureux, à répondre à cet amour, malgré l’écart social qui les sépare. Or, ce « projet » repose sur une confidence initiale, dans la scène 14 de l’acte I, celle de Dubois qui apprend à Araminte que son nouvel intendant, Dorante, « extravague d’amour » pour elle. Mais, même si cette révélation répond tout à fait au sens du mot « confidence », pouvons-nous la considérer comme « fausse » ? Si tel était le cas, cela ferait de Dorante un homme uniquement intéressé par la fortune d’Araminte, ce que tout son comportement dans le cours de l’intrigue dément.
Marivaux, Les Fausses Confidences, mise en scène de Didier Bezace. Illustration pour l’affiche, théâtre de La Commune, 2009
En fait, la fausseté ne vient pas du contenu révélé, mais de la manière dont il est révélé, mis en scène de façon exagérée, comme un « secret », alors que Dubois et Dorante sont complices. Déjà, en se présentant devant Araminte dans la scène 13, Dubois « feint de voir Dorante avec surprise », tandis que « Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois ». Ce double comportement pique forcément la curiosité d’Araminte, que Dubois s’emploie à accentuer avant la révélation. Pour la suite de sa « confidence », rien ne permet de savoir si toute la description des transports amoureux de Dorante correspond – ou non – à la vérité. En revanche, l’introduction de « la grande brune très piquante » qui « poursuit » Dorante est, de toute évidence, un moyen de jouer sur la jalousie féminine, et l’explication qu’il donne à son renvoi de chez Dorante est manifestement « fausse », vu la relation entre eux. Il convient donc ici de parler plutôt de « demi-fausseté », liée à la parole et non au fait lui-même. Mais la dernière réplique d’Araminte est intéressante, car c’est elle, à son tour, qui place Dubois dans la position de confident : « Surtout qu’il ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton, ignore ce que tu m’as dit. Ce sont de ces choses qui ne doivent jamais percer. »
La pertinence du titre au pluriel
En revanche, les trois confidences suivantes, elles, sont véritablement « fausses », comme le prouve le stratagème élaboré par Dubois pour les rendre vraisemblables.
C’est le cas dans l’acte II pour le « portrait », qui, en raison du mystère autour de celui auquel il est destiné, crée un quiproquo entre Marton, Araminte et Le Comte, dont Dorante se réjouit : « Tout a réussi, elle prend le change à merveille. » Il révèle ainsi la fausseté de cet épisode, uniquement destiné à troubler publiquement Araminte, sans que Dubois ne paraisse intervenir.
Vient ensuite l’affaire du tableau, querelle montée de toutes pièces par Dubois, sous couvert de servir la bienséance. Il amène habilement Arlequin à se charger lui-même de la « confidence » sur l’attitude de Dorante : « je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur » (II, 10). Attitude qu’il a pris soin d’exagérer, afin de faire réagir Arlequin. De son côté, Dubois proteste avec force de sa bonne foi…
C’est enfin à l’acte III, qu’intervient la lettre, ultime stratégie pour obliger Araminte à céder : la première scène nous apprend que c’est bien une manœuvre, « fausse confidence » prétendue destinée à un ami, dans laquelle Dorante, avoue son amour, mais aussi sa volonté de quitter son emploi d’intendant pour s’« embarquer » avec lui (scène 8). À Nouveau, Dubois a pris soin de se jouer de la naïveté d’Arlequin et de Marton, afin que la lettre soit remise à Araminte sans qu’il ne soit lui-même impliqué.
Le "faux confident"
Nourrice, gouverneur, ami ou serviteur fidèle, le confident joue, depuis l’origine antique, un rôle essentiel au théâtre puisqu’en s’adressant à lui, le héros ou l’héroïne permet au spectateur de comprendre ses réactions intimes. Au théâtre, nul narrateur ne peut, en effet, intervenir pour les expliquer.
Mais Marivaux modifie profondément ce rôle, en en inversant le sens, puisque Dubois, lui, ne se contente pas d’être une oreille attentive aux « confidences » d’Araminte : c’est au contraire lui qui, par ses confidences, suscite, provoque, les réactions de celle à laquelle il les destine. « Confident » est donc un rôle qu’il s’est lui-même attribué, afin de servir l’amour de son maître, et, sans doute en espère-t-il un profit personnel. Marivaux a donc créé une « mise en abyme », une pièce de théâtre mise en scène dans laquelle le valet « confident » joue, en réalité, le premier rôle.
D’où sa colère quand il s’aperçoit qu’Araminte, à son tour, utilise une « fausse confidence » pour obliger Dorante à se déclarer : elle lui dicte une lettre au Comte, acceptant le mariage qu’il lui a offert. Il se sent alors dépossédé de ce rôle : « Ne voyez-vous pas bien qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude. » C’est donc là qu’est la « fausseté », se prétendre au service d’Araminte alors qu’il sert Dorante, et faire croire qu’il gardera le « secret » sur ce qu’elle lui révèle, alors qu’il fait tout pour que ce « secret » soit dévoilé.
La structure de la comédie
Le schéma actanciel
Il fait apparaître les ressorts qui soutiennent la structure de l’intrigue. Toute l’action s’organise autour de l’amour de Dorante pour Araminte qu’il souhaite épouser : pour la conquérir, il est entré à son service comme intendant. Mais cet objectif se heurte à de nombreux opposants, car un autre prétendant est sur les rangs, le comte Dorimont, qui a les faveurs de la mère d’Araminte, Madame Argante (elle verrait d’un bon œil sa fille devenir comtesse), de Marton, par intérêt, surtout, à l’oncle de Dorante, monsieur Remy, procureur d'Araminte : il fait tout pour qu’un mariage soit possible entre son neveu et la suivante d’Araminte, Marton, qui accueille avec joie ce projet. Mais la principale opposition vient d’Araminte elle-même, car l’écart social entre elle et Dorante fait de cet amour une véritable transgression, que son amour-propre ne peut que freiner. L’enjeu de l’intrigue est donc posé : comment à la fois supprimer ces opposants, et convaincre Araminte d’accepter ses propres sentiments ?
Mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
SITE : http://potethiquealentstics.over-blog.com/article-les-fausses-confidences
Distribution : Pierre Arditi : Dubois, A. Aubry : Arlequin, Ch. Bouillette : Monsieur Rémy, J.-Y. Chatelais : Le Comte, Anouk Grinberg : Araminte, Robert Plagnol : Dorante, I. Sadoyan : Mme Argante, M. Vialle : Marton.
C’est à cela que va s’employer l'adjuvant, Dubois, ancien valet de Dorante entré au service d’Araminte, qui affirme sa force d’action : « Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant » (I, 2). Pour réussir, il s'apppuie sur le valet Arlequin, manipulé à son insu, mais, surtout, sur le retournement de Monsieur Remy qui, dès la scène 5 de l’acte III, réagit fort mal au mépris de Madame Argante et se met à défendre son neveu, puis sur celui de Marton, qui reconnaît, à la scène 10, l’amour sincère de Dorante pour sa maîtresse et l’encourage à y répondre. Ces deux opposants devenus des adjuvants, dès le moment où Araminte, à son tour, laisse parler son cœur, la comédie peut se conclure, comme le veut la tradition, par un heureux mariage.
Le schéma dramatique
Extraits de la mise en scène de Didier Bezace
L’exposition
Elle est très rapide : dans la scène 2, le public est informé du « projet » qui unit Dubois et Dorante pour permettre à celui-ci son mariage avec Araminte.
Le nœud de l’action
En 3 temps, les scènes suivantes déterminent les relations initiales entre les personnages.
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D’abord, dans le plan de Dubois figurait un conseil à Dorante, « tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous », sans doute pour qu’elle encourage sa maîtresse à soutenir, par sympathie, le projet de Dorante. Mais l’intervention de M. Remy, qui souhaite marier son neveu à Marton, constitue un nouvel élément propre à faire avancer l’action, que Dubois saura parfaitement exploiter.
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Puis vient l’introduction de Dorante auprès d’Araminte, qui construit en même temps sa relation avec elle, avec Marton et avec Arlequin, mis à son service.
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Enfin, est posé un dernier enjeu de l’action, le procès, qui définit les opposants, autour du Comte, rival de Dorante.
Les péripéties
Préparées par Dubois, elles s’organisent autour de 3 péripéties, autant d’épreuves imposées à Araminte, qui se succèdent rapidement, deux dans l’acte II, la dernière au début de l’acte III : le portrait d’Araminte, peint par Dorante, le rapport d’Arlequin sur le tableau de celle-ci qu’il contemple, la lettre prétendument écrite par Dorante à un ami.
Dans chacune, le rôle de Dubois reste dissimulé, ce qui permet, parallèlement, ses 3 « confidences » à Araminte : elles influent sur les réactions de celle-ci, aussi bien face à Dorante que face aux différents opposants, intervenant à deux reprises.
L’élément de résolution
C’est, jointe au retournement de deux opposants, M. Remy et Marton, l’ultime confidence de Dubois, qui, en accentuant la colère d’Araminte, introduit l’élément de résolution : elle décide d’écouter ses propres sentiments. Nous reconnaissons là le gout de Marivaux pour l’analyse de la complexité de l’âme féminine.
Le dénouement
Il est annoncé dès l'exposition par l'emploi du futur de certitude, « on vous épousera, toute fière qu'on est », d'où son extrême rapidité. L'aveu d’amour d’Araminte, dans l'avant-dernière scène, détermine l’aveu par Dorante de la stratégie menée : « Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui, par le charme de l’espérance, du plaisir de vous voir, m’a, pour ainsi dire, forcé de consentir à son stratagème. » Après le pardon accordée par Araminte à Dorante, il ne reste plus que le retrait du Comte et de Mme Argante pour conclure sur un heureux mariage, confirmé par les deux dernières répliques, longtemps supprimées, depuis 1793, à la Comédie-Française, mais rétablies aujourd'hui :
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le triomphe de Dubois avait l’inconvénient de mettre l’accent sur le stratagème plus que sur la vérité du cœur :
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la phrase d’Arlequin, « Pardi ! nous nous soucions bien de ton tableau à présent ! L’original nous en fournira bien d’autres copies. », heurtait, elle, les bienséances en évoquant la relation sexuelle du couple.
Le cadre spatio-temporel
Un exemple de décor intérieur-extérieur : le rôle de paravents
Le choix du lieu
Comme dans les comédies de Molière, la didascalie initiale présente le lieu de façon très vague, ce qui permet le respect de la règle classique de l’unité de lieu : « La scène est chez Mme Argante. » Toute aussi vague est la phrase d’Arlequin introduisant Dorante, « Ayez la bonté, Monsieur, de vous asseoir un moment dans cette salle. », qui suggère un salon ouvert à tous. Cependant un déplacement se produit dès la scène 6, puisque, quand Marton vient chercher Dorante, sa phrase, « Madame vous attend », suggère un autre lieu, plus intime, mais communiquant avec cette « salle » : de là, Marton peut apercevoir Arlequin. C’est en ce lieu, notamment, que se déroulent les scènes de confidences entre Araminte et Dubois, et les entretiens entre elle et Dorante. Il appartient donc à chaque metteur en scène de structurer le plateau de scène portant le décor, dans lequel le seul élément indispensable est une table qui fait office de bureau.
Cependant, le dialogue évoque aussi plusieurs lieux extérieurs, qui joueront un rôle dans l’action : une « terrasse », où se croisent les personnages, le logement de Dorante, un « petit appartement qui donne sur le jardin » où est accroché le fameux tableau représentant Araminte qu’il se plaît à contempler, et le jardin lui-même où Dubois donnez rendez-vous à Dorante. Ces lieux sont ceux où le stratagème peut se révéler, et ces indications inscrivent nettement la pièce dans le contexte de la riche bourgeoisie du XVIIIème siècle.
Le temps
Marivaux respecte aussi la règle de l’unité de temps, une durée de 24 heures, mais le résumé que fait de l’intrigue son contemporain, Charles Collé, en souligne le peu de vraisemblance : « Un jeune avocat devient le matin l’intendant d’une veuve fort riche ; cette veuve devient amoureuse folle l’après-dîner ; et l’avocat devient son mari le soir. »
Cependant, Marivaux avait pris soin de mettre en valeur, dans l’exposition, les affirmations de Dubois, sûr de résoudre tous les obstacles car tout est soigneusement prévu en vue du dénouement :
« vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ».
De plus, le premier visage sous lequel nous apparaît Araminte est aussi une préparation de ce dénouement. Ne déclare-t-elle pas à Dorante lors de sa première rencontre : « Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d’honnêtes gens sans fortune, tandis qu’une infinité de gens de rien, et sans mérite, en ont une éclatante. C’est une chose qui me blesse. » (I, 7) ? Elle est donc déjà prête à braver l’interdit social pour affirmer sa liberté d’aimer qui le « mérite ».
En fait, l’explication d’une telle rapidité vient de la conception même que Marivaux se fait de la nature humaine : la vérité du cœur pré-existe avant que ne l’accueille la raison. Ainsi, les commentaires d’Araminte à Marton - alors qu’elle a seulement croisé Dorante - révèlent déjà son émotion, confirmée par la didascalie :
« ARAMINTE. – Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous qu’il en veut ?
MARTON. – Non, madame, c’est à vous-même.
ARAMINTE, d’un air assez vif. – Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ?
MARTON. – C’est qu’il a souhaité que je vous parlasse auparavant. C’est le neveu de M. Remy, celui qu’il vous a proposé pour homme d’affaires.
ARAMINTE. – Ah ! c’est là lui ! Il a vraiment très bonne façon. »
Il ne s’agit donc pas de faire naître l’amour, il naît dès le moment de la rencontre. Quelques épreuves, quelques « stratagèmes » même, suffisent ensuite à le faire reconnaître et à vaincre les obstacles, sociaux ou intimes, notamment les freins de l’amour-propre. C’est ce qui justifie que la durée de 24 heures est, finalement, admissible.
L'image de la société dans Les Fausses Confidences
Parallèlement à sa production dramatique, rappelons que Marivaux a aussi été romancier, avec La Vie de Marianne (1731-1742) et Le Paysan parvenu (1734-1735), deux œuvres dans lesquelles il se livre à une observation précise et détaillée de la société de son temps. Ajoutons-y son travail de « journaliste », avec les nombreux articles du Spectateur français (1721-1724), chroniques de la vie parisienne, et lui-même souligne, en écho au titre choisi, qu’il aime « passer sa vie à examiner les hommes et à s'amuser [des] réflexions » qui lui viennent.
Les Fausses Confidences, sa dernière grande comédie, à travers les personnages, plus mûrs, qu’elle met en scène et l’action menée, reflète tout particulièrement cet intérêt pour la peinture d’une société dont l’écrivain perçoit avec lucidité les changements en cours.
Un cadre réaliste
Les lieux évoqués
L’intrigue se déroule sur un fond qui reprend les réalités parisiennes contemporaines. Outre le cadre spatial même de la pièce, Marivaux y mentionne les lieux emblématiques de la vie parisienne élégante en une époque où les divertissements occupent une place importante. Ainsi, c’est à la sortie de « l’Opéra », selon Dubois (acte I, scène 14), que Dorante voit pour la première fois Araminte, il la suit aussi à « la Comédie », mais aussi dans ses promenades aux « Tuileries ».
Mais Marivaux nomme aussi la « rue du Figuier », où habite le prétendu ami auquel Dorante adresse une lettre. Elle se situe dans le quartier de Saint-Gervais, proche du Marais, sur la rive droite. Inconnue d’Arlequin, cette adresse renvoie à un autre milieu social, celui que Marivaux dépeint dans Le Paysan parvenu puisque c’est dans ce même quartier que loge Mlle Habert, bourgeoise à laquelle l’enrichissement de son père permet de vivre de ses rentes, et qu’épousera le héros.
Adam Perelle, Vue du jardin des Tuileries, vers 1660. Lithographie, 18,1 x 27,7. Musée Carnavalet
Des réalités sociales
De brèves notations rendent compte de comportements significatifs du fonctionnement de la société. Elles permettent d’abord de mesurer la hiérarchie sociale, par exemple quand Dubois parle du « carrosse » d’Araminte alors que son maître, Dorante, circule, lui, dans une « voiture », c’est-à-dire un simple fiacre. De même, c’est à domicile que vient livrer le « garçon joaillier », ou qu’Araminte, dame fortunée, se fait présenter des « étoffes »par une « marchande » : sa fortune lui évite de se déplacer dans un magasin.
Enfin, signalons l’importance toute particulière accordée au « portrait », peint par Dorante, remis dans une « boîte », objet emprunté par Marivaux à une réalité de son temps. Comme dans La Princesse de Clèves, roman de Mme de La Fayette paru en 1678, il est encore, à l’époque de Marivaux, une preuve d’amour. Amour secret de Dorante par Araminte, d’où sa gêne, dans la scène 9 de l’acte II, quand elle le découvre en public, et sa tentative de l’attribuer au Comte pour effacer l’écart social. Symbole également, quand Dorante, sur le point de quitter son emploi, lui demande de le lui rendre : « Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ? » Rejet révélateur des bienséances en vigueur, qui guident le comportement des femmes.
La condition féminine
Marivaux, homme des salons du XVIIIème siècle, tenus par des femmes, connaît bien la condition féminine, illustrée ici par Marton et Araminte.
Marton, sans fortune, ne voit sa liberté que dans l’argent qu’elle peut acquérir, par la générosité de sa maîtresse, par l’héritage d’une vieille tante, par l’appui qu’elle apporte au Comte qui doit lui rapporter un « présent de mille écus le jour de la signature du contrat ». Mais sa première ambition est de se faire un état par le mariage. Aussi accepte-t-il bien vite la proposition de M. Remy, qu’elle quitte joyeusement en l’appelant « mon oncle ».
Au contraire, Araminte dispose de la liberté qu’offre aux femmes le veuvage, fréquent du reste vu que leurs époux étaient très souvent bien plus âgés qu’elles. Il permet de conquérir les droits dont sont juridiquement dépourvues les femmes, placées sous la dépendance de leur père, puis de leur mari. Certes, sa mère entend bien lui imposer le mariage avec le Comte Dorimont, donc l’obliger à renvoyer Dorante : « Vous dites que vous le garderez ; vous n’en ferez rien. » Mais Araminte n’entend pas se laisser priver de sa liberté : « ARAMINTE, froidement. – Il restera, je vous assure. » Toute la fin de la pièce ne fait que renforcer sa résistance, jusqu’à ce qu’elle proclame hautement son choix.
Araminte et Marton, Les Fausses Confidences. Film de Daniel Moosmann, 1984
L'ordre social
En absence, c’est l’ordre social monarchique qui règne, mais l’image qu’en donne Marivaux en révèle déjà l’évolution, liée aux bouleversements économiques, dont Marivaux, issu de la noblesse, a lui-même mesuré l’importance lors de la faillite du système de Law en 1720 qui l’a considérablement appauvri.
La noblesse
Représentée par le Comte Dorimont, elle garde son prestige, comme le prouve le jugement de Mme Argante, « C’est un homme d’un beau nom », et son désir d’accéder, par le mariage de sa fille, à cette classe sociale : « Madame la comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d’une si grande distinction, qu’il me tarde de voir ce mariage conclu ; et, je l’avoue, je serai charmée moi-même d’être la mère de madame la comtesse Dorimont, et de plus que cela peut-être ; car M. le comte Dorimont est en passe d’aller à tout. » (I, 10) La dernière phrase suggère d’ailleurs que la noblesse peut encore prétendre à une fonction politique.
Cependant, parallèlement – et même si, dans la pièce, le Comte garde toute sa dignité, par exemple en renonçant généreusement à poursuivre le procès en cours malgré le refus d’Araminte – cette noblesse ne recule pas devant une mésalliance, quand il s’agit d’acquérir ainsi une part de fortune. C’est même ce que souligne Araminte lors du dénouement : « je ne suis pas d’un rang qui vous convienne. » Ainsi Marivaux met en valeur son affaiblissement.
La bourgeoisie
La bourgeoisie également est en pleine évolution : des fortunes se font, d’autres se défont, construisant ainsi une nouvelle hiérarchie. C’est ce que met en évidence le portrait d’Araminte : « Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ». Dubois mentionne d’ailleurs la « Marquise » qu’elle fréquente (I, 13). Il y a une haute bourgeoisie, dont la puissance s'accroît.
Vient en dessous la bourgeoisie dite de robe, représentée par M. Remy, dont le richesse ressort quand il évoque l’héritage qu’il serait susceptible de laisser à son neveu Dorante. Mais cette bourgeoisie, elle aussi, a subi les aléas économiques. Pour preuve, le père de Marton, « un peu dérangé », c’est-à-dire qui n’a pas su bien gérer ses affaires, donc « sa fille est restée sans bien », ce qui l’a obligée à se placer comme « suivante » auprès d’Araminte. De même, Dorante, est fils d’avocat et « il n’y a rien à dire à ce qu’il est né » (II, 12). Cependant, il n’a « point de bien », donc lui aussi est contraint de se placer comme « intendant ». Mais Marton, tout comme Dorante, que ce soit grâce à un héritage ou par mariage, conservent la possibilité de monter, en s’enrichissant, dans l’échelle sociale.
Deux valets
Là encore, Marivaux marque sa différence avec leur image traditionnelle dans la comédie. Certes, nous y retrouvons, au plus bas échelon, le portrait-type d'Arlequin : réjoui de profiter de l’argent que lui donne Dorante pour « boire », pleurnicheur, aisé à duper par sa naïveté, et usant d’un langage populaire, telles ses insultes lors de sa querelle, dans l’acte II, scène 10.
Mais, même si la mise en scène de Jean-Louis Barrault, en 1947, par son costume, lui conserve son image de valet, Dubois, lui, est d’une toute autre envergure ! Même si Marivaux n’apporte aucune précision sur ses fonctions exactes dans la maison d’Araminte, l’écoute que lui accordent sa maîtresse - et Dorante -, sa supériorité sur Arlequin, son langage aussi, lui donnent un poids bien plus important dans la domesticité.
La place et le rôle de l'argent
Dubois face à Araminte, et Arlequin (à droite). Mise en scène de J.-L. Barrault, 1947, Théâtre des Célestins
La marque de l'écart social
L’argent est omniprésent dans cette dernière grande pièce de Marivaux, avec des chiffres précis indiquant le montant des fortunes : 50000 livres de rente pour Araminte (environ 470000 euros de revenus, donc), qui a donc besoin d’un intendant pour gérer ses revenus, ou 15000 livres pour cette femme dont Dorante rejette la proposition de mariage, au grand scandale de son oncle qui le juge « fou ». C’est, en fait, la richesse qui fait la valeur d’une personne, et lui accorde le droit à la transgression, comme l’explique M. Remy à propos de son neveu : « s’il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ; il pourrait bien dire qu’il adore. » (III, 8) Et Dorante confirme cette conception : « Je ne suis rien, moi qui n’ai point de bien » (I, 2), « Être aimé, moi ! non, Madame. Son état est bien au-dessus du mien. » (II, 15) L’argent est donc un obstacle, pour celui qui en manque, objet de mépris, et un atout, puisque sa possession ouvre toutes les portes et permet, comme le ferait le mariage d’Araminte avec le Comte Dorimont, d’accéder à la noblesse.
Argent et éthique
De ce fait, il devient légitime de désirer s’enrichir…, toute la question étant de savoir si cela peut s’accorder avec l’éthique. Or, nous constatons que l’argent permet d’acheter des consciences, comme le reconnaît Marton à propos des 1000 écus (environ 28000 euros) promis par le Comte Dorimont si son mariage se résout. Elle met ce montant en avant, sans le moindre scrupule face à l’idée que ce mariage pourrait rendre sa maîtresse malheureuse : « méditez sur cette somme, vous la goûterez aussi bien que moi », conclut-elle face aux objections de Dorante. Le Comte envisage aussi d’acheter Dorante lui-même, et son mépris à la fin de l’acte II, scène 4, en dit long sur son manque d’éthique : « LE COMTE. – S’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas. MARTON. – Oh ! non ! ce n’est point un homme à mener par là, c’est le garçon de France le plus désintéressé. LE COMTE. – Tant pis ; ces gens-là ne sont bons à rien. »
Par contraste, la réflexion d’Araminte ressort, quand elle place le « mérite » au-dessus de la fortune : « Il est vrai que je suis toujours fâchée de voir d’honnêtes gens sans fortune, tandis qu’une infinité de gens de rien, et sans mérite, en ont une éclatante. C’est une chose qui me blesse ». (I, 7) En cela, elle proclame sa différence par rapport à son entourage.
Mais cela conduit à s’interroger sur la sincérité de l’amour de Dorante pour Araminte. Marivaux prend soin, certes, de mettre à plusieurs reprises en valeur son honnêteté. Cependant, l’ordre retenu par Dubois dans ses deux énumérations qui affirment sa certitude est intéressant : « et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. » Il place bien comme aboutissement l’argent ainsi obtenu, ce qu’il répète au début de l’acte III : « Vous vous emparez de son bien, de son cœur ; et cette femme ne criera pas ! » Il est possible de considérer que ce n’est là que le point de vue de Dubois. Mais, quand M. Remy conseille à son neveu, « prenez vos petites précautions, et vous mettez en état de vous passer de mon bien », la réponse de Dorante est ambiguë : « Vous avez raison, Monsieur, et c’est aussi à quoi je vais travailler » (I, 3). Cela permet de supposer que, si l'intérêt matériel n'est sans doute pas son seul moteur, il a, lui aussi, conscience que l’argent s’associe fort bien à l’amour.
CONCLUSION
Marivaux jette donc un regard lucide sur cette société, dont il a parfaitement mesuré l’évolution, le rôle croissant de l’argent, qui prend le pas sur la naissance et accentue le désir de « parvenir », sans souci de la morale de « l’honnête homme » héritée du XVIIème siècle.
Le théâtre se prête particulièrement bien à cette peinture : ne s’agit-il pas d’y reproduire une « comédie sociale » ? Les Fausses Confidences, par la « comédie » que jouent, consciemment Dubois et Dorante, et, inconsciemment, les autres personnages, illustrent ce monde de l’apparence, du paraître, du masque, dans lequel ceux qui aspirent à la vérité de l’être ont bien du mal à l’atteindre. Il leur faut, pour cela, surmonter leurs préjugés, leurs peurs, leur amour-propre, afin d’affirmer leur liberté et leur droit de vivre leur désir. Mais, par le dénouement heureux et moral, Marivaux ouvre un espoir : il est possible de corriger l’injustice du sort… même s’il a fallu, pour cela, contourner la stricte morale en multipliant les stratagèmes.
Dans sa « Lettre modérée » qui sert de préface au Barbier de Séville, Beaumarchais qualifie son héros, le valet Figaro, de « machiniste », terme qui pourrait parfaitement s’appliquer à Dubois, meneur de l’intrigue des Fausses Confidences. C’est ce qu’il affirme dès la scène d’exposition : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis » (I, 2). C’est aussi ce que confirme Dorante dans son aveu final à Araminte : « tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique, qui […] m’a, pour ainsi dire, forcé de consentir à son stratagème […]. » (III, 12) Mais Dubois dépasse, en cela, les valets de la comédie, certes traditionnellement adjuvants des amours de leurs maîtres, mais dont le rôle d’entremetteur reste plus ponctuel.
Le personnage de Dubois : le valet "machiniste"
Un plan bien mené
Le portrait d'un stratège
Le choix du metteur en scène Didier Bezace pour jouer Dubois, celui de Pierre Arditi, soutient l’idée que ce valet n’est pas un homme désinvolte, se plaisant à ses propres ruses, tel que pouvait l’être, par exemple, le Scapin de Molière, mais un homme expérimenté, qui connaît les cœurs. Il se comporte, en effet, en véritable stratège, retrouvant ainsi l’origine même du mot « stratagème », une ruse de guerre. Ne dit-il pas d’ailleurs, en concluant l’acte I, « Allons faire jouer toutes nos batteries », terme emprunté au lexique militaire, tandis qu’il insiste auprès de Dorante : « laissez-vous conduire. […] laissez faire un homme de sang-froid. » ?
Dubois, mentor de Dorante. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Mais, en cela, il n’est plus le valet cocasse, auquel on pardonne aisément ses « fourberies » ; il acquiert un pouvoir, une puissance, et dépasse ainsi son statut social. Ne déclare-t-il pas d’ailleurs à la fin : « Ouf ! ma gloire m’accable ; je mériterais bien d’appeler cette femme-là ma bru. » ? Il s’accorde ainsi la « gloire » qui revient à un vainqueur, et il est vrai qu’il a pu triompher de trois "ennemis" puissants : l’ordre social, qui refuse les mésalliances, des personnages mus par leur ambition, le Comte Dorimont et Mme Argante, mais aussi M. Remy et Marton, enfin le cœur même d’Araminte, qui entend bien conserver sa liberté de veuve.
Les étapes de la stratégie
Construire l'amour
L’originalité des Fausses Confidences par rapport à d’autres comédies est que, si Dorante est amoureux d’Araminte, celle-ci, veuve et riche, s’apprête à épouser le comte Dorimont, donc n’a, a priori, aucune raison de s’intéresser à son nouvel intendant, et encore moins de tomber amoureuse de lui. Le premier objectif du « projet » est donc de susciter cet intérêt : pour cela Dubois compte sur la « bonne mine » de Dorante : « voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ». Mais il veut aussi s’appuyer sur Marton, dont il sait qu’elle peut influencer sa maîtresse ; pour le reste, il jouera sur deux ressorts : la curiosité et la jalousie, notamment lors de la première « confidence », dans la scène 14 de l’acte I. Il oblige ainsi Araminte, dès lors qu’elle sait que Dorante l’« adore », à mettre au clair ses propres sentiments. « Elle n’en réchappera pas », conclut-il dans la scène 16. La scène 2 de l’acte II, alors que M. Remy veut que son neveu renonce à sa place d’intendant pour accepter un riche mariage – nouvelle manœuvre de Dubois – lui permet de mesurer la sincérité de l’amour de Dorante pour elle, puisqu’il refuse avec force : « Il me touche tant qu’il faut que je m’en aille », sonne déjà comme un aveu, une victoire pour Dubois.
Le rendre public
Dans un deuxième temps, Dubois n’oublie pas que c’est au mariage qu’il faut parvenir. Il est donc nécessaire de faire passer Araminte du sentiment amoureux intime à sa reconnaissance publique.
C’est le rôle qu’il va faire jouer d’abord au « portrait », avec le soutien inconscient de Marton, puis à sa querelle avec Arlequin, enfin à la « lettre ». À chaque fois, il oblige Araminte, soit à mentir en feignant de croire que le portrait est l’œuvre du Comte, soit à jouer l’indifférente : « Il était bien nécessaire de faire ce bruit-là pour un vieux tableau qu’on a mis là par hasard, et qui y est resté. » Face aux « ennemis » de Dorante que sont Mme Argante, le Comte et Marton, la lecture publique de la lettre signe sa défaite. Elle est alors prisonnière : soit elle renvoie Dorante, et épouse le Comte, ce qui satisfait aux codes sociaux, soit elle écoute ses propres sentiments et épouse Dorante, affirmant sa liberté.
Dubois et Araminte. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Or, Dubois l’a qualifiée de « raisonnable »… Ses arguments face à l’aveu final de Dorante prouvent que sa « raison » est venue soutenir son amour : « Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le plus honnête homme du monde. Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. »
Un marionnettiste
La manipulation des esprits
La puissance de Dubois ne s’arrête pas à la construction d’un plan, tel un général qui met en œuvre ses « batteries », il agit aussi à la façon d’un marionnettiste : « Il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin » (I, 16), explique-t-il, révélant ainsi son action sournoise. C’est ce qu’a voulu faire percevoir la mise en scène de Didier Bezace, avec une double trappe sur l’avant-scène, s’ouvrant l’une vers le public, l’autre vers la scène : Dubois y apparaît, comme le ferait un souffleur face aux acteurs, les aidant à réciter correctement leurs rôles. Alors même qu’il n’est pas le plus présent sur scène, sa présence se dissimule, en effet, derrière tous les personnages, qu’il manipule en faisant croire à sa sincérité : « je n’ai agi d’ailleurs que par un mouvement de respect et de zèle », déclare-t-il à Araminte.
Dubois hors de sa "trappe". Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Ainsi, plus il joue de sa franchise, avec Araminte, avec Marton, plus il les mène là où il veut les faire aller : « Il faut l’achever », affirme-t-il face aux scrupules de Dorante, et même « Il faut qu’elle nous épouse. » (III, 1) Par ce pronom, Dubois se pose en double de son maître, mais n’en est-il pas le cerveau là où Dorante n’écoute que son cœur ?
L'art de la parole
De Marivaux, on retient souvent le terme de « marivaudage », pour qualifier la façon dont le langage, raffiné et subtil, restitue toutes les nuances et les finesses du sentiment amoureux. Or, dans Les Fausses Confidences, à l’inverse de bien des comédies de cet auteur, il n’y a pas vraiment de marivaudage entre Araminte et Dorante, puisque
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dans un premier temps, Dorante, en raison de l’ignorance de ses sentiments amoureux par Araminte, ne peut que jouer sur le double sens du langage, comme quand, à la remarque d’Araminte, « vous avez le temps de devenir heureux », il répond : « Je commence à l’être aujourd’hui, Madame. »
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dans un deuxième temps, mis à l’épreuve par Araminte, il ne peut qu’être accablé par l’idée qu’elle accepterait le mariage avec le Comte, mais reste incapable de réagir.
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enfin, contraint à avouer son amour quand elle lui montre le « portrait », il a beaucoup trop besoin de s’exprimer avec sincérité pour « marivauder ».
En fait, celui qui sait user de toutes les subtilités de la relation amoureuse est Dubois. C’est lui qui met des mots sur l’amour de Dorante et qui amène Araminte à révéler ce qu’elle ressent. Il joue, par exemple, sur les contradictions, pour éveiller la curiosité d’Araminte. Après s’être écrié, « c’est un démon que ce garçon-là », le voici qui s’enflamme de façon hyperbolique, « il n’y a pas de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble », puis reprend la critique, « il est timbré, mais timbré comme cent », avant d’en arriver à lancer l’information, en deux temps : « il extravague d’amour », « Il vous adore ». Mais cette progression, rigoureusement construite, vient de la façon dont il rebondit sur chacune des répliques d’Araminte, qu’il s’agisse de ses questions, de son aveu « j’en suis toute émue », voire d’une simple intonation, comme « avec négligence » quand elle interroge Dubois sur une rivale potentielle. Dubois est donc, non seulement capable de décrypter les moindres réactions, les mouvements que révèle Araminte, mais de trouver lui-même les mots qui ne peuvent que renforcer les sentiments qu’elle éprouve, comme dans la scène 12 de l’acte II. Dubois, dans cette pièce, se substitue donc bien à Dorante pour « marivauder » en jouant sur « la surprise de l’amour », pour reprendre le titre d’une autre comédie de Marivaux.
CONCLUSION
Bien que, sur les 47 scènes de la comédie, Dubois n’intervienne que 14 fois, c’est bien lui qui mène le jeu dans la comédie qui constitue elle-même une mise en abyme : il en est à la fois le dramaturge, ayant construit et écrit l’action, le metteur en scène, dictant à Dorante son rôle et assignant à chacun sa place et son rôle, et l’acteur, qui oblige les autres personnages à lui donner la réplique.
Cependant, ce rôle reste ambigu. Bien sûr, dans son rôle traditionnel d’adjuvant de l’amour, sincèrement attaché à son maître, il est sympathique. Mais il ne recule ni devant les manipulations sentimentales, ni même devant le flagrant mensonge, et comment expliquer ce « nous » qu’il emploie si souvent pour parler du « projet » qui fonde l’intrigue ? Se contente-t-il ainsi de montrer sa puissance, une sorte de revanche du valet sur des maîtres plus passifs ? Peut-il vraiment échapper au poids que prend l’argent dans la pièce, en étant totalement désintéressé ?
La peinture de l'amour
Pour voir la mise en scène de Didier Bezace
Face au couple de Dorante et Araminte, dont l’heureux mariage se conclut au dénouement, Marton, elle, fait figure de victime de l’amour. Mais, avant que ces trois personnages n’accèdent à la vérité des cœurs, ils sont confrontés aux leurres, aux faux-semblants et même aux mensonges, en raison des obstacles que leur opposent à la fois les codes sociaux et la préservation de leur amour-propre.
Marton: la naïveté trompée
La naissance de l'amour
Dès la scène d’exposition, Dubois insiste sur la « bonne mine » de Dorante, gage de sa séduction « irrésistible ». Rien d’étonnant donc qu’au premier regard, Marton le juge « bon à montrer ». De plus, fille d’un procureur ruiné et placée comme « suivante » auprès d’Araminte, elle n’a, dans la société de cette époque, que le mariage pour se faire un état. Ainsi, l’offre de M. Remy, épouser Dorante, a tout pour lui plaire : « Monsieur prévient en sa faveur, et il faudra voir. »
Unir Dorante et Marton. Les Fausses Confidences : mise en scène de Jean-Louis Thamin, 2005, Théâtre Europe
Elle a, certes, un moment de doute : « En vérité, tout cela a l’air d’un songe. » Mais le cœur est prompt à se bercer d’illusions, et elle ne saura pas percevoir les réticences de Dorante à travers ses répliques à double sens, telle, en réponse à sa question, « Votre amour me paraît bien prompt, sera-t-il aussi durable ? », sa pirouette : « Autant l’un que l’autre, Mademoiselle. »
Dès ce moment, elle défend les intérêts de Dorante, totalement inconsciente de la manipulation dont elle est l’objet. Ainsi, elle ne fait que rire quand Dubois suggère que Dorante fait les « yeux doux » à Araminte, et n’envisage pas un instant ne pas être la femme à laquelle il sacrifie un mariage qui lui rapporterait 15000 livres de rentes, ou que le portrait apporté chez Araminte dans l’acte II ne soit pas le sien.
Une cruelle désillusion
Mais le spectateur, lui, connaît la vérité, que ce « goût » de Marton pour Dorante entre dans le plan monté par Dubois, n’est donc qu’un leurre. De ce fait, ne pourrait-il pas blâmer Dorante de profiter de la naïveté de la jeune fille ? Pour éviter à son héros ce reproche, Marivaux prend soin de faire proposer ce mariage par M. Remy, agissant en toute bonne foi, et de mettre en avant le manque de scrupules de Marton à travers l’importance qu’elle accorde aux « mille écus » promis par le Comte si son mariage se conclut. D’où la remarque de Dorante qui justifie le leurre : « Je ne suis plus si fâché de la tromper. » (I, 11)
Mais, alors qu’elle affirme avec force, « c’est mon portrait » (II, 9), la vérité révélée en présence d’Araminte, du Comte et de Mme Argante lui impose une cruelle humiliation. Son amour-propre ne lui offre alors qu’une seule solution, obliger Dorante à faire éclater la vérité, c’est donc elle qui provoque son aveu à Araminte à la fin de l’acte II, et, par son désir de vengeance, qui presse le dénouement en apportant à Araminte la « lettre » écrite par Dorante à son ami, conformément au plan prévu par Dubois.
Cependant, Marivaux ne veut pas noircir son héroïne ; c’est pourquoi la scène touchante entre elle et Araminte, dans la scène 10 de l’acte III, la réhabilite totalement, en mettant en évidence son pardon à Dorante et sa fidélité envers sa maîtresse. La question d’Araminte, « Tu l’aimais donc, Marton ? », est, à elle seule, une excuse, car sans doute a-t-elle été le seul personnage sincère de cette « comédie ».
La scène du "portrait". Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Dorante : l'amour affirmé
Un acteur du stratagème
Même s’il émet quelques réticences devant le projet « extravagant » de Dubois pour parvenir au mariage, Dorante entre bien volontiers dans son plan, et lui obéit en lui confirmant, par exemple, son silence à son oncle. De même, si la didascalie le montre « embarrassé » devant le mariage avec Marton proposé par M. Remy, il n’intervient pas pour s’y opposer, ne le dément pas devant Marton, et se console rapidement de la tromper en blâmant son comportement intéressé. Il sait aussi très bien feindre la surprise, « Dorante feint de détourner la tête, pour se cacher de Dubois », afin de faire croire que cette rencontre peut être gênante, puis feindre « un peu d’embarras » en plaidant pour qu’Araminte renvoie celui-ci. Il prend soin également de vérifier l’état d’avancement du projet : « De quelle façon a-t-elle reçu ce que tu lui as dit ? » (I, 16) Et il se réjouit sans retenue devant l’illusion de Marton face au portrait : « DORANTE, s’en allant, et riant. – Tout a réussi, elle prend le change à merveille. »
Enfin, force est de constater que, lors de l’aveu auquel le contraint la révélation du « portrait », il suit la stratégie dictée par Dubois. Alors qu’Araminte, touchée dans sa fierté, s’émeut que Marton l’ait surpris à ses genoux, la didascalie, « feignant d’être déconcerté », prouve qu’il a immédiatement compris quel profit il pourrait tirer de cette situation.
La force d'une passion sincère
Mais, pour éviter que, par son implication dans le complot, Dorante ne paraisse méprisable, Marivaux choisit de souligner, dès l’exposition, sa sincérité et son amour : « Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble. » Il y a donc une réelle sincérité dans le respect dont il fait preuve devant elle, et dans son souci de défendre honnêtement ses intérêts dans son procès avec le Comte, même s’il trouve aussi son intérêt dans l’empêchement de ce mariage après avoir vérifié qu’Araminte elle-même n’y est guère disposée. De même, dans ses plaidoyers successifs face à Araminte, tout n’est pas leurre. Dans la scène 15 de l’acte II, l’éloge qu’il fait de celle qu’il aime sonne juste, et l’idée de son renvoi ne peut que le faire souffrir ; et son émotion est sincère lors de l’épreuve que lui impose Araminte en lui dictant une lettre d’acceptation du mariage destinée au Comte. Pour preuves, les didascalies, son « ton ému », son air « rêveur », « distrait », ses multiples hésitations, jusqu’à son malaise.
Dorante mis à l'épreuve. Les Fausses Confidences : mise en scène de Luc Bondy avec « Les trois coups ». Théâtre de l’Odéon, 2014
Il reste la question de son aveu final. Une précédente remarque d’Araminte, « on essaie de se faire aimer, ce me semble ; cela est naturel et pardonnable. » (II, 15), pourrait, certes, être jugée tellement encourageante que cet aveu sincère ne serait qu’une ultime feinte, particulièrement habile… Mais Marivaux aurait-il vraiment choisi de condamner ainsi son héros, en l’associant à la fourberie de Dubois ? L’insistance dans les deux dernières phrases de cet aveu, en soulignant le risque qu’il prend, lui rend toute sa dignité et lui accorde une totale réhabilitation : il n’est pas un libertin mû par le seul intérêt, mais un amoureux sincère.
Araminte : le triomphe de l'amour
L'aveu final. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Les surprises de l'amour
Le premier regard
Il est notable qu’Araminte prête attention à Dorante avant même que ne débute le stratagème destiné à l’amener au mariage. Lors de sa première rencontre, en témoignent sa première question à Marton au début de la scène 6 de l’acte et « l’air assez vif » signalé dans la didascalie qui accompagne son ordre, « qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ? » Même si le souci des conventions sociales se rappelle à elle, « il a si bonne mine pour un intendant, que je me fais quelque scrupule de le prendre ; n’en dira-t-on rien ? », elle se rend très vite à l’argument de Marton.
Enfin, elle se montre particulièrement aimable en recevant Dorante, et va jusqu’à prendre sa défense contre sa mère sur un ton indigné : « je ne veux pas qu’on vous chagrine, et j’y mettrai bon ordre. Qu’est-ce que cela signifie ? Je me fâcherai, si cela continue. Comment donc ! vous ne seriez pas en repos ! On aura de mauvais procédés avec vous, parce que vous en avez d’estimables ; cela serait plaisant ! » Son intérêt pour Dorante précède donc les « confidences » de Dubois, qui n’auront donc pour but que de l’obliger à reconnaître ce qu’elle a spontanément ressenti.
Micheline Boudet dans le rôle d'Araminte. Mise en scène de Thierry Vernet, 1969, Comédie-Française
L'éveil de l'amour
L’originalité des Fausses Confidences est que l’aveu amoureux est pris en charge par le valet, qui, dans la scène 14 de l’acte I, joue sur deux ressorts psychologiques traditionnellement attribués aux femmes, la curiosité et la jalousie. Habile connaisseur de l’âme féminine, Dubois sait éveiller son intérêt par ses discours mystérieux, et il interprète fort bien l’« air un peu boudeur » qu’elle adopte à l’idée qu'il « extravague d’amour », formule qui joue pleinement son rôle, d'où sa décision de le renvoyer immédiatement suivie d’une question pour connaître son éventuelle rivale, puis, alors que Dubois évoque une « femme qui le poursuit encore », la façon dont « avec négligence », elle cherche à en savoir plus : « Actuellement ? » Ses exclamations, « Quelle aventure ! », « Tu m’étonnes à un point !... », comme ses questions, « Est-il possible ? », « Y a-t-il rien de si particulier ? », mettent en évidence le trouble que produit en elle le récit de Dubois, qu’elle laisse longuement parler, comme si elle savourait les détails montrant la force de cet amour. Le succès de Dubois est confirmé à la fin de la scène. Alors qu’il suggère, « Il y aura de la bonté à le renvoyer », elle multiplie les dérobades jusqu’à trouver une excuse commode : « s’il y avait quelque chose qui pût ramener cet homme, c’est l’habitude de me voir plus qu’il n’a fait ; ce serait même un service à lui rendre. » Et quand Dubois, pour la rassurer, lui assure « jamais vous n’entendrez parler de son amour », sa question « En es-tu bien sûr ? » sonne plus comme une forme de regret que comme le désir de voir maintenue la distance entre eux.
Le bouleversement intérieur
Le trouble provoqué par Dubois ressort dès qu’Araminte se retrouve seule : « La vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même. » À partir de ce moment, en effet, face à Dorante, comment pourrait-elle oublier l’amour qu’il lui porte ? Elle vit alors un conflit intérieur : les conventions l’obligent à le renvoyer (« Je ne suis pas sûre de pouvoir vous garder »), mais, déjà, « par faiblesse », elle ne s’y résout pas, « Eh ! mais, oui, je tâcherai que vous restiez ; je tâcherai. », et son aparté, « Je n’ai pas le courage de l’affliger !... », est révélateur. De même, la tentation est forte, au début de l’acte II, d’entendre un aveu de la bouche même de Dorante, d’où ses questions : « Mais avez-vous bien examiné ? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille. N’aimeriez-vous pas mieux que j’y restasse ? N’êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le mariage, et par conséquent contre monsieur le comte ? » De ce fait, elle ne peut qu’être émue quand, devant elle, Dorante rejette le riche mariage que vient lui offrir M. Remy, ce que souligne l’aparté final : « Il me touche tant, qu’il faut que je m’en aille ! »
La solitude. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Le jeu des leurres
Comme elle le redoutait, Araminte se heurte rapidement au code social de son époque : Mme Argante et le Comte s’unissent pour lui imposer le renvoi de Dorante. Pour préserver les apparences, elle se retrouve donc contrainte, pour prendre sa défense, d’entrer à son tour dans le jeu de leurre, en multipliant les dérobades et les feintes.
Quand explose l’affaire du « portrait », elle ne peut ignorer qui il représente, et aller jusqu’à l’attribuer au Comte pour échapper aux attaques est un mensonge flagrant.
La confrontation. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
De même, son « air railleur » pour traiter avec désinvolture la révélation publique d’Arlequin (II, 10) est un masque bien maladroit.
Face à Dubois (II, 12), alors même que sa colère révèle sa blessure d’amour-propre et ses sentiments réels, elle use à son tour de toutes sortes de feintes pour, non seulement éviter de renvoyer Dorante, comme le lui suggère l’habile valet, mais, mieux encore pour obtenir qu’il se déclare, aveu masqué sous le prétexte de pouvoir ainsi le congédier :
« Si, lorsqu’il me parle, il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer. Il est vrai qu’il me fâcherait, s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât. »
Pour obtenir cet aveu, elle ne recule pas devant une feinte toute aussi cruelle que celles dont elle a été victime, une « fausse confidence », par la lettre d’acceptation du mariage, destinée au Comte, qu’elle contraint Dorante à écrire. Les apartés qui ponctuent cette scène (II, 13) prouvent à quel point elle espère cet aveu : « Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? »
L’ultime feinte (II, 15) relève d’une stratégie bien connue, prêcher le faux, son futur mariage avec Marton, pour savoir le vrai, et utiliser le portrait pour le prendre au piège. Elle multiplie alors les questions, mais un aparté exprime son sentiment réel, « Il a des expressions d’une tendresse ! », et accepte son aveu d’amour : « Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en ; je vous le pardonne. »
Mais le combat intérieur n’est pas encore achevé… Lui rappelant les convenances, l'arrivée de Marton la conduit à un violent rejet à la fin de la scène. La courte scène 16 marque l’apogée du bouleversement, puisqu’elle n’hésite pas à mentir à son tour, très sèchement, à Dubois : « il ne m’a rien dit. Je n’ai rien vu à ce que tu m’as conté ; et qu’il n’en soit plus question ; ne t’en mêle plus. »
Le triomphe de l'amour
Pas encore prête, à la fin de l’acte II, à assumer publiquement ses propres sentiments, opposés aux conventions sociales, il faudra l’acte III – et une dernière « confidence », la lettre de Dorante à un ami – pour qu’Araminte affiche son choix. Ses dernières tentatives pour échapper aux accusations de sa mère en plaisantant sont bien dérisoires :
« ARAMINTE, riant. – L’objet secret de sa tendresse ! Oh ! oui, très secret, je pense. Ah ! ah ! je ne me croyais pas si dangereuse à voir. Mais dès que vous devinez de pareils secrets, que ne devinez-vous que tous mes gens sont comme lui ? Peut-être qu’ils m’aiment aussi ; que sait-on ? Monsieur Remy, vous qui me voyez assez souvent, j’ai envie de deviner que vous m’aimez aussi. »
L'amour triomphe. Les Fausses Confidences : mise en scène de Didier Bezace au théâtre de La Commune, 2010.
Mais, là où l’amour-propre avait dicté ses réticences, c’est aussi lui qui détermine sa conduite, en la poussant à affirmer son indépendance et son droit à aimer librement, aussi bien devant sa mère que face au Comte, et en renvoyant Dubois. Elle reste alors seule face au choix à faire, et peut laisser parler son cœur : l'aveu de son amour « d’un ton vif et naïf », confirmé par le pardon accordé, est une pleine reconnaissance. La scène finale, même si c’est le Comte qui se charge de formuler l’issue de la pièce tandis qu’elle se contente de confirmer, « Je n’ai rien à ajouter », scelle l’union par l’exclusion des opposants et l’emploi du « nous » : « finissons ».
Parcours littéraire et explications
À partir de cette étude d'ensemble des Fausses Confidences, il est possible de construire un parcours littéraire, comportant notamment des explications d’extraits, auquel nous associerons des textes et documents organisés autour de l'enjeu du programme, « Théâtre et stratagème ».