Explications : Denis Diderot, Histoire de Mme de La Pommeraye, 1796
L'ouverture du récit
Pour lire le texte
Le roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, (1796), relate le voyage de ces deux personnages, au cours duquel ils rencontrent plusieurs péripéties qui interrompent leur conversation. Si leur échange commence par le récit des « amours » de Jacques, de nombreux autres récits s’y insèrent telle l’« histoire de Mme de la Pommeraye ». Il occupe le centre du roman et, par sa longueur, constitue à lui seul un épisode complet. Il est relaté par l’hôtesse de l’auberge dans laquelle la pluie les a contraints à séjourner. En quoi l’ouverture de cette « histoire » témoigne-t-elle de l’originalité des choix d’écriture de Diderot ?
1ère partie : le récit interrompu (des lignes 1 à 5)
Au début d’un récit, le lecteur attend un incipit destiné à l’informer sur le cadre, sur les personnages et leur situation, et à le séduire pour retenir son attention. Il en va tout autrement ici puisque l’’interjection, « Eh bien ! », introduit une interpellation du « lecteur » par le narrateur derrière lequel se cache l’écrivain.
Il pose ainsi quatre questions successives, toute destinée à imposer son pouvoir sur le cours du récit : « à quoi tient-il que… » Il fait preuve ainsi d’une totale désinvolture puisque les hypothèses proposées auraient toutes pour résultat de ne pas répondre à l’attente du lecteur : « que vous n’entendiez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ». Il ôte même toute la cohérence du roman, puisque la séparation des deux personnages principaux, la possibilité « que l’un ne s’en aille d’un côté, l’autre d’un autre », mettrait fin à leur voyage et à leur conversation. L’injonction finale, « Rassurez-vous, je n’en ferai rien », est alors une plaisante pirouette puisqu’il remet au premier plan le désir de l’écrivain de satisfaire son lecteur potentiel.
2ème partie : un dialogue de théâtre (des lignes 6 à 15)
Après l’introduction, traditionnelle pour un récit, « L’hôtesse reprit donc », l’énonciation prend ensuite la forme d’un dialogue de théâtre avec des répliques précédées du nom du personnage. Cela donne de la vivacité à l’échange, tandis que l’affirmation de l’hôtesse suggère que son récit à venir aura un sens moral : « Il faut convenir que s’il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes. »
Une scène de conflit. Mise en scène de Claude Gisbert, 2015. Théâtre Douze, Paris
Le portrait de l'hôtesse
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L’approbation de Jacques, « il ne faut pas aller loin pour les trouver », pourtant ambiguë car le pronom « les » peut désigner aussi bien les « hommes » que les « femmes », entraîne un conflit : l’hôtesse, elle, juge que Jacques n’a approuvé que l’existence de « méchantes femmes ». Sa question violente, « De quoi vous mêlez-vous ? », suivie d’une vive protestation, révèle la force de son caractère : c’est une femme habituée au pouvoir et à l’autorité que lui donne son rôle, sa gestion d’une auberge. C’est cette habitude d’exercer son autorité qui explique aussi son blâme de l'insolence de ceux qui dépendent d'elle : « J’ai des valets aussi, mais je voudrais bien qu’ils s’avisassent !… »
Les deux auditeurs
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Le titre du roman a placé en tête Jacques, c’est-à-dire le « valet », et cette première place justifie la façon dont il s’affirme, en revendiquant la même dignité que tout autre être : « Mon approbation en vaut bien une autre. » Mais, dans le contexte social du XVIII° siècle, cela ne peut être considéré que comme de l’insolence ; l’hôtesse reporte alors son blâme sur le maître, trop indulgent, donc trop faible à ses yeux : « Vous avez là, monsieur, un valet qui fait l’entendu et qui vous manque. » Elle oblige ainsi le maître à faire preuve d’autorité, d’où sa double injonction : « Jacques, taisez-vous, et laissez parler madame. »
3ème partie : une double énonciation (des lignes 16 à 40)
Le retour au récit
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En revenant au récit, Diderot construit une scène comique, rendue vivante par l’emploi du présent de narration pour les actions qui se succèdent rapidement, et la récurrence du présentatif « voilà ». Les pages précédentes ont appris au lecteur que, malgré une présentation qui fait penser à un bébé, Nicole est une chienne abandonnée, blessée, que l’hôtesse a recueillie et fait panser. Tous les personnages participent au comique, qui vient du décalage :
D’un côté, au lieu d’atteindre Jacques, la colère de l’hôtesse se retourne contre la chienne qui chute : elle « se lève, entreprend Jacques, porte ses deux poings sur ses deux côtés, oublie qu’elle tient Nicole, la lâche, et voilà Nicole sur le carreau, froissée et se débattant dans son maillot, aboyant à tue-tête ». Premier résultat cocasse... Mais, avec les « aboiements de Nicole » et les « cris de l’hôtesse », la situation se trouve dramatisée, jusqu’à la phrase nominale qui conclut : « Voilà toute l’hôtellerie en tumulte ».
La chute de la chienne, édition Le Prieur, 1797. Gravure sur cuivre, 9,3 x 5,8. BnF
À cette dramatisation s’oppose le portrait des deux personnages, avec l’insistance sur le « rire » et le geste du maître, signe de son indifférence : « l’hôtesse mêlant ses cris aux aboiements de Nicole, Jacques mêlant ses éclats de rire aux aboiements de Nicole et aux cris de l’hôtesse, et le maître de Jacques ouvrant sa tabatière, reniflant sa prise de tabac et ne pouvant s’empêcher de rire. »
Le discours rapporté
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Diderot change à nouveau l’énonciation, en insérant, dans le récit, le discours directement rapporté, introduit par les tirets, traditionnels pour différencier les interlocuteurs, l’hôtesse et sa servante, Nanon. Le comique de cette scène dramatisée à l’excès se confirme, à travers ses quatre formes :
Les gestes se précipitent avec les injonctions de l’hôtesse, multipliées : « Nanon, Nanon, vite, vite, apportez la bouteille à l’eau-de-vie… », « Démaillotez-la », « Otez-vous de là, laissez-moi faire… » De même, le choix de l’infinitif de narration, « Et Nanon, de frotter d’eau-de-vie le nez de la chienne, et de lui en faire avaler », souligne ceux de la servante.
Le langage de l’hôtesse va jusqu’à l’excès tragique, par la répétition : « Ma pauvre Nicole est morte… », « Elle est morte !… », « Ma pauvre Nicole est morte !
Une scène dramatique, édition Le Prieur, 1797. Gravure sur cuivre, 9,3 x 5,8. BnF
Le comique vient surtout du caractère de l’hôtesse, qui, dans l’excès de sa colère, s’en prend aussi bien à Jacques, qu’elle insulte, « Ris bien, grand nigaud », qu’à sa servante : « Que vous êtes gauche ! », « sotte que vous êtes ». Cette colère contraste avec la tendresse dont elle fait preuve envers la chienne par la façon dont elle humanise son regard, « La pauvre bête, comme cela parle ! qui n’en serait touché ? », et lui parle : « Viens, ma pauvre Nicole ; crie, mon enfant, crie si cela peut te soulager. », « Viens, pauvre bête, que je t’embrasse encore une fois avant que je t’emporte ».
Enfin, un autre décalage accentue le comique de la situation, la relation entre la servante et l’hôtesse. Nanon fait tout pour satisfaire sa maîtresse, « Je fais de mon mieux », et pour la rassurer, « Non, madame, non, je crois qu’elle en reviendra, la voilà qui remue. », « Tenez, madame, elle ouvre les yeux ; la voilà qui vous regarde. » Elle lui prodigue ses conseils, « Madame, caressez-la donc un peu ; répondez-lui donc quelque chose. », et insiste sur son approbation : « Madame a bien raison, il n’y a point de justice ici-bas. » Mais, plus elle s’efforce de lui plaire, plus l’hôtesse s’emporte, avec une violence, « et l’hôtesse de se lamenter, de se déchaîner contre les valets impertinents », qui va jusqu’à la menace directe : « Taisez-vous, remmaillotez-la, portez-la sous mon oreiller, et songez qu’au moindre cri qu’elle fera, je m’en prends à vous. »
Mais cette scène comique conduit à une comparaison : « Il y a un sort pour les bêtes comme pour les gens ; il envoie le bonheur à des fainéants hargneux, braillards et gourmands, le malheur à une autre qui sera la meilleure créature du monde. » Cette conclusion fait sourire, mais l’hôtesse rejoint ainsi le "fatalisme" de Jacques, qu’elle applique au monde animal, en soulignant, en même temps, à quel point ce « sort » ne tient aucun compte des valeurs morales.
4ème partie : l’homme et l’animal (des lignes 41 à 54)
Le retour à la théâtralisation
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La dernière affirmation du discours direct rapporté, interrompue, « Ces chiens, cela est si bon ; cela vaut mieux… », ramène un nouveau changement de l’énonciation, la reprise du dialogue théâtralisé, avec la réplique introduite par le nom du personnage : « Que père, mère, frères, sœurs, enfants, valets, époux… » Le conflit est alors relancé entre l’hôtesse, qui insiste sur la supériorité de l’animal, « Mais oui, ne pensez pas rire, cela est innocent, cela vous est fidèle, cela ne vous fait jamais de mal, au lieu que le reste… », et Jacques, qui ne se prive pas de faire preuve d’ironie en l’interrompant à nouveau : « Vivent les chiens ! il n’y a rien de plus parfait sous le ciel. »
La comparaison
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La longue réplique de l’hôtesse prolonge sa comparaison de l’homme à l’animal, en faisant un portrait cocasse du chien « du meunier », humanisé par sa qualification, « c’est l’amoureux de ma Nicole », qu’elle représente en train de célébrer sa bien-aimée « Il vient, dès la pointe du jour, de plus d’une lieue ; il se plante devant cette fenêtre ; ce sont des soupirs, et des soupirs à faire pitié », et prêt à tout souffrir par amour : « Quelque temps qu’il fasse, il reste ; la pluie lui tombe sur le corps ; son corps s’enfonce dans le sable ; à peine lui voit-on les oreilles et le bout du nez. » Ce portrait est encadré par un double jugement qui marque l’infériorité de l’homme, d’abord par la formulation négative, « S’il y a quelque chose de plus parfait, du moins ce n’est pas l’homme », puis par sa question qui sous-entend, elle aussi, une réponse négative : « En feriez-vous autant pour la femme que vous aimeriez le plus ? »
Les réactions des deux auditeurs sont empreintes d’ironie, quand tous deux cautionnent la supériorité de l’animal affirmée par l’hôtesse. L’accord du maître fait sourire par son emprunt au langage précieux : « Cela est très galant. » ; l’ironie de Jacques est plus manifeste par sa question, qui s’en prend plus directement aux femmes : « Mais aussi où est la femme aussi digne de ces soins que votre Nicole ?… »
5ème partie : le retour au récit (de la ligne 55 à la fin)
Le rôle du narrateur
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Le retour au récit est marqué par un commentaire du narrateur, destiné à guider l’interprétation du lecteur sur la narratrice : « La passion de l’hôtesse pour les bêtes n’était pourtant pas sa passion dominante, comme on pourrait l’imaginer ; c’était celle de parler. » En cela, elle a un évident point commun avec le personnage de Jacques. En même temps, il met en place un horizon d’attente. Insistant sur la dimension orale du récit, il promet au lecteur le « plaisir », mais à une condition, « la patience » d’une écoute attentive. Cette qualité est, sans doute, celle que Diderot attend de son lecteur, comme l’hôtesse par son exigence dans le discours narrativisé : « elle y mit seulement pour condition que Jacques se tairait ». Cela permet au maître de faire preuve de son autorité : « Le maître promit du silence pour Jacques. » Il retient son attention en suscitant aussi sa curiosité pour ce « mariage singulier ».
Le portrait des auditeurs
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Tel le contenu des didascalies au théâtre et comme le ferait un metteur en scène, Diderot dépeint ses deux personnages, toujours en commençant par le valet :
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Contraint de se taire, Jacques adopte une attitude pour le moins irrespectueuse à l’égard de la narratrice, en feignant l’indifférence « Jacques s’étala nonchalamment dans un coin, les yeux fermés, son bonnet renfoncé sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l’hôtesse. »
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Mais le maître n'est pas plus respectueux : il « toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l’heure qu’il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac » ? Il crée certes, les conditions favorables à une écoute attentive, mais la répétition de ces mêmes gestes dans tout le roman le transforme en une sorte de mécanique.
CONCLUSION
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Cette ouverture de l’« histoire de Mme de La Pommeraye » est donc particulièrement originale par sa construction, qui fait alterner plusieurs formes d’énonciation : une adresse directe au lecteur, un récit plus traditionnel dans lequel s’insère un dialogue rapporté directement, ou une présentation à la façon du dialogue au théâtre. De même, il fait varier les tonalités, tantôt didactique, tantôt polémique, tantôt comique… Par cette variété, Diderot souhaite à la fois faire voir la scène relatée, et surprendre son lecteur, le rendant ainsi totalement dépendant de ses choix d’écrivain. Il s’amuse à l’égarer, par de multiples interruptions et digressions, affirmant ainsi son pouvoir de créateur, tout en le guidant dans ses jugements.
Aveu et rupture
Pour lire le texte
L’hôtesse de l’auberge, où séjournent les deux voyageurs du roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, (1796) a débuté son récit de « l’histoire de Mme de La Pommeraye », un des plus importants de ceux, nombreux, enchâssés dans l’œuvre. La narratrice relate la difficile conquête de Mme de La Pommeraye, une veuve vertueuse, par le marquis des Arcis, un séducteur libertin, mais cette relation se dégrade vite car le marquis s’en est lassé. Pour lui faire reconnaître que son amour a disparu, l’héroïne, lucide, recourt à un habile stratagème : elle feint d’avouer, avec des larmes mêlées de honte, sa propre lassitude, l’ennui qu’elle éprouve à ses côtés, ce qui amène le marquis, touché de cette sincérité, à reconnaître à son tour la fin de son amour. Quelles réactions, Diderot, mêlant ce récit aux réactions des deux auditeurs, Jacques et son maître, met-il en valeur ?
1ère partie : la fin de la conversation (des lignes 1 à 19)
Les apprentissages
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La liberté retrouvée
Le stratagème de Mme de La Pommeraye a parfaitement réussi : le marquis, persuadé de la sincérité de sa maîtresse, est tombé dans le piège car, finalement, cet aveu le libère. Il n’a plus besoin de dissimuler qu’il ne l’aime plus, ni de rester à ses côtés alors que cela l’ennuie. Persuadé que tous deux se retrouvent avec les mêmes sentiments, il peut alors faire preuve d’une générosité dont, en fait, il tire lui-même profit comme le souligne le parallélisme : « Vous recouvrerez toute votre liberté, vous me rendrez la mienne ».
Un nouveau rôle
Puis, sans en avoir conscience, il se livre à elle : « nous voyagerons dans le monde ; je serai le confident de vos conquêtes ; je ne vous cèlerai rien des miennes, si j’en fais quelques-unes, ce dont je doute fort, car vous m’avez rendu difficile. » En mettant en évidence leur nouvelle relation, fondée sur un échange de confidences, il offre à sa maîtresse, en effet, sous couvert de sincérité mutuelle, la possibilité de tout savoir de son existence, de ses conquêtes à venir, sans percevoir le risque couru : être manipulé par elle.
Son exclamation enthousiaste, « Cela sera délicieux ! », traduit à la fois le soulagement de sa liberté recouvrée et son désir de nouvelles conquêtes : « Vous m’aiderez de vos conseils, je ne vous refuserai pas les miens dans les circonstances périlleuses où vous croirez en avoir besoin. » Il révèle ainsi la personnalité caractéristique du séducteur, vite blasé, qui a sans cesse besoin d’obstacles pour trouver un intérêt à une relation amoureuse. Quand elle est trop simple, cela l’ennuie, d’où sa question finale : « Qui sait ce qui peut arriver ? »
Mais, si la riposte de Jacques, « Personne », renvoie à sa conviction de "fataliste", à l’idée que tout est « écrit là-haut », cette question du marquis ne fait que prouver son erreur : convaincu par le discours hypocrite de sa maîtresse, il croit naïvement que celle-ci, comme lui, a besoin d’une nouvelle relation pour combattre son ennui, et se réjouit par avance de péripéties excitant son désir, qu’elles soient les siennes ou qu’il les vive par procuration.
Une promesse
Sa déclaration finale ne peut qu’être douloureuse pour Mme de La Pommeraye. L’éloge qu’il formule accompagne, en effet, l’affirmation de son infidélité multipliée, puisqu’il avance l’idée de « comparaisons ». L’insistance du rythme ternaire associé à la négation, « je vous reviendrai plus passionné, plus tendre, plus convaincu que jamais que Mme de La Pommeraye était la seule femme faite pour mon bonheur », est encore plus cruelle pour elle puisqu’il ôte ainsi tout sens à ces infidélités. Son cynisme, « Il est très vraisemblable », ‘il y a tout à parier », révèle aussi la désinvolture du marquis dans sa conception de l’amour, qui perd toute signification, remplacé par la l’idée d’une compagnie plaisante : « je vous resterai jusqu’à la fin de ma vie »
Les réactions de Mme de La Pommeraye
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L’hypothèse lancée par l’héroïne, « S’il arrivait qu’à votre retour vous ne me trouvassiez plus ? », est une tentative de menace pour le rendre jaloux. Alors que le marquis affiche sa liberté amoureuse, elle se place au même niveau que lui, affichant la sienne, avec la même insistance en gradation : « car enfin, marquis, on n’est pas toujours juste ; et il ne serait pas impossible que je ne me prisse de goût, de fantaisie, de passion même pour un autre qui ne vous vaudrait pas. »
Emmanuel Mouret, Mlle de La Joncquières, film, 2018
Mais elle n’obtient pas le résultat recherché, le marquis rejette toute responsabilité dans une éventuelle rupture, et n’évoque pas la moindre souffrance possible, en rejoignant ainsi le "fatalisme" de Jacques : « J’en serais assurément désolé, mais je n’aurais point à me plaindre ; je ne m’en plaindrais qu’au sort qui nous aurait séparés lorsque nous étions unis, et qui nous rapprocherait lorsque nous ne pourrions plus l’être… » Le parallélisme syntaxique souligne à nouveau le peu d’importance qu’il accorde au sentiment amoureux, éphémère par nature pour ce séducteur. Le récit qui conclut ce dialogue met en évidence, par le rythme ternaire, cette conception, « ils se mirent à moraliser sur l’inconstance du cœur humain, sur la frivolité des serments, sur les liens du mariage… », mais le choix du verbe « moraliser » est pour le moins plaisant alors même que toute valeur morale est refusée à l’amour.
2ème partie : les réactions des destinataires (de la ligne 19 à la fin)
Jacques et son maître
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Diderot restitue le réalisme de cette scène en mettant sous les yeux de son lecteur les interruptions, qui, à la fois reproduisent la vie d’une auberge et illustre le rôle central de l’hôtesse, sollicitée de toutes parts, par son personnel, par son époux et par ses clients : « (Madame ? — Qu’est-ce ? — Le coche.), « (Madame ?… Ma femme ?… Notre hôtesse ?… — On y va, on y va.) »
La vie d'un relais de poste sous l'Ancien Régime
En introduisant ainsi cette rupture dans le récit, Diderot peut, dans un premier temps, en proposer un commentaire, mélioratif : « cette femme raconte beaucoup mieux qu’il ne convient à une femme d’auberge. », déclare le maître. Plaisant commentaire de l’écrivain sur son propre travail, puisqu’il excuse ainsi un langage qui pourrait paraître peu approprié à une femme du peuple, tout en soulignant l’intérêt du récit, confirmé par la remarque de Jacques : « Il est vrai. Les fréquentes interruptions des gens de cette maison m’ont impatienté plusieurs fois. » À travers les réactions de ses deux personnages, Diderot suggère que telles pourraient être aussi celles de ses lecteurs.
Le choix offert au lecteur
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Le masque est ensuite baissé par l’interpellation directe du lecteur par le narrateur-écrivain qui fait appel à son jugement, en le mettant sur un pied d’égalité : « Et vous, lecteur, parlez sans dissimulation car, vous voyez que nous sommes en beau train de franchise ». De même que Jacques dialogue avec son maître, le lecteur est ainsi amené à dialoguer avec celui qui dirige le récit, l’écrivain. La proposition qui lui est alors faite, « voulez-vous que nous laissions là cette élégante et prolixe bavarde d’hôtesse, et que nous reprenions les amours de Jacques ? », feint plaisamment de laisser au lecteur un choix, l’écrivain acceptant de se mettre à son service : « Pour moi je ne tiens à rien. »
Par ce dialogue fictif, Diderot reproduit, en fait, la démarche de création de l’écrivain, qui se questionne ponctuellement sur l’effet que peut produire sur un lecteur potentiel son écriture, ses choix pour construire son récit. Que peut préférer le lecteur, l’histoire de Mme de La Pommeraye ou celle des amours de Jacques, qui a constitué la trame même de l’œuvre ? Finalement, Diderot s’interroge sur les digressions qui ponctuent son œuvre, en imaginant le rejet du lecteur et une future réponse destinée à le satisfaire : « Lorsque cette femme remontera, Jacques le bavard ne demande pas mieux que de reprendre son rôle, et que de lui fermer la porte au nez ; il en sera quitte pour lui dire par le trou de la serrure : ‘‘Bonsoir, madame ; mon maître dort ; je vais me coucher : il faut remettre le reste à notre passage.’’ » Diderot fait ainsi ressortir toutes les stratégies narratives offertes à un écrivain, maître de sa création.
Une parenthèse narrative
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Une nouvelle forme narrative intervient ensuite, signalée par l’emploi des temps, comme s’il s’agissait d’un récit qui se poursuivrait : « Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d’un rocher qui tombait en poussière. » Ce serait le récit d’une histoire d’amour, mais dont les personnages restent inconnus, ce qui donne une valeur générale à une sorte d'apologue, révélateur de ce qu’est l’amour. La formule « êtres de chair » et l’image du « rocher » traduisent déjà la fragilité : tout ce qui relève de l’humain, du terrestre, est mortel. C’est cette dimension éphémère que précise la suite, le commentaire sur ce serment d’éternité, caractéristique des amants : « ils attestèrent de leur constance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. » La morale de ce bref apologue dénonce à la fois l’orgueil humain, qui nie sa place minime dans l’univers dont il dépend – donc, qui nie tout déterminisme – et la naïveté de ces amants. D’où l’exclamation finale, un blâme des amants, dépourvus de sagesse : « Ô enfants ! toujours enfants !… »
L'intervention du narrateur
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À nouveau, l’écrivain réaffirme toute sa place dans son récit, en s’associant à deux reprises, en tant que narrateur, à ses deux personnages : « Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son maître ou de moi ; il est certain qu’elles sont de l’un des trois et qu’elles furent précédées et suivies de beaucoup d’autres qui nous auraient menés, Jacques, son maître et moi… » Jouant sur une feinte ignorance, qu’il démasque ensuite, il imagine une suite potentielle du récit, une digression plus longue, allant « jusqu’au souper, jusqu’après le souper, jusqu’au retour de l’hôtesse ». Mais le déni que formulent l’hypothèse et le discours direct rapporté rappelle au lecteur qu’il reste bien le maître puisqu’il dirige ses personnages : « si Jacques n’eût dit à son maître : "Tenez, monsieur, toutes ces grandes sentences que vous venez de débiter à propos de botte ne valent pas une vieille fable des écraignes de mon village." »
La conversation entre Jacques et son maître, couverture de l'édition de 1963
Diderot traite ici de façon fort désinvolte son lecteur, puisqu’il lui laisse ignorer ces « grandes sentences » censées avoir été mentionnées lors de cette conversation précédente, dont le sujet, une « botte » reste incompréhensible, même si le singulier et le contexte antérieur, la nature des relations amoureuses, laisse supposer qu’il pourrait s’agir du coup porté lors d’un combat à l’épée, peut-être à prendre au sens figuré pour caractériser la violence d’un échange qui peut embarrasser l’adversaire.
Mais il annonce une nouvelle digression, l’insertion d’un récit de Jacques, défini comme « une vieille fable », de celles qu’on raconte lors des veillées. C’est donc à nouveau le sens à prêter à son œuvre qu’impose Diderot, celui propre aux apologues : tout récit vise à plaire, à divertir, mais surtout à instruire, à faire réfléchir.
CONCLUSION
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Dans l’histoire amoureuse de Mme de La Pommeraye, ce passage constitue l’élément perturbateur. Alors qu’elle a fini par se laisser séduire par le marquis des Arcis, l'héroïne constate que leur relation s’est affaiblie, mais, au lieu de plaintes ou de larmes, elle choisit un habile stratagème, l’aveu fictif de sa désaffection, pour obtenir que le marquis avoue son inconstance. Par cette feinte sincérité, sous prétexte de rendre à son amant toute liberté, elle s’assure de son pouvoir sur lui : devenue sa confidente, elle pourra le manipuler à sa guise.
Mais, au-delà de cette trame narrative, cet extrait confirme l’originalité de Diderot qui, par la variété de l’énonciation, renforce la vivacité d’un récit prétendument oral, et suscite sans cesse la curiosité de son lecteur qu'il guide habilement, en feignant de lui laisser sa liberté, il guide habilement. Le stratagème de l’écrivain redouble ainsi celui de l’héroïne.
La scène de rencontre
Pour lire le texte
« Histoire de Mme de La Pommeraye » est un des principaux nombreux récits enchâssés dans le roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1796), par sa longueur et sa place centrale dans l’œuvre. L’hôtesse de l’auberge où les deux personnages ont été contraints de séjourner, relate l’intrigue amoureuse qui a uni Mme de La Pommeraye au marquis des Arcis. Quand l’héroïne, par un habile stratagème amène son amant libertin à reconnaître qu’il est lassé de leur relation, cette trahison l'amène à décider d’une vengeance, élaborée avec soin. Elle choisit deux complices, une mère et sa fille, sans grandes ressources autres que l’immoralité de la prostitution, auxquelles elle promet la fortune. Elle les installe sous le nom de d’Aisnon dans un modeste logement, et leur impose de jouer le rôle de deux dévotes, par leur habillement, leur langage et leur comportement : elle sait que le marquis ne peut que chercher à conquérir toute femme séduisante qui lui résisterait. Il ne lui reste plus qu’à organiser la rencontre. Comment Diderot traite-t-il ce topos romanesque traditionnel, la scène de première rencontre, destinée à faire naître l’amour ?
1ère partie : les circonstances de la rencontre (des lignes 1 à 24)
Le cadre
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L’héroïne a choisi soigneusement le lieu de cette rencontre, qui doit à la fois paraître naturelle, mais se réaliser dans un cadre séduisant. Ainsi, elle a amené le marquis à proposer une promenade au « Jardin du Roi » – aujourd’hui le Jardin des Plantes –, où elle a fixé un rendez-vous à ses deux complices. Avec son amant, elle a donc visité le « Cabinet des estampes », puis ils « se promenèrent dans le « jardin », dans ce cadre paisible consacré à la botanique, au milieu des « arbres ».
Le "Jardin du Roi", gravure du XVIIIème siècle
La subordonnée temporelle, avec le choix du présent de narration, « lorsque Mme de La Pommeraye fit un cri de surprise », et son discours direct rapporté, « « Je ne me trompe pas, je crois que ce sont elles ; oui, ce sont elles-mêmes. », montre qu’elle met tout en œuvre pour que la rencontre paraisse inattendue.
Le récit prêté à l’hôtesse souligne cette spontanéité, mais cherche à mettre en valeur la connivence avec le lecteur, d’une part en désignant l’héroïne par le pronom indéfini « on », d’autre part par le déterminant possessif : « Aussitôt on quitte le marquis, et l’on s’avance à la rencontre de nos deux dévotes. » Diderot le rend ainsi complice de la stratégie adoptée.
Le premier échange
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Le dialogue qui suit efface le marquis, mais le rapide portrait de la jeune fille, « La fille d’Aisnon était à ravir sous ce vêtement simple, qui, n’attirant point le regard, fixe l’attention tout entière sur la personne », vient rappeler au lecteur le rôle de cette scène de rencontre, séduire ce libertin.
Le discours de l’héroïne
Tout est fait pour faire croire à une rencontre imprévue : « qu’êtes-vous devenue depuis une éternité ? » Elle feint ensuite de s’indigner de leur éloignement, par des exclamations ce qui laissent supposer que, non seulement elle les connaît bien, mais apprécie leur présence : « Mais, moi, me délaisser, moi qui ne suis pas du monde, et qui ai toujours de bon esprit de le trouver aussi maussade qu’il l’est ! », « Vous, importunes pour moi ! ce soupçon est une bonne injure. »
La jeune fille
Face à ces protestations, la riposte, « Madame, j’en suis tout à fait innocente, je vous ai rappelée dix fois à maman », montre que l'interlocutrice est la jeune fille qui prend soin de rejeter la faute de leur séparation sur sa mère : « elle me disait : Mme de La Pommeraye… personne, ma fille, ne pense plus à nous. » Ainsi, le contenu du discours est habile :
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Son allusion, « Vous savez nos malheurs », laisse supposer que, malgré leur apparence modeste, leur « petite fortune », elles sont d’une origine sociale plus élevée.
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Elle met l’accent, non pas sur des plaintes ou des récriminations, signes d’aigreur, mais sur une acceptation de leur sort pleine de dignité : « il a fallu s’y résigner, et vivre retirées comme il convenait à notre petite fortune ; sortir du monde, quand on ne peut plus s’y montrer décemment. »
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Cette modestie se trouve confirmée par l’explication de leur choix de vie, une volonté de ne pas s’imposer : « Un des inconvénients de l’infortune, c’est la méfiance qu’elle inspire : les indigents craignent d’être importuns. »
Si, à aucun moment le récit ne le dépeint, il est possible de supposer que le marquis peut, sinon entendre cette conversation, du moins l’observer, et ainsi percevoir l’intimité entre ces trois femmes, confirmée par la compassion de l’héroïne s’exclamant : « Quelle injustice ! »
La première rencontre, édition Le Prieur, 1797. Gravure sur cuivre (détail). BnF
Une double présentation
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Mme de La Pommeraye poursuit son rôle d’entremetteuse en introduisant son compagnon : « Asseyons-nous, nous causerons. Voilà M. le marquis des Arcis ; c’est mon ami ; et sa présence ne nous gênera pas. » Mais elle prend soin de mettre en valeur la jeune fille par son exclamation redoublée : « Comme mademoiselle est grandie ! comme elle est embellie depuis que nous ne nous sommes vues ! » Elle fait ainsi comprendre l’éloge que doit renforcer la mère, sa complice, d’où l’appel lancé par celle-ci : « voyez son visage, voyez ses bras ». Mais elle veille à conserver la modestie qui doit caractériser des dévotes, en faisant de leur médiocrité financière un avantage : « Notre position a cela d’avantageux qu’elle nous prive de tout ce qui nuit à la santé ». Ainsi, l’énumération glisse des qualités physiques de sa fille à une image de son mode de vie qui met en évidence ses qualités morales : « voilà ce qu’on doit à la vie frugale et réglée, au sommeil, au travail, à la bonne conscience ; et c’est quelque chose… » Mais, à nouveau, le marquis est absent du récit.
2ème partie : un double stratagème (des lignes 25 à 36)
Les complices
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Le paragraphe suivant développe la rencontre qui doit séduire le marquis, chacune des femmes jouant son rôle sous la direction de Mme de La Pommeraye, qui a mis en place la relation d’« amitié ». Mais, à présent, le marquis participe, même si le récit ne l'inclut que par le pronom indéfini : « On s’assit, on s’entretint d’amitié », « On leur représenta qu’il était encore de bonne heure ». Le récit laisse ainsi planer une ambiguïté sur ses réactions, en laissant le lecteur en juger.
En revanche, tout est fait pour mettre en valeur les qualités de la jeune fille, qui doit donner toutes les preuves de sa parfaite éducation : « La d’Aisnon mère parla bien, la d’Aisnon fille parla peu. » Telles de parfaites actrices, elles jouent sur une double image propre à séduire : « Le ton de la dévotion fut celui de l’une et de l’autre, mais avec aisance et sans pruderie. » Il s’agit, en effet, de mettre en évidence la difficulté de la conquête, l’obstacle de la « dévotion », tout en laissant supposer que la jeune fille pourra céder. De même, l’heure du départ doit créer chez lui une frustration. Mais le récit met en évidence l’hypocrisie du discours religieux par la précision qui justifie leur départ, contradictoire : « la d’Aisnon mère dit assez haut, à l’oreille de Mme de La Pommeraye, qu’elles avaient encore un exercice de piété à remplir, et qu’il leur était impossible de rester plus longtemps. » Tout est donc fait pour attiser le désir du marquis.
Le piège
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L’héroïne reprend enfin son rôle dans la mise en scène, pour parachever le piège tendu. Le reproche feint qu’elle s’adresse « de ne leur avoir pas demandé leur demeure, et de ne leur avoir pas appris la sienne », soutenu par le discours direct, lui permet de constater sa réussite, puisque le marquis se précipite sur cette possibilité de connaître l’adresse de la jeune fille pour en entreprendre la conquête : il « courut pour la réparer ». Mais le stratagème se poursuit, puisque son désir reste insatisfait : « elles acceptèrent l’adresse de Mme de La Pommeraye, mais, quelles que furent les instances du marquis, il ne put obtenir la leur. » En même temps, vu la « dévotion » affichée, il veille à agir prudemment : « Il n’osa pas leur offrir sa voiture ». Cependant, la victoire de l’héroïne est complète, puisque le marquis a accepté son rôle de confidente, « en avouant à Mme de La Pommeraye qu’il en avait été tenté.
3ème partie : la vengeance (de la ligne 37 à la fin)
Le piège
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La curiosité du marquis apporte la preuve de son intérêt : « Le marquis ne manqua pas de demander à Mme de La Pommeraye ce que c’étaient que ces deux femmes. » La formulation négative montre que l’héroïne a bien élaboré cette rencontre, sachant comment susciter le désir de conquête de ce libertin. C’est pourquoi sa réponse ne fait qu’accentuer à la fois les qualités propres à séduire et les obstacles : « Voyez la belle santé dont elles jouissent ! la sérénité qui règne sur leur visage ! l’innocence, la décence qui dictent leurs propos ! » Il est bien plus excitant pour un séducteur de corrompre une jeune fille innocente, présentée comme exceptionnelle par l’hyperbole, « Ce sont deux créatures plus heureuses que nous », et, surtout, comme bien différente des femmes qu’il a l’habitude de fréquenter : « On ne voit point cela, on n’entend point cela dans nos cercles. Nous plaignons les dévots ; les dévots nous plaignent : et à tout prendre, je penche à croire qu’ils ont raison. » La conquête devient donc un véritable défi.
Le portrait du marquis
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Le discours rapporté qui suit met en valeur la relation qui s’est créée au sein du couple. L’éloge de la dévotion que vient de faire Mme de La Pommeraye entraîne, en effet, l’ironie du libertin, pour lequel la religion est sans valeur : « Mais, marquise, est-ce que vous seriez tentée de devenir dévote ? » Sur le ton du badinage, l’alerte qu’il formule, « Prenez-y garde, je ne voudrais pas que notre rupture, si c’en est une, vous menât jusque-là. », condamne fermement la dévotion, présentée comme une faute extrême. Mais, la légèreté par laquelle il dépeint leur relation, « notre rupture, si c’en est une », ne peut que blesser l’héroïne, et pire encore la façon dont il l’encourage même à l’infidélité : « — Et vous aimeriez mieux que je rouvrisse ma porte au petit comte ? — Beaucoup mieux. — Et vous me le conseilleriez ? — Sans balancer… » Il prouve ainsi son peu de souci des sentiments qu’elle peut encore éprouver, et sa propre inconstance, dénuée de tout scrupule.
CONCLUSION
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Dans le récit de cette scène de rencontre Diderot renouvelle le topos romanesque du "coup de foudre", puisque tout a été mis en scène pour prendre le marquis au piège, par des discours hypocrites. Se trouve ainsi confirmée l’assertion de l’hôtesse dans l’incipit, l’existence de « mauvaises femmes », ici les deux complices au service de la vengeance de l’héroïne. Habilement, elle retourne les défauts de son amant contre lui, ce qui devrait amener le lecteur à la blâmer. Mais la fin de l’extrait rappelle que c’est une femme dont les sentiments et la dignité ont été blessés par un libertin sans remords, pour lequel l’amour n’est qu’un moment de plaisir, qui tire son prix de la difficulté de la conquête, une satisfaction orgueilleuse donc. Qui doit donc être blâmé? Ne mérite-t-il pas, finalement, cette vengeance ?
Le marquis amoureux
Pour lire le texte
Dans l’auberge où les deux personnages du roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1796), sont contraints de passer la nuit, leur hôtesse leur raconte l’histoire de Mme de La Pommeraye, long récit enchâssé au cœur de cette œuvre originale. L’héroïne, après avoir obtenu de son amant, le marquis des Arcis, l’aveu de son inconstance, a soigneusement élaboré sa vengeance : elle lui a fait rencontrer deux femmes, devenues ses complices sous le nom de Mme et Mlle d’Aisnon, qu’elle a fait sortir de leur tripot et de la prostitution en leur promettant la fortune à condition elles jouent le jeu de la dévotion afin que le marquis, libertin habitué au plaisir de la conquête, tombe réellement amoureux d’une jeune fille qui reste inaccessible : « Cette créature angélique m’obsède », a-t-il avoué à Mme de La Pommeraye, devenue sa confidente et qui s’emploie à le prendre au piège, tantôt attisant ses sentiments par la transmission d’une lettre prétendument écrite par la jeune fille, tantôt lui refusant son aide, quand il lui demande d’arranger une rencontre chez elle. Quels moyens Diderot met-il en œuvre pour renforcer l’intérêt du récit proposé au lecteur ?
1ère partie : le portrait du marquis (des lignes 1 à 7)
Le désespoir amoureux
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L’exclamation qui ouvre cet extrait, « Mon amie, si vous m’abandonnez, je suis perdu ! », accentue le désespoir du marquis : son impuissance à conquérir Mlle d’Aisnon est insupportable pour ce libertin, mais, surtout, n’a fait qu’intensifier son désir. Le verbe, « je vous conjurerai », soutient sa prière à l’héroïne, et donne l’impression qu’elle est seule à pouvoir lui apporter le salut. Pour renforcer cette prière, il dépeint « l’état violent » dans lequel il est plongé, prêt à toutes « les folies », égaré dans son existence : « je ne sais ce que je dirai, ce que je ferai ». L’héroïne a donc atteint un premier but : infliger au marquis la même douleur que celle que lui a infligée son inconstance.
Emmanuel Mouret, "La prière du marquis", Mlle de La Joncquières, film, 2018
La défaite du marquis
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Il veut convaincre Mme de La Pommeraye de l’aider, mais il sait très bien qu’il s’est mal comporté envers elle en la délaissant, d’où son aveu : « Je ne vous parlerai point de moi, puisque je vous offenserais ». Il détourne donc son argumentation en prétendant l’implorer au nom de ses deux amies, « ces intéressantes et dignes créatures qui vous sont si chères ». Mais son éloge est déjà en soi une blessure pour l’héroïne, de même que l’injonction qui rappelle tout ce qu’il a mis en œuvre pour la conquérir : « vous me connaissez, épargnez-leur toutes les folies dont je suis capable ». Le rythme insistant met en valeur les menaces lancées : « J’irai chez elles ; oui, j’irai, je vous en préviens ; je forcerai leur porte, j’entrerai malgré elles, je m’asseyerai ». Elles dressent un portrait terrible de ce libertin : il ne reculera devant rien pour obtenir sa proie. Sa question finale, « car que n’avez-vous point à craindre de l’état violent où je suis ?… », traduit l’habileté de cette argumentation, qui, en fait, cherche à mettre l’affection de l’héroïne pour ses amies au service de son propre intérêt.
2ème partie : le portrait de l’héroïne (des lignes 8 à 16)
L'intervention de la narratrice
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Diderot ne laisse pas son lecteur oublier que le récit est pris en charge par une narratrice, l’hôtesse, qui s’adresse à ses deux auditeurs pour commenter la situation des personnages mis en scène, en guidant ainsi leur interprétation : « Vous remarquerez, messieurs, dit l’hôtesse, que depuis le commencement de cette aventure jusqu’à ce moment, le marquis des Arcis n’avait pas dit un mot qui ne fût un coup de poignard dirigé au cœur de Mme de La Pommeraye. » La litote qui introduit l’image violente d’une blessure est une accusation du marquis, qui invite à excuser la revanche élaborée par l’héroïne.
La vengeance de l'héroïne
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Le redoublement lexical dans le portrait, « Elle étouffait d’indignation et de rage ; aussi répondit-elle au marquis, d’une voix tremblante et entrecoupée », légitime sa vengeance, sa colère étant mise en parallèle avec sa souffrance. Pour atteindre son but, elle est obligée d’adopter un masque, de l’aider dans sa conquête, mais ne peut s’empêcher de laisser percer son amertume : « Ah ! si j’avais été aimée comme cela, peut-être que… Passons là-dessus… » Elle poursuit donc la comédie qu’elle a construite, son rôle de confidente du marquis et sa feinte d’une amitié sincère pour ces deux femmes : « Mais vous avez raison. […] Ce n’est pas pour vous que j’agirai, mais je me flatte du moins, monsieur le marquis, que vous me donnerez du temps. » La riposte du marquis, « Le moins, le moins que je pourrai. », preuve de son impatience et de l’intensité de son désir, apporte une nouvelle justification à l’héroïne, ainsi blessée, et confirme qu’elle a pu faire tomber le marquis dans le piège tendu.
3ème partie : un récit commenté (des lignes 17 à 27)
Le commentaire de la narratrice
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En poursuivant son récit, l'hôtesse rapporte directement le discours intérieur de son héroïne, dont la souffrance, accentuée, reporte la faute sur le marquis dont le châtiment paraît ainsi pleinement mérité grâce à l’insistance de l’exclamation et du lexique hyperbolique : « Je souffre, mais je ne souffre pas seule. Cruel homme ! j’ignore quelle sera la durée de mon tourment ; mais j’éterniserai le tien… » Cette excuse justifie par avance les actions ensuite relatées, qui mettent l’accent sur la façon dont Mme de La Pommeraye met tout en œuvre pour entretenir le désir du marquis par les obstacles qu’elle oppose à son amour : « Elle tint le marquis près d’un mois dans l’attente de l’entrevue qu’elle avait promise, c’est-à-dire qu’elle lui laissa tout le temps de pâtir, de se bien enivrer, et que sous prétexte d’adoucir la longueur du délai, elle lui permit de l’entretenir de sa passion. » La multiplication des indices temporels souligne son habileté : elle a très bien compris comment jouer sur les sentiments de ce libertin impuissant… en entretenant savamment son espoir.
Les destinataires du récit
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En interrompant le récit pour mettre en scène les effets produits sur les destinataires, Diderot en accentue à la fois le naturel et l’intérêt. Le premier à intervenir est le valet, qui, pour sa part, fait porter le blâme sur l’héroïne : « Ah ! notre hôtesse, quel diable de femme ! Lucifer n’est pas pire. J’en tremble ». Sa réaction hyperbolique fait d’autant plus sourire qu’elle devient un prétexte pour s’adonner au plaisir de boire : « et il faut que je boive un coup pour me rassurer… Est-ce que vous me laisserez boire tout seul ? » La narratrice a très bien perçu ce prétexte, d’où sa plaisante dérobade : « Moi, je n’ai pas peur… »
Le commentaire du maître est une analyse psychologique des moyens d’action de l’héroïne, dont il souligne l'habileté : « Et de la fortifier en parlant ». Mais Diderot lui prête une conséquence comique, car il offre à Jacques une nouvelle raison de boire, implicitement suggérée : « Quelle femme ! quel diable de femme ! Notre hôtesse, ma frayeur redouble. »
4ème partie : le retour au récit (de la ligne 28 à la fin)
Un homme amoureux
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La suite relate l’avancée de la vengeance, résumée d’abord par les trois verbes qui en résument le résultat : « Le marquis venait donc tous les jours causer avec Mme de La Pommeraye, qui achevait de l’irriter, de l’endurcir et de le perdre par les discours les plus artificieux. » L’héroïne sait jouer habilement de tous les ressorts psychologiques liés à l'orgueil du marquis, en intensifiant à la fois la colère de son échec, la force de son désir, sans perdre de vue son objectif : « le perdre », c’est-à-dire lui imposer sa propre victoire.
L’énumération des sujets abordés apporte la preuve de cette victoire puisque, comme tout amoureux, il souhaite mieux connaître celle qu’il aime, « il ne se croyait jamais assez instruit », mais, surtout, est tombé dans le piège puisqu’il voit en la jeune fille son égale socialement par sa « naissance » et son « éducation », une victime d’un revers de revers de « fortune », ce qui n’a rien d’exceptionnel au XVIIIème siècle. Ses sentiments sont ainsi anoblis : il est « touché » donc se donne le rôle estimable d’un homme désireux de secourir autrui.
Le commentaire de la narratrice
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De même que lors de la rencontre, le discours de l'héroïne est la meilleure arme au service de sa vengeance, et sa présentation en souligne l’habileté hypocrite : « La marquise lui faisait remarquer le progrès de ses sentiments, et lui en familiarisait le terme, sous prétexte de lui en inspirer de l’effroi. » Le discours direct confirme cette présentation en précisant ce que suggère l’idée de « terme ». L’avertissement, « Marquis, lui disait-elle, prenez-y garde, cela vous mènera loin », sous-entend que ce libertin n’a comme moyen de conquête d’une jeune fille dévote que le mariage.
Son double discours traduit sa perfidie :
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D’un côté, elle évoque les reproches et les regrets que pourrait faire naître cette passion poussée à l’extrême, qu’elle feint de partager : « il pourrait arriver un jour que mon amitié, dont vous faites un étrange abus, ne m’excusât ni à mes yeux ni aux vôtres. »
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De l’autre, elle efface ces reproches, en justifiant socialement cette issue, le mariage, par la litote : « Ce n’est pas que tous les jours on ne fasse de plus grandes folies. » Qui pourrait alors lui adresser des reproches ?
Le discours se termine par la menace accentuée : « Marquis, je crains fort que vous n’obteniez cette fille qu’à des conditions qui, jusqu’à présent, n’ont pas été de votre goût. » Mais, à nouveau, cette alerte souligne la puissance de la revanche recherchée : l’obliger à accepter le mariage, un lien absolument refusé par un libertin, en outre - ce qu'il ignore encore - un mariage indigne de son statut social.
Emmanuel Mouret, Un homme amoureux, Mlle de La Joncquières, film, 2018
CONCLUSION
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Avant de faire son récit, l’hôtesse affirme qu’il y a « de bien méchants hommes » et « de bien méchantes femmes ». C’est ce dont témoigne ce passage par le double portrait du marquis et de Mme de La Pommeraye, deux personnages exceptionnels.
Quel jugement peut alors porter le lecteur ? Le marquis est, certes, à blâmer, mais du moins il n’a jamais caché sa nature de libertin. Diderot insiste donc davantage sur la façon dont son héroïne exploite la connaissance psychologique de son « ami » par les discours les plus propres à le mettre en son pouvoir.
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D’un côté, la volonté du marquis d’obtenir à tout prix la femme qu’il désire lui ôte tout scrupule : il n'hésite pas à mettre à son service celle dont il s'est rapidement lassé après qu’elle a cédé à ses avances. Il n’imagine même pas que l’aveu de sa passion pour une autre puisse blesser celle qui lui avait donné son amour…
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De l’autre, l’élaboration par l’héroïne de sa vengeance révèle, chez elle aussi, son absence de scrupules, un véritable machiavélisme dans la perfidie de son comportement de prétendue confidente sincère, illustré par son art du discours.
Francesco Narice, Giacomo Casanova, 1760 : un libertin. Huile sur toile
Mais une question reste à trancher, et tel est le rôle imparti au lecteur : n’est-il pas permis à une victime, à une femme, prisonnière de son statut social qui la place en position d’infériorité, d’user de la seule arme qui lui reste, la ruse ?
Le rôle de l'argent
Pour lire le texte
L’histoire de Mme La Pommeraye, long récit enchâssé au cœur du roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître (1796) fait par l’hôtesse de l’auberge où séjournent les deux protagonistes, raconte la vengeance de l’héroïne contre le marquis des Arcis un libertin qui, après l’avoir séduite, s’est vite lassé d’elle. Il est, comme elle l’avait prévu, tombé dans le piège qu’elle lui a tendu à l’aide de deux complices, sorties de leur tripot et de la prostitution. Elle leur a promis la richesse, à condition qu’elles jouent le jeu de la dévotion, qu’elle a soigneusement mis en scène. La résistance qu’elles ont alors manifesté aux avances du marquis, séduit par la jeune fille, n’a fait qu’intensifier son désir de conquête, que renforce habilement l’héroïne : dans son rôle de confidente et sous prétexte de l’aider, elle multiplie les manœuvres. Devant ses échecs persistants, il en est arrivé à tenter de les corrompre par l’offre d’un « écrin de riches pierreries », refusé sur l’ordre de Mme de La Pommeraye. En proie au désespoir, le marquis revient lui demander conseil : comment Diderot, en entrecroisant le portrait des deux personnages, met-il en évidence la volonté de vengeance de son héroïne ?
1ère partie : le piège (des lignes 1 à 9)
L'ultime espoir du marquis
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Mme de La Pommeraye feint d’amener le marquis à renoncer à cette conquête, dont elle vient de lui confirmer l’impossibilité. Mais, même s'il en convient, il en faut davantage pour décourager ce libertin : plus on lui résiste, plus son désir, mû par l’orgueil aussi, se trouve stimulé.
Sa demande prouve à la fois à quel point ses échecs ne le font pas renoncer, et, aveuglé, il se montre totalement inconscient de la manipulation exercée sur lui par son "amie" : il « avoua qu’il le pensait comme elle, et lui demanda la permission de faire une dernière tentative ».
Son statut social lui permet de pousser à l’extrême la corruption, « d’assurer des rentes considérables sur les deux têtes, de partager sa fortune avec les deux femmes, et de les rendre propriétaires à vie d’une de ses maisons à la ville, et d’une autre à la campagne. » La gradation souligne l’importance de cette offre, qui révèle aussi les réalités du XVIIIème siècle : l’argent y joue un rôle primordial, et la femme n’est, finalement, qu’un objet qu’on achète…
Jacopo Amigoni, Bacchus et Ariane, vers 1740-1742. Huile sur toile, 65 x 75,5. Art Gallery of New South Wales, Sydney,
Une sincérité feinte
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Ainsi sollicitée, Mme de La Pommeraye reprend son rôle, dans toute son ambiguïté : elle ne cherche que son échec, mais elle feint de lui apporter son soutien. Ainsi, dans un premier temps, elle l’encourage : « Faites, lui dit la marquise ; je n’interdis que la violence ». Mais, aussitôt après, elle joue l’amitié sincère en l’alertant. Le connecteur d’opposition introduit, en effet, l’annonce de son échec, mis en valeur par le futur de certitude et la négation restrictive : « Vos nouvelles offres ne réussiront pas mieux que les précédentes : je connais ces femmes et j’en ferais la gageure. » Son hypocrisie ressort donc, puisque c’est elle qui mène entièrement le jeu en dirigeant les deux femmes. De même, son injonction est particulièrement perfide : « mais croyez, mon ami, que l’honneur et la vertu, quand elle est vraie, n’ont point de prix aux yeux de ceux qui ont le bonheur de les posséder. » Plaisante remarque, car ses deux complices, choisies dans un tripot, n’ont aucun « honneur » et leur « vertu » n’est pas « vraie » : ce ne sont que des masques qu’elle leur a fait porter… Mais cette phrase prend aussi un double sens :
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Pris au sens matériel, le terme « prix » nie l’idée que l’argent puisse tout acheter, y compris une femme : c’est un discours qui contredit la puissance que s’accordent les privilégiés au XVIIIème siècle.
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Mais cela justifie aussi sa vengeance : c’est bien parce que « l’honneur et la vertu » sont deux valeurs qu’elle-même juge inestimables qu’elle ne peut accepter que le marquis les ait piétinées alors qu’il lui faisait le serment d’un amour sincère, et qu’elle s’accorde le droit de le punir. Ces deux femmes, qui feignent, par leurs refus, de respecter ces valeurs, doivent lui en prouver la puissance.
2ème partie : la force de la vengeance (des lignes 10 à 22)
La vengeance
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Le présent de narration et la phrase nominale accélèrent le récit : « Les nouvelles propositions sont faites. Autre conciliabule des trois femmes. » Le marquis se trouve alors effacé tandis que la vengeance est mise en avant avec les trois complices, tout en soulignant le rôle de l’héroïne, qui mène le jeu : « La mère et la fille attendaient en silence la décision de Mme de La Pommeraye. Celle-ci se promena un moment sans parler. » Mais le redoublement de son refus dans le discours directement rapporté, « Non, non, dit-elle, cela ne suffit pas à mon cœur ulcéré. » souligne la violence de sa blessure.
Une image de la société
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Le conflit entraîné par ce refus, marqué par l’enchaînement et la répétition de l’adverbe fait ressortir la place de l’argent dans la société du XVIIIème siècle.
Pour ceux qui connaissent des difficultés financières, l’argent est considéré comme la valeur suprême, et c’est ce qui explique la réaction de la mère et de la fille : « Et aussitôt elle prononça le refus ; et aussitôt ces deux femmes fondirent en larmes, se jetèrent à ses pieds, et lui représentèrent combien il était affreux pour elles de repousser une fortune immense, qu’elles pouvaient accepter sans aucune fâcheuse conséquence. » Rappelons que la mère, suite à un procès qui l’a ruinée n’a eu comme seule ressource pour vivre que de tenir un « tripot » sans hésiter à prostituer sa fille…
Mais, pour les nobles, qui tirent leurs privilèges de la naissance, l’argent est moins précieux que l’honneur, qui garantit le respect de ceux qui partagent ce même statut social. Ainsi accepter l’offre du marquis ne satisferait pas l’héroïne, car cela ne conduirait qu’à un affaiblissement financier du marquis. Elle veut davantage : le contraindre à une mésalliance, serait une transgression qui lui ôterait tout honneur.
Simon Vouet, Allégorie de la Foi et du mépris des richesses, vers 1638-1640. Huile sur toile, 170 x 124. Musée du Louvre
Le portrait de l'héroïne
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Le discours rapporté
En choisissant le discours direct, Diderot renforce la vérité du récit de l’hôtesse et complète le portrait de Mme de La Pommeraye. Jusqu’à présent, sa vengeance a pu paraître légitime, malgré toute la perfidie de son stratagème et l’hypocrisie de ses discours. Mais le ton de sa riposte, « sèchement » illustré par la violence des quatre questions rhétoriques qui s’enchaînent donne une autre image de cette femme. Elle aussi partage le mépris nobiliaire, elle aussi n’hésite pas à manipuler les plus faibles sans le moindre scrupule : « Est-ce que vous imaginez que ce que je fais, je le fais pour vous ? Qui êtes-vous ? Que vous dois-je ? À quoi tient-il que je ne vous renvoie l’une et l’autre à votre tripot ? » L’antithèse, « Si ce que l’on vous offre est trop pour vous, c’est trop peu pour moi », met ainsi en valeur la puissance de sa vengeance, qui semble n’avoir aucune limite, et à son tour elle impose son pouvoir à ses complices, encore accentué par leur réaction : « Écrivez, madame, la réponse que je vais vous dicter, et qu’elle parte sous mes yeux. Ces femmes s’en retournèrent encore plus effrayées qu’affligées. » Finalement, le lecteur peut s’interroger : l’inconstance du marquis méritait-elle une telle revanche ?
Marc Nattier, Allégorie de la justice punissant l’injustice, 1737. Huile sur toile, 133 x 161. Collection privée
Les destinataires du récit
Le changement d’énonciation, le passage du récit au dialogue entre les deux destinataires permet, lui aussi, de mettre en valeur leur jugement contrasté sur la justice de cette vengeance. Ce jugement les oppose, en fonction de leur appartenance sociale :
La violence des questions rhétorique et l’interjection accentuent la réaction indignée de Jacques : « Cette femme a le diable au corps, et que veut-elle donc ? Quoi ! un refroidissement d’amour n’est pas assez puni par le sacrifice de la moitié d’une grande fortune ? ». Dépendant de son maître pour sa survie, ce valet accorde à l'argent une importance primordiale. Le contraste entre la faute commise, qu’il minimise comme « un refroidissement d’amour », et l’offre, amplifiée par le lexique hyperbolique, le sacrifice », souligne son blâme : à ses yeux, la vengeance de l’héroïne est excessive.
La réaction du maître, comme le plus souvent, est plus mesurée car il privilégie l’analyse psychologique. Mais son commentaire, comme celui de Jacques, correspond à son statut social, que marque d’ailleurs la distance qu’il prend par le vouvoiement : « Jacques, vous n’avez jamais été femme, encore moins honnête femme, et vous jugez d’après votre caractère qui n’est pas celui de Mme de La Pommeraye ! » Sa compréhension de la revanche élaborée par cette héroïne montre qu’il s’inscrit lui-même dans la société des privilégiés de son temps, dans ce monde où les femmes règnent dans les salons mondains où elles affirment leur dignité.
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Un horizon d'attente
La fin du dialogue ramène entre les deux interlocuteurs le ton familier habituel entre eux : « Veux-tu que je te dise ? » En même temps, l'annonce du maître, « J’ai bien peur que le mariage du marquis des Arcis et d’une catin ne soit écrit là-haut », par le qualificatif péjoratif attribué à la jeune fille, met en évidence l’horreur de la transgression dans le contexte social de cette époque. Il explicite ainsi le souhait qui a guidé tout le stratagème de Mme de La Pommeraye, tout en reprenant la formule récurrente de son valet « fataliste ». La confirmation de Jacques, « S’il est écrit là-haut, il se fera », montre que tous deux se rejoignent dans l’horizon d’attente qu’ils ouvrent, le succès de la vengeance.
3ème partie : l'issue de la vengeance (de la ligne 32 à la fin)
La fin du passage marque le retour au récit de l’hôtesse, « Le marquis ne tarda pas à reparaître chez Mme de La Pommeraye », mais avec un nouveau changement d’énonciation, celle propre au dialogue de théâtre entre les deux personnages.
La défaite du marquis
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À la question impatiente de Mme de La Pommeraye, « « Eh bien, lui dit-elle, vos nouvelles offres ? », la réponse du marquis est brève et brutale : « Faites et rejetées. » Il ne peut alors que reconnaître sans détour sa défaite : « J’en suis désespéré. » Mais, en même temps, la violence du verbe répété qui accompagne la gradation de son aveu, insiste sur sa douleur : « Je voudrais arracher cette malheureuse passion de mon cœur ; je voudrais m’arracher le cœur, et je ne saurais. » Sa dernière réplique va encore plus loin puisqu’il avoue, sur un ton pathétique, un égarement qui le conduit à une totale impuissance : « Il me prend des envies de me jeter dans une chaise de poste, et de courir tant que terre me portera ; un moment après la force m’abandonne ; je suis comme anéanti, ma tête s’embarrasse : je deviens stupide, et ne sais que devenir. »
La victoire de la marquise
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Il est évident que Mme de La Pommeraye ne peut que se réjouir de ce résultat, surtout en constatant à quel point le marquis se remet entre ses mains. Sa demande, « Marquise, regardez-moi ; ne trouvez-vous pas qu’il y a entre cette jeune fille et moi quelques traits de ressemblance ? », traduit son triomphe, d’abord parce que la comparaison prouve à la fois la naïveté et l'aveuglement du marquis : il n’y a rien de commun entre le noble marquis et une fille prostituée dans un « tripot ». Mais surtout, il n’a même pas conscience de sa propre nature, celle d’un libertin inconstant, qu’il juge semblable à celle d’une jeune fille, qui a donné toutes les preuves de sa dévotion vertueuse et de son innocence. S’il est incapable de percevoir l’ironie de la réponse de la marquise, « Je ne vous en avais rien dit ; mais je m’en étais aperçue », le lecteur, lui, en mesure le double sens : finalement une « catin » et un libertin, ont un point « commun », l’absence de vertu et l’irrespect d’autrui. Mais sa dernière question, « Il ne s’agit pas de cela : que résolvez-vous ? », montre qu’elle ne perd pas de vue son objectif : la souffrance du marquis ne lui suffit pas ; elle veut faire éclater son déshonneur aux yeux du monde.
CONCLUSION
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Cet extrait représente l’élément de résolution du récit de l’hôtesse : l’ultime rejet de l’offre du marquis par la jeune fille qu’il veut conquérir à tout prix ne lui laisse plus qu’une seule ressource : pour répondre à la dévotion de celle-ci, il ne lui reste que le mariage. C’est ce mariage qui permettra aussi à Mme de La Pommeraye d’aller jusqu’au bout de sa vengeance, et le désespoir du marquis lui permet d’en envisager la réalisation. Elle s’emploiera à nouveau à se servir hypocritement de la confiance qu’il lui accorde naïvement pour une ultime feinte : prétendre le rassurer sur la moralité de ces deux femmes, en se renseignant précisément sur elles. Quand elle lui présentera les preuves, « les attestations les plus flatteuses », le mariage sera alors conclu.
Histoire de l'art : une allégorie
Un dénouement pathétique
Pour lire le texte
Le long récit de l’hôtesse de l’auberge où séjournent les deux personnages du roman Jacques le Fataliste et son maître (1796) de Diderot, « Histoire de Mme de La Pommeraye », enchâssé au cœur de cette œuvre, s’est terminé par la réussite de la vengeance de l’héroïne. Son stratagème longuement élaboré a pris au piège le marquis des Arcis, son amant libertin qui, après l’avoir conquise, s’est vite lassé de cette relation. Elle a donc habilement manœuvré pour qu’il tombe amoureux d’une jeune fille, qu’elle lui a présentée sous le nom de Mlle d’Aisnon, en réalité une prostituée. La résistance que celle-ci a opposé à toutes ses tentatives de séduction, sous le prétexte d’une ardente dévotion mais sur l’ordre de Mme de La Pommeraye, ne lui a laissé d’autre ressource pour la conquérir que le mariage. Une fois qu’il est conclu, l’héroïne savoure son triomphe en révélant au marquis la vérité sur son épouse. Fou de colère devant l’« infamie », de cette mésalliance, il la repousse violemment, puis s’absente pendant quinze jours. À son retour, tous deux se retrouvent. Quel sens la tonalité adoptée par Diderot donne-t-elle à cette ultime rencontre qui dénoue le récit ?
1ère partie : la supplication (des lignes 1 à 13)
La présentation de l'héroïne
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Le passage s’ouvre sur l’entrée en scène de l’héroïne, que Diderot théâtralise en accentuant son image pathétique : « Au lieu de se lever, elle s’avança vers lui sur ses genoux ».
Il la dépeint telle une suppliante, et toutes les précisions données accentuent sa douleur, formant une hypotypose mise ainsi sous les yeux du lecteur : « elle tremblait de tous ses membres : elle était échevelée ; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. » Ce portrait, depuis son déplacement et les détails donnés sur sa position, nous rappelle que Diderot, non seulement a été un auteur dramatique privilégiant le drame destiné à provoquer l’émotion du public, mais aussi, dans ses Salons, un critique d’art particulièrement admiratif de la peinture de Greuze, des scènes saisissantes par les expressions faciales et la gestuelle dramatique. Ce récit pourrait aisément aussi bien être joué au théâtre, avec même l’indication de l’intonation, « un sanglot séparant chacun de ses mots », qu’être transposé dans un tableau.
Jean-Baptiste Greuze, La Malédiction paternelle (détail), 1777. Huile sur toile 130 x 162. Musée du Louvre
La douleur de l’aveu. Mise en scène de Phèdre par Luc Bondy, 1998, au Théâtre de l’Odéon
L'exorde
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Ce portrait est suivi d’un discours direct qui formule un plaidoyer, rigoureusement construit selon les critères de la rhétorique. Elle commence par un exorde, destiné à attirer la compassion du destinataire : « Il me semble […] que votre cœur justement irrité s’est radouci, et que peut-être avec le temps j’obtiendrai miséricorde. » Puis, pour soutenir cette imploration, elle reconnaît avec humilité sa faute : « Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. », « Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon. » Cependant, elle introduit déjà un argument pour le persuader : « Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. » Son émotion est marquée par le rythme des brèves propositions juxtaposées, l’insistance hyperbolique et l’exclamation : « Tenez-moi loin de vous ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! » Ainsi, elle se soumet totalement à son pouvoir : « Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. » Ce début de plaidoyer a donc rempli son rôle : la "captatio benevolentiae", c’est-à-dire s’attirer l’écoute bienveillante du destinataire.
2ème partie : un plaidoyer argumenté (des lignes 13 à 22)
Dans la rhétorique traditionnelle, héritée des orateurs antiques, le cœur du plaidoyer a trois composantes, que Diderot met en œuvre ici : la narration, récit des faits visant à excuser l’accusé, puis la confirmation qui doit apporter les preuves de son innocence, enfin la réfutation, formulant le rejet de l’accusation.
L'excuse invoquée
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L’interjection dramatique transforme la prière en un plaidoyer où l’héroïne tente, dans un premier temps, de mêler au remords une excuse. Son souhait, en effet, exprime avec force son innocence : « Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après, à l’instant vous seriez satisfait ! » Elle se présente ainsi comme une victime, en masquant par le pronom indéfini « on » l’accusation des vraies coupables, Mme de La Pommeraye et sa propre mère, sans les nommer. L’ordre de son aveu est habile puisque, dans son énumération ses fautes sont suivies des contraintes qui les ont provoquées : « Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ».
Les preuves d'innocence
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Le connecteur d’opposition inverse ensuite l’argumentation qui, après l’aveu de ses fautes, exprime son innocence par l’appel lancé : « mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante ». Cet argument est soutenu par la preuve qu’elle met en évidence, sa soumission totale : « je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. » Elle a, en effet, refusé de fuir, comme l’y invitait sa mère.
L’anaphore de l’interjection, « Ah ! », prolonge l’invocation de son innocence : « Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. » Le redoublement du double souhait et la répétition de l’adverbe d’intensité insistent sur sa pureté, conservée malgré sa prostitution, que son antithèse rejette avec force.​
La revalorisation
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Une nouvelle inversion de cette image péjorative intervient par l’énumération ternaire qui remet au premier plan sa nature réelle, revalorisée : « Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. » La troisième interjection est une dernière excuse, son désir de révéler au marquis la vérité du stratagème : « Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. » Son regret met en valeur une qualité, le « courage » qu’elle affirme ainsi porter en elle, même si elle n’a pas pu en donner la preuve en raison de la puissance exercée sur elle par les vraies coupables.
3ème partie : la péroraison (des lignes 24 à 29)
Le plaidoyer doit, traditionnellement, se conclure par la "péroraison" afin d’obtenir du destinataire un verdict favorable. Ainsi, par ses injonctions, elle se soumet totalement à toutes les volontés de son époux, jusqu’au sort le plus terrible : « Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. » La reprise de cette soumission au cœur du chiasme qui redouble la possibilité offerte redonne au marquis le pouvoir dont la vengeance de Mme de La Pommeraye l’a privé : « Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux ». Cette soumission est soulignée par l’emploi du présent immédiat, « parlez, et j’y vais. », tandis qu’elle met au premier plan son unique souci, satisfaire son époux : « Votre bonheur n’est point perdu sans ressources, et vous pouvez m’oublier… »
4ème partie : un dénouement moral (de la ligne 30 à la fin)
La réhabilitation
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À ce long plaidoyer répond le discours rapporté du marquis, dont le geste et l’emploi du passé composé, temps du fait accompli, montrent qu’elle a obtenu son pardon : « Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné ». Les paroles prononcées inversent totalement le portrait de ce séducteur libertin, jusqu’alors donné par le récit. Il agit ici en homme d’honneur : « au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ». Les explications données ensuite mettent en évidence sa volonté, alors qu’il a été victime d’une terrible vengeance, une transgression sociale le dévalorisant aux yeux du monde, de rétablir sa dignité en assumant ce mariage : « il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée ». Par ses excuses et son serment, « ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie », il lui redonne donc son statut d’épouse. Il y met cependant une condition, « si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir », qui donne un sens moral à cette scène dépeignant l’harmonie qui doit unir le couple : « Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Ce pardon est souligné par la conclusion de ce discours, avec l’injonction répétée et, surtout, la gradation de l’appellation qui accorde à son épouse toute sa place légitime : « Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous… »
Charles Monnet, « Aveu et pardon », 1796, illustration des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos
L'union rétablie
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La conversation se termine en mettant l’accent sur une ultime image pathétique, à nouveau semblable à une scène au théâtre : « Pendant qu’il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis ; mais au mot de ma femme, au mot de madame des Arcis, elle se leva brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie ». Diderot met ainsi l’accent sur la violence des sentiments, et associe à la revalorisation du marquis celle de la jeune femme. Cette réhabilitation de l’héroïne est encore intensifiée par le choix de l’imparfait qui suggère la répétition du triple mouvement : « puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds. » Leur dernier échange signe la réciprocité de leur valeur morale, pour l’un le généreux pardon réitéré, pour l’autre la promesse d’un respect sans faille : « Ah ! lui disait le marquis, je vous ai pardonné ; je vous l’ai dit ; et je vois que vous n’en croyez rien. — Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais. »
Un heureux dénouement
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Cet heureux dénouement interroge cependant sur le sens moral à attribuer à cette « histoire » de vengeance. Mme de La Pommeraye, blessée de l’abandon du marquis a voulu, en effet, le punir en se servant de son inconstance et de son orgueil de séducteur pour le prendre au piège. Mais trois raisons permettent de douter de cette victoire :
D’abord, l’affirmation du marquis, son absence de tout remords, « En vérité, je crois que je ne me repens de rien », montre qu’il ne s’est pas corrigé de la façon dont il s’est comporté avec la marquise, qualifiée péjorativement par le démonstratif, « cette Pommeraye »
Ensuite, cette vengeance n’a pas produit le résultat espéré : « cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service ». Il n’éprouve donc aucun regret de tout ce qu’il a pu mettre en œuvre, jusqu’à la corruption, pour satisfaire un désir de conquête devenu une véritable passion pour celle qu’il a finalement épousée.
La répétition du pronom « nous » montre qu’il assume parfaitement ce mariage, et la transgression qu’il représente à son époque : « Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi… » S’il en est conscient, il se montre certain que le blâme à endurer finira par prendre fin, et, surtout, qu’il a renoncé à son égoïsme : l'ordre des pronoms montre qu'il se soucie d’abord de la dignité de sa femme avant de penser à la sienne.
L’indice temporel qui conclut le récit, « Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale », confirme cette certitude, en sous-entendant que le blâme a connu un terme, et qu'ils ont pu reprendre leur place dans la société.
CONCLUSION
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Le dénouement de ce récit forme un coup de théâtre : la vengeance de Mme de La Pommeraye, soigneusement préparée, conduit au bonheur de celui qu’elle voulait punir. À cela s’ajoute une autre inversion, surprenante, de l’image des personnages, péjorative jusqu’alors devenant méliorative : le marquis, libertin inconstant et sans scrupule agit en homme d’honneur, sensible à la prière de son épouse, qui n’a plus rien de la complice qu’elle était, pleurant de rendre les boucles d’oreille offertes pour la séduire. Par cette mise en scène où le pathétique est fortement exagéré, Diderot a donc redonné à ses personnages une dignité, mettant ainsi en valeur le rôle nouveau attribué aux sentiments dans la seconde partie du XVIIIème. Sous l‘influence de philosophes tels l’Anglais Locke et le Français Condillac, il fait de ses personnages des "âmes sensibles", capables de rédemption sous l’effet de leurs émotions.
De ce fait, ce dénouement annule aussi le sens moral du récit : le « méchant homme » qu’était le marquis devient un époux généreux et heureux, tandis que la « méchante femme », Mme de La Pommeraye, a certes, exercé une terrible vengeance, mais en vain : la transgression sera oubliée au bout de « trois ans » et son échec, illustré par sa disparition lors de ce dénouement, laisse sa blessure sans guérison. Diderot ne fait-il pas finalement ressortir le sort injuste des femmes, qui, face au pouvoir masculin, n’ont comme seules armes que la ruse ou la soumission ? Qu'elles cèdent et s'humilient, ou bien qu'elles emploient toute leur énergie pour résister, elles sont le plus souvent des victimes...