Émile Zola, Naïs Micoulin, "Nantas", 1884 : explications
Ouverture : chapitre I, du début à "... dans sa poche."
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Publiée dans Le Messager de l’Europe en octobre 1878, sous le titre « La Vie contemporaine », puis dans le journal Le Voltaire en juillet 1879, la nouvelle de Zola, « Nantas », vient immédiatement après « Naïs Micoulin », première nouvelle du recueil de 1884 auquel elle donne son titre. Si la première nouvelle se déroule dans une ferme en Provence, à l’Estaque, aujourd’hui un quartier de Marseille, « Nantas » relate l’itinéraire du héros éponyme qui quitte Marseille pour « monter » à Paris, rapprochant ainsi la nouvelle d’un thème traditionnel du roman d’apprentissage. Cette ouverture de la nouvelle répond-elle à la double fonction d’un incipit : informer le lecteur tout en suscitant son intérêt ?
1ère partie : à Paris (1er paragraphe)
Une localisation précise
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Les indices spatiaux signalent progressivement le déplacement du héros, avec son point de départ, « Marseille », et, en deux temps, son lieu de résidence actuel, « la rue de Lille », puis « Paris », avec, dans l’énumération finale, une « échappée » sur ses lieux emblématiques : « la trouée de la Seine, les Tuileries, le Louvre ». Cette énumération s’ouvre ensuite sur l'horizon, « l’enfilade des quais, toute une mer de toitures, jusqu’aux lointains perdus du Père-Lachaise », comme pour symboliser l’idée de s’approprier toute la ville. Comment ne pas voir, en effet, dans le point le plus lointain mentionné, le cimetière du « Père-Lachaise », un souvenir de l’épilogue du Père Goriot (1835) de Balzac ? C’est dans ce lieu que son héros, Eugène Rastignac, lui aussi venu de province à Paris, lance, en contemplant la capitale, son défi célèbre : « À nous deux maintenant ! ». Le souvenir de la dernière phrase de ce roman, « Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen », suscite la curiosité du lecteur à s’interroger : Zola liera-t-il, lui aussi, l’ascension du héros à l’appui d’une femme ?
Un contraste spatial
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La première phrase, à travers sa progression spatiale, met en évidence un contraste : Zola commence par « une chambre », puis l’espace s’élargit au « dernier étage d’une maison de la rue de Lille », avant d’arriver à « « l’hôtel du baron Danvilliers ». Le contraste est renforcé par le passage d’un narrateur omniscient à la focalisation interne, puisque le paysage est vu ensuite par le regard du personnage : « Nantas, en se penchant, pouvait apercevoir… », ensuite confirmé par le pronom indéfini qui, dans « on voyait », associe le héros, le narrateur et même le lecteur, devenu ainsi témoin.
Le logement de Nantas correspond à l’organisation sociale du Second Empire, en reprenant la caractéristique des immeubles réalisés par Haussmann, observable à partir des fenêtres : depuis les vastes fenêtres du second étage avec leur encorbellement, le rétrécissement et la moindre élégance des deux étages suivants, pour arriver aux chambres dites "de bonnes" immédiatement sous le toit. Plus on monte, plus le niveau social diminue.
Un immeuble haussmannien
Un hôtel particulier
Cet habitat collectif s’oppose lui-même à ce que l’on nomme alors un « hôtel », un logement particulier, luxueux, le plus souvent doté d’une cour intérieure, pour les véhicules, et, à l’arrière, d’un jardin avec, parfois, des pavillons annexes, ici évoqué : le « jardin de l’hôtel, où des arbres superbes jetaient leur ombre. »
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Ainsi, Zola place la pauvreté, celle de son personnage, uniquement nommé par son nom, Nantas (ou, peut-être, son prénom ?) à côté de la richesse, illustrée ici par un titre de noblesse, « le baron Danvilliers », et une fonction : « membre du conseil d’État. » C’est une fonction politique importante sous le Second Empire : le Conseil d’État est alors à la fois « un grand conseil de gouvernement, un grand conseil d’administration et la plus haute juridiction administrative », comme le définit Ducrocq, en 1868, dans son Cours de droit administratif. À nouveau, par le regard de son héros, Zola lui ouvre un horizon d’attente : pourra-t-il passer d’un logement à l’autre, et, parallèlement, accéder à une haute fonction politique ?
2ème partie : de la description au portrait (2ème paragraphe)
Une description réaliste
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Le deuxième paragraphe effectue un gros plan sur le logement du personnage, en en reprenant la nature : « C’était une étroite chambre mansardée, avec une fenêtre taillée dans les ardoises. » Les quelques détails donnés révèlent la misère, déjà par l’ameublement, « Nantas l’avait simplement meublée d’un lit, d’une table et d’une chaise », si réduit que Zola emploie le verbe « camper ». L’aspect sinistre du lieu est encore renforcé par deux précisions concrètes sur sa saleté, « [l]e papier sali, le plafond noir », et deux termes abstraits, « la misère et la nudité de ce cabinet », auxquels s’ajoute la mention du froid : « il n’y avait pas de cheminée ».
Des chambres sous les toits
Le caractère du héros
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La raison de son choix de logement, « cherchant le bon marché », confirme la situation du personnage précédemment suggérée, le peu d’argent dont il dispose. Mais, en même temps, une perspective est avancée : il est « décidé à camper tant qu’il n’aurait pas trouvé une situation quelconque. » Par cette ambition, le héros suit donc le modèle des romans d’apprentissage. Zola insiste sur la certitude qui l’anime, car le verbe « camper » fait référence à un état provisoire, et c’est elle qui explique l’acceptation de ses conditions difficiles : elles « ne le blessaient point ». Comme dans de nombreux romans d’apprentissage, c’est la capitale elle-même qui stimule l’ambition, par ses lieux du pouvoir : le « Louvre », les « Tuileries », une « ville riche et immense », dont la puissance s’est encore accrue dans la seconde moitié du XIXème siècle.
Carl Spitzweg, Le pauvre Poète, 1839. Huile sur toile, 36,2 x 44,6. Schack Collection
La comparaison, introduite par le narrateur omniscient, accentue encore cette ambition, qui devient une véritable guerre de conquête : « il se comparait à un général qui couche dans quelque misérable auberge, au bord d’une route, devant la ville riche et immense, qu’il doit prendre d’assaut le lendemain. » C’est bien un chemin d'ascension sociale qui s’ouvre alors, Zola précisant ainsi à son lecteur l’horizon d’attente, et un but dont l’indice temporel, « le lendemain », suggère la proximité.
3ème partie : la jeunesse du héros (3ème paragraphe)
Le rôle de l'analepse
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Comme il s’agit ici, non pas d’un roman, mais d’une nouvelle, Zola ne peut dépeindre longuement toute la situation initiale de son héros. D’où son choix d’une analepse, présentée comme un rapide résumé : « L’histoire de Nantas était courte ». De son enfance, seules ses études « jusqu’au baccalauréat » sont mentionnées, dix-huit ans d’existence en une phrase. Puis est indiquée la durée d’un « petit emploi chez un négociant », dont la médiocrité est mise en évidence : « il traîna pendant douze années une vie dont la monotonie l’exaspérait ».
Mais, malgré sa brièveté, ce résumé est intéressant car il illustre le mouvement littéraire dont Zola est le chef de file, le naturalisme. Nous y reconnaissons l’importance accordée à l’hérédité : n’est-ce pas l’« ambitieuse tendresse de sa mère qui rêvait de faire de lui un monsieur » qui a transmis à son fils le désir d’ascension sociale ?
L'influence du milieu social
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Dans le prolongement du mouvement réaliste, Zola met aussi l’accent sur le rôle de l’environnement social, ici une famille d’ouvriers, dont Zola accentue par son choix verbal imagé, le manque d’argent : ses « parents s’étaient saignés pour le mener jusqu’au baccalauréat » Viennent ensuite les coups du sort à une époque où la société n’offre aucune aide financière, « la mère […] morte », le père « tombé d’un échafaudage et devenu impotent » : « Maintenant, il devait suffire à tous ses besoins. »
Zola prête cependant à son héros un trait de caractère qui fait obstacle à cette ascension désirée, sa conscience morale : « Il se serait enfui vingt fois, si son devoir de fils ne l’avait cloué à Marseille ». Mais le verbe « clouer » souligne à quel point elle l’entrave. C’est ce qui explique la rapidité temporelle à la fin du paragraphe, « trois jours » entre la mort de son père et son départ « pour Paris ». Cette rapidité ôte toute émotion à ce décès, le père étant nommé d’ailleurs par son métier : « un soir, en rentrant, il trouva le maçon mort, sa pipe encore chaude à côté de lui. » Zola ne met, en fait, en évidence que la situation matérielle initiale de son personnage, par un lexique qui rappelle la pauvreté familiale, « il vendait les quatre nippes du ménage », en précisant le montant exact de l’argent dont il dispose : « deux cents francs dans sa poche ». une somme dont la suite de la nouvelle nous apprendra qu’elle lui permettra de vivre un mois, dans des conditions misérables.
Le défi de Rastignac à Paris: pour illustrer Le Père Goriot
CONCLUSION
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Compte tenu du genre littéraire, la nouvelle, cet incipit n’offre que des informations limitées sur le passé du personnage : une brève analepse n’en retient que l’essentiel, une mère « ambitieuse, son origine sociale ouvrière, ses trente premières années d’une vie marquée par la misère. En revanche, il précise bien davantage la situation initiale, à travers le jeu des contrastes spatiaux, entre l’extrême richesse, associée à la puissance, et l’extrême pauvreté du héros. Il reprend ainsi un thème caractéristique du roman d’apprentissage en introduisant le portrait d’un jeune ambitieux, aux yeux duquel Paris offre la promesse d’une ascension sociale, d’une conquête de la fortune. En créant un horizon d'attente, Zola retient ainsi l’intérêt du lecteur, curieux de savoir si le personnage atteindra son but.
L'ambition déçue : chapitre I, de "Au milieu de la place du Carrousel... " à "... ma fortune future."
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La nouvelle de Zola, « Nantas », s’est ouverte sur la présentation du héros qui, monté de Marseille à Paris pour conquérir la fortune et le pouvoir, en est réduit, faute de trouver un emploi, à mener une vie misérable dans une mansarde. Au bout de deux mois, il n’a « [p]lus d’argent et pas un ami pour lui prêter vingt sous. » Il rentre un soir chez lui, désespéré de l’échec de ses ambitions. Comment le récit de Zola complète-t-il le portrait de son personnage ?
1ère partie : le retour dans la mansarde (1er paragraphe)
Une marche symbolique
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Le parcours suivi par Nantas est symbolique de son ambition, comme le signifie son « regard jaloux » sur les Tuileries. Devenu empereur, Napoléon III a refait, en effet, de ce lieu sa résidence officielle. C’est là qu’il s’est fait proclamer empereur, qu’il s’est marié, qu’il y donne des fêtes somptueuses, et il a redonné au palais tout son luxe en y faisant réaliser d’importants travaux, notamment en le réunissant au Louvre. Le palais est donc emblématique de ce pouvoir auquel Nantas souhaite accéder. Cette ambition est aussi illustrée par sa démarche, ce « droit chemin qu’il suivait avec la raideur d’un sanglier traqué par une meute. » La comparaison animale traduit la force qui l’anime, prête à la violence même.
Gustave Le Gray, Le Palais des Tuileries vu de la place du Carrousel, 1856. Gravure, 35,7 x 47,2. BnF
Mais l’image de la « meute » amplifie les obstacles que lui oppose la société, de même que, « [s]ur le pont des Saints-Pères », passage du Louvre, de la rive droite, celle du nouveau pouvoir, à la rive gauche où loge Nantas, il suffit d’une fillette pour entraver sa marche : « une petite fille bien mise l’obligea à s’écarter », en faisant un « détour ». Par son vêtement la fillette représente cette haute société qui refuse au héros tout accès. Sa réaction, exprimée par le narrateur omniscient d’abord, « ce détour lui parut une suprême humiliation », est accentuée par la focalisation interne avec l’exclamation rapportée au discours indirect libre : « jusqu’aux enfants qui l’empêchaient de passer ! »
Auguste Hippolyte Collard, Le Pont des Saints-Pères, 1883. Photographie, 26 x 35. Southern Methodist University, Dallas, Texas
Le retour
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L’image du héros, de retour chez lui, poursuit la comparaison animale, mais à présent affaiblie, puisque le « sanglier » n’est plus qu’« une bête blessée » qui « revient mourir au gîte », comme pour annoncer la décision à venir. Le désespoir du héros se traduit par le mouvement, mis en valeur par le participe apposé, « il s’assit lourdement sur sa chaise, assommé », et, comme le veut le mouvement réaliste depuis Balzac, par son habillement : « son pantalon que la crotte avait raidi, et ses souliers éculés qui laissaient couler une mare sur le carreau » Le regard de son héros résume, en effet, sa condition inférieure : là où les gens riches disposent de voitures, ou, tout simplement, peuvent circuler en omnibus, il est obligé de se déplacer à pied sous la pluie.
2ème partie : les sentiments du héros (des lignes 9 à 22)
Le déchirement intérieur
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À nouveau, Zola fait alterner le récit du narrateur omniscient et la focalisation interne. Omniscient, il présente brutalement la décision du suicide comme une conséquence inévitable de son échec : « Cette fois, c’était bien la fin. Nantas se demandait comment il se tuerait. »
Mais il maintient l’image de son héros, en affirmant sa supériorité : « Son orgueil restait debout, il jugeait que son suicide allait punir Paris. » La synecdoque confond, en effet, le personnage avec le trait de caractère qui le qualifie. L’exclamation qui suit met en valeur la colère qui l'anime par la gradation ternaire : « Être une force, sentir en soi une puissance, et ne pas trouver une personne qui vous devine, qui vous donne le premier écu dont vous avez besoin ! » L’opposition traduit son sentiment d’injustice, en même temps que la certitude de sa puissance, repris en chiasme : « Cela lui semblait d’une sottise monstrueuse, son être entier se soulevait de colère. »
Le récit omniscient développe enfin l’expression de ce déchirement intérieur, son amertume : « Puis, c’était en lui un immense regret, lorsque ses regards tombaient sur ses bras inutiles. » Elle naît de la contradiction entre sa force et son échec, contraste marqué par l’opposition de taille entre ses « bras inutiles » et la puissance de son « petit doigt » : « Aucune besogne pourtant ne lui faisait peur ; du bout de son petit doigt, il aurait soulevé un monde ». Mais le conditionnel passé renvoie cette force à un irréel, illusoire car impossible à réaliser. L’énumération des participes insiste sur l’accablement du héros, doublement victime d’abord de la société cruelle, « et il demeurait là, rejeté dans son coin, réduit à l’impuissance », à la fois entravé physiquement et psychologiquement, mais aussi, avec l’image animale, de sa propre nature, de son refus de se résigner : « se dévorant comme un lion en cage. »
Giovanni Boldini, Portrait de Diego Martelli, 1865. Huile sur toile, 14,8 x 19. Palazzo Pitti, Florence
L'image du suicide
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Ainsi accablé, le personnage entreprend de se reconstruire à ses propres yeux en adoptant une attitude héroïque, celle des héros tragiques, héritage de la conception des philosophes stoïciens qui choisissent la mort pour affirmer leur liberté et leur courage : « Mais, bientôt, il se calmait, il trouvait la mort plus grande. » Le souvenir d’enfance mentionné ici rappelle la légende de Joseph Marie Jacquart (1752-1834), inventeur d’un nouveau métier à tisser, dont plusieurs biographies avaient fait une victime : la colère des ouvriers, furieux d’être dépossédés de leur travail, aurait brûlé sa machine en place publique, et il aurait même de peu échappé à la mort. Récit légendaire, mais qui en a fait de cet homme le symbole de l’homme de génie héroïque, incompris d’une société aveugle : « On lui avait conté, quand il était petit, l’histoire d’un inventeur qui, ayant construit une merveilleuse machine, la cassa un jour à coups de marteau, devant l’indifférence de la foule. » Zola revient à la focalisation interne pour reproduire la violence de la révolte de son héros, qui s’identifie doublement, à cet inventeur de génie mais aussi à cette machine, par sa nature même : « Eh bien ! il était cet homme, il apportait en lui une force nouvelle, un mécanisme rare d’intelligence et de volonté, et il allait détruire cette machine, en se brisant le crâne sur le pavé de la rue. » Le suicide devient ainsi une revanche, une façon de punir la société en la privant de celui qui aurait pu la servir.
3ème partie : dernières visions (de la ligne 24 à la fin)
Un paysage symbolique
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Comme souvent dans la poésie, depuis le romantisme et encore davantage avec le symbolisme, Zola, dans sa description, établit une correspondance entre le paysage et l’état d’âme de son personnage. Le choix du couchant, en effet, répond à la décision du suicide : « Le soleil se couchait derrière les grands arbres de l’hôtel Danvilliers, un soleil d’automne dont les rayons d’or allumaient les feuilles jaunies. » C’est aussi ce qui explique son mouvement : « Nantas se leva comme attiré par cet adieu de l’astre. Il allait mourir, il avait besoin de lumière. » Tout se passe comme si ce décor illustrait par avance la mort du héros, jetant ainsi ses derniers rayons, une façon de se conforter sur la force qui subsiste en lui.
L'image de la femme
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Le souvenir évoqué rappelle le contraste des lieux introduit dans l’incipit, la chambre miséreuse sous les toits où loge Nantas et l’hôtel particulier du baron Danvilliers avec son superbe jardin : « Un instant, il se pencha. Souvent, entre les masses des feuillages, au détour d’une allée, il avait aperçu une jeune fille blonde, très grande, marchant avec un orgueil princier. » Ce même décalage est d'ailleurs illustré par le rapide portrait de la jeune fille, semblable par sa beauté blonde aux princesses des contes, imposante par sa taille mais surtout par le sentiment de supériorité révélé par sa démarche, portrait repris plus loin : « cette belle fille blonde, si hautaine ».
Claude Monet, Dame en blanc au jardin, 1867. Huile sur toile, 82 x 100. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
Mais le narrateur s’emploie aussitôt à détruire tout ce que cette image peut avoir de romantique : « Il n’était point romanesque, il avait passé l’âge où les jeunes hommes rêvent, dans les mansardes, que des demoiselles du monde viennent leur apporter de grandes passions et de grandes fortunes. » Zola oppose ainsi son personnage aux héros des romans de la première moitié du siècle, en rappelant à son lecteur l’itinéraire de Rastignac ou de Lucien de Rubempré chez Balzac ou l’ambition de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Zola, romans dans lesquels la femme permet l’ascension sociale. Ce rôle de la femme est souligné par le parallélisme, « de grandes passions et de grandes fortunes », avec l’ordre des mots qui accorde à l’amour la puissance première.
La force vitale
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L’indice temporel, « il se rappela tout d’un coup », accentue le surgissement de cette image, celle d’un bonheur qui s’oppose à la mort décidée, « cette heure suprême du suicide ». Or, la question alors rapportée par le discours indirect libre, « Comment pouvait-elle se nommer ? », révèle que, malgré sa volonté de mourir, il conserve au fond de lui une force de vie.
La fin du passage met en scène cette force vitale d’abord par un geste de colère, « Mais, au même instant, il serra les poings », puis par la violence du sentiment qui conduit à rejeter toute image d’amour : « car il ne sentait que de la haine pour les gens de cet hôtel dont les fenêtres entrouvertes lui laissaient apercevoir des coins de luxe sévère ». L’écart social lui fait percevoir encore plus nettement son infériorité et son impuissance. Mais, alors même que le suicide est une forme de renoncement, il est contredit par la précision qui introduit le discours direct : « il murmura dans un élan de rage : — Oh ! je me vendrais, je me vendrais, si l’on me donnait les premiers cent sous de ma fortune future ! » L’interjection, la répétition verbale et l’exclamation qui soutient l’hypothèse mettent en évidence la personnalité du héros : en lui, l’absence de scrupules accompagne la certitude de sa puissance, de sa réussite.
CONCLUSION
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Cet extrait est important dans la construction de la nouvelle par son double rôle. D’un côté, il achève la présentation de la situation initiale en mettant en évidence la misère de Nantas, l’échec de son ambition, qui le conduit à décider de se suicider, non pas par faiblesse mais dans un ultime geste héroïque, une ultime affirmation de sa volonté. De l’autre, le récit, avec le va-et-vient entre les focalisations zéro et interne, prépare l’élément perturbateur qui va empêcher ce suicide. Grâce, notamment, au recours au discours rapporté, d’abord indirect libre et, à la fin, direct Zola met en effet, en valeur la force vitale si profonde en son héros qu’il est prêt à transgresser toute valeur morale pour réaliser son ambition. Est ainsi annoncée l’acceptation du pacte que vient lui proposer Mlle Chuin, posé comme la seule solution pour le héros d’échapper à la mort.
Le pacte conclu : chapitre II, de "Brusquement, Nantas eut un mouvement..." à la fin du chapitre
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La misère vécue par Nantas, héros éponyme de la nouvelle de Zola, qui, monté de Marseille à Paris pour conquérir la fortune et le pouvoir, l’amène à la terrible décision de se suicider. Mais cette situation initiale est brusquement interrompue par la visite de mademoiselle Chuin qui vient lui proposer un pacte : la fortune que lui apporterait le mariage avec la fille du baron Danvilliers, s’il accepte de se reconnaître comme le père de l’enfant qu’elle porte. Après une brève indignation, le héros accepte et le chapitre I se termine sur son adresse à Paris : « Maintenant, tu es à moi ! » Le chapitre II va permettre de sceller ce pacte, en deux entretiens : le premier avec le baron, père outragé et méprisant, le second avec la jeune fille, qui, immédiatement, lui impose une condition : « Vous ne serez jamais que mon mari de nom. » Le héros tente alors de répondre à ce mépris : quelle place dans le couple ce dialogue accorde-t-il au héros ?
1ère partie : un autoportrait (du début à la ligne 14)
La résistance du héros
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Nantas vient d’essuyer le mépris à la fois du baron, puis de sa fille ; il a donc parfaitement conscience du rejet qu’il subit : « Je vous bien que vous me méprisez ». Il entreprend donc d’y remédier, en refusant d’adopter le même comportement mais en faisant preuve d’une attitude plus ouverte : « Brusquement, Nantas eut un mouvement amical. Ainsi que tous les gens qui ont conscience de leur force, il aimait à être bonhomme. » Mais Zola, par le commentaire généralisant, fait de ce comportement une preuve, non de faiblesse mais de supériorité : en quelque sorte, il refuse de s’abaisser au niveau de la jeune femme.
Son discours est une tentative, avec l’emploi du pronom « nous », de tracer les contours d’un couple, dont Flavie a immédiatement nié la possibilité : « — Tenez ! madame, s’écria-t-il, nous ne nous connaissons pas ; mais nous aurions vraiment tort de nous détester ainsi, à première vue. » Son affirmation sonne comme une injonction, puis, plus prudemment, formule une hypothèse : « Peut-être sommes-nous faits pour nous entendre… »
Un parcours de vie
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Pour répondre à ce mépris, Nantas n’a qu’une possibilité, impressionner la jeune femme en mettant en valeur son « histoire » par le ton adopté : « il parla avec fièvre, se passionnant ». Il la construit en trois temps :
Il rappelle d’abord son passé : « sa vie dévorée d’ambition, à Marseille », « la rage de ses deux mois de démarches inutiles dans Paris. » Le lexique hyperbolique est destiné à reproduire à la fois sa force et sa colère.
Puis, il explique les sentiments qui l’animent, avec la volonté de souligner sa supériorité, sa volonté de se distinguer des hommes ordinaires : « il montra son dédain de ce qu’il nommait les conventions sociales, où patauge le commun des hommes. » C’est à eux qu’il adresse son mépris, renforcé par l’exclamation du discours rapporté indirect libre : « Qu’importait le jugement de la foule, quand on posait le pied sur elle ! » L’image, celle du dompteur victorieux, répond ainsi au mépris de la jeune femme, en justifiant aussi l’acceptation d’un pacte qui transgresse la morale : accepter d’être le père d’un enfant qui n’est pas le sien. La répétition insiste sur l’expression de sa force, dont il fait une règle de vie en société : « Il s’agissait d’être supérieur. La toute-puissance excusait tout. »
Il termine par une projection dans l’avenir, le succès qu’il se promet : « Et, à grands traits, il peignit la vie souveraine qu’il saurait se faire. » L’adjectif amplifie la promesse de son succès, confirmée par les négations qui expriment sa certitude : « Il ne craignait plus aucun obstacle, rien ne prévalait contre la force. » Les deux brèves propositions qui concluent son récit, « Il serait fort, il serait heureux », complètent cet autoportrait, en faisant de la « force », terme récurrent, la condition même du bonheur. On notera que l’amour n’intervient à aucun moment dans ce récit.
2ème partie : l’appel lancé (des lignes 15 à 27)
La justification du pacte
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Dans un second temps, pour combattre le mépris de la jeune femme, il se justifie d’avoir accepté ce pacte : « Ne me croyez pas platement intéressé, ajouta-t-il. Je ne me vends pas pour votre fortune. Je ne prends votre argent que comme un moyen de monter très haut… » Il cherche, par cette insistance, à se différencier de tant de jeunes hommes acceptant des mariages arrangés pour satisfaire leur seul intérêt. Il dépeint la fortune que lui vaut ce mariage comme un simple point de départ, afin de pouvoir faire la preuve de ses qualités. Introduite par l’interjection, son ton devient alors lyrique dans son invocation à la jeune fille, avec l’hypothèse redoublée qui dépeint sa force intérieure, « Oh ! si vous saviez tout ce qui gronde en moi, si vous saviez les nuits ardentes que j’ai passées à refaire toujours le même rêve, sans cesse emporté par la réalité du lendemain », et son désir de prendre sa revanche sur ses échecs.
De cette hypothèse, il fait une certitude, « vous me comprendriez », puis va jusqu’à l’accentuer dans l’exclamation qui imagine l’image du couple idéal : « vous seriez peut-être fière de vous appuyer à mon bras, en vous disant que vous me fournissez enfin les moyens d’être quelqu’un ! » En associant l’emploi de la 2ème personne, le pronom « vous », à la 1ère personne, « mon », « me », en affirmant ainsi que, sans elle, rien ne serait possible, il tente, en fait, de restituer à la femme une forme de supériorité, celle que lui accorde le XIXème siècle, contribuer à l’ascension sociale de son époux.
Jeanne Garcin, Le Couple, 1904. Huile sur toile, 160 x 91,5. Coll° particulière
L'amour ?
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Mais la réaction de la jeune femme ne fait que montrer son rejet, une indifférence toujours aussi méprisante : « Elle l’écoutait toute droite, pas un trait de son visage ne remuait. » C’est ce qui explique le doute mentionné : « Et lui se posait une question qu’il retournait depuis trois jours, sans pouvoir trouver la réponse : l’avait-elle remarqué à sa fenêtre, pour avoir accepté si vite le projet de mademoiselle Chuin, lorsque celle-ci l’avait nommé ? » Cette question sous-entend, en fait, sa propre honte devant ce pacte, qu’il avait d’abord qualifié d’« infamie », puis lui-même accepté « si vite ». C’est pourquoi, il imagine qu’il a pu aussi paraître tel à Flavie, et l'acceptation de cet acte indigne serait alors le signe d’un intérêt caché.
Le narrateur omniscient lui prête même, par le biais d’une hypothèse, le choix inverse : « s’il avait refusé avec indignation le marché que la gouvernante était venue lui offrir. » Ce choix, expression d’une conscience morale, aurait alors inversé la situation présente : « elle se serait peut-être mise à l’aimer d’un amour romanesque ». Mais en précisant qu’il s’agit d’une « pensée singulière », le narrateur insiste sur le fait qu’une telle conscience morale est étrangère à son personnage, et qu’obtenir ainsi un amour sincère n’est qu’une illusion « romanesque ».
3ème partie : la conclusion du pacte (de la ligne 28 à la fin)
Un double rejet
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La fin du chapitre accentue encore l’écart entre les deux personnages, par le silence qui s’impose : « Il se tut, et Flavie resta glacée. » Le plaidoyer de Nantas a donc été inutile, « comme s’il ne lui avait pas fait sa confession », et c’est l’impossibilité du couple qui ressort par le rythme ternaire : « elle répéta sèchement : — Ainsi, mon mari de nom seulement, nos vies complètement distinctes, une liberté absolue. » Parallèlement, le héros adopte la même attitude : « Nantas reprit aussitôt son air cérémonieux, sa voix brève d’homme qui discute un traité. — C’est signé, madame. » La comparaison à « un traité » transfome ce mariage en une affaire à conclure, excluant tout sentiment.
L'amour nié
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C’est à nouveau l’orgueil qui explique les dernières réactions de Nantas : « Et il se retira, mécontent de lui. » La question, rapportée au discours indirect libre, « Comment avait-il pu céder à l’envie bête de convaincre cette femme ? », exprime une colère envers lui-même, car il a sentiment de s’être abaissé en lui révélant ainsi ses sentiments, d’avoir donc fait preuve de faiblesse alors même qu’il proclamait sa force. Sa conclusion est, cependant, un nouvel indice de faiblesse : « Elle était très belle, il valait mieux qu’il n’y eût rien de commun entre eux, car elle pouvait le gêner dans la vie. » Sa beauté, en effet, pourrait l’amener à l’aimer ; or l’amour, à ses yeux, est dangereux : les sentiments ne peuvent qu’affaiblir un homme.
CONCLUSION
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Ce passage met fin à l’élément perturbateur, concrétisé par un étrange contrat de fiançailles : le gain d’une fortune, certes, octroyée par ce père pour sauver l’honneur de sa famille, mais la négation de l’idée même de couple par ce contrat « signé » entre les deux futurs époux. Cependant leur dialogue souligne une faille dans la personnalité même du héros, qui tente, par son vibrant plaidoyer, de se hausse à la hauteur de la fille d'un baron, en mettant en évidence sa force, ses rêves, son ambition., alors même qu'au fond de lui un rêve d'amour subsiste. Au moment où le récit va développer les péripéties, Zola a donc relancé l'intérêt du lecteur en recréant un horizon d'attente : le héros connaîtra-t-il à la fois la réussite et le bonheur ?
Un aveu d'amour : chapitre III, de "Alors, Nantas, dans un emportement..." à "... avec énergie."
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Le chapitre III de « Nantas », nouvelle de Zola, dépeint les conséquences pour le héros éponyme du « pacte » conclu dix ans auparavant : un mariage avec Flavie, la fille du baron Danvilliers, en échange de l’acceptation de la paternité de l’enfant de son premier amant, M. des Fondettes. Ce mariage repose sur une convention : il ne sera son époux que « de nom », et laissera une totale liberté à Flavie. Cela lui a permis de conquérir un statut social élevé, « une des plus hautes situations financières et industrielles », puis de se faire nommer député, premier pas effectué pour satisfaire son ambition politique. Mais est-il si facile de renoncer à l’amour ? Comment cette scène met-elle en évidence l’évolution des sentiments du héros ?
1ère partie : un conflit conjugal (du début à la ligne 13)
La jalousie
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Nantas a appris de mademoiselle Chuin, l’entremetteuse venue lui proposer le mariage avec Flavie, que le père de l’enfant était M. des Fondettes. Or, le fait que celui-ci soit « veuf depuis six mois » fait exploser la jalousie de cet époux auquel sa femme a dénié tout droit sur elle. D’où l’accusation d’adultère provoquée par une absence inexpliquée de Flavie : « Malheureuse, vous sortez des bras de monsieur des Fondettes… Vous avez un amant, je le sais. »
La jalousie du héros est mise en évidence par le lexique qui amplifie la violence de son comportement : « Alors, Nantas, dans un emportement fou, s’avança comme s’il voulait la battre, bégayant ». Emporté par la jalousie, il ne se contrôle plus, et révèle à quel point cette jalousie est ancienne en lui : « Il la regarda un instant de ses yeux hagards ; puis, secoué de sanglots, mettant dans son cri une passion longtemps contenue, il s’abattit à ses pieds. » Le terme « passion » prend ici pleinement son sens étymologique, du verbe latin "patior", « subir », car le mouvement représenté signale la souffrance qui conduit ce héros, qui affichait jusqu’alors sa force, à se placer en position d’infériorité. Par la posture de suppliant adoptée ensuite, le commentaire du narrateur accentue encore la dimension pathétique de son personnage : « Mais le malheureux la suivait en se traînant sur les genoux, les mains tendues. »
Une supplication. Gravure, XIXème siècle
Le rappel du pacte
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L’attitude du héros contraste nettement avec la réaction de son épouse. D’abord, elle ne fait preuve d’aucune émotion et redouble sa négation : « Vous vous trompez, dit-elle sans reculer devant sa menace, je n’ai jamais revu monsieur des Fondettes… » Ce mépris, déjà perceptible dans cette froideur, est renforcée par l’hypothèse qui dénie à son époux tout droit sur elle : « Mais j’aurais un amant que vous n’auriez pas à me le reprocher. » Son interrogation rejette toute idée d’amour, « Qu’est-ce que cela pourrait vous faire ? », associée au rappel ironique du pacte initial « signé » : « Vous oubliez donc nos conventions. » Face à la position du héros qui l’implore, son mouvement de rejet insiste encore sur cette méprisante indifférence : « Elle, toute droite, s’écarta, parce qu’il avait touché le coin de sa robe. » Alors que son époux s’abaisse, elle, au contraire, affiche une orgueilleuse distance.
2ème partie : l’aveu d’amour (des lignes 14 à 34)
La position du héros renvoie à la représentation traditionnelle de la déclaration d’amour romantique. Mais elle est surprenante ici, car elle arrive après dix ans de mariage, ce qui explique les trois temps de la scène.
Un cri d'amour
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La déclaration jaillit brutalement, en un cri, « Oh ! Flavie, je vous aime ! », intensifié par sa répétition : « Je vous aime, Flavie, je vous aime comme un fou… » Il reprend ici un thème traditionnel, la surprise de l’amour : « Cela est venu je ne sais comment. Il y a des années déjà. » Son récit est un aveu d’impuissance, « Et peu à peu cela m’a pris tout entier », puisqu’il reconnaît qu’il ne s’appartient plus. Il retrouve alors son orgueil, en rappelant sa résistance, un combat contre un sentiment qui, à ses yeux, n’est qu’une faiblesse, ce qui l’avait conduit à accepter le pacte du mariage blanc : « Oh ! j’ai lutté, je trouvais cette passion indigne de moi, je me rappelais notre premier entretien… » Par opposition, la fin de l’aveu ainsi lancé admet que l’amour l’emporte sur tout effort d’amour-propre : « Mais, aujourd’hui, je souffre trop, il faut que je vous parle… »
La force de l'amour
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Le narrateur choisit ensuite une ellipse du discours, « Longtemps, il continua », qu’il explicite en mêlant l’omniscience à la focalisation interne.
L’omniscience permet de justifier ce changement total chez un héros qui, jusqu’alors, n’avait fait qu’affirmer sa confiance en lui et le lien établi entre la puissance et le bonheur : « C’était effondrement de toutes ses croyances. » Les images employées par un narrateur, en position d’observateur, mettent ainsi en évidence le contraste entre le passé, la certitude d’être capable d’une ascension, d’une conquête sociale, « Cet homme qui avait mis sa foi dans la force, qui soutenait que la volonté est le seul levier capable de soulever le monde », et le présent, qui inverse le mouvement : il « tombait ». La gradation rythmique dans ce portrait accentue sa faiblesse : il est d’abord « anéanti », puis la comparaison, « faible comme un enfant », l’amoindrit encore, jusqu’à l’ultime formule, « désarmé devant une femme », qui rend cette faiblesse encore plus honteuse. L’opposition se poursuit à travers l’expression de ce que ressent le personnage : « Et son rêve de fortune réalisé, sa haute situation conquise, il eût tout donné, pour que cette femme le relevât d’un baiser au front. » D’un côté, les participes passés insistent sur la réussite matérielle et sociale, amplifiée ; de l’autre, l’irréel du passé, alors qu’il est aux pieds de sa femme, traduit l’échec d’un rêve qui, pourtant, semble dérisoire par comparaison, puisqu’il ne s’agit que d’un « baiser ». Mais c’est bien le sentiment d’un échec qui conclut ce commentaire : « Elle lui gâtait son triomphe. »
Par la focalisation interne, le narrateur pénètre ensuite la conscience même de son personnage, pour se mettre à sa place en multipliant les négations : négation de la fortune, d’abord, « Il n’entendait plus l’or qui sonnait dans ses bureaux », puis de la puissance politique qu’il a pu conquérir dans cette société où l’argent permet tout : « il ne songeait plus au défilé des courtisans qui venaient de le saluer ». Enfin, négation de l’avenir, de l’idée même de poursuivre son ascension en tant que ministre : « il oubliait que l’empereur, en ce moment, l’appelait peut-être au pouvoir. » Les négations s’accentuent encore dans ce résumé : « Ces choses n’existaient pas. » La construction en chiasme des deux dernières phrases souligne la force du manque, à travers l’opposition des pronoms : « Il avait tout, et il ne voulait que Flavie. Si Flavie se refusait, il n’avait rien. » Au cœur du chiasme ressort à la fois, grâce à la négation restrictive, la puissance de cette ultime quête, mais le verbe pronominal, « se refusait », est une forme de renoncement : il admet que sa femme est seule à avoir le pouvoir de combler sa quête.
Le discours direct
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Après ce paragraphe de commentaire, Zola revient au discours direct pour accentuer l’expression des sentiments de son héros, qui, par son injonction initiale, introduit un vibrant plaidoyer : « Écoutez, continua-t-il, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous… » L’aposiopèse prépare la construction de ce plaidoyer, en trois temps :
Il y a d’abord le rappel du passé, les débuts du mariage, alors que le pacte était encore puissant parce que l’ambition était prépondérante : « D’abord, c’est vrai, vous ne comptiez pas, je travaillais pour la satisfaction de mon orgueil. »
Dans un second temps, ce pacte a ramené au premier plan l’écart social entre lui et Flavie. Le contrat prenait alors une autre forme, l’achat d’une épouse est perçue comme une indignité que seule pouvait compenser le fait d’obtenir son amour par ses propres qualités, sa réussite sociale : « Puis, vous êtes devenue l’unique but de toutes mes pensées, de tous mes efforts. Je me disais que je devais monter le plus haut possible, afin de vous mériter. » Pour effacer ce contrat indigne, le seul moyen était donc d’effacer cet écart social : « J’espérais vous fléchir, le jour où je mettrais à vos pieds ma puissance. »
Ce discours se termine sur une péroraison insistante, un appel en gradation. Son injonction, « Voyez où je suis aujourd’hui », ramène sa destinatrice au présent, celui de sa réussite, dont la question interro-négative, « N’ai-je pas gagné votre pardon ? », confirme qu’à ses yeux c’est un moyen d’effacer le pacte, la faute originelle. Mais sa dernière injonction, une véritable supplique, « Ne me méprisez plus, je vous en conjure ! », montre la persistance de l’orgueil, la souffrance de ce mépris qui l’anéantit.
3ème partie : un douloureux rejet (de la ligne 35 à la fin)
La construction de la fin de cet extrait encadre la prière du héros d’un double rejet.
Le mépris renouvelé
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À ce plaidoyer pathétique, Flavie ne répond que par de l’indifférence : « Elle n’avait pas encore parlé. Elle dit tranquillement » Sa phrase n’est chargée que de mépris, en lui rappelant l’humiliation de sa posture, sanglotant aux pieds de sa femme : « Relevez-vous, monsieur, on pourrait entrer. »
La supplication
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L’état du héros est remis en évidence, par le commentaire du narrateur qui, par le lexique hyperbolique et l’hypothèse, rappelle le rôle de la jalousie : « Il refusa, il la supplia encore. Peut-être aurait-il attendu, s’il n’avait pas été jaloux de M. des Fondettes. C’était un tourment qui l’affolait. »
La prière est ensuite reprise, mais avec un changement, indiqué par le superlatif : « Puis, il se fit très humble. » Il adopte d’’abord le point de vue de Flavie, « Je vois bien que vous me méprisez toujours. », et tente ensuite de formuler une excuse en évoquant à nouveau sa douleur : « Il faut me pardonner, si j’ai été brutal tout à l’heure. Je n’ai plus la tête à moi ». Mais le cœur de la prière revient sur sa double ambition, car il reprend l’idée que tout ce qu’il a accompli a été fait pour elle. C’est cet argument qui soutient sa demande de fidélité et d’amour : « Eh bien ! attendez, ne donnez votre amour à personne. Je vous promets de si grandes choses, que je saurai bien vous fléchir. » Mais le choix du futur de certitude remet au premier plan la force que Nantas porte en lui.
George Dawn, Genevieve, 1812. Huile sur toile : une imploration pathétique
Un rejet brutal
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Le temps de silence marqué par l’aposiopèse amène l’élan final, à la fois expression de la souffrance mais d’une certitude qui persiste : « Oh ! laissez-moi espérer que vous m’aimerez un jour ! » Le contraste est brutal, puisque Flavie répond à cet élan seulement par la négation absolue, renforcée par la tonalité indiquée : « Jamais ! prononça-t-elle avec énergie. »
Marcus Stone, In Love, 1907. Huile sur toile, coll° privée : en quête d’amour
CONCLUSION
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Alors que le chapitre III s’est ouvert sur la description méliorative de l’ascension sociale du héros, permise à l’origine par son mariage, une évolution se produit, d’abord en illustrant la jalousie qu’il éprouve, jusqu’à ce passage qui montre la terrible scène qui déchire le couple. Zola fait alterner le récit pris en charge par un narrateur omniscient, qui permet d’expliquer l’état du personnage en le concrétisant aux yeux du lecteur, et la focalisation interne, qui renforce le portrait en permettant au lecteur de pénétrer l’âme du personnage. Enfin, le discours direct, dont la tonalité pathétique est accentuée, met en valeur sa souffrance, d’autant plus que Zola interrompt régulièrement cette image par les réactions de Flavie, qui créent un contraste brutal.
En même temps, cette péripétie relance la nouvelle : si, en conquérant la richesse et le pouvoir, Nantas a exaucé son souhait initial, ce succès lui semble, à présent dérisoire, puisqu’il n’a pas réussi à conquérir l’amour de son épouse. Ce sentiment qu’un manque subsiste dans sa réussite, d’où ses larmes à la fin du chapitre, offre donc au héros un nouveau défi.
Un terrible conflit : chapitre IV, de "Madame, dit-il, un homme est caché..." à "... vous êtes libre."
Pour lire l'extrait
Dix années après le « pacte » conclu par Nantas, le héros éponyme de la nouvelle de Zola, qui a pu conquérir la richesse et le pouvoir politique, donc réaliser son rêve d’ascension sociale, constate que cela ne lui apporte pas le bonheur espéré : son épouse, Flavie, lui interdit une véritable vie de couple. Alors qu’il lui avoue son amour, elle lui ôte tout espoir. Au chapitre IV, dix-huit mois après ce rejet, son statut social s’est encore élevé – il est devenu ministre des Finances – mais l’indifférence de Flavie à ses succès n’a fait qu’accentuer sa jalousie. Persuadé qu’elle vit un adultère avec M. des Fondettes, le père de l’enfant dont il a accepté d’endosser la paternité, il charge mademoiselle Chuin, la gouvernante de Flavie qui avait servi d’entremetteuse pour le mariage, de la surveiller. Mais celle-ci, pour obtenir plus que les dix mille francs promis, extorque la même somme à M. des Fondettes pour l’introduire un soir dans la chambre de Flavie, à l’insu de celle-ci. Quand elle lui dénonce ce prétendu adultère, Nantas, furieux, se précipite dans l’appartement de son épouse. Quelle image du couple ce dialogue met-il en scène ?
1ère partie : une irruption brutale (du début à la ligne 16)
Zola élabore ici une véritable scène de théâtre, ce qui lui permet de mettre en valeur, à la fois par le récit et le dialogue, l’opposition violente des deux époux.
La jalousie de Nantas
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Nantas vient d’apprendre de mademoiselle Chuin la présence de M. des Fondettes dans la chambre de son épouse, et c’est donc sa jalousie qu’exprime sa première phrase, « Madame, dit-il, un homme est caché dans votre chambre », suivie d’un mouvement dont l’indice temporel marque la brutalité, pour constater l’adultère : « sans s’arrêter à discuter, il marchait déjà vers la chambre. » Comme le font les didascalies dans une scène de théâtre, Zola accompagne le dialogue d’un portrait de son personnage, en insistant à la fois sur sa colère, illustrée par sa violence physique, « Lui, le cou tendu, les mains en avant, allait se jeter sur elle, pour passer », et sur sa souffrance, avec son intonation : « murmura-t-il d’une voix rauque. » Son injonction introduit ensuite une menace, fondée sur le droit que la loi accorde à l’époux : « Ôtez-vous de là, murmura-t-il d’une voix rauque. Je suis plus fort que vous, j’entrerai quand même. » Mais, en fait, cette affirmation de force est contredite par la jalousie obsessionnelle qui l’égare complètement : « Follement, il répétait : — Il y a un homme, il y a un homme… »
La résistance de Flavie
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Flavie, elle aussi, trompée par la manœuvre de Mlle Chuin, est alors occupée à lire dans son petit salon. Sa première réaction traduit donc sa surprise, « Flavie ne répondit pas tout de suite, tellement sa pensée était loin. », et, étant totalement innocente, elle se contente d’abord de répondre à son mari avec le mépris habituel dans leur relation : « Enfin, elle comprit. — Vous êtes fou, monsieur, murmura-t-elle. » Mais, devant sa violence, Zola met en évidence sa résistance, à nouveau par des indications de gestes et d’intonation : « Alors, d’un bond, elle se mit devant la porte, en criant : — Vous n’entrerez pas… Je suis ici chez moi, et je vous défends d’entrer ! » Elle lui rappelle ainsi le pacte originel, un mariage qui ôte à l’époux tout droit conjugal, en opposant à la violence de Nantas la force de sa dignité : « Frémissante, grandie, elle gardait la porte. » Par cette attitude, elle lui impose, sans peur, son rejet, « Un instant, ils restèrent immobiles, sans une parole, les yeux dans les yeux », et la puissance de sa volonté avec les négations répétées : « Non, vous n’entrerez pas, je ne veux pas. »
Constat d'adultère : couverture d'une édition néerlandaise, début du XXème siècle
2ème partie : un douloureux conflit (des lignes 17 à 29)
L'image de Flavie
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Tout au long de la nouvelle, Zola a insisté sur le mépris de Flavie envers son époux, une forme d’indifférence qui se retrouve dans le geste dépeint : « Elle, ne daignant même pas lui donner un démenti, haussait les épaules. » Sa force vient du pacte conclu, par lequel elle avait accepté ce mariage en échange d’une totale liberté. Sa riposte est donc, avec l’interjection, l’hypothèse et les deux questions, chargées d’ironie cruelle : « Eh bien ! mettons qu’il y ait un homme, qu’est-ce que cela peut vous faire ? Ne suis-je pas libre ? » Ironie d’autant plus cruelle que, dans le chapitre III, Nantas lui a avoué son amour.
La souffrance du héros
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Cette cruauté est pleinement ressentie par Nantas, comme le montre la comparaison : « Il recula devant ce mot qui le cinglait comme un soufflet. » Par la focalisation interne et le connecteur logique en tête de phrase, Zola met en évidence le changement de son comportement, puisqu’elle le ramène à la réalité du pacte : « En effet, elle était libre. » Ce changement signe sa faiblesse, d’abord par la sensation évoquée, « Un grand froid le prit aux épaules », puis par son aveu silencieux : « il sentit nettement qu’elle avait le rôle supérieur ». Sa force s’inverse alors totalement. Il retourne sa colère contre lui-même par l’image péjorative, « lui jouait là une scène d’enfant malade et illogique », accentuée par le discours rapporté indirect libre : « Il n’observait pas le traité, sa stupide passion le rendait odieux. » Nous retrouvons ici la conviction de Nanta, souvent proclamée, que l’amour est une faiblesse, qu’il faut éliminer pour réussir socialement. C’est ce qui explique sa question, « Pourquoi n’était-il pas resté à travailler dans son cabinet ? », un regret de ne pas avoir su résister à la jalousie, en privilégiant sa carrière professionnelle. Zola quitte alors la focalisation interne pour adopter un point de vue externe, qui pourrait être celui de Flavie observant les signes physiques de cette faiblesse : « Le sang se retirait de ses joues, une ombre d’indicible souffrance blêmit son visage. »
Une évolution
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Ce point de vue conduit à une question : Flavie est-elle vraiment insensible ? En fait, Zola suggère, à la fin du paragraphe, un revirement intérieur : « Lorsque Flavie remarqua le bouleversement qui se faisait en lui, elle s’écarta de la porte, tandis qu’une douceur attendrissait ses yeux. » Comment expliquer sa réaction ? Sans doute parce que cet homme, qui jusqu’alors avait sans cesse proclamé sa force et son ambition, donne à présent une image de faiblesse, sa douleur devenant la meilleure preuve de son amour. Elle n’a alors plus besoin d’afficher sa supériorité, et peut se permettre de céder : « Voyez, dit-elle simplement. »
3ème partie : le constat (des lignes 30 à la fin)
Le conflit se dénoue en deux étapes, elles aussi dignes d’une scène de théâtre, entrecroisant les gestes et le dialogue.
Un coup de théâtre
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Dans un premier temps la situation s’inverse, puisque Flavie ignore tout de la présence de M. des Fondettes dans sa chambre : « Et elle-même entra dans la chambre, une lampe à la main ». Elle peut se donner le rôle de l’épouse offensée, qui va faire éclater son innocence, la vérité symbolisée par la « lampe », donc elle revient sur son refus initial : « Mais elle, maintenant, insistait. » Inversement, Nantas interprète l’autorisation d’entrer comme une ultime preuve de mépris, d’indifférence face à sa jalousie, voire de provocation : « Nantas demeurait sur le seuil. D’un geste, il lui avait dit que c’était inutile, qu’il ne voulait pas voir. » Il renonce à présent au constat exigé.
Comme dans un mélodrame, Zola introduit alors un coup de théâtre mis en scène par le contraste entre le geste solennel et la réaction dépeinte : « Comme elle arrivait devant le lit, elle souleva les rideaux, et M. des Fondettes apparut, caché derrière. Ce fut pour elle une telle stupeur, qu’elle eut un cri d’épouvante. » Le discours direct rapporté révèle, tant par son introduction que par son rythme haché, tout le bouleversement provoqué par cette apparition : « C’est vrai, balbutia-t-elle éperdue, c’est vrai, cet homme était là… Je l’ignorais, oh ! sur ma vie, je vous le jure ! »
Le dénouement
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Cette scène terrible se termine par un dénouement qui en amplifie l’effet :
Flavie s’efforce de reprendre l’initiative, en réaffirmant sa dignité : « par un effort de volonté, elle se calma, elle parut même regretter ce premier mouvement qui venait de la pousser à se défendre. » La phrase adressée à Nantas, « Vous aviez raison, monsieur, et je vous demande pardon, dit-elle à Nantas, en tâchant de retrouver sa voix froide. » traduit la maîtrise exercée sur elle-même : elle ne formule plus aucune excuse. Elle retrouve ainsi sa supériorité.
Le narrateur omniscient souligne l’attitude du prétendu amant, coupable puisqu’il a accepté d’être introduit en cachette dans la chambre de Flavie : « Cependant, M. des Fondettes se sentait ridicule. Il faisait une mine sotte, il aurait donné beaucoup pour que le mari se fâchât. » Il a doublement perdu toute dignité, à la fois devant la femme qu’il voulait posséder par cette manœuvre indigne, et devant l’époux qui le prend en flagrant délit ; sa seule issue, dans le contexte du XIXème siècle, serait un duel permettant aux deux protagonistes de défendre leur honneur.
Godefroy Durand, Un duel au bois de Boulogne, 1874. Gravure in Harper’s Weekly
Mais l’attitude de Nantas interdit cette issue, puisque, même ainsi blessé, lui aussi a fait l’effort de retrouver sa dignité : « Mais Nantas se taisait. Il était simplement devenu très pâle. » Pour lui, la solution consiste à revenir sur les conditions initiales du pacte qui a scellé son mariage afin de tenter d’effacer son comportement de mari jaloux : « Quand il eut reporté ses regards de M. des Fondettes à Flavie, il s’inclina devant cette dernière ; en prononçant cette seule phrase : — Madame, excusez-moi, vous êtes libre. »
CONCLUSION
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Cette scène marque un tournant dans la nouvelle, d’abord parce qu’elle témoigne de l’évolution du héros. Alors qu’il a considéré les sentiments comme un obstacle dans la réussite sociale souhaitée, une fois son ascension réussie il découvre qu’elle ne suffit pas à son bonheur. Le pacte conclu des années auparavant lui apparaît alors comme une illusion et une prison : s’il possède tout, il ne peut pas posséder son épouse. Mais la progression du dialogue, sa violence, soutenue par la représentation des déplacements, des gestes, et les précisions sur les tonalités, révèle aussi les qualités d’auteur dramatique de Zola, qui a adapté notamment ses romans, comme Thérèse Raquin en 1873, ou Renée d’après La Curée en 1887. Zola donne ainsi une image sombre du couple, chacun des époux restant isolé, incapable de dépasser les apparences sociales pour vivre un amour sincère.
Étude d'ensemble : chapitre V, le dénouement
Pour lire le chapitre
Après le pacte initial conclu entre Nantas, héros éponyme de la nouvelle de Zola, et Flavie, la fille du baron Danvilliers, le récit a relaté son parcours : de longues années lui ont permis d’accéder à la fortune et au pouvoir politique. Mais la condition du pacte, n’être un époux que « de nom », est devenue une souffrance, car l’absence d’amour amène aussi la jalousie, longuement développée dans le chapitre IV, jusqu’à la terrible scène qui oppose les époux, à cause des manœuvres de Mlle Chuin, la gouvernante des Danvilliers. De même qu’elle a servi d’entremetteuse pour la conclusion du pacte, ce sont à nouveau ses manœuvres qui déterminent l’évolution de l’action. Pour en tirer un gain important, elle a, en effet, introduit M. des Fondettes, dont Nantas est persuadé qu’il est l’amant de sa femme, dans la chambre de celle-ci, qui ignore tout de sa présence ; puis elle a dénoncé ce prétendu adultère à l’époux. Le constat bouleverse les deux époux, Flavie innocente qui se retrouve accusée, Nantas, parce que cela confirme son échec : sa réussite ne lui a pas apporté l’amour. Le dernier geste qui lui reste, pour retrouver sa force et sa dignité, est le suicide, ce qui annonce, pour le chapitre V, le dernier, un épilogue tragique. Comment les étapes du récit de Zola maintiennent-elles l’intérêt de son lecteur ?
1ère partie : une structure "en boucle"
Un cadre symbolique
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Le paragraphe qui ouvre ce chapitre ramène le lecteur au décor de la situation initiale de la nouvelle, « l’étroite mansarde, où, pendant deux mois, il s’était débattu contre la misère, lors de son arrivée à Paris ». Le récit forme donc une boucle, mais avec une différence car le mariage alors conclu a permis au héros d’accéder à une « grande fortune » : « La maison attenante au jardin de l’hôtel était maintenant la propriété de Nantas, qui l’avait achetée à son beau-père. » Le cadre est donc devenu le symbole de sa réussite. Depuis cette époque, en effet, il s’est approprié « l’hôtel » dont il contemplait jadis le « jardin » avec envie. Le lieu est ainsi un témoin, la marque de la revanche qu’il a su prendre : « il avait éprouvé, à diverses reprises, le besoin de monter s’y enfermer pour quelques heures. C’était là qu’il avait souffert, c’était là qu’il voulait triompher. » C’est aussi le lieu où il a accepté le « pacte » proposé par Mlle Chuin, première étape de son succès, donc un lieu aussi où il vient se resourcer, ranimer sa volonté et sa force : « Lorsqu’un obstacle se présentait, il aimait aussi à y réfléchir, à y prendre les grandes déterminations de sa vie. Il y redevenait ce qu’il était autrefois. »
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Dans le quatrième paragraphe, Zola souligne d’ailleurs à deux reprises cette structure en boucle :
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Il reprend la description réaliste de la mansarde : « Rien n’était changé. Le papier avait les mêmes déchirures, le lit, la table et la chaise se trouvaient toujours là, avec leur odeur de pauvreté ancienne. Il respira un moment cet air qui lui rappelait les luttes d’autrefois. »
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Il prête aussi à son personnage la même attitude, à la fenêtre en train de contempler la ville, qu’il ambitionnait alors de conquérir, à présent conquise : « Puis, il s’approcha de la fenêtre et il aperçut la même échappée de Paris, les arbres de l’hôtel, la Seine, les quais, tout un coin de la rive droite, où le flot des maisons roulait, se haussait, se confondait, jusqu’aux lointains du Père-Lachaise. »
Un symbolisme inversé
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Mais la structure en boucle amène un autre rappel, qui inverse le symbolisme : dans cette chambre, accablé par ses échecs et sa misère, il avait autrefois décidé de mourir. La répétition ternaire, « « Il songeait et se disait qu’il se retrouvait au même point que jadis, ramené au même lieu, dans la même volonté du suicide », met en évidence cet écho entre deux tentations de suicide, passée et présente : « Aussi, devant la nécessité du suicide, était-ce dans cette mansarde qu’il avait résolu de mourir. » Le lieu ne témoigne plus alors du succès acquis, mais de l’échec, avec une sorte d’ironie cruelle puisque la seule différence entre les deux moments est le moyen de ce suicide : « Un soir déjà, à cette place, il avait voulu se casser la tête ; il était trop pauvre alors pour acheter un pistolet, il n’avait que le pavé de la rue, mais la mort était quand même au bout. » Triomphe dérisoire donc, puisqu’il peut tout s’acheter, y compris une arme pour se tuer, mais n’a pu obtenir l’amour de son épouse, par laquelle il se croit trompé. Or, si jadis l'échec était matériel, à présent, il est plus profond, sentimental, échec du couple, échec de l'amour espéré.
Le retour d'un personnage secondaire
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L’autre signe de structure en boucle est le paragraphe consacré à mademoiselle Chuin, dans son rôle d'entremetteuse. C’était elle, en effet, qui était venue, alors qu’il allait se suicider, lui faire une proposition : épouser une jeune fille riche et titrée, mais qui, enceinte en dehors du mariage, se trouvait promise au déshonneur, sauf si elle trouvait un homme acceptant de l’épouser en endossant la paternité de l’enfant. Nantas, par ambition, avait alors fait taire ses scrupules, et conclu ce « pacte », premier pas vers le succès : accepter le mariage, mais avec la condition imposée par Flavie, lui laisser toute liberté car elle ne serait son épouse que « de nom ». Mais ce « pacte », tremplin vers sa réussite, est devenu, à présent, ce qu’il ressent comme un terrible échec, l’adultère de son épouse. S’il avait fait jadis taire son sentiment d’honneur, il ressent pleinement, à présent, le déshonneur ainsi infligé par le constat de la présence de M. des Fondettes dans la chambre de Flavie, qu’il a lui-même recherché, par jalousie : « il eut une dernière amertume à boire. Mademoiselle Chuin se présenta pour toucher les dix mille francs promis. Il la paya, et dut subir sa familiarité. » Celle-ci, en jouant à nouveau son rôle d’entremetteuse, mais inversé, a ravivé la honte initiale, l’acceptation du pacte : « Elle se montrait maternelle, elle le traitait un peu comme un élève qui a réussi. S’il avait encore hésité, cette complicité honteuse l’aurait décidé au suicide. »
2ème partie : le déchirement intérieur
Le maintien de l'amour-propre
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Dans le chapitre IV, le constat de l’adultère a profondément blessé Nantas, mari trompé atteint dans son orgueil. Il a ensuite trouvé un refuge en reprenant son travail de ministre, comme pour se rassurer sur sa valeur et sur sa réussite, ce que Zola prolonge dans le dernier chapitre : « Le matin, Nantas n’eut fini son travail que vers huit heures. » Son premier geste est une façon de soutenir la force qui va l’amener au suicide : « Craignant que la fatigue ne l’assoupît, il se lava à grande eau. » Puis, les actions successives, expliquées par le narrateur omniscient, relèvent toutes du même désir, préserver son image de puissance aux yeux de la société, en jouant pleinement son rôle de ministre : « Puis, il appela successivement plusieurs employés, pour leur donner des ordres. Lorsque son secrétaire fut arrivé, il eut avec lui un entretien : le secrétaire devait porter sur-le-champ le projet de budget aux Tuileries, et fournir certaines explications, si l’empereur soulevait des objections nouvelles. » Il va jusqu’à anticiper les obstacles possibles, en préparant la riposte. Le récit, rapportant son monologue intérieur, met donc en évidence une parfaite maîtrise de soi, associée à la volonté de prouver sa dignité et son sens de l’honneur : « Dès lors, Nantas crut avoir assez fait. Il laissait tout en ordre, il ne partirait pas comme un banqueroutier frappé de démence. » La dernière phrase du paragraphe met en évidence à quel point le jugement d’autrui compte à ses yeux, comme si l’accomplissement parfait de son travail apportait la preuve d’un suicide accompli rationnellement et non pas sous l’influence d’un sentiment amoureux. Il donnerait ainsi une ultime preuve de force : « Enfin, il s’appartenait, il pouvait disposer de lui, sans qu’on l’accusât d’égoïsme et de lâcheté. »
Le désespoir du héros
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Une remise en cause
La structure en boucle de la nouvelle, la décision du suicide faisant écho à celle prise dans sa jeunesse écartée par son mariage, amène Zola à souligner le changement de son personnage. Comme pour le héros du roman Illusions perdues (1837) de Balzac, toutes ses convictions disparaissent et sa force vitale se change en un profond pessimisme, que met en valeur l’insistance sur la mort, terme répété : « la mort était quand même au bout. Ainsi, dans l’existence, il n’y avait donc que la mort qui ne trompât pas, qui se montrât toujours sûre et toujours prête. Il ne connaissait qu’elle de solide, il avait beau chercher, tout s’était continuellement effondré sous lui, la mort seule restait une certitude. » Se reconnaît ici l’influence du philosophe Schopenhauer sur les écrivains qui se réclament du naturalisme, car il prolonge le "mal du siècle" de la première moitié du siècle devenu, à la fin du siècle, un absolu désabusement, en dénonçant, selon la formule reprise par Zola dans La Joie de vivre, roman paru en 1884, « la bêtise aveugle de vouloir vivre ». D’où sa conclusion : « Et il éprouva le regret d’avoir vécu dix ans de trop ».
Le renoncement
Le héros en arrive ainsi à renoncer la foi en la force qui soutenait son ambition, à ce qui a fondé son existence,: « L’expérience qu’il avait faite de la vie, en montant à la fortune et au pouvoir, lui paraissait puérile. » La question rapportée au discours indirect libre, « À quoi bon cette dépense de volonté, à quoi bon tant de force produite, puisque, décidément, la volonté et la force n’étaient pas tout ? », insiste sur ce renoncement, comme si le héros voulait encore s’en persuader. C’est ce qu’exprime familièrement sa conclusion, dans laquelle il reconnaît son échec : « La vie était bête, les hommes supérieurs y finissaient aussi platement que les imbéciles. »
Pour illustrer Illusions perdues de Balzac : le désespoir du héros. Gravure, XIXème siècle
L'image de l'amour
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Ce monologue intérieur amène le héros à retourner sa colère contre lui-même, en insistant sur ce qu’il dépeint comme une erreur, être tombé amoureux. Alors qu’en acceptant le "pacte" avec Flavie, n’être son mari que « de nom », il avait rejeté le sentiment amoureux, il avait fini par en être victime, à subir et à souffrir de sa « passion », : « Il avait suffi d’une passion pour le détruire, il s’était pris sottement à aimer Flavie. » Le contraste entre la force, sa réussite qualifiée par une hyperbole, « le monument qu’il bâtissait », est accentué par le rythme et les images d’échec : il « craquait, s’écroulait comme un château de cartes, emporté par l’haleine d’un enfant. » Le triomphe est ainsi effacé en devenant dérisoire, comme le souligne la comparaison : « C’était misérable, cela ressemblait à la punition d’un écolier maraudeur, sous lequel la branche casse, et qui périt par où il a péché. » Cette réflexion le ramène, en fait, à son origine sociale : il a le sentiment de s’être approprié un bien auquel il n’avait pas droit.
Mais le récit inverse ce sentiment, comme s’il ne pouvait pas véritablement renoncer à l’amour, avec une exclamation qui révèle que, malgré tout, il reste encore convaincu de sa puissance : « Un dernier regret le fit mollir une seconde, à ce moment suprême. Que de grandes choses il aurait réalisées, si Flavie l’avait compris ! » Il rappelle ainsi l’aveu fait à son épouse dans le chapitre III, son amour qui l’amène à vouloir lui offrir sa réussite. Mais le conditionnel passé rend cet espoir irréel. Il n’est plus qu’une illusion, comme l’exprime la dernière phrase du paragraphe, « Et sa dernière pensée était un grand dédain de la force, puisque la force, qui devait tout lui donner, n’avait pu lui donner Flavie » : on revient sur l’inversion de sa foi initiale, sa croyance qu’il pourra tout obtenir grâce à la « force », qu'il voit à présent comme naïve.
3ème partie : la "chute" de la nouvelle
La chronologie
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Ce chapitre, malgré sa brièveté, suit une chronologie nettement indiquée, d’abord en retardant le moment clé, le suicide : une nuit entière s’est écoulée, puis encore le temps consacré à donner des ordres, « Neuf heures sonnèrent. Il était temps », avec encore une interruption, l’intervention de Mlle Chuin. Dans un deuxième temps, le rythme s’accélère, avec une précision, essentielle car elle prépare la chute : « Il monta vivement et, dans sa hâte, laissa la clé sur la porte. » Ensuite, à nouveau le temps ralentit, ce que le narrateur omniscient prend soin d’expliquer : « Maintenant, il n’avait plus de hâte, il était certain que personne ne viendrait et qu’il se tuerait à sa guise », « Nantas avait pris le revolver sur la table et l’armait lentement. »
La dernière indication temporelle se charge de symbolisme, d’autant qu’elle coupe les deux actes qui préparent le suicide, Il leva son arme » puis « appuya le canon sur sa tempe » : « La matinée était superbe. Par la fenêtre grande ouverte, le soleil entrait, mettant un éveil de jeunesse dans la mansarde ». Avant un suicide, on aurait attendu plutôt l’image d’un couchant et non pas celle d’une nouvelle journée rayonnante, qui, elle, suggère l’espoir. De plus, la personnification de la ville, « Au loin, Paris commençait son labeur de ville géante », fait référence à l’intense activité de la capitale, en plein essor, comme un écho à la puissance de travail de Nantas et à sa volonté d’ascension sociale.
L'effet de surprise
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Conformément à la tradition de la nouvelle, Zola met en valeur la "chute", qui crée une rupture brutale, l’irruption de l’épouse et son action brusque : « Mais la porte s’était violemment ouverte, et Flavie entra. D’un geste, elle détourna le coup, la balle alla s’enfoncer dans le plafond. » Pour montrer l’émotion des deux personnages, Zola accentue alors la dramatisation de la scène, un instant suspendue : « Tous deux se regardaient. Elle était si essoufflée, si étranglée, qu’elle ne pouvait parler. »
Zola met en valeur l’inversion du comportement de Flavie, « tutoyant Nantas pour la première fois » : « elle trouva le mot qu’il attendait, le seul mot qui pût le décider à vivre » La répétition amplifie ainsi, par avance, le discours direct, l’aveu répété : « Je t’aime ! » À nouveau, Zola dramatise cet instant, d’abord par le portrait de son héroïne : elle se jette « à son cou, sanglotante ». Le lecteur est forcément surpris par ce changement, même si Zola introduit quelques éléments d’explication : « arrachant cet aveu à son orgueil, à tout son être dompté », en précisant aussi l’aveu, « je t’aime parce que tu es fort ! » Ainsi, tant que Nantas ne montrait que sa « force », Flavie, par « orgueil », héritage de son statut social, mais aussi par mépris envers celui qui avait accepté de se plier à sa condition de mariage non consommé, protégeait sa liberté. Mais elle a pu constater, dans le chapitre IV, à la fois la faiblesse de son époux, la souffrance due à sa jalousie, mais, parallèlement, en le voyant reprendre son travail, la conscience qu’il mettait à remplir au mieux ses fonctions. Elle peut donc lui accorder son estime, et admet le bien-fondé de l’affirmation faite autrefois, que son désir d’ascension sociale était vraiment une façon de mettre sa « force » au service d’un amour sincère.
Le triomphe de l'amour
CONCLUSION
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Ce chapitre qui ferme la nouvelle tire son intérêt de la double inversion produite.
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La décision de Nantas, le suicide, efface à la fois la honte de ce mariage fait par intérêt, et sa blessure d’un échec amoureux, comme le cri d'amour de Flavie efface la honte d’avoir dû accepter une mésalliance pour sauver son honneur, mis à mal par sa grossesse hors mariage.
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Le comportement des deux héros inverse leurs certitude : Nantas admet que la « force » ne permet pas de conquérir le cœur d’une femme ; Flavie admet que son époux n'est pas un simple arriviste, la vérité de sa volonté de mettre à ses pieds sa réussite, par amour.
Cependant la chute amène une situation finale optimiste : la promesse d’une vie de couple heureuse car l’estime se trouve restaurée entre eux deux. Ce triomphe de l’amour peut surprendre chez Zola, car de nombreux romans, tels Thérèse Raquin, L’Assommoir, La Bête humaine…, se terminent par la mort, ou du moins de terribles échecs. Mais, même quand son récit fait ressortir des drames humains et la noirceur de l’existence, très souvent Zola laisse entrevoir, à la fin, une forme d’espoir. Par exemple, si les quatre premières nouvelles du recueil, Comment on meurt, sont particulièrement sombre, avec des enterrements horribles, la dernière, évoquant la mort d'un vieux paysan, connaît une fin lumineuse :
Et quel bon repos ! Il entendra seulement les pattes légères des oiseaux plier les brins d’herbe. Personne ne marchera sur sa tête, il restera des années chez lui, sans qu’on le dérange. C’est la mort ensoleillée, le sommeil sans fin dans la paix des campagnes.
Nous pouvons aussi penser au roman, Au Bonheur des Dames (1883), qui se termine par l’heureux mariage entre Denise, petite ouvrière orpheline, et Octave Mouret, propriétaire d’un grand magasin moderne, ou encore à Germinal, (1885). Au dénouement, après la mort de nombreux ouvriers et l’explosion de la mine, le héros Étienne Lantier part mais, en marchant, il entend les mineurs au travail et naît en lui l’espoir d’une révolution faisant naître un jour meilleur :
Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.