Madame Leprince de Beaumont, Le Magasin des enfants, "La Belle et la Bête", 1756
L'auteure (1711-1776) : une éducatrice
Un double visage
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Née Marie-Barbe Leprince (1711-1776), elle entre, à 14 ans, au couvent pour y poursuivre son éducation, et, deux ans après, elle en sort en qualité d’enseignante, ce qui restera son occupation principale. D’abord préceptrice à la cour du duc de Lorraine, puis, à partir de 1737, pour les jeunes filles de la Congrégation Notre-Dame, elle reprend cette tâche d’abord, en 1744, pour diriger une école de filles à Reims, puis, en 1748, comme gouvernante de jeunes filles de la haute société anglaise. Elle séjourne à Londres jusqu’en 1763, où elle regagne la France.
Portrait de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, XVIIIème s. Miniature anonyme sur ivoire. BnF
Sa vie privée, en revanche, est plus agitée. Son premier mariage, en 1737, avec Claude-Antoine Malter, maître à danser, est loin d’être une réussite, vu son goût pour le jeu et ses infidélités. Sa rupture avec lui, qui n’a jamais été officialisée, est suivie d’une liaison à Londres jusqu’en 1756 avec le marquis de Beaumont, un contrebandier qu’elle fait passer pour son époux et dont elle prend le nom, puis jusqu’en 1762, avec Thomas Pichon, exilé en Angleterre, espion et traître à la France, connu sous son surnom de « Tyrrell ».
Son œuvre
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Ce contraste est d’autant plus frappant que les titres de ses œuvres mettent en évidence une double dimension : totalement religieuse, comme Principes de l’histoire sainte, mis par demandes et par réponses, pour l’instruction de la jeunesse (1761) ou Les Américaines, et la Preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles (1770), et, plus largement, morale, avec, par exemple, le recueil Magasin des enfants, ou Dialogues d’une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction, paru à Londres en 1756, dans lequel figure « La Belle et la Bête », ou Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde et se marient, leurs devoirs dans cet état et envers leurs enfants (1764).
Présentation de "La Belle et la Bête"
Pour lire "La Belle et la Bête"
Un genre littéraire : le conte
Ses origines
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Les contes, présents dans toutes les cultures, hérités des légendes et des mythes les plus anciens, n’ont longtemps été que des récits racontés aux enfants par les nourrices, ou lors des veillées dans les villages.
En France, c’est Charles Perrault qui donne au « conte de fées » ses lettres de noblesse avec son recueil de huit contes, Histoires ou contes du temps passés avec des moralités, plus connu sous son second titre, Contes de ma mère l’Oye, paru en 1697. Partisan des « Modernes » dans la Querelle des Anciens et des Modernes qui divise les écrivains dans la seconde moitié du XVIIème siècle, il entend, par ce recueil, montrer ce qu’il affirme, la même année, dans Parallèle des Anciens et des Modernes, que les contes « que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants » sont plus moraux que les récits de l’antiquité gréco-romaine. Il rattache de ce fait le conte à un genre plus large, l’apologue, qui comporte aussi la fable, la parabole…, un récit qui doit rester bref et qui, par analogie, conduit à une morale.
Même s’il puise dans des récits populaires, transmis oralement, Perrault les épure et leur donne une forme plus structurée, plus élaborée. Ainsi, il connaît un grand succès… et pas seulement dans un public enfantin. Les contes deviennent un genre à la mode dans les salons, les « fées » coexistant peu à peu avec la mode de l’exotisme oriental née avec la traduction, en fait une véritable réécriture, de 1704 à 1717, par Antoine Galland des Mille et une Nuits.
Antoine Clouzier, Frontispice d’Histoires ou contes du temps passés, avec des moralités – Contes de ma mère l'Oye de Charles Perrault, 1697. Gravure, BnF
Les caractéristiques du conte
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Le conte comporte trois caractéristiques principales :
une structure qui, à partir d’une situation initiale, conduit le héros ou l’héroïne, qui subit un malheur ou vit un manque, à connaître plusieurs épreuves, parfois des menaces sur sa vie, avant qu’un événement ne vienne rétablir sa situation, en ouvrant, le plus souvent, un avenir heureux.
un cadre "hors du monde", marqué dès l’ouverture par la formule « Il était une fois », qui situe le récit en dehors de toute chronologie, comme dans un espace non situé géographiquement ou les distances restent floues : une forêt, un château. De même, les personnages sont le plus souvent anonymes, caractérisés par leur statut social, leur âge, et quelques traits physiques et psychologiques très schématiques. Ils valent surtout par leur fonction dans l’action : sujet ou objet, destinateur ou destinataire, adjuvant ou opposant.
une tonalité, le merveilleux, souvent illustrée par la présence de fées, mais pas seulement : il y a aussi l’intervention d’objets magiques, des objets ou des animaux personnifiés, des métamorphoses soudaines, des rêves prémonitoires, des déplacements inattendus dans l’espace…, autant d’éléments surnaturels que le lecteur doit accepter comme « naturels » pour entrer dans l’univers du conte.
Gavarni, Les Contes de fées de Mme Leprince de Beaumont, 1865. Illustration, BnF
Titres et sous-titres
Le titre du recueil
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Le conte intitulé « La Belle et la Bête » est introduit pour la première fois en 1740 en tête d’un recueil La jeune Américaine et les contes marins de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve. Il s’inscrit dans un récit-cadre, comme dans Le Decameron de Boccace ou L’Heptameron de Marguerite de Navarre, où, pour combattre l’ennui, on partage des histoires, telles celles racontées à la jeune créole lors du long voyage en bateau qui la ramène d’Amérique à son île natale.
Pour lire le conte de Madame de Villeneuve
Mais, en empruntant le conte « La Belle et la Bête » à ce recueil, Madame Leprince de Beaumont lui imprime sa marque, sa volonté éducative, et lui donne une forme hybride plus originale, inscrite déjà dans le titre et le sous-titre : Magasin des enfants, ou Dialogues d'une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction. Le terme « magasin », qu’elle a employé, dès son arrivée à Londres, pour les dix-neuf parutions, en 1750 et 1751, d’un périodique mensuel, renvoie, au XVIIIème siècle, a un recueil d’informations, sens que conserve le mot anglais « magazine » qui en dérive.
Pour illustrer Le Magasin des enfants : une édition illustrée
Pour introduire le conte "La Belle et la Bête" : édition de 1756
Par la précision « Dialogues », elle marque aussi le ton de cet échange, entre sa narratrice fictive, « une sage gouvernante », au nom significatif de « Mademoiselle Bonne », et ses interlocutrices, « élèves de la première distinction », des jeunes filles des meilleures familles anglaises, comme le révèle leur appellation : Lady Mary, Lady Charlotte, et même Lady Spirituelle, qui semble davantage une caractéristique psychologique qu’un réel prénom. L’œuvre est ainsi divisée en « Dialogues », correspondant à des « Journées » : elles débutent par une conversation qui permet d’insérer les récits, « Cinquième Dialogue » et « Troisième journée » pour « La Belle et la Bête ».
Cette courte introduction au conte est significative de la relation entre la gouvernante et les jeunes filles. D’un côté, tout est prétexte à transmettre des règles de comportement, comme « il n’y a rien de si contraire à la santé, que de manger trop vite » ou « c’est aussi une faute de jurer sur votre conscience ; une autre fois ne le faites pas ».
Mais, sa sévérité reste empreinte de bienveillance, et elle se laisse vite convaincre de céder à l’insistance des jeunes filles : « quand vous êtes bonnes filles, je n’ai pas le courage de vous rien refuser ».
Cette même volonté de réaliser un « dialogue » explique aussi que chaque conte soit suivi d’un échange entre les fillettes, dont les réactions diffèrent, et la gouvernante, qui en dégage clairement la leçon morale, triple : les qualités du « cœur » sont plus importantes que l’apparence extérieure, remplir son « devoir » moral entraîne une récompense, et la jalousie « est le plus vilain de tous les défauts ».
AUGUSTINE.
Pour moi, elle m'aurait bien effrayée ; j'aurais toujours pensé qu'elle allait me manger.
SIDONIE
Je crois que je me serais accoutumée à la voir tout comme la Belle. Quand mon père prit un petit garçon tout noir pour être son laquais, j'avais peur de ce domestique. Eh bien, petit à petit je m'y suis accoutumée ; il me porte, quand je monte dans la calèche, et je ne pense plus à son visage.
MADEMOISELLE BONNE.
Sidonie a raison : on s'accoutume à la laideur, mais jamais à la méchanceté. Il faut faire en sorte d'être si bonne, qu'on puisse oublier notre visage pour notre cœur. Remarquez aussi, mes enfants, qu'on est toujours récompensé quand on fait son devoir. Si Belle avait refusé de mourir à la place de son père, si elle avait été ingrate envers la pauvre bête, la jeune fille n'aurait pas été ensuite une grande reine. Voyez aussi combien on devient méchant quand on est jaloux; c'est le plus vilain de tous les défauts.
Les objectifs de Madame Leprince de Beaumont
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L’édition parue à Lyon en 1758 est intéressante, outre le fait de franciser les prénoms des jeunes élèves, par les précisions ajoutées au sous-titre : « dans lesquels on fait penser, parler, agir les jeunes gens suivant le génie, le tempérament et les inclinations d'un chacun... on y donne un abrégé de l'histoire sacrée, de la fable, de la géographie, etc., le tout rempli de réflexions utiles et de contes moraux... » D’un part, est mise en avant la variété des contenus abordés lors des dialogues, à une époque où l’instruction des jeunes filles reste limitée à la gestion domestique ; d’autre part, elle insiste sur sa volonté morale, mais en introduisant une idée novatrice, tenir le plus grand compte de la nature des enfants dont l’attention doit être maintenue par une approche ludique. C’est dans l’« Avertissement » qui sert de préface au recueil qu’elle développe ses objectifs :
J’achevais l’été passé de remplir la pénible tâche que je m’étais imposée ; et pleine de défiance du succès, je communiquai mon manuscrit à un grand nombre de personnes. Quelle fut ma surprise ! plusieurs d’entre elles, dont le goût éprouvé peut servir de règle, m’avouèrent qu’il les avait amusées assez pour n’avoir pu le quitter avant de l’avoir achevé. Ce succès inespéré me découragea absolument ; j’ai voulu travailler pour les enfants me disais-je, j’ai manqué mon but puisque les personnes faites s’amusent de mon ouvrage. Cette crainte me fit suspendre l’impression ; il me fallait d’autres juges, et je les ai cherchés parmi mes écolières de tous les âges. Elles ont toutes lu mon manuscrit. L’enfant de six ans s’en est divertie, aussi bien que celles de dix et de quinze. Plusieurs d’entre elles, à qui je désespérais de faire naître le goût pour l’étude, en ont écouté la lecture avec une avidité qui ne me laisse rien à souhaiter, et qui me répond du succès. Je me suis convaincue absolument, par cette expérience, d’une chose que je soupçonnais. Le dégoût d’un grand nombre d’enfants pour la lecture vient de la nature des livres qu’on leur met entre les mains ; ils ne les comprennent pas, et de là naît véritablement l’ennui. […]
Cette réflexion me conduit naturellement au but que doivent se proposer les personnes qui se consacrent à l’éducation des enfants. Je l’ai déjà dit dans mon traité d’éducation ; mais je le répéterais mille fois que je croirais ne pas l’avoir assez dit. Former les mœurs, tirer parti de l’esprit, l’orner, lui donner une tournure géométrique, régler l’extérieur. Tout ce qu’on dit aux enfants, tout ce qu’on écrit pour eux, tout ce qui s’offre à leurs yeux, doit tendre à cette fin, ou être amené par un habile maître.
À partir d’une réflexion sur la fonction pédagogique des livres destinés aux enfants, elle met en évidence par l’italique cinq composantes de l’éducation qu’elle souhaite donner : « Former les mœurs, tirer parti de l’esprit, l’orner, lui donner une tournure géométrique, régler l’extérieur. » L’ordre de cette énumération est significatif, puisque la dimension morale précède la formation intellectuelle. Viennent ensuite deux qualités à développer : le verbe « orner » renvoie au développement de talents spécifiques, tandis que la mention d’une « tournure géométrique » traduit le désir de faire appel à la rationalité. Enfin, « régler l’extérieur » porte sur le comportement en société, les règles de la bienséance.
Le titre du conte
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Comme souvent dans les contes, le titre introduit le/s héros, mais, ici, en marquant nettement, par l'appellation qui les caractérise, le contraste physique : la perfection de la jeune fille, « la Belle », face à un être qui ne se rattache plus à l’humanité, « la Bête ». L’article défini, en les rendant unique, leur donne une valeur symbolique, tandis que la conjonction « et » qui les associe interroge sur la relation qui va se créer entre eux : comment ces deux personnages que leur apparence oppose peuvent-ils être ainsi réunis ? Le déroulement du conte construira la réponse à cette question, que confirmera son dénouement, leur heureux mariage : « il épousa la Belle qui vécut avec lui fort longtemps et dans un bonheur parfait parce qu’il était fondé sur la vertu. » C’est donc la valeur morale qui valide le dépassement de l’opposition posé par la présence du « et ».
La "Belle" face à la "Bête". Gravure. XIX° s. BnF
La structure du conte
En déterminant la structure narrative du conte merveilleux, dans Morphologie du conte, en 1928, Vladimir Propp met en évidence trente et une fonctions narratives récurrentes, parmi lesquelles puise le conteur sans être obligé, bien sûr, de les reprendre toutes.
Les premières fonctions constituent une sorte de prologue :
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une situation initiale pose les personnages, ici la famille du marchand ;
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puis intervient un événement perturbateur : le manque d’argent, qui conduit au voyage du père pour y remédier, en vain ;
Lors du retour du père, l’action se noue en deux temps :
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d’abord par une transgression : la rose cueillie dans le jardin du palais de la Bête ;
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puis par la demande de réparation, le sacrifice d’une fille, imposé en échange de la préservation de la vie du père : « je veux vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement mourir à votre place. ».
Vient alors le cœur du conte, l’épreuve acceptée par l’héroïne : aller vivre aux côtés de la Bête. Son déroulement est complexe puisque la relation entre les deux protagonistes évolue au fil des mois.
La dernière étape inverse progressivement la relation entre les deux protagonistes :
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la victime initiale, la Belle, prend le pouvoir en imposant à son tour un manque à la Bête : son absence de « huit jours » pour revoir son père malade ;
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une transgression : le délai accepté est dépassé ;
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un double manque : la Belle ressent le manque de la Bête, qui, elle, se meurt de son absence ;
L’élément de résolution est la reconnaissance par les héros de leurs sentiments mutuels.
Intervient alors le dénouement :
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Le héros est métamorphosé : la Bête se révèle être un « prince plus beau que l’Amour ».
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Les méchants sont punis : les deux sœurs sont changées en statues.
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L’héroïne est récompensée en devenant une « grande reine » par son heureux mariage.
Les personnages et leurs fonctions
De manière générale, les personnages d’un conte, innommés sauf par des surnoms, sont caractérisés à grands traits, au point que nous n’avons pas de portrait physique précis. De l’héroïne, par exemple, nous n’avons que l’insistance sur sa beauté, inscrite dans son appellation : « on ne l’appelait, quand elle était petite, que la BELLE ENFANT, en sorte que le nom lui en resta ». Inversement, c’est sur la laideur de la Bête que le récit insiste, dès la première apparition face au père de cette « bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. » De même, « La Belle ne put s’empêcher de frémir en voyant cette horrible figure ».
Principaux ou simples figurants, les personnages se définissent le plus souvent dans une perspective manichéenne : les « bons » face aux « méchants ». Cependant, ils sont le miroir de la société contemporaine au conte dont ils soutiennent, parallèlement, l'action.
L'ancrage social
« La Belle et la Bête » illustre les rapports sociaux du XVIIIème siècle, au sein de la famille, mais, aussi, de façon plus large, en reproduisant les valeurs qui y triomphent.
Le patriarcat
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Le conte s’ouvre sur l’image du père, chef d’une famille qu’il fait vivre par son métier de « marchand ». Cela reste son principal souci, comme lorsque la Bête lui offre un « grand coffre » et l’autorise à le remplir d’une « grande quantité de pièces d’or » : « S’il faut que je meure, j’aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants. » Mais il prend soin aussi, en père responsable, de leur donne une éducation soignée : « comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres ».
C’est aussi le père qui décide du mariage de ses filles, en lien avec la dot qu’il peut donner. Ainsi, nous observons l’inversion entre la situation initiale, « Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage », et la pauvreté qui frape la famille : « leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. » Enfin, dès que la Belle apprend que son père possède un coffre rempli de pièces d’or, c’est tout naturellement qu’elle pense à une dot pour ses sœurs : « Elle pria son père des les marier ». Mais aucune mère n’est mentionnée – ce qui est fréquent dans les contes –, comme pour reproduire l’effacement des femmes dans la société. En même temps, cela renforce le lien affectif entre le père et ses enfants : il est « malade de chagrin » d’avoir perdu sa fille cadette.
Une image de la société
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Son métier de marchand permet aussi de faire allusion à un double écart social caractéristique de la monarchie de l’Ancien Régime :
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entre la « ville », le lieu des divertissements et des plaisirs, dont profitent ses filles aînées qui « allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade », et la campagne, où, pour survivre, il faut travailler dur, « comme des paysans », et vivre « dans la solitude ».
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entre la bourgeoisie, quelque riche qu’elle soit, et la noblesse, ce qui explique l’ambition des deux filles aînées d’accéder à un titre par leur mariage : « elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. »
Enfin, certains détails sont une allusion directe aux réalités de cette époque. Par exemple, la fortune des marchands repose largement sur le commerce maritime, dont la lettre reçue rappelle les aléas : « on lui marquait qu’un vaisseau sur lequel il avait des marchandises venait d’arriver heureusement. » Notons aussi la place prise par les procès dans un système judiciaire qui n’offre aucune réelle justice : « quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et, après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu’il était auparavant. »
Le matérialisme
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L’argent est omniprésent dans le conte, d’abord pour construire l’action. C’est, en effet, le manque d’argent et le désir d’y remédier, qui entraîne le voyage du père… et « la funeste aventure » alors vécue, elle-même cause du destin de l’héroïne.
Mais il détermine aussi le caractère des personnages, ici celui des deux filles aînées, qui contraste avec celui de « la Belle ». Lorsque la famille tombe dans la pauvreté, l’héroïne accepte ce sort : « La pauvre Belle avait été bien affligée d’abord de perdre sa fortune ; mais elle s’était dit à elle-même : Quand je pleurerai beaucoup, mes larmes ne me rendront pas mon bien ; il faut tâcher d’être heureuse sans fortune. » En revanche ses deux sœurs ne font que « regretter leurs beaux habits et les compagnies », et, devant l’espoir que leur père regagne leur fortune, « elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. » Le matérialisme est ainsi lié à un esprit superficiel.
La "Belle" et ses deux sœurs. Gravure. XIX° s. BnF
En insistant sur cette opposition, Madame Leprince de Beaumont associe l’argent à de nombreux défauts, à commencer par une prétention excessive : « Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches : elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. » Ce défaut en induit un autre, le mépris pour ceux qui ne mettent pas l’argent au premier plan, visible dans la façon dont elles traitent leur sœur : « Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles, elle a l’âme basse et si stupide, qu’elle est contente de sa malheureuse situation. »
Les personnages secondaires : adjuvants et opposants
Tous les personnages, même ceux qui n’interviennent que peu, jouent un rôle dans l’action, bénéfique en tant qu’adjuvants ou nocif en tant qu’opposant, selon la place qu’ils occupent par rapport aux deux héros, la Belle et la Bête.
La fonction du père
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Son rôle est, en fait, ambigu. Le voyage qu’il accomplit vient, certes, du désir de retrouver sa fortune pour le bien de ses enfants. Cependant c'est précisément ce voyage qui cause la péripétie initiale, quand il s’autorise à cueillir une rose, mais là encore dans le souci de faire plaisir à sa fille. Cet acte provoque, en effet, le terrible chantage : « je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas, partez ; et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. »
La faute du père, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
Mais, pour ne pas transformer ce père aimant en un père cruel, prêt à sacrifier ses filles, le conte insiste sur sa volonté de s’offrir lui-même au sacrifice, « Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu’à cause de vous, mes chers enfants. », et sur le choix inébranlable de la Belle : « On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais ». Le reste du conte, à travers son chagrin et sa maladie, réhabilite totalement ce père aimant et désespéré.
Les trois frères
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Peu présents dans le conte, ils sont à l’image de leur père, s’associant à lui dans les travaux agricoles qu’exige leur pauvreté : « le marchand et ses trois fils s’occupèrent à labourer la terre. » Face au danger qui menace leur sœur, ils offrent généreusement leur soutien : « Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas ; nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups si nous ne pouvons le tuer. » Et leurs pleurs s’associent sincèrement à ceux de leur père : « ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand ».
François Chauveau, « Le Laboureur et ses enfants », 1668. Gravure pour illustrer La Fontaine. BnF
Les deux sœurs aînées
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De la jalousie à la méchanceté
De la simple jalousie face à la beauté de leur cadette qui les caractérise au début, le récit blâme ensuite leur comportement à travers le discours rapporté d’une société qui les juge sévèrement : « Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : Elles ne méritent pas qu’on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé ; qu’elles aillent faire les dames en gardant les moutons. »
Puis leur portrait se noircit au fur et à mesure que l’action avance, en mettant en évidence leur méchanceté quand la famille devient pauvre : « ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l’ouvrage de la maison, l’insultaient à tout moment. » Ce comportement s’accentue encore au retour du père, puisqu’elles poursuivent alors leurs « injures » contre leur sœur et même elles se réjouissent de la voir partir alors qu'elle risque la mort : « ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. », d’où leur action hypocrite : « Ces deux méchantes filles se frottaient les yeux avec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père ».
L'action coupable
La jalousie atteint son apogée lorsque leur sœur revient, car elle dépasse la raison physique : « Les sœurs de la Belle manquèrent de mourir de douleur quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. » C’est ce qui explique qu’elles en arrivent à élaborer un plan destiné à la faire mourir : « Ma sœur, dit l’aînée, il me vient une pensée, tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours ; sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu’elle la dévorera ». Pour le mener à bien et tromper leur sœur naïve, leur hypocrisie est poussée à l’extrême : « Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s’arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu’elle promit de rester encore huit jours. »
Acte maléfique, certes, mais qui, finalement, s'inverse par sa conséquence heureuse : cette durée de séjour accrue conduit l'héroïne à prendre conscience du chagrin que lui cause l'absence de la Bête, et elle décide de retourner auprès d'elle pour accepter de l'épouser.
La Belle et la Bête : leur face à face
La Bête
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Un portrait contrasté
C’est un personnage à double face, contraste sur lequel repose l’action du conte.
Lors de son apparition, outre l’horreur que provoque son apparence, le récit, en la nommant « la Bête », le définit comme un « monstre », et l’exigence imposée au père paraît terrible par rapport à l’acte commis : cueillir une « branche » de roses. Celui-ci est sûr qu’il est impossible de vaincre cet être si puissant et que c’est la mort qui attend sa fille. La première réaction de celle-ci lors de l’abondant dîner rapproche même la Bête d’un autre personnage traditionnel dans les contes, l’ogre qui se nourrit de chair humaine : « La Bête veut m’engraisser avant de me manger, puisqu’elle me fait si bonne chère. », « elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir ».
Walter Crane, pour illustrer "La Belle et la Bête" , 1901
Pourtant, un autre aspect, contradictoire, ressort parallèlement, puisque la Bête réserve à cet homme égaré un accueil généreux : un abri et de la nourriture pour son cheval, un dîner et un « bon lit », un « habit fort propre » et même du « chocolat » à son réveil. Et l’on peut être surpris, alors qu’il a lancé sa terrible menace, de sa dernière offre qui assure à la famille la richesse : « je ne veux pas que tu t’en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide, tu peux y mettre tout ce qui te plaira ». De même, il offre à la jeune fille des appartements magnifiques, veille à ce qu’elle puisse se distraire, avec « une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique », et lui offre un absolu pouvoir, mis en relief par les lettres capitales : « SOUHAITEZ, COMMANDEZ ; VOUS ÊTES ICI LA REINE ET LA MAÎTRESSE. »
L'évolution du monstre
Le séjour de la Belle au palais met en évidence l’évolution du personnage dont la laideur, peu à peu, s’efface au profit de ses qualités de cœur. Il devient alors « le pauvre monstre », et, loin de faire peur, il provoque la pitié de la jeune fille, même si elle refuse encore de l’accepter comme époux : « Hélas ! disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide : elle est si bonne ! » Le personnage devient même touchant quand il avoue ses sentiments amoureux : « je sais que je suis bien horrible, mais je vous aime beaucoup ; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici ; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais. » La situation s’inverse alors, car la Bête remet son sort entre les mains de la jeune fille : « J’aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. » C’est donc un amoureux désespéré que la Belle retrouve à son retour : « le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de vous revoir encore une fois. »
La Belle
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Son portrait initial
Dans la première partie du conte, le portrait de la jeune fille met en valeur toutes ses qualités : son occupation sérieuse, « lire de bons livres », son amour filial quand elle exprime son souhait de « tenir compagnie à son père pendant quelques années ». Quand arrive la pauvreté, le commentaire rapporté directement souligne l’estime qu’on lui porte, « Pour la Belle nous sommes bien fâchés de son malheur ; c’est une si bonne fille ! elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, si honnête ! », et le récit montre son courage pour accomplir toutes les tâches domestiques sans perdre sa joie de vivre :
La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison et d’apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d’abord beaucoup de peine, car elle n’était pas accoutumée à travailler comme une servante ; mais au bout de deux mois elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien elle chantait en filant.
Cela explique qu’elle se sacrifie spontanément pour sauver son père quand le « monstre » exige une de ses filles : « pourquoi pleurerais-je la mort de mon père ? Il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et de lui prouver ma tendresse. »
Son premier séjour auprès de la Bête
Comme son père, le premier regard qu’elle jette sur la Bête la terrorise, elle « ne put s’empêcher de frémir en voyant cette horrible figure » et « se mit à pleurer », persuadée de devoir mourir ; mais, quand elle découvre le « beau château », elle ne peut s’empêcher de l’admirer et se rassure peu à peu : « si je n’avais qu’un jour à demeurer ici, on ne m’aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. » Elle finit ainsi, non seulement par accepter volontiers leurs échanges, mais même par les attendre : « Chaque jour la Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre. L’habitude de le voir l’avait accoutumée à sa laideur ; loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait à sa montre pour voir s’il était bientôt neuf heures, car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. ».
La magnificence du château, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF,
Or, que révèle ce désir, sinon la naissance d’un sentiment amoureux ? Mais ce sentiment reste inavoué, car la laideur est un frein à l’acceptation du mariage : « je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie ; tâchez de vous contenter de cela. »
L'aveu d'amour
La prise de conscience par la Belle de ses propres sentiments vient de leur séparation, qui l’amène à ressentir douloureusement l’absence de la Bête : « Cependant Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout son cœur ; et elle s’ennuyait de ne plus la voir. » Mais elle ne reconnaît pas encore véritablement qu’elle l’aime, en justifiant sa décision de retourner auprès d’elle comme une façon de la remercier de la façon dont elle l’a traitée : « je n’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude ».
Mais un détail est révélateur, car il s’agit bien du comportement d’’une jeune fille amoureuse : « Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir ; mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. » C’est donc son amour qu’elle finit par avouer en acceptant de l’épouser : « Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux ; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous. Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. »
L'aveu d'amour, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
POUR CONCLURE
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Le conte joue sur un double objectif, divertir le lecteur mais aussi l’instruire, et le rôle des personnages est, en cela, essentiel. Il faut, en effet, veiller à laisser, à chaque étape du récit, un horizon d’attente, et, surtout, sur ce qui pourra arriver à la Belle lors de son séjour au château. D’où l’ambiguïté initiale dans le portrait de la Bête et le soin apporté à l’évolution des sentiments des deux protagonistes. Parallèlement, par l’opposition entre « les bons » et « les méchants », en l’occurrence les deux sœurs aînées de l’héroïne, le conte amène au triomphe de la vertu. Il remplit ainsi sa fonction morale.
Un conte merveilleux
Les objets
Les coffres
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Le premier objet mentionné dans le récit est le coffre offert par la Bête au père. S’il semble, dans un premier temps, quand le père le remplit, une pièce tout à fait ordinaire à cette époque dans le mobilier, il devient magique par son déplacement spontané dans l'espace : « mais aussitôt qu’il se fut renfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit ». De même, quand la Belle revient séjourner chez son père, un coffre rempli de vêtements se trouve mystérieusement transporté dans sa chambre :
[L]a servante lui dit qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d’or, garnies de diamants. La Belle remercia la bonne Bête de ses attentions ; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs ; mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu’elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place.
Allant plus loin encore, ce coffre est personnifié et participe même à l’action en se rangeant du côté de la vertu par sa disparition et sa réapparition. En cela, il est aussi porteur de vérité.
Le miroir
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Le miroir, longtemps objet de luxe, rare, a été, dès l’antiquité, chargé d’une fonction symbolique, la révélation de la vérité masquée. Il a même été le support d’une pratique magique, la catoptromancie, lecture de signes apparaissant, par reflet, sur le métal poli du miroir, ou bien par les traces laissées à sa surface après lui voir fait effleurer la surface de l’eau.
Dans « La Belle et la Bête », son pouvoir d’abolir les limites de l’espace le rend doublement révélateur de vérité :
Il concrétise par ses images les sentiments de l’héroïne, la force de son amour filial : « Hélas ! dit-elle, en soupirant, je ne souhaite rien que de voir mon pauvre père, et de savoir ce qu’il fait à présent : elle avait dit cela en elle-même. Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux sur un grand miroir, d’y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. » Il illustre donc ce que l’on nommera, bien plus tard, l’inconscient.
En même temps, l’image reflétée est porteuse d’une autre vérité, tournée vers autrui, ici la méchanceté des deux sœurs : « Ses sœurs venaient au-devant de lui, et malgré les grimaces qu’elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu’elles avaient de la perte de leur sœur paraissait sur leur visage. » Il démasque donc les apparences sociales trompeuses.
Le miroir magique, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
Mais, si le miroir montre l’invisible, il appartient toujours au personnage d’interpréter l’image. Or, l’héroïne, incapable de concevoir la jalousie et l’hypocrisie, ne retient de ce qu’elle voit que la douleur de son père : « elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l’avoir perdue, et elle souhaitait de le revoir ».
Ainsi, si le miroir permet à l’action de progresser, puisqu’elle pourra rendre visite à sa famille, il ne suffira pas à amener cette jeune fille si bonne à voir clair dans le comportement de ses sœurs afin de se méfier d’elles.
La bague
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Enfin, un dernier objet magique joue un rôle essentiel, la bague que la Bête remet à la jeune fille au moment de son départ : « Vous n’aurez qu’à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. » Échangée pour sceller les fiançailles, ou sous la forme d’un anneau lors du mariage, la bague est un symbole traditionnel d’union. Elle est aussi dotée ici du pouvoir d’abolir l’espace, et son action magique va plus loin encore, puisqu’elle permet la transkinésie, le transport d’un être d’un lieu à un autre : « À ces mots la Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. / À peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu’elle était dans le palais de la Bête. » En fait, la bague magique révèle l’inconscient de la jeune fille, en répondant à un désir profond resté inavoué.
Les fées
Elles aussi renvoient à une tradition fort ancienne : dérivées du terme latin "fata", elles désignent à l'origine les « Moires » en Grèce, devenues les « Parques » chez les Romains, c'est-à-dire les trois divinités qui tissaient le destin humain, en en déroulant, puis en en coupant le fil.
Un pouvoir maléfique
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Les fées, par leurs sortilèges peuvent exercer un pouvoir maléfique, telle la malédiction infligée au prince qu’il rappelle : « une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure jusqu’à ce qu’une belle fille consentit à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit ». Mais pourquoi cette malédiction ? Le récit ne l’explicite pas… En revanche, lors du dénouement, la fée qui apparaît justifie le châtiment imposé aux deux méchantes sœurs :
Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de la Belle, je connais votre cœur, et toute la malice qu’il renferme ; devenez deux statues, mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœur, et je ne vous impose point d’autre peine que d’être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu’au moment où vous reconnaîtrez vos fautes : mais j’ai bien peur que vous ne restiez toujours statues.
La fonction d'adjuvant
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Mais, le plus souvent, l’intervention d’une fée est destinée à soutenir la valeur morale du conte, comme ici, à deux reprises :
La première apparition a lieu lors d’un rêve : « Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit : Je suis contente de votre bon cœur, la Belle : la bonne action que vous faites en donnant votre vie pour sauver celle de votre père ne demeurera point sans récompense. » Ce rêve, en soulignant la vertu de l’héroïne, se présente comme prémonitoire, de même d’ailleurs que celui qu’elle fait, spontanément, quand elle est de retour chez son père : « elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête couchée sur l’herbe et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. »
La seconde apparition traduit le mérite de l’héroïne : « La Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l’esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine ; j’espère que le trône ne détruira pas vos vertus. »
La fée est alors représentée avec son attribut traditionnel, sa baguette, qui lui offre son pouvoir d’abolir, elle aussi, le temps et l’espace. Elle a pu transporter au château toute la famille de la Belle, et ouvre sur l’espace futur de l’heureux mariage : « Dans le moment, la fée donna un coup de baguette qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dans le royaume du prince. »
Les métamorphoses
La Bête métamorphosée, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
Enfin, l’irruption incessante du surnaturel dans le quotidien donne au conte une dimension instable : à tout instant, tout peut basculer, les choses, les lieux comme les êtres.
La situation de la famille passe ainsi de la fortune à la pauvreté, puis, au dénouement, retrouve son état initial heureux, une fois qu’ont été éliminées les deux sœurs aînées, comme si elles étaient l’obstacle au bonheur.
C’est particulièrement frappant lors du voyage du père. À son retour, il se perd dans une forêt, et traverse une terrible tempête : « Il neigeait horriblement ; le vent était si grand, qu’il le jeta deux fois en bas de son cheval : la nuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ou qu’il serait mangé des loups qu’il entendit hurler autour de lui. » Le contraste est alors brutal avec l’apparition soudaine, qui transforme totalement l’atmosphère : « Tout d’un coup, en regardant au bout d’une longue allée d’arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d’un grand palais qui était tout illuminé. »
Mais la métamorphose la plus frappante est celle des deux sœurs et de la Bête, les premières changées en « statues », le second en un « prince plus beau que l’Amour ». En fait, les métamorphoses permettent d’effacer l’apparence, illusoire, pour mettre en évidence la vérité profonde des cœurs : les deux filles aînées étaient, certes « très belles », mais elles avaient un cœur de « pierre », prêtes à se réjouir par jalousie de la perte de leur jeune sœur ; le prince avait le physique d’un monstre hideux, mais, au fond de lui, il était généreux et avait bon cœur.
POUR CONCLURE
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Le merveilleux joue donc un rôle significatif dans les contes dits « de fées », au-delà de l’univers imaginaire qu’il crée, et qui fait rêver – ce qui explique son succès auprès des jeunes lecteurs. Il révèle, en effet, deux désirs profonds, présents dans l’humanité depuis ses lointaines origines :
celui d’échapper aux limites imposées à l’homme par sa condition mortelle : échapper à la pesanteur de son corps en se déplaçant librement dans l’espace, échapper au temps en étant pourvu aussi d’un don d’ubiquité, pouvoir connaître ce que lui cachent les autres, et, surtout, pouvoir découvrir ce que lui réserve l’avenir. Autant de désirs qui expliquent le recours, dans toutes les sociétés à la divination et à la magie, qui s’incarnent parfaitement dans les contes.
celui de donner du sens à l’existence en lui imprimant l’idée d’une justice immanente, qui punit ou récompense chacun selon son mérite. Ainsi, les religions ont posé, sous diverses formes, les notions d’enfer ou de paradis, reportées dans l’au-delà de la mort. Le conte, lui, les applique hic et nunc, puisque c’est sur terre, à l’issue des épreuves surmontées, que les méchants sont punis et les bons récompensés, et par des biens qui associent souvent l'ascension sociale et la richesse, aux valeurs affectives, en l’occurrence l’amour et le bonheur familial. ​C’est d’ailleurs sur cette idée que conclut la gouvernante, conteuse : « Remarquez aussi, mes enfants, qu'on est toujours récompensé quand on fait son devoir. Si Belle avait refusé de mourir à la place de son père, si elle avait été ingrate envers la pauvre bête, la jeune fille n'aurait pas été ensuite une grande reine. »
Le sens du conte
L'être et le paraître
C’est par l’intermédiaire des personnages surtout, de la façon dont ils réagissent face à des épreuves, que se construit le sens moral du conte. D’où la place laissée, après le récit, aux réactions des jeunes élèves de la gouvernante, Mademoiselle Bonne, la conteuse:
EUGÉNIE
J’aime cette Belle à la folie ; mais il me semble, si j’avais été à sa place, que je n’aurais pas voulu épouser la Bête, elle était trop horrible.
JULIA
Mais elle était si bonne, que vous n’auriez pas voulu la laisser mourir de chagrin, surtout après qu’elle vous aurait fait tant de bien.
AUGUSTINE.
Pour moi, elle m'aurait bien effrayée ; j'aurais toujours pensé qu'elle allait me manger.
SIDONIE
Je crois que je me serais accoutumée à la voir tout comme la Belle. Quand mon père prit un petit garçon tout noir pour être son laquais, j'avais peur de ce domestique. Eh bien, petit à petit je m'y suis accoutumée ; il me porte, quand je monte dans la calèche, et je ne pense plus à son visage.
MADEMOISELLE BONNE.
Sidonie a raison : on s'accoutume à la laideur, mais jamais à la méchanceté. Il faut faire en sorte d'être si bonne, qu'on puisse oublier notre visage pour notre cœur. Remarquez aussi, mes enfants, qu'on est toujours récompensé quand on fait son devoir. Si Belle avait refusé de mourir à la place de son père, si elle avait été ingrate envers la pauvre bête, la jeune fille n'aurait pas été ensuite une grande reine. Voyez aussi combien on devient méchant quand on est jaloux ; c'est le plus vilain de tous les défauts.
Elles se mettent à la place de l’héroïne, et manifestent, comme elle, un double sentiment.
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Eugénie et Augustine expriment le rejet et la peur : « elle était trop horrible », « elle m’aurait bien effrayée ».
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Julia et Sidonie, au contraire, approuvent la réaction de Belle et son choix, mais si la première insiste sur le cœur généreux de la Bête, « si bonne », la seconde, elle, par la répétition du verbe « s’accoutumer », introduit l’idée que la « laideur » peut être oubliée par l’habitude. Son exemple du petit laquais « tout noir » renvoie, bien sûr, au contexte social du XVIIIème siècle, où il était très à la mode, dans les familles riches, d’avoir de jeunes domestiques africains.
Mais, malgré ce racisme alors courant, elle retrouve, en considérant qu’il ne faut pas juger quelqu’un sur son visage », sur son apparence, mais sur son « cœur », le jugement que le conte avait porté sur les époux des deux sœurs : « Elles étaient toutes deux fort malheureuses : l’aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme l’Amour ; mais il était si amoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de cela depuis le matin jusqu’au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d’esprit ; mais il ne s’en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. » Narcissisme pour le premier, méchanceté pour le second… c’est ce qui amène la Belle à sa réflexion et à son choix : « Est-ce sa faute si elle est si laide et si elle a peu d’esprit ? elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n’est ni la beauté ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente, c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance, et la Bête a toutes ces bonnes qualités ».
Ce discours moral est, certes, traditionnel, il suffit de lire, au XVIIème siècle, Les Caractères de La Bruyère ou les comédies de Molière pour le trouver développé. Mais il est intéressant de le voir ainsi réactivé et mis en valeur au XVIIIème siècle, époque qui accorde pourtant, dans la noblesse et la haute bourgeoisie, une importance considérable aux relations sociales, à la vie mondaine des salons notamment, fondée sur le brillant de l’esprit…
Qualités et défauts
Il serait aisé de dresser, à partir de ce conte, un tableau opposant les défauts blâmés aux qualités prônées :
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d'un côté, les deux sœurs illustrent la coquetterie, la superficialité, le matérialisme, la paresse, l’avidité, l’orgueil, la jalousie, l’hypocrisie, la perfidie ;
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de l’autre, la Belle représente la douceur, le goût pour l’art, le désir de cultiver son esprit, le courage, l’acceptation du sort, l’amour filial, le dévouement, la gratitude, la tolérance…
Cette opposition fonde d'ailleurs le discours final de la fée, qui félicite la Belle pour sa « vertu », terme qui désigne la force qui porte l’être vers le bien, vers son devoir, en se conformant à un idéal moral et religieux indépendamment des obstacles rencontrés. En revanche, elle insiste sur les « fautes » des deux sœurs, coupables de « malice », terme à prendre ici dans son sens premier : la disposition de l’esprit à faire le mal en usant de perfidie, d’hypocrisie. Elle en fait même le pire des défauts : « On se corrige de l’orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse ; mais c’est une espèce de miracle que la conversion d’un cœur méchant et envieux. »
C’est ce que confirme l’ultime affirmation de la conteuse aux jeunes filles, sur un ton plus familier : « Voyez aussi combien on devient méchant quand on est jaloux ; c'est le plus vilain de tous les défauts. » Le choix de ce verbe « Voyez » est intéressant car il met en évidence le rôle même du conte, qui fonctionne, finalement, comme un miroir magique. Malgré sa dimension surnaturelle, il est le reflet d’une vérité, un révélateur de ce que les apparences sociales dissimulent.
Pour conclure : l'interprétation de Bruno Bettelheim
Pour lire un extrait
Bruno Bettelheim (1903-1990), psychologue et pédagogue américain, a dirigé, pendant trente ans l’École d’orthogénie de l’Université de Chicago, où il a pu mettre en pratique ses théories sur les carences affectives et les psychoses qui causent les angoisses des enfants. Il est ainsi amené à s’intéresser au rôle des contes de fées dans la construction de la psyché de l’enfant, qu’il explicite dans Psychanalyse des contes de fées (1976). S’appuyant sur la psychanalyse freudienne, il considère que les contes offrent une image inconsciente des relations entre les parents et les enfants, tout en révélant à la fois les fantasmes mais aussi les tabous que les sociétés ont construits, par exemple l’inceste.
Ainsi « La Belle et la Bête » figurerait l’indispensable maturation de l’amour œdipien de la fille pour son père – elle rejette le mariage pour rester à ses côtés – à un amour sexué qui ne paraîtrait plus « bestial » mais serait librement consenti et reconnu. Le mariage accepté par la Belle provoque alors la métamorphose de la Bête en son être originel, « un beau prince », effaçant de ce fait la « bestialité » qui faisait tellement horreur au père comme à la fille au début du conte. En réunissant la famille – dont sont exclues les deux « sœurs jalouses », mais peut-être finiront-elles par éprouver des remords… – lors de cet heureux mariage, l’harmonie est rétablie entre parents et enfants comme entre les époux, la « bestialité » se trouvant dépassée.