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Leïla Slimani, Chanson douce, 2016
Portrait de Leila Slimani

L'auteure (née en 1981) : romancière de l'altérité 

La double culture

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La double culture franco-marocaine de Leïla Slimani remonte à ses grands-parents dont elle s’inspire, dans Le Pays des autres, premier tome d’une trilogie parue en 2020, pour raconter la rencontre lors de la libération de Blotzeim, entre un spahi participant à la guerre, et une jeune femme de la bourgeoisie alsacienne, puis l’installation du couple au Maroc. Une grand-mère qui, après une adaptation difficile au Maroc, s’engage pour développer le domaine familial et soigner les habitants, ce qui lui vaut la haute décoration marocaine attribuée à des étrangers, et qui revendique cette double culture voyant le « secret du bonheur » dans la fidélité « à soi-même, tout en laissant la porte grande ouverte pour aller vers les autres ». C’est ainsi que sa fille, la mère de Leïla, fait ses études de médecine en France et, devenue première femme ORL au Maroc, épouse un banquier et haut-fonctionnaire marocain.

Portrait de Leïla Slimani

Ancre 2

La famille, d’expression française, s’inscrit ainsi dans la haute bourgeoisie marocaine, d’où cette double culture dont témoigne Leïla Slimani, déjà consciente d’une forme d’altérité : « Une bulle protégée », « une existence un peu marginale par rapport au reste de la société marocaine ». Après son baccalauréat, obtenu au lycée Descartes à Rabat, en 1999 elle continue des études littéraires à Paris en classe préparatoire, puis, après un diplôme de Sciences Po, elle sort diplômée de l’École Supérieure de Commerce de Paris. D’où, sans doute, le début de sa vie professionnelle dans le journalisme, notamment à Jeune Afrique de 2008 à 2012.

Une écriture engagée

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Ce parcours se concrétise dans son œuvre double : des articles et des essais, engagés, mais aussi des romans, qui illustrent tout particulièrement diverses formes d’altérité, tel le premier, Dans le jardin de l’ogre, qui, en 2014, aborde le difficile sujet de l’addiction sexuelle féminine. Dans ses articles comme dans ses romans, elle ne recule pas devant la prise de risque en proclamant son droit de « ne pas se laisser enfermer dans des identités », comme elle l’explique dans une interview pour Telquel, le 3 novembre 2016 :

Je suis née avec la nationalité française, et me suis toujours sentie 100 % française et 100 % marocaine, donc je n’ai jamais eu de problème par rapport à ça. Le regard de l’autre, je m’en fiche complètement. Je ne me laisse pas enfermer dans des identités. Ce serait un peu malvenu de ma part de me plaindre alors que c’est beaucoup plus une souffrance pour des gens qui sont nés en France, qui ont des noms maghrébins, et qui sont constamment ramenés à leur identité maghrébine. Pour moi, c’est différent. J’ai une “vraie” double nationalité, une vraie double appartenance. Donc, que les gens me ramènent à mon identité marocaine, eh bien tant mieux, je suis marocaine.

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Tout en poursuivant sa création littéraire, qui lui vaut, en 2016, le Prix Goncourt pour Chanson douce, et qu’elle accompagne d’une réflexion critique sur l’écriture dans Le Parfum des fleurs la nuit, en 2021, elle participe aux combats liés à l’altérité, qu’il s’agisse de l’engagement féministe, du rejet de l’intégrisme après les attentats de 2015, ou en représentant le président Macron au sein de l’Organisation internationale de la francophonie, poste qu’elle accepte pour lutter contre les courants racistes. Mais elle garde son regard critique, tant sur les polémiques françaises, par exemple autour du voile islamique, que sur les abus marocains, telle la pénalisation de l’homosexualité. Autant d’engagements qui lui valent de nombreuses critiques, de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée, mais qui ne la détournent pas d’étendre à tous les êtres ce qu’elle réclame pour les femmes, « ma bataille est menée pour la liberté des femmes et le libre choix. », n’hésitant pas à proclamer son propre droit à la liberté, comme elle le déclare dans une interview réalisée pour France-Inter le 27 juillet : « il faut peut-être avoir le courage de déplaire. Il faut accepter de décevoir les gens. De décevoir en tant que mère, en tant qu'épouse. Il faut décevoir les attentes que les gens ont de vous ».

Présentation de Chanson douce 

Pour lire le roman

Aux sources du roman 

Comment naît un roman ? L’inspiration vient-elle de l’extérieur, d’un fait divers par exemple comme pour Le Rouge et le Noir de Stendhal ou Madame Bovary de Flaubert ? Mais en déclarant aussi « Madame Bovary, c’est moi », Flaubert souligne que même une fiction se nourrit de la vie personnelle de l’écrivain. Ce sont ces deux aspects que fait ressortir la romancière.

Présentation
Louise Woodward, lors du procès

Des fait divers

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Louise, le prénom de la nounou, héroïne de Chanson douce, fait directement référence à un fait divers tragique, largement médiatisé aux États-Unis comme en Europe. Une jeune fille anglaise au pair dans une famille de médecins américains, Louise Woodward, a été accusée de la mort de Matthew Eappen, un bébé de huit mois, victime de violences graves, un hématome cérébral et une fracture du crâne. Malgré ses protestations d’innocence, elle est reconnue « coupable de meurtre au second degré » à l’issue de son procès le 30 octobre 1997. S’engage alors un débat abondamment relayé dans les médias. En appel, les avocats mettent en évidence l’impossibilité d’avoir la certitude que le bébé ne soit pas mort d’une chute antérieure. Autour du "syndrome du bébé secoué" dans une crise ce colère, est aussi lancée la question que rappelle Leïla Slimani dans une interview parue dans Elle le 26 aoüt 2016 :

Louise Woodward, lors du procès

Son procès avait fait grand bruit car la ligne de défense de son avocat consistait à dire que la mère travaillait beaucoup et qu’en délégant l’éducation de ses enfants elle ne pouvait pas se plaindre de ce qui arrivait. L’affaire avait créé un débat aux États-Unis : est-ce une responsabilité dont on pouvait se décharger ? Ce qui est sûr, c’est que les parents infligent parfois, sans le vouloir et sans le voir, beaucoup de cruauté à la personne qui garde leurs enfants. 

Le résultat est qu’en appel la condamnation fut commuée en « homicide involontaire », et la jeune fille libérée, sa peine correspondant à une durée d’emprisonnement de 279 jours déjà effectuée dans l’attente de son procès.

Une dimension autobiographique

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Mais le roman dépasse de loin ce fait divers, car il reflète des questions contemporaines que la romancière reconnaît s'être posées, tout particulièrement la difficulté, pour une femme, d’associer carrière et vie de famille, qui exige de trouver une solution de garde pour les enfants et entraîne des rapports intra-familiaux complexes, à commencer par la culpabilité maternelle que reconnaît Leïla Slimani :

Plus proche de la date de l’écriture, un autre fait divers a pu également nourrir l’inspiration de la romancière. En octobre 2012, à New York, Yoselyn Ortega, âgée de 55 ans, qui s’occupait depuis deux ans des deux enfants de la famille Krim, Lucie, 6 ans, et Leo, 2 ans, les a poignardés dans la baignoire de la salle de bains avant de tenter de se donner la mort en s’égorgeant. La situation familiale, les âges, les lieux, les actes commis, tout se retrouve dans le roman, y compris le jugement sur la nounou, jugée irréprochable, au point que la famille l’avait emmenée en vacances en Républicaine dominicaine. Mais le procès, avec les explications apportées, où elle sera jugée coupable, et condamnée à la prison à perpétuité, n’aura  lieu qu’en avril 2018, donc après la parution de Chanson douce, qui ne l’évoque que très peu, sans mention du verdict.

Yoselyn Ortega, lors de son procès

Yoselyn Ortega, lors de son procès

« ELLE. Cette histoire témoigne aussi de la souffrance des mères à laisser leurs enfants. C’est quelque chose que vous avez ressenti ?

Leïla Slimani. Oui et on occulte cette souffrance. Pour que les femmes aillent travailler à l’extérieur, il faut que des gens gardent leurs bébés, c’est un sujet incontournable et délicat qu’on n’a pas très envie d’explorer. C’est une espèce de monde périphérique et quasi invisible dont on parle très peu. […]

ELLE. On sent que votre maternité a été aussi douloureuse, non ?
Leïla Slimani. Même les enfants, ça ne comble pas la solitude. Ça m’a choquée de le réaliser. Et puis, à partir du moment où l’on est mère, on n’est plus jamais entièrement quelque part. On se sent tout le temps incomplète et jamais à sa place. Et on se trouve culpabilisée par des gens dont on n’imaginait pas qu’ils nous feraient ressentir pareil sentiment. Ma propre mère me demande : « Il est avec qui, ton fils ? » Et quand je lui réponds : « Avec son père », elle m’assène un « Oh, le pauvre, tu l’as laissé tout seul ! » Pourtant, elle a été l’une des premières femmes médecins du Maroc, j’ai beaucoup de souvenirs où elle n’était pas à la maison mais elle l’a complètement oublié ! »

Mais « l’espace domestique est politique », explique la romancière, d’où la place occupée dans le récit par les questions sociales contemporaines, les rapports entre une bourgeoisie aisée, un "patronat" et une classe sociale dominée :

Oui, l’écart de niveau de vie entre la famille et la nounou peut nourrir le sentiment d’une grande injustice, une colère et même une haine d’une grande violence. En écrivant, des souvenirs d’enfance sont remontés. J’ai grandi au Maroc où on a encore l’habitude d’avoir des nounous qui vivent à la maison. C’est un sujet de conversation permanent, je me rappelle de propos qui me mettaient mal à l’aise – quand j’étais enfant, qui me peinaient car je me rendais compte du fossé qui existait entre notre existence et celle de ces femmes.

Enfin, les débats politiques amènent aussi la question des préjugés racistes que n’ignore pas la romancière : « Quelqu’un comme moi va forcément connaître le racisme, c’est quelque chose qui fait partie de ma vie, encore aujourd’hui. » Mais dans la fiction, elle se plaît à les inverser puisque c’est la mère, Myriam, d’origine arabe, qui se sent parfois atteinte par le racisme, et non pas la nounou…

Les deux épigraphes 

Deux citations sont placées en exergue du roman ; elles jouent leur rôle traditionnel, en éclairer le sens, en attirant l’attention du lecteur.

La citation de Rudyard Kipling

Mademoiselle Vezzis était venue de par-delà la Frontière pour prendre soin de quelques enfants chez une dame […]. La dame déclara que mademoiselle Vezzis ne valait rien, qu’elle n’était pas propre et qu’elle ne montrait pas de zèle. Pas une fois il ne lui vint à l’idée que mademoiselle Vezzis avait à vivre sa propre vie, à se tourmenter de ses propres affaires, et que ces affaires étaient ce qu’il y avait de plus important pour mademoiselle Vezzis. (Rudyard KIPLING, Simples contes des collines)

Centré sur « mademoiselle Vezzis », qui va « prendre soin de quelques enfants chez une dame », l’extrait annonce la situation à venir de Louise, la nounou. Déjà, la précision, « venue de par-delà la Frontière », accentuée par la majuscule, souligne l’écart entre mademoiselle Vezzis et la « dame », un écart spatial certes, mais surtout social et psychologique. Les négations scandent le triple reproche, et, même si le manque de propreté et de « zèle » est une critique inapplicable à Louise, ce regard négatif, « elle ne valait rien », s’imposera peu à peu. Ainsi, cette dame, qui reste anonyme, devient l’archétype de toutes ces mères qui nient toute existence à leur nounou : « Pas une fois il ne lui vint à l’idée que mademoiselle Vezzis avait à vivre sa propre vie ».

La citation de Dostoïevski

« Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? » La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit. « Car il faut que tout homme puisse aller quelque part. » (DOSTOÏEVSKI, Crime et châtiment)

La seconde citation est tirée d’un roman de Dostoïevski au titre prémonitoire, Crime et châtiment, mais ambigu : s’agit-il de l’acte terrible de Louise – mais le roman ne racontant pas le procès, rien n’évoque le « châtiment » – ou bien cela renvoie-t-il à la mère, qui a privilégié sa carrière, avec des conséquences punitives, la mort de ses enfants ? Elle suggère aussi une explication des crimes commis par Louise alors qu’elle vit un double rejet : elle « n’a plus où aller », puisqu’elle va être renvoyée de son misérable studio par son propriétaire et que ses patrons la menacent d’un licenciement, dont elle est consciente. La mort n’est-elle pas alors la seule issue, en emmenant avec elle les enfants comme pour aller jusqu’au bout de ses fonctions ?

Le titre 

Par la tendresse qu’il suggère, ce titre peut paraître paradoxal à la lecture du premier chapitre qui fait découvrir au lecteur l’horreur d’une scène de crime : le bébé Adam tué, la petite fille, Mila, grièvement blessée, et la nounou meurtrière dans le coma après s’être ouvert les veines et enfoncé un couteau dans la gorge. 

Leïla Slimani emprunte son titre à une chanson d’Henri Salvador, datant de 1950,  devenue une des berceuses les plus connues, symbole de l’amour maternel : « une chanson douce que me chantait ma maman, une chanson douce pour tous les petits enfants ». Mais il traduit ainsi une part de la douleur de Myriam, la mère des enfants : après une semaine de longues journées de travail, de retour chez elle, le soir, elle « a le besoin éperdu de se nourrir de leur peau, de poser des baisers sur leurs petites mains, d’entendre leurs voix aiguës l’appeler "maman" » ; mais c’est Louise qui joue ce rôle auprès des enfants : « c’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut advenir. » La nounou est ainsi devenue ainsi le substitut de la tendresse maternelle.

Étude d’image : deux couvertures

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Pour l’éditeur, le choix d’une couverture est essentiel, comme le prouvent ces deux créations, très différentes.

         La première met l’accent sur le prix Goncourt attribué au roman, a priori catalyseur des ventes. L’illustration, en supprimant le visage de la jeune femme, la rend anonyme : seul la caractérise le col "Claudine" de sa robe, plusieurs fois mentionné dans le roman à propos de Louise. Mis à la mode par la romancière Colette au début du XXème siècle, il est associé, par sa forme et sa blancheur, à une image un peu désuète de l’enfant sage, à une forme d’innocence, qui sera longtemps prêtée à Louise, qui, telle une enfant encore, anime jeux, contes, chansons, comme pour l’anniversaire de la petite Mila.

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         La seconde couverture cherche à profiter de la sortie du film de Lucie Borleteau, en novembre 2019, pour réactiver les ventes. En choisissant cette photo de Karin Viard, qui joue le rôle de Louise, elle met délibérément la nounou au centre de l’œuvre, en veillant à suggérer déjà toute l’ambiguïté de ce personnage : sa coiffure est nette, mais sans apprêt, la prise de trois-quarts met en évidence une forme d’inquiétude dans le regard, que confirme l’impression d’apeurement donnée par la mimique des lèvres. Aucune douceur, aucune légèreté dans ce portrait… qui laisse aussi planer une menace.

La structure du roman 

Le roman est constitué de 42 chapitres, non numérotés, de longueur différente et, pour la plupart, sans titre. L’ensemble forme une analepse, puisque le récit se propose d’expliquer ce que raconte le premier chapitre, la découverte du crime : comment une nounou jugée parfaite a-t-elle pu en arriver à commettre une telle horreur avant de se suicider ?

Une double linéarité

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Pour construire l’explication, la structure est donc linéaire, remontant à l’origine, la façon dont Myriam, la mère des deux enfants, est amenée à reprendre sa carrière d’avocate, ce qui rend nécessaire le recrutement d’une nounou.

Mais ce déroulement joue sur deux plans :

       La banalité de la vie quotidienne au sein de la famille est parfois rompue par des "scènes" qui mettent en gros plan des moments-clés, tels l’anniversaire de la petite Mila (chapitre 8), le dîner dans l’île de Sifnos pendant les vacances en Grèce (chapitre 16) ou une sortie au parc où Mila se retrouve perdue (chapitre 19).

        La psychologie des deux femmes est mise en parallèle, avec l'accent tantôt porté sur les sentiments de Myriam, ses choix, ses doutes (par exemple aux chapitres 7, 11, 24…), tantôt sur l’image de Louise. Mais, pour celle-ci, le contraste est marqué entre sa vie au sein de la famille, avec les enfants, qui domine notamment dans la première partie du roman, et sa vie personnelle, dans la solitude et la misère de son studio ou avec les autres nounous comme Wafa.

La tension dramatique

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Ainsi Leïla Slimani crée une tension dramatique, car l’harmonie initiale s'efface peu à peu, comme le souligne la phrase d’ouverture du chapitre 36 : « Les silences et les malentendus ont tout infecté. Dans l’appartement, l’atmosphère est plus lourde. » La fin de certains chapitres est particulièrement significative pour maintenir cette tension.

        Soit elle interpelle le lecteur pour l'amener à interpréter lui-même la situation, telle la question qui ferme le chapitre 6 à propos des contes racontés par Louise : « Mais dans quel lac noir, dans quelle forêt profonde est-elle allée pêcher ces contes cruels, où les gentils meurent à la fin, non sans avoir sauvé le monde ? »

          Soit, au fil de la lecture, se reconnaît le rôle de prolepse. La phrase lancée par le mari, Paul, à la fin du chapitre 4, « Allez-y, faites comme chez vous », n’est-elle pas, initialement, la justification de la façon dont Louise s’empare peu à peu du fonctionnement de la maison et s’insère dans la famille ? 

Le recrutement  : adaptation de Pauline Bayle. Comédie-Française, 2019

Le recrutement  : adaptation de Pauline Bayle. Comédie-Française, 2019

C’est encore plus frappant, à la fin du chapitre 3 par exemple, dans l’éloge de Madame Rouvier, l’employeur précédent de Louise, en réponse à la demande de Myriam : « à l’époque, j’ai même songé à faire un troisième enfant pour pouvoir la garder » deviendra précisément le souhait et l’espoir de Louise quand la relation dans la famille se dégrade. De même, l’échec alors constaté – Myriam ne tombe pas enceinte – sonne comme la terrible annonce du crime : « Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de la secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête. Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière. » (chapitre 40)

L'enquête policière

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Le choix du sujet, le double meurtre des enfants, encadre le roman dans deux longs chapitres : le premier qui dépeint l’intervention sur la scène de crime, et le dernier, qui marque la fin de l’enquête avec la traditionnelle reconstitution.

         Le premier chapitre propose donc une longue description des corps découverts, puis des lieux, des indices récoltés, sous la direction de la capitaine Nina Dorval, encore non nommée. Elle effectue avec le plus grand soin toutes les étapes, notamment techniques, qui seront nécessaires lors du procès. La quête de vérité est ainsi soulignée, rapportée par les mots de tous les témoins : « C’est ce qu’ont dit les pompiers, ce qu’ont répété les policiers, ce qu’ont écrit les journalistes. » Mais rien de cela n’apporte d’explications, uniquement des faits, des constatations.

       Le dernier chapitre marque la fin de l’enquête, en remettant au centre le capitaine Nina Dorval, les souvenirs de son intervention, de l’annonce des meurtres au père par le lieutenant Verdier, et de toutes ses recherches : « semaine après semaine, le capitaine Dorval a remonté le cours des événements. » L’enquête a été poussée : elle a cherché « la faille », « s’est juré de comprendre ce qui s’était passé dans ce monde secret et chaud de l’enfance, derrière les portes closes ». Mais le récit marque son échec : « Elle a cru pouvoir briser à coups de poing ce mur de mutisme dans lequel la nounou s’était piégée. » Ainsi, jouant elle-même le rôle de Louise lors de la reconstitution, elle reproduit ses gestes et même son invitation aux enfants, mais aucune explication ne ressort.

Mais notons que le roman se termine avant le procès lui-mêmeEn refusant toute ouverture sur les débats, Leïla Slimani place son lecteur dans la position d’un juré pour qu’il prononce lui-même le verdict.

Des récits enchâssés

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Dans cette structure linéaire, Leïla Slimani retrouve une stratégie fréquente dans les romans, des récits enchâssés, qui brisent le déroulement en reculant encore davantage dans le temps :  cinq chapitres attirent l’attention du lecteur par leur titre, avec une répartition particulièrement significative.

Les chapitres 10 et 35

Ils encadrent l’ensemble, tous deux consacrés à Stéphanie, la fille de Louise.

       Dans le chapitre 10, elle a huit ans, l’âge de la petite Mila¸ et s’occupe, aux côtés de sa mère, comme une petite "nounou", des enfants gardés. Or, à travers ses souvenirs, le malaise au sein de la famille est mis en évidence : un père qui refuse la présence des jeunes enfants et envoie son épouse travailler au domicile de ses employeurs, une fille qui souffre de la place prépondérante accordée à ces enfants, se sentant elle-même privée de l’amour de sa mère : « Parfois Stéphanie les haïssait. » Elle a aussi une conscience aiguë de la façon dont sa mère est exploitée, et de l’écart social que tente de masquer un paternalisme méprisant : par exemple lors des vacances chez les Rouvier, elle sent très bien que sa présence dérange. Le contraste est ainsi frappant entre ce regard lucide d’une enfant alors que sa mère, elle, semble ne pas en souffrir. Mais le silence de Louise signifie-t-il vraiment son acceptation et l'absence de souffrance 

      Dans le chapitre 35, Louise est inscrite dans un lycée parisien grâce à l’intervention de Mme Perrin, patronne de sa mère, qui veut ainsi « faire une bonne action pour cette pauvre Louise, qui travaille tellement et qui est si méritante. » Nouvelle preuve de ce paternalisme que Stéphanie rejette à présent avec violence, en adoptant un comportement révolté qui conduit à un conseil de discipline et à son exclusion. Mise en scène d’un "procès scolaire", où la nounou, parfaite avec les enfants des autres abandonnés par des mères qui préfèrent faire carrière, est condamnée pour sa négligence : « c’est elle qu’on jugeait. Elle, la mauvaise mère. » 

Le conseil de discipline : un tribunal scolairebunal

Le tribunal scolaire

Quand, à la fin du chapitre, « elle s’est mise à rouer Stéphanie de coups », cette explosion de violence est déjà comme un indice de la souffrance silencieuse qu’elle porte en elle.

Le chapitre 20

Au centre, il renvoie à Jacques, l’époux, un mari coléreux, vindicatif et dominateur, qui ne fait que réduire au silence une femme jugée trop bavarde : « Il adorait lui dire de se taire. » Antithèse absolue de Louise, il se rebelle contre tout ce qui lui semble un abus, une exploitation, et blâme sa passivité : « Il trouvait sa femme excessivement docile. » Mais, loin de lui permettre ainsi de s'éveiller et de ne plus subir le pouvoir de ses employeurs, c'est lui qui sombre peu à peu, se retrouvant au chômage, accumulant les dettes, si bien qu’à sa mort Louise doit quitter son logement et, surtout, se retrouve dans une totale solitude. C'est ainsi que débute une véritable descente aux enfers...

Les chapitres 17 et 33 : deux témoins

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        Dans le chapitre 17, la parole est donnée à Rose Grinberg, professeur de musique retraitée qui a appelé la police. Elle relate longuement le moment passé dans l’ascenseur avec Louise et les enfants, un « trajet de moins de deux minutes qui est devenu le moment le plus poignant de son existence. » Alors qu’elle met en avant son témoignage qui dépeint le trouble de Louise, l’avocate de celle-ci le conteste : « elle allait bientôt fêter ses soixante-cinq ans, n’y voyait plus grand-chose. » La romancière introduit ainsi le doute qui a pu planer lors du procès. À cela s’ajoutent les sentiments qui accompagnent son rappel des faits. D’un côté, elle traduit toute l’horreur ressentie, notamment le « cri » terrible entendu, de l’autre elle exprime son regret de ne pas être intervenue, et même sa propre culpabilité : Louise lui avait parlé de ses « problèmes d’argent », en sollicitant un travail, mais « Mme Grinberg avait fait semblant de ne pas comprendre. » Son témoignage pose ainsi une question : quelle est la part de la société, de son indifférence,  dans les crimes de Louise ?  

Une nounou aimante : film de Lucie Borleteau, 2019

Une nounou aimante : film de Lucie Borleteau, 2019

         Le chapitre 33 représente le témoignage d’Hector Rouvier, accompagné de sa mère, dix ans après le départ de Louise, sa nounou. Son récit est nettement en faveur de Louise, dont il se rappelle les « mains » qui s’occupaient de lui et « sa patience infinie » : « Il ne se souvient pas de l’avoir vu se mettre en colère. » Mais, cet éloge et l’expression de son chagrin quand, âgé de huit ans, il a été séparé d'elle, « son départ a été une déchirure », contrastent avec un terrible aveu : « Il a gardé d’elle des images floues, informes, malgré les années passées auprès d’elle. Le visage de Louise lui semble lointain, il n’est pas sûr qu’il la reconnaîtrait aujourd’hui. » Tant de soins dévoués, tant d’amour donné à un enfant par une nounou ainsi effacée ! 

Finalement, sa mère et lui se sentent coupables devant l’enquêtrice, ils « attendent d’être libérés » même, et, pour échapper à cette vague culpabilité, l’adolescent compense l'effacement de Louise en se posant lui-même en victime potentielle : il ferait partie des « rescapés », « [c]omme s’il avait toujours su qu’une menace avait pesé sur lui. » 

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Par ces récits enchâssés, témoignages rapportés ou directs, Leïla Slimani interpelle son lecteur en suggérant que Louise a, finalement, été amenée à ses crimes par un ensemble de circonstances qui, toutes, niaient son existence en tant que personne, ne la considérant que par sa fonction. Pour se reconstruire, arrivée à l'extrême négation, à la menace de licenciement, elle aurait alors imposé sa puissance.

Le cadre spatio-temporel 

La temporalité 

Sans jamais mentionner de date précise, le roman joue sur un triple traitement du temps, avec le rôle accordé aux saisons et le contraste entre la banalité de la vie au quotidien et des temps forts qui marquent les étapes de l’évolution relationnelle.

        Le roman s’ouvre à la fin du mois de janvier, alors que Pascal, un ancien camarade d’études rencontré par hasard, propose à Myriam de travailler dans son cabinet : recruter une nounou s’impose alors car il est trop tard pour inscrire l’enfant le plus jeune, Adam, à la crèche. Toute la première partie du roman, relatant la place progressivement prise par Louise au sein de la famille, se déroule sans indication temporelle : « Plus les semaines passent, et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable. » Même le récit de l’anniversaire de la petite Mila, moment mis en valeur dans le chapitre 8, n’en mentionne pas la date. Cette intemporalité souligne la façon presque imperceptible dont se nouent les relations au sein de la famille.

        Une rupture nette intervient avec l’été. Les chapitres 13 à 16, consacrés aux vacances en Grèce, en indiquent nettement les étapes : Athènes, puis le trajet en ferry, enfin sur l’île de Sifnos, une sorte de parenthèse hors du temps. Louise y prend, en effet, une existence avec les leçons de natation de Paul et l’invitation à partager un dîner dans une taverne.

         Mais avec le retour à Paris « en septembre », l'automne ramène à la réalité du quotidien, au vide et à la solitude. « L’hiver s’installe, les jours se ressemblent. Novembre est pluvieux et glacé », et la temporalité s’efface à nouveau au fil des « longues journées d’hiver » : « les journées oisives paraissent interminables. » Dans cette seconde partie, les temps forts se multiplient, qui scandent la dégradation de la relation entre la nounou et ses employeurs, par exemple la colère de Paul le jour où Louise a maquillé Mila, la demande du fisc d’effectuer une saisie sur le salaire de Louise, et la distance croissante de Myriam devant des constats : la morsure sur le bras d’Adam, le squelette du poulet que Louise, pour ne pas jeter de la nourriture, a fait manger aux enfants… Les vacances à la montagne, sans Louise, sont comme les prémisses de la séparation qui menace, de même que le récit de la maladie de Louise, aux chapitres 30 et 31.

Paris sous la pluie d'automne

Paris sous la pluie d'automne

       Nous retrouvons le symbolisme des saisons avec l’arrivée du printemps, un temps de renouveau. Trois tentatives de Louise traduisent son espoir d’échapper à la menace de licenciement latente, car en septembre, « Adam aussi va entrer à l’école. » Le temps semble alors se suspendre grâce à la relation nouée avec Hervé, à l’attente d’un nouveau séjour d’été en Grèce, et le souhait que Myriam donne naissance à un bébé, ce qui rendrait la nounou indispensable. Trois espoirs qui s’évanouissent un par un…

La dernière mention temporelle est, dans l’avant-dernier chapitre, celle du mois de mai, une journée passée en famille chez Thomas, ami du couple, qui met en valeur un douloureux contraste : d’un côté, « cet après-midi-là » une famille heureuse¸ et les photos de ce bonheur destinées à en ôter la dimension éphémère, pour faire perdurer ce bonheur ; de l’autre, lors du retour pénible dans les embouteillages, Louise qui surgit brutalement sous leurs yeux, celle qui, finalement, en tuant les enfants, détruira ce bonheur.

Les lieux 

Comme pour les alternances temporelles, Leïla Slimani joue sur les contrastes spatiaux, de façon à mettre en évidence les écarts sociaux et leurs conséquences relationnelles.

Les lieux intérieurs

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L'appartement des Massé

Les scènes d'intérieur dominent dans le roman, dès le premier chapitre où la découverte de la scène de crime amène une longue description de l’appartement des Massé. L’accent est mis d’emblée sur deux lieux, la « salle de bains » et la « chambre d’enfants », deux pièces emblématiques :  ce sont elles qui voient se dérouler des instants précieux de jeux et de tendresse entre Louise et les enfants, mais aussi qui font naître, chez leur mère, le sentiment d’être dépossédée de leur amour. S’y ajoutera la cuisine, qui devient aussi le symbole de la réussite de Louise, illustrée par le succès des dîners préparés pour les invités du vendredi.

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La situation de l’appartement, dans « un bel immeuble de la rue d’Hauteville, dans le dixième arrondissement » le rattache à la bourgeoisie, modeste car il est « le plus petit de la résidence ». Mais le désordre y règne, auquel Louise va peu à peu remédier : elle « fait de cet appartement brouillon un parfait intérieur bourgeois. » C’est, en fait, tout un processus d’appropriation que déroule le récit : « L’appartement silencieux est tout entier sous son joug comme un ennemi qui aurait demandé grâce. » Cette appropriation se concrétise lors du séjour d'une semaine de la famille à la montagne : Louise s’y installe, allant jusqu’à y inviter Wafa, son amie nounou.

La rue d'Hauteville

Le studio de Louise

Cette image spatiale symbolique d’une lutte des classes latente est mise en valeur par le contraste entre cet appartement et le studio de Louise présenté dans le chapitre 3. Sa qualification de « studio sans âme » semble déjà annoncer l’effacement total de celle qui y vit. L’insistance sur la saleté des vitres qui « lui paraissent toujours troubles, couvertes de poussière et de traînées noires » apporte sans doute une explication à l’obsession de Louise pour la propreté. Mais elle signe aussi l’écart infranchissable entre deux classes sociales, d’ailleurs perçu aussi dès son plus jeune âge par Stéphanie, la fille de Louise, quand elle comparait son logement à ceux où sa mère garde les bébés, « des appartements qui lui paraissaient immenses », ou à la maison de campagne des Rouvier avec sa piscine. La laideur de ce misérable studio ressort encore davantage au retour de Grèce, comme s’il se dégradait en même temps que se dégrade le lien entre Louise et ses employeurs.

L’écart se traduit par la mise en parallèle de la douche dans le studio, répugnante et devenue inutilisable, avec la salle de bains des Massé, où elle savoure une douche luxueuse, chaleur de l’eau, moelleux des serviettes et produits de beauté. La conclusion sonne alors comme une prémonition de la haine croissante entre Louise et les Massé.

Elle hait cet endroit. L’odeur de moisissure qui s’échappe de la cabine de douche l’obsède. Elle la sent jusque dans sa bouche. Tous les joints, tous les interstices se sont remplis d’une mousse verdâtre, et elle a beau les gratter avec rage, elle renaît dans la nuit, plus dense que jamais. (chapitre 36)

Les lieux extérieurs

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La vie parisienne

De même que les lieux intérieurs, ils illustrent l’écart social dès le début du roman. Alors que nous y voyons la mère, Myriam, avec les enfants dans les rues du quartier, faisant les courses dans le Monoprix proche, ou devant un manège dont Mila ne veut pas descendre, ces mêmes lieux seront ceux que parcourt Louise dès son embauche. À partir de ce moment, c’est la carrière de cette mère que traduit le choix des lieux : le cabinet d’avocats, au chapitre 7, ou, au chapitre 34, la cour d’assises, signe de sa progression professionnelle, mais aussi d’une forme de culpabilité, par exemple face aux reproches que lui adresse l’institutrice de Mila.

Ainsi, tous les lieux extérieurs sont principalement réservés à Louise, images de ses fonctions, depuis le métro, qu’elle partage avec tous les travailleurs, les magasins, et, surtout, ceux où se déroulent les promenades avec les enfants : « elle les emmène jouer au parc ou observer les poissons à l’aquarium. Ils ont fait de la barque sur le lac du bois de Boulogne. », ou encore « au jardin d’acclimatation » où se produit le premier incident : l’affolement de Louise quand Mila a disparu, et sa colère quand elle la retrouve. À travers ces lieux, notamment la longue description du square, la romancière souligne toutes les exclusions, économiques et sociales : « Les squares, les après-midi d’hiver, sont hantés par les vagabonds, les clochards, les chômeurs et les vieux, les malades, les errants, les précaires. Ceux qui ne travaillent pas. Ceux qui ne produisent rien. » Tous sont comme niés, renvoyés à cette inexistence que ressent Louise quand, lors de son temps libre, elle se promène dans les beaux quartiers de la capitale, rêvant, devant les vitrines sources de désirs inaccessibles, à « une vie où elle aurait les moyens de tout avoir. »

Un long passage est consacré aux « nounous et leur armée d’enfants », toutes d’origine étrangère, venues d’Afrique, du Maghreb, des Philippines comme le relate le chapitre 38 – Louise attire l’attention car elle est la seule « blanche » – souvent sans papiers, et exploitées par leurs employeurs. L’image des mères présentes révèle aussi une exclusion : d’un côté, il y a « celle qu’un accouchement récent retient à la lisière du monde », en attendant de reprendre leur travail, de l’autre, les « mères souriantes, radieuses », mais « si rares » à être heureuses de s’occuper de leurs enfants à plein temps, enfin, celles qui profitent d’« un jour de congé exceptionnel […] avec un enthousiasme étrange ». Quant aux hommes, eux aussi sont exclus par « un mur compact, une défense infranchissable. » car ils représentent une menace.

Les nounous : Les femmes du square, film de Julien Rambaldi, 2022

Les nounous : Les femmes du square, film de Julien Rambaldi, 2022

En Grèce

Leïla Slimani marque l’écart social par un nouveau contraste entre ces lieux parisiens, particulièrement sinistres en hiver, et les quatre chapitres consacrés à la Grèce, avec une description progressive. Le chapitre 13, qui se déroule à Athènes, avec la foule des touristes et les difficultés de l’embarquement sur le ferry, comme le suivant à bord du ferry, maintiennent encore l’exclusion de Louise : malgré toute son attention, elle est incapable de retenir les récits mythologiques faits par Myriam, et, malgré son désir de contempler la mer ensoleillée, son mal de mer l’oblige à fermer les yeux. Quand elle les rouvre, à la fin du chapitre, c’est sur une terrible vision, comme prémonitoire : « Cette femme consumée par le soleil, comme un morceau de viande jeté sur les braises. »

Une place sur l'île de Sifnos

Une plage sur l'île de Sifnos

En revanche, dans l’île de Sifnos, Louise accède à ce qui lui a si longtemps été interdit, grâce au scintillement du soleil sur la mer, à « [u]ne beauté pure, simple, évidente. Une beauté à la portée de tous les cœurs. » « Elle n’a jamais rien vu d’aussi beau », et cette naissance est illustrée par la leçon de natation donnée par Paul qui la reconnaît dans son corps de femme : « Louise a un corps qui tremble sous les mains de Paul. Un corps qu’il n’avait ni vu ni même soupçonné. » Ainsi, l’existence de Louise ne devient possible que dans une île hors du monde, comme dans les utopies traditionnelles.

Comme pour l’opposition des deux douches, une scène symbolise ce contraste par la mise en parallèle de deux dîners. Il y a celui qui a lieu dans la taverne grecque, où « [p]our la première fois, ils dînent tous les trois. » Mais le bonheur que ressent alors Louise ne suffit pas à la faire sortir de son mutisme, et une formule est récurrente : « elle n’ose pas. » Lui fait écho, au chapitre 39, le dîner de Louise avec les deux enfants au restaurant, dans son espoir de favoriser le rapprochement des parents pour qu’ils fassent ce bébé qu’elle espère. Mais le lieu est plutôt répugnant avec « une odeur de tabac froid, de ragoût et de sueur », le repas raté plonge Louise dans de douloureux souvenirs, et se termine par une pénible errance dans un Paris nocturne inquiétant : « La petite a perdu tous ses repères », égarée dans le monde de Louise comme celle-ci l’est dans le monde de ses parents.

POUR CONCLURE​

Dans Chanson douce, Leïla Slimani fait renaître tout l’héritage des grands romans classiques, avec leur triple souci : construire une intrigue qui crée un horizon d’attente, d’où les fins de chapitre dont la progression dans la lecture révèle leur rôle de prolepse, mettre le récit au service de l’approfondissement psychologique, enfin proposer une image critique de la société, fondée ici sur une réflexion féministe qui fait ressortir, parallèlement, le poids de l’altérité : ses deux héroïnes, Myriam comme Louise, souffrent de se sentir autres, différentes, pas "dans la norme".

Étude d’ensemble : deux chapitres en miroir 

L’étude de la structure du roman a permis d’observer comment le premier chapitre et le dernier se font écho, tous deux consacrés aux crimes commis et organisés autour de l'enquête et, pour le dernier, du personnage de l’enquêtrice, la capitaine Nina Dorval.

Pour introduire : le premier chapitre 

Pour lire le chapitre 1

Le premier chapitre, comme dans un roman policier, présente la découverte de la scène de crime, avec les premiers gestes des policiers mais aussi le regard des témoins. Il pose ainsi la question traditionnelle : quel est le mobile qui a poussé la nounou à tuer les enfants puis à tenter de se suicider ? Il fonctionne aussi comme la scène d’exposition d’une pièce de théâtre, avec son double objectif : informer le lecteur et le séduire pour qu’il désire poursuivre sa lecture.

Informer

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La scène de crime

L’incipit s’ouvre brutalement sur la présentation du double crime, « Le bébé est mort », « La petite, elle, était encore vivante », avec une description des gestes techniques effectués. Les deux victimes sont encore anonymes, tout comme tous ceux qui interviennent, policiers, techniciens…, regroupés dans le pronom « on » indéfini. Il  en va de même pour les deux autres femmes, l’une simplement nommée « la mère », et la criminelle désignée péjorativement par l’indéfini : « L’autre aussi il a fallu la sauver. Avec autant de professionnalisme, avec objectivité. » Mais déjà un jugement critique est posé sur elle, qui souligne un échec : « Elle n’a pas su mourir. La mort, elle n’a su que la donner. » Les derniers personnages présentés restent eux aussi anonymes par l’appellation « les voisins ». 

Le recul temporel

La seconde partie du chapitre complète les informations par une double analepse concernant les parents, mais sans véritable image du père.

          Le passé du couple est d’abord rappelé à travers la description de l’appartement. Ils sont alors nommés, les « Massé », avec leurs prénoms, Paul et Myriam, et situés socialement dans une petite bourgeoisie, habitant un « bel immeuble », mais un appartement dont la petitesse est soulignée, et la mention des « tapis berbères », comme son prénom, suggère l’origine maghrebine de cette mère.

          Puis est relaté le passé immédiat, précédant la découverte du crime par Myriam : « Aujourd’hui, elle est rentrée plus tôt. » La focalisation omnisciente met l’accent sur le retour d’une mère aimante, heureuse de pouvoir gâter ses enfants auxquels elle a acheté « un dessert », et déjà  sur sa relation avec celle qui est enfin nommée, par sa fonction : elle a prévu « un cake à  l’orange pour la nounou. C’est son favori. »

Séduire

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La tonalité pathétique

La première ressource pour retenir l’attention du lecteur est de provoquer son émotion. D’où l’image pathétique qui fait ressortir l’horreur du crime : pour le bébé, la vision du « corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets », pour la fillette, qui « ‘est battue comme un fauve », l’insistance sur ses souffrances. Le gros plan sur les réactions de leur mère, avec la gradation « elle a poussé un cri, un cri des profondeurs, un hurlement de louve », joue le même rôle. La fin du chapitre accentue encore cette tonalité pathétique par le contraste entre les heureux projets de cette mère et la sécheresse des deux dernières phrases, une reprise en chiasme qui les anéantit : « Mila réclamerait un jouet. Adam sucerait un quignon de pain dans sa poussette. / Adam est mort. Mila va succomber. »

L'implication du lecteur

Il est important aussi d’impliquer le lecteur, ce que permettent à la fois l’anonymat et l’accent mis sur les femmes qui assistent à cette découverte : « Elles pleurent et veulent savoir. » Il s’agit d’abord de susciter une identification, en mettant en évidence par leurs larmes ce que  toute mère redoute, la perte subite d’un enfant. Mais le lecteur doit aussi partager les questions des témoins : qui est cette criminelle ? Comment expliquer un si terrible geste ? La romancière ouvre ainsi un horizon d’attente.

Pour conclure : le dernier chapitre 

Pour lire le chapitre 42

La focalisation

 

Le chapitre 42, trois fois plus long que le premier, détaille les étapes de l’enquête mais, si le pronom « on » subsiste par endroits pour décrire les gestes, l’ensemble s’organise autour de la capitaine Nina Dorval dès la première phrase : « Le capitaine Nina Dorval garde les yeux ouverts, allongée sur son lit, dans son appartement du boulevard de Strasbourg. » Ainsi, la focalisation omnisciente est choisie pour dépeindre ses actions en précisant ce qu’elle ressent, par exemple quand elle plonge sa main dans l’eau du bain où s’est déroulé le crime : « Elle ne pouvait se résoudre à retirer sa main, quelque chose l’attirait vers le fond. » Ce choix évolue, par endroits, vers une focalisation interne, ce qui permet de restituer ses réflexions de professionnelle expérimentée, comme quand elle explique l’importance d’une reconstitution sous forme de vérité générale : « Nina Dorval en a fait l’expérience : les reconstitutions agissent parfois comme un révélateur, comme ces cérémonies vaudoues où la transe fait jaillir une vérité dans la douleur, où le passé s’éclaire d’une lumière nouvelle. Une fois sur scène, il arrive que la magie opère, qu’un détail apparaisse, qu’une contradiction prenne enfin sens. » Le récit reproduit ainsi son regard et son jugement pour expliquer ses décisions et ses réactions : « Elle a envoyé le lieutenant Verdier à la gare du Nord chercher Paul qui rentrait de voyage. Il saura s’y prendre, a-t-elle pensé. C’est un homme d’expérience, il trouvera les mots, il parviendra à le calmer. » Même le lexique semble alors être le sien, telle la comparaison de Louise, sur son lit d’hôpital à une « poupée vieillissante. »

Le lecteur est ainsi forcé de se mettre à la place de cette enquêtrice, d’adopter son point de vue ; il est aussi invité à partager les questions qu’elle se pose, donc à attendre des réponses : « elle s’est dit qu’elle parviendrait à trouver la faille. Elle s’est juré de comprendre ce qui s’était passé dans ce monde secret et chaud de l’enfance, derrière les portes closes. », « Elle tentait de lire quelque chose sur ce visage effondré, sur cette peau sèche où les rides avaient creusé des rigoles. » 

Les ruptures temporelles

 

L’autre caractéristiques de ce chapitre est le traitement du temps, avec des va-et-vient temporels, à partir du moment précis, introduit au début : la nuit qui précède la reconstitution. Ainsi, trois moments sont relatés, en alternance :

        « Ce jour-là », au deuxième paragraphe, introduit un récit précis de la découverte des crimes, mais, contrairement au premier chapitre, en s’attardant sur tous les détails, même ceux qui paraissent dérisoires. Est ainsi mis en valeur le soin apporté à l’enquête

Nina Dorval a déambulé dans l’appartement, le dictaphone collé aux lèvres. Elle a décrit les lieux, l’odeur de savon et de sang, le bruit de la télévision allumée et le nom de l’émission qu’on passait. Aucun détail n’a été omis : le hublot de la machine à laver ouvert d’où dépassait une chemise froissée, l’évier plein, les vêtements des enfants jetés sur le sol. Sur la table étaient posées deux assiettes en plastique rose où séchaient les restes d’un déjeuner. On a pris en photo les coquillettes et les morceaux de jambon.

         Puis vient le long déroulement de l’enquête pour comprendre le mobile de ces crimes terribles : « Semaine après semaine, le capitaine Dorval a remonté le cours des événements. » Sont ainsi restitués les témoignages, tels celui de Wafa ou de Rose Grinberg, le questionnement du mari sur le « couteau », l’arme du crime pour savoir si « elle avait prémédité son geste ». Il y a eu également la perquisition du studio, sous les yeux du propriétaire, Bertrand Alizard, lui aussi interrogé, l’enquête de voisinage pour reconstituer les instants précédant l’acte criminel, l’analyse aussi de la vidéo : « Mille fois, le capitaine a repassé l’enregistrement. » Le récit passe alors au présent, comme si la capitaine entreprenait déjà une reconstitution en se mettant à la place de la nounou, ce qui permet de faire ressortir son jugement : « À peine montre-t-elle quelques signes d’agacement, que la policière devine, une légère contraction de la lèvre, un regard furtif, par en dessous. Louise, se dit la policière, ressemble à ces mères duplices qui, dans les contes, abandonnent leurs enfants aux ténèbres d’une forêt. »

            Enfin, le chapitre se ferme sur une projection de la capitaine dans l’avenir, avec d’abord le choix du futur pour évoquer la reconstitution prévue le lendemain, « Elle sera Louise. » Mais le récit passe rapidement au présent pour mimer les gestes, et la scène semble se reproduire avec exactitude, jusqu’au discours directement rapporté : « Louise qui se baisse et se met sur la pointe des pieds. Louise qui saisit un couteau dans un placard. Louise qui boit un verre de vin, la fenêtre ouverte, un pied sur le petit balcon. ‘‘ Les enfants, venez. Vous allez prendre un bain.’’ » Est ainsi créée l’impression d’une absolue vérité.

Un dénouement ouvert

 

Au début du chapitre, le choix même de mettre en avant la capitaine Nina Dorval, qui « connaît cette affaire mieux que personne », ouvre au lecteur l’espoir de comprendre enfin ce qui a pu conduire la nounou à ce double crime et à sa tentative de suicide. C’est ce que confirme l’accent mis sur sa détermination : « elle s’est dit qu’elle parviendrait à trouver la faille. Elle s’est juré de comprendre ce qui s’était passé dans ce monde secret et chaud de l’enfance, derrière les portes closes. » Mais pour quel résultat ? Les détails sont accumulés, l’insistance de la capitaine est soulignée : « Nina Dorval a plongé les mains dans l’âme pourrissante de Louise. D’elle, elle a voulu tout savoir. Elle a cru pouvoir briser à coups de poing le mur de mutisme dans lequel la nounou s’était piégée ». Mais ce verbe « Elle a cru » annonce déjà un échec, que fait ressortir le constat négatif brutal à la fin du paragraphe : « Personne ne semblait la cerner. […] Rien à signaler. » Le fait que Louise ait pu être agacée par les enfants peut-il suffire à expliquer un tel geste ? D’où les questions posées au père pour trouver l’élément déclencheur, un refus des enfants provoquant la colère de Louise : « Il a fallu demander à Paul si Adam et Mila aimaient l’eau. S’ils étaient réticents, en général, avant de se déshabiller. S’ils prenaient du plaisir à barboter au milieu de leurs jouets. ‘‘Une dispute a pu éclater, a expliqué le capitaine. Pensez-vous qu’ils aient pu se méfier ou plutôt s’étonner de prendre un bain à 4 heures de l’après-midi ?’’ »

Mais aucune réponse n’est apportée… Même le choix de l’arme du crime reste inexpliquée, avec une hypothèse : « Un couteau de cuisine, banal mais si petit que Louise avait sans doute pu le dissimuler en partie dans sa paume. » Dans ces conditions, l’impression de vérité que donne la fin du chapitre est une illusion : la reconstitution ne peut apporter aucune réelle certitude. Et, comme la romancière arrête son roman sur l’appel aux enfants le lecteur n’aura, en fait, aucune réponse. Il reste seul pour interpréter ce qui a pu détruire à ce point la relation entre Louise et les enfants, pour comprendre ce que Nina Dorval considère comme « l’âme pourrissante » de Louise.

Un personnage emblématique : Paul 

Le personnage de Paul peut sembler secondaire dans un roman qui place au centre de l’action la relation entre les deux femmes, la mère, Myriam, et la nounou, Louise. Cependant, même s’il est peu présent dans le récit, son rôle est doublement symbolique, à la fois d’une image du couple et de son évolution mais aussi de l’ambiguïté des rapports sociaux entre employeurs et employés. Quel éclairage les passages où il intervient jettent-ils sur la marche vers les crimes ? 

Au sein du couple 

La première expression qui le définit, « Un pragmatique qui place sa famille et sa carrière avant tout », rattache son rôle au sein du couple à l’image traditionnelle du patriarcat.

Un mari

 

Il est d’abord celui qui est chargé de faire vivre son foyer : il travaille quand son épouse, elle, a arrêté sa carrière pour rester au foyer afin de s’occuper des deux jeunes enfants. Cela lui convient parfaitement, et c’est pourquoi il ne fait preuve d’aucun enthousiasme quand Myriam lui annonce qu’elle va reprendre son métier d’avocat : « Il ricanait, tournant d’un coup au ridicule ses ambitions à elle. » Une forme d’égoïsme, puisque une analepse dans le récit rappelle ses propres difficultés devant les exigences de la vie de famille : « À cette époque, Paul s’est senti pris au piège », au point qu’il en arrive à « éviter la maison ». De même, alors que lui-même se réjouit de son ascension professionnelle, qui l’amène à se déplacer, à « passer ses nuits au studio », lui rendant le sentiment d’échapper aux contraintes familiales et de retrouver ainsi sa liberté, il ne se prive pas de reprocher à sa femme, sous le prétexte de se soucier de sa santé, le temps qu’elle consacre à son métier : « Souvent, son mari lui dit qu’elle travaille trop. » Il contribue, de cette façon, à accentuer la culpabilité de cette mère, sans jamais se remettre lui-même en cause. 

Mais, finalement, il s'accommode plutôt bien de la situation professionnelle de sa femme, qui a obligé à recruter une nounou dont la compétence fait régner l'ordre et le calme au sein du foyer, ce qui lui permet à la fois  d'« enfin se déployer », et même de ranimer sa vie de couple : « Ils s’appellent dans la journée, se laissent des messages. Myriam écrit des post-it amoureux qu’elle colle sur le miroir de la salle de bains. Paul lui envoie, en pleine nuit, des vidéos de ses séances de répétition. » La présence de Louise lui a ainsi rendu les premiers plaisirs de sa vie amoureuse : « Il s’est remis à donner rendez-vous à sa femme. […] ils se sont promenés sur les quais comme ils le faisaient avant. »

Le couple retrouvé : film de Lucie Borleteau, 2019

Le couple retrouvé : film de Lucie Borleteau, 2019

Un père

 

Les scènes où la romancière le dépeint dans son rôle de père sont extrêmement rares, quelques rares promenades où il porte sur ses épaules le petit Adam, un moment de natation avec Mila à Sifnos, une après-midi de luge lors de la semaine à la montagne avec la berceuse chantée, et, la veille des crimes, la journée à la campagne chez Thomas… Mais, au sein du foyer, aucun partage des jeux, aucun instant qui ferait ressortir l’amour paternel. Tout se passe comme si, de même qu’au square, s’occuper des enfants restait l’apanage des femmes…

Le récit rappelle d’ailleurs à quel point il a mal vécu la naissance des enfants, et les sentiments ambigus que sa paternité a fait naître. Même s’il les aime tendrement, il a alors connu un changement difficile à accepter :

Tout ce qu’il voulait, c’était ne pas rentrer chez lui, être libre, vivre encore, lui qui avait si peu vécu et qui s’en rendait compte trop tard. Les habits de père lui semblaient à la fois trop grands et trop tristes.

Mais c’était fait maintenant, il ne pouvait pas dire qu’il n’en voulait plus. Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis en cause, mais le doute s’était insinué partout. Les enfants, leur odeur, leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l’émouvait à un point qu’il n’aurait pu décrire. Il avait envie, parfois, d’être enfant avec eux, de se mettre à leur hauteur, de fondre dans l’enfance. Quelque chose était mort et ce n’était pas seulement la jeunesse ou l’insouciance. Il n’était plus inutile. On avait besoin de lui et il allait devoir faire avec ça. En devenant père, il a acquis des principes et des certitudes, ce qu’il s’était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenue relative. Ses engouements ont tiédi. Son univers s’est rétréci.

Cinq ans : une fillette trop maquillée

Cela met en évidence, par contraste, le chapitre 21 qui montre, par de nombreuses hyperboles et les comparaisons, la violence de sa réaction face à la petite Mila que Louise, pour jouer, a maquillée :

Il a l’impression d’avoir surpris un spectacle sordide ou malsain. Sa fille, sa toute petite, ressemble à un travesti, à une chanteuse de cabaret démodée, finie, abîmée. Il n’en revient pas. Il est furieux, hors de lui. Il déteste Louise de lui avoir imposé ce spectacle. Mila, son ange, sa libellule bleue, est aussi laide qu’un animal de foire, aussi ridicule que le chien qu’une vieille dame hystérique aurait habillé pour sa promenade.

Comme pour son comportement d’époux, cette réaction renvoie à l’image traditionnelle d’un père, qui refuse de voir, en son enfant, la femme à venir, prenant alors prétexte de l’excès de maquillage pour laisser exploser sa colère. Au centre même du roman, un tournant a lieu.

Cinq ans : une fillette trop maquillée

En tant qu'employeur 

À travers le personnage de Paul, Leïla Slimani porte aussi un regard critique sur ce milieu bourgeois où les rapports hiérarchiques entre l’employeur et une employée sont vécus dans une sorte d’ambiguïté.

Le paternalisme

 

La scène de recrutement d'une nounou, première image de Paul dans son rôle d’employeur, révèle à quel point, comme son épouse, il est mal à l’aise : tous deux sont « [a]nxieux et gênés », soucieux de ranger l’appartement afin de donner une bonne image d’eux-mêmes comme si c’étaient eux qui s’apprêtaient à être jugés : « Ils voudraient qu’elles voient qu’ils sont des gens sérieux et ordonnés. » Mais l’ajout, « Qu’elles comprennent qu’ils sont les patrons », démasque immédiatement le sentiment de supériorité sous-jacent, signe du paternalisme. C’est aussi ce qui explique l’accueil réservé à Louise, « Faites comme chez vous », dans un souci de la traiter comme une égale, et sa volonté d’adopter un juste comportement : « Paul s’inquiète parfois de ces jours qui s’allongent » car il ne veut surtout pas être accusé, comme tant d’employeurs, « de l’exploiter ». Ce paternalisme est poussé à l’extrême, puis qu’il va jusqu’à inviter Louise à partager un de leurs dîners avec des amis. Mais une remarque, mise en valeur par un tiret, souligne à nouveau son rôle de patron : son éloge de Louise sonne faux quand il parle de « ‘‘notre nounou’’ – comme on parle des enfants et des vieillards en leur présence. »

Enfin, l’invitation à emmener Louise à Sifnos est, elle aussi, très ambiguë, déjà par sa formulation qui révèle qu’il s’agit d’abord de leur confort propre et non pas de faire plaisir à la nounou : « Cette année, nous allons nous faire plaisir et emmener la nounou en vacances ! Il faut profiter un peu de la vie, non ? » D’ailleurs, dès le lendemain matin il a le sentiment d’avoir fait « une erreur qu’il faudra réparer », mais en envisageant une attitude plutôt lâche : « faire comme s’il n’avait rien dit, oublier, laisser passer le temps. » Finalement, la réaction de sa femme, le rassure, en confortant à la fois son égoïsme et le mépris envers celle qui, après tout, n’est qu’une nounou : « C’est vrai ce que tu as dit hier ? Tu crois qu’on pourrait emmener Louise avec nous cet été ? demande-t-elle. Tu te rends compte ! Pour une fois, on aurait de vraies vacances. Et Louise sera tellement contente : qu’est-ce qu’elle ferait de mieux de toute façon ? »

Ce séjour à Sifnos met précisément en évidence cette même ambiguïté, le souci d’être un « patron généreux » mêlé au mépris avec deux scènes significatives :

            En découvrant que Louise ne sait pas nager, la petite Mila se moque d’elle, et cette moquerie révèle à quel point Paul est mal à l’aise : « Paul est gêné et cette gêne le met en colère. Il en veut à Louise d’avoir traîné jusqu’ici son indigence, ses fragilités. De leur empoisonner la journée avec son visage de martyre. » Les leçons de natation alors proposées sont, pour lui, une façon de se donner bonne conscience. Mais cet apprentissage, en donnant une existence charnelle à Louise,  fait naître une situation troublante :

Au début, il est gêné de toucher la peau de Louise. Quand il lui apprend à faire la planche, il pose une main sous sa nuque et l’autre sous ses fesses. Une pensée idiote, fugace, lui vient et il en rit intérieurement : « Louise a des fesses. » Louise a un corps qui tremble sous les mains de Paul. Un corps qu’il n’avait ni vu ni même soupçonné, lui qui rangeait Louise dans le monde des enfants ou dans celui des employés. Lui qui, sans doute, ne la voyait pas. Pourtant, Louise n’est pas désagréable à regarder.

       La seconde scène se déroule lors du repas à la taverne, une invitation qui s’inscrit, par son but, dans la relation professionnelle : « Ils se sont convaincus que c’était la bonne chose à faire, que Louise serait contente. ‘‘ Pour qu’elle sente qu’on valorise son travail, tu comprends ?’’ » Mais, pendant ce dîner, le comportement de Paul montre à nouveau à quel point il a du mal à trouver la juste distance attendue d’un « patron », et le trouble ainsi suscité par cet oubli du statut de « nounou » de Louise est souligné par la mise en apposition du participe « enchantée » :

Paul, qui est assis à côté d’elle, passe alors son bras autour de ses épaules. L’ouzo le rend jovial. Il lui serre l’épaule de sa grande main, lui sourit comme à un vieil ami, un copain de toujours. Elle fixe, enchantée, le visage de l’homme. Sa peau hâlée, ses grandes dents blanches, ses cheveux que le vent et le sel ont blondis. Il la secoue un peu comme on le fait à un ami timide ou qui a du chagrin, à quelqu’un dont on souhaite qu’il se détende ou qu’il se reprenne en main. Si elle osait, elle poserait sa main sur la main de Paul, elle la serrerait entre ses doigts maigres. Mais elle n’ose pas.

L'autoritarisme

 

Cette contradiction intérieure explose quand est remise au premier plan sa fonction de père. En découvrant sa fille maquillée par Louise, il se retrouve placé devant ses responsabilités, devant les limites à poser. Alors même que Louise l’avait, dans un premier temps, libéré, il est à nouveau piégé : « Louise a fait de lui un patron. »

Faire preuve d'autorité : film de Lucie Borleteau, 2019

La seconde partie du roman montre la reconstruction de son pouvoir qui exige, en parallèle, la destruction de Louise, renvoyée à son statut de domestique : « Il s’entend donner à sa femme des conseils méprisables. "Ne fais pas trop de concessions, sinon elle ne s’arrêtera jamais de réclamer"». Mais cet élan d’autorité d’« un Paul convaincu qu’il faut s’émanciper du pouvoir de Louise » est un nouveau rôle qu’il joue, comme malgré lui. C’est ce qui explique que, lors de la semaine à la montagne, il se sente « soulagé » : « Depuis qu’il est arrivé ici, un poids semble avoir disparu de sa poitrine », la nécessité de s’imposer, à laquelle il est de nouveau contraint quand la lettre du fisc lui demande d’effectuer une saisie sur le salaire de Louise. 

Faire preuve d'autorité : film de Lucie Borleteau, 2019

C’est donc lui qui, le premier, formule le verdict de licenciement, « Dans ces conditions, nous ne pouvons pas la garder. », et impose le changement de comportement par ses conseils à sa femme : il « lui répète : ‘‘ C’est notre employée, pas notre amie.’’ » Il contredit ainsi tous ses efforts initiaux pour établir une relation égalitaire avec la nounou.

POUR CONCLURE

 

En tant qu’employeur, Paul se retrouve ainsi enfermé dans une contradiction : son  souhait de ne pas entrer dans l’image traditionnelle du « patron » face à sa volonté de s’affirmer tout de même dans son rôle d’époux et de père, de chef de famille, un rôle qu’il a déjà eu du mal à endosser.

La complexité du personnage est donc intéressante car elle illustre l’analyse critique d’une bourgeoisie bien-pensante qui tente de ne pas rentrer dans un rapport hiérarchique, que Leïla Slimani met en évidence par un jeu de contrastes.

        Par exemple, les « conversations passionnées » entre les nounous au square révèlent qu’en effet elles ne se privent pas de juger sévèrement leurs patrons : « Les nounous rient de leurs manies, de leurs habitudes, de leur mode de vie. Les patrons de Wafa sont avares, ceux d’Alba sont affreusement méfiants. La mère du petit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, se plaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient très peu et auxquels ils cèdent sans cesse. » Leur lucidité rend donc illusoire tout paternalisme.

      De même, le chapitre 22 consacré à M. Franck, l’employeur de Louise, alors âgée de vingt-cinq ans, embauchée pour s’occuper de sa vieille mère, est comme prémonitoire de l’ambiguïté présente chez Paul. Lui aussi découvre, quand elle lui apprend qu’elle est enceinte, que Louise a un corps, d’où ses questions malsaines :

Il s’est mis à lui poser des questions, de plus en plus insistantes. Il avait envie de la secouer, de lui donner des gifles pour qu’elle avoue. Qu’elle lui raconte ce qu’elle faisait lorsqu’elle n’était pas là, sous ses yeux, au chevet de Geneviève. Il voulait savoir de quelles caresses cet enfant était né, dans quel lit Louise s’était abandonnée au plaisir, à la luxure, au rire.

Mais, pire encore, il exerce sur elle un véritable chantage en voulant lui imposer un avortement : « M. Franck a tout pris en main. Il a dit qu’il l’emmènerait lui-même chez le médecin et qu’il l’attendrait pendant l’intervention. Il lui a même promis qu’une fois que ce serait fini il lui ferait signer un contrat en bonne et due forme, qu’il lui verserait de l’argent sur un compte en banque à son nom et qu’elle aurait droit à des congés payés. » Face à ce patron odieux, qui culpabilise Louise en lui reprochant cette grossesse, la romancière n’incite-t-elle pas son lecteur à apprécier les efforts de Paul pour se montrer un patron soucieux de bien traiter son employée ?  Mais des efforts dont elle souligne l'aspect illusoire... 

L’image de la maternité 

Une des clés du roman, l'image donnée de la maternité, soutient la réflexion autour de la condition féminine à notre époque où le féminisme s'est imposé. Leïla Slimani confronte les générations, en mettant en scène Sylvie, la belle-mère de Myriam, et les milieux sociaux, depuis les « nounous », elles aussi mères, notamment en dépeignant le lien entre Louise et sa fille Stéphanie, jusqu’à celles qui illustrent la bourgeoisie parisienne, telles Mme Rouvier, Emma, l’amie de Myriam, et Myriam elle-même. Toutes ces mères vivent douloureusement une contradiction profonde : alors même qu’elles ressentent souvent leur maternité comme un poids, une entrave à leur liberté, elles se sentent coupables de l’importance accordée à leur vie professionnelle, de ne pas être des mères parfaites. Comment Leïla Slimani met-elle en cause les stéréotypes liés à la maternité ?

Le poids de la maternité 

La maternité impossible : Louise et Stéphanie

 

Plusieurs des nounous ont elles-mêmes des enfants, qu’elles ont dû abandonner pour pouvoir travailler. Les enfants sont pour elles un obstacle, ce que montre, au moment du recrutement, le conseil donné à Myriam par son amie Emma  : « La nounou a deux fils ici, du coup elle ne peut jamais rester plus tard ou faire des baby-sittings. Ce n’est vraiment pas pratique. Penses-y quand tu feras tes entretiens. Si elle a des enfants, il vaut mieux qu’ils soient au pays. »

C’est ce qu’a vécu Louise dès l’annonce de sa grossesse à M. Franck, son patron, qui l’a jugée « irresponsable » de prendre le risque de cette naissance, et a organisé son avortement en en faisant la condition même pour la garder à son service. Le récit ne montre pas les premières années de sa vie de mère, mais le portrait de sa fille Stéphanie à huit ans met en évidence la place secondaire qu’elle occupe dans la vie de sa mère, qui place au premier plan les enfants dont elle s’occupe. Aux yeux de la fillette, sa mère est leur esclave : « Ils lui parlaient comme de petits tyrans. » Cette mère d’ailleurs prend soin qu’elle ne rentre pas en rivalité avec eux, par exemple en lui interdisant la piscine lors de son séjour d’été chez les Rouvier dont elle garde les deux fils. La fillette est douloureusement consciente de ce qu’elle vit comme un rejet : « Quand elles vivaient encore ensemble, Stéphanie se plaignait de ne rien faire le dimanche, de n’avoir pas droit aux activités que Louise organisait pour les autres enfants. Dès qu’elle a pu, elle a fui la maison. » Cette frustration explique certainement le comportement indiscipliné et insolent de Stéphanie, un espoir d’attirer l’attention, et le conseil de discipline auquel Louise est convoquée fait ressortir pleinement cette situation de « mauvaise mère » : alors qu’elle parle de « ses enfants » pour ceux dont elle s’occupe, en protestant de l’attention qu’elle leur porte, les professeurs lui reprochent de ne pas s’être souciée de la scolarité de sa propre fille.

Ainsi, vivre la maternité s'avère impossible, et aucun lien affectif ne semble possible. D’un côté « [t]oute sa vie Stéphanie avait eu l’impression de gêner » et a quitté très tôt le foyer ; de l’autre, leur relation en arrive à la violence quand Louise « roue de coups » sa fille à l’issue du conseil de discipline, et en arrive à souhaiter même que cette naissance n’ait pas eu lieu : « Stéphanie pourrait être morte. Louise y pense parfois. Elle aurait pu l’empêcher de vivre. L’étouffer dans l’œuf. Personne ne s’en serait rendu compte. On n’aurait pas eu à cœur de le lui reprocher. Si elle l’avait éliminée, la société lui en serait peut-être même reconnaissante aujourd’hui. Elle aurait fait preuve de civisme, de lucidité. »

Une difficile maternité : Myriam

 

Dans la bourgeoisie, les difficultés ne viennent certes pas des nécessités matérielles, les époux pouvant assurer seuls la charge financière de la famille. Elles relèvent en fait d’une contradiction entre deux exigences : celle d’être une mère parfaite se heurte au désir d’un épanouissement personnel, revendiqué.

Ainsi, à la naissance de Mila, Myriam découvre la force de l’amour maternel, qu’elle veut assumer pleinement : « Myriam refusait absolument d’entendre parler d’une baby-sitter. Elle seule était capable de répondre aux besoins de sa fille. » Mais, avec le second enfant, tout son amour maternel n’empêche pas qu’elle se sente peu à peu étouffer dans ce rôle de mère : « Elle s’est mise à détester les sorties au parc. » Sa phrase terrible, « Ils me dévorent vivante », souligne son sentiment de ne plus exister, et explique l’évolution au sein du couple même : au retour de son mari, elle « passait une heure à se plaindre des cris des enfants », comme pour partager avec lui la pesanteur qu’elle ressent. Pour sen sentir exister encore, elle va jusqu'à voler dans les magasins.

Devenir une "mère parfaite" : film de Lucie Borleteau, 2019

Devenir une "mère parfaite" : film de Lucie Borleteau, 2019

Sa rencontre avec Pascal, un ancien camarade d’études, met en évidence à quel point Myriam vit mal cette maternité. Déjà, elle a alors conscience d’être mal habillée, peu soignée : « elle portait un pantalon trop large, des bottes usées et avait attaché en chignon ses cheveux sales », « Elle n’arrêtait pas de penser au vieux pull qu’elle portait sous son manteau et dont Pascal avait dû apercevoir le col élimé. » Elle est gênée devant les cris de sa fille, et l’indifférence de Pascal face aux enfants la renvoie avec force à son propre sentiment d’aliénation : « Là, dans la rue, elle était si désespérée qu’elle aurait pu s’asseoir par terre et pleurer. Elle aurait voulu s’accrocher à la jambe de Pascal, le supplier de l’emmener, de lui laisser sa chance. » Cette rencontre a donc concrétisé « l’aigreur et les regrets » de son renoncement à une carrière d’avocate : « Elle a donné le bain au bébé et elle s’est dit que ce bonheur-là, ce bonheur simple, muet, carcéral, ne suffisait pas à la consoler. » L’adjectif « carcéral » souligne son sentiment de s’être laissée emprisonner dans l’image de mère idéale, et les commentaires qu’elle prête à Pascal sont, en fait, l’écho de son propre rejet de la maternité : « Pascal sans doute avait dû se moquer d’elle. Il avait peut-être même appelé d’anciens copains de fac pour leur raconter la vie pathétique de Myriam qui "ne ressemble plus à rien" et qui "n’a pas eu la carrière qu’on pensait". »

Faire carrière

 

Si exercer un métier est une nécessité pour bien des femmes, voire une question de survie, une évolution s’est produite avec la montée du féminisme dans la seconde moitié du XXème siècle : l’exercice d’une profession est alors destiné à permettre aux femmes, non seulement d’accéder à leur autonomie, à leur indépendance financière mais de se réaliser ainsi dans toutes leurs potentialités. La condition de mère au foyer est peu à peu perçue comme une limite à l'épanouissement personnel, comme le ressent Myriam devant les questions posées : « Plus que tout, elle craignait les inconnus. Ceux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer. » Myriam se sent ainsi amputée par la maternité d’une part d’elle-même, et en arrive à un rejet : elle ne supporte d’écouter les femmes « se plaindre de leur travail, de ne pas assez voir leurs enfant », alors qu’elle-même ressent la maternité comme un poids. Elle éprouve donc profondément cette incomplétude, vécue comme un déchirement intérieur :

Elle avait toujours refusé l’idée que ses enfants puissent être une entrave à sa réussite, à sa liberté. Comme une ancre qui entraîner vers le fond, qui tire le visage du noyé dans la boue. Cette prise de conscience l’a plongée au début dans une profonde tristesse. Elle trouvait cela injuste, terriblement frustrant. Elle s’était rendu compte qu’elle ne pourrait plus jamais vivre sans avoir le sentiment d’être incomplète, de faire mal les choses, de sacrifier un pan de sa vie au profit d’un autre. Elle en avait fait un drame, refusant de renoncer au rêve de cette maternité idéale. S’entêtant à penser que tout était possible, qu’elle atteindrait tous ses objectifs, qu’elle ne serait ni aigre ni épuisée. Qu’elle ne jouerait ni à la martyre ni à la Mère courage.

La culpabilité 

Le regard extérieur

 

C’est donc avec joie qu’elle accueille la proposition de Pascal de venir travailler dans son cabinet d’avocats. Mais cela n’empêche en rien la persistance de l’impératif traditionnel pour une mère, s’occuper de ses enfants, que viennent lui rappeler les reproches adressés à toute mère qui travaille. Un exemple en est donné par les critiques de la belle-mère de Myriam, Sylvie, paradoxales puisqu’elle-même a continué à travailler après la naissance de son fils  :

Sylvie lui a reproché de consacrer trop de temps à son métier, elle qui pourtant a travaillé pendant toute l’enfance de Paul et s’est toujours vantée de son indépendance. Elle l’a traitée d’irresponsable, d’égoïste. Elle a compté sur ses doigts le nombre de voyages professionnels que Myriam avait faits alors même qu’Adam était malade et que Paul terminait l’enregistrement d’un album. C’était sa faute, disait-elle, si ses enfants étaient insupportables, tyranniques, capricieux. Sa faute et celle de Louise, cette nounou de pacotille, cet ersatz de mère sur qui Myriam se reposait par complaisance, par lâcheté.

Ainsi, quand elle travaille, ce regard critique renvoyant sans cesse Myriam à son statut de mère l’amène à intégrer, malgré elle, cette culpabilité, qui devient omniprésente :

Elle essaie de ne pas penser à ses enfants, de ne pas laisser la culpabilité la ronger. Parfois, elle en vient à imaginer qu’ils se sont tous ligués contre elle. Sa belle-mère tente de la persuader que « si Mila est si souvent malade c’est parce qu’elle se sent seule ». Ses collègues ne lui proposent jamais de les accompagner boire un verre après le travail et s’étonnent des nuits qu’elle passe au bureau. « Mais tu n’as pas des enfants, toi ? » Jusqu’à la maîtresse, qui l’a convoquée un matin pour lui parler d’un incident idiot entre Mila et une camarade de classe. Lorsque Myriam s’est excusée d’avoir manqué les dernières réunions et d’avoir envoyé Louise à sa place, la maîtresse aux cheveux gris a fait un large geste de la main. « Si vous saviez ! C’est le mal du siècle. Tous ces pauvres enfants sont livrés à eux-mêmes, pendant que les deux parents sont dévorés par la même ambition. C’est simple, ils courent tout le temps. Vous savez quelle est la phrase que les parents disent le plus souvent à leurs enfants ? “Dépêche-toi !” Et bien sûr, c’est nous qui subissons tout. Les petits nous font payer leurs angoisses et leur sentiment d’abandon. »

Ce même argument, une « mère absente », est également invoqué par l’avocate de Louise dans le seul passage qui mentionne le procès : « Elle l’a décrite comme une femme aveuglée d’ambition, égoïste et indifférente au point d’avoir poussé la pauvre Louise à bout. », explique Rose Grinberg.

Une mère au second plan

 

Elle en arrive à se sentir elle-même incapable de bien remplir son rôle de mère face aux qualités de Louise qui a fait la conquête des enfants : « Louise suscite et comble les fantasmes de famille idéale que Myriam a honte de nourrir. »

La mise en scène d'un anniversaire  d'enfants

Finalement, elle choisit la fuite : « Myriam se cache dans sa chambre, dont elle ferme la porte, et elle fait semblant d’être absorbée par la lecture de ses mails. »

Elle finit par se sentir inférieure à Louise, comme le met en évidence le chapitre 6 consacré à l’anniversaire de la petite Mila : « Les préparatifs pour l’anniversaire de Mila ont pris des proportions qui dépassent Myriam. » et, devant le blâme silencieux de Louise, « Elle se sent un peu prise en faute et finit par promettre qu’elle fera de son mieux pour assister à l’anniversaire. » Elle renonce alors d'elle-même à un rôle qui la dépasse et que Louise, finalement, remplit mieux qu’elle :

La mise en scène d'un anniversaire  d'enfants

Elle aurait été si bien, dans le calme de son bureau. L’anniversaire de sa fille l’angoisse. Elle a peur d’assister au spectacle des enfants qui s’ennuient et qui s’impatientent. Elle ne veut pas avoir à raisonner ceux qui se disputent ni à consoler ceux dont les parents sont en retard pour venir les chercher

Cette réaction se reproduit à plusieurs reprises, quand Louise joue avec les enfants par exemple, et surtout, devant leur réaction quand ils retrouvent Louise, après son absence de trois jours de maladie. Myriam se sent alors comme reléguée dans un rôle annexe : « Mila ne demande plus quand rentrera maman. »

Compenser "l'absence"

 

Vivant douloureusement cette contradiction, se sentant à la fois coupables et dépossédées de leurs enfants, ​ces mères adoptent des stratégies de compensation. Par exemple, les publications faites par Emma « sur les réseaux sociaux » lui permettent de répondre aux reproches en affichant l’image d’une famille parfaite et d’une femme épanouie dans son mariage et sa maternité : « des portraits au ton sépia de ses deux enfants blonds. Des enfants parfaits qui jouent dans un parc et qu’elle a inscrits dans une école qui épanouira les dons que, déjà, elle devine en eux. […] Emma est belle, elle aussi, sur ces photographies. » De la même façon, lors de la belle journée que Myriam passe avec son mari et ses enfants dans la propriété campagnarde de leur ami Thomas, elle prend de nombreuses photos :

Elle y tient pourtant, à ces photographies, qu’elle prend par centaines et qu’elle regarde dans les moments de mélancolie. Dans le métro, entre deux rendez-vous, parfois même pendant un dîner, elle fait glisser sous ses doigts le portrait de ses enfants. Elle croit aussi qu’il est de son devoir de mère de fixer ces instants, de détenir les preuves du bonheur passé. Elle pourra un jour les tendre sous le nez de Mila ou d’Adam. 

Ce passage explique nettement le double rôle de ces photos des enfants, d’abord destinées à se rassurer elle-même sur son rôle de mère, mais aussi à servir de « preuves » comme si elle pressentait qu’elle aurait un jour à répondre aux reproches de ses enfants.

L'affirmation de l'amour maternel

 

Dans ces conditions, être mère ne peut être vécu qu’à "mi-temps", ce qui implique de faire des rares instants passés avec les enfants des moments parfaits, qui combleront la culpabilité latente. En mettant en évidence le manque que ressent Myriam, le chapitre 11 dépeint la façon dont elle tente d’intensifier les moments vécus avec ses enfants, en imaginant la façon dont elle pourra leur témoigner son amour maternel :

Dans le métro qui la ramenait à la maison, Myriam était impatiente comme une amoureuse. Elle n’a pas vu ses enfants de la semaine et, ce soir, elle s’est promis de se consacrer tout entière à eux. Ensemble, ils se glisseront dans le grand lit. Elle les chatouillera, les embrassera, elle les tiendra contre elle jusqu’à les étourdir. Jusqu’à ce qu’ils se débattent.

Cachée derrière la porte de la salle de bains, elle les regarde et elle prend une profonde inspiration. Elle a le besoin éperdu de se nourrir de leur peau, de poser des baisers sur leurs petites mains, d’entendre leurs voix aiguës l’appeler « maman ». Elle se sent sentimentale tout à coup. C’est ça qu’être mère a provoqué. Ça la rend un peu bête parfois. Elle voit de l’exceptionnel dans ce qui est banal. Elle s’émeut pour un rien.

Mais ce bonheur, qu’elle construit ainsi par avance, tranche violemment avec la phrase suivante, qui renvoie à la terrible réalité des meurtres : « Adam est mort. Mila va succomber. » La libération que leur vie professionnelle est censée offrir aux femmes n’est-elle pas alors une illusion, en leur interdisant de satisfaire l'autre part d'elles-mêmes, l’amour maternel qu’elles ressentent profondément ?

POUR CONCLURE

Pour lire l'interview de Leïla Slimani

Placée au cœur de Chanson douce, l’image de la maternité reproduit tout le paradoxe de l’évolution de la condition féminine. Être une femme au foyer est, soit impossible pour des raisons financières, soit considéré comme dévalorisant, vécu comme un renoncement à un épanouissement personnel qui ne passerait que par l’exercice d’un métier. Mais travailler est aussi un renoncement à être une « mère » à part entière en confiant ses enfants à une nounou, ce que ressent son héroïne : « Cette nounou, elle l’attend comme le Sauveur, même si elle est terrorisée à l’idée de laisser ses enfants, comme Myriam. Elle sait tout d’eux et voudrait garder ce savoir secret. […] Elle ne les a pas quittés des yeux, persuadée que personne ne pourrait les protéger aussi bien qu’elle. »

Les femmes sont elles alors condamnées à une incomplétude ? C’est sur cette question qui dérange qu’insiste la romancière dans une interview, parue dans Elle le 26 août 2016 : « Et puis, à partir du moment où l’on est mère, on n’est plus jamais entièrement quelque part. On se sent tout le temps incomplète et jamais à sa place. Et on se trouve culpabilisée par des gens dont on n’imaginait pas qu’ils nous feraient ressentir pareil sentiment. »

Le portrait de Louise 

En choisissant de commencer son roman par la mort des enfants et la tentative de suicide de leur nounou meurtrière, Louise, Leïla Slimani la place au centre de son récit en imposant au lecteur une question : comment expliquer de tels gestes ? Mais le récit apporte-t-il une réponse ? La romancière entrecroise les regards extérieurs, ceux des témoins interrogés par la capitaine Nina Dorval, la focalisation omnisciente choisie pour dépeindre la vie au sein de la famille Massé, la relation entre les parents, les enfants et leur nounou, et interne, par exemple quand est adopté le regard de Louise sur sa propre vie. 

Karin Viard dans le rôle de Louise : film de Lucie Borleteau, 2019

Karin Viard dans le rôle de Louise : film de Lucie Borleteau, 2019

De ce fait, la réponse est rendue complexe : faut-il donner à Louise des circonstances atténuantes ? Ce geste s’explique-t-il par un dysfonctionnement psychique, par son exclusion sociale, ancienne, ou bien est-il plus directement lié aux liens créés avec les Massé ?

Une faille psychique 

La "mélancolie délirante"

 

« J’ai été malade », dit Louise au propriétaire du studio qu’elle souhaite louer, mais aucune précision n’est apportée. C’est très tardivement, au chapitre 31, qu’est évoqué son séjour à l’hôpital Henri-Mondor, pour « troubles de l’humeur », et qu’est nommé le diagnostic alors posé : « mélancolie délirante ». Il s’agit d’une grave forme de dépression qui « se caractérise par une anxiété débordante, par une agitation accrue, une perte de l’estime de soi, un profond désespoir, une culpabilité intense et des pensées suicidaires. » (site : Le Journal des femmes, « Santé ») Or, si nous reprenons ces symptômes, nous retrouvons les comportements mêmes de Louise, à commencer par son obsession du nettoyage, signalée dès le deuxième chapitre, à propos de l’entretien de son  studio :

Du bout de son ongle, elle gratte le coin de la fenêtre. Elle a beau les nettoyer frénétiquement, deux fois par semaine, les vitres lui paraissent toujours troubles, couvertes de poussière et de traînées noires.

Parfois, elle voudrait les nettoyer jusqu’à les briser. Elle gratte, de plus en plus fort, de la pointe de son index et son ongle se brise. Elle porte son doigt à la bouche et le mord pour faire cesser le saignement.

Si cela devient une qualité professionnelle pour l’application mise à entretenir à la perfection l’appartement des Massé, la dimension maladive ressort à la fin du roman, au chapitre 32, quand elle oblige les enfants à finir la carcasse de poulet jetée à la poubelle par leur mère, puis la dépose en évidence sur la table de la cuisine après l’avoir parfaitement nettoyée au liquide vaisselle, jusqu’à la faire briller. De nombreux passages révèlent son anxiété, comme le soin apporté à son habillement, une façon de se réhabiliter à ses propres yeux, ou sa peur de ne pas être à la hauteur qui l’amène à en faire plus que ce qui lui est demandé, d’où son arrivée en avance à son travail. Sans cesse, au moindre regard, même bienveillant, elle se sent coupable, ce qui explique le « mutisme » qu’elle oppose à tous, y compris aux propositions d’aide. Enfin, dès qu’elle n’est plus au travail, elle est envahie par un « sentiment de solitude immense », et par des images morbides, depuis celle de ce camarade d’enfance noyé dans un étang jusqu’à la projection dans sa propre mort. La maladie progresse comme parallèlement à la destruction de l’atmosphère familiale, jusqu’à se manifester physiquement : « Enfermée dans l’appartement des Massé, elle a parfois l’impression de devenir folle. Depuis quelques jours, des plaques rouges sont apparues sur ses joues et sur ses poignets. Louise est obligée de mettre ses mains et son visage sous l’eau glacée pour apaiser la sensation de brûlure qui la dévore. » Finalement, son acte meurtrier serait l'aboutissement d'une maladie psychique non traitée...

Une violence latente

 

Peut-être faut-il alors attribuer à cet état psychique dégradé les indices qui suggèrent que Louise porte en elle une violence qui peut soudainement éclater. Une première annonce est formulée par une comparaison : « Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. » Mais ces « abysses », ces profondeurs insondables, montent parfois à la surface, par exemple dans les histoires que Louise raconte aux enfants, avec cette question qui ferme le chapitre : « Mais dans quel lac noir, dans quelle forêt profonde est-elle allée pêcher ces contes cruels où les gentils meurent à la fin, non sans avoir sauvé le monde ? » Louise ne se représente-t-elle pas ainsi, elle, la « gentille », qui vient « sauver » les enfants abandonnés par leur mère égoïste, mais qui, au plus profond d’elle-même ressent la cruauté qui la promet à la mort ?

Une cruauté dont elle-même est capable, autre exemple donné par sa façon de jouer à cache-cache, sa joie de constater la panique des enfants : « Elle ne sort pas de sa cachette, même quand ils hurlent, qu’ils pleurent, qu’ils se désespèrent. Tapie dans l’ombre, elle espionne la panique d’Adam, prostré, secoué de sanglots. » La comparaison finale traduit une véritable forme de sadisme :  

Louise attend. Elle les regarde comme on étudie l’agonie du poisson à peine pêché, les ouïes en sang, le corps secoué de convulsions. Le poisson qui frétille sur le sol du bateau, qui tète l’air de sa bouche épuisée, le poisson qui n’a aucune chance de s’en sortir.

De même, les menaces lancées à Mila « d’une voix calme et glacée » quand elle la retrouve après l’angoisse provoquée par sa disparition au parc, si violentes que la fillette riposte en lui mordant le bras… Enfin, cette violence est sans retenue quand elle frappe sa fille, Stéphanie, une réponse à l’humiliation infligée lors du conseil de discipline. 

Le roman installe ainsi une tension croissante, jusqu’à laisser pressentir que cette violence pourrait s’exercer contre les enfants…

L'exclusion sociale 

L’âge de Louise est donné approximativement au début du roman : elle a passé la quarantaine. Le récit de sa vie débute quand, âgée de vingt-cinq ans, travaillant chez M. Franck, elle se retrouve enceinte, et qu’avant d’être au service des Massé, elle s’occupait des enfants Rouvier.  La seule phrase qui évoque son enfance laisse supposer une vie de misère, dépourvue de tendresse : « Petite, elle mangeait le reste des plats des autres. On lui servait une soupe tiède le matin, une soupe réchauffée jour après jour, jusqu’à la dernière goutte. Elle devait la manger en entier malgré la graisse figée sur les bords de l’assiette, malgré ce goût de tomates sures, d’os rongé. »

L'échec matériel

 

Son lieu d’habitation est une première indication de son statut social, peu à peu dégradé. Après la mort de son mari, elle est obligée de quitter Bobigny, pour, après un bref séjour à l’hôtel, trouver un studio toujours en banlieue, à Saint-Maur-des-fossés, dans le Val-de-Marne, encore plus loin de Paris. Cela l’oblige à effectuer presque une heure de trajet pour rejoindre la gare Montparnasse afin d’aller chez les Massé. Tout se passe donc, pour reprendre l’étymologie du mot « banlieue », comme si elle vivait au-delà d’une frontière, Paris étant le lieu de la richesse, avec ses vitrines qu’elle ne peut que regarder avec envie le dimanche, sans possibilité de s’offrir quoi que ce soit.

À plusieurs reprises, l’aspect misérable de son logement est mis en évidence, la saleté malgré tous ses efforts de nettoyage, la « poussière », qui lui paraît insupportable après son séjour au soleil de la Grèce, et, à la fin du roman, cette douche inutilisable : « La vasque en porcelaine s’est comme enfoncée dans le sol et, en dessous, les planches pourries ont cédé. » Ce pourrissement témoigne d’une sorte de descente aux enfers, confirmée par la lettre du Trésor Public qui demande aux Massé de faire une saisie sur salaire pour le paiement des dettes accumulées. Incapable de payer son loyer, sa tentative de solliciter la voisine des Massé, Rose Grinberg, afin de compléter son salaire échoue. Louise vit alors dans l’angoisse d’être expulsée, de se retrouver dans la rue, tel le SDF rencontré en rentrant chez elle : « Couchée dans son lit, elle ne parvient pas à dormir. Elle n’arrête pas de penser à cet homme dans l’ombre. Elle ne peut pas s’empêcher d’imaginer que bientôt, c’est d’elle qu’il s’agira. Qu’elle se retrouvera dans la rue. Que même cet appartement immonde, elle sera obligée de le quitter et qu’elle chiera dans la rue, comme un animal. » Quand elle est malade, incapable d’aller travailler, cette angoisse s’accroît encore : « Pour la première fois, elle pense à la vieillesse. Au corps qui se met à dérailler, aux gestes qui font mal jusqu’au fond des os. Aux frais médicaux qui grossissent. Et puis l’angoisse d’une vieillesse morbide, couchée, malade, dans l’appartement aux vitres sales. C’est devenu une obsession. Elle hait cet endroit. L’odeur de la moisissure qui s’échappe de la cabine de douche l’obsède. » La menace du licenciement qu'elle pressent a donc pu la pousser à un geste désespéré, se suicider en emportant avec elle les enfants, comme pour maintenir dans un au-delà l'amour qu'elle leur porte ...

L'échec affectif

 

Une épouse méprisée

Le récit de la vie de Louise antérieure à son recrutement chez les Massé révèle son vide affectif. Aucune mention d'une enfance heureuse, et le portrait de son époux, Jacques dans le chapitre 20, montre à quel point la relation conjugale est viciée. Pour cet homme aigri, vindicatif et agressif, tout est prétexte à rabaisser son épouse, lui reprochant de trop parler : « Elle savait que c’était pour la faire taire qu’il augmentait le son de la radio. Que c’était pour l’humilier qu’il ouvrait la fenêtre et se mettait à fumer en fredonnant. » En fait, leur relation témoigne aussi de la faille psychique de Louise, comme si elle ne pouvait construire un lien affectif que dans le rejet subi et la violence : « La colère de son époux lui faisait peur mais elle devait aussi reconnaître que, parfois, cela l’excitait. Elle jouissait de lui tordre les boyaux, de l’amener à un état de rage tel qu’il était capable de se garer sur le bas-côté, de la saisir par le cou et de la menacer à voix basse de la faire taire à tout jamais. » Alors même que son mari se complaît dans le chômage, Louise accepte le mépris dont il fait preuve pour son travail : « Je ne suis pas comme toi, disait-il fièrement à Louise. Je n’ai pas une âme de carpette, à ramasser la merde et le vomi des mioches. Il n’y a plus que les négresses pour faire un travail pareil. » Il n’est, en fait, qu’une charge, accumulant des achats inutiles, sources des dettes qui vont peser sur le suite de l’existence de Louise.

Une mère rejetée

Il en va de même pour sa relation avec sa fille, Stéphanie, qui ne montre aucun moment de tendresse partagé. Même lors du partage des devoirs, Stéphanie reproduit le mépris de son père, en renvoyant sa mère à son infériorité : « Elle faisait des dictées. Elle essayait de l’aider à résoudre des problèmes de mathématiques. Sa fille se moquait d’elle en riant : « Qu’est-ce que tu y connais de toute façon ? Tu es nulle. » La convocation de Louise au conseil de discipline, avec la scène violence qui la ferme, marque la révolte de l'adolescente, qui disparaît de l'existence de sa mère : d'elle ne subsiste qu'une photo... 

La relation avec Hervé

la relation avec Hervé, dès leur rencontre au mariage de Wafa, confirme l'incapacité de Louise de vivre une relation sentimentale épanouie. Le commentaire de la narratrice condamne par avance ce lien : « C’est le genre d’homme qu’elle mérite. Le type dont personne ne veut mais que Louise prend, elle, comme elle prend les vieux vêtements, les magazines déjà lus auxquels manquent des pages et même les gaufres entamées par les enfants. » Cela se trouve confirmé par l’affirmation prêtée à Louise, « Hervé ne lui plaît pas. » Peu à peu, cependant, la relation se noue, jusqu’au moment où, au chapitre 36, Louise se sent à nouveau emprisonnée : « Ils prennent le métro ensemble et Hervé pose sa main rougeaude sur le genou de Louise. Elle l’écoute, les yeux fixés sur cette main d’homme, cette main qui s’installe, qui commence, qui en voudra plus. Cette main discrète qui cache bien son jeu. » Le paragraphe qui suit relate une relation sexuelle où Louise reste comme étrangère, comparant Hervé à son époux, manifestement insatisfaite : Hervé ne sera plus évoqué dans la suite du roman, disparaissant comme Stéphanie.

L'amitié avec Wafa

Enfin, même la simple relation qui peut se nouer entre " collègues" ne fonctionne pas : « Elle se contente de sourires polis, de signes discrets de la main. Quand elle est arrivée, les autres nounous du square ont gardé leurs distances. Louise jouait les duègnes, les intendantes, les nurses anglaises. Ses collègues lui reprochaient ses airs hautains et ses manières ridicules de dame du monde. Elle passait pour une donneuse de leçons ». Elle n’a donc qu’une seule amie, Wafa, et c’est elle qui a fait le premier geste amical. En Wafa, Louise semble retrouver une semblable, à la fois ses douloureuses expériences, son exclusion puisqu’elle est "sans papiers" et cette même sombre vision du monde : « « Le destin est vicieux comme un reptile, il s’arrange toujours pour nous pousser du mauvais côté de la rampe. » C’est d’ailleurs Wafa qui soutient cette relation d’amitié, incomprise même de Louise : « Louise se demande ce que Wafa lui trouve. Elle a du mal à croire qu’on puisse chercher sa compagnie avec tant d’ardeur. » Un vrai moment de partage intervient, là encore à l’initiative de Wafa qui vient retrouver Louise dans l’appartement des Massé, en leur absence. Pour une fois, Louise voit quelqu’un s’occuper d’elle et peut partager son rêve d’évasion en Grèce : « Elles ressemblent à présent à deux jeunes filles, deux camarades d’école rendues complices par une plaisanterie, par un secret qu’elles se seraient confié. Deux enfants, perdues dans un décor d’adultes. / Wafa a des instincts de mère ou de sœur. Elle pense à lui faire boire un verre d’eau, à préparer un café, à lui faire manger quelque chose. » Mais l'amitié, elle aussi, échoue : cette complicité, son invitation le jour des crimes, à aller ensemble au square avec les enfants, n’est pas suffisante pour empêcher les gestes terribles de Louise.

Au sein de la famille Massé 

La façon dont la narratrice omnisciente rapporte le recrutement de Louise annonce toute la relation qui va se créer entre le couple Massé, Louise et les enfants, « Myriam adore dire que ce fut une évidence. Comme un coup de foudre amoureux. », avec cette comparaison qui entraîne l’évolution décrite : après le temps de la conquête où l’amour se construit, vient une sorte de lune de miel où se vit pleinement la fusion amoureuse, avant que n’intervienne une dégradation progressive qui, inévitablement, conduit à une rupture.

Le temps de la conquête

 

La phrase de Mariam, directement rapportée, « Ma nounou est une fée », comme le verbe choisi par la romancière, « Paul et Myriam sont séduits par Louise », donne d’emblée au lien entre les parents et elle la dimension traditionnelle d’un coup de foudre, survenant comme par magie. C’est d’ailleurs à partir de ce même contexte de tonalité merveilleuse que se crée aussitôt la séduction exercée par Louise sur la petite Mila, quand elle la compare à une « princesse » cachée qu’elle feint de rechercher.

La conquête des parents

C'est par les parents que, logiquement, commence la conquête, soulignée par la comparaison militaire : « Elle observe chaque pièce avec l’aplomb d’un général devant une terre à conquérir. » Et c’est effectivement ce qui se produit, là encore comme dans un conte de fées : « Il faut qu’elle ait des pouvoirs magiques pour avoir transformé cet appartement étouffant, exigu, en un lieu paisible et clair. Louise a poussé les murs. Elle a rendu les placards plus profonds, les tiroirs plus larges. Elle a fait entrer la lumière. » Devant les exploits accomplis par Louise, nettoyage, couture, cuisine, Paul la compare même à « Mary Poppins », l’héroïne du roman éponyme de Pamela L. Travers, paru en 1934, qui prête à cette nounou des pouvoirs surnaturels. Même les amis de la famille portent ce même regard sur « cette nounou irréelle, qui a jailli d’un livre pour enfants. » Le résultat est rapidement obtenu : « En quelques semaines, la présence de Louise est devenue indispensable. »

En promenade avec les enfants : film de Lucie Borleteau, 2019

La conquête des enfants

Pour les enfants, le chapitre 6 relate les étapes de cette conquête.

         Avec le bébé, Adam, le lien est immédiatement noué. L’enfant accorde à Louise un amour sans réserve qui le métamorphose même : « Le matin, l’enfant l’accueille en gazouillant, ses gros bras tendus vers elle. Dans les semaines qui suivent l’arrivée de Louise, Adam apprend à marcher. Lui qui criait toutes les nuits dort d’un sommeil paisible jusqu’au matin. »

En promenade avec les enfants : film de Lucie Borleteau, 2019

         La petite Mila, en revanche, est « plus farouche » et résiste : « Mila est une enfant difficile, épuisante. Elle répond à toutes les contrariétés par des hurlements. Elle se jette par terre en pleine rue, trépigne, se laisse traîner sur le sol pour humilier Louise. » Il a fallu à Louise plus de temps et plus d’efforts, mais elle réussit grâce aux contes racontés : « Lentement, Louise apprivoise l’enfant. Jour après jour, elle lui raconte des histoires où reviennent toujours les mêmes personnages. Des orphelins, des petites filles perdues, des princesses prisonnières et des châteaux que des ogres terribles laissent à l’abandon. » L’anniversaire de Mila marque le triomphe de Louise puisqu’elle finit par amener Myriam, qui part se cacher dans sa chambre, à lui laisser toute la place.

Pour conquérir Mila : film de Lucie Borleteau, 2019

Pour conquérir Mila : film de Lucie Borleteau, 2019

Une relation fusionnelle

 

Avec le couple parental

Peu à peu, se crée donc une relation de dépendance entre les parents et Louise. Dans un premier temps, elle déplace les meubles d’abord, puis y passa la nuit quand les parents sortent. Ainsi, elle s’approprie l’appartement, tel un général victorieux savourant sa victoire : « L’appartement silencieux est tout entier sous son joug comme un ennemi qui aurait demandé grâce. » À la fin du roman, c’est même le lieu le plus intime qu’elle occupe, en utilisant la salle de bains et les produits de beauté de Myriam. Elle règne aussi sur la cuisine, notamment en organisant des « dîners » pour les amis du couple, jusqu’à se faire même inviter par Paul à manger avec eux.

Le partage : film de Lucie Borleteau, 2019

Le partage : film de Lucie Borleteau, 2019

        Cette fusion parfaite s’accomplit d’abord avec Myriam, mère inquiète qu’elle prend totalement en charge :

Plus les semaines passent et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable. Myriam ne l’appelle plus pour prévenir de ses retards et Mila ne demande plus quand rentrera maman. Louise est là, tenant à bout de bras cet édifice fragile. Myriam accepte de se faire materner. Chaque jour, elle abandonne plus de tâches à une Louise reconnaissante. La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur. Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante. C’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. Elle est la louve à la mamelle de qui ils viennent boire, la source infaillible de leur bonheur familial.

Les trois comparaisons dans ce passage mettent en valeur le pouvoir de Louise, d’abord agissant sur une scène de théâtre qu’elle forge à sa convenance. Puis elle est comparée à Vishnou, dieu dont la fonction est de préserver l’univers, doté de quatre bras qui renforcent son pouvoir d’action. Enfin, elle rappelle la louve romaine, nourricière des jumeaux Romulus et Rémus, devenue la patronne de Rome. Ainsi, telle Vishnou qui s’incarne en de multiples avatars dès que le monde est menacé de chaos, Louise sauve la famille du désordre et crée avec Myriam une relation privilégiée, par exemple en se faisant sa complice dans ses critiques de sa belle-mère. 

        Les vacances partagées à Sifnos complètent cette fusion, en y incluant Paul aux yeux desquels elle acquiert une existence lors des séances de natation : « Louise a un corps qui tremble sous les mains de Paul. Un corps qu’il n’avait ni vu ni même soupçonné, lui qui rangeait Louise dans le monde des enfants ou dans celui des employés. Lui qui, sans doute, ne la voyait pas. Pourtant, Louise n’est pas désagréable à regarder. Abandonnée aux paumes de Paul, la nounou ressemble à une petite poupée. » Louise peut ainsi vivre le sentiment d’une union parfaite, illustrée par leur retour à l’hôtel, après le dîner partagé à la taverne, et après l’appartement, c’est le couple qu’elle s’approprie :

Elle se dit qu’elle pourrait les contempler des heures sans se lasser jamais. Qu’elle se contenterait de les regarder vivre, d’agir dans l’ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne s’enraie. Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle.

Avec les enfants

C’est l’anniversaire de Mila qui marque le premier constat de la fusion de Louise avec les enfants, à travers le regard de Myriam : « Myriam sort discrètement de la chambre et elle observe les petits, agglutinés autour de la nounou. Ils tournent autour d’elle, totalement captivés. Elle a préparé des chansons et des tours de magie. Elle se déguise sous leurs yeux stupéfaits et les enfants, qui ne sont pourtant pas faciles à berner, savent qu’elle est des leurs. » Cette ressemblance explique aussi la façon dont elle s’associe à leurs jeux, selon l’hypothèse formulée par Myriam : « Louise est une enfant, elle aussi »

Cette fusion s’affirme lorsque Louise donne aux enfants leur bain, ou quand elle les emmène au square, se comportant avec eux comme une mère : « Dans le jardin d’acclimatation, la nounou court avec eux. Ils rient, elle les gâte, leur offre des glaces et des ballons. Elle les prend en photo, couchés sur un tapis de feuilles mortes, jaune vif ou rouge sang. » Le temps de sommeil partagé traduit parfaitement cette fusion : « La nounou a emporté une vieille couverture en laine que Myriam avait roulée en boule sous son lit et que Louise a nettoyée et reprisée. Ils s’endorment tous les trois sur l’herbe. » 

La nounou fusionnelle : film de Lucie Borleteau, 2019

La nounou fusionnelle : film de Lucie Borleteau, 2019

Le désamour

 

Une dilution

Cependant, comme au sein d’un couple, le quotidien fait apparaître quelques signes de lassitude, quand les parents commencent à percevoir la mainmise de Louise sur les enfants, donc à se sentir dépossédés de leur statut parental. Ainsi, au cœur du roman, le maquillage de Mila révolte son père qui voit sa fille transformée sous ses yeux : il est le premier à parler de renvoyer la nounou. Parallèlement, la présence de Louise lui permet aussi de redonner sens à son couple, un temps dégradé par la naissance des enfants ; de même, Myriam doute aussitôt de Louise en constatant la morsure sur le bras d’Adam, et l’oblige à se défendre de cette accusation. Ce sont là comme deux détonateurs qui vont inverser l’image de Louise. Ses qualités deviennent, à présent, des défauts, comme le révèle la réflexion de Paul : « Elle est si parfaite, si délicate, que j’en ressens parfois une forme d’écœurement ». De même, le sens de l’économie de Louise, qui ne veut jamais rien jeter, gêne de plus en plus Myriam : « Mais au bout de quelques mois, cette manie devient un sujet de tensions. Myriam reproche à Louise ses obsessions. »

Un retour à soi

La semaine de séjour de la famille à la montagne, rupture provisoire, tel « un break » comme on le formule dans un couple en crise en brisant la fusion, ramène chacun à soi, mais dans la douleur quand Louise se trouve placée face au départ : « La nounou était d’une pâleur de morte, ses yeux cerclés de cernes semblaient s’être enfoncés. » Ce séjour entraîne une double conséquence, positive tant pour les parents que pour Louise :

         Louise étant effacée, les parents, après un temps de malaise, retrouvent pleinement leur rôle auprès des enfants : « Pour la première fois depuis longtemps, les parents entonnent ensemble l’air d’une berceuse dont ils avaient appris les paroles par cœur à la naissance de Mila et qu’ils avaient l’habitude de lui chanter en duo quand elle était bébé. Les paupières des enfants sont fermées mais ils chantent encore pour le plaisir d’accompagner leurs rêves. Pour ne pas les quitter. »

        De même Louise, elle aussi, vit douloureusement ce qu’elle ressent comme un abandon, mais cela lui permet d’échapper pour un temps à sa réalité, d’envisager de vivre pour elle-même, en formulant à Wafa son rêve, rester dans l’île de Sifnos qu’elle a tant aimée : « Si je vais là-bas, c’est pour ne plus m’occuper de personne. Dormir quand je veux, manger ce dont j’ai envie. »

Mais, comme pour un couple encore, ce « break » joue son rôle en ne faisant que prolonger brièvement la vie commune : « Après une semaine dans des lits glacés, à manger sur la table de la cuisine des repas désordonnés, ils retrouvent avec bonheur leur confort familial. Impossible, pensent-ils, de se passer d’elle. Ils réagissent comme des enfants gâtés, des chats domestiques. » La rupture n'est ainsi que momentanément retardée.

Les blessures

C’est le courrier du Trésor Public, la demande aux employeurs de faire une saisie sur salaire pour le paiement des dettes de leur employée, qui crée une blessure inguérissable, en unissant Paul et Myriam contre Louise pour la blâmer. Ils bloquent alors toute communication et renvoient Louise à son angoisse de la solitude : « Elle aimerait prendre Myriam dans ses bras, la serrer, demander de l’aide. Elle voudrait lui dire qu’elle est seule, si seule, et que tant de choses sont arrivées, tant de choses qu’elle n’a pas pu raconter mais qu’à elle, elle voudrait dire. Elle est confuse, tremblante. Elle ne sait pas comment se comporter. »

Cet épisode est déterminant, mais la rupture reste lente, retardée par la maladie de Louise devant son remplacement peu concluant et la joie des enfants à son retour. Cependant, comme son mari avant elle, Myriam formule sa volonté de « s’émanciper du pouvoir de Louise », d’où sa colère quand elle découvre que Louise a transgressé ses ordres en donnant aux enfants la carcasse de poulet jetée à la poubelle, et de façon provocatrice puisqu’elle l’a posée en évidence sur la table de la cuisine, lavée au liquide vaisselle, « comme une vengeance, comme un totem maléfique. » La rupture est alors en marche dans l’esprit de Myriam, de façon inéluctable :  « Elle se dit qu’elle est folle. Dangereuse peut-être. Qu’elle nourrit contre ses patrons une haine sordide, un appétit de vengeance. Myriam se reproche de n’avoir pas mesuré la violence dont Louise est capable. », « Elle voudrait la faire disparaître de sa vie, sans effort, d’un simple geste, d’un clignement d’œil. »

La rupture consommée

 

Du côté des parents

La fin de ce chapitre 36 montre que la désunion est résolue, il ne reste plus qu’à la concrétiser : « Bien sûr, il suffirait d’y mettre fin, de tout arrêter là. Mais Louise a les clés de chez eux, elle sait tout, elle s’est incrustée dans leur vie si profondément qu’elle semble maintenant impossible à déloger. Ils la repousseront et elle reviendra. Ils feront leurs adieux et elle cognera contre la porte, elle rentrera quand même, elle sera menaçante, comme un amant blessé. » En attendant le licenciement, décidé pour la fin des vacances d'été, Paul et Myriam s’emploient à éviter leur employée, à la tenir à distance :

Elles ne boivent plus le thé ensemble dans la cuisine, Myriam assise devant la table, Louise adossée au plan de travail. Myriam ne dit plus de mots doux : « Louise, vous êtes un ange » ou « On n’en fait pas deux comme vous ». Elle ne propose plus, le vendredi soir, de terminer la bouteille de rosé qui dort au fond du frigidaire. « Les enfants regardent un film, on peut bien s’accorder un petit plaisir », disait alors Myriam. À présent, quand l’une ouvre la porte, l’autre la referme derrière elle. Elles se retrouvent de plus en plus rarement ensemble dans la même pièce et exécutent une savante chorégraphie de l’évitement.

Du côté de Louise

Un même rejet se produit : ses « plats étaient devenus quasiment immangeables ». Son ultime tentative pour empêcher la rupture, la naissance d’un « nourrisson qui les tiendrait tout près les uns des autres, qui les lierait dans un même élan de tendresse », échoue. Ce bébé lui paraît comme un dû, et l’échec provoque en Louise un terrible basculement dans la colère qui se reporte sur les enfants :

S’ils n’étaient pas sans cesse dans leurs pattes, à geindre, à réclamer de la tendresse, Paul et Myriam pourraient aller de l’avant et faire à Louise un enfant. Ce bébé, elle le désire avec une violence de fanatique, un aveuglement de possédée. Elle le veut comme elle a rarement voulu, au point d’avoir mal, au point d’être capable d’étouffer, de brûler, d’anéantir tout ce qui se tient entre elle et la satisfaction de son désir.

Un premier geste de violence significatif intervient alors : faire basculer la poussette où repose le bébé gardé par Lydie, l’ivoirienne qui lui propose un autre emploi. Le chapitre 40 met alors en évidence le déchirement intérieur de Louise.

        D’un côté, elle éprouve un amour immense pour les enfants, qui lui vouent un amour inconditionnel, dépourvu de tout mépris, de tout jugement :

Elle adore pourtant ces deux enfants qu’elle passe des heures à observer. Elle en pleurerait, de ce regard qu’ils lui lancent parfois, cherchant son approbation ou son aide. Elle aime surtout la façon qu’a Adam de se retourner, pour la prendre à témoin de ses progrès, de ses joies, pour lui signifier que dans tous ses gestes il y a quelque chose qui lui est destiné, à elle et à elle seule.

           Mais de l’autre, avec eux aussi la relation devient insupportable, et le récit laisse pressentir le dénouement, la mort des enfants, avant de disparaître elle-même, sa vie n’ayant alors plus de sens :

Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs « pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. « C’est quand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces, et Louise n’en peut plus. Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.

POUR CONCLURE

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Louise est donc bien le personnage central du roman puisque c’est en elle que se nouent tous les fils qui font se mouvoir les autres protagonistes. Pour corroborer cette étude de son portrait, la fin du chapitre 40 met en valeur la complexité des raisons qui peuvent expliquer ses actes horribles.

Il faut que quelqu’un meure. Il faut que quelqu’un meure pour que nous soyons heureux. »

Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. Des phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine de comprendre le sens, habitent son esprit. Son cœur s’est endurci. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien à frôler.

« Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas savoir aimer. »

Ce passage souligne, en effet, par l’emploi de l’italique, le poids de cette "mélancolie délirante" qui fait naître en elle, remontant des profondeurs de son inconscient, ces « refrains morbides », incontrôlables, indépendants de sa volonté. Puis les négations mettent en évidence l’usure provoquée par toutes les difficultés d’une vie de luttes incessantes, qui, pour survivre, ont exigé qu’elle s’endurcisse. Finalement, c’est l’échec de l’amour qui ressort dans le discours direct rapporté, le dernier proposé au lecteur. Ses crimes seraient donc la preuve de cette absence d’amour à donner – mais comment en donner quand on n'en a pas reçu ? – , qui la renvoie à l’inexistence, et le suicide serait le moyen de se « punir ».

Une adaptation : la bande-annonce du film de Lucie Borleteau 

Comme souvent pour un roman lauréat du Prix Goncourt, ce succès conduit à une adaptation filmique, ici réalisée par Lucie Borleteau et sortie le 27 novembre 2019. 

D’où une question incontournable : le film est-il « fidèle » au roman ? Dans bien des adaptations, celui qui a lu le roman est déçu, notamment par le choix des acteurs, qui peuvent ne pas correspondre à l’image qu’il s’en était faite, et, parfois par la reprise de l'histoire elle-même… Dans ce cas d’une adaptation, la bande-annonce joue donc un double rôle. Traditionnellement, elle vise à attirer les spectateurs ici en insistant sur la qualité du roman, lauréat  du « prix Goncourt ». Mais elle s’adresse aussi au lecteur en lui promettant de retrouver dans le film les qualités appréciées dans le roman. Ce second rôle est-il rempli ?

Est immédiatement posée la question que porte le roman. En s’ouvrant sur l’image de la mère, l’accent est mis, en effet, sur la condition féminine : la première phrase reprise, « Avec deux enfants tout est devenu plus compliqué », accompagnée des pleurs d’enfant en fond sonore, met l’accent sur la difficulté d’être à la fois mère et femme au travail. Une difficulté matérielle, certes, mais surtout liée à cette volonté d’épanouissement personnel profondément ressentie, résumée par ce simple mot, « J’étouffe ».

Nous retrouvons aussi les trois étapes de cette relation à partir des épisodes choisis pour cette bande-annonce :

        L’entretien d’embauche met en évidence la séduction exercée par Louise, toute en douceur et compétente : elle entend le réveil du bébé avant même les parents, et fait ainsi la conquête de Paul et Myriam. L’appartement décoré pour l’anniversaire de Mila suggère aussi la façon dont elle fait la conquête des enfants.

        Plusieurs indices illustrent la fusion parfaite entre la nounou et la famille, tel ce verre partagé dans la cuisine et le toast porté par Louise : « À votre formidable famille ! » Les qualités de Louise sont confirmées par les commentaires élogieux des amis, et elle rétablit aussi l’harmonie du couple qui peut disposer du temps pour se retrouver, comme dans leur jeunesse.

     Mais une importante partie de la bande-annonce est consacrée à la désunion progressive, d’abord avec le constat de Myriam, « Vous venez de plus en plus tôt », qui marque sa prise de conscience de la mainmise de Louise sur la famille. En parallèle, le comportement de Louise est plutôt inquiétant, par exemple le jeu de cache-cache qui la montre indifférente – presque réjouie même – aux appels angoissés et aux pleurs des enfants. Plus inquiétant encore est le discours tenu à Mila quand Louise la retrouve après l’avoir cherchée dans le parc : elle lance de cruelles menaces, propres à terrifier une enfant. Comme dans le roman, c’est le père qui formule pour la première fois la décision de licenciement : « Je m’inquiète pour Mila. Elle passe plus de temps avec elle qu’avec nous. Je pense qu’il est temps qu’on s’en sépare ».

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Les dernières images de la bande-annonce restent très ambiguës. L’aveu de Louise à son amie Wafa semble, certes, faire écho à la décision envisagée par Paul, « Je n’ai plus envie de m’occuper de quelqu’un d’autre », avec une précision, « On parle des enfants ». Mais, face à la question de Wafa, « Tu vas faire comment quand ils ne seront plus là », comment comprendre sa réponse : « Ils seront toujours là » ? La dernière image, Louise dans la baignoire, s’accompagne d’une affirmation tout aussi difficile à interpréter : « Fais-moi confiance. Ils savent. » À qui renvoie ce pronom « ils » ? Aux parents, ainsi directement accusés d’une faute à payer, ou bien aux enfants, qui seraient conscients de leur appartenance à leur nounou ? 

La bande-annonce chercherait ainsi à reproduire l'absence de réponse dans le roman pour expliquer les crimes de Louise...

Quant à la question de la fidélité du film au roman, une réponse est apportée par la romancière elle-même qui explique le rôle qu’elle a joué :

Pour  une critique du film : Centre National du Film

« J’ai été associée à la lecture du scénario, mais j’ai laissé les équipes travailler en toute indépendance. J’ai un rapport distancié avec mes romans : une fois sortis en librairie, ils ne m’appartiennent plus. Ils sont entre les mains des lecteurs, soumis à leur propre interprétation. De même, voir son roman prendre corps sur grand écran signifie laisser l’histoire s’échapper, la voir interpréter différemment par d’autres, qu’il s’agisse du scénariste, du réalisateur ou des acteurs qui se l’approprient complètement, avec leur propre ressenti, leur sensibilité. »

L'écriture romanesque 

Les récits enchâssés 

Nous avons déjà noté la particularité de la structure du roman, les cinq chapitres enchâssés, le premier et le dernier consacrés à Stéphanie, et, au centre, à Jacques, à Rose Grinberg et à Hector Rouvier. Comme les cinq actes d’une pièce de théâtre, ils scandent le récit principal, en reconstituant le passé de Louise, mais avec une seconde originalité : le jeu sur la focalisation.

Louise et sa fille, Stéphanie

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D’un côté, le récit énonce des faits, en recherchant la plus grande exactitude, comme s’il s’agissait de rendre compte d’un témoignage recueilli lors de l’enquête : « On se réjouissait de l’amour qu’elle vouait aux bambins. On lui trouvait une exceptionnelle fibre maternelle et un sens du dévouement rare pour une si petite fille. Quand Stéphanie était enfant, sa mère, Louise, gardait les bébés chez elle. Ou plutôt chez Jacques, comme ce dernier s’obstinait à le faire remarquer. »

Mais, vu l'absence de mention d'une rencontre entre Stéphanie et la capitaine, l’impression d’objectivité n’est qu’une illusion, qui cache une focalisation interne, subjective : masqué par l’emploi de la 3ème personne, c’est ici le jugement de Stéphanie qui est mis en valeur, comme il le serait dans une autobiographie. Ainsi, le pronom « on » et le lexique mélioratif révèlent la fierté de la fillette devant les compliments adressés, tandis que le verbe « s’’obstinait », au contraire, traduit sa lucidité face à la relation au sein du couple. Le jeu des temps d’ailleurs correspond au décalage propre à l’autobiographie entre le récit de la vie du personnage, avec les verbes au passé, et le moment de l’énonciation, au présent : « Elle se souvient de ces femmes, pressées et tristes, qui restaient l’oreille collée contre la porte. »

En revanche, le chapitre 35, sur l’adolescence de Stéphanie, en s’attachant tout particulièrement au conseil de classe, reste plus neutre, comme s’il était observé non plus par elle mais par Louise, tantôt de l’extérieur, avec les discours directement rapportés, tantôt avec une plongée en elle-même, en revivant ce qu’elle a alors ressenti : « Louise a été prise de haine pour sa désinvolture, pour son égoïsme adolescent. Elle l’a saisie par la manche et l’a tirée avec une vigueur et une brutalité incroyables. Une colère de plus en plus noire, de plus en plus brûlante l’envahissait. Elle avait envie d’enfoncer ses ongles dans la peau molle de sa fille. »

Louise et son époux, Jacques

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La stratégie est la même dans le chapitre 20, qui présente sa relation avec Jacques : vu qu’il est mort, c’est forcément Louise elle-même qui le prend en charge. Mais à quel moment ? Pendant l’enquête, elle est à l’hôpital, silencieuse ; ce serait donc son témoignage lors du procès… qui l’amènerait à revivre la scène en rappelant ses souvenirs, en revoyant ses actions, relatées au passé composé, et en reconstituant la temporalité :

C’était sans doute un samedi puisqu’ils déjeunaient ensemble. Jacques râlait, comme toujours, mais avec moins de vigueur. Sous la table, Louise a déposé une vasque pleine d’eau glacée dans laquelle Jacques a trempé ses pieds. Louise revoit encore, dans ses cauchemars, les jambes violettes de Jacques, ses chevilles de diabétique gonflées et malsaines, qu’il lui demandait sans cesse de masser. Cela faisait quelques jours que Louise avait remarqué son teint cireux, ses yeux éteints. 

Mais la romancière a choisi de ne pas poursuivre le récit en rendant compte précisément du procès. Il appartient donc au lecteur de décider si sa relation de couple, ce mari sans tendresse et qui ne lui a laissé que des dettes, peut, non seulement, expliquer son comportement, mais surtout fournir à la criminelle des "circonstances atténuantes".

Louise et un enfant gardé, Hector Rouvier

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Dans le chapitre 30, le témoignage d’Hector Rouvier, à présent âgé de dix-huit ans, sur son ancienne nounou s’inscrit, lui, directement dans l’enquête, en rapportant le face-à-face entre lui, sa mère et la capitaine, le jeu des questions et des réponses. Là aussi, c’est la volonté d’exactitude qui est mise en valeur par la récurrence du verbe « se souvenir » : « Il ne se souvient pas de l’avoir vue se mettre en colère. Il en est certain, elle n’a jamais porté la main sur lui. », « De tout cela, oui, il se souvient. », « Il se souvient aussi, ou plutôt il croit se souvenir, qu’elle était d’une patience infinie avec lui. » Mais la fin de ce chapitre, nettement séparée par le blanc typographique, dépasse le cadre du témoignage de police, en adoptant une focalisation interne qui, fondée sur l’emploi du présent, met l’accent sur ce qu’il ressent : 

Hector sort dans la rue, dans la chaleur du mois de juin. Les filles sont belles et il a envie de grandir, d’être libre, d’être un homme. Ses dix-huit ans lui pèsent, il voudrait les laisser derrière lui, comme il a laissé sa mère devant la porte du commissariat, hébétée, transie. Il se rend compte que ce n’est pas la surprise ou la stupéfaction qu’il a d’abord ressenties tout à l’heure, face à la policière, mais un immense et douloureux soulagement. Une jubilation, même. Comme s’il avait toujours su qu’une menace avait pesé sur lui, une menace blanche, sulfureuse, indicible. Une menace que lui seul, de ses yeux et de son cœur d’enfant, était capable de percevoir.

Nouvelle ambiguïté car cet ajout peut recevoir deux interprétations contradictoires : soit il confirme que Louise porte en elle une nature de criminelle, soit il confirme à quel point le lien entre l'enfant gardé et sa nounou est vite détruit, effacé. 

Rose Grinberg : une voisine des Massé

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Le chapitre 17 adopte une stratégie très différente, dont témoigne le choix du temps verbal, le futur, surprenant pour faire référence à son témoignage sur le « moment fatidique », sa dernière rencontre de Louise et des enfants : « Mme Grinberg décrira au moins une centaine de fois ce petit trajet en ascenseur. » En fait, ce futur nous projette très vite dans le temps de l'enquête et du procès, seul moment d’ailleurs où la romancière l’évoque : « Elle racontera tout aux journalistes qui suivront le procès. Elle en parlera à l’avocate de l’accusée, qu’elle trouvera hautaine et négligée, et le répétera à la barre, quand on l’appellera à témoigner. »

Son témoignage, lui, reprend la focalisation interne, puisqu'il présente le point de vue de Rose Grinberg… Mais, à nouveau, ce choix crée une ambiguïté qui, malgré les détails qui se veulent précis, en souligne la subjectivité mais aussi la difficulté de condamner ou d'excuser l'une ou l'autre des femmes.

  • D’une part, elle insiste sur les qualités de Louise qu’elle « appréciait beaucoup », comme le prouve son jugement directement rapporté : « Maintenant qu’elle a fait ça, je ne devrais peut-être pas le dire. Mais à ce moment-là je me disais qu’ils avaient de la chance. »

  • D’autre part, elle s’indigne des accusations lancées contre Myriam par l’avocate : « Dès les premiers jours du procès, l’avocate a parlé de Myriam comme d’une « mère absente », d’un « employeur abusif ». Elle l’a décrite comme une femme aveuglée d’ambition, égoïste et indifférente au point d’avoir poussé la pauvre Louise à bout. »

Finalement, quelle valeur accorder à son témoignage ? Il est remis en cause à plusieurs reprises, d’abord pour sa motivation par les policiers, qui « s’agaceront qu’elle se donne tant d’importance et ses larmes redoubleront quand ils diront sèchement : "De toute façon, vous n’auriez rien pu faire." » Ensuite, l’avocate conteste même son aptitude à fournir un témoignage précis, alors même que Rose insiste sur l’horreur du cri poussé par Myriam : « Elle a rappelé à la Cour que Rose souffrait de vertiges et qu’elle avait des problèmes de vue. L’ancien professeur de musique, qui allait bientôt fêter ses soixante-cinq ans, n’y voyait plus grand-chose. D’ailleurs, elle vit dans le noir, la taupe. La lumière crue lui donne de terribles migraines. C’est à cause de cela que Rose a fermé les volets. À cause de cela qu’elle n’a rien entendu. »

En fait, plus que le procès de Louise, ce chapitre propose le procès de Rose dans l’analepse des deux derniers paragraphes. Face aux « problèmes d’argent » de Louise, elle « avait fait semblant de ne pas comprendre », et c’est cette indifférence, peut-être, ce refus, qu’elle cherche à effacer par les alibis qu'elle se donne : « Si elle ne lui avait pas serré si fort le poignet, si elle n’avait pas planté ses yeux noirs dans les siens, comme une injure ou une menace, Rose Grinberg aurait peut-être accepté. Et, quoi qu’en disent les policiers, elle aurait tout changé. » L’écart social est ainsi mis en valeur, l'égoïsme de ce « professeur de musique » face à celle qui n'est, après tout, qu'une domestique.

La narration 

Les discours rapportés

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Dans le roman la narration l’emporte sur les discours rapportés – plusieurs chapitres, à commencer par le premier, en sont même totalement dépourvus – mais leur rôle est significatif. Ils mettent en valeur les caractéristiques psychiques des personnages. Par exemple, celui qui ouvre le chapitre 2, sans précision de l’émetteur, Paul ou, peut-être aussi, Myriam, montre déjà à quel point ce couple bourgeois, qui se veut généreux et tolérant afin de ne pas ressembler à l’image péjorative des "patrons", s’avère, en réalité, méprisant pour ses employés, d'abord soucieux du travail fourni : « Pas de sans-papiers, on est d’accord ? Pour la femme de ménage ou le peintre, ça ne me dérange pas. Il faut bien que ces gens travaillent, mais pour garder les petits, c’est trop dangereux. Je ne veux pas de quelqu’un qui aurait peur d’appeler la police ou d’aller à l’hôpital en cas de problème. Pour le reste, pas trop vieille, pas voilée et pas fumeuse. L’important, c’est qu’elle soit vive et disponible. Qu’elle bosse pour qu’on puisse bosser. »

Ainsi, les discours directs sont, le plus souvent, des révélateurs de tous les masques adoptés par souci du regard d’autrui, comme quand Myriam, « gênée » par le conseil de son amie Emma, ne pas embaucher une nounou ayant ses enfants avec elle car « elle ne peut jamais rester tard ou fait des baby-sitting », l’en a tout de même « remercié » mais « préfère ne pas soulever le sujet avec Paul », mensonge par omission. De même, son affirmation sur sa seconde grossesse, « La pilule, ce n’est jamais du cent pour cent », disait-elle en riant devant ses amies », est immédiatement démasquée par la narration : « En réalité, elle avait prémédité cette grossesse. Adam a été une excuse pour ne pas quitter la douceur du foyer. » Non seulement, ce n’est qu’un alibi, mais c’est aussi un indice de ce goût de Myriam pour la facilité, expliquant aussi sa relation avec Louise qui lui offre un réel confort. Un autre exemple invite à le lecteur à démasquer tous les faux-semblants de ces discours directs. La narration signale d'abord que « Myriam était soulagée » que ses beaux-parents décident de voyager, donc ne pourront plus les aider à garder les enfants, ce qui révèle toute l'hypocrisie de l'excuse fournie face à la colère de son mari : « Laisse tes parents vivre. Ils ont raison d’en profiter maintenant qu’ils sont libres » La même observation peut se faire pour les discours de Paul : quand sa femme se plaint d’être enfermée dans son foyer avec les enfants, la réponse qu’il lance, « Non, c’est toi qui as de la chance. Je voudrais tellement les voir grandir », sera niée par la narration qui explique ensuite à quel point ses enfants lui pèsent parce qu’ils l’ont obligé à changer de vie.

La rareté des discours rapportés directs, d’ailleurs souvent très brefs et sans réel échange prolongé entre les interlocuteurs, invite donc le lecteur à leur prêter la plus grande attention pour en mesure l’implicite.

Le récit

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De la même façon, la narration, souvent pour raconter les actions banales du quotidien, les courses et le ménage, la préparation d’un repas ou une promenade, vaut par la psychologie ainsi révélée, qu’il s’agisse de scènes "de groupe" ou mettant en scène les protagonistes.

Le charme discret de la bourgeoisie,1972, film de Luis Buñuel

Le charme discret de la bourgeoisie,1972, film de Luis Buñuel

Une psychologie sociale

L’entrecroisement de ces scènes collectives et du regard individuel aide le lecteur à mesurer l’écart social entre la bourgeoisie parisienne et celui de leurs domestiques. Par exemple, l’évocation des « dîners de Louise » dans le chapitre 12, devient une véritable caricature, qui met en valeur, à la façon des portraits de La Bruyère, l’aspect convenu des conversations, comme s’il s’agissait d’une scène de chacun où chacun jouerait un rôle : « On lève son verre, au talent de Myriam, au chanteur de Paul dont quelqu’un fredonne même une mélodie. Ils parlent de leurs métiers, de terrorisme, d’immobilier. Patrick raconte ses projets de vacances au Sri Lanka. »

Le choix des pronoms, « on », « chacun », « ils », réunit les convives dans un même comportement, dans un même langage aussi, ce qui fait ressortir l’exclusion de Louise : « Elle est nerveuse comme une étrangère, une exilée qui ne comprend pas la langue parlée autour d’elle. De part et d’autre de la table basse, elle échange avec les autres invités des sourires gênés et bienveillants. » On notera l’ambiguïté de ces « sourires » avec les adjectifs qui s’appliquent à la fois à la nounou et aux invités…

Les chapitres 23 et 38 ont le même objectif, mais inversé, puisque ce sont alors les nounours, réunies dans leur domaine propre, le square, qui font une critique sévère de leurs patrons :

Les nounous rient de leurs manies, de leurs habitudes, de leur mode de vie. Les patrons de Wafa sont avares, ceux d’Alba sont affreusement méfiants. La mère du petit Jules a des problèmes d’alcool. La plupart d’entre eux, se plaignent-elles, sont manipulés par leurs enfants, qu’ils voient très peu et auxquels ils cèdent sans cesse. […] Pendant que les enfants courent sur les graviers, qu’ils creusent dans le bac à sable que la mairie a récemment dératisé, les femmes font du square à la fois un bureau de recrutement et un syndicat, un centre de réclamations et de petites annonces. Ici circulent les offres d’emploi, se racontent les litiges entre employeurs et employés.

La psychologie individuelle

Une stratégie d’écriture accompagne souvent les actions relatées, l'intervention de la narratrice pour les rattacher aux sentiments de ses personnages, tantôt en s’affirmant omnisciente, tantôt par la focalisation interne, notamment avec un recours au monologue intérieur. Cela exige que le lecteur s'y montre attentif.

Mais la romancière cherche aussi à impliquer son lecteur, d’où le recours à des questions. Par exemple, alors que Louise raconte aux enfants des contes étranges, deux questions terminent ce récit : « D’où viennent ces histoires ? Elles émanent d’elle, en flot continu, sans qu’elle y pense, sans qu’elle fasse le moindre effort de mémoire ou d’imagination. Mais dans quel lac noir, dans quelle forêt profonde est-elle allée pêcher ces contes cruels où les gentils meurent à la fin, non sans avoir sauvé le monde ? » Le lecteur est ainsi invité à s’interroger sur les « abysses » que cache le visage paisible de Louise.

Parfois ces questions sont prêtées au personnage lui-même, comme celle qui ponctue la gêne de Myriam face aux reproches de l’institutrice : « Était-ce dû à cette petite chaise, sur laquelle elle était mal assise, dans cette classe qui sentait la peinture et la pâte à modeler ? » Une question si absurde qu’elle invite le lecteur à y voir un alibi élaboré par sa culpabilité. Quant aux questions que se posent les nounous sur Louise, elles pourraient être celles auxquelles répondrait le procès de la criminelle : « Elles se demandent qui est cette femme si frêle et si parfaite. Chez qui a-t-elle travaillé avant de venir ici ? Dans quel quartier de Paris ? Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants qu’elle retrouve le soir, après le travail ? Ses patrons sont-ils justes avec elle ? » Au lecteur d’y répondre, avec les informations données, et de réfléchir alors aux raisons des crimes et aux circonstances atténuantes qu’un avocat pourrait invoquer…

L'art de la description

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Dans des interviewes, Leïla Slimani a souvent signalé son goût pour les romanciers du XIXème siècle, citant Balzac, Stendhal, Flaubert par exemple. Si, au XXIème siècle, les excès du romantisme ne sont plus guère de mise, en revanche elle en retient le choix d’un réalisme qui rappelle aussi l’impressionnisme de la fin du XIXème siècle, tel celui qu’on retrouve chez les symbolistes avec la mise en valeur des synesthésies, de l’alliance des sensations, juxtaposées par petites touches, qui crée une atmosphère et met en relation le monde extérieur et l’état d’âme. Même les plus simples objets participent à cette fonction, telles les « ballerines » que Louise nettoie soigneusement : « Ce sont des chaussures vernies, très simples, à talons carrés et surmontées d’un discret petit nœud. Elle s’assoit et commence à en nettoyer une, en trempant un morceau de coton dans un pot de crème démaquillante. Ses gestes sont lents et précis. Elle nettoie avec un soin rageur, entièrement absorbée par sa tâche. Le coton s’est recouvert de saleté. Louise approche la chaussure de la lampe placée sur le guéridon. »

Cela ressort de toutes les descriptions, qu’il s’agisse de faire ressortir l’horreur de l’appartement de Louise ou la chaleur des chambres d’enfants. Les couleurs, les bruits se mêlent, le toucher d’une peau d’enfant ou le goût du lait maternel, et les odeurs comme l’explique la romancière :

Vous vous attachez à retranscrire en mots les odeurs de la vie quotidienne : celle des plats que prépare la nounou mais aussi celle des draps propres, l’odeur des enfants, de l’intérieur de l’appartement. Comment écrit-on l’odeur ?

Mon roman parle de la petite enfance et de son corollaire, la maternité. Ce sont des périodes où les sens sont hypertrophiés : lorsqu’on est enceinte, l’un des premiers symptômes est de tout sentir de manière disproportionnée – ce qui peut donner naissance à des sentiments très agréables comme très désagréables. Quand on devient mère, on passe son temps à sentir son enfant, l’odeur des bébés est rassurante, universelle. Ce livre, Chanson Douce, est intrinsèquement lié à l’odeur. Je considère que décrire une odeur, parfois, est plus direct et évident que de s’attarder sur un lieu, une ambiance, la couleur des murs. Il suffit que quelqu’un ait déjà vécu la maternité, la paternité, ait gardé un jour un enfant pour se remémorer cette odeur si singulière dont je parle dans mon roman. Le talc évoque une période de la vie précise. L’odeur nous ramène à notre vécu, notre intimité, notre sensualité. (« Rencontre avec la romancière », site : The fifh sense)

Les chapitres consacrés à la Grèce mettent tout particulièrement en valeur cette technique, déjà dans les portraits, tel celui de la touriste observée par Louise sur le pont du bateau : « Elle porte un maillot deux pièces : une fine culotte et un bandeau, rose, qui cache à peine ses seins. Elle a des cheveux blond platine et très secs mais ce qui frappe Louise, c’est sa peau. Une peau violacée, couverte de grosses taches brunes. Par endroits, à l’intérieur des cuisses, sur les joues, à la naissance des seins, son épiderme est cloqué, à vif, comme brûlé. Elle est immobile, telle une écorchée dont le cadavre serait offert en spectacle à la foule. » De plus, ce passage se termine, comme souvent, par une comparaison qui en souligne le sens et l’impression produite.

Inversement, c’est la beauté de l’île de Sifnos qui accentue le contraste avec les villes, Athènes déjà, mais surtout Paris avec le quartier où habite Louise. Ici encore, les sensations dépeintes conduisent à mettre en valeur ce que ressent l’héroïne :

Le soleil s’est enfoncé dans la mer, mais il ne fait pas sombre. La lumière a juste pris des teintes pastel et on voit encore les détails du paysage. Le contour d’une cloche sur le toit d’une église. Le profil aquilin d’un buste en pierre. La mer et le rivage broussailleux semblent se détendre, plonger dans une torpeur langoureuse, s’offrir à la nuit, tout doucement, en se faisant désirer.[…]

Le soir le vent s’est mis à souffler, un vent marin, dans lequel elle devine le goût du sel et des utopies.

Soleil couchant sur l’église Eftamartyres, à Sifnos

Soleil couchant sur l’église Eftamartyres, à Sifnos

POUR CONCLURE

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À la lecture de Chanson douce, la première impression est celle d’une écriture fluide, sans recherche particulière même, avec souvent des phrases brèves, des discours rapportés réduits à leur plus simple expression et dans lesquels domine l’oralité. Par endroits, presque l’écriture que pourrait adopter un journaliste… Mais outre la structure, avec la rupture créée par les discours enchâssés et un désordre apparent,  – qui s’avère, en fait, savamment construit pour soutenir l’analyse de Louise et l’évolution de sa relation avec ses employeurs – l’énonciation est loin d’être simple. Le jeu sur la focalisation notamment, les effets de contraste et les procédés d’écriture mis en œuvre soutiennent l’attention du lecteur, tel l’horizon d’attente ouvert par les questions ou les fins de chapitre. Ainsi, la force de ce roman, digne lauréat du prix Goncourt, vient précisément de la façon dont, dans la banalité du quotidien, s’inscrivent progressivement l’étrange et même l’horreur, au service d’une vision cruelle des rapports humains.

Explications de huit extraits : chapitre 1, "la scène des crimes" - chapitre 2, "mère au foyer" - chapitre 11, "deux femme face à face" - chapitre 16, "vacances grecques" - chapitre 23, "au square" - chapitre 31, "la maladie" - chapitre 39, "au restaurant" - chapitre 40, "le rejet"

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