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Claire de Duras, Ourika, 1823

Claire de Duras (1777-1828), héritière des "Lumières" 

Marie Marguerite Françoise Jaser, épouse Rouchier, Portrait de Claire de Duras, 1840. Gravure. Maison de Chateaubriand

Une vie dans des temps troublés

Née en 1777 dans la noblesse bretonne d’un père vice-amiral du roi, Armand de Kersaint, et d’une mère, créole de Martinique, elle bénéficie de l’éducation alors dispensée aux jeunes filles à l’abbaye de Penthemont à Paris lorsque son père rejoint, en 1789, la Révolution à Paris et devient président des électeurs. Mais, ce girondin, refusant de voter la mort du roi, est guillotiné en 1793, et, malgré le divorce prononcé un an auparavant, sa mère et elle fuient en Martinique pour un séjour de deux ans, qui a sans doute soutenu l’inspiration de son roman, Ourika.

De retour en Europe après la vente des biens hérités d’un aïeul gouverneur de l’île sous Louis XIV, l’exil se poursuit, d’abord à Lausanne puis à Londres, où elle épouse le marquis de Duras. L'arrivée au pouvoir de Bonaparte lui  permet le retour en France où elle s'emploie à faire retirer sa mère de la liste des émigrés interdits de retour. Son mari la rejoint en 1807, récupère son château dans le Lot-et-Garonne et achète le château d’Ussé où, pendant l’Empire, le couple va vivre de ses rentes puisque le marquis refuse de servir l’empereur.

Marie Marguerite Françoise Jaser, épouse Rouchier, Portrait de Claire de Duras, 1840. Gravure. Maison de Chateaubriand

Une femme "de salon"

À Londres déjà, cette femme cultivée tient un salon, fréquenté par de nombreux émigrés. Lors de la Restauration monarchique, en 1815, son mari occupe une des plus importantes charges de la cour, celle de premier gentilhomme de la Chambre du roi, tandis qu’à Paris elle anime un des salons les plus réputés. Elle fréquente alors les grands noms de cette époque, hommes politiques, comme Talleyrand, ou écrivains, comme Germaine de Staël , et surtout Chateaubriand. Amoureuse de lui sans retour, elle noue avec lui une solide amitié, et c’est lui qui l’encourage à écrire en 1821 son premier roman, Ourika, publié d'abord en impression privée, en 1823, avant qu'elle n'accepte sa parution publique un an plus tard, qui lui vaut le succès. Elle publie un deuxième roman, Édouard, en 1825.

La fin de sa vie est marquée par la maladie, peut-être la tuberculose, qu’elle tente en vain de soigner par une cure, un séjour en maison de santé puis en Italie et à Nice, avant de mourir en 1828, entourée seulement de ses filles.

Claire de Duras représente parfaitement cette élite féminine cultivée, élevée dans la noblesse mais nourrie des idéaux des Lumières, dont témoignent sa vie, par exemple son rejet du mari d’une de ses filles, un royaliste ultra, mais surtout les sujets abordés dans son œuvre, l’esclavage, le racisme, les écarts sociaux, les revendications féministes ou l’homosexualité dans son dernier roman, Olivier ou Le Secret, qui ne paraîtra qu’en 1971.

Le contexte historique du roman 

Contexte

La Révolution 

Ses prémisses

Le roman se déroule à la fin du XVIIIème siècle, dans le cadre de cette noblesse cultivée, nourrie des idées des Lumières, représentée par Mme la Maréchale de B.. Elle veille à faire instruire l’héroïne, selon les critères de cette époque : « Elle voulut que j’eusse tous les talents : j’avais de la voix, les maîtres les plus habiles l’exercèrent ; j’avais le goût de la peinture, et un peintre célèbre, ami de madame de B., se chargea de diriger mes efforts ; j’appris l’anglais, l’italien, et madame de B. elle-même s’occupait de mes lectures. » De même, ses deux petits-fils, à la fin de leurs études, suivent la pratique anglaise, un long séjour en compagnie de leur gouverneur pour découvrir l'Europe, Allemagne, Angleterre, Italie.

Ainsi, les débuts de la révolution ne paraissent pas encore effrayants car ils répondent aux idéaux des Lumières, aux « grands intérêts moraux et politiques » agités pendant tout le siècle : « ils se rattachaient à ce qui avait occupé les esprits supérieurs de tous les temps. Rien n’était plus capable d’étendre et de former mes idées, que le spectacle de cette arène où des hommes distingués remettaient chaque jour en question tout ce qu’on avait pu croire jugé jusqu’alors. Ils approfondissaient tous les sujets, remontaient à l’origine de toutes les institutions. »

Les débuts de la violence

Mais très vite, la situation se détériore : « lorsque la révolution cessa d’être une belle théorie et qu’elle toucha aux intérêts intimes de chacun, les conversations dégénérèrent en disputes, et l’aigreur, l’amertume et les personnalités prirent la place de la raison. » Deux temps forts sont mentionnés dans le récit de l’héroïne : « les affreuses journées du 20 juin et du 10 août durent préparer à tout. »

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         Le 20 juin 1792 vit l’invasion du palais des Tuileries par le peuple parisien à l’issue d’une manifestation organisée par les Girondins pour célébrer l’anniversaire du serment du Jeu de Paume qui avait marqué l’entrée dans la révolution.

         La journée du 10 août est encore plus violente avec la prise du palais des Tuileries et une insurrection dirigée également contre l’Assemblée : c’est la fin de la monarchie constitutionnelle, et le début de ce que l’on nomme la Terreur avec des massacres en septembre, suivis de l’abolition de la monarchie le 21 septembre 1792, le jour même de la victoire de Valmy contre la coalition des monarchies étrangères.

Jacques Bertaux, Prise du palais des Tuileries, le 10 août 1792, 1793. Huile sur toile, 124 x 192. Château de Versailles

La noblesse sous la Terreur

L’héroïne et sa protectrice subissent alors les difficultés vécues par tous les nobles : « Ce qui restait de la société de madame de B. se dispersa, à cette époque ; les uns fuyaient les persécutions dans les pays étrangers ; les autres se cachaient et se retiraient en province. » Mme de B. encourt, comme ses pairs, les effets du « décret de confiscation des biens des émigrés », ce qui l’amène à « faire revenir Charles, le plus jeune » de ses deux petits-fils », tandis que l’aîné rejoint, lui « l’armée de Condé », constituée d’émigrés qui, à l’avant-garde des armées ennemies, veulent libérer la famille royale et rétablir la monarchie.

Le choc ultime est la mort de Louis XVI, guillotiné le 20 janvier 1793 : « Ce grand crime avait causé à madame de B. la plus violente douleur ; elle s’y livrait tout entière, et son âme était assez forte pour proportionner l’horreur du forfait à l’immensité du forfait même. »

Exécution de Robespierre et de ses complices. Estampe anonyme, 1794, BnF

Autour de l'esclavage 

De même que « tous ses amis étaient cachés ou en fuite », Mme de B. se réfugie à Saint-Germain avec l’héroïne et un vieil abbé, lui aussi ruiné par la révolution : il « s’irritait qu’on eût vendu les biens du clergé, parce qu’il y perdait vingt mille livres de rente. »

La dernière étape évoquée est cette vie en exil, où Mme de B. reçoit le soutien de plusieurs amis auxquels elle avait autrefois rendu service, et échappe ainsi à la mort. Cette période prend fin avec « la mort de Robespierre », le 28 juillet 1794.

Claire de Duras se souvient certainement ici de l’épreuve traversée par sa famille. Rappelons que son père avait apporté son soutien à la révolution, dans ses débuts, mais fut guillotiné en 1793, ayant refusé comme girondin de voter la mort du roi, tandis que sa mère et elle avaient fui la France et vécu un long exil jusqu’à la prise de pouvoir de Napoléon.

Exécution de Robespierre et de ses complices. Estampe anonyme, 1794, BnF

Pour étudier le sens et la connotation du mot "esclavage"

Le mot "esclave", "sclavus" en latin médiéval, vient de l’origine slave de nombreux esclaves dans les Balkans, réduits à ce statut par les Germains et les Byzantins. Le terme latin, "servus", a, lui, donné le serf du  Moyen Âge, travailleur attaché à la terre du roi, du seigneur ou de l’Église, dont il dépend mais qui a aussi des devoirs envers lui. Aucun droit, en revanche, pour l’esclave, totalement privé de liberté.

Le combat contre l’esclavage, soutenu par des écrivains, ne commence pas au XIX° siècle. Il est donc indispensable de rappeler l’héritage de Claire de Duras : une longue réflexion sur ce sujet et les formes prises par cette lutte dans l’histoire et dans la littérature, jusqu’à ce que son abolition soit obtenue en 1848.

De l'antiquité à la traite négrière

Le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.) est le premier à définir très clairement l’esclave, considérant que son état vient de sa nature même : « Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps l'est à l'âme, la brute, à l'homme, et c'est la condition de tous ceux chez qui l'emploi des forces corporelles est le seul et le meilleur parti à tirer de leur être, on est esclave par nature. Pour ces hommes-là, ainsi que pour les autres êtres dont nous venons de parler, le mieux est de se soumettre à l'autorité du maître. » (Politique, I, 13) Il précise ensuite le double rôle de l’esclavage, son utilité et une juste relation : « il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature ; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu'il est utile pour l'un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître ; on peut soutenir enfin qu'elle est juste, et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l'autorité du maître sur l'esclave est également juste et utile. » (I, 20)

Même s’il a été condamné formellement par le pape Eugène IV en 1435, l'esclavage n’a fait que se développer avec les conquêtes de territoire aux XV° et XVI° siècles par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Français et les Anglais qui se lancent dans ce commerce lucratif : c’est ce que l’on nomme la traite négrière, autorisée officiellement par le roi Louis XIII en 1642 pour servir l’économie dans les colonies.

Ainsi s’inscrivent profondément en Europe, les préjugés qui font de la couleur de peau l’indice d’une infériorité inéluctable, dont se fait l’écho, dans le roman, la condamnation de l’amie de Mme de B. qui prédit le rejet d’Ourika : « elle ne peut rien contre les maux qui viennent d’avoir brisé l’ordre de la nature. Ourika n’a pas rempli sa destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la société se vengera. »

Le fonctionnement de la traite négrière

Le fonctionnement de la traite négrière

Un combat pour l'égalité et la fraternité

Mais des résistances se sont rapidement manifestées, telle celle de Bartolomé de Las Casas qui, lors de la controverse de Valladolid en Espagne, en 1550-1551, entreprend de défendre les Amérindiens contre leur exploitation par les colonisateurs, en prolongeant ainsi ceux qui s’indignaient des abus et des violences qui les accablaient. Toute une lutte est alors entreprise dès le XVI° siècle, avec, d’une part, des lois qui tentent de leur accorder des droits – telles les « lois nouvelles » de Charles Quint en 1642, ou le "Code noir" promulgué par Louis XIV en 1685, même si, aujourd’hui, nous les jugeons encore indignes –, mais surtout avec une réflexion de la part des écrivains, tel Montaigne dans son portrait des « cannibales » dans ses Essais, qui s’affirme au XVIII° siècle avec les philosophes des Lumières. Pensons à Montesquieu dénonçant, « l’esclavage des nègres » dans De l’Esprit des lois (XV, 15), paru en 1748, ou le terrible portrait du « nègre de Surinam » fait par Voltaire dans Candide, en 1759.

Ces critiques et cet appel à la pitié ont donc fait évoluer le regard des Européens cultivés de cette époque, dont le roman donne un exemple par l’attitude de M. le chevalier de B. alors gouverneur du Sénégal, qui était alors un lieu important de la traite, à partir de la « maison des esclaves » à Gorée d’où se faisait l’embarquement sur les navires.

Je fus rapportée du Sénégal à l’âge de deux ans par M. le chevalier de B., qui en était gouverneur. Il eut pitié de moi, un jour qu’il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier qui allait bientôt quitter le port : ma mère était morte, et on m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. M. de B. m’acheta, et à son arrivée en France, il me donna à madame la maréchale de B., sa tante, la personne la plus aimable de son temps, et celle qui sut réunir, aux qualités les plus élevées, la bonté la plus touchante. Me sauver de l’esclavage, me choisir pour bienfaitrice madame de B., c’était me donner deux fois la vie.

Cependant, au-delà du portrait élogieux de ces deux personnages, on notera le choix des verbes, "rapporter", "acheter" et "donner", qui font de cette enfant une marchandise, offerte comme un cadeau.

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La révolte des esclaves de Saint-Domingue, 1791. Estampe. Musée d’Aquitaine

Ainsi, les préjugés n’ont pas disparu pour autant et cette marche vers l’abolition connaît encore bien des aléas, dont le roman relate la première étape, lors de la Révolution : « On commençait à parler de la liberté des nègres : il était impossible que cette question ne me touchât vivement ; c’était une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs, du moins, j’avais des semblables : comme ils étaient malheureux, je les croyais bons, et je m’intéressais à leur sort. », déclare l’héroïne. Elle évoque aussi la terrible révolte qui eut lieu à Saint-Domingue en 1791, sévèrement réprimée, qui retarda encore l’abolition : « les massacres de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins. »

Mais la suite du roman ne mentionne plus, ni l’abolition de l'esclavage proclamée par la Convention nationale le 4 février 1794, alors que la Terreur sévit, ni son rétablissement dans les colonies par Bonaparte en 1802 sous l’influence des colons. Rappelons que la mère de la romancière, née Duflihol, est originaire de la Martinique, où elle s’est rendue pendant la révolution pour vendre les biens d’un de ses aïeux, gouverneur de l’île sous Louis XIV, alors que l’économie était fondée sur l’esclavage dans les plantations de canne à sucre.

Lectures cursives : le contexte révolutionnaire 

Pour lire les deux extraits

Premier extrait : la naissance d’une espérance

Un éloge (du début à la ligne 9)

Par son « caractère plus sérieux », la révolution est d’abord présentée de façon élogieuse, comme un prolongement de la réflexion poursuivie pendant tout le XVIIIème siècle par les écrivains des Lumières. La description rappelle ce retour aux sources des « grands intérêts moraux et politiques » : « ils se rattachaient à ce qui avait occupé les esprits supérieurs de tous les temps. » La métaphore faisant de la vie publique une « arène » traduit bien les combats qui se livrent alors pour lutter, notamment, contre les préjugés : « des hommes distingués remettaient chaque jour en question tout ce qu’on avait pu croire jugé jusqu’alors. » Mais la dernière phrase introduit déjà une menace : ces débats ne se font pas pour construire un progrès, mais « trop souvent pour tout ébranler et pour tout détruire. »

La Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, 1789

Un espoir (des lignes 9 à 18)

C’est sous la forme d’une question rhétorique que l’héroïne raconte comment ces débats ont pu faire « naître dans [s]on cœur quelques espérances ». L’énumération ternaire en réponse explique les raisons de cet espoir, le bouleversement produit par la révolution : « toutes les fortunes renversées, tous les rangs confondus, tous les préjugés évanouis » Pensons à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dont l’article premier proclame : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Comment ne pas espérer alors échapper aux préjugés fondés sur la seule « couleur » de peau : elle « ne m’isolerait plus au milieu du monde, comme elle avait fait jusqu’alors. » ?

La Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, 1789

La désillusion (de la ligne 18 à la fin)

Cependant, le connecteur d’opposition amène une dernière partie, qui détruit toute « illusion », d’abord en raison des premières violences révolutionnaires, des « adversités » nombreuses : « je ne pus désirer longtemps beaucoup de mal pour un peu de bien personnel. » La critique dénonce ensuite la « fausse philanthropie » de ceux qui exercent alors le pouvoir politique. Si, en effet, la devise révolutionnaire, « liberté, égalité, fraternité » est affichée, elle n’est pas appliquée aux esclaves dans les colonies, car des « vues secrètes » subsistent, celles qui exigent le maintien de l’esclavage pour préserver l’économie dans les colonies. De ce fait, le « mépris » subsiste envers une population jugée inférieure par nature, d’où la conclusion de l’héroïne : « je renonçai à l’espérance ».

Second extrait : la vie sous la Terreur

Une période douloureuse

Le récit met en évidence les difficultés vécues par la noblesse durant la Terreur, puisque la survie de Mme de B. n’a été due qu’à l’appui de « deux des hommes les plus influents pendant la terreur » : « ils risquèrent plusieurs fois leurs vies pour dérober la sienne aux fureurs révolutionnaires ». Ainsi, elle leur doit d’échapper à la prison, « sous prétexte de sa mauvaise santé », mais est sévèrement gardée en compagnie de son fils, de l’abbé et de l’héroïne. Le récit insiste sur la peur qui règne alors, « l’état d’anxiété et de terreur », quand la mort menace sans cesse et frappe de nombreux proches : « lisant chaque soir, dans les journaux, la condamnation et la mort des amis de madame de B. »

Un jugement sévère

Par le biais de son héroïne, Claire de Duras dénonce cette période de la terreur, qualifiée par une hyperbole péjorative de « fureurs révolutionnaires ». Cette dénonciation s’accompagne d’une explication critique, qui déplore le triomphe de l’horreur et de la violence : « on doit remarquer qu’à cette époque funeste, les chefs mêmes des partis les plus violents ne pouvaient faire un peu de bien sans danger ; il semblait que, sur cette terre désolée, on ne pût régner que par le mal, tant lui seul donnait et ôtait la puissance ». Cette description péjorative souligne la critique, reprise par l’insistance sur « tant d’horreurs » alors vécues, puis par la mention d’une « grande calamité » et du « malheur ».

La présentation du roman 

Pour lire Ourika
Présentation

Sa genèse 

La source d'inspiration

Une vraie Ourika a existé, dont l’histoire avait circulé dans les salons. C’était une toute jeune captive, esclave destinée à être envoyée aux Antilles, que le gouverneur du Sénégal, le chevalier de Boufflers, qui avait aussi rapporté un perroquet, deux petits singes et un cheval, avait offert en cadeau à sa tante, la princesse de Beauvau. Une marchandise parmi d’autres, en somme… Mais cette femme bienveillante l’avait éduquée, jusqu’à une mort fort jeune, en 1799, à l’âge de seize ans. Sa cause , peut-être la tuberculose, en était restée ignorée, d’où la rumeur qu’elle serait morte de son amour impossible pour le petit-fils de Mme de Beauvau.

Les conditions de parution

Malade et recluse à la campagne, Claire de Duras entreprit de mettre par écrit cette histoire peut-être parce qu’elle y trouvait un écho à sa propre solitude, dont témoigne l’épigraphe, un vers emprunté au deuxième chant du Pèlerinage de Childe Harold de Byron : « This is to be alone, this, this is solitude », « C'est cela être seul, c'est cela, c'est cela la solitude ». Mais, comme souvent à cette époque où écrire, pour une femme, et surtout un roman, reste peu apprécié, un manuscrit anonyme circula d’abord dans les salons en 1823. Devant le succès obtenu, Chateaubriand poussa son amie à le publier sous son nom en 1824, pour éviter tout risque de plagiat.

Le succès ne fit que s’accroître, donnant même lieu à des adaptations au théâtre, mais qui, elles, reçurent de sévères critiques. Si le sujet de cet amour entre la jeune « négresse » et un jeune noble français pouvait s’admettre dans un roman, les préjugés raciaux resurgirent avec force sur la scène car, s’ils peuvent s’effacer quand l’analyse psychologique prend plus d’importance, la couleur de peau s’illustrait plus ouvertement sur scène, comme l’écrit un critique : « les personnages sont là avec leur difformité ». L’œuvre fut ensuite oubliée, avant d'être redécouverte au XX° siècle.

La page de titre d'Ourika, 1824

La page de titre d'Ourika, 1824

Le titre 

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Un titre éponyme

Choisir pour titre le nom du personnage principal de l’œuvre est une pratique fréquente, tant pour une pièce de théâtre que pour un roman. Claire de Duras avait d’ailleurs pour modèle son ami, Chateaubriand, qui avait publié son roman Atala en 1801. Dans les deux cas, un prénom dont la consonance évoquait immédiatement l’exotisme. Dans les mémoires de Madame de La Tour du Pin cette comparaison est d'ailleurs marquée par sa citation de la phrase de Louis XVIII, qualifiant l’héroïne d’« Atala de salon »

On retrouve ce nom, parfois orthographié "Hourika", dans des lettres du chevalier de Boufflers, mais aussi dans des écrits de la famille et des amis de Mme de Beauvau, et il est mentionné dans une nouvelle de Mme de Staël, parue en 1796, « Mirza ou Lettre d’un voyageur », située au Sénégal. Mais la nouvelle ne reprend pas l’histoire, elle raconte comme Ximéo, un noir cultivant le sucre, tente de remplacer la traite subie par ses compatriotes par un commerce libre entre l’Afrique de l’ouest et les Amériques.

L'exotisme

Mais ce prénom renvoie, en fait, à un toponyme, "Urika", une vallée berbère du Maroc, nommée d’après le nom de la tribu berbère masmouda qui l’habitait. Cette origine rappelle aussi que beaucoup d’esclaves étaient razziés dans les populations noires du sud du Maghreb pour être ensuite vendus sur les côtes d’Afrique de l’ouest, notamment au Sénégal. 

Mais le roman efface toute dimension exotique pour mettre au premier plan l’expression des sentiments de l’héroïne. Le seul endroit où elle ressort est lors du bal donné par Mme de B. où elle devait participer à « un quadrille des quatre parties du monde où [elle] je devai[t] représenter l’Afrique », ce qui donna lieu à une recherche ethnographique : « On consulta les voyageurs, on feuilleta les livres de costumes, on lut des ouvrages savants sur la musique africaine, enfin on choisit une Comba, danse nationale de mon pays. » Le succès de la jeune danseuse confirme ce goût de l’exotisme, qui se développe dans la seconde moitié du XVIIIème siècle : « je dansai la Comba, et j’eus tout le succès qu’on pouvait attendre de la nouveauté du spectacle et du choix des spectateurs, dont la plupart, amis de madame de B., s’enthousiasmaient pour moi ».

Un portrait d'Ourika

La structure 

Structure

La double énonciation

Comme souvent dans la nouvelle, telle qu’elle a été inaugurée au XVI° siècle, en Italie par Boccace avec Le Decameron, en France par Marguerite de Navarre avec L’Heptameron, le récit principal, ici l’histoire d’Ourika, est enchâssé dans un récit-cadre.  La structure du roman repose donc sur une double énonciation;

Le récit-cadre

        En introduction, il est pris en charge par un narrateur, un « médecin » qui est appelé dans un couvent pour soigner une « jeune religieuse malade ». C’est par son regard que nous la découvrons, et par le discours direct rapporté lors de sa visite, qui se renouvelle « plusieurs fois ». Mais son diagnostic ne laisse guère espérer la guérison.

        Nous le retrouvons dans les dernières lignes du roman avec de brèves propositions qui confirment cette issue fatale : « Ici la jeune religieuse finit brusquement son récit. Je continuai à lui donner des soins : malheureusement, ils furent inutiles, elle mourut à la fin d’octobre ; elle tomba avec les dernières feuilles de l’automne. »

      De façon plus originale, un commentaire du narrateur interrompt le récit d’Ourika, par un portrait pathétique : « En achevant ces paroles, l’oppression de la pauvre religieuse parut s’augmenter ; sa voix s’altéra, et quelques larmes coulèrent le long de ses joues flétries. Je voulus l’engager à suspendre son récit ; elle s’y refusa. » Le discours rapporté qui s’y insère permet de faire le lien entre le passé relaté et la situation présente : « Ce n’est rien, me dit-elle ; maintenant le chagrin ne dure pas dans mon cœur ; la racine en est coupée. Dieu a eu pitié de moi ; il m’a retirée lui-même de cet abîme où je n’étais tombée que faute de le connaître et de l’aimer. N’oubliez donc pas que je suis heureuse ; mais, hélas ! ajouta-t-elle, je ne l’étais pas alors. » La tonalité pathétique ouvre une nouvelle étape du récit, en annonçant le douloureux dénouement.

Le récit d’Ourika

Pour prolonger la vraisemblance créée par ce récit-cadre, l'effet de vérité est renforcé par le choix d’une narratrice intra-diégétique, ce qui le rapproche de l’écriture autobiographique. Cela facilite le retour sur soi et l’expression des réflexions, des jugements et des sentiments de l’héroïne.

Le récit est construit de façon à mettre en évidence la lente plongée de l’héroïne dans le malheur.

La situation initiale

Le récit s’ouvre sur l’image de la vie heureuse offerte à l’héroïne après qu’elle a été « rapportée » du Sénégal et confiée à Mme de B. : « Mes plus anciens souvenirs ne me retracent que le salon de madame de B. ; j’y passais ma vie, aimée d’elle, caressée, gâtée par tous ses amis, accablée de présents, vantée, exaltée comme l’enfant le plus spirituel et le plus aimable. » Elle devient alors une sorte de fille adoptive puisque sa bienfaitrice a perdu sa « fille morte jeune », et elle noue aussi une amitié enfantine avec Charles, le plus jeune de ses petits-fils : « Élevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil et mon soutien dans toutes mes petites fautes. À sept ans, il alla au collège : je pleurai en le quittant ; ce fut ma première peine. » Le moment d’apogée de cette première époque est le bal, qui vaut à l’héroïne une reconnaissance publique.

Samuel Cochetel, illustrateur : Ourika, 2019, éd° Hatier

Samuel Cochetel, illustrateur : Ourika, 2019, éd° Hatier
Samuel Cochetel, illustrateur : Ourika, 2019, éd° Hatier

L'événement perturbateur

Il est annoncé à la fin du récit de cette heureuse jeunesse, annonçant une brutale rupture ; « Ce fut peu de jours après ce bal qu’une conversation, que j’entendis par hasard, ouvrit mes yeux et finit ma jeunesse. » Le cadre en est décrit précisément, pour expliquer comment l’héroïne a pu surprendre cette conversation entre Mme de B. et son amie, dont la question redoublée sur l’avenir d’Ourika » « mais que deviendra-t-elle ? et enfin qu’en ferez-vous ? », entraîne la réponse de Mme de B. qui va ouvrir les yeux de la jeune fille sur la réalité de son sort : « Hélas ! dit madame de B., cette pensée m’occupe souvent, et, je vous l’avoue, toujours avec tristesse : je l’aime comme si elle était ma fille ; je ferais tout pour la rendre heureuse ; et cependant, lorsque je réfléchis à sa position, je la trouve sans remède. Pauvre Ourika ! je la vois seule, pour toujours seule dans la vie. »

Samuel Cochetel, illustrateur : Ourika, 2019, éd° Hatier

La marquise met en évidence les préjugés raciaux puissants à cette époque : « Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous trouvez quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront pas d’elle. » Mais Mme de B. ne les nie pas, elle s’emploie seulement à en préserver le plus longtemps possible l’héroïne : « Tout cela est vrai, dit madame de B. ; mais heureusement elle ne s’en doute point encore, et elle a pour moi un attachement qui, j’espère, la préservera longtemps de juger sa position. » Cette scène entraîne un changement total chez Ourika, à la fois une douloureuse conscience de sa condition sociale et le choix d’une forme d’exclusion sociale : « je me sentais étrangère à tout, j’étais devenue plus difficile, et j’examinais, en le critiquant, presque tout ce qui m’avait plu jusqu’alors. »

Les péripéties

Les péripéties vont ensuite associer les événements familiaux et les faits historiques, comme pour former une tragédie en cinq actes  :

        Le départ de Charles pour ce voyage en Europe, alors coutumier pour les jeunes gens nobles, correspond aux débuts de la révolution, qui ouvre à Ourika un espoir, vite déçu.

       La violence révolutionnaire croissante ouvre une deuxième étape, à nouveau vécue à la fois intérieurement, le choc produit par les massacres de Saint-Domingue et le retour de Charles, et historiquement : le risque couru par la noblesse entraîne l’installation de la famille à Saint-Germain.

        La mort de Robespierre ouvre une nouvelle période à Saint-Germain ; de même que la révolution s’apaise, la vie familiale aussi : « Si j’ai connu quelques instants doux dans ma vie, depuis la perte des illusions de mon enfance, c’est l’époque qui suivit ces temps désastreux. » L’héroïne retrouve aussi son lien d’enfance avec Charles, à présent plus approfondi : « Il comptait tellement sur moi qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne me dît aussitôt. Le soir, assis autour d’une table, les conversations étaient infinies ».

        L’étape suivante marque le retour à une société plus ouverte : « Vers la fin de l’année 1795, la terreur était finie, et l’on commençait à se retrouver ». Cette ouverture amène le mariage prévu de Charles avec mademoiselle de Thémines, et surtout un dialogue lors d’une promenade où le jeune homme exprime avec force l’amour qu’il éprouve. Elle est alors prise d’un malaise, suivi de jours où elle souffre d’une forte fièvre, se sentant totalement abandonnée : « Je voyais se réaliser cette situation que mon imagination s’était peinte tant de fois ; je mourais loin de ce que j’aimais, et mes tristes gémissements ne parvenaient pas même à leurs oreilles. »

        L’ultime péripétie est marquée par la naissance du fils de Charles: elle place devant les yeux d’Ourika le bonheur familial qui lui est interdit, et l’amène à souhaiter la mort.

L'élément de résolution

Il fait écho à l’événement perturbateur, la conversation autrefois perçue par l’héroïne, correspondance inscrite nettement dans le récit : « c’était l’amie de madame de B., la marquise de…, qui était revenue depuis peu d’Angleterre, où elle avait passé plusieurs années. Je la vis avec effroi arriver près de moi ; sa vue me rappelait toujours que, la première, elle m’avait révélé mon sort ; qu’elle m’avait ouvert cette mine de douleurs où j’avais tant puisé. » La nouvelle révélation qu’elle lui fait, son amour impossible pour Charles, est encore plus terrible que la première : « Oui, Ourika, tous vos regrets, toutes vos douleurs ne viennent que d’une passion malheureuse, d’une passion insensée ; et si vous n’étiez pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre parti d’être négresse. »

L'épilogue

Cette révélation plonge l’héroïne dans le désespoir, « Quoi ! j’avais une passion criminelle ! c’est elle qui, jusqu’ici, dévorait mon cœur ! », et une violente fièvre l’accable : « La même nuit, la fièvre me prit, et, en moins de trois jours, on désespéra de ma vie ». Le prêtre, appelé à son chevet, lui ouvre alors une porte, la foi en Dieu : « priez Dieu, Ourika ; il est là, il vous tend les bras ; il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir digne de lui. » D’où le retour au début du roman, son entrée au couvent : « je m’étonnais de la paix qui succédait à tant d’orages : on avait ouvert une issue à ce torrent qui dévastait ses rivages, et maintenant il portait ses flots apaisés dans une mer tranquille. Je me décidai à me faire religieuse. »

Le cadre spatio-temporel 

Temps-lieux

La temporalité

La durée

Les années d’enfance occupent à peine un quart du récit de la narratrice, et se limitent à peindre l’éducation reçue. Durant le récit, les dates sont celles des événements historiques révolutionnaires, mais l’âge de l’héroïne n’est indiqué que pour dater l’événement perturbateur qui fit basculer son enfance en lui révélant l’exclusion sociale promise par sa couleur : « J’arrivai jusqu’à l’âge de douze ans sans avoir eu l’idée qu’on pouvait être heureuse autrement que je ne l’étais. » Le seul âge ensuite mentionné est celui de Charles lors de son mariage, « vingt-et-un ans », ce qui permet d’avoir approximatif d’Ourika puisqu’au début de son récit elle avait été précisée : « Charles, le cadet, était à peu près de mon âge. » Enfin, rien ne détermine la durée de son séjour au couvent ni des visites du médecin. Le récit ne précise que le moment de sa mort, « elle mourut à la fin d’octobre », poétisée par l’association métaphorique : « elle tomba avec les dernières feuilles de l’automne. » La durée reste donc très vague.

Les moments essentiels

Ce flou contraste avec les indices temporels qui mettent l’accent sur les moments déterminants de son existence : « peu de jours après ce bal » pour la conversation surprise, puis « Un jour que nous nous promenions dans la forêt », où  Charles lui avoue son amour passionné pour Mlle de Thémines, ce qui provoque sa terrible fièvre. Après le mariage de Charles, le temps semble s’étirer, « Les jours, les mois se passaient ainsi », enfermant l’héroïne dans une solitude désespérée, qui contraste avec le bonheur de Charles à la naissance de son fils. Enfin, à l’absence de date concernant la seconde conversation avec la marquise s’oppose la réaction immédiate qui rapproche Ourika de la mort : « La même nuit, la fièvre me prit ».

Les lieux

Un cadre réaliste

  • Le couvent est le lieu du récit-cadre, décrit en faisant ressortir à  la fois l’impression que la mort y a mis son empreinte, avec sa ruine partielle et les « tombes », mais aussi le « jardin » et la « charmille » qui évoquent une vie paisible.

  • Le cadre est ensuite la demeure parisienne de Mme de B. avec une insistance sur le « salon », qui indique à la fois le luxe propre à la noblesse, avec son « grand paravent de laque », mais aussi l’importance des relations sociales car c’est aussi le lieu des visites, donc des regards extérieurs portés sur l’héroïne. Elle n'a alors, comme lieu de refuge, que la chambre où elle peut laisser couler ses larmes.

  • Enfin, la violence révolutionnaire amène dans un autre lieu, Saint-Germain, qui, malgré les menaces pesantes, ramène une vie plus paisible, que vient rompre l’obligation de revenir à Paris lors du mariage de Charles, avant une installation définitive à Saint-Germain.

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Le lieu des origines

À ces lieux réels s’oppose le lieu fantasmé, celui des origines africaines : « je serais la négresse esclave de quelque riche colon ; brûlée par le soleil, je cultiverais la terre d’un autre ; mais j’aurais mon humble cabane pour me retirer le soir ; j’aurais un compagnon de ma vie et des enfants de ma couleur qui m’appelleraient : Ma mère ! Ils appuieraient sans dégoût leur petite bouche sur mon front ; ils reposeraient leur tête sur mon cou, et s’endormiraient dans mes bras ! » Mais il ne s’agit là que d’une imagination, car la réalité s’impose : « J’eus un moment l’idée de demander à madame de B. de me renvoyer dans mon pays, mais là encore j’aurais été isolée : qui m’aurait entendue, qui m’aurait comprise ? Hélas ! je n’appartenais plus à personne, j’étais étrangère à la race humaine tout entière ! »

Autour de Madame Récamier : le modèle d’un salon mondain. Gravure, XIXème siècle

Lecture cursive : l'introduction du récit-cadre 

Pour lire l'extrait
Le cloître et son jardin, aujourd'hui

Le cloître et son jardin, aujourd'hui

La visite au couvent (du début à la ligne 14)

La situation est rapidement posée par le narrateur qui se présente et annonce le moment et le lieu de sa visite : « un matin au faubourg Saint-Jacques, pour voir dans un couvent une jeune religieuse malade. » Le contexte politique est rappelé : l’Empire est revenu sur l’arrêté de 1792 qui avait imposé la fermeture de tous les couvents, dont le premier fondé à Paris en 1608. » Mais la description souligne ensuite les dégradations causées par la révolution : elle « avait ruiné une partie de l’édifice ; le cloître était à découvert d’un côté par la démolition de l’antique église, dont on ne voyait plus que quelques arceaux. » La mort s'inscrit donc dans ce décor, avec la mention des « tombes », là aussi fortement dégradées : « Quelques-unes de ces pierres avaient été brisées pendant la révolution ».

La rencontre (des lignes 14 à 24)

Le décor devient ensuite plus riant, le « jardin », mais le narrateur évoque d’abord ses propres sentiments, ceux hérités de la philosophie des Lumières et de sa critique des couvents, telle celle mise en évidence par Diderot dans La Religieuse en 1792 : « je me figurais que j’allais contempler une nouvelle victime des cloîtres, les préjugés de ma jeunesse venaient de se réveiller, et mon intérêt s’exaltait pour celle que j’allais visiter, en proportion du genre de malheur que je lui supposais. » Le récit met en valeur un double effet de surprise : l’apparence de cette malade, « une négresse », terme usuel à cette époque, contraste, en effet, avec « la politesse de son accueil et le choix des expressions dont elle se servait » qui révèlent une éducation européenne raffinée.

Le dialogue (de la ligne 24 à la fin)

Comme il est de règle lors d’une visite médicale, un dialogue s’établit entre la malade et le médecin, qui doit lui permettre de trouver les causes de sa maladie, afin de répondre à l’attente : « guérir ».

Le discours du médecin

Le discours narrativisé le place dans son rôle : « Je la questionnai sur sa maladie. » Il observe ensuite les symptômes physiques, « sa maigreur était excessive, ses yeux brillants et fort grands, ses dents d’une blancheur éblouissante, éclairaient seules sa physionomie », et il conclut : « l’âme vivait encore, mais le corps était détruit. » Il comprend très vite que son état ne relève pas vraiment de causes physiques mais de ce que nous nommerions aujourd’hui une dépression. Son constat, « elle portait toutes les marques d’un long et véritable chagrin. », est repris dans les mots qu’il lui adresse : « vous portez la trace de bien longues souffrances. » Il n’y a donc pas de remèdes, autres que ce que proposera Freud (1856-1939) par la psychanalyse, une recherche des causes profondes qui passe par la parole : « c’est le passé qu’il faut guérir ; […] mais ce passé, je ne puis le guérir sans le connaître. »

Le discours de la malade

Face au médecin, la réponse d’Ourika décrit d’abord ses symptômes physiques, « une oppression continuelle » : « je n’ai plus de sommeil, et la fièvre ne me quitte pas. » Mais son discours traduit ensuite une contradiction que relève le médecin, frappé d’« étonnement » :

  • D’un côté, malgré les signes de sa maladie, elle affirme son bonheur, « Je suis heureuse, me dit-elle ; jamais je n’ai éprouvé tant de calme et de bonheur. », avec une répétition insistante : « Oui, je le suis, reprit-elle, avec fermeté ; et je ne changerais pas mon bonheur contre le sort qui m’a fait autrefois tant d’envie. »

  • De l’autre, sa « larme » fait ressortir sa douleur, mise en valeur par le champ lexical qui l’intensifie : « mon malheur, c’est l’histoire de toute ma vie. J’ai tant souffert jusqu’au jour où je suis entrée dans cette maison, que peu à peu ma santé s’est ruinée. Je me sentais dépérir avec joie, car je ne voyais dans l’avenir aucune espérance. »

Le médecin reprend alors son rôle, en tentant d’apporter une réponse à la malade : « Je la rassurai, je lui donnai des espérances de guérison prochaine ». Mais la romancière, par cette ouverture du roman, crée un horizon d’attente, en annonçant la fin tragique de l’héroïne.

La visite du médecin au couvent. Illustration d’Ourika

La visite du médecin au couvent. Illustration d’Ourika

Pour conclure

Ainsi, avant même le récit, par la description du cadre, le portrait de l’héroïne et la tonalité pathétique des discours, Claire de Duras fait partager à son lecteur « l’étonnement » du médecin, ce qui éveille son intérêt pour le récit qui va suivre : quelles sont les raisons qui ont pu pousser cette jeune femme venue de l’Afrique lointaine à vivre un malheur tel qu’elle n’a pu trouver comme seul refuge qu’un « couvent » ?

Les personnages masculins 

Les hommes

Les figures protectrices 

Le chevalier de Boufflers, portrait anonyme

Le chevalier de Boufflers

Claire de Duras a pu connaître dans les salons qu’elle fréquentait le chevalier de Boufflers (1738-1815), qui n’occupe que quelques lignes au début du récit d’Ourika alors même qu’il est à l’origine de son destin. Il était alors « gouverneur » au Sénégal, donc chargé aussi de gérer l’île de Gorée, d’où partaient les navires négriers : « Il eut pitié de moi, un jour qu’il voyait embarquer des esclaves sur un bâtiment négrier qui allait bientôt quitter le port : ma mère était morte, et on m’emportait dans le vaisseau, malgré mes cris. » Claire de Duras signale ici son humanité, en faisant ainsi de lui un homme des Lumières, même si les nombreuses lettres de ce représentant de l’autorité politique le montrent plus soucieux de développer les productions agricoles que réellement touché par les horreurs de la traite.

Le chevalier de Boufflers, portrait anonyme

Cependant, il acheta lui-même plusieurs jeunes enfants, comme celui qu’il envoya à la reine Marie-Antoinette qui le fit baptiser sous le nom de Jean Amilcar et assura son éducation. Il était alors "à la mode" d’avoir de jeunes serviteurs noirs, dont l’exotisme était mis en valeur par le costume, et ce cadeau offert à sa tante interroge sur la réelle sensibilité du chevalier…, ambiguïté que souligne le récit :

        D’un côté, malgré les verbes qui marquent à quel point, à cette époque, l’esclave n’est qu’une "chose", la narratrice reconnaît ce bienfait : « M. de B. m’acheta, et à son arrivée en France, il me donna à madame la maréchale de B., sa tante, la personne la plus aimable de son temps, et celle qui sut réunir, aux qualités les plus élevées, la bonté la plus touchante. Me sauver de l’esclavage, me choisir pour bienfaitrice madame de B., c’était me donner deux fois la vie ».

Aegidius Sadeler, Laura de Dianti avec un page noir, 1600-1627. Estampe. BnF

Aegidius Sadeler, Laura de Dianti avec un page noir, 1600-1627. Estampe. BnFjpg

        De l’autre, le commentaire qui suit introduit un double doute. Cet homme des Lumières, a, certes, fait preuve de son « intelligence » en luttant, même de façon dérisoire, contre ce trafic humain, mais le résultat est un échec : « je fus ingrate envers la Providence en n’étant point heureuse ; et cependant le bonheur résulte-t-il toujours de ces dons de l’intelligence ? Je croirais plutôt le contraire ». De plus, la comparaison mythologique renforce cette réserve : « la fable ne nous dit pas si Galatée trouva le bonheur après avoir reçu la vie. » Comparaison intéressante puisque rappelons que déjà le nom de Galatée, par son étymologie « γάλα », le lait, renvoie à la blancheur, contrairement à la couleur de peau de l’héroïne. Est ici évoqué le récit mythologique : pour répondre à l’amour du sculpteur Pygmalion pour la statue de Galatée, Aphrodite, la déesse de l’amour lui avait donné la vie. La comparaison suggère donc que l’état de « statue », objet sans âme, finalement assez semblable à celui de l’esclave, serait préférable.

Le médecin

La première présentation du médecin indique sa jeunesse – il vient à peine de quitter l’université de médecine de Montpellier, célèbre depuis fort longtemps – mais la mention de Montpellier donne une autre indication car c’est dans cette université que le docteur Paul Barthez (1734-1806) a fait connaître sa théorie vitaliste. Il s’opposait aux conceptions mécanistes et matérialistes antérieures en considérant que le corps, matière inerte, était animé par un "principe vital" qui s’y répandait en réaction à l’environnement. Or, ce docteur intervient très brièvement dans le récit, alors que l’héroïne, ayant mesuré pour la première fois le racisme, justifie son bouleversement en se disant « malade » : « Madame de B. envoya chercher Barthez, qui m’examina avec soin, me tâta le pouls, et dit brusquement que je n’avais rien. » Rien de purement physique, en effet.

Statue de Barthez à la porte de l’université de Montpelleir (à gauche)

Statue de Barthez à la porte de l’université de Montpelleir (à gauche)

C’est bien son « âme », prise ici non dans le sens théologique mais en tant que force animatrice, qui se trouve atteinte, et le jeune médecin narrateur du récit-cadre reprend ce diagnostic : « l’âme vivait encore, mais le corps était détruit, et elle portait toutes les marques d’un long et véritable chagrin ».

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Les possédées de Loudun, en 1634. Estampe

Mais, en même temps, ce jeune médecin a été nourri des idées anticléricales des Lumières appuyées sur les recherches sur l’hystérie qui se développent au XVIIIème siècle. Ce terme médical permet de poser un diagnostic unique sur des symptômes aussi divers que ceux que dépeint l’héroïne : « une oppression continuelle », l’absence de « sommeil » et une « fièvre » incessante ». Rappelons l’affaire dite des « possédées de Loudun », prises de délire, survenue dans le couvent des Ursulines de cette ville en 1634 : elle avait été utilisée au XVIIIème siècle pour dénoncer l’enfermement forcé des jeunes filles, condamnées à la retraite, en proie à cette hystérie.

Ce n’est pas le cas d’Ourika, qui a librement fait ce choix. Mais le jeune médecin porte en lui cette critique : « je me figurais que j’allais contempler une nouvelle victime des cloîtres, les préjugés de ma jeunesse venaient de se réveiller, et mon intérêt s’exaltait pour celle que j’allais visiter, en proportion du genre de malheur que je lui supposais. » Mais cette bienveillance n’empêche pas qu’il ait lui aussi un préjugé raciste qui explique sa surprise qu’elle soit une « négresse » mais avec le comportement et le langage d’une femme cultivée…

Cette double formation du médecin explique cependant sa réaction bienveillante : « Touché au-delà de l’expression, je résolus de tout tenter pour la sauver ; je commençai à lui parler de la nécessité de calmer son imagination, de se distraire, d’éloigner des sentiments pénibles ». Cela implique d’en connaître la cause : « c’est le passé qu’il faut guérir ; espérons que nous en viendrons à bout : mais ce passé, je ne puis le guérir sans le connaître. » Il lui propose donc de devenir son confident, affirme sa « sympathie », mais l’efficacité de ce « traitement » est niée par avance : « en prononçant ces paroles consolantes, en lui promettant la vie, je ne sais quel triste pressentiment m’avertissait qu’il était trop tard et que la mort avait marqué sa victime ». D’ailleurs sa demande de lui faire le récit de sa vie est-elle vraiment compatible avec l’importance d’« éloigner les sentiments pénibles » ? Cela semble pour le moins contradictoire...

Les prêtres

Selon l’usage dans la noblesse à la fin du XVIIIème siècle et même si elle est parfois contestée, la religion accompagne la vie quotidienne.

Le confesseur

Il est le premier mentionné : « je devais à un prêtre respectable, qui m’avait instruite pour ma première communion, ce que j’avais de sentiments religieux. Ils étaient sincères comme tout mon caractère ; mais je ne savais pas que, pour être profitable, la piété a besoin d’être mêlée à toutes les actions de la vie ; la mienne avait occupé quelques instants de mes journées, mais elle était demeurée étrangère à tout le reste. Mon confesseur était un saint vieillard, peu soupçonneux, je le voyais deux ou trois fois par an, et, comme je n’imaginais pas que des chagrins fussent des fautes, je ne lui parlais pas de mes peines. » La religion n’a donc été d’aucun secours : elle n'a pas vraiment donné sens à la foi.

Le "vieil abbé"

Elle se retrouve même caricaturée sous les traits du « vieil abbé » qui les accompagne à Saint-Germain, que l’héroïne « entendai[t] tous les jours se moquer de la religion, et qui à présent s’irritait qu’on eût vendu les biens du clergé, parce qu’il y perdait vingt mille livres de rente. » L’anticléricalisme est, en effet, une composante de l’esprit des Lumières qui a pénétré la noblesse éclairée.

Le soir, assis autour d’une table, les conversations étaient infinies : notre vieil abbé y tenait sa place ; il s’était fait un enchaînement si complet d’idées fausses, et il les soutenait avec tant de bonne foi, qu’il était une source inépuisable d’amusement pour madame de B., dont l’esprit juste et lumineux faisait admirablement ressortir les absurdités du pauvre abbé, qui ne se fâchait jamais ; elle jetait tout au travers de son ordre d’idées de grands traits de bon sens que nous comparions aux grands coups d’épée de Roland ou de Charlemagne.

Le dernier intervenant

Une inversion se produit alors que l’héroïne est aux portes de la mort grâce au « prêtre de la paroisse » qui lui administre l’extrême-onction puis poursuit régulièrement ses visites jusqu’au jour où elle lui fait « l’aveu de ses fautes » :

 il ne fut point effrayé de l’état de mon âme ; […] Il commença par me rassurer sur cette passion dont j’étais accusée : « Votre cœur est pur, me dit-il, c’est à vous seule que vous avez fait du mal, mais vous n’en êtes pas moins coupable. Dieu vous demandera compte de votre propre bonheur qu’il vous avait confié ; qu’en avez-vous fait ? Ce bonheur était entre vos mains, car il réside dans l’accomplissement de nos devoirs ; les avez-vous seulement connus ? Dieu est le but de l’homme ; quel a été le vôtre ? Mais ne perdez pas courage ; priez Dieu, Ourika ; il est là, il vous tend les bras ; il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir digne de lui.

Il lui apporte ainsi une réponse, la religion comme sens à donner à sa vie, une nouvelle famille en quelque sorte : « Je vis qu’en effet je n’avais point connu mes devoirs : Dieu en a prescrit aux personnes isolées comme à celles qui tiennent au monde ; s’il les a privées des liens du sang, il leur a donné l’humanité tout entière pour famille. La sœur de charité, me disais-je, n’est point seule dans la vie, quoiqu’elle ait renoncé à tout ; elle s’est créé une famille de choix ; elle est la mère de tous les orphelins, la fille de tous les pauvres vieillards, la sœur de tous les malheureux. »

Mais, juxtaposée à cette décision d’entrer au couvent, la fin brutale du récit rend sa décision de devenir « religieuse » totalement vaine puisque le récit ne relate aucun des moments qui, au sein du couvent, auraient pu lui apporter, sinon le bonheur, du moins l’apaisement, mais se ferme sur l’échec du médecin, donc sur la mort : « Je continuai à lui donner des soins : malheureusement, ils furent inutiles ».

Au centre du récit : le personnage de Charles 

Son statut social

Charles, le plus jeune des petits-fils de Mme de B., représente parfaitement la jeunesse aristocratique de la fin du XVIIIème siècle. Auprès de sa grand-mère, il apprend la tolérance, d’où son amitié d’enfant pour Ourika : « Élevé avec moi, il était mon protecteur, mon conseil et mon soutien dans toutes mes petites fautes. » Il reçoit l’éducation propre à son rang, le collège, à l’âge de « sept ans », puis, comme cela a été mis à la mode en Angleterre, est prévu le "tour" en Europe : « Il était toujours au collège, qu’il allait bientôt quitter pour commencer ses voyages. Il partait avec son frère aîné et son gouverneur, et ils devaient visiter l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie ; leur absence devait durer deux ans. »

Il revient pendant la Terreur vivre auprès de sa grand-mère à Saint-Germain. Le récit ne propose aucun portrait physique de ce personnage. En revanche, la narratrice souligne des qualités qui en font le représentant de "l’honnête homme" tel que l’Ancien Régime en posait l’idéal, une totale maîtrise de soi qui n’exclut pas la sincérité : un esprit « juste, ferme, étendu », « les deux belles passions de son âge : la justice et la vérité », sa haine de « l’affectation », et le prix qu’il accorde à « l’estime ». D’où la conclusion : «  presque rien en lui n’était involontaire, et tout cependant était naturel. »

Enfin, son mariage se décide comme le veut la tradition : « Un matin, un ancien ami de madame de B. vint chez elle ; il était chargé d’une proposition de mariage pour Charles. » Bien sûr ce mariage arrangé offre toutes les garanties souhaitables, « Mademoiselle de Thémines réunissait tous les avantages de la naissance, de la fortune et de l’éducation ; elle avait seize ans ; elle était belle comme le jour : on ne pouvait hésiter ». Ainsi le jeune homme, d’abord « un peu effrayé de se marier si jeune » – il n’a que vingt-et-un ans –, cède rapidement, d’autant que cette demoiselle ne manque pas de qualités : elle « possédait en effet tout ce qui pouvait plaire à Charles ; jolie sans s’en douter, et d’une modestie si tranquille qu’on voyait qu’elle ne devait qu’à la nature cette charmante vertu. » Il entre donc très volontiers dans le rôle masculin traditionnel dans sa classe sociale, celui de « protecteur de cet ange », idéal hérité de la chevalerie, et, rapidement, père de l’héritier espéré : « La naissance d’un fils mit le comble au bonheur de Charles. »

Une indifférence égoïste

Alors que la narratrice qualifie de façon méliorative le rôle de son compagnon d’enfance, « il était mon protecteur, mon conseil et mon soutien dans toutes mes petites fautes », la suite donne de lui un autre visage. Il n’est en rien triste de partir pour son voyage de « deux ans » et, finalement, l’avancée en âge les éloigne. Ainsi, il perd son rôle de confident : « je ne le voyais jamais seul, et il m’aurait fallu bien du temps pour lui expliquer ma peine ; je suis sûre qu’alors il m’aurait comprise. Mais il avait, avec son air doux et grave, une disposition à la moquerie qui me rendait timide […]. Enfin je ne lui dis rien. »

Si, à plusieurs reprises, ses qualités sont mises en évidence, « je l’admirais comme ce que je connaissais de plus parfait sur la terre. », quelques remarques révèlent, en revanche l’incapacité du jeune homme à véritablement s’intéresser au cœur de celle qui l’écoute : « Ce qui m’intimidait aussi avec Charles, c’est cette tournure un peu sévère de ses idées. […] il pensait donc qu’il fallait que toutes les douleurs fussent raisonnables ».

Ainsi, la relation entre eux se fait en sens unique : « Il comptait tellement sur moi qu’il n’avait pas une pensée qu’il ne me dît aussitôt », « il me parlait de tout ce qui l’occupait, de ses projets, de ses espérances, de ses idées sur tout, sur les choses, sur les hommes, sur les événements. Il ne me cachait rien, et il ne se doutait pas qu’il me confiât quelque chose. Depuis si longtemps il comptait sur moi, que mon amitié était pour lui comme sa vie, il en jouissait sans la sentir ». Uniquement préoccupé de lui-même, cette forme d'indifférence retient l’héroïne de se confier à lui : « Je ne pensais jamais à parler à Charles de ce qui m’avait fait tant souffrir », et il n’a d’ailleurs aucun soupçon de ses souffrances, au point d’effacer cette compagne dès lors qu’il est amoureux. Il lui parle de son amour, de ses projets d’avenir, de son bonheur, sans avoir, à aucun moment, conscience de ce qu’elle peut ressentir, de la blessure qu’il peut lui infliger, et quand il part retrouver celle qu’il aime, il confirme qu’elle ne représente plus rien à ses yeux : elle se voit ainsi obligée de reconnaître que son « intérêt était ailleurs ».

Pour conclure

Les personnages masculins représentent les pouvoirs alors dominants, politique pour le « gouverneur », religieux avec les différents prêtres, scientifique avec le « médecin » et social, avec Charles qui illustre la noblesse. Mais, finalement, tous ces pouvoirs se révèlent impuissants : même quand ils se veulent bienfaiteur, confident, guérisseur ou guide spirituel, malgré toute leur bonne volonté, les idéaux qui les animent sont inopérants : ils sont incapables d’imaginer les conséquences négatives que leur mise en œuvre pourrait entraîner, et, le plus souvent, restent aveugles, ou, pire encore, deviennent des instruments de la souffrance féminine, comme Charles.

Le personnage de Charles a donné lieu à une interprétation autobiographique du roman, avec un rapprochement entre sa relation avec Ourika et ce qu’a pu vivre Claire de Duras avec Chateaubriand : l’amour voué à celui qu’elle nommait « mon frère » et qui l’appelait « ma chère sœur » n’a jamais été réciproque… Les lettres qu’ils ont échangées montrent cette ressemblance, par exemple quand son ami célèbre la « forte et vive amitié » qui les a unis pendant vingt ans. Mais de son côté, elle lui écrit :

Une amitié comme la mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvénients de l’amour. Et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits, mais nous sommes assez vieux pour que cela soit hors de la question. Savoir que vous dites à d’autres tout ce que vous me dites, que vous les associez à vos affaires, à vos sentiments, m’est insupportable, et ce sera éternellement ainsi.

Quand je […] pense que depuis quinze ans, je préfère ce qui est vous à ce qui est moi, que vos intérêts et vos affaires passent mille fois avant les miennes, et cela tout naturellement, sans que j’y aie le moindre mérite, et que je pense que vous ne feriez pas le plus léger sacrifice pour moi, je m’indigne contre moi-même de ma folie.

Mais elle ne l’abandonnera jamais, reçoit ses plaintes, le soutient, l’encourage, lui prête de l’argent, en souffrant cependant comme elle le lui écrit en avril 1822 : « J’ai fait arrêter toutes mes pendules pour ne plus entendre sonner les heures où vous ne viendrez plus. »

Une douloureuse altérité 

Le racisme est la forme extrême prise par le regard qu’une société porte sur ceux qui appartiennent à une autre société, étrangère et dont le langage, les mœurs et les coutumes sont différents. Rappelons que dans l’antiquité, la cité d’Athènes considérait comme « barbares » tous ceux qui étaient étrangers à la civilisation gréco-romaine, terme péjoratif : il impliquait l’idée de mœurs rudes et grossières, une inculture, voire une sauvagerie capable de cruauté. Mais l’esclavage n’était pas alors lié à la couleur de peau : tout prisonnier de guerre pouvait devenir esclave.

Altérité

Dès le XVème siècle, la réflexion sur cette "altérité barbare" s’est développée en lien avec les grandes découvertes, donc avec les peuples indigènes. Le concept de "race", longtemps réservé à la classification des espèces animales, se cristallise au XVIIème siècle où, avec l’essor de l’esclavage dans les colonies, il désigne un groupe d’individus ayant des caractéristiques physiques communes auxquelles sont associées des capacités et des incapacités. Au XVIIIème siècle, il est conforté par une approche qui se veut scientifique, comme le prouvent l’article de Samuel Fomey et Louis de Jaucourt dans l’Encyclopédie expliquant que la couleur de peau devenait de plus en plus foncée en approchant de l’équateur, ou la Dissertation sur la cause physique de la couleur des nègres (1741) du naturaliste Pierre Barrère qui a cherché à en définir l’origine…

« La phrénologie », 1833-34. Gravure colorée in Dictionnaire pittoresque d'Histoire Naturelle et phénomènes de la Nature de Félix-Édouard Guérin

« La phrénologie », 1833-34. Gravure in Dictionnaire pittoresque d'Histoire Naturelle et phénomènes de la Nature de F.-É. Guérin

L’originalité de Claire de Duras est le choix, comme protagoniste qui prend la parole pour faire le récit, d’une femme noire, une « négresse » comme on le dit alors, intégrée dans la société privilégiée, ce qui lui permet d'adopter un point de vue intériorisé sur l’altérité.

Une société raciste 

Les préjugés

La couleur de peau est la plus immédiate des distinctions entre les êtres humains : l’homme noir a été très vite considéré comme inférieur, et le « noir » devient très vite synonyme d’esclave. Cela est appuyé par le récit biblique de la malédiction de Cham, condamné à devenir esclave de ses frères pour avoir vu son père ivre et nu, transformé en un mythe puisqu’a été ajoutée au récit biblique la couleur noire du personnage. Justification commode de l’esclavage… Ainsi c’est la couleur de peau d'Ourika qui frappe immédiatement le médecin, une « négresse », mais sa surprise révèle simultanément le préjugé que même ce scientifique porte en lui : comment une femme noire peut-elle faire preuve de « politesse » et choisir « des expressions » qui révèlent une éducation avancée ?

Certes, la philosophie des Lumières a tenté de traiter ce sujet, mais en le liant plus aux les concepts de tolérance et de fraternité, en faisant appel à la pitié, qu’en dénonçant les fondements de ces préjugés. C’est ce qui explique l’élan du chevalier de Boufflers, qui sauve Ourika de la traite promise, en lui offrant la possibilité d’une autre vie auprès de sa tante, une femme bienveillante. Cependant, cette générosité ne s’interroge en rien sur le sort des autres esclaves, elle ne relève que d’un attendrissement devant les « cris » d’une enfant, qui sera alors, comme une marchandise, l’objet d’un cadeau.

L'exotisme

L’intégration d’Ourika dans la société aristocratique de sa bienfaitrice présente une ambiguïté.

        D’un côté, elle lui accorde l’éducation réservée à toute jeune fille de la noblesse sans la juger incapable d’apprendre, et sans contrainte : « Elle voulut que j’eusse tous les talents : j’avais de la voix, les maîtres les plus habiles l’exercèrent ; j’avais le goût de la peinture, et un peintre célèbre, ami de madame de B., se chargea de diriger mes efforts ; j’appris l’anglais, l’italien, et madame de B. elle-même s’occupait de mes lectures. »

       Mais, de l’autre, plusieurs commentaires révèlent le regard alors porté sur cette enfant lors des réunions mondaines : « caressée, gâtée par tous ses amis, accablée de présents, vantée, exaltée comme l’enfant le plus spirituel et le plus aimable. » Mais cet « engouement » empêche-t-il les préjugés ? Quelle en est la véritable raison ? Ne s’agit-il pas d’abord de plaire à l’hôtesse, pour se valoriser ainsi : « on valait près de madame de B. tout ce qu’on peut valoir, et peut-être un peu plus, car elle prêtait quelque chose d’elle à ses amis sans s’en douter elle-même : en la voyant, en l’écoutant, on croyait lui ressembler ? » Finalement, elle a acquis un bel objet, cette jeune enfant, et il est de bon ton d’admirer ce trophée mis en valeur. Cela est flagrant à l’occasion du bal, où le choix de son costume et de la danse, la « Comba », s’inscrivent dans l’exotisme, ce dont témoignent les recherches faites pour le restituer avec exactitude : « Pour faire briller ce talent, ma bienfaitrice donna un bal dont ses petits-fils furent le prétexte, mais dont le véritable motif était de me montrer fort à mon avantage dans un quadrille des quatre parties du monde où je devais représenter l’Afrique. On consulta les voyageurs, on feuilleta les livres de costumes, on lut des ouvrages savants sur la musique africaine, enfin on choisit une Comba, danse nationale de mon pays. »

Mais que « montre »-t-on à cette occasion, sinon un  trophée qui satisfait le goût de l’exotisme des assistants, et fait honneur à l'éducatrice ? Sans violence, avec douceur, le public peut exploiter l’enfant à son profit, en appréciant ce spectacle original : « j’eus tout le succès qu’on pouvait attendre de la nouveauté du spectacle et du choix des spectateurs, dont la plupart, amis de madame de B., s’enthousiasmaient pour moi, et croyaient lui faire plaisir en se laissant aller à toute la vivacité de ce sentiment. »

Les interdits

Il suffit de lire la Déclaration du Roi pour la Police des Noirs, adoptée par Louis XVI en août 1777, pour mesurer comment les préjugés peuvent devenir des interdits, de transport, de séjour… Le préambule en est éloquent :

Frontispice de la Déclaration du Roi pour la Police des Noirs, 1777

Nous sommes informée aujourd’hui que le nombre des Noirs s’y est tellement multiplié, par la facilité de la communication de l’Amérique avec la France, qu’on enlève journellement aux Colonies cette portion d’hommes la plus nécessaire pour la culture des terres, en même temps que leur séjour dans les villes de notre royaume, surtout dans la capitale, y cause les plus grands désordres ; et lorsqu’ils retournent dans les Colonies, ils y portent l’esprit d’indépendance et d’indocilité, et y deviennent plus nuisibles qu’utiles.

Il s’agit donc de protéger le royaume de toute atteinte, ce qui amena, en 1778, une interdiction du mariage interracial, dans la volonté de préserver une "race pure".

Frontispice de la Déclaration du Roi pour la Police des Noirs, 1777

La première conversation

C’est ce qui explique les questions de la marquise à Mme de B., « que deviendra-t-elle ? et enfin qu’en ferez-vous ? », et la réponse de celle-ci : « lorsque je réfléchis à sa position, je la trouve sans remède. Pauvre Ourika ! je la vois seule, pour toujours seule dans la vie ! » Éduquée comme elle l’avait été, il est, en effet, devenu impossible à Ourika de se placer dans une famille comme domestique ou même gouvernante. Dans l’aristocratie, le seul sort promis à une jeune fille comme elle est le mariage, présenté avec insistance comme irréalisable : « à qui la marierez-vous, avec l’esprit qu’elle a et l’éducation que vous lui avez donnée ? Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous trouvez quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront pas d’elle. »

L’exclusion est donc affirmée comme inéluctable, jusqu’à voir en l’éducation donnée à Ourika une faute qui la condamne : « elle ne peut rien contre les maux qui viennent d’avoir brisé l’ordre de la nature. Ourika n’a pas rempli sa destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la société se vengera. » Une femme noire ne peut échapper à sa condition initiale.

La seconde conversation

Lorsque la marquise revient rendre visite à Ourika, alors souffrante, pour lui demander la cause de son mal, son « secret », la réponse de la jeune femme est sans détour : « Je n’ai point de secret, madame, lui répondis-je, ma position et ma couleur sont tout mon mal, vous le savez. » Mais, loin de satisfaire la marquise, celle-ci établit un lien entre les sentiments d’Ourika pour Charles et sa couleur de peau : « toutes vos douleurs ne viennent que d’une passion malheureuse, d’une passion insensée ; et si vous n’étiez pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre parti d’être négresse. » Puisque cette « passion » ne peut être cautionnée par le mariage, comment ne serait-elle pas qualifiée d’« insensée » ?

Le portrait de l’héroïne 

Une conversation douloureuse, édition d’Ourika, 1826

La conscience de l'altérité

Les paroles d’exclusion entendues par Ourika provoquent en elle une terrible lucidité : « je me vis négresse, dépendante, méprisée ; sans fortune, sans appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un jouet, un amusement pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un monde où je n’étais pas faite pour être admise. » C’est sa vie entière qui bascule, la faisant entrer dans un monde où toute place lui est, en fait interdite : « C’était un grand changement dans ma vie, que la perte de ce prestige qui m’avait environnée jusqu’alors ! Il y a des illusions qui sont comme la lumière du jour ; quand on les perd, tout disparaît avec elles. Dans la confusion des nouvelles idées qui m’assaillaient, je ne retrouvais plus rien de ce qui m’avait occupée jusqu’alors : c’était un abîme avec toutes ses terreurs. » Elle se sent ainsi étrangère à elle-même, à la conscience d’elle-même qu’elle avait eue jusqu’alors.

Une conversation douloureuse, édition d’Ourika, 1826

Cela ne va faire que s’accentuer après la révolution. Ce temps de bouleversement historique avait fait écho à son bouleversement intérieur. Quand la Terreur se termine, que leur isolement à Saint-Germain prend fin, le retour à une vie sociale renforce ce sentiment d’exclusion qui se lit sur le visage des visiteurs :

L’expression de surprise mêlée de dédain que j’observais sur leur physionomie commençait à me troubler ; j’étais sûre d’être bientôt l’objet d’un aparté dans l’embrasure d’une fenêtre ou d’une conversation à voix basse, car il fallait bien se faire expliquer comment une négresse était admise dans la société intime de madame de B. Je souffrais le martyre pendant ces éclaircissements ; j’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait. J’étais poursuivie plusieurs jours de suite, par le souvenir de cette physionomie dédaigneuse ; je la voyais en rêve, je la voyais à chaque instant ; elle se plaçait devant moi comme ma propre image. Hélas ! elle était celle des chimères dont je me laissais obséder !

Les marques de l'aliénation

Cette lucidité l’amène à intérioriser les préjugés de la classe dans laquelle elle s’est trouvée inscrite, qu’elle retourne contre elle-même, jusqu’à se détester : « ma figure me faisait horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette couleur me paraissait comme le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me séparait de tous les êtres de mon espèce, qui me condamnait à être seule, toujours seule ! » On notera la violence de cette réaction, puisqu’elle va jusqu’à l’animalisation et est amplifiée par le lexique hyperbolique : « je courus dans ma chambre, où un déluge de larmes soulagea un instant mon pauvre cœur. »

Ourika, mise en scène d’Élisabeth Tamaris, 2023. Théâtre Darius Milhaud, Paris

Ourika, mise en scène d’Élisabeth Tamaris, 2023. Théâtre Darius Milhaud, Paris

Cette haine de soi s’accompagne aussi d’une double honte :

        D’une part, elle est incapable de dépasser les préjugés transmis par son éducation et la société dans laquelle elle a grandi, comme le montre son jugement sur les révoltes de Saint-Domingue, d’abord vues de façon méliorative avant de susciter un blâme sévère : « les massacres de Saint-Domingue me causèrent une douleur nouvelle et déchirante : jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins. » Elle n’a donc aucune possibilité de se reconstruire en adhérant à son identité initiale, qui lui fait horreur : « J’eus un moment l’idée de demander à madame de B. de me renvoyer dans mon pays, mais là encore j’aurais été isolée : qui m’aurait entendue, qui m’aurait comprise ? Hélas ! je n’appartenais plus à personne, j’étais étrangère à la race humaine tout entière ! »

       D’autre part, elle reporte cette honte sur elle-même, tentant de dissimuler sa couleur : « Il était rare cependant que nos conversations du soir me ramenassent ainsi à moi-même ; je tâchais d’y penser le moins que je pouvais ; j’avais ôté de ma chambre tous les miroirs ; je portais toujours des gants ; mes vêtements cachaient mon cou et mes bras, et j’avais adopté, pour sortir, un grand chapeau avec un voile que souvent même je gardais dans la maison. » Mais cette tentative pour échapper à soi-même ne peut qu’être une vaine illusion, qu’elle reconnaît a posteriori lors de son récit au médecin : « Hélas ! je me trompais ainsi moi-même : comme les enfants, je fermais les yeux, et je croyais qu’on ne me voyait pas. »

Elle se retrouve donc enfermée dans une double impossibilité, celle d’être autre comme celle d’être elle-même : « Depuis que je me sentais étrangère à tout, j’étais devenue plus difficile, et j’examinais, en le critiquant, presque tout ce qui m’avait plu jusqu’alors. »

L'amour interdit

Cette même conversation marque une rupture avec ceux auprès desquels elle a grandi puisque l’héroïne s’enferme dans le silence, aussi bien face à sa bienfaitrice, Mme de B. que face à Charles. Ainsi l’adjectif « seule » est récurrent dans son récit : « toutes ces pensées s’élevaient successivement comme des fantômes et s’attachaient sur moi comme des furies : l’isolement surtout ; cette conviction que j’étais seule, pour toujours seule dans la vie, madame de B. l’avait dit ; et à chaque instant je me répétais, seule ! pour toujours seule ! »

Toute vie affective lui semble ainsi interdite, et plus particulièrement le sort réservé à toute femme à cette époque, le mariage et les enfants : « Les liens de famille surtout me faisaient faire des retours bien douloureux sur moi-même, moi qui jamais ne devais être la sœur, la femme, la mère de personne ! Je me figurais dans ces liens plus de douceur qu’ils n’en ont peut-être, et je négligeais ceux qui m’étaient permis, parce que je ne pouvais atteindre à ceux-là. »

La première conversation

Même si l’héroïne est incapable de lui confier sa douleur, Mme de B. reste importante pour elle, mais son sentiment a évolué, c’est « plutôt un culte qu’une affection », mais tout de même une consolation : « mes chagrins n’étaient adoucis que par la confiance et les bontés de madame de B. » Elle lui offre ainsi sa reconnaissance, en l’entourant quand elle se retrouve menacée pendant la Terreur : « Je pleurais, je m’unissais à ses sentiments, j’essayais d’élever mon âme pour la rapprocher de la sienne, pour souffrir du moins autant qu’elle et avec elle. » Pendant cette période, le soulagement vient donc du partage de leurs douleurs, quelque différentes qu’elles soient.

L’amour pour Charles

Durant son enfance, son affection se portrait sur Charles, considéré « comme un frère ». Mais, tout change après qu’elle a ouvert les yeux sur sa condamnation à la solitude, et elle transfère sur lui son besoin de se sentir aimée : « j’étais fière de son amitié, je l’étais encore plus de ses vertus ; je l’admirais comme ce que je connaissais de plus parfait sur la terre. J’avais cru autrefois aimer Charles comme un frère ; mais depuis que j’étais toujours souffrante, il me semblait que j’étais vieillie, et que ma tendresse pour lui ressemblait plutôt à celle d’une mère. Une mère, en effet, pouvait seule éprouver ce désir passionné de son bonheur, de ses succès ; j’aurais volontiers donné ma vie pour lui épargner un moment de peine. »

Ce dévouement ainsi accordé construit une nouvelle illusion. Ainsi elle le soutient dans son amour pour Anaïs de Thémines, dont elle se « réjouissai[t] avec lui », et elle fait son éloge à la jeune fiancée : « il m’était si doux d’en dire du bien que je ne me lassais pas d’en parler. » Mais, peu à peu, naît en elle l’impression de jouer ainsi une comédie, de trahir sa propre vérité : « j’étais mécontente de moi-même, en voyant que je préférais mon bonheur à celui de Charles ; ce n’est pas ainsi que j’étais accoutumée à aimer. » Au cours des fiançailles, une blessure se crée progressivement, en constatant que, finalement, la jeune fille prend la place qu’elle-même avait remplie auprès de Charles : quand il lui déclare « je veux qu’il y ait entre elle et moi une confiance comme la nôtre, Ourika. », l’écart entre eux se confirme : « Comme la nôtre ! Ce mot me fit mal ; il me rappela que Charles ne savait pas le seul secret de ma vie, et il m’ôta le désir de le lui confier. » Pire encore, les sentiments exprimés par Charles la renvoient au néant, effaçant toute la relation entre eux : « Il me semble que je n’ai commencé à vivre que depuis deux mois. »

Mais elle est incapable de formuler la vérité de ce qu’elle ressent : cela reste « un sentiment indéfinissable », car elle est déchirée entre ses deux identités. Une part d’elle-même, héritage de son enfance et de son éducation, se sent « heureuse du bonheur de Charles », une autre partie tente d’imaginer une autre vie quand le mariage est conclu et que naît un bébé :

Qu’avais-je fait à ceux qui crurent me sauver en m’amenant sur cette terre d’exil ? Pourquoi ne me laissait-on pas suivre mon sort ? Eh bien ! je serais la négresse esclave de quelque riche colon ; brûlée par le soleil, je cultiverais la terre d’un autre ; mais j’aurais mon humble cabane pour me retirer le soir ; j’aurais un compagnon de ma vie et des enfants de ma couleur qui m’appelleraient : Ma mère ! Ils appuieraient sans dégoût leur petite bouche sur mon front ; ils reposeraient leur tête sur mon cou, et s’endormiraient dans mes bras ! Qu’ai-je fait pour être condamnée à n’éprouver jamais les affections pour lesquelles seules mon cœur est créé ?

Ourika, mise en scène d’Élisabeth Tamaris, 2023. Théâtre Darius Milhaud, Paris

La culpabilité

Le bonheur du couple lui est insupportable, mais, incapable de se l’avouer tant elle a honte de ce sentiment, son désespoir se retourne contre elle-même, elle ne peut que souhaiter lui échapper par la mort : « Ourika n’avait qu’eux dans la vie ; mais eux n’avaient pas besoin d’Ourika : personne n’avait besoin d’elle ! Cet affreux sentiment de l’inutilité de l’existence est celui qui déchire le plus profondément le cœur ; il me donna un tel dégoût de la vie, que je souhaitai sincèrement mourir de la maladie dont j’étais attaquée. »

Ourika, mise en scène d’Élisabeth Tamaris, 2023. Théâtre Darius Milhaud, Paris

En même temps, elle lutte contre ce désespoir, vécu comme coupable car elle ne correspond pas à cet amour qui l’emplit : « Cet affreux sentiment me fit bientôt horreur ; j’entrevis que, si la douleur n’était pas une faute, s’y livrer comme je le faisais pouvait être criminel. […] Je me fis honte de mon ingratitude. Je mourrai, me disais-je, je veux mourir, mais je ne veux pas laisser les passions haineuses approcher de mon cœur. Ourika est un enfant déshérité ; mais l’innocence lui reste : je ne la laisserai pas se flétrir en moi par l’ingratitude, je passerai sur la terre comme une ombre ; mais, dans le tombeau, j’aurai la paix. »

Mais cette quête de pureté est à nouveau brisée par la marquise qui, elle, nomme le sentiment qui l’anime, « une passion criminelle ». Mais pourquoi « criminelle » ? Parce que Charles est, à présent, marié et père, ce qui en ferait des « vœux impies » ou bien plutôt parce qu’elle est définie comme telle dans la société du XVIIIème siècle qui interdit toute union interraciale ? L’indignation que son récit restitue se mêle au désespoir devant cette ultime exigence, renoncer même ce qui lui reste, la souffrance :

Pourquoi donc ne pourrais-je aimer ainsi Charles, le compagnon de mon enfance, le protecteur de ma jeunesse ?… Et cependant, je ne sais quelle voix crie au fond de moi-même, qu’on a raison, et que je suis criminelle. Grand Dieu ! je vais donc recevoir aussi le remords dans mon cœur désolé. Il faut qu’Ourika connaisse tous les genres d’amertume, qu’elle épuise toutes les douleurs ! Quoi ? mes larmes désormais seront coupables ! il me sera défendu de penser à lui ! quoi ! je n’oserai plus souffrir

Conclusion sur Ourika 

Conclusion

Une héroïne emblématique

L’image de l’héroïne est originale dans la mesure où l’intrigue, a priori traditionnelle, une histoire d’amour impossible en raison d’abord de l’écart social et de l’absence de réciprocité, est enrichie par deux caractéristiques historiques : la révolution française qui lui sert de fond et en accompagne l’évolution, et le racisme, idéologie dominante avec son cortège de préjugés et d’interdits.

De plus, Claire de Duras ne se contente pas d’une description telle qu’elle a déjà été faite, en particulier pour dénoncer l’esclavage, mais, en donnant la parole à son héroïne, elle fait pénétrer son lecteur à l’intérieur de sa conscience afin de mesurer ses souffrances.

Marie-Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire, 1800. Huile sur toile, 81 x 65 ; Musée du Louvre

Marie-Guillemine Benoist, Portrait d’une femme noire, 1800. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre

Ainsi la romancière met en évidence comment, niée par la société, Ourika en arrive à intérioriser les préjugés de la classe dans laquelle elle a été élevée. La progression de sa prise de conscience de la façon dont le regard de l’autre la considère, le mépris, qui entraîne un dégoût, puis une haine d’elle-même, jusqu’à ne plus trouver aucune issue autre que, faute de mort réelle, celle fictive, la mort sociale que représente l’entrée au couvent.

La quête d'identité

L’évolution de l’héroïne est illustrée par un terme récurrent dans le roman, « négresse », dérivé de l’espagnol et du portugais, "negro", reflet de la mentalité française de cette époque, qui marquait bien la confusion entre la couleur de peau et « les esclaves noirs qu’on tire de la côte d’Afrique », pour reprendre la définition du Dictionnaire de Trévoux en 1771, reprise dans les éditions successives du Dictionnaire des Arts et des Sciences de l’Académie Française.

Mais la révolution française a commencé à juger que ce terme était péjoratif et que l’emploi de « femme noire » serait une appellation plus acceptable. Or, dans le roman, l’appellation « nègre » et « négresse » revient douze fois. La première fois, il introduit le portrait physique d’Ourika par le médecin, révélant ainsi ce regard chargé de préjugé porté même par un scientifique qui n’épargne pas même cette femme mourante. La deuxième fois, elle l’utilise mais sans avoir vraiment conscience de sa connotation péjorative car, heureuse dans son enfance, sa couleur de peau ne lui paraît pas discriminante : « Je n’étais pas fâchée d’être une négresse : on me disait que j’étais charmante ; d’ailleurs, rien ne m’avertissait que ce fût un désavantage ; je ne voyais presque pas d’autres enfants ; un seul était mon ami, et ma couleur noire ne l’empêchait pas de m’aimer. » Mais, inconsciemment, le préjugé est entré en elle : « sans le savoir, je prenais un grand dédain pour tout ce qui n’était pas ce monde où je passais ma vie. »

Il va prendre toute sa force lorsque l'amie de Mme de B. emploie ce mot dans toute sa force méprisante. Mais, dans un premier temps, Ourika a encore du mal à se désigner ainsi. Le terme lui reste comme extérieur, lié au fait révolutionnaire : « On commençait à parler de la liberté des nègres : il était impossible que cette question ne me touchât vivement ; c’était une illusion que j’aimais encore à me faire, qu’ailleurs, du moins, j’avais des semblables ». Si sa lucidité s’est éveillée, le terme d’« illusion » dans ce récit fait a postériori, souligne à quel point il lui a été difficile d’assumer cette image.

Après le temps d’exil à Saint-Germain, le retour à la vie sociale réactive la douloureuse conscience du racisme : « L’expression de surprise mêlée de dédain que j’observais sur leur physionomie commençait à me troubler ; j’étais sûre d’être bientôt l’objet d’un aparté dans l’embrasure d’une fenêtre ou d’une conversation à voix basse, car il fallait bien se faire expliquer comment une négresse était admise dans la société intime de Mme de B. » Mais le double sentiment qui l’habite marque la profonde aliénation : « j’aurais voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l’habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle qui me rendait responsable du mal qu’elle seule avait fait. » D’un côté, elle adopte le même jugement que la société autour d’elle, de l’autre elle accuse cette même société…

Le mariage de Charles achève d’inscrire en elle ce mépris raciste, par le contraste souligné entre sa jeune fiancée, « belle comme le jour », qui a la blancheur d’un « ange » auquel elle est plusieurs fois comparée, et l’horreur qu’elle éprouve pour sa couleur noire. Il s’exprime en deux temps :

  • d’abord, par une image fantasmée du sort qui aurait pu être le sien si elle avait embarqué sur le bateau négrier : « Pourquoi ne me laissait-on pas suivre mon sort ? Eh bien ! je serais la négresse esclave de quelque riche colon ». Elle aurait alors trouvé la place que son assimilation lui interdit à présent.

  • ensuite, le terme n’est employé que par l’amie de Mme de B. qui le lui assène comme un sort inéluctable : « si vous n’étiez pas folle d’amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre parti d’être négresse. » L’adjectif accentue la violence de l’accusation, aimer celui qu’il lui est formellement interdit d’aimer.

Il ne lui reste donc plus qu’un seul droit, celui que lui offre la religion, telle que la lui présente le prêtre venu lui administrer l’extrême-onction, reporter cet amour impossible sur Dieu : « il n’y a pour lui ni nègres ni blancs : tous les cœurs sont égaux devant ses yeux, et le vôtre mérite de devenir digne de lui. »

Un roman précurseur

Dans son essai critique, Le Nègre romantique (1973), Léon-François Hoffman met en évidence à quel point ce roman est novateur : c’est la première fois dans la littérature française « que le préjugé de couleur est exposé dans toute son absurdité […] Cette victime n’a rien d’héroïque […] sa vulnérabilité met en relief la méchanceté gratuite et inconsciente de ceux qui refusent, sans se demander pourquoi, de considérer les Noirs comme des hommes à part entière. Mme de Duras n’adopte pas le ton vengeur des écrivains engagés dans une lutte idéologique. Pour avoir été composé sur le mode mineur, son roman n’en a été que plus percutant ».

Le roman n’occupe certes pas la première place dans la littérature XIXème siècle, mais il n’a pas pour autant été oublié, et il est significatif de constater que, en écrivant sa pièce, La Tragédie du roi Christophe, en 1863, l’écrivain emblématique de la Négritude, Aimé Césaire accorde, dans la scène 2 de l’acte II, une place à cette héroïne. Le secrétaire du roi, Vastey, après la chanson qui a évoqué les malheurs d’Ourika, en fait une des raisons de la lutte pour abolir l’esclavage. Ils s'git de rendre aux Noirs une place qui leur redonne toute leur dignité.

PREMIÈRE DAME. – L’héroïne d’un roman qui fait pleurer tout Paris… C’est l’histoire d’une petite noire élevée dans une grande famille blanche, et qui souffre de sa couleur et en meurt.

VASTEY. – Ah ! Intéressant ! Très intéressant !

ISABELLE, chantant.

          Enfant de la noire Guinée 

          D’un ciel brûlant lointaine fleur,

          Ourika, fille infortunée,

          Déplorait ainsi son malheur.

 

          France, toi qui m’avais charmée

          Toi que saluaient mes transports

          Tu me cachais que sur tes bords,

          Je ne serais jamais aimée.

 

          Blanche couleur, couleur des anges,

          Mon âme était digne de toi,

          Ȏ Dieu puissant, que de louanges

          Si tu l’avais faite pour moi !

 

          Mais pour l’oubli tu m’as formée !

          D’Ourika termine le sort :

          C’est un si grand bien que la mort

          Pour qui ne peut être aimé.

PREMIÈRE DAME. – Bravo ! Bravo ! C’est à mourir. Qu’en pensez-vous, Monsieur Vianey ?

VASTEY. – Je pense à Christophe, Madame ; Savez6vous pour quoi il travaille jour et nuit ? Savez-vous, ces lubies féroces, comme vous dites, ce travail forcené… C’est pour que désormais il n’y ait plus de par le monde une jeune fille noire qui ait honte de sa peau et trouve dans sa couleur un obstacle à la réalisation des vœux de son cœur.

Richard Evans, Portrait d’Henri Christophe, roi d’Haïti, 1816 ; Huile sur toile, 90 x 64,8. Musée du Panthéon National Haïtien

Richard Evans, Portrait d’Henri Christophe, roi d’Haïti, 1816 ; Huile sur toile, 90 x 64,8. Musée du Panthéon National Haïtien

Explications
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