La représentation des injustices au théâtre : de l'antiquité au XX° siècle
Dans l'antiquité : de la soumission à la révolte
Aristophane, Les Cavaliers, 424 av. J.-C. : exposition
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INTRODUCTION
Cette comédie fut le premier succès d’Aristophane, et lui valut le premier prix lors du concours de l’année 424 av. J.-C. Il y exprime, en ridiculisant le démagogue et belliciste Cléon sous les traits du Paphlagonien, sa propre opinion opposée à la guerre qui déchire alors les cités rivales d’Athènes et Sparte.
Ce Paphlagonien s’est introduit grâce à ses flatteries dans la maison de Démos, où il règne en maître. Deux esclaves, Nicias et Démosthène, vont tenter de combattre cette influence nocive. Mais leur sera-t-il possible d’échapper à leur condition servile ?
Quelle image de la condition des esclaves, cette "exposition", en remplissant son rôle traditionnel, met-elle en place ?
UNE SCÈNE DE PRÉSENTATION
Ce début de pièce, qu’on nomme scène d’exposition dans le théâtre français, a pour rôle premier de présenter les enjeux de la pièce.
Le lieu est désigné dès le début de la pièce : « la maison de Démos ». En raison du sens premier du nom du maître, « démos » signifiant « le peuple », c’est la cité d’Athènes elle-même qu’Aristophane met en scène. Le qualificatif « nouvelle peste », appliqué péjorativement au Paphlagonien, pose immédiatement l’élément perturbateur : la pièce s’ouvre « in medias res », sur une situation de crise déjà commencée.
Cette crise est due à ce Paphlagonien, dont l’extrait brosse un portrait sévère. « Il s’est glissé dans la maison » suggère une façon insidieuse de s’emparer de l’esprit de son maître, tandis que le terme de « prince » qui le désigne montre un abus de pouvoir, puisqu’à l’origine il n’était qu’un esclave, prisonnier de guerre. Il en profite pour allier sournoiserie (« ses calomnies ») et violence contre ses pairs : « il ne cesse de rouer de coups les serviteurs ». Cela explique leur désir de trouver « quelque moyen de salut », mais aussi leur peur, marquée par le jeu de mots sur le « frottement de mains ».
Les deux esclaves, par leur nom, nous renvoient directement au contexte historique, puisque le démagogue, Cléon, soit le Paphlagonien, s’était approprié tout le mérite des victoires des deux généraux, Nicias et Démosthène. N’oublions pas que les acteurs grecs sont masqués, il était donc facile de permettre au public d’identifier rapidement ce que ces deux personnages représentaient. La scène les différencie peu : on peut imaginer que tous deux ont la même gestuelle en entrant en scène, puisque le texte précise ensuite « gémissons de concert », et les réunit dans l’expression de leur plainte. ».
Les Cavaliers, la Cie Autochtone, mise en scène de Loïc Puissant
Leur dialogue n’est, en fait, qu’un jeu, car tous deux savent bien quel est le « moyen de salut », la fuite, mais ils sont parfaitement conscients du risque qu’ils prendraient alors : la fuite est considérée comme une révolte, et le châtiment peut être terrible : « les plus légers frottements de mains emportent la peau. Les esclaves peuvent aussi être envoyés dans les mines, où leur durée de vie est alors très réduite. Ainsi ils sont réticents devant le seul fait de formuler cette idée à haute voix : « NICIAS. – Mais quel moyen ? Dis-le moi. DÉMOSTHÈNE. – Dis-le plutôt, afin qu’il n’y ait pas de dispute. » D’ailleurs, la formule « chant de départ » précède le jeu sur « détalons ». C’est donc d’abord leur peur qui les rassemble.
UNE SCÈNE COMIQUE
Le châtiment de l'esclave : le fouet
En même temps, la scène d’exposition donne le ton de l’œuvre, et doit immédiatement séduire le public en retenant son attention.
Ici, toutes les formes de comique sont présentes. Il faut, en effet, même si les pièces antiques restent encore fort statiques, imaginer la gestuelle des deux esclaves, signe des coups reçus, voire leur démarche pour imiter leur souffrance, signalée par les exclamations du début, et la récurrence du terme « malheur ».
Deux esclaves dans la comédie
Le comique de langage se reconnaît de même dans la parodie du registre tragique avec l’interjection du début, « Iattataex ! », les malédictions lancées contre le Paphlagonien, le champ lexical (« gémissons », « plaintes », « pleurer ») et l’allusion à l’auteur tragique Euripide par le néologisme « euripidesquement » et la mention du « cerfeuil », ironie à partir de la mère de ce dernier, dont on disait qu’elle avait vendu des légumes au marché. En même temps Aristophane en profite pour se moquer de ce dramaturge auquel il reproche d’avoir rabaissé la noblesse de la tragédie en montrant sur scène des héros en haillons. Pourquoi deux esclaves ne deviendraient-ils pas alors des héros tragiques, eux aussi ? Ajoutons à cela le jeu de mots fondé sur le rapprochement de « Dette » et de l’impératif « Allons », lui aussi soutenu certainement par un jeu de scène.
Enfin, le caractère même de ces deux personnages est comique, déjà par le renchérissement de la peur de l’un à l’autre. Mais le public rira aussi du raisonnement absurde de Nicias pour asseoir sa croyance en l’existence des dieux : « Parce que je suis en haine des dieux. N’est-ce pas juste ? »
Cette présentation crée également un horizon d’attente en raison de la peur exprimée par les deux esclaves : « j’ai peur que ce ne soit pour ma peau un mauvais présage ». Parviendront-ils à démasquer les agissements de leur ennemi ? De plus, avec la modalité impérative, « considérons autre chose », le public pressent la mise au point d’un piège pour perdre le Paphlagonien. Il attend donc de savoir si les deux esclaves pourront triompher.
Version intégrale des Cavaliers,
CONCLUSION
Ce texte présente un triple intérêt. Il constitue une scène d’exposition traditionnelle, vivante grâce au dialogue et qui remplit parfaitement son rôle d’information et de séduction.
Il illustre aussi très bien la comédie d’Aristophane, avec son comique simple et sa dimension satirique, puisque, derrière les deux esclaves, le public reconnaît les personnages qui jouent un rôle dans la vie politique de la cité.
Il met enfin en place une première image du serviteur dans la littérature, montré à la fois comme un être exploité, brimé, mais aussi comme capable de ruse pour triompher de son maître, image qui deviendra traditionnelle, et que Molière, notamment, saura retrouver. Les deux esclaves vont voler les « oracles sacrés » du Paphlagonien, et vont ainsi découvrir le moyen de le vaincre. Seul un « marchand de boudins », disent ces oracles, aura ce pouvoir. Il ne leur restera plus qu’à trouver un charcutier pour mettre en marche la victoire.
Aristophane, Lysistrata, 411 av. J.-C. : un conflit
INTRODUCTION
La comédie, représentée en 411 av. J.-C., se rattache directement au contexte de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.), qui déchire les cités grecques.
Pour exprimer ses idées pacifistes, Aristophane imagine une situation originale : les femmes s’unissent, se barricadent sur l’Acropole dont elles ferment les portes, et prêtent serment de se refuser à leurs époux tant que ceux-ci n’auront pas signé la paix. La révolte est menée par Lysistrata, parfois nommée Victoire dans certaines traduction. Pour la ramener à la raison, c'est-à-dire à reconnaître la suprématie masculine, les hommes lui envoient le magistrat. Mais pourra-t-il mater la révolte ?
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Lysistrata, ou la grève des femmes
Quels rôles Aristophane assigne-t-il au conflit qui oppose les femmes aux hommes qui gouvernent ?
LE THÉÂTRE, IMAGE DE LA VIE POLITIQUE
Ce dialogue nous fait pénétrer dans la vie de la cité d’Athènes au V° siècle avant Jésus-Christ, considérée comme le berceau de la démocratie, notamment parce qu’elle accorde, depuis Solon et Dracon, une place essentielle aux lois : « décret », « résolution », terme récurrent. On note aussi le rappel du rôle dévolu à l’ « assemblée » du peuple, ou « ecclésia », débats sur les grandes questions de la cité, et vote, et c’est un « magistrat » qui est envoyé aux femmes pour résoudre la crise. Cependant, cette démocratie reste tout de même limitée, puisqu’en sont exclus non seulement les esclaves et les métèques, étrangers accueillis dans la cité, mais aussi les femmes : « vous ne nous permettiez pas d’ouvrir la bouche ».
Lysistrata, ou le refus de la guerre
La scène fait également allusion à la guerre du Péloponnèse, dont le coût est rappelé au début du texte, et aux « ambitieux » qui « suscitent continuellement de nouveaux troubles », parmi lesquels est cité Pisandre, un des membres du gouvernement des Quatre-Cents : « C'est pour avoir le moyen de voler que Pisandre, et tous les ambitieux, suscitent continuellement de nouveaux troubles. » Aristophane ne se prive guère, dans ses comédies, des attaques nominales, ou "ad hominem" ! C’est qu’il déplore qu’à la mort de Périclès, la cité soit tombée entre les mains des factions et des clans, cause de « désordres ». Ce pouvoir politique affaibli est en train de ruiner la démocratie même : c’est donc bien du « salut de la Grèce » qu’il est question dans ce dialogue.
L'IMAGE DES HOMMES
Le portrait du magistrat est nettement péjoratif, puisque sa colère est croissante, signalée par ses exclamations et ses questions indignées, et qu’il perd toute la dignité propre à ses fonctions. « Tu te fâches », souligne d’ailleurs ironiquement Lysistrata, et lui-même le reconnaît : « j’ai peine à me contenir, tant je suis en colère ». Son langage devient alors vulgaire, comme lorsqu’il lance « Croasse cela pour toi, la vieille », recourant aussi à l’insulte : « scélérate ». On comprend que l’homme exerce un pouvoir autoritaire, et qu’il reculera pas devant les coups pour obliger la femme à rentrer dans son rôle : « Il te serait arrivé mal de ne pas te taire », « Tisse ta toile, ou ta tête s’en ressentira longtemps ». C’est donc bien leur volonté de maintenir les femmes dans leur rôle subalterne qu’incarne ce personnage.
Lysistrata : des portraits satiriques
Mais, au-delà de ce seul personnage, le texte se livre à une violente critique politique, puisque Lysistrata accuse à la fois les gouvernants et les citoyens.
Aux premiers, elle reproche d’utiliser la guerre dans leur intérêt personnel, financier : « C’est pour avoir le moyen de voler que Pisandre et tous les ambitieux suscitent continuellement de nouveaux troubles ».
Mais les citoyens portent leur part de responsabilité, puisque, dans cette démocratie directe, ce sont eux qui votent les lois. Or ces lois sont définies, dans la réplique de Lysistrata comme des « résolutions funestes », c’est-à-dire étymologiquement causes de mort, formule répétée et reprise par le superlatif, « une résolution des plus mauvaises ».
Comme preuve de ses critiques, Lysistrata fait appel au discours rapporté, qui sous-entend que son jugement sur l’incapacité politique des hommes au pouvoir est largement partagé : « Est-ce qu’il n’y a plus d’hommes dans ce pays ? - Non, en vérité, il n’y en a plus, disait un autre. » Leur pouvoir, absolu et sans partage, puisqu’ils refusent même d’ « écouter [les] sages conseils » des femmes, conduit donc la Grèce entière à sa perte.
L'IMAGE DES FEMMES
La Grèce antique: la femme dans le gynécée
Elle est fondée sur un contraste entre la vision traditionnelle et la révolte que représente Lysistrata.
À Athènes, la femme vit dans le gynécée et se consacre aux tâches domestiques. C’est cette image traditionnelle que nous rappelle le texte : leur vie se déroule « au logis » surtout, et l’impératif, « tisse ta toile », employé dans le discours rapporté direct, est éloquent sur le peu de considération que leur accordent les hommes. Tout juste sont-elles bonnes à des occupations futiles ou ménagères. C’est cette même vision qu’inverse la dernière réplique, où Lysistrata ordonne au Commissaire : « file la laine, mange des fèves ». Cette place les maintient dans un comportement de soumission. Elles doivent, en effet, rester humbles et modestes devant leur époux, soucieuses de lui montrer un visage souriant : « cachant notre douleur sous un air riant ».
Ainsi Lysistrata insiste sur leur « modération exemplaire », et sur le silence longtemps gardé, par peur de représailles. En aucun cas la femme ne pourrait élever la voix, et son habillement est le signe même de cette obéissance : le « voile », mentionné à plusieurs reprises, la « ceinture » qui maintient la robe drapée, sont autant d’éléments qui empêchent la femme de se mouvoir en toute liberté. L’on perçoit tout le mépris envers les femmes dans la réplique finale du magistrat : « tu prétends me faire taire, toi, avec ton voile sur la tête ? J’aimerais mieux mourir. »
Cela tranche fortement avec les revendications qu’exprime l’héroïne dans le texte, fondées sur une image méliorative de la femme. Les femmes ont toutes les qualités requises pour gérer le trésor public : « nous l’administrerons nous-mêmes ». Face à l’objection du magistrat, l’argument de Lysistrata est sans appel : « N’est-ce pas nous qui administrons l’argent de nos maisons ? » Les femmes sont également capables de lucidité sur la situation du pays, et elles ont su « se réunir pour travailler de concert au salut de la Grèce », faisant ainsi preuve d’une sagesse dont les hommes sont dépourvus. Enfin, elles revendiquent le droit à la liberté d’expression, comme le souligne la question indignée de Lysistrata : « Comment, misérable ! il ne nous sera même pas permis de vous avertir [...] ? »
Lysistrata : la femme s'émancipe
La meneuse de la révolte
La scène conduit ainsi à une inversion comique de la situation, puisque non seulement Lysistrata ne cède pas, mais riposte, mot pour mot, à toutes les objections du magistrat, dans la première partie du dialogue, et, surtout, ridiculise son adversaire à la fin de la scène. Celui-ci, en effet, perd toute crédibilité en criant à la « tyrannie » alors que tout le texte a présenté les hommes eux-mêmes comme des « tyrans ». La citation d’Homère se retrouve elle aussi inversée, enfin l’on peut imaginer la mise en scène dans la dernière réplique, avec sa série d’impératifs, qui conduirait à un déguisement du magistrat en femme.
CONCLUSION
Ce texte présente ce que nous pouvons considérer comme une première revendication féministe. Il faudra encore bien des siècles, et bien des femmes jusqu’à la Déclaration des Droits de la femme et de la citoyenne, rédigée par Olympe de Gouges pendant la Révolution française, et bien des siècles pour que cet écrit théorique s’incarne concrètement dans des lois dites de « parité ». C’est ce sens que nous pouvons lui donner aujourd’hui, d’autant plus que certains écrivains ont repris l’idée d’Aristophane, tel Marivaux au XVIII° siècle dans son utopie, La Colonie.
Mais il convient de ne pas faire dire à Aristophane plus que ce qu’il dit, et de ne pas oublier que ce dialogue s’insère dans ce qui est d’abord une comédie. Aristophane, souvent très misogyne dans ses pièces, n’aurait certainement pas imaginé que les femmes de son temps puissent jouer un rôle politique. Il utilise plutôt ce subterfuge comique pour critiquer les hommes politiques de son époque, en suggérant que même des femmes pourraient gouverner mieux !
Térence, L'Andrienne, 166 av. J.-C. : scènes 2 et 3
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INTRODUCTION
Cette comédie, L'Andrienne, inspirée de deux pièces de l’auteur grec Ménandre et représentée en 166 av. J.-C., fut le premier succès de Térence alors soutenu par le puissant cercle cultivé des Scipion. L’intrigue de cette « palliata », nom donnée aux comédies dont les acteurs portent le manteau grec, le « pallium », reste traditionnelle : l’amour d’un jeune homme, Pamphile, pour une courtisane, est contrarié par son père, Simon, qui veut le marier à la fille de son vieil ami Chrémès. Mais ce dernier, qui a appris l’« infidélité » de Pamphile, rompt la promesse de mariage. Simon, sûr de sa puissance paternelle, entend bien contraindre son fils, et convaincre Chrémès de donner sa fille : il feint donc de tout ignorer et de préparer les noces comme prévu. Mais c’est sans compter sur l’esclave rusé, Dave, qui aide les amours de Pamphile…
Les personnages de L'Andrienne
Quelles relations entre le maître et l’esclave ce double passage représente-t-il ?
DEUX RUSÉS FACE À FACE
Nous observons d’abord la ruse du maître, surprenante car, dans la comédie traditionnelle, les vieillards sont le plus souvent naïfs, un peu sots, faciles à duper. Or, ce n’est pas le cas de celui-ci ! Les deux premiers échanges en aparté marquent, en effet, l’habile supériorité du maître, qui a tout « compris », et c’est lui qui surprend ici le discours de Dave, qui n’a pas conscience d’être écouté : « C’est notre maître ! Et moi qui ne l’avais pas aperçu ! » L’esclave reconnaît d’ailleurs l’habileté de son maître, en expliquant parfaitement sa feinte : « Il a voulu nous leurrer d’une fausse joie. [...] puis nous surprendre bayant aux corneilles, sans nous laisser le temps d’aviser à rompre le mariage. » On sent même toute son admiration dans l’exclamation adressée par un rusé à un autre rusé : « La belle malice ! » Nous retrouvons d’ailleurs cette admiration dans son monologue de la scène 3 : « il n’est pas facile de lui en faire accroire ».
Le manuscrit de L'Andrienne, illustré
Ce père a donc su faire preuve d’hypocrisie, d’un « calme imperturbable », en cachant soigneusement sa colère : « il n’en souffle mot à aucun de nous, et il n’en montre aucune aigreur ! » Cette hypocrisie va se poursuivre dans la première partie du dialogue, puisqu’il aborde Dave sur un ton familier, en se présentant d’abord comme un père soucieux du bonheur de son fils, ne souhaitant pas « outrepasser [s]es droits ». On a presque l’impression qu’il parle à son esclave comme à un égal, auquel il expliquerait ses fonctions de père, qui doit à présent marier son fils au mieux : « à dater de ce jour, il faut qu’il change de vie et prenne d’autres habitudes ». D’où le discours moralisateur qui généralise : « Tous ceux qui ont un amour en tête se révoltent à l’idée qu’on veut les marier. »
Mais cette bienveillance n’est qu’un masque, qui laisse percer l’autorité, puisqu’il emploie spontanément le verbe « j’exige », aussitôt transformé cependant en « je te prie », pour solliciter l’aide de son esclave : « le ramener dans la bonne voie ». Il s’agit bien, dans un premier temps, d’amadouer celui dont il se méfie, à juste titre.
Mais, face à lui, l’esclave n’est pas dupe ! Réalisant qu’il a été pris au piège et que son maître l’a entendu, Dave va s’employer à retourner la situation à son avantage. D’abord, il feint d’être surpris, et joue l’innocence dans ses questions : « Hein ! Qu’est-ce ? », « A propos de quoi ? » Puis il se réfugie dans des réponses évasives, pour tenter de détourner la conversation, « Le monde se soucie bien de cela, ma foi », « On le dit. », en feignant de ne pas se sentir concerné par la conversation : « Par Hercule, je ne comprends pas. », « Je suis Dave, et non Œdipe ». Contraint de plier face à son maître dans la seconde partie de la scène, le monologue lui fait retrouver son goût pour la ruse, puisqu’il s’exhorte lui-même à l’action : « ce n’est pas le moment de se croiser les bras et de s’endormir », « Si l’on ne prend pas les devants avec quelque bonne ruse, c’en est fait de moi ou de mon maître. » Mais l’esclave a-t-il un autre recours que d’être hypocrite s’il veut survivre ?
MAÎTRE ET ESCLAVE
Les esclaves de la comédie latine
À Rome, l’esclave est défini comme « res », « chose », certes « de genre vocal » pour le distinguer des biens mobiliers ou des bestiaux, mais une chose dépourvue de tout droit face à un maître tout-puissant. Et c’est bien cette puissance que manifeste Simon, par sa colère et ses menaces, déjà perceptibles dans les apartés du début : « Le bourreau ! comme il parle ! », « ce ne sera pas sans qu’il t’en cuise », avec une litote qui ne fait qu’amplifier l’idée des coups ici promis. Puis, il renonce à sa bienveillance hypocrite, et la menace se fait explicite et violente, avec un futur de certitude : « je te ferai rouer de coups, maître Dave, puis je te mettrai à la meule pour le reste de ta vie ». La menace est de taille !
Si les esclaves, au sein d’une maisonnée, peuvent mener une vie assez paisible, surtout s’ils sont nombreux pour assurer les tâches quotidiennes, il en va tout autrement pour les esclaves de l’État qui travaillent dans les mines ou dans les moulins, pour tourner la lourde pierre de « la meule », comme l’envisage Simon. Mal nourris, roués de coups, ils s’épuisent vite et ne survivent guère… Écoutons Apulée les évoquer dans Les Métamorphoses : « des êtres chétifs à l’épiderme tout zébré par les marques livide du fouet et dont le dos meurtri de coups était caché plutôt que protégé par un haillon rapiécé. » De plus, la menace est renforcée par la clause ajoutée, avec le redoublement verbal, façon de dire que ce châtiment ira jusqu’à la mort, puisque le maître n’ira, bien sûr, jamais se livrer à sa place : « et je m’engage, et m’oblige, si je t’en retire, à tourner moi-même la meule à ta place ». Enfin, les impératifs qui ferment le dialogue de la deuxième scène redoublent le danger couru : « n’agis pas à la légère, et ne viens pas dire que tu n’as pas été prévenu. Prends garde à toi. »
Site de Pompéi : les meules
L’esclave est d’ailleurs, malgré la désinvolture ironique dont il tente de faire preuve face à son maître, parfaitement conscient du risque qu’il court, comme en témoigne son monologue à la scène 3. On rira, certes, de cette parodie du dilemme tragique : « Que faire ? Je ne sais trop. Servir Pamphile ou obéir au vieux ? » Mais l’enjeu est parfaitement mesuré : « S’il m’y prend, je suis perdu. », « si la fantaisie lui en passe par la tête, il en prendra prétexte pour me précipiter, à tort ou à raison, à la meule. » L’esclave fait apparaître ici son peu de pouvoir, puisqu’il dépend d’un arbitraire total.
CONCLUSION
Le texte tire son intérêt de la double énonciation, caractéristique du théâtre, qui se manifeste à travers les apartés et le monologue. Ils aident à mieux cerner la personnalité des deux personnages, ici en conflit, et font progresser l’action en donnant aux plus faibles des armes contre les plus puissants socialement. Parallèlement, ils font du public un complice, entraîné dans le jeu de la tromperie : il sait ce que le personnage dupé ignore.
Mais ici les deux personnages semblent lutter à armes égales en matière d’hypocrisie, et cela accroît l’horizon d’attente. Si Dave parvient à empêcher le mariage qui risque de désespérer son jeune maître Pamphile, il aura, en tout cas, pris sa revanche contre son maître…
Ce que l’on découvre, chez Térence, c’est le fonds dans lequel puisera Molière, car Dave n’annonce-t-il pas déjà La Flèche, le valet qui aidera Cléante contre Harpagon dans L’Avare, ou Scapin face à Géronte ?
Tragédie et comédie au XVII° siècle
Pierre Corneille, Le Cid, 1636 : acte II, scène 2
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INTRODUCTION
Corneille emprunte son sujet à un drame espagnol, Las Macedades del Cid ( Les Enfances du Cid, 1618) de Guillén de Castro, qui, lui-même, avait repris le héros d’une chanson de geste datant du milieu du XII° siècle (La Chanson de Rodrigue), que le Romancero del Cid avait renouvelé sous la Renaissance. La pièce remporte immédiatement un grand succès, ce qui provoque la jalousie des rivaux de Corneille. Avec l’appui des théoriciens du classicisme, ils provoquent le conflit qu’on nomme la « Querelle du Cid ».
En avril 1637, Scudéry publie ses Observations sur Le Cid : il critique l’irrespect des règles d’unité, l’invraisemblance du sujet, non emprunté à l’Antiquité mais à l’Espagne (alors en guerre avec la France), l’irrespect des bienséances, notamment pour le personnage de Chimène… et accuse Corneille de plagiat. En juin, Richelieu lui-même exige qu’on fasse appel au jugement de l’Académie française, créée en 1635. En décembre 1637, un autre théoricien, Chapelain, publie les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, qui reprennent certaines des critiques de Scudéry, mais louent la force des passions et des pensées et lavent Corneille de tout reproche de plagiat. Richelieu scelle la fin de la « Querelle ». Mais Corneille, blessé, répond à ces critiques dans un « Avertissement », puis dans l’Examen du Cid, qui contient encore des justifications. Mais le succès public ne s'est jamais démenti : « En vain contre le Cid un ministre se ligue,/ Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue./ L’Académie en corps a beau le censurer,/ Le public révolté s’obstine à l’admirer. », déclare Boileau.
L’acte I présente la situation : Rodrigue et Chimène s’aiment. Mais un conflit éclate entre le père de Rodrigue, Don Diègue, et le père de Chimène, Don Gormas, qui lui reproche d’avoir été nommé par le roi gouverneur du prince de Castille. Don Gormas donne un soufflet à son adversaire. Trop faible pour se faire justice lui-même, il remet son épée à son fils pour qu’il assume sa vengeance. À l’issue d’un douloureux dilemme, Rodrigue décide de provoquer le comte Don Gormas en duel, certain d’avoir le bon droit pour lui face à un geste injuste.
Comment Corneille représente-t-il l’affrontement entre deux générations ?
LA VIOLENCE DU CONFLIT
Avant que n’ait lieu le conflit physique entre les deux personnages, le duel, le conflit se déroule sous la forme d’un duel verbal, opposant violemment les générations.
C’est Rodrigue qui imprime à la scène son rythme vif, en faisant preuve d’une confiance en lui inébranlable.
La scène s’ouvre sur une interpellation brutale, dans une phrase elliptique, brutale : « À moi, Comte, deux mots. » La violence se poursuit dans des alexandrins brisés, pour traduire l’élan du jeune homme, avec des modalités expressives, qui se multiplient. On relève d’abord l’impératif : « Ôte-moi », « Parlons bas ; écoute », « Parle sans t’émouvoir » : Il se place ainsi en position de supériorité face à un homme plus âgé, devant lequel il devrait s’incliner respectueusement. Les questions oratoires, des vers 3 à 7, visent, avec l’anaphore de « Sais-tu », à provoquer le Comte, tutoyé avec mépris. Rodrigue vouvoie son père, il devrait donc vouvoyer le Comte. Le défi est lancé, lui aussi, de façon brutale avec les nombreux monosyllabes du vers 7 : « À quatre pas d’ici je te le fais savoir. »
Le Cid, par le Théâtre Colette Roumanoff
On retrouve ce même rythme accéléré à la fin de la scène, où c’est à nouveau Rodrigue qui imprime l’élan avec l’impératif, « Marchons sans discourir », puis avec les répliques parallèles en stichomythie du vers 44 : « Es-tu si las de vivre ? – As-tu peur de mourir ? » Cette dernière réponse, avec l’antithèse entre « vivre » et « mourir » est une véritable insulte, car c’est une façon d’accuser le Comte de lâcheté. Rodrigue manifeste donc pleinement l’insolence de sa jeunesse.
Gérard Philipe dans le rôle de Rodrigue
L’audace de Rodrigue s’accompagne de ce qui peut être considéré, vu son jeune âge, comme de la prétention. Il utilise ainsi, pour faire son propre éloge, un lexique mélioratif, dans des formules nettement marquées, prononcées avec hauteur et fierté, par exemple « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend pas le nombre des années ». On sent tout l’orgueil du jeune homme dans l’affirmation « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître », accompagnée de l’hyperbole : « des coups de maître » (en écho au premier hémistiche, des « coups d’essai »), et reprise avec force dans le second hémistiche du vers 15 : « Oui, tout autre que moi… ».
Toute la réplique qui se développe des vers 17 à 22 argumente en ce sens, avec un double mouvement, souligné par le connecteur d’opposition « Mais ». Dans un premier temps, Rodrigue reconnaît la valeur de son adversaire, amplifiée par les images (« les palmes », « un bras toujours vainqueur », avec la métonymie), et s’admet « téméraire ». Mais c’est pour mieux affirmer sa propres valeur dans un second temps, en 3 vers rythmés nettement par la césure à l’hémistiche et renforcés par les parallélismes : « Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur. », « À qui venge son père il n’est rien d’impossible », avec l’antéposition du complément qui le met en relief, ou « Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. », avec la reprise lexicale par dérivation.
Ainsi, la scène inverse le comportement inter-générationnel traditionnel, fondé sur le respect, et le seul moment de modestie se retrouve immédiatement effacé par l’élan qui le pousse au combat. Rodrigue ne rend pas justice à son adversaire.
Mais, face à lui, le comportement du Comte, son mépris de grand seigneur, n’est pas plus juste. L’attitude de Don Gormas évolue en trois mouvements.
D’abord, ses réponses sont très réduites, évasives : « Oui. », « Peut-être. », « Que m’importe ? ». Il refuse donc d’entrer dans la provocation lancée, et cherche à maintenir une distance avec le jeune homme, pour affirmer sa supériorité.
Ensuite, il exprime avec force son mépris, très orgueilleux, par une brève exclamation, « Jeune présomptueux ! », et en opposant les pronoms personnels dans une construction en chiasme entre « moi » et « toi » ou « tu » et « je » : « Te mesurer à moi ! […] / Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ? », « Sais-tu bien qui je suis ? ». Il rabaisse ainsi la valeur militaire du jeune homme, en soulignant son inexpérience. Les questions rhétoriques dénoncent de façon très ironique la vantardise de Rodrigue : « qui t’a rendu si vain ? » (v. 11). Tout aussi ironique sa reprise de la question posée par Rodrigue au début : « Sais-tu bien qui je suis ? » (v. 15).
Enfin, il termine par le sarcasme, à travers la seconde partie de sa tirade, à partir du connecteur « Mais » au vers. 33. Il exprime, en effet, une forme de « pitié » pour le jeune homme : « je plains ta jeunesse », « le regret de ta mort ». Mais cette pitié est très méprisante, car elle sous-entend un « combat inégal », dans lequel la victoire serait obtenue « sans effort ». Elle permet donc au Comte de rabaisser la valeur de Rodrigue.
Ainsi, le conflit s’est accentué au fil de la scène, deux comportements injustes s’opposent, l’audace excessive du plus jeune trouvant face à elle l’orgueil exagéré d’un homme d’âge mûr, sûr d’être en pleine maîtrise de ses forces.
UNE VALEUR COMMUNE : L’HONNEUR
L'honneur : une valeur aristocratique
Corneille écrit pour le public aristocratique du temps de Louis XIII, une génération qui a encore le goût de l’aventure, des valeurs héroïques héritées de la féodalité, mais qui développe aussi une morale aristocratique fondée sur l’honneur et la gloire. Or, par-delà leur conflit, les deux adversaires se retrouvent dans ces valeurs.
C’est l’honneur qui justifie le défi lancé par Rodrigue, ici la volonté de rendre justice à son père, et, à travers lui, de défendre sa famille. Son interpellation s’ouvre sur cette valeur, à travers une question qui est en fait une affirmation : « Connais-tu bien Don Diègue ? » Il développe un éloge insistant de son père à travers l’énumération ternaire : « la même vertu, / La vaillance et l’honneur de son temps ? ». Il est ainsi présenté comme l’incarnation des plus nobles qualités.
C’est d’ailleurs à son père qu’il se rattache en se présentant lui-même : « Cette ardeur que dans les yeux je porte, / Sais-tu que c’est son sang ? » Il insiste sur cet honneur qu’il porte en lui, qu’il présente comme la source de tout triomphe : « À qui venge son père il n’est rien impossible ». Enfin, c’est encore son honneur blessé qui provoque son indignation face au discours du Comte, soutenue par la reprise verbale et la récurrence de la voyelle [i] aiguë : « D’une indigne pitié ton audace est suivie: / Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ? ». Cette dernière phrase fait parfaitement comprendre qu’aux yeux de Rodrigue l’honneur est plus important que sa propre vie.
Le soufflet de Don Gormas à Don Diègue
Pour le Comte aussi, l’honneur est une valeur essentielle. Dans sa principale tirade, le Comte, à travers l’ironie qui vise Rodrigue, sa « pitié » un peu méprisante, ne cherche pas vraiment, en effet, à épargner le jeune homme. La raison principale est le désir de préserver son propre honneur, comme le montre l’emploi des négations : « Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. », avec la symétrie syntaxique qui fait de ce vers une maxime, telle une règle de vie. C’est aussi ce qui explique son estime pour Rodrigue, la valeur qu’il reconnaît, par-delà son ironie, à son adversaire, dans la première partie de sa tirade, des vers 23 à 32. Il mentionne à plusieurs reprises son « cœur », en reprenant le terme de Rodrigue, c’est-à-dire son « courage ». Son lexique est mélioratif, « cette ardeur magnanime », « ta haute vertu », « un cavalier [un gentilhomme] parfait », avec une amplification spatiale : « l’honneur de la Castille ».
En même temps, sa tirade rappelle le dilemme vécu par Rodrigue : « Je sais ta passi/on », avec une diérèse qui amplifie. Et l’on sent toute l’approbation du Comte dans le choix lexical hyperbolique (« suis ravi », c’est-à-dire transporté de joie) et le rythme de la phrase périodique qui suit, avec les quatre subordonnées introduites par « que » en anaphore. C’est le « devoir » qui l’a emporté chez Rodrigue, et c’est ce qu’approuve le Comte, ce qui l’amène aussi à accepter le combat, à la fin de la scène.
Ainsi, en lui accordant son admiration (« J’admire ») et son « estime », il reconnaît à Rodrigue une dignité qui fait de lui un adversaire à sa hauteur. L’« honneur » a donc été la valeur commune permettant aux deux adversaires de se reconnaître, de se rendre, finalement, mutuellement justice.
CONCLUSION
Certes, il y a un véritable duel verbal entre les deux adversaires, pour figurer le duel réel, qu’il est impossible de montrer sur scène en raison à la fois des règles de bienséances, et de l’interdiction des duels par Richelieu. La rupture des règles de respect entre deux gentilshommes, un plus jeune et un plus âgé, témoigne de l’injustice qui sépare les deux personnages.
Cependant, à travers ce conflit, une même valeur les réunit : l’honneur, le souci de la gloire et du « sang ». Tous deux ont donc une morale aristocratique, en accord avec l’époque de l’écriture.
Illustration du duel : interdit sur scène au XVII° siècle par la règle des bienséances
Deux caractéristiques du style de Corneille ressortent de cette scène. D’une part, il effectue un travail sur le rythme, tantôt pour briser l’alexandrin afin de reproduire la colère qui anime les personnages, tantôt en soulignant fortement le rythme binaire, avec une césure fortement marquée, et deux hémistiches symétriques. On note, d’autre part, son goût pour les maximes, des vers qui sonnent comme des vérités absolues, avec un lexique qui joue sur les parallélismes et les antithèses.
Pierre Corneille, Cinna, 1641 : acte IV, scène 2
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Corneille, comme souvent dans son œuvre, s’inspire de l’histoire romaine pour composer sa tragédie, Cinna ou la clémence d’Auguste, représentée en 1641, plus précisément de l’essai De Clemencia du philosophe Sénèque, qui raconte comment Auguste, informé du complot de Cinna contre lui, choisit l’indulgence face à son adversaire. Mais si la pièce rencontre un succès immédiat, c’est parce qu’elle fait écho aux questions de son temps : à cette époque, Richelieu fait face à de multiples conspirations de la noblesse qui conteste l’établissement de la monarchie absolue de Louis XIII, telles celles de Mme de Chevreuse et du ministre Chalais en 1626, ou du duc de Montmorency, condamné à mort en 1634.
Cinna, mise en scène de 1964
L’intrigue associe politique et amour : pour venger son père, victime des proscriptions d’Auguste, Emilie, devenue sa fille adoptive, complote contre lui. Par amour pour elle, Cinna, ami et confident d’Auguste, accepte de prendre une part active au complot : il encourage ainsi Auguste, qui veut abdiquer pour rétablir la république, à se maintenir au pouvoir, pour conserver une raison de l’éliminer. Mais son rival, Maxime, par jalousie, révèle le complot à Auguste. Au début de l’acte IV, l'empereur est alors placé devant un douloureux dilemme : condamner ou pardonner ?
Ce monologue s’inscrit dans le genre délibératif, une des parties de l’éloquence antique. Il s’agissait d’exposer face à une assemblée des arguments contradictoires, dans la recherche d’une solution. Le théâtre reprend le procédé, mais dans le monologue : cela accentue la dimension tragique, car le personnage est seul et ne peut dialoguer qu’avec lui-même, pour décider de sa réaction face à l’injustice.
À travers ce dilemme, quelle image Corneille donne-t-il de la tyrannie ?
LE DILEMME
Le monologue permet au personnage d’échapper à ses interlocuteurs. Seul face à lui-même, sans avoir besoin de dissimuler, il peut exprimer ses contradictions, voire ses faiblesses, inavouables pour un empereur. Les changements d’énonciation permettent d’identifier les revirements.
Inschidh da Bouss Braighn, La Solitude du géant, création, 2010
Le tutoiement ouvre le monologue, avec l’impératif, « rentre en toi-même », et l’apostrophe par son prénom original, « Octave » : il s’agit bien d’une introspection, d’une plongée au plus profond de son intimité, qui le renvoie à la vérité, à son passé qui a fait de lui ce qu’il est devenu, l’empereur Auguste. Ainsi l’exclamation « Quoi ! », marque d’une sorte de surprise face à soi-même, introduit un dialogue entre deux facettes du héros : d’une part, le « moi » de l’empereur, blessé aujourd’hui d’apprendre la trahison de celui en lequel il avait placé sa confiance, d’autre part le « moi » d’Octave, celui de l’accession au pouvoir.
Or, ces deux « moi » s’opposent, et c’est cette contradiction qui explique l’exclamation et le parallélisme, la conjonction « et » signifiant l’antithèse : « Tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné ! »Auguste se montre donc lucide dans ce rappel du passé, repris par d’autres impératifs : « Songe » ou « Remets dans ton esprit ». Sa conscience apparaît déchirée quand il se regarde dans toute sa vérité, à travers ses actes de barbarie, longuement énumérés. Cette rétrospective ne peut que le conduire à admettre logiquement la conspiration, sorte de justice immanente : « Et puis ose accuser le destin d’injustice ».
Le tutoiement reparaît à la fin de l’extrait, à partir du vers 1169, toujours soutenu par l’apostrophe à soi-même. Mais le déchirement conduit alors à un véritable acharnement contre lui-même, traduit par l’anaphore de l’impératif « meurs » : il refuse d’être celui qu’il voit quand il se regarde, cet homme qui en a fait périr tant d’autres. La solution serait alors de tuer cette part de lui-même, le suicide.
Le cœur du monologue, avec l’emploi de la première personne, marque le mouvement inverse, un revirement, introduit au vers 1149 par la conjonction « Mais ». L’exclamation révèle un autre étonnement, celui de l’empereur cette fois-ci, qui découvre qu’alors même que la nécessité du complot exige la plus grande force, le « moi » devient faible : « Mais que mon jugement au besoin m’abandonne ! » D’où la modalité interrogative, « Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne [...] ? », le terme « fureur » gardant ici son sens étymologique, les « Furies », déesses des Enfers dans le monde gréco-romain, rendant fou de remords le criminel. Auguste se sent comme étranger à lui-même, l’empereur puissant, et le pronom « tu » s’adresse, à présent, à son ennemi, Cinna, l’ami intime qui a osé trahir. Il est dépeint comme perfide dans les six vers suivants, puisque c’est lui qui a persuadé Auguste de ne pas abdiquer (« me force à retenir / Ce pouvoir souverain… »), pour pouvoir aller jusqu’au bout de l’assassinat promis à Émilie. Il est donc pleinement coupable, culpabilité amplifiée par le lexique violemment péjoratif : « un zèle effronté », « son attentat ».
Tout se passe donc comme si la raison d’État, le souci du « bonheur de l’État », tentait de reprendre le dessus sur le « moi » intime blessé, avec une force de conviction accrue par la répétition de la négation et celle du pronom : « Non, non, je me trahis moi-même d’y penser ». Comme pour réconcilier ces deux parts de lui-même, le pronom « nous » est alors utilisé, en une sorte de conclusion qui exhorte à la sévérité : « Punissons l’assassin, proscrivons les complices ». C’est aussi le « nous » du pouvoir absolu qui parle ici, au nom de l’État dans lequel il faut préserver l’équilibre revenu.
Mais ce « nous » ne se poursuit pas, car un nouveau revirement apparaît, nettement marqué par l’opposition et l’exclamation, « Mais quoi ! toujours du sang et toujours des supplices ! », directement empruntée au texte de Sénèque, avec l’anaphore qui exprime la totale lassitude de l’empereur.
Aucune issue n’a pu être trouvée : le dilemme est bien un déchirement intérieur, entre deux valeurs : la clémence et l’autorité.
UNE IMAGE DE LA TYRANNIE
Ce texte met en place une image contrastée de la tyrannie : d’un côté il y a le tyran cruel, assoiffé de sang, menace pour le héros, de l’autre le dirigeant, qui reste un homme avec des sentiments qu’il doit cependant faire taire pour servir la cause supérieure de l’ État.
Pour illustrer la cruauté passée d’Octave, l’image du « sang » envahit le début du monologue, avec la métaphore hyperbolique, « des fleuves de sang », qui va être filée : « où ton bras s’est baigné », « ont rougi les champs », comme lors d’une inondation, « Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants ». Les massacres surgissent ainsi concrètement, « sanglantes images », sous les yeux du personnage qui se les remémore, et sous ceux du public. Le lexique soutient la violence de ces images avec l’expression « tant de carnages » (étymologiquement, il s’agit de la « chair » humaine), et l’insistance sur l’action personnelle : « Où toi-même des tiens devenu le bourreau / Au sein de ton tuteur enfonças le couteau ». Il s’agit ici du père d’Emilie, C.Toranius, proscrit par Octave, cause de la vengeance dont la jeune fille est assoiffée.
Octave apparaît donc comme un homme que rien n’a arrêté dans sa course au pouvoir, pas même les liens les plus familiers ni les alliances politiques. Il admet d’ailleurs lui-même « [s]a cruauté » : « toujours du sang, et toujours des supplices ! ».
La statue d'Auguste sur le forum, à Rome
La juste conséquence de cette cruauté est donc la haine du peuple romain, aussi violente que l’ont été les crimes d’Octave, accumulés des vers 1132 à 1140, et amplifiés par l’anaphore de l’adverbe exclamatif « Combien ». La justice de ce désir de vengeance est soulignée par la triple exclamation des vers 1141 à 1145. La diérèse sur le verbe « vi/olent » augmente la haine, tandis que le chiasme met en valeur le juste châtiment du tyran, placé en son centre : « Et que, par ton exemple, à ta perte guidés / Ils violent des droits que tu n’as pas gardés ». Le complot serait donc une expiation des crimes initiaux du tyran.
Le combat d'Hercule contre l'hydre de Lerne. Vase grec. Musée du Louvre
La fin du monologue développe ce sentiment de haine du peuple, qui constitue une menace de « ruine » (terme accentuée par une autre diérèse), au moyen d’une allégorie, qui rappelle le monstre de la mythologie, l’hydre de Lerne, dont il ne servait à rien de couper une des sept têtes car elle repoussait double : « Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile ». Cette allégorie se poursuit en une gradation, puisque « une tête coupée » ici en devient « mille », chiffre repris par « mille conjurés », dont « le sang répandu » rejaillit sur le tyran par le biais de l’enjambement : « Rend mes jours plus maudits ». L’allusion au « nouveau Brute » est un rappel historique de la mort d’un autre « tyran », Jules César, assassiné en plein sénat par son fils adoptif, Brutus, exactement comme aujourd’hui Auguste se sent poignardé par celui qu’il considérait comme son fils, Cinna. Enfin la menace semble se multiplier à la fin du monologue, à la fois quantitativement (« tant de gens », « tout ce que Rome », « tour à tour ») mais aussi qualitativement, car ces ennemis sont qualifiés de « gens de cœur » et d’« illustre jeunesse ».
La cruauté devient donc un véritable engrenage pour le tyran, obligé d’y recourir pour conquérir le pouvoir mais aussi pour le conserver.
Cependant, deux autres aspects sont proposés dans ce monologue, qui mettent en valeur une forme de grandeur du tyran, devenu, en digne héros cornélien, à la fois homme d’État et « sage » stoïcien.
Auguste, en effet, envisage la clémence, qui serait l’effet d’une justice, admettre qu’autrui puisse vous faire ce que vous avez fait à autrui : « Leur trahison est juste, et le ciel l’autorise ! », s’écrie-t-il. L’idée se poursuit dans les trois vers suivants, avec leur construction parallèle : « Rends un sang infidèle à l’infidélité, / Et souffre des ingrats après l’avoir été ». Pardonner à Cinna serait donc s’accorder aussi une forme de pardon, contrebalancer, voire effacer les actes passés d’Octave, pour ouvrir le règne d’Auguste sur cet acte généreux. N’oublions pas que « la clémence d’Auguste » est le sous-titre de la pièce, et devait en être le titre originel.
Mais Auguste, dans ce monologue, n’est pas encore prêt à cette clémence, pour deux raisons.
D’abord, la blessure infligée par Cinna est encore vive, il n’est pas prêt à dominer son orgueil qui souffre, car la clémence est une vertu qui exige un dépassement de soi : « Donc jusqu’à l’oublier je pourrais me contraindre ! / Tu vivrais en repos après m’avoir fait craindre ! » L’exclamation et le choix du verbe « contraindre » montrent bien à quel point ce renoncement à la vengeance d’une humiliation est difficile !
La clémence d'Auguste
De plus, la clémence ne fait-elle pas courir un risque à l’Etat même, en donnant l’image d’un pouvoir faible : « Qui pardonne aisément invite à l’offenser », formule au présent de vérité générale, qui sonne telle un proverbe ? Pourtant, la suite prouve qu’il a déjà fait toute une réflexion sur l’inutilité de la répression, qui ne fait qu’engendrer davantage d’ennemis.
Mais c’est surtout par rapport à soi-même que la clémence exige un effort, qui semble encore insurmontable : « Non, non, je me trahis moi-même ». Auguste a perçu la voie de la sagesse philosophique, mais il ne peut encore s’y engager.
Le suicide ne peut donc, à ce stade de son évolution psychologique, qu’offrir l’issue digne d’un héros cornélien. La mort seule lui permettrait d’échapper, en effet, à ce qu’il refuse, cette poursuite incessantes de « supplices », inutiles : « tu ferais pour vivre un vain et lâche effort, / Si tant de gens de cœur conspirent pour ta mort ». Ce serait donc un geste d’honneur, le refus aussi d’avouer la faiblesse que serait le pardon à Cinna, incitatif pour d’autres conjurés : « N’attends plus le coup d’un nouveau Brute ». Se tuer de sa propre main serait donc un ultime geste de grandeur, digne d’un héros qui n’a pas peur de regarder la mort en face : « Meurs, et dérobe-lui la gloire de ta chute ». Mais en même temps, serait-ce la juste solution que de laisser vivre un coupable et d’abandonner Rome à un destin hasardeux ?
Le monologue se poursuivra encore sur seize vers, mais sans qu’aucun choix ne soit posé.
CONCLUSION
Le monologue est un retour sur soi-même, une convention qui relève de la double énonciation au théâtre, totalement invraisemblable. Mais c’est précisément cette illusion théâtrale qui révèle la vérité, en permettant au public de suivre l’évolution psychologique d’un personnage, de mesurer les tendances qui se combattent en lui-même. Il révèle aussi la solitude caractéristique du héros tragique. Il crée donc un horizon d’attente par rapport à l’intrigue : laquelle de ces tendances prendra le dessus ?
Dans la tragédie de Corneille la tension tragique est indissociable de la réflexion politique. Cinna veut éliminer le tyran qui a injustement enlevé au peuple la liberté. Mais, en faisant cela, il met en péril cette liberté même, car il touche à l’ordre qu’Auguste a rétabli après les troubles qui ont suivi la mort de César. La solution serait donc la re-fondation d’un pouvoir absolu, mais fondé sur la justice, sur un acte de générosité, donc sur des valeurs éthiques. Il convient de ne pas oublier les préoccupations politiques au cœur du XVII° siècle, où la pièce aura un vif succès, et même après les troubles de La Fronde, quand Louis XIV accédera au pouvoir.
Jean Racine, Britannicus, 1669 : acte III, scène 8
INTRODUCTION
C’est en 1669 que Racine fait représenter à l’hôtel de Bourgogne sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Pour lire l'extrait
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux.
Mise en scène de R. Acquaviva
Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le cœur de Junie, que l’empereur souhaite épouser, après avoir répudié son épouse, Octavie. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie. Dans la scène 8 de l’acte III, un violent conflit éclate entre les deux « frères ».
Britannicus a, en effet, réussi à avoir un entretien avec Junie, que Néron retient prisonnière dans le palais et qu’il a obligée à rompre avec son amant. Mais Néron survient, et surprend le couple.
Comment cette scène de conflit met-elle en valeur la tyrannie exercée par Néron ?
LE CONFLIT AMOUREUX
Même si elle n’intervient qu’à la fin de la scène, il convient de ne pas oublier la présence de Junie, destinatrice indirecte du discours des deux rivaux. C’est elle qui infléchit leur discours, chacune des deux cherchant à la séduire, Britannicus par l’amour qu’il lui porte, Néron en affirmant sa toute-puissance.
La colère de Néron explose car il vient de surprendre son rival triomphant, aux pieds de Junie qui lui avoue son amour. C’est donc son orgueil qui se trouve blessé.
Sa première réaction est l’ironie par antiphrase, au vers 1, car ce qu’il vient de voir, les « transports » amoureux; ne peuvent paraître « charmants » à Néron, forcément jaloux. Aux vers 4-6, l’ironie prend une autre forme : Néron feint d’avoir emprisonné Junie pour « faciliter de si doux entretiens » avec Britannicus.
Britannicus et Junie : acte III, scène 7
Sa seconde réaction est la menace (« l’art de punir un rival téméraire, v. 36), avec un double mouvement Il ouvre d’abord une perspective de salut : seule « l’inimitié » de Junie pourrait préserver Britannicus, d’où l’ironie de l’impératif, « souhaitez-la ». Mais il referme aussitôt cette possibilité : « Elle vous a promis, vous lui plairez toujours ».
LE CONFLIT POLITIQUE
Au-delà de leur rivalité amoureuse, le conflit est, à la base, politique, car tous deux prétendent à l’exercice du pouvoir.
Britannicus fils de l’empereur Claude et de Messaline, est l’héritier en ligne directe. À deux reprises, il mentionne ce statut. Au vers 10, l’allusion à « l’aspect de ces lieux… » rappelle à son adversaire que le palais où il se trouve est celui de son père, donc lui appartient. Puis, de façon plus insultante, en l’appelant par le prénom de son père « Domitius », il lui signale qu’il n’a aucun droit d’agir « en maître ».
Le palais de l'empereur Néron
Néron est le fils d’Agrippine, elle-même descendante de l’empereur Auguste, né de son premier mariage avec Dimitrius Ahenobarbus, que l’empereur Claude adopta ensuite. En faisant empoisonner Claude, Agrippine pousse Néron sur le trône, et elle renforce sa légitimité en lui faisant épouser Octavie, la sœur de Britannicus. Face à Britannicus, Néron affirme hautement sa supériorité d’empereur en lui déniant ses droits au pouvoir. Au vers 12, sa question est chargée d’ironie, tout en renforçant l’affirmation par le redoublement du verbe : « qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ». De même, l’opposition temporelle (« J’obéissais » / « vous obéissez »), est très ironique, tout comme l’hypothèse des vers 19-20, faussement aimable.
Le conflit révèle la naissance d’un tyran. Britannicus fait de Néron un portrait sévère. Aux vers 23-24, on note la force du verbe au singulier, globalisant, « tout ce qu’a… », et l’énumération critique qui suit tire sa force de sa progression de l’abstrait (« l’injustice et la force ») au concret : « Les empoisonnements, le rapt et le divorce ». Le blâme est souvent ironique. Le vers 29 rappelle de l’action même de la pièce, l’avènement du tyran (« Ainsi Néron commence à ne plus se forcer »), et le vers 31 les promesses faites lors de l’accession de Néron au pouvoir.
Mais Néron révèle lui-même son cynisme. Tout en se plaçant comme le chef de « l’empire » et de « Rome », il avoue nettement une forme de machiavélisme. Lui-même n’a aucun respect envers Rome (v. 25-26), avec la diérèse sur « curi/eux » comme pour se moquer du peuple. Il montre une indifférence totale à ce que Rome peut penser de lui, et se réjouit de régner par la terreur qu’il provoque : « Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne ».
E. Delacroix, Portrait de Joseph Talma dans le rôle de Néron, 1763. Huile sur toile, 73 x 92. Comédie-Française, Paris.
La scène montre donc la confrontation entre une légitimité, plutôt républicaine, avec la question de Britannicus qui en appelle aux « droits » conférés par le peuple, au vers 22, et un empire qui affiche son despotisme, comme le prouve l’importance du mode impératif dans le discours de Néron.
UNE TENSION TRAGIQUE
Le rythme de la scène est en gradation, correspondant à la colère croissante des deux protagonistes. La première réplique, de 6 vers, appartient à Néron, puisque c’est lui qui prend l’initiative en interrompant le duo amoureux. Puis viennent quatre répliques de quatre vers chacune, pour l’argumentation de Britannicus, à laquelle Néron répond. A partir du vers 21, le rythme se brise, l’alexandrin se disloque, ce qui permet de mettre en valeur la place de « Rome », terme repris trois fois, et l’opposition entre « son respect » et « ce qu’elle en pense ». Enfin l’on observe la stichomythie : les vers se répondent un par un ou deux par deux. Elle se marque par des échos lexicaux,notamment entre les rimes par antithèse (« silence / pense », « se forcer / se lasser »), ou par parallélisme (« règne / craigne ») ou par reprise des mots, en parallèle ou avec inversion : « « le bonheur de son règne / Heureux ou malheureux », « si je ne sais / je sais », « le bonheur de lui plaire / Vous lui plairez toujours ». La discussion est de plus en plus tendue, les deux rivaux ont baissé le masque, et la violence verbale est l’annonce de la violence des actes dans la suite de la pièce.
L'autorité de l'empereur Néron
Cette scène comporte aussi toutes les caractéristiques propres au tragique. Les héros, emportés par leur passion, ne peuvent maîtriser leur comportement : on reconnaît, chez tous les deux, une forme d’ « hybris », de démesure. La fatalité est présente, même si elle n’est plus exercée par les dieux. Tous les personnages sont, en fait, victimes de forces historiques qui les dépassent : « Ainsi par le destin nos vœux sont traversés », rappelle ce thème, même s’il y a de l’ironie dans la réplique.
Enfin, le public peut, à travers les réactions de Junie éprouver les deux sentiments qui, selon Aristote (La Poétique), doivent être provoqués dans la tragédie, la terreur et la pitié.
D’une part, l’appel aux « gardes », plusieurs fois réitéré, montre bien la menace, que ceux-ci ont du mal à exécuter vu le rang de Britannicus. Elle se marque également dans l’intervention de Junie pour tenter d’arrêter Néron, avec un discours fortement modalisé. L’interrogation du vers 45 marque son effroi, tout comme les nombreuses exclamations, soutenues par les interjections : « Hélas ! », « Ah ! ». Parallèlement Junie tente, d’autre part, de provoquer la pitié de Néron, d’abord en évoquant les excuses de Britannicus, ensuite en se sacrifiant elle-même pour tenter de ramener la paix entre les deux frères rivaux. Elle donne à ce sacrifice une valeur sacrée, puisqu’il s’agit d’aller chez les « vestales », pour tenter de fléchir Néron.
Mais, en se rangeant du côté de Britannicus, Junie ne fait que contribuer à le perdre, en accentuant la jalousie de Néron. La scène s’achève sur une séparation inévitable, chaque personnage se retrouvant enfermé dans sa solitude.
CONCLUSION
La scène est à relier à son contexte historique : le pouvoir absolu de Louis XIV, qui s’affirme à cette époque. Ainsi Néron se libérant de la tutelle de sa mère et de Burrhus, nous rappelle Louis XIV se libérant de ses conseillers et de la régence (mort de Mazarin, en 1661, mort d’Anne d’Autriche, en 1662), et connaissant des dissensions avec son frère, Philippe d’Orléans. La pièce offre ainsi l’intérêt de délimiter la frontière entre le pouvoir absolu, juste, et la tyrannie, injuste, à travers le personnage de Néron, modèle du tyran.
Le second intérêt de cette scène est de montrer comment Racine met en place un nouveau déterminisme. Les hommes sont ici régis, non plus par la toute-puissance divine, à l’image des tragédies de l’antiquité grecque, ni même par le seul poids des forces historiques, car Néron est encore fragile, mais d’abord par le déterminisme de leurs propres passions. Tous les personnages sont confrontés à leurs désirs violents, doivent faire des choix, et ce sont eux qui génèrent les conflits et entraînent leur sort fatal. (Cf. extraits de la Première Préface de 1670).
Jean Racine, Britannicus, 1669 : acte V, scène 6
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
C’est en 1669 que Racine fait représenter sa tragédie, Britannicus, qui ne remportera de succès que lors de sa reprise, grâce à l’estime manifestée par le roi Louis XIV. Certainement pour rivaliser avec Corneille, il s’inspire de l’histoire romaine en lui empruntant un de ses empereurs les plus représentatifs de l’injustice d’un pouvoir tyrannique, Néron. Mais il met en scène un Néron encore jeune, encore novice dans le crime.
Mise en scène de Gildas Bourdet, 1979
Agrippine a poussé au pouvoir le jeune Néron, fils de son premier époux, aux dépens de son demi-frère, Britannicus, fils de l’empereur Claude, son second époux. Malgré cet appui, Néron reste jaloux de celui qui est son rival dans le coeur de Junie, que l’empereur souhaite épouser. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser de lui…
Au début de la pièce, Agrippine annonce une évolution de son fils : « L’impatient Néron cesse de se contraindre ; / Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. » Son premier crime est donc l’élimination de Britannicus, son rival dans le cœur de Junie qu’il désire épouser après avoir répudié son épouse Octavie.
Dans la scène 5 de l’Acte V, Burrhus, gouverneur de Néron, vient annoncer à Agrippine et Junie la mort de Britannicus, empoisonné, alors que l’empereur avait promis à sa mère une réconciliation. À l’arrivée de son fils, dans la scène 6, Agrippine va laisser éclater sa colère. Les théoriciens du théâtre classique ont reproché à Racine cette scène (cf. la réponse de Racine dans sa première Préface), alors que le dénouement, la mort de Britannicus, a déjà eu lieu. Mais elle permet, entre la mère et le fils, une intéressante confrontation.
Quelle image Racine donne-t-il du pouvoir à travers ce conflit ?
UN EMPEREUR SOUS INFLUENCE
Agrippine, dans son désir de contrôler son fils, lui avait donné deux gouverneurs, Burrhus, un sage affranchi, et le philosophe, Sénèque, absent au moment où se situe la pièce. Mais Néron, las de cette tutelle, s’est choisi un autre conseiller, Narcisse. La pièce montre donc comment l’empereur s’émancipe peu à peu.
Pourtant, dans cette scène, la didascalie initiale, « voyant sa mère », avec l’exclamation « Dieux ! » révèle à quel point Néron redoute encore cette mère, sous l’influence de laquelle il a grandi. Il garde en lui une peur, que l’accusation sévère de celle-ci va accentuer. Elle se montre, en effet, violente, avec l’impératif, « Arrêtez », et la brièveté des hémistiches en gradation : « Britannicus est mort : je reconnais les coups ; / Je connais l’assassin. ». Face à cette accusation, la réaction de Néron, feindre l’innocence, ressemble à celle d’un enfant grondé : « Et qui, madame ? […] Moi ! ».
De même, sa défense est très puérile.
Elle consiste, d’abord, à se poser en victime de « soupçons » excessifs, ce que souligne la litote : « Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable. » Tentant ainsi de retourner l’accusation lancée, il cite un exemple de cette prétendue injustice, la mort de Claude. Avec l’emploi du futur antérieur, il la pose comme une certitude, autre façon de détourner l’accusation par cette supposition que personne n’a encore faite : « Ma main de Claude même aura tranché les jours ».
L'empereur Néron et Agrippine
Son second argument consiste, tout en feignant hypocritement au vers 8 de comprendre la douleur de sa mère, de se décharger de toute responsabilité en la rejetant sur une fatalité abstraite : « Mais des coups du destin je ne puis pas répondre ». Enfin, devant l’insistance d’Agrippine qui précise son accusation, « Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné », toujours par de brèves propositions, il ne trouve comme nouvelle réponse qu’une question embarrassée, autre feinte puisqu’il simule l’indignation : « Madame ! … Mais qui peut vous tenir ce langage ? »
Narcisse intervient grossièrement, interrompant le dialogue entre l’empereur et sa mère avec l’interjection « Eh ! », en appelant Néron à assumer fièrement son acte : « seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ? ». On mesure pleinement son influence, puisque, voyant que Néron ne trouve rien à répondre, il lui fournit un alibi au crime commis : il rejette la faute sur Britannicus, la victime. Il en fait, en effet, un comploteur, doté de « desseins secrets », doublement dangereux, contre Agrippine, « Il vous trompait vous-même », puis contre Néron : « des complots qui menaçaient sa vie ». Il donne ainsi à Néron un modèle du mensonge politique, en se montrant particulièrement hypocrite.
Néron et Narcisse. Mise en scène de Michel Vitold, Comédie-Française, 1961
Avec l’emploi du double « soit que » il propose, en effet, une argumentation qui, sans affirmer nettement son rôle dans le crime, le présente comme un acte salutaire : « Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie », « Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie, / Sur ma fidélité César s’en soit remis ». On notera aussi son cynisme à la fin de sa tirade, quand il ironise sur la mort de Britannicus : « Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres ».
Cette scène nous présente donc un tyran encore bien faible, déchiré entre deux influences, celle de sa mère et celle de Narcisse. Racine propose ainsi une réponse à la question : comment devient-on un tyran ?
LA COLÈRE D’AGRIPPINE
L’intervention de Narcisse déchaîne la colère d’Agrippine, qui l’interrompt violemment, mais, exprimée par son tutoiement dans cette longue tirade, sa colère se retourne contre Néron : elle comprend qu’elle a perdu le pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Sa tirade s’ouvre sur un impératif ironique, repris en anaphore : « Poursuis », ironie renforcée par l’antiphrase sur l’adjectif dans « faits glorieux », mis en relief par la diérèse. C’est dans le chemin du crime qu’elle voit Néron s’avancer, et elle en accuse son conseiller, « avec de tels ministres ».
Elle trace ainsi un portrait terrible du futur empereur, qui sonne comme une prédiction : « Je prévois » ouvre ce tableau, qui se conclut par « Voilà ce que mon cœur se présage de toi ». Cette prédiction est placée sous le champ lexical du « sang », qui envahit progressivement la tirade : « le sang de ton frère », d’un sang toujours nouveau », « après t’être couvert de leur sang et du mien, / Tu te verras forcé de répandre le tien ». C’est donc le tyran qu’elle fait naître sous nos yeux, tout en fournissant une explication psychologique à cette évolution, qu’il porte en germe : « Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits » : or quel autre moyen pour cela que de tuer cette mère, qu’il « hai[t] » ?
Jan Styka, Néron à Baïes, vers 1900. Collection particulière, Pologne
Mais pire encore, la reprise du pronom personnel réfléchi dans « Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours » montre une folie (sens étymologique du mot « fureur ») qui se nourrit elle-même, dans une sorte d’engrenage incontrôlable. Le tyran finit par être victime d’une sorte de fatalité, le premier sang versé le condamnant à en verser toujours davantage : « d’autres barbaries », « tant d’autres victimes ».
L’habileté de Racine consiste à faire conclure Agrippine sur l’image réelle de Néron dont le XVII° siècle a hérité, à travers l’œuvre des historiens latins Tacite et Suétone notamment, qu’elle dépeint à travers la redondance hyperbolique : « Et ton nom paraître dans la race future / Aux plus cruels tyrans une cruelle injure ». Racine retrouve ici la « damnatio memoriae », malédiction éternelle que vota le sénat romain à la mort de Néron qui devient ainsi l’emblème même d’une tyrannie qui restera inégalée.
Pietro Negri, Néron et Agrippine, vers 1675-1679. Huile sur toile, 199 x 267. Collection Puech
Cette colère, en s’amplifiant, va jusqu’à l’imprécation, fréquente dans le registre tragique : elle consiste à appeler le malheur sur quelqu’un, à lancer contre lui une malédiction. Or, c’est bien le but de la tirade d’Agrippine, qui va développer dans ce sens les conséquences de sa propre mort dont elle est certaine : « Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère ». Le matricide est, en effet, un crime terrible, qui mérite un châtiment. Il sera infligé par cette mère morte, s’identifiant ainsi à Némésis, la déesse vengeresse : « Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ». Tout en reprenant l’antique tradition des Érinyes, « déesses infernales » qui poursuivaient les criminels, appelées « furies » chez les latins, Racine les christianise. Elles deviennent les « remords » qui hantent le criminel, l’obsession horrifiée de son propre crime : « Tes remords te suivront comme autant de furies ».
Rien ne permet d’y échapper, comme le montre l’insistance dans cette imprécation : « Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, / Partout, à tout moment, m’offriront devant toi ». Le stade ultime de l’imprécation est atteint lorsqu’Agrippine souhaite à Néron sa propre mort : « Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes, / Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes. »
Le tyran finit donc par être victime de sa propre tyrannie, comme en une sorte d’ironie tragique en châtiment de ses actes : « Tu te verras forcé de répandre le tien », allusion à son suicide en se tranchant la gorge lorsque le séant le démit de ses fonctions
L’imprécation d’Agrippine repose sur la croyance en une justice immanente, qui nous rappelle la rigueur du dieu janséniste de Racine, héritage de son éducation à Port-Royal.
CONCLUSION
Ce texte offre un portrait intéressant de l’empereur romain. Fondée sur l’héritage de l’histoire antique, l’image donnée par Racine a contribué à conforter l’image terrible de ce tyran dans notre culture. Racine a surtout le mérite d’analyser les raisons complexes qui ont conduit Néron au meurtre. Mais, si l’on pense au jansénisme de cet auteur, ce meurtre n’était-il pas déjà inscrit en germe dans sa nature ? Parallèlement, Racine souligne l’influence nocive de Narcisse, comme pour rappeler au pouvoir absolu de son temps l’importance de savoir bien choisir ses conseillers.
Robert Hirsch dans le rôle de Néron. Comédie-Française, 1961
Cette scène est, de plus, très représentative de la tragédie racinienne par la violence qu’elle traduit, qu’elle soit explicite, comme dans les imprécations d’Agrippine, ou plus sournoise, comme chez Narcisse : les personnages de Racine, mus par leurs ambitions, en proie à l’hybris, désir de dépasser leur condition mortelle en s’arrogeant tous les pouvoirs, n’hésitent pas à se déchirer.
Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671 : acte III, scène 2
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INTRODUCTION
Dans cette comédie, représentée en 1671, Molière s’inspire de l’intrigue de nombreuses comédies antiques. Deux jeunes gens amoureux, Octave et Léandre, que leurs pères, Argante et Géronte, veulent marier contre leur gré, vont être aidés par le valet Scapin. Ce personnage emprunte beaucoup de ses traits aux valets des comédies antiques, mais aussi au « zanni » de la commedia dell’arte qui veut régler ses comptes avec son maître.
Ainsi dans cette scène, Scapin, pour extirper de l’argent à ce vieux maître avare, a fait croire à Géronte qu’on le cherche pour le tuer, et l’a persuadé de se cacher dans un sac.
Mise en scène de J.-L. Benoit, à la Comédie-Française, 1998
Comment Molière, dans cette scène de farce où pleuvent les coups de bâton, inverse-t-il la relation entre le maître et le valet ?
UNE SCÈNE COMIQUE
Traditionnellement le valet, rôle tenu par Molière lors de la représentation, est porteur du comique, dont le plus immédiatement perceptible ici est le comique de gestes. La didascalie qui précise « Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac » permet au lecteur d’imaginer le jeu des deux acteurs, l’enthousiasme du valet et les soubresauts du maître dans le sac. On peut aussi rire de la gestuelle de Scapin « se plaignant et remuant le dos », qui mime avec exagération une douleur fictive. Enfin on rira de ce maître ridicule, « mettant la tête hors du sac » comme un diable qui sort de sa boîte. De plus, même sans didascalies, nous pouvons imaginer les mouvements de Scapin, changeant de place et d’attitude pour correspondre au personnage menaçant dont il imite la voix, afin qu’il ne se confonde pas avec sa propre fonction de valet.
Les coups de Scapin à Géronte
À cela s’ajoute le comique de langage, fondé sur le décalage entre le rôle du valet et celui de l’agresseur gascon avec son accent fictif. Nous pouvons aisément imaginer le ton joyeux des insultes lancées au maître, « cé fat de Géronte, cé maraut, cé vélître », reprises avec une joie perfide par Scapin.
Nous assistons donc à une sorte de mise en abyme, scène de théâtre dans le théâtre, qui fera rire par la situation ainsi créée : elle inverse les rapports de force entre le maître et le valet. La revanche de Scapin pourra particulièrement plaire au public populaire…
LE CONFLIT ENTRE LE MAÎTRE ET LE VALET
Le portrait du maître s’inspire de la tradition : c’est un vieillard, selon l’étymologie grecque de son nom « Géronte », naïf et stupide. À aucun moment il ne met en doute la situation ou ne mesure l’aspect fictif de cet accent gascon. Il est impossible au public d’éprouver la moindre pitié pour lui en raison de son égoïsme. La dernière réplique, « Tu devais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner », nous permet, en effet, de mesurer son mépris pour son valet : il est prêt à exiger qu’il reçoive les coups à sa place.
Face à lui, le valet prend l’avantage, puisqu’il va jusqu’à donner des ordres à son maître, en feignant la fidélité : « Prenez garde. En voici un autre qui a la mine d’un étranger. » Le geste de lui « remet[ttre] la tête dans le sac » montre à quel point son maître est devenu une marionnette entre ses mains !
Mais l’on sent aussi son enthousiasme dans l’élaboration de la tromperie, quand il feint de faire l’éloge de son maître : « Je défends, comme je dois, un homme d’honneur qu’on offense ». De même, la feinte est perfectionnée par l’imitation de la souffrance due aux coups prétendument reçus : « Ah ! Monsieur, je suis tout moulu, et les épaules me font un mal épouvantable ». Il accentue, par sa dénégation (« Nenni, c’est sur les miennes qu’il frappait ») la stupidité de son maître, contraint à se défendre de façon ridicule : « J’ai bien senti les coups et les sens bien encore. » En redoublant la situation à la fin, Scapin prolonge en fait sa vengeance de valet, contraint à tout supporter de la part d’un maître tyrannique.
La revanche de Scapin sur Géronte : mise en scène par la Compagnie NéoVent, 2012
CONCLUSION
Ce passage représente une scène de farce traditionnelle, avec coups et injures, propre à plaire au public populaire. Mais il illustre aussi la fonction « cathartique » de la comédie, telle que la définissait le philosophe grec Aristote : en assistant à cette inversion des rôles, le public se libère de ses propres pulsions, car il vit, par procuration en quelque sorte, ses propres désirs cachés. Le rire naît précisément de cette libération, du plaisir de voir s’accomplir sur scène ce que le monde réel interdit.
Molière, certes, reprend là le personnage traditionnel du valet, rusé, face à un vieux maître naïf, déjà présent dans l’antiquité et repris par la commedia dell’arte italienne. Mais il va plus loin que ses prédécesseurs, puisqu’il ne se contente pas de lui donner le rôle du trompeur : il concrétise cette tromperie par le geste audacieux des « coups » donnés au maître.
Le triomphe du valet : mise en scène à la Comédie-Française
Marivaux, L'Île des esclaves, 1725: scène 10
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Au "siècle des Lumières"
INTRODUCTION
Comédie en un acte jouée en 1725, L’Île des esclaves s’inscrit dans les luttes entreprises au siècle des Lumières contre les préjugés, notamment ceux qui conduisent les privilégiés à abuser de leur pouvoir. Marivaux imagine, en effet, une situation qui inverse le monde réel : dans une île au temps de la Grèce antique, des esclaves ont pris le pouvoir sur leurs maîtres.
Arrivés dans cette île après un naufrage, et sous le contrôle du gouverneur de l’île, Trivelin, le valet Arlequin et la servante Cléanthis ont échangé leur costume avec celui de leurs maîtres respectifs, Iphicrate et Euphrosine. Ils ont ainsi pu dénoncer leurs comportements injustes, dans l’espoir de les corriger. Déjà, dans la scène 9 Arlequin a rendu à son maître, qui a reconnu ses torts envers lui, son habit, symbole de son rang. Il invite Cléanthis, dans cette scène 10, l’avant-dernière de la pièce, à suivre son « exemple ». Mais celle-ci va se montrer plus vindicative…
Comment Marivaux représente-t-il le conflit entre les maîtres et les valets ?
LA CRITIQUE DES MAÎTRES
Extrait, mise en scène d'Irina Brook
La longue tirade de Céanthis forme un violent réquisitoire, lancé sur un ton indigné. On notera les modalités expressives qui soutiennent cette polémique, exclamations (« Ah ! vraiment nous y voilà avec vos beaux exemples », « Fi ! que cela est vilain… ») jusqu’à celles qui ferment la tirade, interrogations oratoires qui se multiplient, et impératifs qui interpellent les destinataires, à travers Euphrosine : « Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? », « Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte. » Le mépris qu’elle exprime est également soutenu par un lexique péjoratif, tel le possessif dans « voilà de nos gens qui… », et la récurrence du présentatif, « voici » ou « voilà » qui amplifie les reproches. Enfin, le rythme des phrases, avec les énumérations en gradation et les anaphores, donne l’impression que rien ne pourra arrêter sa colère. C’est le cas avec la reprise du pronom relatif « qui » dans la deuxième phrase, avec le rythme ternaire dans « n’avoir eu pour seul mérite que de l’or, de l’argent et des dignités » ou la triple interrogation oratoire : « Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. »
Cléanthis face à sa maîtresse Euphrosine
Cette tirade s’inscrit dans le registre polémique, car ce discours permet de dénoncer une hiérarchie sociale que l’héroïne présente comme infondée.
Elle brosse, en effet, un portrait sévère des maîtres, que peut résumer l’ironie par antiphrase au centre de la tirade, « Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde » : elle joue entre le sens de l’expression « honnêtes gens », qui désigne les qualités de l’homme distingué, et l’adjectif « honnête » pris dans son sens propre, qui suggère, par antithèse, qu’ils sont profondément « malhonnêtes ». Elle révèle qu’au-delà d’Euphrosine, se trouve visé l’ensemble des privilégiés qui abusent de leur pouvoir.
La satire porte essentiellement sur deux défauts.
D’abord, elle dénonce leur vanité, c’est-à-dire la fierté excessive de leur position sociale qui les conduit à mépriser ceux qu’ils considèrent comme des inférieurs. Cela est mis en valeur par la gradation : « qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, [...] et qui nous regardent comme des vers de terre », avec la comparaison fortement péjorative. La critique est répétée d’ailleurs avec beaucoup d’ironie: « c’était bien la peine de faire tant les glorieux », « Allez ! estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! »
Ensuite, c’est leur dureté qui est soulignée, allusion directe aux mauvais traitements que subissent les serviteurs, encore légaux au XVIII° siècle : « qui nous maltraitent » est repris par la gradation « offensés, maltraités, accablés ».
Elle reproche donc à ceux qui possèdent des « dignités », c’est-à-dire des titres de noblesse, et des richesses de s’arroger tous les droits, de façon totalement injustifiée.
Cléanthis : mise en scène de Sissia Buggy
LA REVALORISATION DES VALETS
Cette dénonciation repose sur deux façons de concevoir le « mérite ». La première, celle qui a largement cours sous la monarchie absolue, repose sur l’état social : « de l’or, de l’argent et des dignités », « riche [...] noble [...] grand seigneur ». La seconde pose la notion de mérite personnel, fondée sur des valeurs naturelles, et c’est de celle-ci que se réclame Cléanthis, au moyen d’une hyperbole qui revalorise les serviteurs : « nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu’eux ». Ainsi, la vraie valeur est affirmée par l’inversion, qui attribue aux serviteurs deux qualités essentielles, la « vertu » et la « raison ».
Le terme « vertu » est placé au centre de l’énumération : « le cœur bon, de la vertu et de la raison » Dérivée de la notion de « charité » chrétienne, c’est une valeur centrale au XVIII° siècle, relevant du « cœur » et qui révèle « l’âme sensible » : « Il s’agit de vous pardonner », « cette bonté-là », « le cœur bon », « ont aujourd’hui pitié de vous ». Tous ces termes montrent bien qu’il s’agit d’une qualité morale, indépendante de la naissance ou de la position sociale.
Quant à la raison, elle est, depuis Descartes, considérée comme définissant l’essence même de l’homme. C’est sur elle que se fonde tout le mouvement des Lumières, qui en fait le guide infaillible de l’homme vers la vérité et le progrès.
Maîtres et valets dans la commedia dell'arte
Or, toute la tirade de Cléanthis est construite sur un raisonnement rigoureux, qu’elle invite sa destinatrice à suivre. Elle pose d’abord une hypothèse : « Où en seriez-vous aujourd’hui, si nous n’avions point d’autre mérite que cela pour vous ? » Elle rappelle ainsi la base même de l’utopie : dans l’île, les esclaves ont tout pouvoir, ils auraient très bien pu se venger de leurs maîtres en leur infligeant les pires cruautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Donc ils sont meilleurs que leurs maîtres, car ils se sont montrés plus raisonnables en ne cherchant pas à abuser de ce nouveau pouvoir. Elle met également en relief le manque de logique des maîtres, en les obligeant à inverser la situation : ils demandent aujourd’hui à leurs serviteurs de leur « pardonner », donc de faire preuve de « bonté », alors qu’eux-mêmes n’ont jamais été capables que de les « maltraite[r] » … La structure de la phrase, avec le parallélisme et l’inversion, met particulièrement en relief ce mauvais usage de leur raison : « de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd’hui pitié de vous, tout pauvres qu’ils sont. » Ainsi, le plus « estimable » des hommes sera celui qui fera le meilleur usage de sa raison, et comprendra que tout excès est condamnable.
CONCLUSION
Depuis l’ascension de la bourgeoisie au cours du XVII° siècle montent des revendications qui opposent les privilèges de la naissance au mérite personnel. De plus, ces privilèges ont perdu leur valeur initiale, puisque l’argent permet de s’acheter des titres nobiliaires, et que la faillite de Law (en 1721) a ruiné de nombreux nobles, tel Marivaux lui-même d’ailleurs, qui voient alors accéder aux privilèges des gens qui n’ont aucun éducation et pour seul « mérite » leur fortune. Cela peut expliquer que Marivaux veuille ici, non pas lancer de dangereuses idées révolutionnaires sur l’égalité des « ordres » sociaux, mais rappeler chacun à plus de conscience morale, en refondant ainsi la noblesse sur une vraie dignité, celle du « cœur ».
L'inversion des rôles entre maîtres et valets
Parallèlement, ce passage nous interroge sur le rôle de l’utopie au théâtre. Un peu comme le temps des Saturnales qui, dans l’antiquité romaine, offraient aux esclaves quelques jours de licence totale, cette île « de nulle part » (sens premier du terme « utopie ») a permis aux valets d’exprimer leurs critiques, de se libérer des désirs de vengeance qu’ils portaient en eux.
Mais à la fin chacun reprend son vêtement d’origine, le théâtre n’a été qu’une parenthèse qui a « purgé » les passions, permis une « catharsis » pour reprendre la fonction que lui assignait le philosophe grec Aristote. Il est seulement possible d’espérer qu’il aura conduit les maîtres à réfléchir sur leurs comportements en se voyant ainsi caricaturés.
Du drame romantique à la naissance de l'Absurde
Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834 : acte IV, scène 11
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INTRODUCTION
C’est en 1830 que le drame romantique s’impose, après la célèbre « bataille » provoquées par la pièce de V. Hugo, Hernani. Alfred de Musset, lui, après l’échec de sa première pièce décide de ne plus se tourner vers la scène et de regrouper ses œuvres sous le titre Un Spectacle dans un fauteuil. Mais Lorenzaccio, publié en 1834, n’en reste pas moins une pièce représentative du « drame romantique », à la fois par la liberté prise avec les règles du théâtre classique, par la personnalité de son héros, et par une inspiration qui plonge dans l’Histoire des temps modernes.
Ici Musset s’inspire, en effet, d’une œuvre de George Sand, Une Conspiration en 1537, dont elle-même avait emprunté l’intrigue à la Storia florentina de Varchi, chronique de la vie de Florence sous la Renaissance. Mais Musset a modifié la fin de l’histoire : dans la réalité, Lorenzo s’enfuit et reste en vie encore quelques années, alors que le héros de la pièce se laisse tuer, désespéré de voir que son assassinat n’aura pas libéré Florence.
Lorenzaccio, illustration de M.A. Massé, 1884
Cette scène pourrait constituer un dénouement, puisque le meurtre du Duc est l’objectif de Lorenzo, affirmé depuis le début de la pièce, celui d’être « un nouveau Brutus ». Pour ce faire, il en est devenu le compagnon, partageant ses débauches pour supprimer toute méfiance, jusqu’à organiser ce rendez-vous galant avec sa propre tante, Catherine, à laquelle le duc s’intéresse mais qui le repousse. Cependant il s’agit d’un piège, pour l’attirer dans la chambre où il a soigneusement préparé l’assassinat en s’entraînant avec un maître d’armes, Scoronconcolo.
Comment cette scène de meurtre représente-t-elle le tyran et le pouvoir qu’il exerce ?
Mise en scène de Franco Zeffirelli, Comédie-Française, 1977
L'IMAGE DU TYRAN
On retrouve ici l’image traditionnelle du tyran, homme de pouvoir dont la toute-puissance suscite la peur comme l’exprime Scoronconcolo quand il découvre le meurtre, avec ses exclamations : « Ah ! mon Dieu ! c’est le duc de Florence ! ». Il lui donne son titre officiel, et révèle sa peur : « nous en avons trop fait », « Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! », « Quant à moi, je prendrai les devants ».
Mais l’accent est surtout mis sur le cynisme d’un débauché, qui exprime ouvertement son mépris pour les femmes, dont il n’attend que la satisfaction de son plaisir sexuel. Déjà, notons que la scène se déroule dans la « chambre » dans laquelle il attend son rendez-vous galant. De plus, par ses remarques méprisantes envers celle qu’il nomme péjorativement « la Catherine », il montre clairement son seul intérêt : il décide de se « mettre au lit » afin de n’être pas obligé de faire la conversation ! Ses commentaires sont tout aussi méprisants, dans son monologue, sur la galanterie, qu’il juge tout juste bonne pour « un Français » - touche humoristique de Musset ! – et qui lui paraît une perte de temps, inutile puisque la femme est déjà prête à dire « oui ».
« Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, Casse nos vitres ; et encore le paye-t-on pour cela. »
Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte I, scène 2
Il place donc au centre de son existence le refus de toute contrainte quand il s’agit de satisfaire un plaisir : « ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode ». L’allusion à « l’infante d’Espagne » ne fait que renforcer sa grossièreté. Enfin son matérialisme est nettement affiché, avec la comparaison totalement irrespectueuse envers l’Église : « j’ai soupé comme trois moines ».
Il s’affirme comme un personnage odieux et méprisable, un tyran mais dépourvu de toute dignité.
Le duc Alexandre et son cousin Lorenzo
Sa relation avec Lorenzo est, à la base, une relation hiérarchique : Lorenzo, cousin du duc, le vouvoie et le nomme « Seigneur », alors que le duc le tutoie. Il le nomme familièrement « Renzo », et même « mignon », qualificatif des favoris du roi Henri III, chargé d’une connotation homosexuelle. Le peuple de Florence n’attribue-t-il pas avec mépris au héros d’autres surnoms péjoratifs, tels « Lorenzina » ou « Lorenzetta » ? En fait, Lorenzo est au service des plaisirs du duc, puisque c’est lui qui les lui fournit : « Va donc cherche ta tante », lui ordonne Alexandre. Il est donc en position d’adjuvant, mais, face à lui, le duc conserve un reste de la méfiance propre au tyran, comme le prouvent ses deux questions, à propos de l’épée et des « chevaux de poste », et la justification proposée par Lorenzo pour le rassurer : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Cependant, ce sont la familiarité et la confiance qui dominent. Il vient à ce rendez-vous sans protection officielle, et « ôte son épée » dès son entrée dans la chambre.
Sa question au moment du meurtre révèle donc son incompréhension : comment cet adjuvant a-t-il pu se transformer en opposant ?
Le tyran présente donc une double personnalité. D’une part, il a conscience du risque qu’il court, et qui l’oblige à une méfiance permanente. D’autre part, dans son désir de satisfaire tous ses désirs, il dispose d’un pouvoir sans limites qui l’aveugle.
LE MEURTRE
Le rôle de Scoronconcolo montre bien que le meurtre a été soigneusement préparé : le « tapage » rappelé à la fin prouve leur entraînement. Cependant, le maître d’armes n’a pas été associé entièrement à ce meurtre, puisqu’il ignore qu’il s’agissait de tuer le « duc de Florence » : le risque d’une trahison était trop grand ! Cela renvoie donc le héros à une complète solitude : il ne s’agit pas d’un complot politique pour Musset, mais d’abord d’un acte individuel.
De même, Lorenzo a préparé sa fuite : « les chevaux de poste » l’attendent, et il fournit immédiatement un alibi pour répondre à la question du duc, donc avait sans doute prévu la question. Enfin, chacun de ses gestes est calculé, comme celui décrit dans la didascalie (« Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau. »), et justifié aux yeux du duc, même si, pour le public, son discours prend un double sens : « il est bon d’avoir toujours une arme sous la main ». Son seul « complice » est donc bien ce public, associé à l’action.
Cette scène nous emmène loin de la tragédie classique. Plus d’unité de lieu ni de temps ici, puisque la didascalie initiale précise que nous sommes dans « la chambre de Lorenzo » et qu’il est évident qu’il a fallu plus de 24 heures pour en arriver à ce meurtre. De plus, la scène n’est plus délimitée par les entrées et sorties des personnages : un bref monologue du duc vient la couper. Enfin, la règle des bienséances externes interdisait au XVII° siècle la représentation de la violence sur scène, notamment de la mort. Elle n'est plus respectée ici dans la représentation du meurtre. On observe un contraste entre sa rapidité et sa violence. Il semble, en effet, vraiment facile, réalisé en très peu de répliques, ce qui lui donne une réelle sobriété : deux questions accompagnent la mention du geste, « Il le frappe », à deux reprises. Mais il n’en reste pas moins violent, ce qui est doublement suggérée, d’une part par la peur de Scoronconcolo (« Pourvu que les voisins n’aient rien entendu ! ») qui évoque le bruit de la scène, d’autre part par la morsure, cette « bague sanglante », qui implique que le duc a dû lutter avant de mourir.
Le meurtre du duc : Gérard Philipe dans le rôle de Lorenzo. Festival d'Avignon, 1952
Le drame romantique s’est donc libéré des règles, pour donner plus de force à la représentation scénique. Mais n’oublions pas que les pièces de Musset n’ont pas été écrites pour être représentées mais pour former « un spectacle dans un fauteuil ».
Enfin, les réactions de Lorenzo donnent à ce meurtre un sens symbolique, que traduit déjà son affirmation au moment où il l’accomplit : « N’en doutez pas, seigneur ». Cette réplique prouve sa volonté d’affirmer son identité de meurtrier. Elle est, en effet, la justification de toutes ses débauches en compagnie du duc. La métaphore de la morsure en « bague sanglante », « inestimable diamant », l’assimile à une bague de fiançailles, voire de noces (« je garderai jusqu’à la mort »), elle représente donc la valeur de ce meurtre : Lorenzo s’unit à lui-même, il retrouve sa véritable nature, en se libérant du rôle de débauché qu’il avait dû adopter pour accomplir ce meurtre.
Les noces meutrières : mise en scène de Lavaudant, Comédie-Française, 1989
Cette redécouverte de soi-même explique la place qu’occupe, à la fin du texte, le registre lyrique, expression des sentiments personnels, avec l’adresse à soi même (« Respire, respire, cœur navré de joie ») qui transforme ces répliques en un véritable monologue, particulièrement exalté avec les exclamations qui se multiplient sur un rythme binaire. Lorenzo plonge en lui-même, sans plus entendre les remarques concrètes et pragmatiques de Scoronconcolo. Ce dernier, d’ailleurs, note cet isolement du héros, qui le rend comme étranger à ce qui l’entoure : « Son âme se dilate singulièrement ».
L'exaltation de Lorenzo
Les répliques traduisent une émotion violente et contrastée, que restitue l’oxymore, « cœur navré de joie », qui associe l’idée d’une douleur, telle une blessure (« navré ») à la « joie ». Il est, en effet, devenu meurtrier, mais par un acte qui donne sens à sa vie. Il vit alors une véritable renaissance, illustrée par le rôle joué par la nature à la fin du texte. La didascalie « s’asseyant à la fenêtre » montre que ce meurtre dépasse le cadre étroit de la chambre, il s’ouvre sur l’univers entier, créant une sorte de printemps fictif : le début du texte mentionnait le « froid », à présent « le vent du soir est doux et embaumé », et, même si l’on est « la nuit », « les fleurs des prairies s’entrouvrent »… Cependant, au moment même où s’affirme cette renaissance, en un acte d’action de grâce adressée au « Dieu de bonté ! » qui l’a permise, les termes choisis connotent la mort : « ô éternel repos ! » rappelle la mention sur les tombes.
Le public est conduit à s’interroger : le meurtre apportera-t-il vraiment à Lorenzo la libération qu’il en espère ?
Sarah Bernhardt, dans le rôle de Lorenzo
CONCLUSION
La liberté du drame romantique permet de donner à l’image du tyran une dimension plus violente, puisqu’il peut transformer ce qui restait langage dans la tragédie classique (par exemple, le dilemme de Cinna, chez Corneille, évoquant les menaces qui pèsent sur lui et la haine des Romains, ou, chez Racine, les imprécations d’Agrippine prédisant le sombre avenir de Néron) en action représentée : le meurtre du tyran sur le lieu même de ses débauches. Mais ici, romantisme oblige, ce meurtre est un acte solitaire, et non pas un complot politique : il apparaît comme le couronnement d’une vie, dont lui seul peut justifier toutes les fautes. Cela explique la place prise par le registre lyrique.
En cela, cette scène ne constitue pas un dénouement, car le public s’interroge sur le sort réservé au héros, en raison même de cette solitude. Son meurtre aura-t-il le pouvoir de libérer Florence ? Lui-même pourra-t-il reprendre le cours d’une vie ordinaire ? La scène ouvre donc un horizon d’attente.
Victor Hugo, Ruy Blas, 1838 : acte III, scène 2
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INTRODUCTION
C’est en 1830 que le drame romantique s’impose, après la célèbre « bataille » provoquées par la pièce de Victor Hugo, Hernani, qui traduit la volonté de dépasser les règles du théâtre classique, considérées comme des limites imposées à la vraisemblance. La pièce s’appuie sur l’Histoire, celle de l’Espagne au XVII° siècle, et sur un déguisement : Ruy Blas, un simple « laquais », va être utilisé par le redoutable Dom Salluste pour servir sa vengeance contre la Reine. Il fait en sorte que Ruy Blas accède au pouvoir sous un nom d’emprunt.
Acte III, scènes 1 et 2 : mise en scène de C. Schiaretti, 2011
À l’acte III, Ruy Blas, qui a gravi peu à peu les échelons du pouvoir, est devenu premier ministre, et il tente de remplir au mieux ses fonctions. Mais il a fort à faire avec les conseillers du royaume, corrompus, qui veulent l’éliminer. Dans la scène 2, il les surprend en plein complot.
Comment le héros va-t-il dénoncer leurs injustices ?
L'IMAGE DE L'ESPAGNE
Conformément aux exigences du drame romantique, qui ne veut plus de sujets empruntés à l’antiquité, mais pris dans l’histoire contemporaine, Hugo fait de l’Espagne le sujet même de la pièce, en jouant sur un double contraste.
D’une part, la tirade oppose le pays, « l’Espagne », qualifié de façon méliorative dans le vers au rythme binaire (« L’Espagne et sa vertu, l’Espagne et sa grandeur ») à des visions plus précises, qui, elles, sont nettement péjoratives. Quand il s’agit du pays, en effet, c’est sa puissance passée, celle du temps de « Philippe IV », qui est mise en valeur, « sur la mer », allusion à ce qui a fait sa gloire : ses colonies aux Amériques, héritées des Conquistadores. La tirade étudiée a coupé un long passage qui énumérait toutes les possessions espagnoles.
Un témoignage du "siècle d'or" espagnol : le monastère de San Lorenzo de l'Escurial
Mais « au dedans », l’image est bien différente. Les lieux vont se réduire pour souligner à quel point le pays est déchiré par « routiers » et « reîtres » qui, poussés par la misère, le mettent à feu et à sang et causent sa ruine. C’est un pays dangereux jusqu’« au coin de tout buisson » : l’on n’y est à l’abri nulle part. L’anaphore du terme « guerre » souligne cette destruction d’un pays qui s’entre-déchire, jusque dans ses lieux les plus sacrés, les « couvents », parce qu’y règne la faim dont le champ lexical s’affiche à la fin du passage : « dévorer », « morsures », « affamés ». Cette faim ressort particulièrement de la métaphore finale, « morsures d’affamés sur un vaisseau perdu », qui nous rappelle le tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse (1816), avec sa terrible vision de naufragés affamés.
D’autre part, on notera l’opposition temporelle, entre le présent et le passé récent. C’est sur l’Espagne actuelle que s’ouvre la tirade, et la situation est dramatisée par la reprise en anaphore du mot « l’heure », avec son [ e ] muet prononcé devant l’adjectif « sombre », qui fait écho à la personnification le suivant : « l’Espagne agonisante pleure », ici aussi l’adjectif se trouvant allongé par le [ e ] muet prononcé. Cette image saisissante est prolongée par une autre personnification, « votre pays qui tombe », avec la gradation produite par l’homonymie à la rime : « dans sa tombe ». Une autre personnification, à nouveau renforcée par une répétition, confirme cette vision sinistre : « L’État est indigent, / L’État est épuisé de troupes et d’argent ». Ainsi, toute la grandeur de l’Espagne n’est plus qu’un lointain souvenir, ce que traduit la brutalité des trois monosyllabes du rejet : « Tout s’en va ».
Mais l’évocation qui s’ensuit, soutenue par les verbes au passé composé, ne fait qu’accumuler d’autres catastrophes, qui expliquent cette crise terrible.
Il s’agit d’abord de défaites militaires, que le passage coupé développait largement. Mais la répétition de « nous avons perdu » va encore plus loin avec l’enjambement qui place « perdu » en tête de vers et le chiffre qui souligne cette perte (« trois cents vaisseaux sans compter les galères ») et, surtout, avec deux précisions. La première « sur la mer où Dieu met ses colères » donne l’impression que l’Espagne paie ses propres fautes, et « sans combattre » ajoute à la défaite l’accusation de lâcheté.
Puis le héros dépeint l’état de la société, avec l’anaphore « Le peuple », en gradation puisque précisé par « misérable ». C’est la misère qui ressort de cette description, évoquée de façon imagée par le verbe « a sué », et par la diérèse qui augmente le chiffre « quatre cent trente milli/ons d’or », une misère sans fin puisque l’ « or » rime avec « on pressure encor ».
Cette tirade présente donc l’image d’un pays en pleine décadence, qui a perdu sa gloire ancienne et a, comme ses « vaisseaux », sombré dans une misère horrible.
LE RÔLE DU HÉROS
L'entrée de Ruy Blas : Mise en scène de C. Schiaretti
Cette tirade est d’autant plus saisissante quand on pense qu’elle est prononcée par celui qui, à l’origine, n’était qu’un laquais. Or, c’est lui qui, ici, semble incarner toute cette gloire passée de l’Espagne. Déjà, il faut imaginer le coup de théâtre que produit son arrivée, en grand costume de ministre, portant la décoration suprême, la « toison d’or », et sa posture, son regard, signalés par la didascalie, lui prêtent une attitude de supériorité : « Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face ». Il se tient tel un juge en face de ses adversaires pour lesquels la didascalie précise : « Silence de surprise et d’inquiétude. »
V. Hugo, Ruy Blas, acte III, scène 2. Estampe de M. Vierge, 1879
En saluant ironiquement ses adversaires (« Bon appétit, Messieurs »), il ouvre un véritable réquisitoire, sur un ton indigné marqué par les modalités expressives. L’interrogation oratoire, « Quel remède à cela ? », révèle pleinement son souci de guérir un pays malade. Les exclamations se multiplient, dès l’apostrophe initiale ironique « Ô ministres intègres ! / Conseillers vertueux ! » Les connecteurs, « donc », « et », se répètent, pour renchérir sur les reproches, tandis que les points de suspension, en laissant les phrases inachevées, donnent l’impression que la colère l’étouffe comme d’ailleurs l’interjection « Ah ! » qu’il ne peut retenir. Enfin, on observe le double rôle des impératifs. Tantôt ils accentuent la violence du blâme : « Soyez flétris » évoque la marque d’infamie gravée au fer rouge sur l’épaule des galériens ; tantôt ils tentent de ramener les adversaires à plus de conscience, comme dans la gradation « Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur », ou « songez-y ».
De cette longue tirade, deux reproches se dégagent.
Le premier est une accusation de corruption, immédiate avec l’ironie de la formule « Bon appétit », qui suggère métaphoriquement leur avidité de richesse bien plus qu'un quelconque repas en cours. Des images péjoratives soutiennent ce reproche, tels le verbe « pillez » ou le terme « fossoyeurs », qui les rapprochent des pilleurs de tombe, que rien de sacré n’arrête. Un contraste est créé avec le terme « serviteurs », destiné à leur rappeler leur fonction politique, et qui souligne leur absence totale de patriotisme : ils sont en principe au service de la « maison » Espagne, alors qu’ils ne servent que leurs propres intérêts. Le rythme des vers 6 et 7, sans coupe, fait ressortir la comparaison qui les assimile à de vulgaires voleurs : « remplir votre poche et vous enfuir après ! »
À cela, il convient d’ajouter l’accusation de cynisme. Ils font, en effet, preuve d’un manque total de scrupules. Hommes dépourvus de toute morale, enfoncés dans les vices, comme le traduit la gradation (« Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie »), ils n’hésitent pas à accabler toujours davantage le peuple « portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie ». Il leur manque donc les sentiments de pitié que devrait éprouver tout homme devant la situation terrible du pays, et que ressent, par contraste, le héros : « Ayez quelque pudeur », « Ah ! j’ai honte pour vous ! »
Le héros, lui-même issu du peuple, devient donc le porte-parole de ce peuple opprimé, digne représentant ainsi du héros romantique à l’âme noble.
La colère de Ruy Blas. Mise en scène de C. Schiaretti
« En examinant toujours cette monarchie et cette époque, au-dessous de la noblesse ainsi partagée, et qui pourrait, jusqu’à un certain point, être personnifiée dans les deux hommes que nous venons de nommer, on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. C’est le peuple. Le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent ; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort ; placé très bas, et aspirant très haut ; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie ; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité et la fécondité. Le peuple, ce serait Ruy Blas. »
V. Hugo, Ruy Blas, Préface
CONCLUSION
Cette tirade illustre bien les caractéristiques du drame romantique. C’est l’Histoire qui sert de décor, pour renforcer le réalisme, mais ici, derrière l’Espagne, il faut voir la Monarchie de Juillet : avec la Restauration le peuple est à nouveau exclu du pouvoir et retombe dans la misère tandis que la noblesse et la haute bourgeoisie retrouvent leur vie d’opulence et de luxe. Le théâtre représente donc la revanche du peuple, incarné par le héros, Ruy Blas, qui, même s’il est « laquais » fait preuve de plus de noblesse, de dignité, de patriotisme et de valeurs morales que les nobles conseillers du royaume, ses « maîtres ». Enfin, la scène adopte un ton nouveau, avec ce violent réquisitoire exprimé en des alexandrins brisés par de nombreuses ruptures, et fortement ponctués.
En rapprochant cette tirade de la Préface, nous comprenons que, pour Hugo, le théâtre devient véritablement une « tribune », un moyen de s’engager dans des luttes sociales et politiques, ce que développeront les auteurs engagés du XX° siècle.
Alfred Jarry, Ubu Roi, 1896 : acte III, scène 2
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INTRODUCTION
En réaction aux excès du drame romantique, de nouveaux courants apparaissent dans le théâtre de la fin du XIX° siècle, le réalisme, le symbolisme…
Jarry retrouve dans Ubu Roi, les exagérations de la farce, mais il la pousse jusqu’à l’absurde, annonçant par là le courant qu’illustrera, dans le théâtre du XX° siècle, Ionesco par exemple. La pièce est d’abord une plaisanterie de lycéens : il vient d’un texte composé, alors que Jarry est au lycée de Rennes, pour caricaturer un professeur de physique, Hébert, surnommé « le père Heb » ou « père Ebé », sous le titre « Le roi de Pologne ». Ce texte, retravaillé, deviendra huit ans plus tard la pièce qui vaudra à Jarry son plus grand succès.
Le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas. L’acte III s’ouvre par la déclaration d’Ubu, « De par ma chandelle verte, me voici roi de ce pays », et montre la façon dont il établit une dictature sans partage : il lui faut éliminer tous ses adversaires.
Quel rôle joue le comique dans le conflit mis en scène dans cet extrait ?
Pour voir une intéressante mise en scène, par l'École alsacienne
LES FORMES DU COMIQUE
Les quatre formes du comique s’articulent dans cette scène pour rendre le conflit caricatural.
Le comique de gestes est le plus évident, forcément excessif. On peut le constater à travers les didascalies, qui traduisent la violence. Mais elle tourne à la farce tant elle est excessive, par exemple dans le traitement infligé aux Nobles : « On pousse brutalement les Nobles », « Ils se débattent en vain ». À cela s’ajoute la gestuelle répétitive, à chaque Noble, marqué par l’injonction « Dans la trappe » : « Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou ». Enfin le lexique hyperbolique réifie les victimes : « On empile les Nobles dans la trappe », comme un tas d’objets ou « On enfourne les financiers » comme des miches de pain. Mais nous pouvons aussi imaginer les gestes et les mimiques effrayés des victimes, notamment quand elles poussent des cris, à la ligne 7 ou des lignes 57 à 60.
L'héritage de la farce
Noble suspendu à un crochet
Le comique de langage soutient, lui, l’ensemble de la scène. Déjà le nom des objets dans l’énumération, « la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! », est rendu ridicule par le complément, qui semble leur donner une forme particulière. , les particulariser. Les lieux mentionnés contribuent au comique, car un décalage est créé entre les noms qui visent à restituer le pittoresque géographique (les territoires des Nobles, réellement existant) et ceux qui sont complètement imaginaires, « les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous ». Les premiers, associés aux titres cités, avec leur reprise sous forme de liste aux lignes 40-41, s’opposent à la situation des Nobles, privés dans cette scène de toute dignité. Les seconds contrastent, eux, avec la solennité que l’on pourrait attendre d’un palais royal.
Enfin le langage du Père Ubu forme un ultime décalage, avec son nouveau statut de roi. Son langage familier, « Vous vous fichez de moi », ses jurons, dont son favori, « merdre ! », lui ôtent toute dignité. Il multiplie les insultes, telles « stupide bougre ! », ou par déformation, « bouffre/sque », qui contraste plaisamment avec la tendre appellation finale : « ma douce enfant ».
Le comique de situation est fondé sur la répétition, puisque la scène présente trois fois une situation identique : l’élimination de ceux qui gênent le Père Ubu, d’abord les Nobles, puis les magistrats, enfin les financiers, tous entraînant la même formule, « À la trappe » ou « Dans la trappe ». Pour les Nobles, plus particulièrement, là aussi la structure est répétitive : pour chacun, il y a la question sur l’identité (« Qui es-tu ? »), puis sur les revenus. On note aussi le contraste entre l’enthousiasme (« Excellent ! excellent ! », « Très bien ! très bien !), et la condamnation, qui frappe d’ailleurs comiquement même celui qui déclare « Je suis ruiné ».
Tout cela soutient le comique de caractère. Le héros est rendu totalement ridicule par ses excès, notamment sa sotte vanité signalée par l’abus du « je » renforcé par « moi » (« Je veux tout changer, moi »), ou bien l’accumulation des possessifs, « MA liste de MES biens ». Il ressemble ainsi davantage à un enfant capricieux qu’à un roi digne.
Cela est renforcé quand on entre dans le détail des décisions, par exemple, à propos des impôts, d’un côté il y a des impôts réels (« sur la propriété », « sur le commerce et l’industrie »), de l’autre des impôts ridicules, « sur les mariages » et « sur les décès ».
Nous assistons donc à un conflit déclenché par un personnage grotesque, qui n’a plus rien d’un héros : il est ce que l’on nomme un « anti-héros ».
Le Père Ubu
UN CONFLIT ABSURDE
Quand on observe les protagonistes, les adversaires et les causes de ce conflit, on constate que le comique permet, en réalité, de formuler, par l’absurde, une satire.
Ainsi, la mère Ubu joue ici un rôle paradoxal, si l’on se rappelle que c’est elle qui a poussé son époux à s’emparer du pouvoir. Elle finit par s’opposer à lui, ce qui met en relief ses excès. D’abord, elle l’implore : « De grâce, modère-toi, Père Ubu » ; puis elle va jusqu’à formuler plus nettement un blâme : « Quelle basse férocité ! », « Tu es trop féroce, Père Ubu » ; enfin, elle tente de faire appel à sa raison, aux lignes 63 et 80, où elle souligne le comportement absurde du héros, le vide qu’il génère : « Plus de justice, plus de finances. » Mais aucune de ses interventions n’attire vraiment l’attention du Père Ubu, qui la traite avec grossièreté et refuse de lui répondre, en lui reprochant, avec un régionalisme, de « pigner », c’est-à-dire de « pleurnicher » : « Qu’as-tu à pigner, mère Ubu ? » Elle permet donc de mesurer l’absurdité du comportement du Père Ubu.
Il en va de même pour la réaction des victimes. Toutes vont exprimer leur colère, mais par de très brèves exclamations indignées, qui n’ont pas de réelle force : les Nobles, riches ou non, périront tous. Le refus des magistrats, « Nous nous opposons à tout changement », « Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles », restent, eux aussi, inutiles. Quant aux financiers, eux soulignent l’absurdité des décisions, là aussi inutilement.
La satire de la tyrannie
Le texte formule donc une satire, par l’absurde.
Il montre le fonctionnement d’une tyrannie. Il s’agit d’éliminer tous ceux qui pourraient former un contre-pouvoir : les Nobles d’abord, avec la récurrence insistante du terme, qui traduit une véritable obsession, puis les Magistrats, c’est-à-dire les pouvoirs exécutif et judiciaire, enfin les Financiers. Le Père Ubu, en parfait dictateur, concentre ainsi tous les pouvoirs entre ses mains. Il masque cela derrière un prétendu souci du royaume : « Pour enrichir le royaume, je vais faire périr tous les Nobles et prendre tous leurs biens ». Mais, très vite il se démasque en révélant son propre désir d’accaparer les richesses : « comme je ne finirai pas de m’enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j’aurai tous les biens vacants. », « Je veux garder pour moi la moitié des impôts ». Il affirme sa cupidité en exprimant son peu de souci du peuple, qu’il s’apprête à écraser d’impôts.
Le conflit souligne également l’arbitraire de la violence. La circularité de cette violence la rend, en effet, grotesque en empêchant qu’elle devienne tragique, d’autant plus qu’elle aussi est absurde, puisqu’elle frappe aveuglément, y compris celui qui a peu, ou même qui n’a rien : « tu as une sale tête », « pour cette mauvaise parole », « mieux vaut peu que rien ».
Ainsi le conflit tourne à vide : on en rit beaucoup plus qu’on n’en est frappé ou effrayé.
CONCLUSION
Comme la caricature d’un professeur faite par des lycéens, qui permet de démythifier son pouvoir et son autorité, le comique permet à Jarry de démythifier les valeurs auxquelles une société peut croire, à commencer par l’autorité gratuite, illustrée par la toute-puissance de la dictature. Face à cette dictature, impossible de ressentir la moindre peur, car elle est essentiellement parodique. Le public voit, au fil de la scène, se dégonfler ce dictateur dont la cruauté n’est qu’un masque ridicule.
En créant son anti-héros, Jarry a réellement innové, au point qu’un adjectif a été inventé pour définir cette grossièreté comique, caricature poussée jusqu'à l'excès dans l’absurde, « ubuesque », qui traduit bien sa parenté avec « grotesque ».
Ce mot désigne une situation invraisemblable : le refus du réalisme sous-tend cette nouvelle forme de « drame », qui emprunte au théâtre de la « foire » sa grossièreté, et à la farce. Il marque aussi l’exagération dans le comique : Jarry ne recule devant rien pour provoquer le public, voire le choquer. Les surréalistes du début du siècle se souviendront de ce moyen de faire réagir le public devant les abus de leur temps.
La satire de la tyrannie
Juan Miró, Ubu Roi, 1966. Lithographie, 74,9 x 53,7
Alfred Jarry, Ubu Roi, 1896 : acte III, scène 7
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INTRODUCTION
En réaction aux excès du drame romantique, de nouveaux courants apparaissent dans le théâtre de la fin du XIX° siècle, le réalisme, le symbolisme…
Jarry, lui, retrouve dans Ubu-Roi, les exagérations de la farce, mais il la pousse jusqu’à l’absurde, annonçant par là le courant qu’illustrera, dans le théâtre du XX° siècle, Ionesco par exemple. La pièce est d’abord une plaisanterie de lycéens : il vient d’un texte composé, alors que Jarry est au lycée de Rennes, pour caricaturer un professeur de physique, Hébert, surnommé « le père Heb » ou « père Ebé », sous le titre « le roi de Pologne ». Ce texte, retravaillé, deviendra huit ans plus tard la pièce qui vaudra à Jarry son plus grand succès.
Le père Ubu, poussé par sa femme, a éliminé du trône de Pologne le roi Wenceslas, et il a établi une dictature sans partage. Mais son ancien allié, Bordure, l’a abandonné et s’est réfugié chez le tsar Alexis : il espère, avec l’aide de ce dernier, remettre au pouvoir le fils du roi Wenceslas. C’est au cours d’un conseil avec ses ministres qu’Ubu apprend cette nouvelle.
Comment le comique soutient-il la satire dans cet extrait ?
LES FORMES DU COMIQUE
Les quatre formes de comique s’articulent dans cet extrait pour accentuer la caricature.
Le comique le plus évident est celui de gestes, forcément excessifs ici, comme on peut l’imaginer lors de la menace « je te poche avec décollation et torsion de jambes ». Signalé par la didascalie « Il pleure et sanglote », il met aussi en relief le coup de théâtre qui inverse la situation : le personnage fond en larmes sous l’effet de sa peur alors que, jusqu’alors il apparaissait comme un tyran sanguinaire, un dictateur qui présidait, avec une redoutable autorité, son conseil.
Le héros devient ainsi totalement ridicule, ce que souligne cet effet de contraste entre sa peur et sa cruauté, tout comme, dès le début, celui entre le sérieux du premier sujet, « le chapitre des finances », et l’absurdité du second : « un petit système que j’ai imaginé pour faire venir le beau temps et conjurer la pluie », plaisante parodie des pratiques primitives qui, elles, étaient destinées à faire pleuvoir !
Père Ubu, un tyran ridicule
Le comique de langage renforce l’impression d’absurdité, déjà par le langage du père Ubu qui ne recule ni devant les obscénités, ni devant les insultes scatologiques : « madame de ma merdre », « corne de ma gidouille », « sagouin », ou « bouffresque », qui s’oppose de façon cocasse à la tendre appellation ultérieure, « mon amour », sous l’effet de sa peur sans doute. Ces insultes font également apparaître un autre procédé, les mots déformés ou inventés, comme « bouffresque » à partir de « bougresse ». La déformation orthographique, « phynances », ne sera pas perceptible au spectateur, elle, sauf si l’intonation de l’acteur souligne la plaisante solennité de ce « ph » emprunté à l’antiquité grecque. En revanche le public ne pourra que rire du néologisme « salopins », créé par contamination de « salopards » et de « galopins », ou de l’inversion absurde : « j’ai des oneilles pour parler et vous une bouche pour m’entendre ».
Ces procédés jouant sur l’absurde créent un personnage grotesque, qui n’a plus rien du héros qu’il prétend être : le roi devient ce qu’il est convenu de nommer un « anti-héros ».
LA CIBLE DE LA SATIRE
Comme la caricature d’un professeur faite par des lycéens, qui permet de démythifier son pouvoir et son autorité, le comique permet à Jarry de démythifier les valeurs auxquelles une société peut croire, à commencer par la toute-puissance de la dictature.
C’est bien d’une dictature qu’il s’agit ici. L’extrait montre l’écrasement du peuple, assujetti par le poids des impôts. Le pouvoir possède des percepteurs comparés à des chiens de chasse : « Un nombre considérable de chiens à bas de laine se répand chaque matin dans les rues et les salopins font merveille ». Leur but est, bien entendu, de remplir le trésor public, et pour cela tous les moyens sont bons, depuis « l’impôt sur les mariages » jusqu’aux « maisons brûlées ». Le cynisme est prouvé par le véritable plaisir qu’il met à énumérer ces actes barbares.
Parallèlement on constate que ce conseil n’est qu’une parodie : Ubu parle à ses conseillers comme à des enfants, « tâchez de bien écouter et de vous tenir tranquilles », et n’est pas prêt à accepter la moindre critique. Ainsi il rejette violemment l’interruption de sa femme.
Une parodie de conseil
Une dictature s’établit par la force, d’où le juron qui mentionne une arme, « sabre de ma gidouille », et c’est aussi par la force qu’elle se soutient : le seul « parti à prendre » face à une menace est « la guerre », choix qu’affirment la double ponctuation exclamative et la reprise unanime, « Vive Dieu ! Voilà qui est noble ! »
Père et Mère Ubu
Mais face à cette dictature, impossible de ressentir la moindre peur, puisque celui qui l’exerce est, lui-même sans force propre, entièrement dominé et manipulé par la Mère Ubu. Celle-ci n’hésite pas à dénoncer face aux conseillers l’inutilité des décisions prise par le tyran : « L’impôt sur les mariages n’a produit que onze sous, et encore le Père Ubu poursuit les gens partout pour les forcer à se marier. » Nous imaginons aisément le ridicule de la scène.
De plus, le Père Ubu se place lui-même en position ridicule, en reconnaissant, même s’il en rejette la faute sur sa femme, qu’il est « bête ». Enfin, l'apogée est atteinte lorsqu’il exprime sa peur, à grand renfort d’interjections, « Ho ! ho ! J’ai peur ! J’ai peur ! Ah ! je pense mourir », et en pleurnichant comme un bébé : « ce méchant homme va me tuer ». On notera la parodie de l’association entre le pouvoir absolu et la religion dans ses invocations à la religion, et d’abord à Saint-Antoine, le plus souvent imploré pour retrouver les objets perdus ! Son ultime réplique forme un contraste cocasse, puisque, face à l’esprit guerrier qui anime « tous » ses conseillers, il est le seul à se plaindre, comme un enfant boudeur : « Oui, et je recevrai encore des coups ».
Le public voit donc, au fil de la scène, se dégonfler ce dictateur dont la cruauté n’est qu’un masque ridicule.
CONCLUSION
En créant son anti-héros, Jarry a réellement innové, au point qu’un adjectif a été inventé pour définir ce mélange de grossièreté comique et d’excès dans l’absurde, « ubuesque », qui traduit bien sa parenté avec « grotesque ». Ce terme désigne d’abord une situation invraisemblable : c’est le refus du réalisme qui sous-tend cette nouvelle forme de « drame ». Mais il marque aussi l’exagération dans le comique : Jarry ne recule devant rien pour provoquer le public, voire le choquer.
Les surréalistes du début du siècle se souviendront de ce moyen de faire réagir le public devant les abus de leur temps.
Juan Miró, Ubu Roi, 1966. Lithographie, 74,9 x 53,7
Bertolt Brecht, Maître Puntila et son valet Matti, 1940-48 : dernier tableau
INTRODUCTION
Sa participation à la Première guerre mondiale en tant qu’infirmier a conduit Bertolt Brecht à l’idéologie marxiste, et ses premières œuvres seront brûlées par le pouvoir nazi. Il choisit donc l’exil, jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale. Il s’installe alors en RDA, où il fonde une troupe, le « Berliner Ensemble » : son travail de mise en scène va profondément influencer les metteurs en scène de son temps.
Pour lire l'extrait
Écrite en 1940 alors que Brecht était en exil en Finlande, la pièce, Maître Puntila et son valet Matti, fut jouée à Zurich en 1948. Il y reprend le thème traditionnel du face à face entre le maître et son serviteur. Mais déjà la structure de cette comédie est originale, puisqu’il s’agit d’une juxtaposition de 12 tableaux, chacun avec son décor propre afin de mettre en relief un trait de caractère du maître, propriétaire d’un vaste domaine, autoritaire et cruel, sauf quand il est ivre : l’alcool le rend généreux et humain… Il a embauché un valet-chauffeur, Matti, qui est tantôt son souffre-douleur, tantôt son confident et ami, au point qu’il envisage même de lui donner en mariage sa fille, Eva. Mais les changements incessants de Puntila épuisent Matti, qui décide, au dénouement, de quitter le domaine.
Le premier tableau : mise en scène de Georges Wilson
Quelle image de l’injustice et de la résistance contre elle les adieux de Matti transmettent-ils ?
LE DÉPART DE MATTI
La cuisinière, Laïna, avance plusieurs objections à ce départ.
La première est d’ordre professionnel, révélatrice des conditions précaires des travailleurs et des difficultés d’embauche. En partant si tôt, sans attendre le réveil de son maître, Matti restera « sans certificat » : il prend le risque de ne plus pouvoir être embauché, car tout maître exige les références du maître précédent.
La seconde objection est d’ordre affectif : « Sans vous, il sera tout désemparé, il s’était habitué à vous ». Brecht reprend ici la dialectique du maître et de l’esclave, théorisée par Hegel : si le « maître » possède l’esclave, l’esclave fait le maître qui reçoit de lui son statut de maître. Ainsi, si Matti a besoin du salaire que lui verse Puntila pour son travail, Puntila a besoin de son valet pour son existence quotidienne : sans lui, il sera perdu car personne ne lui reconnaîtra sa toute-puissance de maître.
En réponse, Matti explique ses raisons.
D’abord, il a peur, puisqu’au réveil Puntila ne sera plus ivre. Or, pendant son ivresse, et « devant témoins » il a partagé avec son valet ses « forêts ». En reprenant son état de sobriété, il ne pourra qu’appeler « la police », prétendra que le valet a usé de violence pour obtenir ce cadeau, et fera tout pour lui faire payer la honte que provoque en lui, a posteriori, ce geste. Matti sait très bien que, face à la police, il n’a aucune chance. Finalement, un maître humain et généreux devient un véritable danger.
La relation maître-valet : mise en scène d'Omar Porras, 2008
C’est pour cette même raison que le certificat est inutile, que le maître soit saoul ou sobre. S’il est sobre, toujours pour lui faire payer le geste qu’il regrette, le certificat dira que Matti est « un rouge », c’est-à-dire un communiste, ce qui empêchera toute future embauche. Mais s’il est ivre, ce ne sera pas mieux, car le certificat, disant que Matti est « un homme », n’adoptera pas le langage normal d’un maître : il restera sans valeur aux yeux de futurs employeurs. Dans les deux cas Matti est donc pris au piège. Peu importe le caractère du maître, ce qui compte est le rapport de classes qui existe entre lui et son serviteur : l’un domine et l’autre est sous sa dépendance, le conflit est inévitable.
Enfin il refuse – et c’est peut-être la dernière dignité qui lui reste – les « familiarités de Puntila. Matti fait ici référence à « l’histoire de Surkhala », aux multiples étapes. Puntila, en apprenant que celui-ci était « un rouge », avait « promis au pasteur de le chasser ». Mais, sous l’effet de l’ivresse, il l’a réembauché, et même lui a fait des excuses… Quand il a dégrisé et que le pasteur lui adresse de violents reproches, il accuse Matti d’avoir reçu de l’argent pour influencer son maître, et chasse Surkhala. Mais, buvant à nouveau, il lui donne de l’argent pour son départ. Matti a donc fini par comprendre que la relation de « familiarité » qu’il entretient avec son maître ne repose que sur l’ivresse, un état d’anormalité.
Brecht brise ainsi le lien de connivence que le théâtre comique avait, avant lui, choisi d’établir entre le maître et son valet, par exemple chez Molière ou chez Marivaux. La lutte des classes est, chez lui, irréductible.
L'ADIEU DE MATTI
La forme de cet adieu, versifié, lui donne déjà un ton particulier : un peu à la façon des dernières paroles du coryphée, qui concluait la tragédie antique en la commentant, il s’agit ici de formuler une sorte de « morale », posée en trois temps.
On observe d’abord une concession, »Tu n’es pas le pire que j’ai connu », adresse familière surprenante puisque, jusque là, Matti vouvoyait son maître. Ce « tu » final constitue donc un renversement de situation, Matti se permettant à son tour d’être familier, rôle auparavant réservé à Puntila. Mais cela lui permet surtout d’être ironique, d’une part en lui souhaitant « longue vie ! », d’autre part avec la restriction : « tu deviens presque un homme après avoir bu ». Celle-ci sous-entend que dans son état normal, le maître n’a rien d’un « homme » : il est rabaissé au niveau de l’animal. Mais même s’il est à jeun, l’adverbe « presque » signale qu’un « maître » restera toujours un maître avant d’être un « homme ».
Puis, vient le constat : le retour au réel s’oppose à l’état d’ivresse, opposition marquée par celle entre un « pacte amical » et un « contrat ». Le « contrat » régit officiellement les relations économiques au sein d’une société, et, par exemple, le lien de dépendance entre un maître et son serviteur. Or, dans une société ainsi structurée, il ne peut y avoir de « pacte amical » : le capitalisme impose sa loi, les uns possèdent, les autres sont possédés…
Le départ de Matti
L'accusation de Matti
Ainsi le commentaire s’ouvre sur le futur avec la question « Qui vaincra ? » Elle traduit bien le fait que la seule réalité valide est celle de la lutte des classes. Il faut donc quitter la scène, quitter le théâtre, comme le fait Matti, puisqu’il n’est qu’un monde de fiction, où les maîtres sont bons quand ils sont ivres, pour retourner dans le monde réel : seules y comptent la lutte, l’action politique. À travers la métaphore finale de « l’huile » et de « l’eau », qui ne pourront jamais se mélanger, est soulignée l’aspect inéluctable d’une telle lutte.
À la fin, avec les verbes au futur, le cadre s’élargit puisque Matti n’est plus le « je » qui fait face au « tu » du maître mais s’est englobé dans un groupe, « tes valets », ceux de la même classe sociale que lui.
Le message se généralise ainsi, avec le pluriel « ils » et le distributif « chacun », reprenant l’idéologie marxiste qui résout la lutte des classes dans l’avènement d’une société sans classes : « Un bon maître ils en auront un / Lorsque chacun sera le sien ». Quand la pièce se termine, Matti s’en va « rapidement » vers l’action… non plus vers une réconciliation ou un mariage comme dans les comédies traditionnelles. Au public d’en faire autant !
CONCLUSION
La pièce se termine sans que le conflit entre maître et valet ait trouvé son dénouement, contrairement à ce que l’on pouvait observer chez ses prédécesseurs. Puntila et Matti ne se sont pas rapprochés, aucun équilibre n’a été trouvé entre eux, et le valet ne réclame même plus ses « gages » comme dans Dom Juan de Molière. Ce qui éclate au dénouement est, au contraire, leur séparation inévitable, et le conflit ne pourra pas se résoudre au théâtre mais uniquement dans le monde réel, dans le domaine politique.
Le théâtre n’est, en fait, qu’un monde d’illusions, comme cette ivresse qui transforme Puntila. Brecht rejette donc l’idée de « catharsis », posée par Aristote et réaffirmée dans le théâtre classique, qui expliquait que le théâtre, en unissant le public et la scène, purgeait les spectateurs de leurs passions. Pour lui « le bon théâtre n’unit pas son public. Il le divise », et le théâtre doit empêcher l’identification par un jeu « distancié » des acteurs : « Le comédien doit jouer les événements de la pièce comme des événements historiques. […] Il doit éloigner de nous faits et personnes. Les événements et les personnes de notre vie quotidienne, de notre entourage immédiat, nous sont habituels : ils nous apparaissent comme naturels. Éloignés, ils sont rendus insolites. » Il s’agit, en fait, d’obliger le spectateur à se positionner idéologiquement, à prendre position en adhérant ou en refusant le message de la pièce. Chacun se retrouve donc impliqué en devant choisir son camp dans cette lutte de classe. Ce nouveau théâtre a pris le nom de « théâtre épique ».
Albert Camus, Les Justes, 1949 : acte II
INTRODUCTION
L’après-guerre met de nouvelles problématiques sur le devant de la scène : le fascisme, au nom duquel ont été commises tant d’atrocités, la Résistance, que les nazis nommaient « terrorisme », la mise en place de la dictature stalinienne en URSS… De nombreux auteurs, engagés dans les combats politiques du temps, comme Albert Camus, utilisent alors la scène pour poser une question cruciale : la justice de la lutte contre la tyrannie vaut-elle qu’on lui sacrifie tout, y compris la vie d’innocents ? Tel est le thème des Justes, pièce écrite en 1949, qui s’inscrit dans le deuxième « cycle » des œuvres de Camus, celui de la révolte.
Pour lire l'extrait
Il s’inspire d’un fait réel : dans la Russie de 1905 les conjurés de l’Organisation Sociale Révolutionnaire, avec pour chef Annenkov, préparent un attentat contre le grand-duc Serge. C’est l’époque du règne du tsar Nicolas II, autocrate tout-puissant, et si certains, tel Lénine, choisissent de créer un parti révolutionnaire organisé et discipliné, avec les premiers soviets ouvriers, d’autres préfèrent l’anarchisme et le terrorisme et fomentent des émeutes et des attentats, réprimés dans le sang.
C’est Kaliayev – Camus a conservé le nom de ce personnage historique, après sa lecture des Mémoires d’un terroriste de Boris Savinkov – qui doit lancer la bombe, et tous attendent son retour. Mais, il leur annonce qu’il n’a pu accomplir sa mission car, dans la calèche du grand-duc, se trouvaient ses enfants. Un violent débat débute alors.
L'assassinat du grand-duc Serge, Le Petit Journal, 5 mars 1905
À quelles réflexions ce débat conduit-il le lecteur ?
Le début des Justes dans la mise en scène de P. Franck (1965), Théâtre de l'Oeuvre : Kaliayev lancera la bombe
LES LIMITES DE L’OBÉISSANCE
Kaliayev défend sa thèse dans ce débat. Il refuse le terrorisme politique quand il conduit à tuer des enfants, s’oppose donc à l’Organisation comme le montre le connecteur : « Mais elle ne m’avait pas demandé de tuer des enfants ». S’associent à lui Voinov et Dora. Deux arguments sont avancés.
Le premier est d’ordre affectif : les « enfants », terme récurrent dans le débat, sont le symbole même de l’innocence, d’où l’horreur éprouvée à la seule idée de les tuer. Elle est mise en valeur par les allusions aux réactions physiques face à cette idée : « Mes mains tremblent », avoue Voinov, « plus bas« , comme s’il ne pouvait même évoquer cet acte. La « violence » de Dora, signalée par la didascalie, reproduit ce sentiment d’horreur que souligne aussi sa question à Stepan avec l’apposition en son centre : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » Elle tente de le mettre en contradiction avec lui-même, en opposant sa réponse positive, et sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les yeux ? » La défense de Stepan semble bien maladroite face à cette accusation, d’abord une forme de déni (« Moi, j’ai fermé les yeux ? »), puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause ».
L'argumentation de Kaliayev.
Mise en scène au Théâtre de la Colline
Le second argument est de nature politique, en envisageant le profit d’un attentat sur le long terme : « l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple-même : « la révolution sera haïe par l’humanité entière ». Sous forme hypothèses interrogatives, elle tente d’enfermer Stepan dans cette contradiction : selon elle, il n’est pas possible de faire le bonheur du peuple qu’on prétend aimer et conduire à la liberté en allant contre le libre choix de ce peuple.
Le dilemme de Kaliayev : un débat argumenté
Dora, Voinov et Kaliayev représentent ceux qui ne sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les valeurs humanistes qui les poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui, mais sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force ce choix. Ils vivent donc un déchirement intérieur.
LE MILITANTISME POLITIQUE
Face à eux se dresse Stepan, évadé du bagne qui vient de rejoindre l’Organisation. Cet homme, victime de la tyrannie tsariste, qui l’a torturé, est sans état d’âme : pour lui, un militant révolutionnaire doit obéir aux ordres, quels qu’ils soient.
Il insiste sur ce devoir d’obéissance comme le prouve le champ lexical qui parcourt le débat : « l’Organisation t’avait commandé », « Il devait obéir », « si l’Organisation le commandait ». C’est un argument qui fait passer les valeurs collectives avant celles des individus.
Désobéir signifie, en effet, faire prendre des risques à l’ensemble des révolutionnaires : « nous risquons d’être pris ». De plus, cela annule des mois de travail collectif, avec les efforts énumérés dans les questions de Stepan : « Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tensions incessantes [...] ? »
L'Organisation Sociale Révolutionnaire. Mise en scène de Baptiste Mallek et Thomas Lequesne. Théâtre du Nord-Ouest, Paris, 2008.
Plus grave encore, cela enlève tout sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que renforce la répétition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. » Toute cette réplique est prononcée sur un ton violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »
Par contraste, le ton du chef, Annenkov, directement inspiré par Boris Savinkov, auteur des Mémoires d’un terroriste, est plus mesuré. Il ne donne pas tort à Kaliayev, mais, pour autant, réaffirme la puissance de l’Organisation en prenant sur lui la faute : « Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet aveu, en effet, souligne la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne doit « hésiter ». D’ailleurs, son intervention vise bien à poser collectivement la décision, de façon à ce personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel. Il n’intervient plus dans la suite du débat, comme si, pour lui, toute cette argumentation n’était qu’accessoire.
Dans ce débat, Stepan considère que la fin, qu’il pose comme une certitude avec le futur, justifie tous les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre : « nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera ». Il refuse ainsi toute forme de compassion, qu’il assimile à de la sensiblerie : « Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries », dit-il en parlant des enfants dont Dora suggère l’innocence. C’est en raison de cette certitude aussi qu’il juge nécessaire de faire le bonheur du peuple malgré lui, s’il le faut : il s’agit d’« imposer [la révolution] à l’humanité entière et [de] la sauver d’elle-même et de son esclavage ». Cela le conduit au paradoxe de la dernière réplique, en réponse à la question de Dora qui demande s’il « faudra [...] frapper » le peuple « aussi » : « Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple. » Pour rendre libre le peuple, il serait donc indispensable de tout mettre à son service, quitte à accomplir les actes les plus terribles.
CONCLUSION
L'acte II des Justes, mise en scène de Mallek et Lequesne
Cette analyse a adopté un ordre, qui aurait pu être inversé, car le débat n’est pas tranché dans ce passage… Il revient, en fait, au lecteur de délibérer sur le pouvoir politique et sur ses limites : la tyrannie peut-elle justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier un système politique qui, se proposant pour but de mener au bonheur, instaurerait en fait une dictature ? Nous savons, aujourd’hui, à quels excès ont conduit ces théories et que la « dictature du prolétariat » n’a jamais été, elle aussi, qu’une autre forme de dictature… Mais, à l'époque de Camus, le débat restait d'actualité.
D’ailleurs, il n’est pas clos aujourd’hui, où le terrorisme et son fanatisme sont revenus sur le devant de la scène, avec leur cortège d’innocents tués au nom de la justice. Le théâtre engagé peut certes paraître parfois trop bavard, trop argumentatif, ce qui lui enlèverait une part de son dynamisme. Mais Camus proteste, dans le prière d’insérer qu’il a rédigé, de la vérité historique de sa pièce, donc de sa volonté de conduire son public à une réflexion politique : « En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au Parti socialiste-révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cet attentat et les circonstances singulières qui l'ont précédé et suivi font le sujet des Justes. Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des situations de cette pièce, elles sont pourtant historiques. Ceci ne veut pas dire, on le verra d'ailleurs, que Les Justes soient une pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. J'ai seulement tâché de rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai. »
Il a su, en tout cas, créer des personnages attachants, dont les déchirements nous rappellent qu’il n’est pas si simple de décider qui sont « les justes » face à l’injustice que chacun s’accorde plus facilement à reconnaître.