Leïla Slimani, Chanson douce, 2016 : explications
Chapitre 1, du début à "... sur son cou." : les crimes
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Le roman de Leïla Slimani, Chanson douce, s’ouvre, à l’inverse de ce que suggère le titre, sur une scène terrible : la découverte d’un double crime d’enfants et de la tentative de suicide de leur criminelle.
Dans des interviewes, Leïla Slimani explique à quel point elle a été frappée par deux faits divers américains. Le plus ancien, en 1997, porte sur la mort d’un bébé de huit mois, Matthew Eappen, victime de violences graves dont a été accusée Louise Woodward, la jeune fille au pair anglaise qui le gardait, d’abord condamnée et finalement relaxée en appel ; plus proche de la date de l’écriture du roman, en octobre 2012, une autre « nounou », Yoselyn Ortega a, elle, été condamnée à perpétuité, pour avoir poignardé dans la baignoire Lucie, 6 ans, et Léo, 2 ans, avant de tenter de se suicider en s’égorgeant. Les éléments fournis par le récit du premier chapitre font écho à cette seconde situation.
Lucie et Léo Krim : un fait divers tragique
Mais, au-delà de l’inspiration réaliste, et comme la scène d’exposition traditionnelle au théâtre, l’ouverture traditionnelle d'un roman doit apporter au lecteur des informations, mais surtout retenir son attention, tout en imposant une tonalité. Les quatre premiers paragraphes de ce premier chapitre remplissent-ils ce double rôle ?
1ère partie : la mort des enfants
Par l’organisation du récit et les détails précisés, l’incipit cherche à mettre en valeur l’horreur de la scène.
Le "bébé"
La brièveté de la première phrase, « Le bébé est mort », choque le lecteur par sa brutalité, avec l’absence de prénom qui met l’accent sur un très jeune âge – alors que dans la suite du roman, on apprendra qu’Adam est en âge d’entrer à l’école à la rentrée scolaire prochaine. Le récit se poursuit dans les trois phrases suivantes, en une gradation qui permet au lecteur de comprendre qu’il s’agit d’un crime, lui aussi brutal puisqu’« [i]l a suffi de quelques secondes ». Mais, si, d’’un côté, le jugement du médecin qui « a assuré qu’il n’avait pas souffert », s’avère rassurant, la description, en revanche, accentue l’image pathétique. Les gestes évoqués, dans l’anonymat du pronom indéfini, « on », renvoient le lecteur aux réalités policières habituelles pour les scènes de crime : « On l’a couché dans une housse grise et on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps ». Mais la fin de la phrase, elle, met en valeur l’horreur insoutenable de ce qui est, à présent, à coup sûr un crime : « sur le corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets. »
La "petite fille"
Le portrait de la seconde victime, plus long, accentue encore la tonalité pathétique par les souffrances dépeintes puisqu’elle « était encore vivante quand les secours sont arrivés ». Mais l’adverbe temporel sous-entend qu’elle aussi a fini par mourir. Son état, terrible, est, dans un premier temps, suggéré par une comparaison, « Elle s’était battue comme un fauve », mais rien ne dit contre qui… En revanche, comme si le récit nous faisait assister à son autopsie, la précision qui suit permet au lecteur d’imaginer le moment du crime : « On a retrouvé des traces de lutte, des morceaux de peau sous ses ongles mous. » Les détails physiologiques accumulés à la fin du paragraphe sont autant de signes d’une douloureuse agonie : « elle était agitée, secouée de convulsions. Les yeux exorbités, elle semblait chercher de l’air. Sa gorge s’était emplie de sang. » La dernière phrase nous ramène à une sorte de rapport de police, à la fois en lien avec une autopsie et avec la scène de crime elle-même, mais toujours dans l'horreur : « Ses poumons étaient perforés et sa tête avait violemment heurté la commode bleue. »
2ème partie : la scène de crime
Dans le deuxième paragraphe, le récit rompt avec la tonalité pathétique en choisissant de privilégier l’objectivité d’une enquête, la neutralité professionnelle des intervenants : « On a photographié la scène de crime. La police a relevé des empreintes et mesuré la superficie de la salle de bains et de la chambre d’enfants. » Ces agents sont même effacés ensuite, car le récit ne fait ressortir que le décor de la scène. Cependant, ce récit rappelle au lecteur le jeune âge des victimes, en créant un contraste entre la banalité des objets cités et la violence suggérée : « le tapis de princesse était imbibé de sang », « la table à langer était à moitié renversée ».
Les réalités d'une scène de crime
Un horizon d’attente s’ouvre à la fin, par les gestes propres à cautionner l'enquête à venir, « Les jouets ont été emportés dans des sacs transparents et mis sous scellés », et par la prolepse qui annonce le jugement futur : « Même la commode bleue servira au procès. » Une annonce ainsi promise au lecteur…
3ème partie : le portrait de la mère
Un portrait réaliste
L’angle de vue se déplace ensuite avec un gros plan, « La mère était en état de choc », qui maintient la volonté d’objectivité par la mention des témoignages, sur un rythme ternaire anaphorique : « C’est ce qu’ont dit les pompiers, ce qu’ont répété les policiers, ce qu’ont écrit les journalistes. » C’est ce même effet de réel que cherchent à produire les détails du portrait, présentés par un regard extérieur : « Elle a vomi et la police l’a découverte ainsi, ses vêtements souillés, accroupie dans la chambre, hoquetant comme une forcenée. » Enfin, il est renforcé par l’évocation de son état à travers les gestes des intervenants : « L’ambulancier a fait un signe discret de la tête, ils l’ont relevée, malgré sa résistance, ses coups de pied. Ils l’ont soulevée lentement et la jeune interne du SAMU lui a administré un calmant. » Ainsi Leïla Slimani affiche son choix du réalisme.
La tonalité pathétique
Mais l’écriture de Leïla Slimani conduit-elle le lecteur à partager cette objectivité ? Déjà, l’appellation « la mère » vise à l’amener à s’identifier à ce que pourrait ressentir toute « mère », donc à faire preuve de compassion, d'émotion, et la gradation marquée par le choix des verbes suggère aussi que ce « fait divers » a été abondamment commenté et relayé dans les médias, preuve de sa dimension tragique émotionnelle.
De plus, l’objectivité est ensuite brisée par le choix de la focalisation omnisciente, qui donne l’impression que le narrateur a assisté à la scène. Mais il ne se contente pas de la revivre, il en intensifie l’horreur, d’abord par une gradation, « En entrant dans la chambre où gisaient ses enfants, elle a poussé un cri, un cri des profondeurs, un hurlement de louve », avec une comparaison qui met en valeur le lien animal qui unit une mère à ses enfants. Les hyperboles jouent ce même rôle en donnant le sentiment que l’univers entier partage cette douleur profonde : « Les murs en ont tremblé. La nuit s’est abattue sur cette journée de mai. » Enfin, la répétition, « Elle a hurlé à s’en déchirer les poumons », confirme la comparaison précédente prêtée au regard extérieur de la police, « hoquetant comme une forcenée ». La dernière précision sur « la jeune interne du SAMU », « C’était son premier mois de stage », peut paraître inutile au récit… Mais elle suggère à quel point une telle scène est marquante, peut-être gravée à jamais dans sa mémoire de celui qui y a participé.
4ème partie : la criminelle
Un récit objectif
Nous retrouvons, comme pour la description de la scène de crime et le portrait de la mère, la mention réaliste de détails et des gestes, tels qu’ont pu les constater et les effectuer les intervenants : « Elle s’est sectionné les deux poignets et s’est planté le couteau dans la gorge. Elle a perdu connaissance, au pied du lit à barreaux. Ils l’ont redressée, ils ont pris son pouls et sa tension. Ils l’ont installée sur le brancard et la jeune stagiaire a tenu sa main appuyée sur son cou. » La phrase nominale souligne d’ailleurs cette volonté de véracité : « Avec autant de professionnalisme, avec objectivité. »
Un portrait subjectif
Mais cette volonté contraste avec des procédés qui, eux, relèvent d’une expression subjective, à commencer par l’antéposition qui met en valeur l’appellation de la criminelle : « L’autre aussi, il a fallu la sauver. » Cette appellation, péjorative, méprisante, et le choix du verbe d’obligation s’opposent à la douleur de la mère, en suggérant même que les intervenants auraient sans doute souhaité qu’elle meure… Mais c’est un jugement encore plus direct que formule l’antithèse : « Elle n’a pas su mourir. La mort, elle n’a su que la donner. » La reprise verbale et le passage de la négation absolue à la négation restrictive sonnent, en effet, comme un reproche, comme si rater son suicide était une forme de lâche faiblesse.
CONCLUSION
Cette analyse permet d'apporter une réponse complexe à la problématique posée dans l’introduction sur le double rôle d'une ouverture : informer le lecteur et le séduire.
En ce qui concerne les explications données, nous avons mesuré un important contraste : d’une part, une volonté de reproduire avec la plus grande exactitude la découverte de cette scène de crime. Le récit, en faisant alterner la focalisation omnisciente et le regard extérieur des intervenants, vise à faire partager au lecteur la découverte de la scène de crime et même les actions, que l’emploi prépondérant du passé composé semble relater au fur et à mesure de leur accomplissement.
En revanche, contrairement à la plupart des romans réalistes, ces informations restent très incomplètes. Nous ignorons tout des lieux, de la temporalité précise, et même nous ne connaissons les personnages que par des appellations générales : « le bébé », « la petite fille », « la mère », et ne savons pas qui est cette « autre », la criminelle…
Mais la romancière prend soin, parallèlement, de dramatiser ses portraits et ses descriptions, pour que l’émotion ainsi suscitée pousse aussi le lecteur à désirer en savoir plus. Intensifier le pathétique est donc indispensable pour contrebalancer le réalisme et susciter la curiosité du lecteur, de même que par les expressions qui ouvrent sur un futur, une enquête, un procès…
En fait, cette ouverture marque la fin d’une histoire et crée un horizon d'attente : le lecteur souhaite que la suite du roman lui explique comment des actes si horribles ont pu se produire, en entrant dans les détails de l’enquête et même du procès… La romancière comblera-t-elle donc cette attente ?
Chapitre 2, d' " Elle ne mesurait pas... " à "... une vie au foyer." : mère au foyer
Pour lire l'extrait
La fin du premier chapitre a apporté des précisions sur la famille, enfin nommée, Myriam et Paul Massé, dont le lieu d’habitation indique l’appartenance à la bourgeoisie. La mention de « l’étude d’un dossier » nous apprend que cette mère travaille, d’où la présence d’une « nounou » pour garder les enfants, celle qui a commis le double crime. L’horizon d’attente reste cependant maintenu. Celle-ci semblait, en effet, plutôt bien traitée et appréciée puisqu’en rentrant chez elle Myriam a prévu une surprise : « Elle a acheté une baguette, un dessert pour les petits et un cake à l’orange pour la nounou. C’est son favori. »
Le chapitre 2 entreprend donc un retour temporel d’abord en prenant comme point de départ le recrutement de cette nounou, puis, en reculant encore dans le temps, en expliquant les raisons de cette décision, une évolution de la mère. Jusqu’à présent « Myriam refusait absolument d’entendre parler d’une baby-sitter » et s’occupait de sa fille, Mila. Mais la naissance d’un second enfant, Adam, remet en cause cette vie de femme au foyer. Quelle image de la condition féminine face à la maternité ce passage propose-t-il ?
1ère partie : être mère au foyer (du début à la ligne 10)
Un rôle à remplir
Depuis la plus lointaine antiquité, le rôle de la femme était d’être épouse et mère, assurant le bien-être au sein du foyer. Bien rares étaient celles qui remettaient en cause cette place, que l’héroïne de Chanson douce a remplie, malgré les difficultés posées par la fillette, et elle a bien accueilli la naissance, « un an et demi après », d’un second enfant.
Or, le premier paragraphe de l’extrait inverse cette situation, d’abord en mettant l’accent sur les difficultés posées par l’omniprésence de deux enfants en bas âge : « Elle ne mesurait pas l’ampleur de ce qui s’annonçait. Avec deux enfants tout est devenu plus compliqué. » L’énumération des verbes à l’infinitif fait ressortir le poids de chaque tâche, même les plus banales, intérieures comme extérieures : « faire les courses, donner le bain, aller chez le médecin, faire le ménage.
Itinéraire d’une femme au foyer, in Elle, le 17 mai 2022
Cette mère ainsi surchargée ne peut plus s’occuper d’autre chose que des enfants, qui pèsent aussi sur l’économie familiale : « Les factures se sont accumulées. »
L'effacement de soi
Une brève phrase indique l’évolution négative de l’héroïne : « Myriam s’est assombrie. » Depuis les années cinquante, en effet, le féminisme a peu à peu progressé, en insistant sur le droit des femmes – indépendamment de la nécessité financière qui peut les obliger à avoir un salaire – à l’épanouissement personnel c’est-à-dire à ne pas se contenter de cette fonction traditionnelle de mère au foyer, idée intégrée par l'héroïne.
C’est ce qui explique le sentiment d’ennui qui s’intensifie, avec l’impression d’une vie vide, « Les journées d’hiver lui ont paru interminables. », qui amène, parallèlement, le désir d’échapper à cette situation : « Elle ressentait chaque jour un peu plus le besoin de marcher seule ». Mais ce sentiment va encore plus loin, puisque même l’amour maternel s’efface. Les enfants ne sont plus qu’une contrainte : « Elle s’est mise à détester les sorties au parc. », « les premiers babillements d’Adam lui étaient indifférents. » C’est alors une véritable dépression qui s’installe, avec le sentiment de ne plus avoir d’existence propre : elle « avait envie de hurler comme une folle dans la rue. » Le discours intérieur rapporté illustre la violence de ce rejet, en transformant les enfants en des sortes de vampires : « "Ils me dévorent vivante", se disait-elle parfois. »
2ème partie : le conflit conjugal (des lignes 10 à 16)
Les difficultés conjugales de la mère au foyer
Mais, de même qu’être mère devient une contrainte par la perte de liberté, la relation conjugale se trouve aussi dégradée, car elle reporte sur Paul son insatisfaction profonde : « Elle était jalouse de son mari. » Si « [l]e soir, elle l’attendait fébrilement derrière la porte », c’est parce qu’il est le seul qui puisse lui offrir cette ouverture sur le monde extérieur qui lui manque, mais, en même temps, elle lui en veut de son propre enfermement : « Elle passait une heure à se plaindre des cris des enfants, de la taille de l’appartement, de son absence de loisirs. » D’où ce triple reproche, qui l’accuse de sa fatigue de mère, liée aux difficultés matérielles et, en gradation, à son sentiment d’être privée des « loisirs », c’est-à-dire de toute vie personnelle.
Les querelles ne peuvent alors que naître, avec la violence marquée par le choix du verbe introducteur du discours direct : « Quand elle le laissait parler et qu’il racontait les séances d’enregistrement épiques d’un groupe de hip-hop, elle lui crachait : "Tu as de la chance." »
Mais lui, au contraire, s’accommode de l’évolution du rôle paternel renforcé par le féminisme : « Il répliquait : ‘‘Non, c’est toi qui as de la chance. Je voudrais tellement les voir grandir. » Ainsi, le lien conjugal perd tout sens : « À ce jeu-là, il n’y avait jamais de gagnant. »
3ème partie : un déchirement intérieur (de la ligne 17 à la fin)
Une carrière professionnelle
Le troisième paragraphe met en évidence cet écart qui se creuse au sein même du couple : « La nuit, Paul dormait à côté d’elle du sommeil lourd de celui qui a travaillé toute la journée et qui mérite un bon repos. Elle se laissait ronger par l’aigreur et les regrets. » Le verbe « mérite » accorde au mari le droit au « sommeil », donc à la fatigue, grâce à son « travail », tandis que les tâches de sa femme ne sont pas considérées comme du travail. Le vide de sa vie ressort par les deux sentiments évoqués, dans
le monologue rapporté dans une longue phrase.
Son « aigreur » est d’autant plus violente qu’elle s’associe à un sentiment d’injustice : « Elle pensait aux efforts qu’elle avait faits pour finir ses études, malgré le manque d’argent et de soutien parental ». Elle a l’impression que tout cela a été inutile, a été du temps perdu.
Les « regrets », eux, viennent du fait que, cette plénitude, elle avait pu la vivre, à une époque où l’amour conjugal était aussi bien présent, car ce mari, aujourd’hui incapable de la comprendre, partageait alors son succès professionnel : « la joie qu’elle avait ressentie en étant reçue au barreau », « la première fois qu’elle avait porté la robe d’avocat et que Paul l’avait photographiée, devant la porte de leur immeuble, fière et souriante. »
Le regard d'autrui
Finalement, cette opposition entre deux rôles, la maternité et la carrière professionnelle, est devenue une injonction contradictoire, douloureusement ressentie. Ainsi, comme la tradition oblige la mère au foyer à afficher son bonheur, elle doit cacher la douleur née de ce sentiment d’incomplétude, qui l'installe dans le mensonge : « Pendant des mois, elle a fait semblant de supporter la situation. » C’est d’abord face à son mari qu’elle en arrive à se sentir coupable de ne pas se satisfaire de ce rôle : « Même à Paul elle n’a pas su dire à quel point elle honte. » L’hyperbole du verbe « mourir » et la négation restrictive insistent sur son vide intérieur, un sentiment d’inutilité qui finit par aliéner sa propre image : « À quel point elle se sentait mourir de n’avoir rien d’autre à raconter que les pitreries des enfants et les conversations entre des inconnus qu’elle épiait au supermarché. »
Puis, pour ne pas subir le jugement d’une société qui, elle, valorise la vie professionnelle, elle le fuit en s’enfermant encore davantage : « Elle s’est mise à refuser toutes les invitations à dîner, à ne plus répondre aux appels de ses amis. »
Deux regards sont ensuite mis en valeur, pour souligner le poids de ce regard social.
Celui des femmes elles-mêmes la renvoie à ce rôle traditionnel : « Elle se méfiait surtout des femmes, qui pouvaient se montrer si cruelles. » En fait, en les jugeant « si cruelles », elle leur reproche de ne pas comprendre ce qu’elle ressent, et leur discours est, à ses yeux, une forme d’hypocrisie : « Elle avait envie d’étrangler celles qui faisaient semblant de l’admirer ou, pire, de l’envier. Elle ne pouvait plus supporter de les écouter se plaindre de leur travail, de ne pas assez voir leurs enfants. » La violence de son rejet est marquée par son choix verbal, « étrangler », et par le discours indirect rapporté qui, en écho à la réponse de son mari, proteste mensongèrement d’un amour maternel qu’elles ont, en réalité, placé au second plan en choisissant, elles, de poursuivre leur vie professionnelle.
Puis le rejet s’élargit à toute la société : « Plus que tout, elle craignait les inconnus. » Le comportement rapporté de « [c]eux qui demandaient innocemment ce qu’elle faisait comme métier et qui se détournaient à l’évocation d’une vie au foyer » conforte, en effet, à la fois l’hypocrisie précédemment attribuée aux femmes et son propre sentiment d’inexistence, en niant toute valeur à son choix de se consacrer entièrement à sa maternité.
CONCLUSION
Cet extrait met en valeur l’injonction contradictoire à laquelle sont confrontées les femmes actuelles – que, d’ailleurs, dans plusieurs interviewes, Leïla Slimani reconnaît avoir elle-même subie. D’un côté, mues par ce qu’on a appelé « l’instinct maternel » mais aussi par ce que leur a longtemps imposé la tradition patriarcale, elles sont désireuses de remplir pleinement leur rôle aux côtés des enfants, en prenant soin du foyer ; de l’autre, les guerres du XXème siècle et la force croissante des idées féministes les ont amenées à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie sociale, et elles ont pu accéder peu à peu à des études et à des professions qui leur étaient jusqu’alors interdites en en faisant la clé de leur épanouissement personnel. C’est ce conflit intérieur que Leïla Slimani développe dans son roman.
La charge mentale d'une femme moderne...
L’extrait précède et justifie psychologiquement le recrutement de Louise, la « nounou » et la place qu’elle prend peu à peu dans la famille. Mais le retour de Myriam au travail dans le cabinet d’avocats de son ancien camarade, Pascal, fera-t-il pour autant disparaître le conflit intérieur ? Ne risque-t-il pas, tout simplement, de resurgir en s’inversant, en remplaçant une frustration par une autre, celle de son statut de mère ?
Chapitre 11, de " Cette semaine, elle est rentrée tard... " à "... leur bonheur familial." : deux femmes face à face
Pour lire l'extrait
La présentation du recrutement de la nounou, Louise, par la mère, Myriam comme « une évidence. Comme un coup de foudre amoureux » annonce déjà la relation qui va se mettre en place au sein de la famille.
La « nounou » indispensable pour une mère qui travaille
D’abord, c’est le temps de la conquête : celle des enfants, bien sûr, à travers, notamment, l’organisation de la fête d’anniversaire de la petite Mila ou les jeux, mais aussi celle des parents, peu à peu pris en charge. Le récit débute alors un va-et-vient : la description du contexte familial est interrompue par deux gros plans qui mettent face à face les deux femmes : le chapitre 4 représente Louise dans son studio de banlieue plutôt miséreux, le chapitre 7 Myriam au travail dans le cabinet d’avocat. Enfin, au chapitre 10, intitulé « Stéphanie », une longue analepse dépeint, vus par le regard de sa fille, les temps anciens de la vie de Louise, encore mariée, déjà « nounou », mais que son travail éloigne de sa fille, alors âgée de huit ans.
Le lecteur a donc à présent toutes les informations sur le caractère des deux femmes. Comment cet extrait du chapitre 11 dépeint-il leur relation ?
1ère partie : l’amour maternel (du début à la ligne 9)
Être mère
Le retour de Myriam au travail inverse son déchirement antérieur. Alors que les enfants lui étaient devenus insupportables quand elle devait s’en occuper sans interruption, à présent ils lui manquent : « Cette semaine, elle est rentrée tard tous les jours. Ses enfants dormaient déjà ».
Elle vit donc, à présent une nouvelle frustration, l’impossibilité d’exprimer pleinement son amour maternel. Mais montrer que les enfants lui manquent contredit son choix de reprendre sa carrière, d’où l’attente du « départ de Louise » pour retrouver cette amour qui lui manque : « il lui est arrivé de se coucher contre Mila, dans son petit lit, et de respirer l’odeur délicieuse des cheveux de sa fille, une odeur chimique de bonbon à la fraise. » Le récit souligne la puissance quasi animale de l’amour maternel en mettant en valeur les sensations, le toucher, l’odorat surtout, par la précision donnée.
Des preuves d'amour
Mais comment expliquer les projets qu’elle formule alors : « Ce soir, elle leur permettra des choses habituellement interdites. » ? Tout se passe comme si, à présent, elle craignait le regard de ses enfants, qu’ils se sentent délaissés, privés de leur mère. C’est donc par culpabilité qu’elle veut leur permettre de transgresser les interdits, rendre exceptionnels les moments partagés : « Ils mangeront sous la couette des sandwichs au beurre salé et au chocolat. Ils regarderont un dessin animé et ils s’endormiront tard, collés les uns aux autres. » Pour se sentir pleinement mère, elle a besoin même de retrouver l’angoisse à laquelle, à présent, elle échappe au quotidien : « Dans la nuit, elle recevra des coups de pied au visage et elle dormira mal parce qu’elle s’inquiétera de voir Adam tomber. »
Si, autrefois, elle se sentait coupable d’« étouffer » dans sa vie de mère au foyer, elle se sent à présent coupable de son choix professionnel, et doit donc trouver des formes de compensation.
2ème partie : une confrontation (des lignes 10 à 24)
Le désir maternel
A priori, le comportement des enfants, leur élan joyeux vers elle, dans ce récit que l’emploi du présent place sous les yeux du lecteur, est propre à rassurer leur mère : « Les enfants sortent de l’eau et courent se jeter, nus, dans les bras de leur mère. » Ainsi le discours direct rapporté montre sa volonté de réaffirmer clairement son rôle maternel en restant seule avec eux. Mais, pour effacer sa culpabilité en se donnant bonne conscience, elle continue à masquer hypocritement ce désir par un alibi, soulager généreusement la « nounou » de sa fatigue : « « Ce n’est pas la peine, ne vous dérangez pas. Il est déjà tard. Vous pouvez rentrer chez vous. Vous avez dû avoir une rude journée. »
La puissance de Louise
Mais la réaction de Louise traduit sa résistance : elle entend bien, elle aussi, imposer son pouvoir en interdisant à la mère ce temps de partage. Elle aussi joue de façon hypocrite, en prenant la perfection de son travail comme alibi : « Louise se met à ranger la salle de bains. Elle nettoie la baignoire avec une éponge ». La focalisation omnisciente du récit met l’accent sur cette hypocrisie : « Louise fait mine de ne pas l’entendre et, accroupie, elle continue d’astiquer les rebords de la baignoire et de remettre en place les jouets que les enfants ont éparpillés. » Elle rend ainsi impossible tout reproche de Myriam, qui paraîtrait alors injustifié, puisqu’elle ne fait qu’accomplir les tâches habituelles attendues d’elle : « Louise plie les serviettes. Elle vide la machine à laver et prépare le lit des enfants. Elle repose l’éponge dans un placard de la cuisine et sort une casserole qu’elle met sur le feu. »
Le conflit ouvert
Le participe mis en apposition souligne cette impossibilité, à quel point Myriam se sent écartée, privée du rôle qu’elle voulait remplir : « Démunie, Myriam la regarde s’agiter. » À son tour, elle entreprend de résister : « Elle essaie de la raisonner. "Je vais le faire, je vous assure." » Cependant la parole ne suffit pas, le conflit s’incarne alors dans un geste qui peut paraître dérisoire mais est significatif : « Elle tente de lui prendre la casserole des mains mais Louise tient le manche serré dans sa paume. » S’emparer de la « casserole » est reconquérir un des symboles de la maternité, la fonction nourricière.
Cependant Louise ne cède pas pour autant, se posant ainsi comme adversaire, mais en adoptant, elle aussi, un masque que signale d’abord l’opposition entre le geste de rejet et la façon de l’accomplir : « Avec douceur, elle repousse Myriam. » De même, le discours direct se charge lui aussi d’hypocrisie, en feignant la générosité envers sa patronne : « Reposez-vous, dit-elle. Vous devez être fatiguée. Profitez de vos enfants, je vais leur préparer à dîner. » Sa dernière affirmation, « Vous ne me verrez même pas. », porte à son comble cette hypocrisie, puisqu’elle affiche son effacement alors même qu’elle s’impose et interdit à Myriam son rôle de mère. Elle sort donc victorieuse du conflit.
3ème partie : le triomphe de la nounou (de la ligne 25 à la fin)
La fin de l’extrait est un commentaire qui, à partir de cette courte scène, à laquelle la lie la conjonction « et », la conclut en généralisant la relation qui s’est créée au sein de la famille. La brève affirmation marque dont l'intervention d’un narrateur omniscient qui proclame la vérité du récit : « Et c’est vrai. »
La conquête accomplie
L’implantation de Louise au sein de la famille, est confirmée, et décrite comme habile car elle s’est effectuée insensiblement et discrètement : « Plus les semaines passent et plus Louise excelle à devenir à la fois invisible et indispensable. » Le verbe, mettant en valeur les qualités de Louise, explique la confiance qui lui est accordée, avec une double preuve : « Myriam ne l’appelle plus pour prévenir de ses retards et Mila ne demande plus quand rentrera maman. » La situation est ainsi présentée comme normale, ce qui déculpabilise la mère, et l’image, « Louise est là, tenant à bout de bras cet édifice fragile », telle une comparaison au héros de la mythologie, Atlas, souligne la puissance de la nounou. Ainsi, cette réussite met fin au conflit, puisque les deux femmes y trouvent leur compte : « Myriam accepte de se faire materner. Chaque jour, elle abandonne plus de tâches à une Louise reconnaissante. » La situation convient à la mère, dont elle simplifie l’existence, mais aussi à Louise, qui y trouve la reconnaissance de sa valeur.
La toute-puissance de la "nounou"
Une triple image dépeint le rôle joué par Louise, illustré par des métamorphoses.
Louise, une divinité protectrice. Adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, 2019. Studio théâtre de la Comédie-Française.
La première transforme la vie familiale en une pièce de théâtre, dont les personnages du roman deviennent des acteurs : « La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. » Cette image à la fois traduit la fausseté de la situation qui s’est installée, et l’action de Louise qui, dans la fonction d'un régisseur, impose sa volonté, mais en toute discrétion : « Elles soulèvent un divan, poussent d’une main une colonne en carton, un pan de mur. » La métaphore se poursuit, « Louise s’agite en coulisses, discrète et puissante », confirmée par l’association des adjectifs apposés, et transforme même la nounou en marionnettiste : « C’est elle qui tient les fils transparents sans lesquels la magie ne peut pas advenir. » Mais le terme « magie » inscrit la situation dans un monde merveilleux, qui ne peut exister qu’au théâtre, impossible dans la vie réelle. Sa destruction, le retour au réel, n'est-elle pas ainsi annoncée ?
Une deuxième affirmation métamorphose la nounou une des trois divinités principales du panthéon hindou : « Elle est Vishnou, divinité nourricière, jalouse et protectrice. » Là où Brahma représente la création et Shiva la destruction, Vishnou, avec ses quatre bras, protège l’univers, en s’incarnant en de nombreux avatars qui illustrent toutes les façons dont se manifeste sa puissance. D’où la comparaison de Louise à ce dieu : elle aussi s’impose en sauvant la famille par les tâches multiples qu’elle remplit. Mais, entre les deux adjectifs mélioratifs qui la caractérisent, « jalouse » suggère déjà une menace, celle d’une possessivité dangereuse et destructrice.
La troisième image renvoie à la mythologie latine, celle de la louve romaine qui, selon la légende, aurait recueilli les jumeaux, Romulus et Rémus, jetés dans un panier dans le Tibre par leur oncle qui voulait conserver le pouvoir royal, et les aurait allaités jusqu’à ce qu’un berger les trouve.
Raja Ravi Varma, Les avatars de Vishnou, vers 1900. Lithographie
Image salvatrice donc d’où le lexique mélioratif, mais aussi ambiguë car la louve est aussi, traditionnellement, le symbole de la mère dévorante, qui ne veut pas se laisser déposséder des enfants qu’elle a nourris.
La louve capitoline, sculpture en bronze, anonyme, 75 x 114. Musée du Capitole
CONCLUSION
Ce face-à-face marque un moment important dans la relation familiale, en montrant la tension générée par une double frustration : frustration de la mère, qui vit, en ayant repris sa vie professionnelle, l’inversion de son insatisfaction : ses enfants lui manquent et elle se sent dépossédée d’une part d’elle-même. Mais frustration aussi de la « nounou », Louise, qui ne peut se sentir exister qu’en s’affirmant indispensable.
Mais, en confirmant la phrase de Myriam au début du chapitre 5, « Ma nounou est une fée. », le récit suggère que cette situation, qui relève du merveilleux, ne pourra perdurer. Peu à peu, une menace se fait ainsi jour, car les enfants sont devenus les enjeux du conflit entre les deux femmes : l’une, la mère, qui s’efface au profit d’une mère de substitution. Le récit commence ainsi à suggérer une réponse aux raisons des crimes et de la tentative de suicide : si Louise, licenciée, perd les enfants, non seulement sa vie perd alors tout sens mais, divinité « jalouse », il n’y a aucune raison que sa disparition les laisse à leur mère…
Chapitre 16, de " Paul, qui est assis... " à "... ils sont à elle." : vacances grecques
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Le recrutement de Louise, la « nounou », permet à Myriam, étouffée par les enfants, de reprendre une carrière d’avocate, transforme la vie familiale. Après avoir ramené l’ordre dans l’appartement, Louise fait peu à peu la conquête, des enfants puis des parents, notamment de Myriam qui, finalement, même si elle se sent dépossédée de son rôle de mère, accepte cette prise en charge confortable. Ainsi, Louise est même invitée à partager un des dîners organisés le vendredi avec les amis du couple, au cours duquel Paul l’invite à passer des vacances avec eux en Grèce. Il ne s'agit pas tant de lui faire plaisir, que de profiter eux-mêmes de liberté.
Quatre chapitres sont consacrés à ce séjour, d’abord le voyage à Athènes, puis en ferry vers l’île de Sifnos. Dans ce lieu, Louise découvre la « beauté » et une relation encore plus fusionnelle se crée avec son employeur quand il lui apprend à nager : « Lui qui, sans doute, ne la voyait pas. » découvre un corps qui le trouble. Le chapitre 16, le dernier¸ relate le repas dans une taverne, que le couple partage avec Louise, un moment exceptionnel pour elle. Comment ce récit illustre-t-il l’évolution de la relation entre Louise et ses employeurs ?
Une taverne dans l'île de Sifnos
1ère partie : le portrait de Paul (1er et 2ème paragraphes)
Le comportement de Paul
La description, d’abord omnisciente, insiste sur ses gestes, qui ne font plus preuve de la distance attendue d’un employeur : « Paul, qui est assis à côté d’elle, passe alors son bras autour de ses épaules », « Il lui serre l’épaule de sa grande main, lui sourit comme à un vieil ami, un copain de toujours ». Le récit apporte une explication, l’effet de l’alcool : « L’ouzo le rend jovial. » Mais l’impression donnée renforce la familiarité de son comportement : « Il la secoue un peu comme on le fait à un ami timide ou qui a du chagrin ».
Le portrait du deuxième paragraphe adopte, lui, la focalisation interne, le regard de Louise, « fascinée par l’aisance de Paul. » Il est alors dépeint comme doté de toutes les qualités, amplifiées par les exemples donnés : « Il plaisante avec le serveur qui leur a offert un digestif. En quelques jours, il a appris assez de mots en grec pour faire rire les commerçants ou obtenir une ristourne. Les gens le reconnaissent. Sur la plage, c’est avec lui que veulent jouer les autres enfants et il se plie en riant à leurs désirs. Il les porte sur son dos, il se jette dans l’eau avec eux. Il mange avec un appétit incroyable. » Pour ce père, heureux de profiter de ses enfants pendant ses vacances, ce sont des actions banales, mais qui le rendent exceptionnel aux yeux de Louise, incapable, elle, de cette même « aisance ». C’est ainsi l’écart social qui se trouve mis en évidence.
Jeux de plage à Sifnos
Une double métamorphose
Les comparaisons, elles, renvoient à l’interprétation de Louise qui transforme le regard qu’elle porte sur lui, souligné par le participe mis en apposition : « Elle fixe, enchantée, le visage de l’homme. » Ce participe, propre à la tonalité merveilleuse, donne ainsi l’impression que Louise vit un véritable conte de fées. L’énumération nominale en gradation soutient la vision éblouie de cet homme ainsi transformé : « Sa peau hâlée, ses grandes dents blanches, ses cheveux que le vent et le sel ont blondis. »
De même, elle se sent elle-même transformée par le geste, avec une comparaison double qui suggère une proximité attentive, presque une tendresse à laquelle Louise n’est pas habituée : « comme on le fait à un ami timide ou qui a du chagrin, à quelqu’un dont on souhaite qu’il se détende ou qu’il se reprenne en main. »
Une relation ambiguë
Ce nouveau comportement découvert, qui brise la distance entre l’employeur et son employée, crée finalement une situation ambiguë. Ici, Louise ne se substitue plus à la mère, mais a l’impression de vivre une relation particulière, celle qui pourrait rapprocher deux amants lors d’un dîner : « Si elle osait, elle poserait sa main sur la main de Paul, elle la serrerait entre ses doigts maigres. » Mais l’écart social reste bien présent, et Louise ne peut le transgresser : « Mais elle n’ose pas. »
L’ambiguïté est aussi marquée par l’opposition des deux femmes, une épouse sans indulgence, « Myriam a l’air de s’en agacer », face à l’émotion pleine d’indulgence de Louise : « mais Louise trouve touchante cette gourmandise qui le pousse à commander toute la carte. » L’importance de cette scène est marquée par l’insertion du discours rapporté direct, « On prend ça aussi. Pour essayer, non ? », comme si chaque détail se gravait dans la mémoire de Louise, jusqu’au moindre geste qui reçoit une interprétation méliorative : « Et il saisit avec les doigts des morceaux de viande, de poivron ou de fromage qu’il engloutit avec une joie innocente. » Ainsi, face à la femme désapprobatrice, Louise joue le rôle de la rivale amoureuse, prête à tout accepter et approuver.
Assortiment de plats grecs à la taverne
2ème partie : une fusion (3ème paragraphe)
Le troisième paragraphe repose sur l’emploi du pluriel, avec le choix des pronoms personnels, « ils », eux », « les », avec une insistance sur l’unité créée, le partage d’un même moment de fusion : « Une fois rentrés sur la terrasse de l’hôtel, ils pouffent tous les trois dans leurs poings ».
Le geste de Louise, celui de la « nounou », qui « met un doigt sur ses lèvres. Il ne faut pas réveiller les petits », ne suffit pas à détruire ce temps d’harmonie : « Cet éclair de responsabilité leur apparaît tout à coup ridicule. » Alors qu’elle fait encore preuve de sa conscience professionnelle, la narration maintient la fusion du trio, en apportant une explication, là encore collective : « Ils jouent aux enfants, eux, que les considérations enfantines ont tenus toute la journée tendus vers le même objectif. » Ainsi, cette image d’un jeu démasque toute l’illusion qui s’est créée pendant le dîner, une liberté qui a transformé leur rôle : « Ce soir, une légèreté inhabituelle souffle sur eux. » L’alcool, en effaçant les inhibitions, a permis de vivre ce moment d’harmonie, renforcé par l’absence de l’enjeu qui peut les séparer, les enfants : « L’ivresse les soulage des angoisses accumulées, des tensions que leur progéniture insinue entre eux. » Les deux expressions finales renvoient aux deux étapes du roman : quand elle était mère au foyer, « mari et femme » s’étaient écartés, Myriam jalousant la vie plus libre et plus remplie de Paul ; mais la reprise de sa vie traditionnelle a fait naître une nouvelle rivalité, entre « mère et nounou ». Cette double rivalité est dont, à présent, effacée.
3ème partie : la nounou et le couple (4ème paragraphe)
L'image du couple
Le récit de ce moment exceptionnel se poursuit en focalisation interne, à travers le jugement et le regard de Louise, observatrice lucide du couple : « Louise sait combien cet instant est fugace. Elle voit bien que Paul regarde avec gourmandise l’épaule de sa femme. » Mais ce regard la place dans la position d’une femme jalouse de cette relation de couple rétablie. L’accent est ainsi mis sur la sexualité perceptible, d’abord par le portrait physique de l’épouse, séduisante : « Dans sa robe bleu clair, la peau de Myriam paraît encore plus dorée » De même, la danse joue son rôle traditionnel de préliminaire sexuel : « Ils se mettent à danser, tanguent d’un pied sur l’autre. » La narration glisse alors vers l’omniscience, avec deux comparaisons qui soulignent la métamorphose que le dîner a pu provoquer : « Ils sont maladroits, presque gênés, et Myriam ricane comme si cela faisait très longtemps qu’on ne l’avait pas tenue ainsi par la taille. Comme si elle se sentait ridicule d’être ainsi désirée. » Mais le dernier geste mentionné scelle l’union du couple : « Myriam pose sa joue sur l’épaule de son mari. »
Le portrait de Louise
Mais la perception du désir qui unit le couple a un effet négatif sur Louise, et la gradation, « Louise sait qu’ils vont s’arrêter, dire au revoir, faire semblant d’avoir sommeil », la renvoie à sa propre solitude nocturne, à son propre désir, ressenti au cours du dîner, mais impossible à satisfaire.
Une boîte à musique
Elle ne peut donc, comme le développe le monologue intérieur rapporté, que ressentir avec violence son impuissance à prendre le pouvoir sur leur vie : « Elle voudrait les retenir, s’accrocher à eux, gratter de ses ongles le sol en pierre. Elle voudrait les mettre sous cloche, comme deux danseurs figés et souriants, collés au socle d’une boîte à musique. » L’emploi du conditionnel met en évidence sa volonté de fusion, mais qui, en fait, la laisse à l’extérieur de l’union du couple. Elle ne peut donc que rester simple spectatrice, d’un spectacle qui lui est interdit : « Elle se dit qu’elle pourrait les contempler des heures sans se lasser jamais. » En fait, le rythme ternaire montre qu’elle retrouve ce qui caractérise son existence, depuis son arrivée dans la famille : « Qu’elle se contenterait de les regarder vivre, d’agir dans l’ombre pour que tout soit parfait, que la mécanique jamais ne l’enraie. » La seule façon de compenser son inexistence est donc d’imposer son pouvoir, ce qu’elle n’a jamais pu réaliser dans sa vie personnelle.
Mais le lexique choisi à la fin de l’extrait, avec la répétition et les adjectifs, exprime une double faille psychique :
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Elle traduit d’abord un sentiment d’aliénation, le renoncement à soi en remettant son destin entre les mains de ses employeurs : « Elle a l’intime conviction à présent, la conviction brûlante et douloureuse que son bonheur leur appartient. »
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Mais, pire encore, pour que cette aliénation soit supportable, il lui faut affirmer la réciprocité, le couple cédant à son pouvoir, marquée par le parallélisme : « Qu’elle est à eux et qu’ils sont à elle. » Mais de ce fait, une menace plane alors : une possessivité qui peut conduire à tous les excès.
CONCLUSION
Jusqu’à présent le roman avait surtout mis en scène la relation de Louise avec les enfants et avec Myriam, en insistant sur l’ambiguïté des liens créés et sur le rôle croissant joué par la « nounou » dans la famille. Les chapitres 12 à 16 complètent l’image la « nounou », en formant une sorte de parenthèse qui permet de mettre en valeur le regard de Louise porté à la fois sur son employeur, Paul, et sur le couple qu’il forme avec Myriam. Mais, même s’il semble hors du temps, inscrit dans une tonalité merveilleuse, le récit de ce dîner ne fait que mettre en évidence les failles psychologiques de Louise, son sentiment d’inexistence, d’exclusion, qu’elle tente de compenser en s’appropriant, après l’appartement, les enfants, leur mère, le couple lui-même. Une revanche, sans doute, sur ses propres échecs, mais qui laisse planer un malaise, une menace même.
Chapitre 23, du début à "... journée d'hiver au parc." : au square
Pour lire l'extrait
Les premiers chapitres du roman ont raconté la prise de pouvoir progressive de la « nounou », Louise, recrutée pour permettre à Myriam, mère de deux jeunes enfants, de reprendre sa carrière d’avocate. Au début, le récit met en scène sa conquête, des lieux, des enfants, de leur mère, et enfin, favorisée par les vacances en Grèce, du couple. Mais le portrait de Louise met déjà en évidence une personnalité ambiguë, parfois même menaçante, construite par un douloureux passé que rapportent notamment les récits insérés, sa relation à sa fille et son mariage avec Jacques.
Mais, au retour de vacances, l’harmonie familiale, cette fusion du trio née en Grèce, se délite peu à peu, avec deux moments clés : la petite Mila violemment grondée par Louise pour s’être égarée au parc – et qui riposte en la mordant au bras – et la violente colère du père contre Louise, qui a joué à maquiller la fillette. Comment ce passage du chapitre 23 fait-il ressortir la dégradation qui s’installe alors ?
1ère partie : l'état de Louise (1er paragraphe)
Un emprisonnement
Le participe « Enfermée », apposé en tête du passage, indique d’emblée l’état dégradé de Louise, le sentiment d’être emprisonnée, dans son travail certes, « dans l’appartement des Massé », mais aussi, de façon plus générale, dans sa vie, d’où la violence de son sentiment : « elle a parfois l’impression de devenir folle. » Le présent du récit fait partager au lecteur chacune des étapes de cette douloureuse évolution. Toute harmonie étant alors perdue, le seul remède est alors la fuite, une tentative afin d’échapper à cet emprisonnement : « En proie à la panique, elle sort de l’appartement, ferme la porte derrière elle, affronte le froid et emmène les enfants au square. »
Solitude et mal de vivre
La dégradation
Le récit met ensuite en correspondance la dégradation physique et psychologique.
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Les symptômes physiques évoqués suggèrent une forme d’eczéma, mais sans que ne soit donnée la moindre explication : « Depuis quelques jours, des plaques rouges sont apparues sur ses joues et sur ses poignets. » Le lecteur est donc amené à penser que c’est le résultat d’un état de stress, et le choix verbal en fait un mal beaucoup plus profond d’ailleurs que la surface de la peau : « Louise est obligée de mettre ses mains et son visage sous l’eau glacée pour apaiser la sensation de brûlure qui la dévore. »
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Son état psychologique est lui aussi accentué par les choix lexicaux : « Pendant ces longues journées d’hiver, un sentiment de solitude immense l’étreint. » Incapable de communiquer, elle ne peut rester qu'en face à face avec elle-même.
2ème partie : la description (paragraphes 2 et 3)
Au cœur de cet extrait, une description en deux temps, introduits par une anaphore, « Les squares, les après-midi d’hiver », met en relation l’état de Louise et une vision sociale, celle des squares où les nounous emmènent les enfants jouer.
Le cadre spatio-temporel
Le pluriel, « Les squares »¸ généralise ce cadre, reflet de l’état de Louise, un décor rendu sinistre par la pluie, le froid, les couleurs sombres : « Le crachin balaie les feuilles mortes. Le gravier glacé colle aux genoux des petits. » Le verbe « grelotter » illustre cette impression, renforcée par le contraste avec ces mêmes lieux « [a]u printemps », où l’image s’inverse avec la mention des « tilleuls » verdoyants, des « alcôves fleuries » et de la beauté des « statues ».
La temporalité correspond aussi à cette atmosphère, un temps qui s’allonge, mais un temps vide : « À 16 heures, les journées oisives paraissent interminables. »
Le jardin du Luxembourg en hiver
Un commentaire confirme le sentiment d’inexistence, « C’est au milieu de l’après-midi que l’on perçoit le temps gâché, que l’on s’inquiète de la soirée à venir. », sous la forme d’une vérité générale, avec le pronom « on » qui amène le lecteur à la partager.
Les personnages
Les personnages présents dans ce décor sont présentés comme des exclus de la société : « Sur les bancs, dans les allées discrètes, on croise ceux dont le monde ne veut plus. » Comme Louise, ils tentent d’échapper à un emprisonnement, dans les lieux, certes, mais, en fait, dans une vie dépourvue de sens : « Ils fuient les appartements exigus, les salons tristes, les fauteuils creusés par l’inactivité et l’ennui. » Leur portrait physique, « le dos rond, les bras croisés », déjà traduit à la fois leur accablement et leur repli comme pour se protéger. Mais la focalisation omnisciente va plus loin encore, en faisant partager au lecteur leur sentiment profond d’échec, dû au rejet subi : « À cette heure, on a honte de ne servir à rien. »
Trois phrases nominales en decrescendo font une liste de ces exclus, d’abord par une énumération : ces squares « sont hantés par les vagabonds, les clochards, les chômeurs et les vieux, les malades, les errants, les précaires. » Le verbe « hanter » les transforme en des fantômes. Ils sont, en effet, invisibles, et l’anaphore « ceux qui » en souligne la raison : « Ceux qui ne travaillent pas, ceux qui ne produisent rien. Ceux qui ne font pas d’argent. » Ils sont considérés comme inutiles dans une société matérialiste, où il faut répondre aux exigences économiques.
Comme pour le décor, leur inexistence est amplifiée par le contraste des saisons. « Au printemps », les solitaires semblent disparaître. Le rythme ternaire met l'accent, en effet, sur la joie de vivre, qu’il s’agisse de connaître l’amour ou de profiter d’un voyage : « les amoureux reviennent, les couples clandestins trouvent un domicile sous les tilleuls, dans les alcôves fleuries, les touristes photographient les statues. La conclusion est brutale : « L’hiver, c’est autre chose. »
3ème partie : femmes et enfants (paragraphes 4 et 5)
La fin de l’extrait poursuit la vue d’ensemble, mais en faisant un gros plan sur les femmes, d’abord les « nounous », puis les « mères », original par le glissement de la focalisation omnisciente à la focalisation interne, qui reproduit le regard des enfants, en interprétant les portraits.
Les enfants et leurs "nounous"
Le glissement s’introduit dès la première phrase : « Autour du toboggan glacé, il y a les nounous et leur armée d’enfants. » Le réalisme du décor et la banalité verbale sont, en effet, brisés par la modalisation. Déjà une métaphore transforme les « nounous » en des généraux dirigeant leurs troupes. De même, le portrait des enfants mêle les détails réalistes, leurs « doudounes », « le nez dégoulinant de morve, les doigts violets », à un jugement qui prête à sourire. En les montrant « [e]nveloppés dans des doudounes qui les empêchent », c’est le souci des nounous de les protéger du froid qui est souligné, mais aussi l’inconfort qui les rend maladroits, et la comparaison, « les bambins courent comme de grosses poupées japonaises », crée une sorte de caricature.
Le portrait dépeint ensuite leur comportement, mais en leur prêtant des sentiments à travers la poursuite des contrastes, comme entre leur apparence, due au froid, et leur jeu : « Ils soufflent de la fumée blanche et s’en émerveillent. » Les enfants, eux, continuent, même en hiver, à porter un regard sur le monde qui l’embellit. Quand il s’agit des « poussettes » où « les bébés harnachés contemplent leurs aînés », à nouveau le lexique soutient une caricature en les animalisant, tandis que l’interprétation proposée par la narration va encore plus loin, en chargeant leur regard d’abord d’une admiration jalouse, indice d’un désir de jouir de la liberté qu’ils n’ont pas encore.
Cela se prolonge sous la forme d’hypothèses, indiquées par les locutions adverbiales, « [p]eut-être » et « sans doute », comme pour prendre du recul sur l’audace de ces interprétations : « Peut-être certains en éprouvent-ils de la mélancolie, de l’impatience. Ils ont hâte sans doute de pouvoir se réchauffer en grimpant sur le portique en bois. » Enfin, l’animalisation est encore reprise, en opposant les verbes : si « harnacher » renvoie à des chevaux lourdement chargés, donc sous contrainte de leur maître, « piaffer » montre un mouvement brusque, signe de leur envie de liberté : « Ils piaffent à l’idée d’échapper à la surveillance des femmes qui les rattrapent d’une main sûre ou brutale, douce ou excédée. »
Aire de jeux dans un square
Le paragraphe remet alors au premier plan les « nounous » et le pouvoir qu’elles exercent, comme les cavaliers sur leurs chevaux. Les adjectifs antithétiques suggèrent la diversité de leurs liens avec les enfants qu’elles ont à charge. Mais la brève phrase nominale qui ferme le paragraphe les réunit dans un même groupe social, des émigrées : « Des femmes en boubous dans l’hiver glacial. » En même temps, le rappel de « l’hiver glacial », juxtaposé à leur habillement traditionnel, au tissu léger amplifie leur image d’exilées et leur place inférieure dans la société française.
Portrait des "mères"
Le passage a accordé la première place aux « nounous », en cette époque où la plupart des femmes travaillent, donc doivent faire garder leurs enfants. La description, toujours en se voulant objective par la reprise de la locution verbale « Il y a », distinguent deux catégories de mères, bien différentes.
La première rappelle l'état de l’héroïne du roman, Myriam, au début du roman, quand elle souffrait de sa condition de mère. La répétition, « Il y a les mères aussi, les mères au regard vague », annonce déjà le malaise provoqué par la maternité. Le récit fait référence au corps transformé par l’accouchement, en passant au singulier qui les regroupe toutes dans le même sentiment de dégoût de soi : « sur ce banc, [elle] sent le poids de son ventre encore flasque. Elle porte son corps de douleur et de sécrétions, son corps qui sent le lait aigre et le sang. Cette chair qu’elle traîne et à qui elle n’offre ni soin ni repos. » En même temps, ce rejet de leur maternité s’associe au rejet social. L’image géographique, « Celle qu’un accouchement récent retient à la lisière du monde » fait de la maternité une exclusion d’une société où la famille est au second plan par rapport au rôle économique.
La seconde catégorie est à l’opposé, le lexique mélioratif renforçant l’image de femmes heureuses : « Il y a les mères souriantes, radieuses ». La suite du récit, implicitement, apporte une explication. Ce sont des femmes qui travaillent, donc qui ont pu, comme Myriam en reprenant sa carrière, retrouver un rôle social, ne pas être réduites à la seule fonction maternelle : « Celles qui n’ont pas dit au revoir ce matin », « Celles qu’un jour de congé exceptionnel a poussées là ». Le récit s’appuie alors sur une interprétation de la réaction des enfants, une jalousie de ceux qui envient cette présence se sentant eux-mêmes abandonnés : « les mères si rares, que tous les enfants couvent des yeux. Celles qui n’ont pas dit au revoir ce matin, qui ne les ont pas laissés dans les bras d’une autre. » Puis est interprétée la réaction de ces mères : elles « profitent avec un enthousiasme étrange de cette banale journée d’hiver au parc. » Mais l’adjectif « étrange » est une nouvelle allusion au regard social : dans cette société où, pour s’accomplir pleinement, les femmes sont incitées à exercer une profession, à mener même une carrière, comment une femme peut-elle vivre avec « enthousiasme » une activité aussi dépourvue d’intérêt, aussi « banale » qu’une sortie « au parc » ?
CONCLUSION
La structure même de cet extrait est intéressante, puisque le portrait de Louise, dont l’état physique et psychique est fortement dégradé, s’élargit à une vision d’ensemble comme pour apporter une explication. En opposition aux heureuses vacances sous le soleil grec, Il y a la saison d’abord, l’hiver, et ces squares sinistres où se regroupe toute une population d’exclus, invisibles aux yeux de la société, comme Louise.
Par cet élargissement, la romancière met aussi en valeur l’ambiguïté des liens que l’évolution de la condition féminine a créés, autre explication de l'état de Louise :
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des mères qui vivent douloureusement une maternité qui n’est plus considérée comme le seul épanouissement permis aux femmes, mais leur choix de mener une vie professionnelle n’est possible que grâce à ces « nounous ».
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Les « nounous », elles, sont enfermées dans une fonction que seules les émigrées acceptent de remplir, sans pour autant en recevoir la moindre considération.
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Et, au cœur du récit, à travers les sentiments qui leur sont prêtés, Leïla Slimani rappelle au lecteur qu’il y a ceux qui relient nounous et mères, les enfants, causes des pressions subies par les femmes, et, finalement, eux aussi victimes de l’évolution sociale.
Chapitre 31, du début à "... une chambre à elle." : la maladie
Pour lire l'extrait
La seconde partie du roman inverse la première. Louise avait conquis une place essentielle au sein de la famille Massé, appréciée des parents comme des enfants. Mais, au retour des vacances partagées en Grèce, peu à peu tout se dégrade : elle vit douloureusement un hiver interminable, et une solitude que ne parvient pas à rompre ni sa relation avec Wafa, son amie « nounou » comme elle, ni une brève liaison avec Hervé. Son lien se détruit aussi avec les enfants, et, surtout, avec Paul et Myriam quand ils reçoivent un courrier du Trésor public, la demande d’une saisie sur salaire pour régler les dettes accumulées. Le bouleversement et l’angoisse de Louise sont tels que le lendemain, elle tombe malade. Comment le récit accentue-t-il la dramatisation de l’état psychique de l’héroïne ?
L'employée face à ses employeurs, film de Lucie Borleteau, 2019
1ère partie : la violence des cauchemars (paragraphes 1 et 2)
Le premier paragraphe, en juxtaposant de brèves phrases, accumule des notations qui dépeignent l’état physique de la malade, mais, au-delà du réalisme, le récit guide l’interprétation du lecteur en accentuant la violence de la description.
Un portrait réaliste
Le chapitre s’ouvre sur un constat a priori banal : « Pendant trois jours, Louise fait des cauchemars. » La description physique est prise en charge par une double focalisation :
Traduisant sa souffrance, avec des symptômes de fièvre, ils sont parfois vus par un observateur extérieur : « La chemise collée au torse, les dents qui grincent, elle creuse le matelas du canapé-lit. », « ses hanches s’agitent ». Le constat est brièvement posé, « Elle est totalement épuisée ». Enfin, son comportement traduit aussi son extrême agitation : « Elle se réveille pour boire et aller aux toilettes ».
Mais ils prennent plus de force quand est choisie la focalisation interne pour relater ce que ressent Louise : « La nuit, elle est habitée par un hurlement intérieur qui lui déchire les entrailles. » Les images donnent même l'impression qu’elle vit sa propre mort, en s’enfonçant dans la terre : « Elle a l’impression que son visage est maintenu sous le talon d’une botte que sa bouche est pleine de terre. »
La modalisation
Cependant, le récit s’emploie, parallèlement, à influencer le lecteur en lui proposant des interprétations. Tel est le rôle, par exemple, de la précision apportée sur les « cauchemars » : « Elle ne sombre pas dans le sommeil mais dans une léthargie perverse ». La différence est, en effet, importante entre le terme banal, « sommeil », et la connotation médicale de « léthargie », un sommeil prolongé et maladif, encore amplifié par l’adjectif péjoratif, « perverse », qui suggère un écart par rapport à la normalité et l’aptitude à faire du mal… Tout se passe donc comme si cette maladie la détruisait : « ses idées se brouillent », « son malaise s’amplifie ».
Les images contribuent à soutenir cette impression d’autodestruction, en l’animalisant, déjà par la comparaison péjorative à un animal dont le développement reste inaccompli : « Ses hanches s’agitent comme la queue d’un têtard. » La métaphore finale, elle « retourne dans sa niche », est tout aussi négative, la transformant en un chien qu’on rejette.
Un commentaire
La volonté de guider le jugement du lecteur est encore plus marquée par la comparaison qui explicite ce que ressent l’héroïne quand « [e]lle émerge du sommeil comme on remonte des profondeurs ». Mais ces « profondeurs » sont terribles car toutes les précisions ensuite énumérées renvoient à des images de mort, par noyade : « quand on a nagé trop loin, que l’oxygène manque, que l’eau n’est plus qu’un magma noir et gluant » La fin de cette comparaison traduit à quel point des efforts sont exigés pour échapper à ce destin, à l’asphyxie qui menace : « on prie pour avoir assez d’air encore, assez de force pour regagner la surface et prendre une vorace inspiration. »
2ème partie : le diagnostic (paragraphe 3)
Une analepse
Au centre de l’extrait, le récit forme une analepse, signalée par les temps verbaux au passé. Le roman a déjà fait allusion à ce « petit carnet à la couverture fleurie », sorte de journal intime tenu comme pour affirmer ainsi son existence par les preuves apportées. Mais cette preuve est ici un diagnostic qui relève de la psychiatrie : « elle a noté le terme qu’avait utilisé un médecin de l’hôpital Henri-Mondor. "Mélancolie délirante" ». Il s’agit d’une forme de dépression, qui se traduit par une agitation anxieuse, et par un désespoir qui fait perdre toute estime de soi, jusqu’au développement de pensées suicidaires. Ce diagnostic, qui a fait suite à une hospitalisation de Louise, nécessite un traitement, mais la réaction de Louise est pour le moins étrange : « Louise avait trouvé ça beau et dans sa tristesse s’était subitement introduite une touche de poésie, une évasion. » Peut-être avait-elle eu, par cette "étiquette" la caractérisant, l’impression d’exister…
Un déséquilibre psychique
Mais la répétition, destinée à décrire l’écriture, qui pourrait paraître superflue, témoigne de cette faille psychique : « Elle l’a noté, de son écriture étrange, faite de majuscules tordues et appuyées. » Écrire en « majuscules » est comme une façon de lancer un cri, et « appuyées » pour en renforcer la puissance ; mais les lettres sont « tordues », nouvel indice de la perturbation intérieure. La comparaison vient encore confirmer le déséquilibre de Louise : « Sur les feuilles de ce petit carnet, les mots ressemblent à ces branlants édifices en bois qu’Adam construit pour le seul plaisir de les voir s’écrouler. » Elle est ainsi renvoyée à son inexistence, comme promise à la destruction.
3ème partie : les sentiments de Louise (paragraphes 4 et 5)
Un logement insalubre
La montée de l'angoisse
Seule et malade, Louise voit naître en elle une terrible pensée : « Pour la première fois, elle pense à la vieillesse. » Trois phrases nominales détaillent ses peurs, d’abord celle d’une dégénérescence physique : « Au corps qui se met à dérailler, aux gestes qui font mal jusqu’au fond des os. » Elle est ensuite accentuée par le manque d’argent, rappelé par la demande du fisc pour régler ses dettes : il y a aussi les « frais médicaux qui grossissent. » Enfin, le décor amplifie cette projection dans un avenir sinistre : « Et puis l’angoisse d’une vieillesse morbide, couchée, malade, dans l’appartement aux vitres sales. »
Le rôle du décor
Dès le début du roman, le récit avait mis en évidence la façon dont Louise s’acharnait pour nettoyer les vitres, la saleté de son studio devenant ainsi le symbole de sa lutte pour conserver sa dignité. Mais le double constat, « C’est devenu une obsession. Elle hait cet endroit. », met en évidence son échec.
Comme souvent dans ses descriptions, Leïla Slimani dépeint les sensations pour traduire le dégoût de son héroïne : « L’odeur de la moisissure qui s’échappe de la cabine de douche l’obsède. Elle la sent jusque dans sa bouche. » Ce dégoût fait référence aux lieux, avec une description répugnante, « Tous les joints, tous les interstices se sont remplis de mousse verdâtre et elle a beau les gratter avec rage, elle renaît dans la nuit, plus dense que jamais. » Mais, en réalité, cette image renvoie à l’ensemble de sa vie : malgré les efforts, impossible d’en effacer la « saleté », la laideur.
Une douche dégradée
Un douloureux bilan
L’anaphore ternaire qui ferme cet extrait martèle le seul sentiment encore présent en elle : « Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. » C’est toute la personnalité de Louise qui se trouve alors transformée, en la rendant incapable de poursuivre la route qui, jusqu’alors, lui correspondait, son travail de « nounou » aimée des parents et des enfants. Sa vie perd, en effet, tout ancrage dans la réalité : « Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. » Mais, en même temps, la gradation propose une explication, comme si elle prenait finalement conscience de ce qu’elle a dû subir : « Hantée par l’impression d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, d’une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit. Elle n’a jamais eu de chambre à elle. » Le sentiment ainsi explicité souligne une frustration, une aliénation à présent pleinement ressentie, l’impossibilité de s’appartenir pleinement, avec la formule finale qui applique à l’héroïne, même si elle n’est qu’une simple « nounou », le titre d’un essai, paru en 1929, où Virginia Woolf lie les difficultés des femmes pour accéder à l’éducation et, tout particulièrement, à l’écriture, aux conditions matérielles qui leur sont imposées, à commencer par le manque d’argent et d’« une chambre à soi ».
CONCLUSION
Le séjour en Grèce a joué un rôle fondamental en offrant à Louise l’émerveillement des paysages, entre mer et soleil, et, surtout, un véritable partage de la vie familiale, jusqu'à une sorte d’union avec le couple. Le contraste est d’autant plus violent lors de son retour à Paris, dans un logement et un quartier miséreux, reprenant ses tâches répétitives sous le climat hivernal. Là où elle avait surmonté sa peur de l’eau en apprenant à nager, à Sifnos, à présent, sous l’effet des cauchemars que produit la fièvre, elle perd pied au sens métaphorique. Ainsi, cet extrait multiplie les images de cette noyade, à la fois physique et psychologique, en faisant ressortir la profonde dépression de l’héroïne, source de ses angoisses et, surtout, d’une aliénation née du sentiment d’exclusion et d’inexistence. Les dernières lignes font écho à l’affirmation qui conclut la citation de Crime et châtiment de Dostoïevski placée en exergue : « "Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ?" La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revint tout à coup à l’esprit. "Car il faut que tout homme puisse aller quelque part." » En écho au titre de ce roman russe, ce passage introduit donc des raisons aux terribles crimes décrits dans le premier chapitre : si Louise perd son emploi, si elle perd son logement faute de payer son loyer, la « haine » qu’elle porte en elle ne risque-t-elle pas alors de remplacer l’amour ?
Chapitre 39, de "Louise regarde la vitre..." à "... dans l'impudeur." : au restaurant
Pour lire l'extrait
La fin du roman relate la lente descente aux enfers de Louise au retour des vacances en Grèce : après la lettre du fisc qui réclame aux employeurs une saisie sur son salaire, ils envisagent de la licencier dès septembre, quand Adam sera en âge d’entrer à l’école. Deux récits enchâssés, aux chapitres 33 et 35, forment une analepse qui rappelle deux pertes déjà subies : celle d’Hector Rouvier, un des enfants précédemment gardés, mais qui « n’a pas su pleurer » quand elle est partie, et celle de Stéphanie, sa propre fille, avec laquelle elle n’a plus aucune relation. Lucide face à la destruction de ce climat familial, menacée d’expulsion par son propriétaire, Bertrand Alizard, Louise ne voit plus qu’une seule solution, que Maryam et Paul lui offrent un bébé, un « nourrisson qui les tiendrait tout près les uns des autres, qui les lierait dans un même élan de tendresse. Qui effacerait les malentendus, les dissensions, qui redonnerait un sens aux habitudes. » Sans résultat immédiat, elle obtient l’autorisation d’inviter les enfants au restaurant pour tenter de favoriser l’union du couple. Mais le lieu est décevant, comme le repas… Comment ce passage fait-il ressort le sentiment d’échec ressenti par Louise ?
1ère partie : le désespoir (paragraphe 1)
La gestuelle vide
Comme souvent dans le roman, la description du cadre, ici le restaurant, précède et annonce l’état d’âme de Louise. La médiocrité banale de ce restaurant n’offre rien qui puisse retenir l’attention : « Louise regarde la vitre, sa montre, la rue, le comptoir sur lequel le patron s’appuie. » La description des gestes met en évidence ce vide : « Elle se ronge les ongles, sourit puis son regard devient vague, absent. » Mais comment expliquer ce sourire, qui contredit l’image de son malaise : peut-être l’habitude de porter un masque pour se protéger de ceux dont elle craint le jugement ? ou bien un espoir que cette soirée amène la naissance d’un bébé ? Par la focalisation omnisciente, le récit met en relation ses gestes, mécaniques, et son effort pour maintenir cet espoir de bébé, « Elle voudrait occuper ses mains à quelque chose, tendre son esprit tout entier vers une seule pensée », tandis que le connecteur d’opposition introduit une double métaphore, soulignée par la négation restrictive, qui détruit tout espoir : « mais elle n’est que débris de verre, son âme est lestée de cailloux. »
L’autre geste dépeint, tout aussi mécanique, « Elle passe à plusieurs reprises sa main repliée sur la table », est accompagné d’un commentaire qui, par les comparaisons, en propose une interprétation : « comme pour ramasser des miettes invisibles ou pour en lisser la surface froide ». Ce geste symboliserait une plongée en elle-même, les « miettes » représentant sa vie même, à laquelle le fait de « lisser la surface froide » tenterait de redonner ordre et sens.
Une plongée dans l'âme
Le récit glisse alors vers la focalisation interne pour illustrer ces « miettes » d’existence, comme si le film de sa vie défilait en elle : « Des images confuses l’envahissent, sans lien entre elles, des visions défilent de plus en plus vite ». Mais le parallélisme lexical fait de ces « images » autant de signes d’échecs : « liant des souvenirs à des regrets, des visages à des fantasmes jamais réalisés. » Comme souvent dans Chanson douce, la romancière retranscrit cette plongée en soi à travers une énumération des sensations retrouvées.
La sensation olfactive place la faille psychique, la « mélancolie délirante » diagnostiquée, en premier, comme pour traduire son rôle fondamental d’explication de tout son comportement : « L’odeur de plastique dans la cour de l’hôpital où on l’emmenait faire des promenades. »
Vient ensuite l’ouïe : « Le rire de Stéphanie, à la fois éclatant et étouffé, comme un rire de hyène. » La comparaison à cet animal qui se nourrit de cadavres est terrible car elle souligne le rôle destructeur de sa fille, cette naissance qui s’est imposée à elle, mais la suppression de tout lien, d’où l’opposition des adjectifs qualifiant le « rire », « éclatant » puis « étouffé ».
Plus lumineux, le souvenir suivant associe la vue au toucher, et illustre l’importance prise par sa vie professionnelle qui lui a offert des moments heureux grâce à l'amour des enfants : « Les visages d’enfants oubliés, la douceur des cheveux caressés du bout des doigts ».
Enfin, vient la sensation gustative, « le goût crayeux d’un chausson aux pommes qui avait séché au fond d’un sac et qu’elle avait quand même mangé », avec l’opposition entre la pâtisserie, promesse d’une gourmandise, et son état dégradé. Cela rappelle la façon dont le roman a insisté sur le refus de Louise de jeter des aliments périmés, sur la scène terrible de cette carcasse de poulet jetée à la poubelle par Myriam mais que la nounou a fait ronger aux enfants, puis lavée au liquide vaisselle et déposée sur la table de la cuisine, reproche provocateur adressé à leur mère.
La phrase qui ferme le paragraphe forme une période, scandée par la récurrence de « la voix », comme pour reproduire des hallucinations auditives en donnant l’impression d’une sorte de schizophrénie. Toutes ces « voix » généralisent la double nature de son aliénation :
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une dépendance matérielle, avec le rappel de la menace d’un propriétaire qui exige son loyer et refuse d’admettre qu’elle n’est pas responsable de l’état dégradé de son appartement : « Elle entend la voix de Bertrand Alizard, sa voix qui ment ». C’est aussi le rappel des dettes qu’elle ne parvient pas à payer, autre menace : « la voix douce même de cette femme huissier qui, elle s’en souvient, s’appelait Isabelle. »
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l’ensemble s’élargit, sur un rythme ternaire, à la soumission à des patrons qui lui a été imposée : « et s’y mêle la voix des autres, de tous ceux qui lui ont donné des ordres, des conseils, qui ont proféré des injonctions ».
2ème partie : le rôle de Mila (paragraphe 2)
Habitués à des restaurants plus luxueux, les enfants ont été déçus de celui où Louise les a amenés, déception visible puisque la petite fille « touche à peine à son plat ». Or, curieusement, cela la rapproche de Louise : « Elle sourit à Mila qu’elle voudrait consoler. Elle sait bien que la petite fille a envie de pleurer. » Elle reconnaît chez la fillette un même sentiment de désillusion que ceux qu’elle a pu éprouver : « Elle connaît cette impression, ce poids sur la poitrine, cette gêne d’être là. »
Cependant la reprise verbale remet en place l’écart social, que, malgré son jeune âge, l’enfant manifeste déjà : « Elle sait aussi que Mila se contient, qu’elle a de la retenue, des politesses bourgeoises, qu’elle est capable d’attentions qui ne sont pas de son âge. » Ainsi, le regard de la nounou efface son indulgence : « Louise commande un autre verre et tandis qu’elle boit, elle observe la petite dont le regard fixe l’écran de télévision et elle devine, très nettement, les traits de sa mère sous le masque de l’enfance. » L’image finale de la fillette, à travers la métaphore du « bourgeon », ramène ainsi Louise à sa dépendance professionnelle, à son aliénation : « Les gestes innocents de la petite fille portent, en bourgeon, une nervosité de femme, une rudesse de patronne. » Nul ne peut donc échapper à son origine sociale.
3ème partie : un espoir ? (paragraphe 3)
La fin du texte est l’ultime tentative pour reconstruire l’espoir, en niant l’échec de ce dîner, qui n’a comme résultat qu’une dépense inutile : « Le Chinois ramasse les verres vides et l’assiette à moitié pleine. Il pose sur la table l’addition gribouillée sur une feuille à carreaux. » Son seul intérêt est le temps qu’il est censé offrir au couple pour favoriser leur rapprochement : « Louise ne bouge pas. Elle attend que le temps passe, que la nuit s’avance, elle pense à Paul et à Myriam, jouissant de leur tranquillité, de l’appartement vide, du dîner qu’elle a laissé sur la table. »
Poussée par l’espoir du bébé, elle construit alors son rêve, en imaginant les gestes du couple uni. Le récit glisse de l’hypothèse, « Ils ont mangé, sans doute, debout dans la cuisine, comme avant la naissance des enfants », au fantasme, soutenu par les verbes au présent : « Paul sert du vin à sa femme, il termine son verre. Sa main glisse à présent sur la peau de Myriam et ils rient ».
Mais la fin de ce rêve marque à nouveau la différence entre ses employeurs et elle : « ils sont comme ça, ce sont des gens qui rient dans l’amour, dans le désir, dans l’impudeur. » Ce jugement, a priori d’un « rire », n’a cependant rien de mélioratif, car il renvoie à nouveau à l’opposition sociale : d’un côté, il y a la bourgeoisie, à laquelle tout est permis, même la transgression des codes, de l’autre, il y a les petites gens, ceux pour lesquels « l’amour » n’est que souffrance, qui n’ont pas droit au « désir » car ils doivent satisfaire le désir des autres, ceux qui se masquent et se cachent car ils finissent par avoir honte d’eux-mêmes.
CONCLUSION
Dans le parcours de Louise au sein de la famille, ce passage constitue un tournant. La dégradation, en effet, s’est élargie progressivement par toute une série d’événements. Louise a perçu la prise de distance de ses employeurs, et le risque de licenciement risque de la réduire à une profonde misère, en se retrouvant sans logement. L’angoisse qui naît alors en elle accentue alors le déséquilibre psychique ancien en elle, provoqué par ses échecs successifs. Or, ce médiocre dîner parachève l’échec : la relation avec les enfants est détruite car ils ne sont que le modèle réduit des parents, révélant la distance sociale, infranchissable. Le dénouement, présenté dans le premier chapitre, semble alors inéluctable…
Chapitre 40, de "Toute la journée, Louise laisse..." à la fin : le rejet
Pour lire l'extrait
Au cours du roman, la relation de Louise, nounou au début très appréciée au sein de la famille Massé, s’est considérablement inversée, de part et d’autre : ses employeurs envisagent son licenciement, et elle a perdu tout respect envers eux et tout soin apporté à son travail. Si l’on ajoute à cela les difficultés financières de l’héroïne, son déséquilibre psychique et l’échec de son ultime rêve, un nouveau bébé à garder, le terrible dénouement est proche. Comment ce passage le laisse-t-il pressentir ?
1ère partie : images des enfants (paragraphes 1 et 2)
La télévision
Comme lors de l’invitation des enfants au restaurant, cet extrait remet au centre du récit le temps vide, à présent allongé et dans l’appartement, meublé par la télévision : « Toute la journée, Louise laisse la télévision allumée. » Mais il ne s’agit pas d’émissions destinées aux enfants, mais d’une sorte de flux continu, sans sélection : « Elle regarde des reportages apocalyptiques, des émissions idiotes, des jeux dont elle ne comprend pas toutes les règles. » Aucune préoccupation des enfants dans ce choix, qui peut offrir des images effrayantes, et sans intérêt, non seulement pour les enfants mais même pour la nounou. C’est simplement le moyen passif de se "divertir", au sens étymologique du verbe, c’est-à-dire de fixer son attention sur l’extérieur afin d’échapper à sa souffrance intérieure.
Les jeux des enfants
La fin du premier paragraphe met en évidence la façon dont, pour meubler ce temps vide, les jeux entre Mila et son frère traduisent leur agitation : « Puis quand elle n’en peut plus, elle se tourne vers son frère. Ils jouent, ils se disputent. » Mais, à nouveau, le lexique met en valeur la violence : « Mila le pousse contre le mur et le petit garçon rugit avant de lui sauter au visage. » Puis, c’est l’ennui qui ressort de l’adjectif apposé, souligné par le double rythme ternaire montrant leur comportement et leurs désirs : « Les enfants, nerveux, tournent en rond dans l’appartement, ils la supplient, ils ont envie de prendre l’air, de jouer avec les copains, d’acheter une gaufre au chocolat en haut de la rue. » Pour eux, l’appartement est devenu une prison, et Louise, contrairement au début du roman, ne joue plus avec eux.
Les réactions de Louise
À propos de la télévision, nous mesurons à quel point l’écart s’est creusé entre Louise et la mère des enfants. La vulgarité du verbe souligne la violence de la transgression : « Depuis les attentats, Myriam lui a interdit de laisser les enfants devant le poste. Mais Louise s’en fiche. » Pire encore, elle rend complice la fillette, entraînée dans cette transgression : « Mila sait qu’il ne faut pas répéter ce qu’elle a vu devant ses parents. Ne pas prononcer les mots ‘‘traque’’, ’‘terroriste’’, ‘‘tués’’ ». En jouant sur les sonorités, l’alliance brutale de la dentale à la consonne [ R ], est mise en valeur la mort qui envahit l’écran, et la fascination de Mila, « L’enfant regarde, avide, silencieuse, les informations qui défilent », suggère celle de Louise.
En revanche, Louise ne partage le sentiment d'enfermement des enfants. Pour elle, l'appartement est comme une coquille protectrice, la télévision suffisant à son ouverture sur l’extérieure et empêchant toute action : « Louise ne se retourne pas. Elle reste le regard rivé sur l’écran, le corps totalement immobile. » Elle ne prête donc plus aucun intérêt aux enfants, et si elle « refuse d’aller au square », c’est pour échapper aux regards d’autrui, qu’il s’agisse des autres nounous ou de Rose Grinberg : « Elle ne veut pas croiser les autres filles ou tomber sur la vieille voisine, devant qui elle s’est humiliée en lui proposant ses services. » Tous la renvoient, en effet, à son sentiment d’échec.
2nde partie : les sentiments de Louise (de la ligne 16 à la fin)
Le rejet des enfants
La phrase d’ouverture du troisième paragraphe annonce, par la gradation verbale, la violence de la réaction de Louise face aux enfants : « Les cris des petits l’irritent, elle en hurlerait elle aussi. » Une autre gradation reproduit l’effet négatif de leur présence, un bruit qui a perdu toute douceur, jusqu’à provoquer un malaise : « Le pépiement harassant des enfants, leurs voix de crécelle, leurs « pourquoi ? », leurs désirs égoïstes lui rompent le crâne. » En guise d’exemples, le discours direct rapporté est suivi d’une longue énumération : « C’est quand demain ? » demande Mila, des centaines de fois. Louise ne peut pas chanter une chanson sans qu’ils la supplient de recommencer, ils exigent l’éternelle répétition de tout, des histoires, des jeux, des grimaces » Tous ces exemples montrent que le travail de la nounou s’est vidé de sens, d’où la conclusion marquée : « et Louise n’en peut plus. » Le rejet est alors formulé, par le lexique péjoratif en gradation qui dépeint les enfants : « Elle n’a plus d’indulgence pour les pleurs, les caprices, les joies hystériques. »
La violence croissante
De façon terrible naît alors l’idée meurtrière : « Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. » Si, dans un premier temps, Louise résiste encore à cette pulsion criminelle, « Elle chasse ces idées d’un grand mouvement de tête », l’antithèse dans la phrase suivante introduit une métaphore inquiétante : « Elle parvient à ne plus y penser mais une marée sombre et gluante l’a envahie tout entière. » Cette métaphore évoque une noyade, la folie qui s’empare de l’héroïne, illustrée par le discours rapporté direct, mis en italique : « Il faut que quelqu’un meure. Il faut que quelqu’un meure pour que nous soyons heureux. » La récurrence de l’injonction insiste sur l’obsession morbide, qui, cependant, reste encore floue : le pronom indéfini « quelqu’un » ne désigne pas de victime – autrui ou elle-même ? – et qui se trouve inclus dans ce « nous » : ce pronom est-il un pluriel de majesté, ou bien fait-il référence au groupe qu’elle forme avec les enfants ?
Un basculement dans la folie
Le dernier paragraphe, en faisant alterner les verbes au présent, pour son état actuel, et ceux au passé composé, explicatif, généralise en tirant un bilan de l’évolution de l’héroïne. Elle ne maîtrise plus le fonctionnement de son cerveau : « Des refrains morbides bercent Louise quand elle marche. » Toute raison a disparu pour ne laisser subsister que l’aliénation : « Des phrases, qu’elle n’a pas inventées et dont elle n’est pas certaine de comprendre le sens, habitent son esprit. » L’introduction du discours rapporté intérieur, « s’entend-elle penser », donne, en effet, l’impression qu’elle vit un dédoublement, une sorte de schizophrénie, une part d’elle-même observant l’autre comme s’il s’agissait d’une étrangère.
Un constat d'échec
Une métaphore traduit l’évolution négative de celle qui avait fondé sa vie professionnelle sur les soins apportés aux autres, impliquant donc des sentiments : « Son cœur s’est endurci. Les années l’ont recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. » Les négations insistent sur cette disparition des sentiments, sous l’effet d’une usure : « Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer. Elle a épuisé tout ce que son cœur contenait de tendresse, ses mains n’ont plus rien à frôler. » Il ne reste donc que le vide, celui du cœur mais aussi celui des gestes, impossibles. Mais, habituée au jugement critique d’autrui, sa propre culpabilité l’amène à présent à se juger elle-même, avec une répétition qui souligne sa sévérité : « Je serai punie pour ça, s’entend-elle penser. Je serai punie de ne pas savoir aimer. »
CONCLUSION
Ce passage fait le lien entre la vie professionnelle de Louise, « nounou » face aux enfants, et les aspects psychologiques que le roman a peu à peu mis en place, autant de formes prises par l'aliénation subie. Il y a d’abord la soumission qui lui a été imposée par son statut social, aussi bien de la part de ses employeurs, que des « puissants », professeurs, propriétaires…, puis les échecs affectifs, avec son mari, avec sa fille, avec son nouvel amant, et même en perdant, les uns après les autres, les enfants qu’elle aimait tant. À cela s’ajoutent tous les indices d’un déséquilibre psychique, comme son obsession du nettoyage, signe d’une profonde anxiété, accentuée par les menaces financières, et sa difficulté à communiquer réellement ce qu’elle ressent.
Incapable de s’accorder la moindre estime, elle en arrive à n’avoir plus en elle qu’une obsession de la destruction, illustrée par ce passage, qui ramène le lecteur au premier chapitre : elle la retournera contre les enfants, qu’elle voudra aussi rejoindre dans la mort, comme en un ultime geste d’amour.