Mme Leprince de Beaumont, "La Belle et la Bête", 1756 : explications
L'ouverture du conte
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La brièveté du conte, genre littéraire choisi par Madame Leprince de Beaumont pour plusieurs textes de son recueil le magasin des enfants, paru à Londres en 1756, dont « La Belle et la Bête », implique à poser rapidement la situation initiale, sans longues descriptions, pour capter ensuite l'attention du lecteur en créant un horizon d'attente. Comment l'ouverture du conte met-elle en valeur ce double aspect ?
La situation initiale (des lignes 1 à 21)
La famille
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Le conte répond à plusieurs stéréotypes. Par exemple, il débute par la formule traditionnelle, souvent « Il était une fois », ici « Il y avait une fois », qui marque le refus d’inscrire le récit dans une temporalité précise. De même, les personnages n’ont ni nom ni prénom, tout au plus un surnom, mis en valeur par les lettres capitales, pour la cadette, « la BELLE ENFANT ». Enfin, notons le nombre d’enfants, parfaitement équilibré, « trois garçons et trois filles », avec l’insistance sur le chiffre trois, fréquent dans les mythes, les légendes, dont la valeur symbolique traduit une perfection, soit par rapport à l’homme, par exemple son inscription dans le temps, naissance, vie et mort, ou passé, présent et futur, ou dans la société, homme, femme et enfant, ou par rapport à une conception religieuse, que l’on peut observer, notamment, dans le christianisme avec le dogme de la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Cependant, même si cette présentation de la famille n’entre pas dans les détails, elle met en évidence des réalités qui reproduisent la société contemporaine du temps de l’écriture.
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La place accordée au père rappelle le patriarcat qui la fonde, renforcé ici par l’absence de mère. Il lui appartient de faire vivre sa famille, et d’assurer l’avenir de ses enfants.
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Le conte met aussi en évidence, en ce siècle en plein essor économique, notamment grâce au commerce maritime avec les colonies, l’importance de l’argent, par le statut social du père avec l'adverbe d'intensité : « un marchand qui était extrêmement riche ».
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Enfin, en ce siècle des Lumières, notons que l’accent est mis sur l’instruction, le développement de l’esprit : « comme ce marchand était un homme d’esprit, il n’épargna rien pour l’éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres.
Le portrait des filles
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La présentation se précise ensuite par le portrait des filles, qui souligne une double opposition :
Malgré la généralisation, « Ses filles étaient très belles », le récit insiste ensuite sur l’écart physique entre elles, avec la mention, en lettres capitales, du surnom de la plus jeune qui traduit sa supériorité : « la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l’appelait, quand elle était petite, que la BELLE ENFANT, en sorte que le nom lui en resta », est repris par le comparatif, « Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs ».
Mais cet écart physique entraîne une différence morale, puisqu’il est associé à un défaut des deux aînées, « ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs », qui est généralisé par la comparaison à l’avantage de la plus jeune : elle « était aussi meilleure qu’elles », puis développé par des exemples de leur comportement :
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L’argent induit, chez les deux aînées, un sentiment de supériorité excessif que le récit dénonce : « Les deux aînées avaient beaucoup d’orgueil, parce qu’elles étaient riches : elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ». Leur fortune leur donne le désir d’échapper à leur condition sociale, la bourgeoisie, d’où leur fréquentation des « gens de qualité », c’est-à-dire appartenant à la noblesse. Elles adoptent alors la vie superficielle de ces gens oisifs, faite uniquement de divertissements : « Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade ». Mais surtout, leur rivalité avec leur jeune sœur est affichée : elles « se moquaient de leur cadette ».
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Celle-ci, en effet, « employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres » : Belle donne donc la priorité à la vie de l’esprit, et à son enrichissement intellectuel et moral.
Un thème : le mariage
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L’incipit pose également le thème du conte, le mariage, tout à fait traditionnel puisque ce genre littéraire conduit souvent à un heureux mariage. Le récit nous rappelle, de ce fait, qu’il est, à cette époque, le destin des femmes, et cette inscription dans le contexte social se traduit aussi par la subordonnée de cause, « Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage », allusion au rôle alors joué par la dot dans le mariage.
Ce thème offre l’occasion de renforcer encore, par les deux discours de refus indirectement rapportés, l’opposition entre les sœurs aînées et la plus jeune.
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Les aînées manifestent ouvertement, par leur méprisant rejet des « gros marchands », leur ambition d’ascension sociale : « qu’elles ne se marieraient jamais, à moins qu’elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. »
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Pour la cadette, en revanche, le refus met en évidence son amour filial : « elle leur dit qu’elle était trop jeune, et qu’elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. »
La parenthèse introduite dans ce passage : « La Belle (car je vous ai dit que c’était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je… », est intéressante car elle nous rappelle l’origine du conte, un récit oral : il suppose donc un émetteur, ici une narratrice, qui s’adresse à un auditoire, interpellé par le « vous ».
L'événement perturbateur (de la ligne 22 à la fin)
Fortune tournant sa roue, 1530. Miniature, BnF
L'inversion de la situation
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La progression du récit exige qu’un événement vienne perturber la situation initiale. Sa brutalité est soulignée la locution adverbiale, mais rien n’explique les raisons de cette pauvreté soudaine : « Tout d’un coup le marchand perdit son bien ». Comme traditionnellement dans le conte, cela introduit un manque, auquel les péripéties auront pour rôle de remédier. Ce revers de fortune inverse aussi sur le statut social de la famille :
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De bourgeois, il doit partir vivre dans « une petite maison de campagne, bien loin de la ville », ce qui marque sa déchéance sociale.
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Pire encore, de marchand, profession estimable, il est obligé, avec ses enfants, de survivre « en travaillant comme des paysans », c’est-à-dire de leurs mains.
Comment ne pas reconnaître ici l’héritage médiéval de la "roue de fortune", illustrant les aléas des destins humains ?
La réaction des filles
Les conséquences de ce changement de situation remettent en évidence le contraste dans la personnalité des trois filles, confirmé par le jugement social.
Les deux aînées
Blessées dans leur orgueil, elles refusent cette perspective, à laquelle elles pensent échapper par un riche mariage : « Ses deux filles aînées répondirent qu’elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu’elles avaient plusieurs amants qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu’elles n’eussent plus de fortune. » Mais le récit démasque leur illusion, en venant rappeler la réalité financière qui détermine le mariage, la dot indispensable à défaut d’un amour : « Les bonnes demoiselles se trompaient ; leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. » Pour davantage les blâmer, la narratrice introduit le discours direct d'une société qui les juge sévèrement, avec une ironie cruelle : « Comme personne ne les aimait à cause de leur fierté, on disait : Elles ne méritent pas qu’on les plaigne, nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé ; qu’elles aillent faire les dames en gardant les moutons. »
La cadette
Le connecteur et la structure inversée font ressortir l’opposition, avec, d’abord, les exclamations insistantes du jugement social mélioratif : « Mais en même temps tout le monde disait : Pour la Belle nous sommes bien fâchés de son malheur ; c’est une si bonne fille ! elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ; elle était si douce, si honnête ! » Puis viennent les propositions de mariage, qui transgressent l’habitude de la dot : « Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l’épouser, quoiqu’elle n’eût pas un sou ». L’inversion trouve son achèvement quand, au refus de ses sœurs, elle oppose sa propre acceptation, preuve généreuse de son amour filial : « elle leur dit qu’elle ne pouvait pas se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu’elle le suivrait à la campagne pour le consoler et lui aider à travailler. »
Philipp Grot Johann, « Des sœurs bien différentes », illustration pour illustrer Cendrillon, conte des frères Grimm, 1922
CONCLUSION
Cet extrait associe, très rapidement, deux moments essentiels dans tout récit : la situation initiale et l’événement perturbateur. Il s’agit d’abord de donner au lecteur toutes les informations nécessaires pour qu’il s’intéresse à l’histoire, ici en mettant en évidence les relations au sein de la famille, rattachées au contexte social. Elles font apparaître ce qui est une caractéristique du conte, le manichéisme qui oppose les « bons » et les « méchants ». Ensuite, un événement doit intervenir pour perturber cette situation initiale, le plus souvent un "manque", contre lequel le héros ou l’héroïne devra agir en faisant preuve de ses valeurs morales. C'est ainsi que s'ouvre au lecteur un horizon d'attente
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Une terrible rencontre
Face à la pauvreté, les portraits des personnages se confirment : le père, ses fils et la Belle travaillent courageusement pour survivre, tandis que les deux sœurs aînées refusent de changer leur mode de vie. Quand le père reçoit un courrier lui annonçant qu’« un vaisseau sur lequel il avait des marchandises venait d’arriver heureusement », il part avec l’espoir de retrouver la fortune perdue. Ses deux filles aînées lui réclament alors de lui rapporter des vêtements et de luxueux cadeaux ; Belle, elle, se contente de lui demander seulement « une rose ».
Mais cet espoir est vite déçu par un procès perdu, et le père prend le chemin du retour. Voyage périlleux : « Il neigeait horriblement ; le vent était si grand, qu’il le jeta deux fois en bas de son cheval : la nuit étant venue, il pensa qu’il mourrait de faim ou de froid, ou qu’il serait mangé des loups qu’il entendit hurler autour de lui. » Ainsi se met en place une nouvelle péripétie : la rencontre avec la Bête. Comment le conte met-il en valeur le portrait de ce personnage et son rôle ?
La description du palais
Perdu en forêt, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
La forêt, lieu de tous les dangers, ce qu’elle pouvait représenter pour un voyageur encore au XVIIIème siècle, avec ses brigands et les animaux sauvages, contraste avec le « palais », fréquemment présent dans les contes.
Anne Romby, L'arrivée au palais, illustration de « La Belle et la Bête », 2018
Par opposition, le château, symbole du pouvoir, illustre la magnificence et le luxe, et promet le salut, ici symbolisé par la répétition de l’adjectif et le champ lexical : « une grande lumière », « cette lumière », « un grand palais qui était tout illuminé ».
La majesté du lieu est mise en valeur, à la fois par les pluriels et par la reprise de l’adjectif, « les cours », « une grande écurie », « une grande salle », « plusieurs grands appartements », « une grande salle ». Sa beauté est soulignée, depuis les appartements, « magnifiquement meublés », offrant tout le confort, « un bon feu », « un bon lit », jusqu’aux jardins avec « des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. »
Mais c’est surtout l’abondance qui ressort, à commencer par le foin » et « l’avoine » dans l’écurie, prélude à la nourriture offerte au voyageur, avec cette « table chargée de viande où il n’y avait qu’un couvert », et même, au matin, « du chocolat », boisson coûteuse introduite au XVIIème siècle.
Le merveilleux
La temporalité
Mais le récit met en évidence à quel point ce lieu s’éloigne de la réalité. Déjà l’indice temporel, « Tout à coup », accentue l’effet de surprise : comment croire qu’au plus profond d’une forêt puisse surgir sous les yeux un tel « palais » ? Il est curieux aussi qu’après la tempête que vient de traverser le voyageur, le récit nous transporte du cœur de l’hiver au printemps : « Il regarda par la fenêtre et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. » Par tradition, le conte ne tient pas compte de la réalité temporelle.
Un lieu surnaturel
L’aspect surnaturel de cette apparition explique d’ailleurs la réaction du marchand : il « remercia Dieu du secours qu’il lui envoyait », puis, au matin, la magie ressort encore davantage par l’explication qu’il formule, « Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée qui a eu pitié de ma situation », prolongée par le discours direct rapporté : « Je vous remercie, madame la Fée, dit-il tout haut, d’avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. » Enfin, tout semble étrange en ce palais, à commencer par l’absence de tout humain : « il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours », « il ne trouva personne ». Tout semble se produire par magie, pour satisfaire les besoins du marchand, comme si son arrivée avait été prévue. Le feu qui flambe est une première réponse à l’état du marchand : « Comme la pluie et la neige l’avaient mouillé jusqu’aux os, il s’approcha du feu pour se sécher ». De même, la table se trouve mise avec « un seul couvert », et, le matin, des vêtements ont été préparés, « un habit fort propre à la place du sien, qui était tout gâté. »
À chaque étape de cette découverte, les réactions prêtées au marchand soulignent à quel point cette situation est inattendue, exceptionnelle, avec la formule répétée, « il fut bien surpris », mais aussi par ses hésitations : il « disait en lui-même : Le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j’ai prise, et sans doute ils viendront bientôt », son attente avant de manger « en deux bouchées et en tremblant ».
La rencontre
La faute du père, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
Le possesseur de ce palais a donc apporté au voyageur égaré son salut, en lui permettant de se réchauffer, de se nourrir, de se reposer et de se vêtir, mais dans une solitude totale. Malgré cette absence, le marchand, surpris, s'est comporté en hôte respectueux. Par rapport à toute cette aide offerte, son dernier geste, avant son départ, paraît bien innocent : « comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé une, et cueillit une branche où il y en avait plusieurs. »
Une horrible apparition
L’apparition qui surgit alors brutalement crée une opposition brutale par rapport à l’atmosphère précédente : « En même temps il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu’il fut tout prêt de s’évanouir. » En l’absence de tout portrait, c’est la réaction du personnage qui met en valeur l’effroi provoqué. Le discours rapporté formule un violent reproche : « Vous êtes bien ingrat, lui dit la bête d’une voix terrible ; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et pour ma peine vous me volez mes roses, que j’aime mieux que toutes choses au monde. » Le marchand aurait donc outrepassé ses droits, en s’appropriant de lui-même un bien qui ne lui a pas été offert. La Bête affirme ainsi sa puissance, en promettant un châtiment extrême : « Il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous donne qu’un quart d’heure pour demander pardon à Dieu. »
L'exigence imposée
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Face à cette terrible menace, le personnage n’a d’autre choix que d’implorer la clémence du monstre, par sa gestuelle, « Le marchand se jeta à genoux et dit à la bête, en joignant les mains », et par sa prière : « Monseigneur, pardonnez-moi ; je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m’en avait demandé. » Il accentue son humilité par son appellation, « Monseigneur », et présente ses excuses en justifiant sa faute.
Les négations qui se multiplient dans la réponse traduisent le rejet de cette prière par l’hôte du palais, qui se présente à cette occasion : « Je ne m’appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n’aime pas les compliments, moi ; je veux qu’on dise ce que l’on pense ; ainsi ne croyez pas me toucher par vos flatteries. » Il ne voit dans les excuses du marchand qu’une forme d’hypocrisie.
En revanche, il lui impose une terrible exigence : « Mais vous m’avez dit que vous aviez des filles, je veux bien vous pardonner, à condition qu’une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place : ne me raisonnez pas, partez ; et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. » C’est là un cruel dilemme pour un père qui doit alors choisir entre sa propre mort ou celle d’une de ses filles. Mais, derrière ce chantage, il y a aussi une façon de tester une valeur, la force de l’amour, qui doit, pour être sincère, accepter d’aller jusqu’au sacrifice.
CONCLUSION
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Cet extrait marque un tournant dans le conte, puisque c'est la première vision de « la Bête », dont le titre indique qu’il en sera un des protagonistes. Or, il fait ressortir un double aspect :
Par son magnifique « palais » et l’accueil qu’il réserve à ce voyageur égaré dans la forêt sous la tempête, il apparaît à la fois tout puissant, doté même d’un pouvoir de prescience, puisque tout est prêt à l’avance pour sa venue. Il fait preuve d’une réelle générosité.
D’où le contraste dans la seconde partie, à la fois par son apparence physique de « bête si horrible », et par ce qui apparaît comme une cruauté, exiger la mort, soit du père soit d’une de ses filles, pour un acte qui peut paraître fort peu blâmable, cueillir « une branche » de roses… IL a donc tout du monstre traditionnel dans les contes.
Cette péripétie relance donc l’intérêt du récit : quel choix sera finalement fait lorsque le marchand sera de retour dans sa famille ?
La Belle et la Bête : le face à face
Pour lire l'extrait
L’étape suivante dans le conte de Madame Leprince de Beaumont, « La Belle et la Bête », paru en 1756, est la suite chronologique et logique de la péripétie vécue par le marchand : sa rencontre avec la Bête et le choix cruel qui lui a été imposé.
Quand il raconte à ses enfants sa terrible épreuve, leurs réactions rappelle le contraste posé dans la situation initiale. Les deux sœurs aînées accusent leur jeune sœur de la situation, tandis que celle-ci accepte aussitôt le sacrifice : « Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu’en mourant j’aurai la joie de sauver mon père et de lui prouver ma tendresse. »
Son père l’accompagne alors au palais, à la grande satisfaction de ses sœurs qui voient ainsi leur jalousie satisfaite. Après une douloureuse séparation, l’accueil réservé à la jeune fille, des appartements magnifiques, et, surtout, une affirmation « VOUS ÊTES ICI LA REINE ET LA MAÎTRESSE », la rassure un peu, jusqu’au moment où arrive le moment de rencontrer son hôte. Quels sentiments ce face à face met-il en évidence ?
Un être effrayant
L'image de la Bête
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L’image est déjà posée par son appellation, « la Bête », et, surtout, par le terme employé à sept reprises pour la qualifier : « monstre ». Rappelons que ce mot, par son étymologie, renvoie à une chose ou un être prodigieux, mais, dérivé du verbe latin « monere », avertit d’une menace. Encore à la fin du texte, en guise de soupir, le son produit est démesuré : « il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit ». Il rappelle les terribles géants des mythes antiques...
Walter Crane, illustration de « La Belle et la Bête », 1874. Gravure
Le personnage lui-même met en avant sa laideur, par sa question, « Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? », qu’il souligne doublement : « je suis laid », « je suis un monstre ».. Il y ajoute un autre défaut, la stupidité, qui renvoie au sens figuré de son surnom : « je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. » Sur ce défaut aussi, il insiste : « Si j’avais de l’esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais je suis un stupide ».
La peur suscitée
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Le récit fait par le père à ses enfants ainsi que l’exigence imposée ne peuvent qu’amener la peur, avec l’idée qu’il s’agit d’un ogre, prêt à dévorer ses victimes. C’est ce qui explique la première réaction de la jeune fille : « Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s’empêcher de frémir. » Elle n’envisage donc pas la moindre résistance : « Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. » Sa peur est accentuée lors de la demande en mariage qui lui est adressée, « elle manqua mourir de frayeur, lorsqu’il lui dit : La Belle, voulez-vous être ma femme ? », et se traduit dans sa façon de réagir : « Elle fut quelque temps sans répondre : elle avait peur d’exciter la colère du monstre en le refusant ; elle lui dit pourtant en tremblant : Non, la Bête. »
Le refus de la demande en mariage. Vignette d’une série
d’images d’Épinal, 1846
Au-delà de l'apparence
Le comportement de la Bête
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Alors que c’était de la colère que la Bête avait manifestée devant le geste du marchand ayant cueilli une branche de roses, sa première approche face à la jeune fille est empreinte de respect : « La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? » Et, au lieu d’affirmer son pouvoir, il se soumet à sa volonté : « il n’y a ici de maîtresse que vous ; vous n’avez qu’à me dire de m’en aller si je vous ennuie, je sortirai tout de suite. » Enfin, il lui confirme ce qui était déjà indiqué dans ses appartements, qu’elle est « la maîtresse » au sein du palais : « Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à vous ; et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente. » Au-delà de son horrible apparence, il se montre en fait généreux et fait même preuve d’une tendresse qui amène sa demande : « La Belle, voulez-vous être ma femme ? » Devant son refus, tout en se résignant, il adopte le comportement d’un homme amoureux : il lui « dit tristement, adieu donc, la Belle » et « sortit de la chambre en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. »
Les sentiments de l'héroïne
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Quand elle entre dans la conversation, la jeune fille apporte la preuve de ses qualités, à commencer par la sincérité de son jugement critique sur la laideur de la Bête, « je ne sais pas mentir », sincérité confirmée par son refus du mariage, courageux. Elle sait d’ailleurs faire preuve de profondeur par sa réflexion lucide sur ce qu’est la véritable bêtise : « On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. »
La Belle face à la Bête. Chromolithographie, Chocolat Poulain, fin du XIXe siècle
Mais, surtout, elle révèle une qualité essentielle, car elle se montre capable de dépasser les apparences pour lire la vérité du cœur dans le comportement de la Bête. Le récit insiste sur ce point par une gradation : « mais je crois que vous êtes fort bon » est repris avec insistance par « Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle ; je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid. ». Puis, à partir d’une critique de l’hypocrisie, elle exprime encore plus directement son jugement qui oppose l’apparence physique à la qualité de l’âme : « Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui, avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu, ingrat. »
La fin du texte amène ainsi une inversion des sentiments de l’héroïne, qui se traduit même dans le récit puisque la Bête devient, après le refus du mariage, « ce pauvre monstre », et ressemble à un amoureux désespéré. La jeune fille, non seulement n’a « presque plus peur », est « rassurée » de voir que son refus du mariage n’entraîne aucun châtiment, mais elle manifeste même son émotion, « La Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête. », soutenue par l’exclamation rapportée dans le discours direct : « Hélas ! disait-elle, c’est bien dommage qu’elle soit si laide : elle est si bonne ! »
CONCLUSION
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Cet extrait illustre parfaitement le titre du conte, « La Belle et la Bête » qui relie les deux personnages par la conjonction « et ». Il montre, en effet, leur premier face à face, en mettant en valeur d'abord le rejet provoqué par l’aspect physique horrible, qui, tout naturellement, amène la jeune héroïne, prise de peur, à repousser l’idée d’un mariage. Mais leur échange lors de ce dîner, le respect que la Bête témoigne à son « invitée » et l’humilité dont il fait preuve, modifie rapidement leur relation. L’héroïne, dont le portrait a jusqu’à présent souligné la bonté, reconnaît en son hôte cette même qualité, apprécie sa sincérité, et sa peur se change progressivement en une forme de pitié pour cet être disgracié.
La leçon du conte se met ainsi en place : il faut savoir dépasser l’apparence des êtres pour mieux mesurer les valeurs qu’ils portent en eux.
La séparation
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Au cœur du conte est développé le temps du séjour de la Belle auprès de la Bête : elle « passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité » pour répondre au châtiment imposé à son père pour avoir osé cueillir une branche de roses sans y être autorisé. Cette durée permet un changement des sentiments de la jeune fille : même si elle réitère chaque soir son refus de l’épouser, elle « découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre, elle s’est « accoutumée à sa laideur » et attend même avec impatience leur rencontre au dîner. La Bête, elle, ne cache plus son amour : « Promettez-moi que vous ne me quitterez jamais. » Mais ce long séjour loin de sa famille fait aussi souffrir la jeune fille… Le récit franchit alors une nouvelle étape, en séparant les deux protagonistes.
En quoi cette péripétie est-elle représentative du conte ?
1ère partie : la demande (des lignes 1 à 15)
La prière de la Belle
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La conversation entre les deux protagonistes met en évidence les sentiments qui les unissent, bien loin de l’horreur initialement provoquée par le « monstre ». La réaction de la Belle, qui « rougit à ces paroles », montre qu’elle a mesuré parfaitement que la promesse demandée est, en fait, un aveu d’amour. Elle est alors face à un déchirement intérieur entre son amour filial et, sans se l’avouer encore, son propre attachement à la Bête : « Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout à fait ; mais j’ai tant d’envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. » Cette menace avancée dans sa prière est un argument qui ne peut que toucher le cœur de la Bête.
Le chagrin de la Bête
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À la menace lancée par la jeune fille répond, en écho, celle de la Bête, insistante par la répétition du verbe « mourir » de la Bête. Le personnage confirme ainsi son amour pour elle : « J’aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. » L’opposition lexicale souligne cet amour, en opposant, à nouveau, son apparence de « monstre », employé par la narratrice, à l’autre image, sa vérité intérieure, celle d’un amoureux désespéré : « votre pauvre Bête ».
Un compromis
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Sentiments face à sentiments… La Belle met alors en avant un compromis, « Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort ; je vous promets de revenir dans huit jours », et tente de toucher le cœur de la Bête en donnant la preuve de son amour filial : « Vous m’avez fait voir que mes sœurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l’armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. » Le récit rapproche encore les deux personnages, tous deux en proie au chagrin, d’où l’acceptation de la Bête, « Vous y serez demain matin », et le champ lexical choisi pour relater leur séparation : « Adieu, la Belle. La Bête soupira selon sa coutume en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de la voir affligée. »
Le merveilleux
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Mais ce passage repose sur une caractéristique du conte, le merveilleux, avec deux objets magiques. La demande de l’héroïne vient, en effet, du « miroir » placé dans sa chambre qui a une fonction magique : « elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l’avoir perdue ». De même, un autre objet magique intervient dans le récit, la « bague », qui symbolise, comme lors des fiançailles ou du mariage, l’union. Elle est, ici, censée permettre la transkinésie, c’est-à-dire le déplacement des corps dans l’espace : « Vous y serez demain au matin, dit la Bête, mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n’aurez qu’à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. »
Comme souvent dans les contes, l’objet magique permet d’abolir l’espace, en dotant ainsi le personnage d’un don d’ubiquité.
2ème partie : le retour (des lignes 16 à 28)
Le rôle du merveilleux
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Ce retour permet alors de mettre en œuvre le merveilleux, caractéristique du conte, en insistant sur la façon magique dont il s’est effectué, par transkinésie grâce à la « bague » remise par la Bête. Ainsi est signalée la surprise, aussi bien de la jeune fille, « Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père », que de la servante « qui fit un grand cri en la voyant. »
L’aspect merveilleux s’accentue encore avec l’objet magique, le « coffre ». Il apparaît, en effet, mystérieusement, alors que la Belle croit n’avoir « point d’habits pour se lever » : « la servante lui dit qu’elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d’or, garnies de diamants. » L’objet est même personnifié quand il réagit à la générosité de la jeune fille qui veut « faire présent à ses sœurs » des robes « toutes d’or, garnies de diamants », avec une immédiateté accentuée par l’indice temporel : « à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. » L’explication donnée par le père, qui ne manifeste pas la moindre surprise devant ce mystère, charge de sens ce phénomène surnaturel, en en soulignant la fonction morale : « Son père lui dit que la Bête voulait qu’elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. » Tout se passe donc comme si, par l’intermédiaire de cet objet magique, s’exprimait une morale : la générosité doit s’exercer seulement envers les êtres qui le méritent… et ce n’est pas le cas des deux sœurs aînées.
Le retour dans la famille, pour illustrer « La Belle et la Bête, Imagerie d’Épinal, vers 1890, n°503
L'expression des sentiments
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Depuis son ouverture, le conte a mis en évidence l’amour qui unit le père et sa plus jeune fille, qu'il a cru perdue. Nous le retrouvons ici exprimé avec force : il « manqua mourir de joie en revoyant sa chère fille ; et ils se tinrent embrassés plus d’un quart d’heure », élan de joie confirmé par les « transports ». Le portrait mélioratif de la Belle parcourt le récit, déjà par la gratitude qu’elle témoigne, en reconnaissant sans étonnement et sans réserve l’origine du coffre : elle « remercia la bonne Bête de ses attentions ». Son choix de prendre pour elle « la moins riche de ces robes » pour offrir à ses sœurs les plus riches sont autant de preuve de son indifférence aux biens matériels.
3ème partie : les deux sœurs(de la ligne 29 à la fin)
Un portrait péjoratif
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Le début du conte avait mis en valeur l’opposition entre les qualités de l’héroïne et les défauts de ses sœurs aînées, superficielles, jalouses et méchantes, que leurs mariages illustrent. Elles ont, en effet, choisi des époux, pour l’une en fonction du statut social et de l’apparence physique pour l’une, « l’aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme l’Amour », pour l’autre en raison de sa faculté de briller en société : « La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d’esprit ». Mais, elles ont déjà été punies de leur aveuglement, résultat mis en valeur par le superlatif : « Elles étaient toutes deux fort malheureuses ». En fait, elles n’ont pas été capables de voir avec lucidité ce que masquait l’apparence : le narcissisme du premier qui « était si amoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de cela depuis le matin jusqu’au soir, et méprisait la beauté de sa femme », et, pour le second, un « esprit » agressif et irrespectueux : « il ne s’en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. » Ainsi se ranime leur jalousie envers leur jeune sœur : elles « manquèrent de mourir de douleur quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. » Insensibles à la tendresse qu’elle leur manifeste, l’échec de leur mariage la renforce encore : « Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. »
Un plan machiavélique
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Comme le veut la tradition, le conte place, face aux héros, des opposants qui s’emploient à leur nuire, comme ici les sœurs aînées, qualifiées péjorativement : « Ces deux jalouses descendirent dans le jardin pour y pleurer tout à leur aise ». Ces pleurs viennent, non pas d’un réel chagrin, mais de leur colère, comme le prouvent les deux interrogations rapportées : « Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous ? Ne sommes-nous pas plus aimables qu’elle ? » Méprisantes, elles se révèlent ainsi incapables de se remettre elles-mêmes en cause.
Pire encore, elles n’hésitent pas à élaborer un plan qui va jusqu’à envisager la mort horrible de leur sœur : « Ma sœur, dit l’aînée, il me vient une pensée, tâchons de l’arrêter ici plus de huit jours ; sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu’elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu’elle la dévorera. » Ce plan exige qu’elles mettent en œuvre un autre de leurs défauts, l’hypocrisie, avec « de grandes caresses », « tant d’amitié […] que la Belle en pleura de joie », qu’elles poussent à l’extrême : « Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s’arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu’elle promit de rester encore huit jours. » La Belle, qui a un cœur tendre et est dénuée de toute méchanceté, ne peut que tomber dans le piège ainsi tendu.
La perfidie des deux sœurs, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
CONCLUSION
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Ce passage confirme le portrait des différents personnages, traditionnel dans le conte, les "bons" face aux "méchants" : un père aimant et une fille emplie de tendresse et de générosité, face aux deux autres filles, jalouses et perfides, prêtes, indirectement, à provoquer la mort de leur jeune sœur.
Il illustre aussi, par le transport des êtres et des objets dans l’espace, la tonalité merveilleuse propre au conte, qui en soutient l'objectif moral : il s’agit de récompenser ou de punir chacun selon son mérite. Mais, dans le conte, les "méchants" ne peuvent triompher : il se crée ainsi un horizon d’attente. Comment la Belle échappera-t-elle au plan de ses sœurs ?
Vers le dénouement
Pour lire l'extrait
Les deux sœurs aînées de la Belle, héroïne du conte de Madame Leprince de Beaumont, « Le Belle et la Bête », paru en 1856, réussissent, dans un premier temps, à mettre à exécution le plan élaboré pour que leur jeune sœur, trahissant sa promesse faite à la Bête de n’être absente qu’une semaine, soit « dévorée » par elle en représailles. Dans un premier temps, ce plan réussit, puisque dix jours se passent.
Mais ces deux filles, jalouses et méchantes, n’ont pas tenu compte du caractère de la Belle, qui, elle, est à la fois sensible et tendre. Elles ont donc, indirectement, provoqué la dernière étape du conte, son dénouement. Comment la leçon du conte est-elle ainsi mise en valeur ?
1ère partie : l’évolution des sentiments (des lignes 1 à 15)
Le rêve et son rôle
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Un premier rêve a déjà été relaté dans le conte, l’apparition d’une « dame » qui avait déclaré à l’héroïne que son sacrifice pour sauver son père ne resterait « pas sans récompense ». Ce second rêve la projette dans l’espace : « elle rêva qu’elle était dans le jardin du palais, et qu’elle voyait la Bête couchée sur l’herbe et près de mourir, qui lui reprochait son ingratitude ». Mais le rêve, qui se rattache à la tonalité merveilleuse, n’est, en fait, que le reflet des sentiments éprouvés, la douleur de la jeune fille : « Belle se reprochait le chagrin qu’elle allait donner à sa pauvre Bête, qu’elle aimait de tout son cœur, et elle s’ennuyait de ne plus la voir. » Or, cette douleur a deux causes :
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Elle se sent, certes, coupable de ne pas remplir sa promesse, alors même que la Bête s’est dite « près de mourir » si elle s’absentait plus d’une semaine.
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Mais, surtout, ses sentiments ont évolué. Déjà, le récit ne parle plus de « monstre », mais le discours indirect utilise un qualificatif qui exprime la pitié : « sa pauvre Bête ». Au-delà même, n’exprime-t-elle pas son amour, qu’elle ne nomme pas encore mais qui se révèle par la façon dont elle souffre de l’absence de la Bête ?
Ainsi, alors même que le sentiment n’est pas reconnu par la conscience, le rêve, lui, en apporte la preuve.
Du rêve à la prise de conscience
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La suite du texte est, sous la forme d’un monologue intérieur, une prise de conscience par l’héroïne de ses propres sentiments, en plusieurs étapes, passant d’une suite de questions rhétoriques à des affirmations :
Elle commence, comme à plusieurs reprises dans le conte, par exprimer un remords, une culpabilité face à ce qui serait de l’ingratitude : « Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance ? »
Puis est formulée l’excuse, une forme d'indulgence, par une question dont la réponse révèle qu’elle est capable de dépasser l’apparence pour percevoir la vérité intérieure de la Bête : « Est-ce sa faute si elle est si laide, et si elle a peu d’esprit ? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. ? »
Elle en arrive alors au point essentiel, une réflexion sur la demande en mariage si souvent renouvelée que lui a adressée la Bête. Mais la réponse à sa propre interrogation, « Pourquoi n’ai-je pas voulu l’épouser ? », se fait encore par le biais d’une hypothèse : « Je serais plus heureuse avec elle, que mes sœurs avec leurs maris. »
Mais la progression dans la réflexion qui suit montre qu’elle est, en réalité, toute prête à accepter ce mariage. Elle passe, en effet, d’un constat général négatif, « Ce n’est ni la beauté, ni l’esprit d’un mari qui rendent une femme contente », à son contraire, renforcé par l’énumération : « c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance ». Elle peut alors appliquer ce raisonnement à sa propre situation, en répondant à l’énumération élogieuse de « toutes ces bonnes qualités » de la Bête par celle de ses propres sentiments, même si elle se refuse encore à admettre qu’il s’agit d’amour : « Je n’ai point d’amour pour elle, mais j’ai de l’estime, de l’amitié, de la reconnaissance. » Mais ce monologue conduit à une décision, qu’elle présente comme une preuve de gratitude et de bon cœur, revenir aux côtés de la Bête, cette fois-ci par son propre choix : « Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse : je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. »
2ème partie : le retour au palais (des lignes 15 à 29)
Le manque
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Au même titre que l’événement perturbateur, qui avait permis d’entrer dans l’action du conte, était le manque d’argent, entraînant le voyage du père, l’élément dit "de résolution", qui va permettre d’arriver au dénouement, met en valeur un autre manque, l’absence de la Bête. C’est ce manque qui conduit l’héroïne à décider de son retour, réalisé par le même recours à l’objet magique, la « bague » qui abolit l’espace mais symbolise aussi l’union : « À ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. » Non seulement, sa décision l’apaise, mais surtout le récit souligne le contraste avec sa première venue au palais : « À peine fut-elle dans son lit, qu’elle s’endormit ; et, quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu’elle était dans le palais de la Bête. » Plus de peur, à présent, bien au contraire ! Elle adopte, en fait, le comportement et les sentiments d’une jeune fille amoureuse, désir de séduire et impatience de revoir son bien-aimé : « Elle s’habilla magnifiquement pour lui plaire, et s’ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir ».
La quête
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Le manque, « mais l’horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point », conduit, tout naturellement à la quête, mais le récit souligne à quel point le sentiment de culpabilité de la jeune fille, « La Belle alors craignit d’avoir causé sa mort », se traduit par une angoisse mise en valeur par les hyperboles et la répétition verbale : « Elle courut tout le palais, en jetant de grands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l’avait vue en dormant. » Ce passage confirme la fonction prémonitoire du rêve, qui continue à diriger les actions de la jeune fille, qui le reproduit.
Les retrouvailles
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Le récit dramatise le moment des retrouvailles : « Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu’elle était morte. » Mais la narratrice prend soin de rappeler ce qui doit être la leçon du conte, introduite dès le premier dîner entre les deux personnages, le peu d’importance à accorder aux apparences : « Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure ». En écho à la réaction de la jeune fille, qui cherche à la ranimer, « sentant que son cœur battait encore, elle prit de l’eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête », le discours rapporté direct de la Bête renouvelle l’aveu de son amour désespéré fait avant leur séparation : « Vous avez oublié votre promesse ; le chagrin de vous avoir perdue m’a fait résoudre à me laisser mourir de faim ; mais je meurs content, puisque j’ai le plaisir de vous revoir encore une fois. »
Gérard Seguin, Les retrouvailles, entre 1820-1875. Gravure pour « La Belle et la Bête », BnF
3ème partie : le dénouement (de la ligne 3 à la fin)
L'amour avoué par l'héroïne
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C’est cette situation tragique qui amène l’héroïne à accepter ce qu’elle refusait jusqu’à présent, le mariage : « Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux ; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu’à vous. » Mais il importe aussi de faire comprendre au lecteur que cette acceptation n’est pas un geste de pitié, d’où l’aveu d’amour, certes indirect, mais qui fait écho à l’expression tragique de celui de la Bête : « Hélas ! je croyais n’avoir que de l’amitié pour vous ; mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. »
L'aveu d'amour, illustration de « La Belle et la Bête », éd° Hachette, 1870. Gravure, BnF
Le merveilleux
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Comme le veut la tradition du conte, le dénouement s’inscrit dans la tonalité merveilleuse, en deux temps :
L'union des cœurs, enfin réalisée, entraîne une première métamorphose, celle du décor, dont la dimension magique est soulignée par l’immédiateté : « À peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles qu’elle vit le château brillant de lumière ; les feux d’artifices, la musique, tout lui annonçait une fête ».
Elle est suivie aussitôt d’une seconde, humaine, retardée pour mieux la lier aux sentiments, et mise en valeur par l’exclamation : « mais toutes ces beautés n’arrêtèrent point sa vue : elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! »
Juliette Delobel, Le dénouement de «La Belle et la Bête». BnF
Ainsi, le merveilleux a ce pouvoir d’inverser la réalité, mais il réconcilie, en fait, l’apparence et la vérité des âmes que masquait le sortilège, la laideur : « la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement. »
Le dénouement accompli
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Dans ce contexte merveilleux, la demande de la jeune fille peut faire sourire car il s’agit d’apporter une réponse rationnelle à ce qui ne relève, en réalité, que de l’irrationnel : « Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête. » Mais, au-delà de la volonté explicative, nouvel appel au merveilleux, le sortilège imposé par « une méchante fée – dont nous ignorons d’ailleurs la raison – il s’agit surtout de mettre à nouveau en évidence la leçon morale du conte, la qualité de l’héroïne qui lui a permis d’aller au-delà de l’apparence : « Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure, jusqu’à ce qu’une belle fille consentit à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n’y avait que vous dans le monde, assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère ». Là encore comme le veut le conte traditionnel, ce mérite reçoit donc sa récompense, l’amour se liant ainsi à l’ascension sociale : « en vous offrant ma couronne, je ne puis m’acquitter des obligations que je vous ai. »
Le conte se dénoue alors sur une harmonie et un ordre rétabli, à nouveau par une intervention du merveilleux, celle de la « belle dame », c’est-à-dire de la fée qui avait déjà indiqué en rêve à la Belle son avenir. Par la transkinésie magique, elle réunit tous les protagonistes : « Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant, dans la grande salle, son père et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportée au château. »
CONCLUSION
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La tradition du conte exige un dénouement qui rétablit l’ordre et satisfait la morale. C’est bien le cas ici, puisque l’héroïne échappe au piège tendu par ses deux sœurs jalouses et qu’elle devient reine par un heureux mariage. Cependant, cela n’est pas le résultat des seules qualités morales des deux protagonistes, qu'il a fallu soutenir par l’intervention des différentes dimensions du merveilleux. A été nécessaire, en effet, le rêve qui représente l’amour que ressent la jeune fille, mais qu’elle ne peut s’avouer que dans son inconscient : la pudeur imposée par les bienséances lui interdit de manifester sa propre volonté amoureuse. Ainsi, tout se fait comme malgré elle, grâce à la « bague » qui la transporte dans l’espace, et c’est pour empêcher la mort de la Bête qu’elle finit par reconnaître ses sentiments. C’est aussi grâce à la « fée » qui lève la malédiction et qui permet la caution sociale du mariage par la présence de la famille de la jeune fille, elle aussi transportée au château de manière surnaturelle.
Ce dénouement à lui seul suffit à poser la leçon morale du conte : la récompense de la sincérité, de la vérité des cœurs, des valeurs affectives sur le matérialisme, la superficialité, l’égoïsme, la jalousie, l’hypocrisie… L’ultime intervention de la fée la formule clairement en associant à la récompense du mérite de la Belle le châtiment de la méchanceté des deux sœurs, métamorphosées en statues de pierre…
Histoire des arts : pour illustrer "La Belle et la Bête"
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Lors de sa parution, le recueil de Madame Leprince de Beaumont n'offre aucune illustration. Il faut attendre 1803 pour que le dessinateur et graveur G. Teixier (1750-après 1824) réalise quelques gravure pour le premier tome du Magasin des enfants. L'édition chez Hachette, en 1870, constitue un modèle, d'abord que sont choisies les scènes caractéristiques du conte, dans le château, cadre qui permet davantage la mise en valeur du merveilleux que la vie dans la famille. Est aussi privilégiée la relation entre les deux protagonistes, qui laisse à l'illustrateur toute liberté puisque le conte n'en propose aucun portrait précis. Ainsi, chaque époque charge l'image de ses caractéristiques, accentuant tantôt l'orientalisme, tantôt le romantisme, tantôt une représentation médiévale... Enfin, par l'image de la relation du couple, l'illustrateur cherche aussi à restituer la dimension morale du conte.