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Création en cours
Marivaux, L’Île des esclaves, 1725
Scène 1 : une scène d'exposition
Pour lire la scène
Inspiré par des mythes, tel celui de l’Âge d’or, par exemple, ou des utopies, telle celle de Thomas More en 1515, Marivaux imagine, dans L’Île des esclaves, une inversion de statut social entre maîtres et serviteurs, dénonçant ainsi les réalités de son époque. Nous sommes ici dans la scène d’exposition, qui a, traditionnellement, un double rôle : informer le public, et le séduire.
INFORMER
Les lieux
La scène est construite sur une opposition entre deux lieux.
Le lieu scénique
La didascalie initiale représente une île, mais avec des « maisons », donc habitée : nous sommes au cœur d’un des débats du XVIIIème siècle, entre nature et culture : au sein de la nature, une autre culture ne va-t-elle pas pouvoir naître ?
L’idée de clôture est soulignée dans la scène par les allusions à « la mer » et au danger qu’elle illustre : « Que deviendrons-nous ? » s’inquiète Iphicrate, qui rappelle aussi que leur « vaisseau s’est brisé contre le rocher », « les vagues » qui ont fait disparaître la chaloupe. Arlequin, à son tour, se lamente : « Hélas ! ils sont noyés dans la mer ».
Pour voir une mise en scène d'Irina Brook
Mais le flou de ces indications laisse toute liberté au metteur en scène. Certains suivent scrupuleusement le texte, comme Strehler et le Piccolo Teatro de Milan, en 1995, qui choisit ce que René Solis, dans Libération, le 6 juillet 1995, dépeint ainsi :
« Le cadre -une île où des voyageurs viennent de faire naufrage- pourrait être celui de la Tempête de Shakespeare. La tempête, Giorgio Strehler, dans sa mise en scène de l'Ile des esclaves de Marivaux, a choisi de la représenter : l'ombre chinoise d'un navire qui sombre dans les ténèbres, un trou noir, et puis lentement, un palmier qui monte dans la brume, une étendue de sable blanc et des naufragés, nus, qui s'y réveillent. »
D’autres vont délibérément s’écarter de cette image, pour choisir d’autres exemples de lieux clos, comme Benjamin Jungers qui, en le stylisant à l’aide de voiles et de draps chiffonnés, pourra en faire une colonie pénitentiaire où les acteurs porteront des uniformes de prisonniers.
Le lieu d’origine
C’est Arlequin qui mentionne, à plusieurs reprises, « Athènes », sans doute parce que ce lieu représente la triste réalité de son esclavage. Iphicrate, lui, voit davantage le danger, par opposition à ce lieu initial : « des esclaves de la Grèce antique révoltés contre leurs maîtres ». Ce déplacement spatial offre à Marivaux plus de liberté pour développer son utopie.
Giorgio Strehler, mise en scène, 1995
Le cadre temporel
Sur ce point aussi, nous observons une opposition.
Le temps antérieur
Celui, historique, l'origine de l'île, remonte à « cent ans », c’est celui des « esclaves révoltés » pour expliquer ce qu’est cette île, le danger qu’elle représente pour les maîtres, du point de vue d’Iphicrate, « leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent », tandis qu’Arlequin, lui, en perçoit tout de suite l’avantage : « ils ne font rien aux esclaves comme moi. »
Il y a ensuite le passé plus récent, la vie menée par ce couple maître-serviteur, à Athènes, nié par Arlequin : « vous parlez la langue d’Athènes, mauvais jargon que je n’entends plus. » Les verbes au passé qu’il emploie dans la dernière tirade de la scène, « je l’ai été » pour répondre à la question d’Iphicrate, « N’es-tu plus mon esclave ? », ou « Dans le pays d’Athènes, j’étais ton esclave », soulignent la rupture avec ce passé.
Enfin, il y a le dernier événement, le « naufrage », dont Iphicrate fait rapidement le récit, et le « nous » choisi montre sa volonté d’insister sur ce partage d’un même sort, douloureux. En vain, car Arlequin ne se préoccupe que de sa « bouteille ».
Le temps de l’action
C’est le présent, la situation sur l’île, où les deux personnages sont « échappés du naufrage ». Peut-être Marivaux se souvient-il de Robinson Crusoé, roman de Daniel Defoe paru en 1719, quand est évoquée la première nécessité, survivre. Mais, parallèlement, cela ouvre un temps nouveau, une incertitude, formulée par Iphicrate : « Que deviendrons-nous ? », « Si je ne me sauve, je suis perdu ».
John Clark, Le naufrage de Robinson près de l’île déserte, 1722. Gravure sur cuivre.
Les personnages
Iphicrate
Le nom même d’Iphicrate, étymologiquement, le rattache à cette fiction de la Grèce antique, et signale immédiatement, non seulement son « pouvoir » de maître, mais aussi sa façon de l’exercer : par « la force ». Il a donc le langage propre à la domination, les insultes, telles « coquin » dans l’aparté, ou « Misérable ! » dans sa dernière réplique. Il pratique aussi les mauvais traitements, encore en usage envers les serviteurs au XVIIIème siècle, les « coups de gourdin », mentionnés par Arlequin, qui précise, « tu me traitais comme un pauvre animal », et le fait de le poursuivre ». C’est ce que confirme également la façon initiale dont Arlequin répond à son maître : « Mon patron ! »
Un maître et son esclave, 350-340 av. J.-C. Cratère en calice à figures rouges, 55,6 x diamètre : 49,6. Musée du Louvre, Paris
Arlequin
Outre son costume et son masque, Marivaux conserve au personnage hérité de la commedia dell’arte ses traits traditionnels, à commencer par sa première préoccupation, manger, mise en valeur par la gradation, « Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim », et « boire un petit coup d’eau-de-vie » : il est tout content d’avoir « sauvé [s]a pauvre bouteille ». Il met également en scène sa paresse : « J’ai les jambes si engourdies !… » Enfin, il accentue le caractère joyeux de ce personnage, par ses rires, ses chansons, en contraste avec les plaintes d’Iphicrate qui proteste : « ta gaieté ne vient pas à propos ».
Cette exposition, faite in medias res, conserve, par ce dialogue vivant, toute sa vraisemblance, et elle met rapidement en place la situation.
SÉDUIRE
Le registre comique
Le comique de gestes
Il est essentiellement le fait du personnage d’Arlequin, traditionnellement connu par ses sauts, ses cabrioles, les grimaces propres aux « lazzi » de la commedia dell’arte, ses improvisations où la gestuelle remplace souvent la parole. Cela est encore accentué ici par le décalage entre sa joie outrée, « riant, « en badinant », il « siffle », et l’accablement d’Iphicrate, signalé dès la première didascalie, « après avoir soupiré ». Il appartient à l’acteur de mettre en valeur cette dimension comique, en soulignant, par exemple, la lenteur de ses « jambes si engourdies » par opposition à une course effrénée pour échapper à son maître « courant après lui avec l’épée à la main. »
Enrico Bonavera joue Arlequin
Le comique de mots
Il repose, là encore, sur un décalage, entre le langage habituel du maître, fait d’insultes, par exemple dans l’aparté, « Le coquin », et celui qu’Iphicrate adopte par prudence. Ce contraste est souligné ironiquement par Arlequin : « Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela. » La fin de la scène démasque d'ailleurs l'hypocrisie d'Iphicrate, quand il ne maîtrise plus sa colère : « Esclave insolent ! », « Misérable ! tu ne mérites pas de vivre. » Le public sourit aussi de la revanche prise par Arlequin, insolent quand il parodie « mon cher Arlequin », par « Mon cher patron », ou quand à « ne sais-tu pas que je t’aime ? », il riposte plaisamment « Oui, mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules ».
Le comique de caractère
Il vient de l’exagération, d’abord de la « gaieté » d’Arlequin, amplifiée jusqu’à la caricature. Du moment que lui-même est en vie, tout le reste lui est indifférent : « ils tuent les maîtres, à la bonne heure », « pour ce qui est de nos gens, le ciel les bénisse ! s’ils sont morts, en voilà pour longtemps ». Il boit donc joyeusement, il « siffle », il « chante », et, face aux plaintes accentuées d’Iphicrate, même « un peu ému », cette attitude désinvolte ressort d’autant plus : « Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste », « je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire ».
Le jeu d'Arlequin au Piccolo Teatro de Milan
Le comique de situation
C’est dans cette scène d’exposition que se marque l’inversion de situation. L’évolution de l’énonciation traduit le retournement de la relation entre Iphicrate et Arlequin.
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Au début, Arlequin vouvoie son maître, auquel il reconnaît son statut de « patron », et il accepte d’entrer dans le « nous » par lequel Iphicrate les associe dans le même sort déplorable. La parole d’Iphicrate domine, dans des répliques plus longues.
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Mais, dès qu’Arlequin comprend ce que signifie l’île, il oppose aux ordres de son maître une nette résistance, soulignée par l’ironie de son appellation « Monsieur Iphicrate ». Le « je », progressivement, s’impose, et ses répliques s’allongent.
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La didascalie « d’un air sérieux », introduisant une longue tirade, signale l’achèvement de la transformation. Arlequin y tutoie Iphicrate, appelé avec un mépris familier, « mon ami », ce qui serait inconcevable dans la société du XVIIIème siècle.
La formule « je le confesse à ta honte » traduit parfaitement cette inversion. Le verbe « confesser » est un aveu : Arlequin, en reconnaissant son statut d’esclave, c’est-à-dire son infériorité, en fait une faute, mais, par « ta honte », il fait reposer sur Iphicrate la responsabilité de cette infériorité.
Un "horizon d'attente"
L'ouverture sur le futur
Marivaux amène le public à s’interroger sur la suite de la pièce, mais avec une évolution. Au début, c’est le sort des deux naufragés qui appelle ce questionnement, par « Que deviendrons-nous dans cette île ? », mais il se resserre rapidement sur le seul personnage d’Iphicrate : « si je ne me sauve, je suis perdu », « Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie. » Cet avenir devient plus menaçant quand Marivaux emploie, dans la tirade finale d’Arlequin, le futur proche, « tu vas trouver », « on va te faire esclave à ton tour », puis le futur qui marque la certitude : « on te dira », « nous verrons ce que tu penseras » : la pièce va-t-elle amener une vengeance de l'esclave ?
En fait, cette tirade, où la didascalie signale le changement de ton d’Arlequin, annonce le sens, d’abord moral, que Marivaux donne à sa pièce, une morale traditionnelle : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. » Mais le choix du futur antérieur, « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres », traduit sa certitude qu’en faisant appel à la raison et à l’expérience l’homme peut se corriger. Dans l’affirmation, « Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi », la restriction « ceux qui te ressemblent », signale que, pour Marivaux, c’est d’abord la nature de l’homme qui est remise en cause et non l’ordre social, les mauvais comportements des maîtres, et non pas leurs privilèges de classe.
Enrico Bonavera joue Arlequin : les menaces à son maître
La notion de justice
Cette scène inscrit la pièce dans un des débats d’idées du siècle des Lumières : sur quels critères fonder la justice ? Dès cette exposition est posée, en effet, une opposition entre
le droit fondé sur la force : « tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là » L’argumentation prêtée à Arlequin, qui inverse le détenteur de la « force », dénie toute valeur à ce droit, ce que souligne l’ironie de la formule « cette justice-là ».
le droit naturel, celui de tout homme face à son semblable : il s’agit de respecter sa dignité et de ne pas le faire souffrir : « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres. »
L’inversion de situation dans l’île, qui marque la valeur supérieure de ce droit, est soulignée par la reprise en écho de la question d’Iphicrate, « Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ? », avec un chiasme : « je vais trouver mes camarades et tes maîtres. »
La liberté
La notion de liberté s’inscrit dans la dernière réplique d’Arlequin : « Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde. » La phrase, avec la relation de cause marquée, montre que c’est bien le consentement du serviteur qui fait la force du maître, qui lui assigne son statut. Mais déjà, en évoquant la disparition de ses « gens », Iphicrate protestait, « Mais j’ai besoin d’eux, moi », et la didascalie le dépeint « un peu ému ». Bien sûr, ce « besoin » est d’abord matériel, pour sa vie quotidienne et son confort, mais il est possible d’y comprendre aussi un « besoin » pour lui assurer son statut social, conforter ses privilèges. De ce fait, une liberté ne serait-elle pas possible dès lors que le serviteur n’accepterait plus d’obéir ?
CONCLUSION
À travers cette scène d’exposition, outre la présentation, rapide et vivante, du cadre, des personnages et de l’intrigue, le public peut déjà mesurer une des fonctions de la comédie : par le rire, provoquer en lui une catharsis, une purgation des passions. Le théâtre, précisément parce qu’il est fiction, irréel, et encore plus quand il met en scène une utopie, permet d’expérimenter ce qu’il n’est pas possible de réaliser dans la société. La pièce va donc proposer au public un parcours initiatique.
Parallèlement, cette scène montre que Marivaux diffère des philosophes des Lumières : il ne remet pas en cause l’ordre social, mais se pose plutôt en moraliste, avec même une valeur d’origine religieuse, la compassion. Malheur aux cœurs endurcis, nous dit-il, qui ne pensent pas à la souffrance d’autrui.
Scène 2, du début à "Ne craignez rien : la loi de l'île
Pour lire l'extrait
Après le naufrage, et l'arrivée dans l’île des esclaves, où Marivaux a imaginé une situation inspirée des utopies, une inversion de statut social entre maîtres et serviteurs, lui permettant de dénoncer les réalités de son époque, Arlequin commence à en profiter. Il refuse, à la fin de la scène d’exposition, d’obéir aux ordres de son maître, Iphicrate, qui le poursuit en le menaçant de son épée.
À ce moment-là, une didascalie annonce l’arrivée de nouveaux personnages, Trivelin « avec cinq ou six insulaires », « conduisant une Dame et la suivante. » La première partie de cette scène, jusqu’à l’intervention de Cléanthis, en exposant les règles de l’île, pose les bases de l’utopie.
LE RÔLE DE TRIVELIN
Pour voir une mise en scène de Gerold Schumann
Ce personnage est, lui aussi, un des « zannis » de la commedia dell’ arte, parfois confondu avec Arlequin. Mais, en fait, il évoque plutôt Brighella, autre zanni, mais plus habile, plus rusé, plus intrigant. Dans sa comédie Marivaux, cependant, lui attribue un rôle beaucoup plus complexe.
Le représentant de l'autorité
Par l’emploi du qualificatif de « république », et des pronom « nous » ou « on », le gouvernement de l’île fonctionne comme une démocratie des temps antiques, un peu plus solennelle cependant vu l’entrée en scène du personnage, avec une escorte. En passant du collectif, « ce sont là nos lois », à l’individuel, « et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci », Trivelin assume son rôle de représentant de la loi et de chef du pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs ce que confirme la didascalie initiale, « faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens », qui suggère un ordre donné, voire un geste pour l’accompagner.
Trivelin, d’après une gravure du XVII° siècle
Arlequin reconnaît ce pouvoir par sa plainte à la fin de l’extrait, « Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins », et l’impératif en réponse, « Ne craignez rien », souligne l’autorité de Trivelin.
Un metteur en scène
La scène 1, avec ses deux personnages, nous a fait entrer dans la relation habituelle dans la comédie, par exemple chez Molière : un maître face à un serviteur insolent. La scène 2 modifie totalement cette situation, elle peut même entraîner un échange des costumes : elle crée ainsi une mise en abyme, du théâtre dans le théâtre. Dans cette nouvelle pièce, par ses impératifs, Trivelin dirige les acteurs : « Arrêtez », « Prenez cette épée », « Changez de nom ». La didascalie, « Il prend l’épée d’Iphicrate et la donne à Arlequin », souligne ce rôle.
Trivelin, dans la mise en scène de Paulo Correia
Trivelin devient ainsi le créateur sur scène d’une nouvelle société, d’un nouveau monde, se rapprochant de l’auteur qu’est Marivaux. C’est ce qui explique certains choix de mise en scène, par exemple, pour Gerold Schumann, un plateau de scène en forme de ring et Trivelin, hors du ring, dans le rôle de l’entraîneur des boxeurs, ou bien, chez Paulo Correia, un écran qui, tout en retraçant le cadre, fait apparaître ponctuellement le gouvernement de l’île.
Un moraliste
Parallèlement, Marivaux fait de ce valet un sage. En jugeant, par exemple, sévèrement la façon grossière dont Iphicrate appelle son valet, il généralise sa critique, et en accentue, par sa formule « ces Messieurs », la portée morale : « le terme est sans façon ; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. » De même, dans la recommandation de Trivelin à Arlequin, Marivaux s’inscrit dans la tradition morale du XVIIème siècle, fondée sur le rejet de l’amour-propre, qui s’unit à la volonté chrétienne de remettre l’homme à sa juste place : « Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu’on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. »
Enfin, il témoigne du sens de la justice que souhaite Marivaux. Ainsi, il fait preuve d’une forme d’indulgence envers Iphicrate, quand il manifeste sa colère devant les lois de l’île, ce qui traduit sa compréhension de la nature humaine : « Ne vous gênez point, soulagez-vous par l’emportement le plus vif ; traitez-le de misérable, et nous aussi ; tout vous est permis à présent ». Cependant, il fixe clairement les règles de cette inversion des rôles, dont il dégage clairement le but. Il s’agit de lui faire vivre ce qu’il a imposé à Arlequin. Face à sa volonté de « punir l’insolence de [s]on esclave », Trivelin lui rétorque « Votre esclave ? vous vous trompez, et l’on vous apprendra à corriger vos termes », et, devant son indignation, « Moi, l’esclave de ce misérable ! », il réplique « Il a bien été le vôtre. » Mais il lui rappelle qu’il ne pourra pas échapper à la réalité de son nouveau statut dans l’île : « mais ce moment-ci passé, n’oubliez pas que vous êtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous êtes auprès de lui ce qu’il était auprès de vous »
Trivelin est donc bien le porte-parole de Marivaux, en soulignant le fait qu’il est d’abord question de modifier les comportements en les rendant plus respectueux de la dignité de chacun.
L’INVERSION DES RÔLES EXPÉRIMENTÉE
Dans cet extrait, le théâtre fonctionne comme une sorte de laboratoire dans lequel est mise en œuvre une expérience pour en observer les résultats.
L'échange des noms
Sa valeur symbolique
À l’époque de Marivaux, la société repose sur une hiérarchie stricte, fondée sur la naissance, donc sur le nom, ce que souligne ici Arlequin : « il s’appelle par un nom, lui ; c’est le seigneur Iphicrate. » C’est pourquoi, enlever à Iphicrate son nom, et encore plus, son épée, privilège réservé à la noblesse, est lui infliger la pire des humiliations, en le dégradant aux yeux d’autrui, mais aussi à ses propres yeux. Il se voit dépouillé de ce qui fait son pouvoir, mais il faut que l’humiliation soit forte pour permettre la correction du coupable.
La remise de l'épée : mise en scène de Gerold Schumann
Dénoncer une réalité sociale
À l’origine, pour Aristote dans la Grèce antique, , l’esclave est défini comme « un objet de propriété animé », comme « un instrument animé », destiné à bien gérer sa maison, et qui appartient totalement à son maître.
Au XVIIIème siècle, il n’y a plus, dans la société française du moins, d’esclaves, certes, mais, pour les domestiques l’idée d’appartenance subsiste. Par exemple, il ne peut quitter son service sans une autorisation écrite préalable de son maître, sous peine de prison, et, en justice, son témoignage est sans valeur juridique. Le domestique est corvéable sans limites, souvent maltraité, injurié comme ici Arlequin traité de « Maraud ! » Cette absence de dignité, et même d’identité humaine, est soulignée par les appellations d’Arlequin : « ; je n’ai que des sobriquets qu’il m’a donnés ; il m’appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé. »
Les réactions face à l'expérience
Celles d'Iphicrate
Elles sont celles d’un grand seigneur outragé, blessé dans son orgueil qui éclate avec violence : « Moi, l’esclave de ce misérable ! » Face à la loi qui lui est imposée, il ne change en rien son comportement, sous l’effet de sa colère. Outre ses insultes, il révèle sa violence : « qu’on m’accorde encore un bâton. » L’expérience est encore loin de faire effet, donc…
Celles d'Arlequin
Arlequin est très spontané dans ses réactions. Il se réjouit sincèrement de cette inversion des rôles, ce que traduit la didascalie qui introduit sa première réplique, enthousiaste : « sautant de joie, à son maître. Oh ! Oh ! que nous allons rire, seigneur Hé ! » Sa joie se traduit aussi par on exclamation et sa familiarité avec Trivelin, traité de « camarade » tout au long de la scène : « Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous êtes ! » Cette joie de la revanche est également illustrée par le jeu de mots : là où Trivelin explique que le but de l’expérience envers Iphicrate est de « le corriger de son orgueil », Arlequin, par le redoublement de l’impératif, « Oui, oui, corrigeons, corrigeons ! », a immédiatement pris le mot dans son sens concret, réjoui de la possibilité de frapper à son tour son maître.
Arlequin n’entre donc pas dans la dimension sérieuse, morale, de l’expérience, qui, pour lui, reste un jeu, comme le prouve sa question à Iphicrate : « Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend ; cela est-il du jeu ? » Et, dans ce jeu, il ne voit d’abord qu’une imitation naïve de la relation habituelle de son maître avec lui : sa déclaration, « il n’a qu’à être bien obéissant, j’aurai mille bontés pour lui. », qui parle de son maître comme d’un enfant, adopte le même paternalisme que celui d'Iphicrate envers lui.
La colère d'Iphicrate : mise en scène de Benjamin Strehler
CONCLUSION
Cette scène joue sur un double registre.
À travers les réactions comiques d’Arlequin, Marivaux diminue la portée sociale de son utopie : il ne s’agit que de « corriger », selon la formule bien connue pour la comédie, « castigat mores ridendo », pas de revendiquer, comme le font bien des philosophes des Lumières, et encore moins de renverser l’ordre social. Marivaux s’inscrit ainsi dans la lignée de Molière : pensons à Scapin, frappant son maître dans un sac.
Cependant, à travers les interventions de Trivelin, le ton se fait plus sérieux, car il y a alors une véritable explicitation des rapports sociaux, une volonté plus marquée de les améliorer. C’est pourquoi, vu la difficulté d’effectuer une telle amélioration, Trivelin reste présent jusqu’à la scène 5 pour accompagner les premiers pas, à la fois du maître mais aussi du serviteur. Il ne réapparaîtra ensuite que dans la scène 11 pour tirer une conclusion.
Scène 3, de "Il faut que ceci..." à "... pour à présent." : le portrait d'Euphrosine
Pour lire l'extrait
Après avoir exposé les règles de l’île des esclaves aux deux couples qui y sont arrivés après un naufrage, Iphicrate et son valet Arlequin, Euphrosine et sa suivante, Cléanthis, Trivelin lance, dans la scène III, cette « thérapie » qui met en œuvre l’inversion des rôles avec les deux femmes.
Le début de la scène III montre la révolte d’Euphrosine, mais aussi le désir de vengeance de Cléanthis, dont la parole se libère.
LE PORTRAIT SATIRIQUE
Demandé par Trivelin, le « portrait » d’Euphrosine procède du général au particulier. Les trois premières tirades de Cléanthis, en effet, dépeignent le comportement de sa maîtresse au présent, ce qui en fait une vérité générale et sous-entend la fréquence. Puis, elle raconte deux cas particuliers, « un soir » avec un « cavalier », et « un jour » avec une ruse de Cléanthis.
Le portrait repose sur trois adjectifs, introduits par Trivelin, « Vaine, minaudière et coquette », suivis d’une question, « Cela la regarde-t-il ? », repris en écho par Cléanthis : « Vaine, minaudière et coquette Vaine, minaudière et coquette, si cela la regarde ? »
« vaine »
Marivaux, par cet adjectif, reprend le défaut souligné par tous les moralistes du XVII° siècle : l’amour-propre, forme de culte narcissique du « moi », posé ici sous deux optiques : « c’est vanité muette, contente ou fâchée ». La suppression de l’article défini dans cette formule identifie directement Euphrosine à son défaut, puis les deux adjectifs soulignent les deux réactions du « moi » : la « vanité » est « contente », quand le « moi » se sent valorisé, flatté, elle est « fâchée » quand il se sent inférieur, blessé même. Ces deux cas sont repris successivement, à travers deux situations antithétiques : « Madame se lève, a-t-elle bien dormi […] » et « Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? »
Nicolas Régnier, Jeune femme à sa toilette, ou vanité, 1626. Huile sur toile. Musée des Beaux Arts, Lyon
Un monde de l'apparence
Est mise en valeur, dans les deux cas, l’importance de l’apparence, de l’extérieur : c’est elle qui détermine le comportement, les réactions psychologiques. Marivaux dépeint ainsi une société qui est comme une scène de théâtre, on y joue un rôle sous le regard d’autrui, on s’y donne en spectacle. D’où la place prise par le regard, montrée en symétrie antithétique :
Dans le cas positif, le portrait, « Madame verra du monde », « son visage peut de manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n’y a qu’à le promener hardiment », outre la répétition du verbe « voir », traduit une étrange dissociation entre la personne et son « visage » : il devient ainsi une sorte de masque endossé pour jouer un rôle sur la scène du monde.
Dans le cas négatif, l’insistance est marquée par la répétition, « qu’on m’apporte un miroir », « on se mire », et, là encore, tout repose sur l’apparence : « on éprouve son visage », « il faut envelopper ce visage-là ». La personne va alors se cacher : « du moins fera-t-il sombre dans la chambre. » La question formulée par Cléanthis, « que va-t-on penser du visage de Madame ? », révèle que seul compte le regard d’autrui.
Venant du latin « vanus », signifiant « vide », ce premier adjectif se charge alors d’un second sens, à connotation religieuse. Il exprime le néant d’une personne, ici parce qu’elle est dépourvue de toute existence intérieure. Le « miroir » devient le premier juge de soi-même, mais toujours dans l’idée que les autres ne jugeront que sur ce qu’on leur montre. C’est donc toute la société mondaine que Marivaux, lui-même homme de salon, englobe dans cette « vanité ».
Michel Barthélémy Ollivier, Le Thé à l’anglaise servi dans le salon des quatre-glaces au Palais du Temple à Paris en 1764, 1766. Huile sur toile, 53 x 68
La flatterie
La conséquence de cette « vanité » est l’extrême sensibilité à la flatterie, que souligne le second exemple, la ruse de Cléanthis, à nouveau par une symétrie antithétique.
Quand elle parle de sa maîtresse avec un superlatif, comme d’« une des plus belles femmes du monde », l’exclamation montre que ce compliment, qui porte sur son physique, est récompensé : « Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ! »
En revanche, quand le compliment devient « Madame était une femme très raisonnable », c’est-à-dire se déplace sur l’esprit, la vie intérieure, aucune récompense : « je n’eus rien ».
Le seul souci d’Euphrosine est donc bien celui de « paraître », et cet amour de soi, superficiel, la rend incapable de se méfier de l’hypocrisie qui peut régner autour d’elle.
« minaudière »
Le dictionnaire définit cet adjectif, le plus souvent employé au féminin, comme l’attitude d’une femme qui « fait des mines », c’est-à-dire prend des poses, adopte des manières affectée pour séduire, ce qui implique aussi un art de feindre. Puisque le « moi » se donne en spectacle, il peut, comme le fait un acteur, changer de costume, se métamorphoser, porter tel ou tel masque, adapter son jeu. C’est une forme de plasticité du « moi », qui perd tout naturel : il se construit, il répète son rôle, ce que met en évidence le portrait : « on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit », « il faut envelopper ce visage-là ». Il s’agit d’un véritable travail d’actrice , de mise en scène de soi-même, auquel tout le corps contribue, à partir des yeux, « et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. » Tout n’est, en fait, que mensonge, et comment ne pas se souvenir ici de l’anecdote personnelle que Marivaux raconte dans la première feuille du Spectateur français, en 1721, la révélation que la jeune fille, si gracieuse, dont il est amoureux, travaille ses poses devant son miroir.
Pour lire l'extrait du Spectateur français
« coquette »
Cet adjectif est très péjoratif si on se réfère à son origine, le verbe « coqueter », qui renvoie à l’attitude du coq qui se pavane pour séduire les poules. Une « coquette » est donc une femme prête à tout pour séduire un homme, et d’abord en mettant en valeur son apparence extérieure.
Ici, la coquetterie d’Euphrosine porte sur deux éléments.
L’habillement
C’est d’abord l’habillement, telles les plumes, les ailes du coq, qui participe à cette coquetterie, d’où la métaphore militaire reproduisant le cri d’Euphrosine, « vite, sur les armes, la journée sera glorieuse. Qu’on m’habille ! » Le soldat se prépare au combat, ou, inversement, au repos : « nous n’aurons que du négligé. » La coquette joue avec son habillement, comme l’actrice avec son accessoire, « les gants », utilisé pour séduire le « cavalier ». Cela ressemble à une petite comédie : « ôtant vos gants sous prétexte de m’en demander d’autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit ; il la prit, il la baisa ». Et l’objectif initial, nettement démasqué par Cléanthis, « vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien », est atteint car le cavalier tombe dans le piège, ce que met en valeur le rythme ternaire rapide.
Le langage
Ensuite, toujours comme l’acteur, il faut travailler son langage, pour bien tenir son rôle, ce que Cléanthis indique, dès le début du portrait, par les oppositions et l’énumération qui relie le langage, ou son absence, aux variations psychologiques : « Madame se tait, Madame parle », « silence, discours », « vanité muette, contente ou fâchée ; c’est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse ». Comme tout est artificiel, c’est ce qui explique que Cléanthis entreprenne de traduire ses discours : « Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, Madame ; j’ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n’ai fermé l’œil ; je n’ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n’est point moi, au moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd’hui ; attendez que j’aie dormi. » Elle met aussi en lumière le double langage : « vous parliez d’une femme qu’il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous ; elle a les yeux petits, mais très doux », une feinte car, derrière l’éloge de sa rivale, se cache une critique, puisqu’elle ne cherche, en réalité, qu’à attirer l’hommage sur soi-même.
Le portrait fait par Cléanthis, ici porte-parole de Marivaux, observateur de son temps, constitue une mise à nu : le masque du statut social est enlevé. Le théâtre, monde de l’illusion permet, finalement, de dire l’illusion véritable des comportements, de montrer donc leur vérité profonde.
L. Kratké, illustration pour Son Altesse la Femme d’Octave Uzanne, 1885
LE « JEU » THÉÂTRAL
Dans la « mise en abyme » générale, que permet l’inversion des rôles dans cette île, cette scène constitue elle-même une « mise en abyme », avec cette suite de petites scènes qui s’insèrent pour composer le portrait d’Euphrosine, brossé par Cléanthis, actrice qui joue avec brio Cléanthis. Le public, lui, est triple : outre les spectateurs de la comédie, il y a Trivelin, à la fois metteur en scène et spectateur, et Euphrosine, qui devient spectatrice d’elle-même.
Le rôle de Trivelin
Il affirme son rôle de metteur en scène par les ordres qu’il lance : « Il faut que ceci ait son cours ». Il crée même une forme de complicité avec son actrice par l’emploi du « nous » dans ses impératifs : « Allons, commençons », « détaillons un peu cela ». Ce sont ses questions, ses suggestions aussi, qui guident les développements de Cléanthis.
Trivelin, metteur en scène : mise en scène d'Arlette Allain, pour la troupe "Masques et Visages"
Mais il est aussi une sorte de « thérapeute », qui met en place la cure que doivent suivre les maîtres. Dans la scène II, il l'avait d’ailleurs expliqué : il s’agit de « vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades ». Comme un médecin, donc, il doit d’abord mesurer les symptômes de la maladie, en faisant « l’examen de son caractère ». Mais surtout, il doit conduire le malade à la guérison, c’est pourquoi il pose le remède, sur un rythme ternaire : « qu’elle se connaisse, qu’elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu’elle se corrige. » Notons que le remède s’appuie sur le mal, puisque la rougeur vient du sentiment de « honte », donc sur l’amour-propre blessé.
Enfin, il est, en dernier ressort, le juge, mais indulgent, car il tente d’atténuer la sévérité du jugement par ses encouragements : « consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez », « cela n’est fait que pour vous », « je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c’est bon signe, et j’en augure bien pour l’avenir », « Courage, Madame ; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle. »
Derrière lui, bien sûr, se cache Marivaux, observateur de sa société, mais qui ne cherche nullement à s’en exclure.
Les réactions d'Euphrosine
La situation d’épreuve, de souffrance vécue par Euphrosine à l’écoute de son portrait contredit son nom, dont l'étymologie grecque traduit la joie extrême, le plaisir : elle est une des trois Grâces de la mythologie grecque. Mais il est nécessaire que son amour-propre soit blessé pour qu’elle se corrige, et c’est ce que révèle la gradation de ses protestations.
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Elle commence en parlant « doucement », simplement avec une prière : « Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n’entende point ce qu’elle va dire. »
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Puis, elle se fait plus insistante, avec une interrogation négative qui souligne son espoir d’échapper à cette épreuve : « N’en voilà-t-il pas assez, Monsieur ? »
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Sa protestation devient plus forte, avec l’emploi du « je », même si elle reste encore atténuée par le conditionnel : « Je n’y saurais tenir. »
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Le douloureux aveu qui suit, « Je ne sais où j’en suis », traduit son égarement, la perte de soi et de la maîtrise du « moi ».
La cure s’achève sur sa révolte indignée, « Je ne puis en souffrir davantage », où le verbe prend son double sens : supporter, certes, mais aussi endurer une souffrance.
Cette cure a donc fonctionné, et c’est ce que Trivelin pressentait dès le début : « vous sentez, c’est bon signe, et j’en augure bien pour l’avenir. » Pour Marivaux, avant l’appel de la raison, il y a celui à « l’âme sensible ».
Le rôle de Cléanthis
L’étymologie grecque de son nom, alliance de « la gloire » et de « la fleur », l’éloigne des servantes habituelles dans la comédie, en la différenciant également d’Arlequin, personnage stéréotypé.
La parole libérée
Bien plus qu’Arlequin Cléanthis se réjouit de son nouveau rôle, et elle ne considère pas comme un simple jeu la liberté de parole qui lui est accordée, d’où son exclamation joyeuse, « Oh ! que cela est bien inventé ! », et ses injonctions redoublées : « Restez, restez », « Écoutez, écoutez ». On a l’impression, vu la longueur et le rythme de ses tirades, qu’elle ne s’arrêtera plus tant elle en a à dire. Trivelin qui est obligé de l’interrompre, « En voilà donc assez pour à présent », mais la scène se poursuit malgré cela…
Cette joie se manifeste aussi par son ironie moqueuse envers Euphrosine : « un peu de honte est bientôt passée », « Vous en êtes aux deux tiers ; et j’achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas. »
Une actrice de comédie
Face au sérieux de Trivelin et aux plaintes d’Euphrosine, c’est à travers Cléanthis que se maintient le registre comique de la scène. En l’absence de didascalies, il faut imaginer les gestes, les mimiques de l’actrice quand elle parodie le comportement de sa maîtresse, en reproduisant ses discours, rapportés directement en imitant jusqu’aux inflexions de voix de la « minaudière ». Le triple rôle qu’elle joue ainsi est une véritable performance : elle tient à la fois son rôle de servante, pour évoquer, par exemple, sa flatterie, « oh ! pour cela il faut l’avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde », celui de sa maîtresse, en faisant son portrait, et celui de ceux qui l’entourent, par exemple dans ce dialogue avec le « cavalier » : « vous parliez d’une femme qu’il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous ; elle a les yeux petits, mais très doux ; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s’y prit ; il vous offrit son cœur. À moi ? lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu’il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m’en demander d’autres. »
Affiche de la mise en scène d'Arlette Allain, pour la troupe "Masques et Visages"
Une revendication
Cependant, à travers Cléanthis s’exprime surtout la revendication de dignité des valets. Pour eux, dont l’existence est niée, la première exigence est bien de l’affirmer.
Ainsi, Cléanthis souligne leur fonction auprès des maîtres, des spectateurs, mais aptes à juger : « j’en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. » D’où le double sens du verbe « J’entendais ». Il rappelle aux maîtres que leurs serviteurs, toujours présents à leurs côtés, ne sont pas des objets, mais des personnes : « j’étais dans la chambre ; vous vous entreteniez bas ; mais j’ai l’oreille fine ». Mais il signifie surtout « comprendre », ce que prouve la traduction du discours hypocrite d’Euphrosine, « cela veut dire ». La conclusion exclamative de sa tirade généralise cette aptitude à juger des serviteurs : « J’entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d’une pénétration !… »
Après l’emploi du pronom « on », déjà méprisant (« on se mire, on éprouve son visage »), Cléanthis en arrive à une inversion, déniant à son tour toute valeur aux maîtres par son exclamation critique : « Oh ! ce sont de pauvres gens pour nous. » Ce vide intérieur permet à l’esclave de manipuler sa maîtresse, en soulignant sa naïveté : « Un jour qu’elle pouvait m’entendre, et qu’elle croyait que je ne m’en doutais pas, je parlais d’elle ». La servante peut alors tirer profit de sa maîtresse, qu’elle blâme directement, en lui refusant la raison dont elle-même est dotée : « J’essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh ! je n’eus rien, cela ne prit point ; et c’était bien fait, car je la flattais. »
Le revanche de la servante : une menace pour la maîtresse
CONCLUSION
La satire mise en scène révèle à quel point Marivaux, fréquentant les salons où les femmes affirment leur rôle, a su observer finement la psychologie féminine. À travers le portrait, grâce aux effets comiques qui soulignent les ridicules, il fait œuvre de moraliste, en s’en prenant, comme le veut la tradition, à ce défaut dominant qu’est l’amour-propre. Le personnage de Trivelin est, lui, chargé de traduire cette fonction cathartique du théâtre.
Cependant Marivaux est aussi sensible à l’injustice sociale et, derrière la satire individuelle d’une « coquette », « minaudière », il lance un avertissement collectif. Euphrosine, si « vaine », ne représente-t-elle pas cette société de la Régence, mondaine, où les privilégiés vivent en vase clos ? Cette société semble fragile, mue par sa seule frivolité, oubliant, cependant, qu’elle est exposée aux regards de ceux qu’elle juge inférieurs, mais qui sont, eux aussi, dotés de sentiments donc aptes à les juger.
Johannes Vermeer, Maîtresse et servante, 1666-1667. Huile sur toile, 90,1 x 78,4. Frick Collection, New York
Scène 6, de "Tenez, tenez..." à "... me l'a dit." : la parodie amoureuse
Pour lire l'extrait
Après avoir exposé les règles de l’île des esclaves aux deux couples qui y sont arrivés après un naufrage, Iphicrate et son valet Arlequin, Euphrosine et sa suivante, Cléanthis, Trivelin, le magistrat de l’île, a accompagné cette « thérapie » qui met en œuvre l’inversion des rôles, d’abord avec les deux femmes, puis avec les deux hommes. Puis, il s’efface, pour laisser nouveaux serviteurs et anciens maîtres poursuivre l’expérience. La scène 6 marque l’apogée de la comédie : c’est à nouveau une mise en abyme, du théâtre dans le théâtre, puisque, en présence d’Iphicrate et d’Euphrosine, Cléanthis et Arlequin les imitent dans une scène de séduction amoureuse. Quel est l’enjeu dramatique de cette scène ?
Arlequin et Cléanthis : la séduction amoureuse
LA PARODIE
Une parodie est une imitation, mais elle a une fonction comique : il faut donc fournir au public les moyens d’identifier à la fois les points de ressemblances, mais aussi le décalage avec le discours initial.
L'imitation du discours amoureux
C’est le discours d’une classe sociale élégante et cultivée, celui du « grand monde », comme le dit Arlequin. Il doit donc en comporter les signes d’énonciation, à commencer par l’emploi du « vous » de politesse, et les apostrophes par « Madame » et « Monsieur », règle posée par Cléanthis : « il n’est plus question de familiarité domestique. »
Une mise en scène
Ce type de discours a des contenus stéréotypés, annoncés par Cléanthis, qui, escortant sa maîtresse, est plus au courant de ces codes imposés. Elle se charge donc de la mise en scène, dirigeant Arlequin, dans ses gestes et son langage : « promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi ». Le fond du discours de séduction, et même la gestuelle qui l’accompagne, comportent des obligations : « Allons, procédons noblement ; n’épargnez ni compliments ni révérences », ordonne Cléanthis. Mais Arlequin, à son tour, a observé son maître, dont il sait imiter la gestuelle en « se mettant à genoux », comme le signale la didascalie, et en guidant Cléanthis : « N’épargnez point les mines. »
Les "mines" de Cléanthis : mise en scène de Jean-Pierre Drouin
Cette mise en scène repose sur le respect des bienséances : face au discours amoureux, la femme doit adopter un comportement, lui aussi convenu, que reproduit son langage.
La femme ne peut montrer qu’un discours de séduction lui plaît, encore moins se réjouir des compliments adressés : ce serait interprété comme un manque de vertu. Il lui faut donc jouer l’offensée, feindre la fâcherie : « mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments. »
Elle doit aussi manifester sa gêne, accentuer donc son émotion, son trouble. C’est l’effet produit par la réplique où elle multiplie de courtes phrases, fortement modalisées par les impératifs, les questions qui n’attendent pas de réponse, et l’exclamation finale : « Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d’affaire ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu’on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange ! » L’emploi du pronom indéfini « on » est aussi un indice de cette prétendue gêne, traduisant un recul feint devant l’aveu.
La langage précieux
Depuis le XVIIème siècle, la Préciosité, privilégiant le thème de l’amour et afin d’en approfondir l’analyse psychologique, a recherché une perfection formelle du langage. Or, le dialogue entre Cléanthis et Arlequin présente bien des caractéristiques propres au langage précieux, à commencer par le recours aux métaphores qui produit un langage à la fois imagé, mais aussi jouant sur l’abstraction, comme le fait Arlequin dans sa question en relançant l’adjectif « tendre », « le moyen de n’être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? », formule relevée par Cléanthis : « Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. » Arlequin reprend le vocabulaire précieux, « Faut-il m’agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ? « Nous reconnaissons, dans ce passage, le discours de l’amant passionné face à la dame toute-puissante, héritage de la fin’amor médiévale : « je vous dispense des compliments », lui impose Cléanthis, et Arlequin se plie à cet ordre : « Et moi, je vous remercie de vos dispenses. » Servante et valet ont donc parfaitement saisi les codes de ce langage précieux, un langage convenu, donc artificiel.
Les ruptures comiques
Les écarts viennent d’Arlequin, mais ils sont signalés par Cléanthis, comme le ferait un metteur en scène face à un acteur qui joue mal.
Il y a d’abord des failles dans le langage, par exemple le juron « Palsambleu », manque total de dignité, ou les interjections familières, « Eh », « Oh ». Cela va jusqu’à l’erreur, par exemple, au lieu du noble terme pour qualifier la passion, « ma flamme », le ridicule pluriel « mes flammes », par contamination sans doute avec « mes feux ».
C’est ensuite la gestuelle qui trahit Arlequin, signalée par la didascalie : « À ce mot il saute de joie. », mais aussi par l’interprétation qu’en donne Arlequin, quittant alors son rôle pour devenir spectateur de lui-même : « c’est que je m’applaudis. » Le verbe choisi par Cléanthis pour formuler son reproche, « Qu’avez-vous donc, vous défigurez notre conversation ? », révèle bien, par sa formation, « dé-figurer », qu’il brise la « figuration », le rôle joué. Enfin, la rupture dans le sérieux du discours amoureux est accomplie avec la didascalie « riant à genoux » qui introduit le commentaire d’Arlequin : « Nous sommes aussi bouffons que nos patrons. » Arlequin retrouve ici sa propre personnalité, et la parodie se trouve, par cette comparaison, totalement démasquée.
Arlequin, à genoux
Ce rapide dialogue donne un exemple du badinage amoureux si fréquent dans les comédies de Marivaux, qui a fait naître le terme « marivaudage ».
UNE MISE À L’ÉPREUVE
Ce type de scène se retrouve souvent dans le théâtre de Marivaux : le duo amoureux de deux serviteurs, portant le costume de leurs maîtres, une scène comique donc, mais qui, ici joue un autre rôle car les deux serviteurs savent très bien qui ils sont, et les maîtres sont présents.
Le dévoilement
Il s’agit d’expérimenter, mais sans Trivelin comme modérateur, le portrait que Cléanthis a fait de sa maîtresse dans la scène 3, la qualifiant de « minaudière ». Arlequin le lui demande d’ailleurs : « N’épargnez point les mines ». Il s’agit donc bien, de construire une mise en scène afin de montrer que, dans le monde des maîtres, des privilégiés, seul règne le « paraître », tout y est faux, calculé : « promenons-nous de cette manière », « vous ferez adroitement ».
Mais cette mise en scène ne serait pas complète sans une inversion complète. Il faut donc, parallèlement, ôter aux deux maîtres leur identité propre, leur infliger le même mépris, la même humiliation que ce qu’ils infligent incessamment à leurs serviteurs. Cet objectif est posé d’emblée par Arlequin, « pour nous moquer de nos patrons », qui imite ce mépris dans sa question : « Garderons-nous nos gens ? » La réaction de Cléanthis, « Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ? c’est notre suite ; qu’ils s’éloignent seulement », traduit, en effet, l’indifférence manifestée envers ceux qui se retrouvent réduits au rôle de spectateurs muets : on peut parler devant eux, on ne les considère pas comme des humains.
Euphrosine et Iphicrate, spectateurs muets de la scène parodique
Mais, en même temps, elle formule l’aveu, déjà exprimé par Iphicrate dans la scène 1, que le maître ne peut « être » en tant que tel que par la présence de ses serviteurs, que c’est donc d’eux qu’ils tirent leur statut. L’ordre d’Arlequin, « Qu’on se retire à dix pas », confirme ce mépris par ce pronom « indéfini », qui nie la personne d’Iphicrate, de même que la réaction affligée mentionnée dans la didascalie : « Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur. »
La scène conduit donc, logiquement, à une inversion, non plus des seuls costumes mais des valeurs, dans la comparaison faite par Arlequin : « nous sommes aussi bouffons qu’eux, mais nous sommes plus sages. » Les serviteurs sont capables de prendre du recul, pour rire d’eux-mêmes.
L'origine des conditions
Mais au spectacle de cette caricature d’eux-mêmes, une seconde épreuve s’ajoute à l’humiliation des maîtres. Elle est suggérée par le jeu des regards indiqué dans la didascalie du début, « Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine », qui semble indiquer un intérêt de chacun des serviteurs, respectivement séduits par la maîtresse et le maître.
La séduction transgressive d'Euphrosine par Arlequin : mise en scène de Jean-Pierre Drouin
Cela se trouve confirmé par la question posée par Arlequin à la fin de la scène. Au moment où Cléanthis lui demande « Et vous m’aimez-vous ? », il rétorque : « J’y allais aussi, quand il m’est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin ? » La réponse de Cléanthis et sa question, en écho, « Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante ? » introduit ce qui est une véritable transgression de l’ordre social au XVIIIème siècle, aimer en dehors de sa condition : « Voilà ce que c’est, tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante. », « Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond », insiste Cléanthis, puis, à son tout Arlequin : « Ils n’ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d’excellents partis pour eux. » Ils nient ainsi la valeur de la naissance pour la remplacer, avec l’adverbe « mieux », par les qualités morales et par la force de la raison.
Mais une différence s’observe aussitôt. Arlequin pose cette idée à nouveau comme une sorte de jeu, un défi à surmonter : « Nous sommes assez forts pour soutenir cela. ». Cléanthis, en revanche, se place sur un autre plan, en posant une question laissée ici sans réponse : « mais enfin me voilà dame et maîtresse d’aussi bon jeu qu’une autre ; je la suis par hasard ; n’est-ce pas le hasard qui fait tout ? » Marivaux reste prudent ici, en suggérant que la noblesse serait affaire de « hasard », et non pas de mérite. Mais aussitôt, il atténue cette pensée par l’idée que le critère physique suffirait pour en juger : « J’ai même un visage de condition ; tout le monde me l’a dit. » Cléanthis s’affirme ici beaucoup plus vindicative qu’Arlequin.
CONCLUSION
Par cette scène de parodie Marivaux perturbe le monde réel auquel son public est habitué. Il le conduit à prendre du recul, à voir d’un autre œil les « inférieurs » qui l’entoure, à se voir sous un autre œil. Mais, par cette dénonciation des ridicules et des abus, il fait surtout œuvre de moraliste, et rejoint par là le rôle traditionnellement accordé à la comédie, car sa remise en cause reste limitée. Quand le serviteur tente d’imiter le maîtres, il devient, lui aussi, ridicule. Les failles dans l’imitation, les ruptures comiques, confirment, en fait, le maître dans sa supériorité, il peut donc rire, car la caricature est tellement forcée qu’il ne se reconnaît pas.
Notons cependant que, par son insistance sur la lucidité, la Raison et la sensibilité, il rejoint aussi le courant des Lumières.
Scène 10, de "Ah ! ma chère Cléanthis..." à la fin : de la colère à la réconciliation
Pour lire l'extrait
Dans L’Île des esclaves, l’inversion des rôles entre les maîtres, Iphicrate et Euphrosine, et les serviteurs, Arlequin et Cléanthis, a offert à ceux-ci, d’abord sous le contrôle du magistrat de l’île, Trivelin, puis seuls, la liberté de parole. Ainsi, les maîtres se sont vus imités, caricaturés, critiqués par des serviteurs qui ne les ont pas épargnés. Une faille dans cette liberté est cependant introduite, quand la transgression est poussée jusqu’à donner à Arlequin l’audace de tenter de séduire Euphrosine : la douleur d’Euphrosine attendrit Arlequin, qui en « perd[…] la parle. »
Face à son maître, devant le reproche d’« ingratitude » qu’il formule dans la scène 9, cet attendrissement se poursuit, et Arlequin finit par lui accorder son pardon : il lui rend son habit, donc son statut. Que fera alors Cléanthis ? Accordera-t-elle le même pardon à Euphrosine ?
LE RÉQUISITOIRE DE CLÉANTHIS
Arlequin a accepté très rapidement de pardonner à son maître, avant même que celui-ci ne reconnaisse ses torts, mais Cléanthis, au début de la scène, s’étonne de ce « pardon », et se montre plus sévère que lui, comme elle l’a été d’ailleurs dans toute la pièce, résistant à l’exhortation d’imiter son exemple. Elle se lance alors dans une violente tirade critique.
La violence du discours
Dans cette tirade, Marivaux met en œuvre, contre la/les destinataire/s, tous les procédés du registre polémique.
Les modalités expressives
Les exclamations, soutenues par des interjections, se multiplient pour renforcer ses reproches : « Ah ! vraiment, nous y voilà… », « Ah ! nous y voici. », et « Fi ! que cela est vilain… », qui témoigne de son mépris pour les maîtres. Elle emploie aussi, pour conclure, des impératifs, fortement ironiques, dans une volonté évidente de les rabaisser : « Estimez-vous à cette heure, faites les superbes […] ! Allez ! vous devriez rougir de honte. » Au cœur de la tirade, les rapides interrogations rhétoriques, qui interpellent les maîtres, sous le masque d’une feinte politesse, « que faut-il être, s’il vous plaît ? », constituent le sommet de son réquisitoire.
Le lexique péjoratif
Les mots choisis par Cléanthis témoignent de son ironie. Par exemple dans son cri de mépris, « que cela est vilain », le terme est à prendre dans son sens originel : le « vilain » est, au moyen âge, un paysan, censé alors avoir une âme basse. Quant à son interpellation, « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? », elle exprime une antiphrase, d’autant plus forte que Cléanthis ne s’en prend pas à sa seule maîtresse.
Le rythme des phrases
Comme elle l’avait fait dans la scène 3, la colère de Cléanthis, à qui l’inversion a redonné le droit le parler, l’emporte dans un flux de parole qui semble ne pas pouvoir s’arrêter. Notons, par exemple, la répétition des présentatifs, « nous y voilà », repris dans la phrase suivante, « Voilà… », puis par « nous y voici », enfin en anaphore, à trois reprises. De même, elle recourt à l’énumération, avec une éloquence marquée par un rythme ternaire, « de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés », ou avec encore plus d’ampleur : « qui nous qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui vous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. »
Cette tirade représente l’ultime liberté de parole, et Cléanthis entend bien profiter de cette « saturnale », qui lui permet de régler ses comptes, et, à Marivaux, de se faire le procureur des abus de sa société.
La colère de Cléanthis
Leur comportement
Nous retrouvons ici les attaques qui ont ponctué la pièce, à commencer par la vanité excessive des maîtres : « ils font les fiers », « les superbes », « les glorieux ». De ce fait, ils manifestent un mépris total envers ceux qu’ils considèrent comme leurs inférieurs, ce qu'accentue la comparaison expressive : « qui nous regardent comme des vers de terre ». Ils vont jusqu’aux mauvais traitements, idée répétée : « maltraités », à la fin du réquisitoire, reprend « qui nous maltraitent » au début.
Une noblesse contestée
Mais Marivaux va plus loin, en posant une question audacieuse : d’où vient la noblesse ? Sa réponse rejette deux des critères habituellement posés.
Il conteste d’abord qu’elle vienne de la richesse, « de l’or, de l’argent » : « que faut-il être s’il vous plaît ? Riche ? non ». Marivaux vit, en effet, à une époque où, à la noblesse traditionnelle, riche de ses terres, s’est ajoutée une nouvelle noblesse, car la ruine du trésor public à la fin du règne de Louis XIV, alors même que les guerres exigeaient de l’argent, a conduit à multiplier l’achat des titres de noblesse.
Il nie également le fait de fonder la noblesse sur les « dignités », c’est-à-dire les titres, les charges honorifiques, les privilèges accordés par la naissance dont la comédie a donné un exemple quand Trivelin a remis l’épée d’Iphicrate à Arlequin
La colère de Cléanthis : mise en scène par la Compagnie "Les Affamés", 2016
Ce sont, aux yeux de Marivaux, autant d’éléments extérieurs, qui ne révèlent pas l’essence de l’être, d’autant moins valables qu’ils s’achètent. Rappelons que le nom d’origine de Marivaux est Pierre Carlet, et qu’il n’ajoutera que bien plus tard les particules « de Chamblain de Marivaux », peut-être à partir de terres achetées par son père… Faut-il déjà lire, dans ce réquisitoire, la revendication qui va, au cours du XVIIIème siècle, se développer dans la bourgeoisie, réclamant une reconnaissance du mérite ?
LES VALEURS PRÔNÉES
Par contrepoint, Marivaux nous rappelle que, traditionnellement, la noblesse relevait de la chevalerie, qui imposait des valeurs, à la fois de respect et de fidélité vis-à-vis de son suzerain et de protection accordées aux inférieurs : elle devait précisément donner « l’exemple » d’un comportement moral, terme répété par Cléanthis.
Mais c’est en homme du XVIIIème siècle qu’il affirme des valeurs fondatrices, avec une énumération insistante : « Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu’il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu’un homme est plus qu’un autre. »
Renaud, dessin de La déesse Raison promenée dans les rues de Paris, le 20 brumaire an II. Gravure sur bois in J. Janin, La Révolution française, 1862
La raison
Tout le discours de Cléanthis est un appel à la raison, fondé sur un jeu d’oppositions : la comparaison des mérites respectifs des maîtres et des serviteurs tourne nettement à l’avantage de ces derniers.
Ainsi, à l’énumération critique des maîtres, « Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui vous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre », répond l’hyperbole qui valorise les esclaves : « et puis, qui sont trop heureux dans l’occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux. », notion d’honnêteté qu’elle renverra ironiquement contre ses maîtres, « Messieurs les honnêtes gens du monde ». C’est cette comparaison qui ressort du jeu des pronoms « nous » et « vous » dans l’interrogation qui lance la destruction des privilèges de la noblesse : « Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions pas d’autre mérite que cela pour vous ? »
Le parallélisme lexical et syntaxique de sa conclusion souligne cette opposition, qui fait passer les « beaux exemples », le mérite réel, du côté de ceux jugés inférieurs : « de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. »
C’est Arlequin qui conclut cette comparaison, en apportant la réponse « raisonnable », par la double négation : « soyons bonnes gens, sans le reprocher, faisons du bien sans dire d’injures. » Les reproches, les « injures », ne les conduiraient-ils pas à adopter le comportement que, précisément, ils reprochent aux maîtres ? Cette même conclusion est reprise, mais avec un reste d’agressivité, dans la dernière réplique de Cléanthis : «Si vous m’avez fait souffrir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose. »
La vertu
Ce terme, à connotation morale, renvoie au « mérite », terme répété par Cléanthis, et se trouve ici associé au « cœur bon », c’est-à-dire à « l’âme sensible ». Après le développement philosophique du cartésianisme, qui impose la rigueur du raisonnement, et fonde le développement de l’être sur la connaissance rationnelle du monde, la Régence fait naître une nouvelle pensée, qui n’est pas étrangère aux théories de l’anglais Locke, reprises et développées par Condillac, qui fonde l’entendement humain, non plus sur la seule raison, mais d’abord sur les sensations qui, combinées, conduisent aux idées. Or, le goût du plaisir de la Régence, la volonté de trouver le bonheur « hic et nunc », conduit à affirmer la sensibilité, ce qui ne fait que s’amplifier au cours du XVIIIème siècle : le sentiment, le « cœur bon », « la vertu » deviennent le guide de l’homme.
Or, ce champ lexical parcourt le réquisitoire de Cléanthis, « Il s’agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être […] ? », « qui ont aujourd’hui pitié de vous », et elle conclut par une injonction clairement morale : « vous devriez rougir de honte. » C’est ce que confirme Arlequin : « faisons du bien sans dire d’injures. Ils sont contrits d’avoir été méchants, cela fait qu’ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. »
Le Corrège, Allégorie de la Vertu, 1525-1530. Détrempe, 142 x 86. Musée du Louvre
La réconciliation générale : mise en scène par la Compagnie "Les Affamés", 2016
Cette exaltation de la sensibilité conduit au final larmoyant de cette scène. La déclaration d’Iphicrate, « Vous m’en voyez pénétré », révèle que le pardon que lui a accordé son valet a touché son cœur. Après le réquisitoire, si sévère, Marivaux inverse l’atmosphère, le repentir et l’attendrissement deviennent généraux : tous sont émus. Cléanthis laisse couler ses larmes « Il est vrai que je pleure », tout comme Arlequin, « pleurant », et la didascalie « tristement » donne le ton du repentir d’Euphrosine, « Ma chère Cléanthis, j’ai abusé de l’autorité que j’avais sur toi, je l’avoue. »
Cependant, là où Arlequin surenchérit, « Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel ! », « Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu’elle », Cléanthis se montre encore réticente. Sa douleur laisse, en effet, percer un reproche dans sa question : « Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? » Son « je veux bien oublier tout » paraît peu convaincu, surtout que la dernière phrase suppose un doute sur le changement de comportement de sa maîtresse, « voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m’en faites encore, ce ne sera pas ma faute. », ce qui explique la dernière réplique où Euphrosine doit, à nouveau, affirmer le changement de son cœur : « La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. »
La scène se termine sur des embrassades générales, qui annoncent déjà les élans de « l’âme sensible », dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, tant vantés par Rousseau ou par Diderot, faisant l’éloge par exemple des tableaux de Greuze.
CONCLUSION
Cette scène apporte la preuve que l’expérience réalisée dans l’île a pleinement réussi. En se libérant, la parole des esclaves a porté ses fruits : les maîtres ont pu être corrigés, car ils n’étaient pas fondamentalement mauvais. C’est là l’optimisme d’un Marivaux moraliste, imprégné d’une morale chrétienne que traduisent d’ailleurs le thème du pardon, mis en scène ici, l’idée de « charité, et même la gestuelle, le fait de se mettre « à genoux »…
La scène confirme le rôle accordé à Cléanthis, plus vindicative qu’Arlequin, qui accède moins facilement que lui au pardon, comme si Marivaux considérait que l’infériorité sociale de la femme, de manière générale, le fait de la juger d’abord sur son apparence, sur son physique, rendaient plus difficile l’acceptation de la différence de statut entre maîtresse et servante. C’est donc elle qu’il choisit comme porte-parole s’adressant directement à son public par son interpellation, « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ».
Cependant, il ne faudrait pas voir dans ce réquisitoire une remise en cause des privilèges de la naissance. En fait, Marivaux a introduit, dans cette comédie, un déséquilibre pour ramener un équilibre dans une société où il juge que le désordre s’est introduit. Il s’agit donc, pour lui, de rappeler à une noblesse décadente, à une nouvelle noblesse « d’argent », la morale initiale de la noblesse, traduite par la formule : « noblesse oblige ». La noblesse donne des droits, mais aussi des devoirs, à commencer par le respect de la dignité de tout homme qu’impose le christianisme, valeur sur laquelle le ciel jugera chacun. C’est ce qui donne son sens à la conclusion donnée par Trivelin dans le dénouement : « La différence des conditions n’est qu’une épreuve que les dieux font sur nous. »
Le retour à l'équilibre : mise en scène de Gerold Schumann