Denis Diderot, Histoire de Mme de La Pommeraye, 1796 (posthume)
Louis-Michel van Loo, Portrait de Denis Diderot, 1767. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre
Denis Dlderot (1713-1784) : l’écrivain des Lumières
Les apprentissages
Né à Langres, d’un père maître artisan, rien de prédisposait Diderot à devenir un des écrivains emblématiques du siècle des Lumières : après ses études au collège des Jésuites en 1723, il est tonsuré en 1726 et devient abbé, mais renonce à cette carrière en 1728. Il part alors poursuivre ses études à Paris et, en 1732, est diplômé « maître es arts » de l’Université.
De 1733 à 1743, il mène ce qu’on qualifiera plus tard de "vie de bohème", exerçant différents métiers, un peu comme le personnage qu’il dépeindra dans Le Neveu de Rameau, composé vers 1762 : un temps chez un procureur, puis précepteur chez un financier, il prête aussi sa plume à un missionnaire pour écrire des sermons, avant de donner des leçons de mathématiques, et de composer une traduction de l’anglais… Sa vie personnelle est tout aussi agitée : en 1743, son père refuse d’autoriser son mariage, le fait enfermer dans un monastère dont il s’évade, pour épouser clandestinement la jeune femme… à laquelle il sera très vite infidèle, comme le marquis des Arcis délaissant Mme de La Pommeraye.
Le philosophe
Tout en poursuivant ses traductions de l’anglais, Diderot s'intéresse d’abord à la philosophie, ce qui lui vaut ses premiers déboires : ses Pensées philosophiques, ouvrage où il prône le déisme, d’où sa condamnation par le Parlement de Paris en 1746. Plusieurs essais écrits alors ne seront publiés qu’à titre posthume, et, en 1749, il est même emprisonné pour un peu plus de trois mois au château de Vincennes, en raison de l’athéisme qu’il défend dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Mais son principal combat est celui qu’il mène pour publier l'Encyclopédie dont, en 1746, le libraire Le Breton le nomme, avec d’Alembert, directeur, immense projet qui rencontre d’incessants obstacles, attaques et condamnations : si d’Alembert renonce en 1758, Diderot, lui, le mène jusqu’à son achèvement en 1765.
La philosophie est une constante dans ses publications, avec de très nombreuses œuvres, donc Pensées sur l’interprétation de la nature (1753), où il définit la méthode expérimentale qui caractérise l’approche des Lumières, le Rêve de d’Alembert (composé en 1769, publié en 1782) ou ses Éléments de physiologie, œuvre restée inachevée, véritable testament philosophique qui regroupe ses recherches commencées en 1774 et poursuivies jusqu’à sa mort. Ajoutons-y Le Neveu de Rameau, dialogue entre ce personnage et le philosophe composé dès 1762 mais revu jusqu’en 1773 (publié en 1805) qui permet d’aborder les sujets les plus variés tout en relatant les péripéties vécues par cet être original, souvent mis en scène comme au théâtre.
Ernest Meissonier, Une Conversation savante, 1859. Estampe, collection Jean-Jacques Monney, Genève
Durant toute cette période, Diderot fréquente de nombreux philosophes de son temps, à commencer par Rousseau dès 1742 – qui se brouillera avec lui en 1757 – mais aussi Condillac, Helvétius, d'Alembert, d’Holbach, sans oublier tous les grands esprits du temps qu’il rencontre dans les salons mondains. Il les évoque longuement dans ses lettres passionnées à Sophie Volland, sa maîtresse dès 1755 et au moins jusqu’en 1774, date de sa dernière lettre.
Un écrivain polymorphe
Mais Diderot ne se limite pas à cela, homme des "Lumières" par ses intérêts diversifiés dont celui qu’il manifeste pour le théâtre, avec Le Fils naturel, publié en 1757 mais qui n’est joué qu’en 1761, puis Le Père de famille, paru en 1758, représenté plus tard encore en 1771, deux pièces qui fondent ce que l’on nomme le "drame bourgeois". Cet intérêt l’amène aussi à une réflexion sur l’art dramatique, notamment dans Le Paradoxe sur le comédien en 1773.
Tout aussi significatifs sont les Salons, dix comptes rendus des expositions organisées tous les deux ans au Louvre par l’Académie royale de peinture et de sculpture, véritable début d’une véritable critique d’art "éclairée". Ils sont diffusés, de 1759 à 1781, dans le journal La Correspondance littéraire, d’abord tenu par Friedrich Melchior Grimm, puis confié à Diderot en 1769.
Mais, comme ses contemporains, Diderot comprend très tôt que, pour "instruire", il faut aussi "plaire", donc divertir les lecteurs, d'où les contes et les romans. Les Bijoux indiscrets, roman libertin, qui suit aussi la mode exotique, paraît anonymement en 1748, puis il commence en 1760 à écrire les lettres qui deviendront La Religieuse, roman achevé en 1780 mais qui ne paraîtra qu’en 1796, et Jacques le Fataliste et son maître, composé de 1765, paru en feuilleton dans La Correpondance littéraire entre 1778 et 1780 avant un volume posthume en 1796 : c'est de lui qu'est tiré l’épisode étudié, l'histoire de Mme de La Pommeraye.
Enfin, homme des Lumières, Diderot l’est aussi par l’intérêt porté aux voyages, dont témoignent son Supplément au voyage de Bougainvlle (1771) et celui qui, de juin 1773 à octobre 1774, le conduit, sur l’invitation de Catherine II de Russie avec laquelle il correspond, jusqu’à Saint-Pétersbourg en Russie, en passant par La Haye en Hollande et Hambourg, en Allemagne. Rencontre avec une impératrice autocratique qui l’amène aussi à remettre en cause ses idées politiques…
Comment, à la lecture de ce parcours, personnel, littéraire, philosophique, ne pas voir en Diderot l’emblème même de l'esprit des Lumières, une soif de connaissances associée au désir de se libérer des préjugés et de lutter contre tous les abus ? L’écart entre les dates de composition de ses œuvres et celles de leur parution permet également de mesurer les difficultés auxquelles Diderot s’est heurté, comme ses contemporains, dans ses combats en faveur des "Lumières".
Le contexte de l’œuvre
Le contexte politique, économique et social
Diderot traverse trois époques historiques, bien différentes.
La Régence : 1715-1723
La première, à la mort de Louis XIV en 1715, met fin à la rigueur religieuse de la fin de ce règle : la Régence de Philippe d’Orléans, son neveu, ouvre une période fastueuse pour les privilégiés, dont le libertinage se donne libre cours, à travers ce que l'on nomme les "fêtes galantes". Le pays s’enrichit grâce au commerce avec les colonies et la création de la Compagnie des Indes, en 1719, deux faits économiques auxquels s’intéresse Diderot. Le pouvoir passe peu à peu des mains de la noblesse ancienne à une nouvelle noblesse, des parvenus enrichis, par le commerce, parfois par la spéculation, qui ont pu s'acheter une charge et un titre, et à une riche bourgeoisie, plus cultivée souvent, et plus libérale.
Antoine Watteau, Fête galante avec joueur de guitare et sculpture d'enfants jouant avec une chèvre, vers 1717-1719. Huile sur toile, 115 x 167. Staattliche Museen zu Berlin, Allemagne.
Louis XV : 1723-1774
Accédant au pouvoir en 1723, Louis XV est d’abord nommé « le bien aimé » par opposition au Régent, détesté du peuple, et grâce à l’action économique efficace de son ministre Fleury. Paris remplace peu à peu Versailles. Certains quartiers, comme le Palais Royal, les Tuileries, les Boulevards, sont embellis, et de superbes hôtels particuliers sont construits. Les théâtres, Opéra, Théâtre des Italiens, Théâtre Français, sont animés, les clubs, les cafés se multiplient. On vient de l'Europe entière admirer l'urbanisme parisien et la vie élégante qu'y mènent les plus fortunés. Les salons mondains, eux aussi, témoignent de cet essor, où s'échangent, entre artistes, philosophes, savants, financiers, les idées les plus audacieuses.plus libérale. Ils sont tenus par des femmes, telles Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse…, dont Diderot a pu observer l’esprit et les comportements : il en rend compte dans son bref essai « Sur les femmes », paru en 1772 dans La Correspondance littéraire, et plusieurs traits se retrouvent dans le portrait de son héroïne, Mme de La Pommeraye.
Mais, à la mort de Fleury en 1743, son règne personnel devient plus absolu, des scandales éclatent, notamment dus à ses favorites telle Mme de Pompadour, et une longue suite de troubles débute, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. La monarchie est très affaiblie, et les attaques contre elles se multiplient, aussi bien par la circulation de livres interdits par une censure sévère, que plus directes comme la tentative d’assassinat de Damiens contre le roi, puni de mort par écartèlement en 1757. Une des premières causes de troubles reste la religion. La lutte contre les protestants s'accentue, dont l'affaire Calas apporte, en 1762, un cruel témoignage, ainsi que contre tous ceux qui remettent en cause les dogmes et les rites catholiques, d’où la censure et l’emprisonnement que subit Diderot lui-même. L'élimination officielle des jansénistes se poursuit - ils sont excommuniés en 1718 - puis c'est au tour des jésuites d'être expulsés, en 1767. Ces troubles ont un retentissement politique, car les jansénistes sont actifs au sein des Parlements qui contestent le pouvoir royal. À cela s'ajoutent les révoltes du peuple : celles des soyeux à Lyon, en 1744 et 1784, les "émeutes de la faim", en 1763 puis 1774, sont violemment réprimées. Mais le peuple supporte de plus en plus mal sa misère, accrue par les mauvaises récoltes, face au faste et aux abus des puissants privilégiés.
Louis-Michel van Loo, Portrait de Louis XV, début années 1760. Huile sur toile, 157 x 144. Palais de l’Élysée
Louis XVI : 1774-1793
Louis XVI, sacré roi en 1774, tente d'apaiser les tensions et s'entoure de ministres "éclairés", tels Turgot, Necker et Malesherbes qui apporte d’ailleurs son soutien à l’Encyclopédie. Mais les privilégiés, dans les Parlements comme à Versailles, résistent aux réformes, et à l’époque où meurt Diderot, la situation financière est désespérée et les émeutes se multiplient jusqu’à l’explosion révolutionnaire.
Le contexte culturel
L'esprit des Lumières
Cette expression traduit d'abord la volonté de sortir la population des "ténèbres" de l'ignorance, donc de diffuser largement les connaissance afin d'"éclairer", notamment, ceux qui exercent un pouvoir au sein de la monarchie. Mais cette diffusion concerne tous les milieux sociaux, aussi bien les privilégiés qui fréquentent les salons parisiens, que ceux qui se réunissent dans les cafés, comme le "Procope" à Paris, les clubs, les loges de la Franc-Maçonnerie, les lecteurs des "gazettes", puis, en 1777, du Journal de Paris, le premier quotidien. C'est aussi le rôle que se donne l'Encyclopédie, ouvrage emblématique du siècle.
Le frontispice de l'Encyclopédie, gravure de Prévost, 1751. BnF
Pour approfondir l'analyse
Le conte et la nouvelle
L'esprit des Lumières représente donc un nouvel élan humaniste, qui veut replacer l'homme au centre des préoccupations, mais à la fois en tant qu'être doté de raison, capable d'esprit critique, mais aussi qu'"âme sensible", comme le mettent en avant des philosophes tels Locke, en Angleterre, et Condillac, dont il faut toucher l'imagination et le cœur. C’est ce qui explique que cette époque retrouve un double héritage ancien : le conte et la nouvelle.
Le conte
Relaté lors des veillées, comme le fait l’hôtesse à Jacques et à son maître, il renvoie aux origines orales de la littérature populaire. Il fait, traditionnellement, appel au merveilleux, avec des personnages irréels, des objets et des actions magiques, mais il a surtout une visée morale. Or, si Charles Perrault, en mettant par écrit ces récits populaires dans ses Contes de ma mère l'Oye, en 1697, a conservé le merveilleux, les auteurs des Lumières au XVIII° siècle, à commencer par Voltaire, l'utilisent, eux, comme un moyen de transmettre leurs critiques et leurs conceptions philosophiques : il permet de divertir le lecteur, par le récit plaisant, tout en masquant les attaques contre la Monarchie, la religion, sous la fiction, grâce notamment à l'emploi de l'ironie. Sa structure est simple, stéréotypée : elle s’organise autour d’une quête, d’un manque initial qui amène le héros à vivre des péripéties qui conduisent, le plus souvent, à une fin heureuse. Mais l’intrigue du conte n'est, en fait, qu'un prétexte pour soutenir le sens, moral, philosophique, religieux, que l'auteur veut lui donner et que le lecteur doit dégager, en élucidant la portée métaphorique des lieux, des personnages, des événements racontés.
La nouvelle
Sous d'autres noms, comme ceux de "lai" ou de "fabliau", en vers ou en prose, la nouvelle existe dès le moyen âge. Mais c'est Marguerite de Navarre qui inaugure vraiment ce genre, dans l'Heptameron (1558, posthume), recueil de sept récits, suivant le modèle du Decameron (1348-1353) de Boccace. Or, ce recueil recourt à une pratique narrative qui marquera ce genre littéraire : la nouvelle s’insère dans un récit-cadre, une rencontre qui donne lieu à une conversation où l’un des personnages devient un narrateur second.
Olivié Léon, Marguerite de Valois lisante l'Heptaméron, XIX° s.. Huile sur toile. Musée d’Angoulême
Par quoi Hircan ne s'aperçut de la couleur qui lui montait aux joues, mais dit à Simontault : commencez à dire quelque bonne chose, et l'on vous écoutera. Lequel connu de toute la compagnie, se prit à dire : Mes dames, j'ai été si mal récompensé de mes longs services, que pour me venger d'Amour, et de celle qui m'est si cruelle, je mettrai peine de faire un recueil de tous les mauvais tours, que les femmes ont fait aux pauvres hommes, et si ne dirai rien que pure vérité.
C’est précisément cette forme qu’adopte Diderot pour l’Histoire de Mme de La Pommeraye, qui lui offre l’avantage d’introduire aussi les réactions des auditeurs, Jacques, son maître, mais aussi de solliciter le lecteur. Ainsi, le récit de l’hôtesse, bref tout en reflétant le réel, et captivant par l’intrigue amoureuse entre Mme de La Pommeraye et le marquis des Arcis dont le lecteur attend l’issue, touche à la fois la cœur et la raison : Diderot cherche bien à susciter la réflexion sur des thèmes comme la passion, le libertinage, la morale, la religion…
Présentation d'Histoire de Mme de La Pommeraye
Pour lire l’œuvre
La genèse de l’œuvre
L'écrivain au travail
Une longue élaboration
Comme très souvent pour ses œuvres, un long laps de temps sépare le moment où Diderot commence Jacques le Fataliste et son maître, et sa publication après d’incessants compléments. Ainsi, les 125 pages initiales du roman deviennent 200 pages quand il paraît en feuilleton dans La Correspondance littéraire, la revue de Friedrich Melchior Grimm, entre 1778 et 1780, et en comptera 287 en 1783, avant que ne paraisse une édition complète posthume en 1796. Cette durée explique-t-elle l’impression de décousu que donne le roman, où Diderot nous fait passer du trajet de Jacques et son maître, en entrecoupant leur conversation de multiples digressions, de récits insérés, dont Histoire de Mme de La Pommeraye donne l’exemple, sans oublier les interventions du romancier lui-même, adresse à son lecteur ou soliloque sur ses doutes d’écrivain ?
Des sources d'inspiration ?
C’est possible, mais Diderot recourt au même procédé dans Le Neveu de Rameau, comme dans Supplément au Voyage de Bougainville, Le Rêve de d’Alembert ou le Paradoxe sur le comédien. Il est donc plus plausible que ce choix soit délibéré, peut-être héritage de la tradition de la nouvelle, mais sans doute faut-il plutôt l’expliquer par un emprunt à Vie et Opinions de Tristam Shandy, gentilhomme de Lawrence Sterne, paru en 1759, mentionné par Diderot à la fin du roman :
Voici le second paragraphe, copié de la vie de Tristram Shandy, à moins que l’entretien de Jacques le Fataliste et de son maître ne soit antérieur à cet ouvrage, et que le ministre Sterne ne soit le plagiaire, ce que je ne crois pas, mais par une estime toute particulière de M. Sterne, que je distingue de la plupart des littérateurs de sa nation, dont l’usage assez fréquent est de nous voler et de nous dire des injures.
Mais, si cette source d’inspiration est revendiquée, une telle pratique est ancienne : déjà Cervantès dans Don Quichotte de la Manche, paru en 1605, utilise des digressions, et Marivaux, dans Pharsamon ou Les nouvelles Folies romanesques, en 1737, multiplie ses interventions d’écrivain pendant le récit d’une des aventures de ses personnages pour la commenter, ou à la fin, pour l’expliquer ou pour annoncer ce qui suit, mais avec des hésitations. Il critique aussi les défauts du genre même du roman, « je consens donc à leur faire dire quelques mots car je n’aime pas en pareils cas les longues conversations », « je m’ennuie de ces fades compliments dont presque tous les romans sont remplis », et justifier ainsi ses propres choix : « je ne rapporterai point de ce qu’ils se disent », « je ne crois devoir […] recommencer [l’histoire de Pharsamon] puisque nous savons déjà ce qu’il doit dire ». Nous reconnaissons ici le dialogue avec le lecteur si fréquent chez Diderot.
Couverture de Pharsamon ou Les nouvelles Folies romanesques, de Marivaux, 1738
Mais c’est à Sterne que Diderot emprunte le fait que la digression structure l’ensemble du roman, en faisant progresser l’intrigue : si le roman commence sur le récit des amours de Jacques, cela s’interrompt car le valet doit aller chercher la montre oubliée par son maître, puis une pluie violente les oblige à se réfugier dans cette auberge où l’hôtesse se lance dans son récit.
Les titres
Histoire de Mme de La Pommeraye
Le titre de cet épisode occupant une large partie de Jacques le Fataliste et son maître, a été choisi par l’éditeur qui l'a isolé.
Diderot emploie souvent le terme « histoire » pour présenter les récits enchâssés, comme au début de celui-ci :
Eh bien ! lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? Que l’hôtesse ne soit prise par les épaules, et jetée hors de la chambre par Jacques ; […] et que vous n’entendiez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ?
Quelques lignes plus bas, le terme est repris : elle ne se fit « pas prier pour reprendre l’histoire interrompue du mariage singulier », caractérisation qui crée chez le lecteur un horizon d’attente.
Puis les premiers mots de l’hôtesse mettent en évidence l’héroïne du récit, avec ce même souci de piquer la curiosité du lecteur : « Il faut convenir que s’il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes.
Cependant, la présence dans la salle de l’auberge de deux voyageurs, de « bons gentilhommes », permet aussi de justifier le récit dans lequel va se lancer l’hôtesse, puisque l’un d’eux se révèlera en être le protagoniste : « Le plus âgé des deux s’appelle le marquis des Arcis. C’était un homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes. »
Jacques le Fataliste et son maître
Le titre du roman doit être étudié puisque les deux personnages interviennent dans le récit. L’idée de mettre en scène le couple du maître et du valet est fréquente, mais il est plus rare que le titre les mentionne tous les deux et surtout que la place prépondérante soit donnée au valet, même si Goldoni a déjà écrit, en 1745, une comédie intitulée Arlequin serviteur de deux maîtres. De plus, si l’un, sans nom ni prénom, n’est nommé que par sa fonction sociale, le serviteur, lui, est doté d’un prénom qui évoque directement le monde paysan : le surnom de « jacques » avait été donné aux paysans révoltés de 1358, révoltes nommées « jacqueries ». Il convient d’ailleurs fort bien à ce valet, qui prend souvent de grandes libertés avec son maître, jusqu’à l’insolence parfois.
M. Lenoir, Jacques et son maître en chemin 1884. Gravure sur cuivre, 7 x 9,2. BnF
À cela s’ajoute le qualificatif, « le Fataliste », avec le suffixe qui fait de lui un philosophe, reprenant à son compte l’affirmation de son capitaine : « Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » En cela, il se rapproche de Diderot, qui professe ce même refus de la liberté, par exemple dans une lettre adressée le 29 juin 1756 à Paul Landois, auteur d’une courte tragédie bourgeoise et d’articles de l’Encyclopédie sur la peinture : « Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir d’êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. » Mais, comme il est athée, plus que de « fatalisme », qui implique un pouvoir céleste, il s’agit pour lui de déterminisme, c’est-à-dire de l’idée d’un enchaînement des causes et des conséquences. Or, de ce refus, Diderot tire une conclusion morale : « Mais s’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action qui mérite la louange ou le blâme ; il n’y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu’est-ce qui distingue donc les hommes ? la bienfaisance et la malfaisance. »
Nous retrouverons dans les commentaires de Jacques sur le récit de l’hôtesse, cette conception initiale, l’idée que tout destin est inscrit par avance « sur un grand rouleau », et c’est ce qui explique aussi le long commentaire final, où le romancier intervient pour juger du fondement moral de la vengeance accomplie par l’héroïne.
La structure
Pour dégager la structure de cette œuvre complexe, il convient de distinguer, outre le récit de l’hôtesse relatant la relation amoureuse entre Mme de La Pommeraye et le marquis des Arcis, ses quatre autres composantes, en lien avec les différentes prises de parole :
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Plusieurs interventions du romancier s’adressent au lecteur, dont deux encadrent cet épisode.
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Les interventions du maître et, surtout de Jacques, souvent très brèves, entrecoupent le récit de l’hôtesse.
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Deux récits s’insèrent dans les interventions de Jacques : « la fable de la Gaine et du Coutelet » et « l’histoire de M. de Guerchy », comme écho de celle du « camarade du capitaine » de Jacques.
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Le récit du narrateur qui présente les personnages, le cadre et les circonstances dans lesquelles se déroule le récit de l'hôtesse.
Ainsi l’étude de la structure ne peut porter que sur le récit de l’hôtesse qui suit un schéma narratif traditionnel.
La situation initiale présente la relation amoureuse qui s’est nouée entre l’héroïne et le marquis.
Un élément perturbateur intervient « au bout de quelques années » : le marquis, par lassitude, néglige celle qui continue à l’aimer. Très habilement, l’héroïne obtient qu’il lui avoue son « ennui », et tous deux conviennent d’une relation libre : « Vous recouvrerez toute votre liberté, vous me rendrez la mienne ; […] je serai le confident de vos conquêtes ; je ne vous cèlerai rien des miennes », déclare le marquis. Mais Mme de La Pommeraye décide de se venger.
Les péripéties : La vengeance, soigneusement élaborée, est longuement préparée, puis mise en œuvre par étapes afin que le marquis, trompé, soit, à son tour, pris au piège de l’amour. Elle est accomplie puisque l’héroïne a atteint son but : le marquis épouse une ancienne prostituée.
Mais ce dénouement s’inverse ; La vengeance est détruite, quand le marquis pardonne à l’épouse qui a participé à la tromperie : « cette Pommeraye au lieu de se venger m’aura rendu un grand service. » Comme dans un conte, la conclusion pourrait être : "ils vécurent heureux"…
Le cadre spatio-temporel
La temporalité
L’enchâssement du récit de l’hôtesse implique que deux temporalités s’entrecroisent.
Celle propre aux circonstances du récit
Elle reflète la vie même de l’auberge, depuis le début avec l’accident de la chienne Nicole, jusqu’aux multiples demandent des serviteurs qui obligent l’hôtesse à s’interrompre, et même à laisser seuls pour un moment ses deux auditeurs. D’autres interruptions interviennent ensuite, toutes liée à la volonté de remplir à nouveau des verres par le vin de Champagne. La durée reste imprécise, le temps d’une soirée vu la séparation indiquée : « je vous souhaite une bonne nuit. Il est tard, et il fait que je sois la dernière couchée et la première levée. »
Jacques et son maître : à l'auberge
Celle de l’histoire entre Mme de La Pommeraye et le marquis des Arcis
Le flou alterne avec quelques indications précises. Rien ne dit combien de temps l’héroïne a mis pour céder au marquis, « plusieurs mois », ni combien de temps avant que le marquis ne se lasse : « quelques années ». La préparation de la vengeance, dure « environ trois mois », avec que ne soit mis en évidence le temps fort, « Un jour d’été qu’il faisait beau », celui de la rencontre entre le marquis et celle qui se fait appeler Mlle d’Aisnon. Le temps qu’il a fallu au marquis pour tomber amoureux reste très vague, « un assez long intervalle de temps », suivi d’« une éclipse de près d’un mois », puis Mme de la Pommeraye le laisse encore « près d’un mois dans l’attente de l’entrevue qu’elle lui avait promise. », une longue durée finalement. Le marquis agit ensuite seul pour arriver à ses fins, pendant « deux mois », en vain. Le temps n’est plus mentionné ensuite, jusqu’à une « absence […] courte » avant une accélération du temps : il décide de se marier, « une quinzaine » de jours apporte des informations sur la future épouse, un court délai, non précisé se passe pour publier « les bans » et signer « le contrat », avant « la nuit de noces ». C’est « dès le lendemain » que Mme de La Pommeraye lui révèle qui est véritablement son épouse. Cet aveu amène le marquis à disparaître « quinze jours » avant de revenir accorder son pardon, et que tous deux ne passent « presque trois ans absents de la capitale ».
Les lieux
Le récit de l’hôtesse
Il se tient dans la chambre de Jacques, mais les interruptions des serviteurs restituent le cadre de cette auberge, nommée « Le Grand Cerf », de la salle avec sa « cheminée », jusqu’aux différentes chambres, nommées par leur numéro ou par leur couleur, telle « la chambre verte », le « coffre à l’avoine », fermé à clé et, bien sûr, « la cave ». De brèves notations signalent aussi la vie qui s’ y déroule, depuis le passage du « tonnelier », du « marchand de paille », ou même d’un « Frère Quêteur », mais aussi l’arrivée du « coche », qui amène des clients.
L’histoire de Mme de La Pommeraye
Elle se déroule entièrement à Paris, chez l’héroïne surtout, puisque c’est elle qui mène le jeu. Seuls deux autres lieux sont importants, d’abord le lieu de la prostitution, le « tripot » où les deux femmes exercent leur « sale métier », dont l’adresse n’est donnée qu’à la fin du récit : « rue Travrsière », « l’hôtel de Hambourg ». Clin d’œil plaisant de Diderot car cette rue, aujourd’hui rue Molière, est celle où vécurent Voltaire et Émilie du Châtelet ? On ignore exactement où se situe l’appartement loué pour la mère et sa fille, la « paroisse » citée restant indéterminé.
En revanche, le lieu de la rencontre du marquis avec Mlle d’Aisnon est précis, pour marquer l’importance du coup de foudre, temps essentiel pour lancer la vengeance : la mention du « Cabinet du Roi » fait référence à ce que l’on nomme alors « Cabinet des estampes », situé dans le « Jardin du Roi », aujourd'hui le Jardin des Plantes.
La localisation dans « l’histoire » n’a donc comme rôle que de mettre en évidence la terrible stratégie adoptée par l’héroïne.
Le Jardin du Roi au XVIIIème siècle
Une énonciation complexe
La technique des récits enchâssés rend l’énonciation très complexe car, outre l’intervention d’un narrateur derrière lequel se cache l’écrivain, il y a plusieurs instances narratives, qui, elles-mêmes, délèguent la parole à des personnages de diverses façons, tantôt par les discours rapportés directs, tantôt à la façon de répliques de théâtre.
Les interventions de l'écrivain
À six reprises, le narrateur interpelle directement son lecteur, mais ces adresses sont autant de réflexions de l’écrivain sur son rôle et sa façon de travailler.
Sa liberté d'écrivain
Dès le premier paragraphe, par les questions posées qui ouvrent des choix possibles, Diderot affiche sa liberté d’écrivain, maître du déroulement de son récit :
Eh bien ! lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? Que l’hôtesse ne soit prise par les épaules, et jetée hors de la chambre par Jacques ; que Jacques ne soit pris par les épaules et chassé par son maître ; que l’un ne s’en aille d’un côté, l’autre d’un autre ; et que vous n’entendiez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ? Rassurez-vous, je n’en ferai rien.
Cette forme de provocation fait sourire, mais il démasque ainsi toute l’illusion de vérité du lecteur naïf, en lui montrant qu’il dépend entièrement des choix du romancier.
Mais sa deuxième intervention contredit ce rôle car dans son dialogue il feint de déléguer au lecteur la liberté de choisir la suite du récit, dont il propose même un résumé.
Et vous, lecteur, parlez sans dissimulation ; car, vous voyez que nous sommes en beau train de franchise ; voulez-vous que nous laissions là cette élégante et prolixe bavarde d’hôtesse, et que nous reprenions les amours de Jacques ? Pour moi je ne tiens à rien. Lorsque cette femme remontera, Jacques le bavard ne demande pas mieux que de reprendre son rôle, et que de lui fermer la porte au nez ; il en sera quitte pour lui dire par le trou de la serrure : « Bonsoir, madame ; mon maître dort ; je vais me coucher : il faut remettre le reste à notre passage.
Le lecteur est d’autant plus déconcerté que Diderot en arrive à se confondre avec ses personnages, quand, après avoir présenté le serment de « constance » prononcé par des amants, il conclut : « Je ne sais de qui sont ces réflexions, de Jacques, de son maître ou de moi ; il est certain qu’elles sont de l’un des trois, et qu’elles furent précédées et suivies de beaucoup d’autres qui nous auraient menés, Jacques, son maître et moi, jusqu’au souper. »
Il est alors pour le moins paradoxal qu’alors que Jacques vient d’exiger de son maître qu’il croie à la véracité de son récit, Diderot formule une exigence : « Lecteur, je serais bien tenté d’exiger de vous le même. »
La nature des personnages
Dans une troisième intervention, Diderot joue un autre rôle, en explicitant le caractère de son personnage, ce qu’il justifie ensuite par un bref échange rapporté entre Jacques et son maître : « mais je vous ferai seulement remarquer dans le caractère de Jacques une bizarrerie qu’il tenait apparemment de son grand-père Jason, le brocanteur silencieux ; c’est que Jacques, au rebours des bavards, quoiqu’il aimât beaucoup à dire, avait en aversion les redites. » Mais comment ne pas voir ici une réflexion de l’écrivain lui-même, révélatrice de ses propres choix ?
Plus révélatrice encore du travail de l’écrivain, sa réponse à une question du lecteur contredit sa liberté initialement affirmée, en montrant à quel point il se laisse lui-même emporter par ses personnages, par leur caractère, l’amour de la boisson chez Jacques, et même par la philosophie dont il l’a doté, son fatalisme auquel il feint lui-même de croire. Une fois qu'ils ont été créés, ce seraient eux qui mèneraient l'action...
La voilà remontée, et je vous préviens, lecteur, qu’il n’est plus en mon pouvoir de la renvoyer. — Pourquoi donc ? — C’est qu’elle se présente avec deux bouteilles de champagne, une dans chaque main, et qu’il est écrit là-haut que tout orateur qui s’adressera à Jacques avec cet exorde s’en fera nécessairement écouter.
Un jugement
Sur son récit
Alors que le récit est déjà très avancé, Diderot prend du recul sur sa rédaction, en avouant une erreur : « Lecteur, j’avais oublié de vous peindre le site des trois personnages dont il s’agit ici : Jacques, son maître et l’hôtesse ; faute de cette attention, vous les avez entendus parler, mais vous ne les avez point vus ». En concluant, « il vaut mieux tard que jamais », il procède alors à la façon d’un metteur en scène de théâtre qui, par des didascalies, permettrait à un lecteur de pouvoir se représenter la situation.
Le maître, à gauche, en bonnet de nuit, en robe de chambre, était étalé nonchalamment dans un grand fauteuil de tapisserie, son mouchoir jeté sur le bras du fauteuil, et sa tabatière à la main. L’hôtesse sur le fond, en face de la porte, proche la table, son verre devant elle. Jacques, sans chapeau, à sa droite, les deux coudes appuyés sur la table, et la tête penchée entre deux bouteilles : deux autres étaient à terre à côté de lui.
Sur les femmes
La dernière intervention de Diderot, la plus longue, sert de conclusion à cette « histoire », en portant un jugement sur la façon dont ses personnages ont critiqué les agissements des femmes, à commencer par les reproches adressés à la jeune épouse du marquis : « Je l’ai vu se prêter, sans aucune répugnance, à cette longue horreur. », dit le maître, ce qui, à ses yeux, s’accorde mal à sa demande de pardon. Ainsi, le romancier s’implique très directement pour multiplier les arguments qui peuvent excuser cette jeune femme : « Je ne sais où l’hôtesse, Jacques et son maître avaient mis leur esprit, pour n’avoir pas trouvé une seule fois des choses qu’il y avait à dire en faveur de Mlle Duquênoi. »
Et vous croyez, lecteur, que l’apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire ? Il vous aurait été peut-être plus agréable d’entendre là-dessus Jacques et son maître ; mais ils avaient à parler de tant d’autres choses plus intéressantes, qu’ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m’en occupe un moment.
Mais, en insistant sur la place accordée aux femmes dans la société, il répond ensuite avec encore plus de force à la critique de Jacques contre Mme de La Pommeraye, « La chienne ! la coquine ! », dont il suppose que le lecteur partage la même indignation :
Le long paragraphe final apporte, en effet, des explications à sa vengeance, qui font écho à l’essai Sur les femmes, paru en 1772 dans la revue Correspondance littéraire de Friedrich Melchior Grimm, où il analyse longuement le tempérament féminin qui explique leurs comportements, avec un même plaidoyer : « Femmes, que je vous plains ! Il n’y avait qu’un dédommagement à vos maux ; et si j’avais été législateur, peut-être l’eussiez-vous obtenu. Affranchies de toute servitude, vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez paru. »
Les instances narratives
Trois instances narratives soutiennent ce récit, en le rendant particulièrement original et novateur.
Le narrateur du récit-cadre
Dans la mesure où le récit de la vengeance de Mme de La Pommeraye s’insère dans le roman, c'est le même narrateur qui en présente les circonstances et les personnages, notamment l’hôtesse avant qu’elle ne se lance dans son récit : « L’hôtesse, fatiguée de ces interruptions, descendit, et prit apparemment les moyens de les faire cesser ». Narrateur omniscient, il dépeint donc la scène dans laquelle se déroule le récit enchâssé, celui de l’hôtesse, qu’il lance ou relance quand il est interrompu par une sortie ou par le partage du vin, en faisant ainsi le lien entre les différentes prises de parole. Par exemple, le récit, « Jacques, qui commençait à s’intéresse, dit à l’hôtesse : Et si nous buvions à la santé de Mme de La Pommeraye ? », est suivi de répliques introduites comme au théâtre par « L’HȎTESSE », « JACQUES », « LE MAÎTRE ». Son rôle devient alors celui d’un metteur en scène guidant ses acteurs, acteurs, costume, position et gestuelle, comme l’indiqueraient des didascalies : « Jacques s’étala nonchalamment dans un coin, les yeux fermés, son bonnet renfoncé sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l’hôtesse. Le maître toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l’heure qu’il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac. »
Mais ces enchaînements donnent souvent l’impression qu’il assiste lui-même à la scène, avec le présentatif qui le transforme en témoin, « Voilà l’hôtesse descendue », « La voilà remontée », où l’adverbe à valeur temporelle : « Ici le maître dit à Jacques ». Ce rôle est encore plus marqué quand le récit glisse du passé au présent : « Et puis la voilà qui se met à faire l’énumération des officiers […], et voilà Jacques qui se met à faire un cri ». Le lecteur devient ainsi à la fois auditeur et spectateur des moindres détails de la scène : « Jacques approche son verre ; l’hôtesse, en écartant son pouce un peu de côté, donne vent à la bouteille, et voilà le visage de Jacques tout couvert de mousse. »
Nous reconnaissons, dans ce rôle prêté au narrateur, les goûts esthétiques de Diderot, souvent exprimé dans les Salons, qui souligne l'importance de provoquer les émotions du public devant un tableau, justes indices de sa réussite ou de son échec.
René Lelong, Le récit de l’hôtesse, 1928. Aquarelle, BnF
L'hôtesse
Elle est la narratrice de l’aventure amoureuse de Mme de La Pommeraye, qu’elle aussi relate comme si elle y avait participé, alors qu’elle a été présentée précédemment comme l’ayant elle-même apprise par des récits successifs : le domestique du marquis « l’a dite à ma servante, qui s’est trouvée par hasard être sa payse, qui l’a redite à mon mari, qui me l’a redite. » Il est donc plaisant qu’elle puisse en détailler toutes les circonstances et même rapporter les conversations entre les protagonistes. Ses remarques en forme d’excuse, « Ils dirent encore beaucoup de choses que je ne me rappelle pas. » après un dialogue très précis, ou « Voici ce précis ou ce que j’en ai retenu », suivi des dix-sept règles que Mme de La Pommeraye impose à ses deux complices », ne peuvent donc que faire sourire. Mais Diderot donne ainsi vie à son personnage, dont le récit gagne en vraisemblance.
Jacques
S’il joue toujours, dans Histoire de Mme de La Pommeraye, le rôle de personnage du roman, dans sa relation à son maître et en tant que destinataire du récit de l’hôtesse, il est lui-même également narrateur de trois récits qui s’enchaînent, alors qu’il reste seul avec son maître.
Son premier récit est présenté comme « une vieille fable des écraignes de mon village », censée être récitée lors des veillées, celle de « la Gaine et du Coutelet », dialogue entre ces deux objets personnifiés qui conduit à un éloge de l’infidélité dans le couple, d’où la conclusion du maître qui contredit le rôle attendu de la fable : elle « n’est pas trop morale ». Comment ne pas, à nouveau, voir en Jacques un double de Diderot qui refuse l’indissolubilité du mariage, comme le souligne à l’aumônier, dans Supplément au voyage de Bougainville, son personnage, le Tahitien Orou :
Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu'un serment d'immutabilité que se font deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est jamais le même, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ?
Son deuxième récit a une dimension autobiographique, le rappel de ses « douze premières années », alors que, chez ses grands-parents, il était forcé de porter un « bâillon », ce qui explique, raconte-t-il sa « rage de parler » actuelle.
Enfin, le troisième récit répond à la demande de son maître, presque suppliant qu’il poursuive « l’histoire du camarade de [s]on capitaine », et relate un conflit lors d’un jeu de dés cause de plusieurs duels. Mais, surtout, il rapproche à nouveau Jacques conteur de son créateur Diderot. Comme lui, il se plaît à égarer son destinataire, en rapprochant d’abord les péripéties vécues par son personnage de l’histoire d’un militaire ayant réellement existé, célèbre pour sa bravoure, M. de Guerchy, pour, dans un second temps, les dissocier :
Jusqu’ici l’aventure de M. de Guerchy et du camarade de mon capitaine leur est commune : c’est la même ; et voilà la raison pour laquelle je les ai nommés tous deux, entendez-vous, mon maître ? Ici je vais les séparer et je ne vous parlerai plus que du camarade de mon capitaine, parce que le reste n’appartient qu’à lui.
Puis, comme le fait souvent Diderot, le récit de Jacques s’interrompt brutalement, sans dénouement sur la relation entre les protagonistes, pour revenir au récit du narrateur premier :
le camarade de mon capitaine, est encore jeté sur le carreau. Son adversaire envoie à son secours, se met à table avec ses amis et le reste de la carrossée, boit et mange gaiement. Les uns se disposaient à suivre leur route, et les autres à retourner dans la capitale, en masque et sur des chevaux de poste, lorsque l’hôtesse reparut et mit fin au récit de Jacques.
Les discours rapportés
Dans les différents récits s’insèrent des discours rapportés, qui répondent au schéma de communication défini par Jakobson et dont les explications linéaires permettront d’analyser les différentes fonctions.
Le premier constat est la différence dans la façon de les insérer dans le récit-cadre et dans celui de l'hôtesse.
La plus surprenante est l’utilisation de la parenthèse, fréquente au début du récit de l’hôtesse, qui contient de courts échanges entre elle et le personnel de l’auberge ou son mari, mis en évidence aussi par l’italique : « (Madame ? – Qu’est-ce ? – La carte du numéro cinq. – Voyez sur le coin de la cheminée.) » Diderot reproduit ainsi la vie d’une auberge, accentuant le réalisme du récit.
De façon plus traditionnelle, tantôt ils sont introduits par un verbe de parole, tels « dire » ou « ajouter », suivi de deux points, et sont marqués par les guillemets avec des tirets lorsqu’il s’agit d’un dialogue plus développé, comme au début entre l’hôtesse et sa servante Nanon. Tantôt, rien n'indique l’insertion, cette liberté obligeant le lecteur à les identifier : « L’hôtesse allait débuter quand elle entendit sa chienne crier. / Nanon, voyez donc à cette pauvre bête… Cela me trouble, je ne sais plus où j’en étais. » Ce même procédé se retrouve pour les conversations entre les personnages qui participent à l’aventure de Mme de La Pommeraye.
En revanche, tant dans le récit-cadre que dans celui de l’hôtesse, Diderot recourt à un procédé emprunté au théâtre, le nom du locuteur suivi de deux points pour introduire la réplique. Le récit gagne ainsi en vivacité : tout se passe comme si le lecteur devenait spectateur de la scène relatée.
Lecture cursive : ouverture de l’œuvre
Pour lire l’extrait
L’histoire de Mme de La Pommeraye est un des récits enchâssés dans le roman de Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, particulièrement important en raison de sa longueur. Il s’inscrit dans le récit-cadre, le voyage de Jacques et de son maître, et est pris en charge par l’hôtesse d’une auberge dans laquelle tous deux ont fait halte. Dès son ouverture, il illustre la complexité de l’énonciation adoptée par le romancier.
La prise de parole initiale (l. 1-5)
Qui pose la question initiale : « Eh bien ! lecteur, à quoi tient-il que je n’élève une violente querelle entre ces trois personnages ? » ? L’interpellation renvoie au créateur du récit, un narrateur derrière lequel nous reconnaissons le romancier, qui entretient avec son « lecteur » un rapport familier, et le traite avec désinvolture. Par les cinq hypothèses formulées ensuite, il impose au lecteur, en effet, son pouvoir absolu sur le cours du récit, jusqu’à refuser même de lui apporter un dénouement : « que vous n’entendiez ni l’histoire de l’hôtesse, ni la suite des amours de Jacques ». L’injonction finale, « Rassurez-vous, je n’en ferai rien », poursuit cette feinte narrative, qui amène le romancier à promettre de satisfaire son lecteur.
La mise en place du récit (l. 6-15)
Le récit enchâssé est pris en charge par la tenancière de l’auberge, « l’hôtesse », qui débute, non pas par le récit lui-même, mais par une affirmation catégorique : « Il faut convenir que s’il y a de bien méchants hommes, il y a de bien méchantes femmes. » La répétition de l’adjectif hyperbolique, avant même que ne débute son récit, pose d’emblée le jugement moral, le blâme auquel il doit conduire.
Mais il est aussitôt interrompu par le discours rapporté, un échange entre les protagonistes : l’énonciation prend alors la forme propre au théâtre, une succession de répliques prêtées aux différents personnages.
Diderot crée ainsi un horizon d’attente, tout en mettant plaisamment en évidence les traits de caractère de ses personnages.
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La réaction de Jacques le place au premier plan. Le pluriel « il ne faut pas aller loin pour les trouver », maintient l’ambiguïté : approuve-t-il ce double blâme, ou bien révèle-t-il ainsi sn jugement péjoratif sur les femmes ?
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Sa prise de parole immédiate le rapproche des valets de comédie. Comme eux, il a la langue bien pendue, et, dans sa riposte à l’hôtesse, il revendique sa dignité : « Mon approbation en vaut bien une autre. »
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Un conflit débute alors, qui révèle d’abord la personnalité de l’hôtesse, une maîtresse femme qui affiche son autorité : « De quoi vous mêlez-vous ? Je suis femme, il me convient de dire des femmes tout ce qu’il me plaira ; je n’ai que faire de votre approbation. »
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Mais elle permet aussi de souligner la relation entre Jacques et son maître, qui inverse celle que devrait imposer leur statut social, d’où sa critique : « Vous avez là, monsieur, un valet qui fait l’entendu et qui vous manque. J’ai des valets aussi, mais je voudrais bien qu’ils s’avisassent !… » Elle oblige ainsi le maître à faire preuve d’autorité : « Jacques, taisez-vous, et laissez parler madame. »
Un accident cocasse (l. 16-40)
L’énonciation
L’énonciation se modifie à nouveau, avec un retour au récit, qui gagne en vivacité d’abord par l’emploi du présent de narration pour dépeindre les actions successives : « L’hôtesse, encouragée par ce propos de maître, se lève, entreprend Jacques, porte ses deux poings sur ses deux côtés, oublie qu’elle tient Nicole, la lâche, et voilà Nicole sur le carreau ». Puis vient l’infinitif de narration, tout aussi propre à souligner la rapidité des actions : « Et Nanon, de frotter d’eau-de-vie le nez de la chienne, et de lui en faire avaler ; et l’hôtesse de se lamenter, de se déchaîner contre les valets impertinents ; et Nanon, de dire ».
Mais, dans ce récit s’insère le dialogue entre l’hôtesse et sa servante Nanon, rapporté directement de façon traditionnelle, avec des tirets qui différencient les prises de parole des deux locutrices.
Une scène comique
Cette courte scène met en œuvre toutes les formes de comique, à commencer par la situation, la chute brutale de la chienne par la faute de sa maîtresse, marquée par le présentatif : « et voilà Nicole sur le carreau, froissée et se débattant dans son maillot, aboyant à tue-tête ». Le ridicule ressort aussi de cette image de l’animal, emmailloté comme un bébé – on a appris précédemment que l’hôtesse a recueilli l’animal blessé et l’a fait soigner par un chirurgien –, et ranimé à grand coups d’eau-de-vie. Le comique de cette situation est encore accentué par le décalage des tonalités entre les « cris » pathétiques de l’hôtesse, et les « éclats de rire » de Jacques et de son maître, qui répète son geste caractéristique : « ouvrant sa tabatière, reniflant sa prise de tabac ».
Le comique vient aussi du caractère de l’hôtesse qui, non seulement dramatise cette chute, mais s’en prend aussi aux assistants qui ne partagent pas sa douleur : « Ma pauvre Nicole est morte… Démaillotez-la… Que vous êtes gauche ! », « Elle est morte !… Ris bien, grand nigaud ; il y a, en effet, de quoi rire… Ma pauvre Nicole est morte ! »
L'accident préalable, 1884. Gravure sur cuivre, 7 x 9,2. BnF
Son langage aussi fait sourire par un autre décalage : son adresse à la chienne, preuve de l’amour qu’elle lui témoigne, contraste avec la façon dont elle traite sa servante. « Viens, ma pauvre Nicole ; crie, mon enfant, crie si cela peut te soulager. », « Viens, pauvre bête, que je t’embrasse encore une fois », dit-elle à l’une tandis qu’elle insulte l’autre : « Approchez-la donc, sotte que vous êtes… »
Le rythme de ce dialogue, de brèves phrases avec la multiplication des impératifs et une ponctuation expressive en fait une sorte de scène de théâtre qui laisse imaginer aussi les gestes excessifs.
Une sorte d’apologue
Mais cette scène ressemble également à un apologue, le récit conduisant à une conclusion morale : « Il y a un sort pour les bêtes comme pour les gens ; il envoie le bonheur à des fainéants hargneux, braillards et gourmands, le malheur à une autre qui sera la meilleure créature du monde. » Si cette mise à égalité des « bêtes » et des « gens » fait sourire, elle remet au premier plan le « fatalisme » qui, à travers le personnage de Jacques, sous-tend ‘ensemble du roman, l’idée que l’existence est réglée par un destin aveugle, qui ne tient aucun compte de la morale des êtres : « Il n’y a point de justice ici-bas », confirme la servante.
L’éloge des chiens (l. 40-54)
L’énonciation revient à la forme théâtralisée précédente pour le dialogue entre les protagonistes, qui poursuit la comparaison entre les chiens et les humains.
L’éloge par l’hôtesse du mérite des chiens fait sourire par la reprise ironique de Jacques qui renchérit de façon hyperbolique : « Vivent les chiens ! il n’y a rien de plus parfait sous le ciel. » De même, comment ne pas rire du portrait fait par l’hôtesse du chien « du meunier », qui l’humanise à la façon d’un « amoureux » transi, prêt à tout pour sa bien-aimée : « Il vient, dès la pointe du jour, de plus d’une lieue ; il se plante devant cette fenêtre ; ce sont des soupirs, et des soupirs à faire pitié. Quelque temps qu’il fasse, il reste ; la pluie lui tombe sur le corps ; son corps s’enfonce dans le sable » ?
La réaction de ses auditeurs met en valeur leur personnalité. Celle du maître, « Cela est très galant », nous rappelle son statut social, celui d’un privilégié habitué au langage attendu par les femmes, tandis que Jacques, lui, poursuit par une question, certes ironique, mais qui traduit implicitement son jugement plus critique sur les femmes : « Mais aussi où est la femme aussi digne de ces soins que votre Nicole ?… »
Le récit-cadre (l. 55 à la fin)
la fin de cet extrait revient au récit-cadre, pris en charge par un narrateur, qui entreprend de présenter ses trois protagonistes et le thème de son récit, « un mariage singulier », ce qui crée un horizon d’attente.
Il commence par « l’hôtesse », narratrice du récit enchâssé, en soulignant sa « passion » pour le bavardage, poussée à l’extrême. L’introduction du récit, « et l’hôtesse se mit en devoir de goûter le plaisir délicieux de pérorer », invite le lecteur à se transformer à son tour en auditeur. Deux discours rapportés narrativisés soulignent d’ailleurs l’importance du récit à venir : « elle y mit seulement pour condition que Jacques se tairait. Le maître promit du silence pour Jacques. »
Après ce rappel de la relation hiérarchique entre les deux personnages, leur portrait ressemble à des didascalies dans une pièce de théâtre, destinées à permettre au lecteur de visualiser la scène : le narrateur se change alors en metteur en scène.
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La position peu respectueuse de Jacques témoigne de l’insolence précédemment signalée par l’hôtesse : il « s’étala nonchalamment dans un coin, les yeux fermés, son bonnet renfoncé sur ses oreilles et le dos à demi tourné à l’hôtesse.
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Mais le maître est-il plus respectueux : il « toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l’heure qu’il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac » ? Il crée certes, les conditions favorables à une écoute attentive, mais la répétition de gestes récurrents tout au long du roman le transforme en une sorte de mécanique.
Les trois protagonistes du roman
Dans cette auberge, trois protagonistes participent à cet échange : l’hôtesse, dans son rôle de meneuse du jeu narratif, le maître, sur le statut duquel nous nous interrogerons, et son valet, Jacques, au caractère original.
L'hôtesse
Intérieur d’auberge, au XVIIIème siècle
Son statut social
Elle est un des personnages du peuple qui parcourent l’ensemble du roman de Diderot. Le récit met en valeur son rôle dans l’auberge, qu’elle gère avec autorité, comme quand elle multiplie les ordres à ses serviteurs pour qu’ils prennent soin de sa chienne : « Et l’hôtesse de se lamenter, de se déchaîner contre les valets impertinents. » Cela explique aussi son reproche à Jacques : « Vous avez là, monsieur, un valet qui fait l’entendu et qui vous manque. J’ai des valets aussi, mais je voudrais bien qu’ils s’avisassent !… » Elle le traite même avec une forme de mépris quand il lui demande d’être appelé « Monsieur », « Je ne vous appelle ni Jacques, ni monsieur Jacques, je ne vous parle pas… » Mais son ton change quand tous deux partagent le vin qu’elle sert avec profusion.
Mais Diderot rend ambiguë cette origine populaire, en suggérant qu’elle est née dans « un état plus élevé » : « Sachez seulement que j’ai été élevée à Saint-Cyr, où j’ai peu lu l’Évangile et beaucoup de romans. De l’abbaye royale à l’auberge que je tiens il y a loin. » Peut-être Diderot voulait-il ainsi justifier le langage qu’il prête à sa narratrice, trop élaborée pour une femme du peuple, comme le remarque le maître : « cette femme raconte beaucoup mieux qu’il ne convient à une femme d’auberge » ? Mais c’est aussi une façon de dépeindre cette société du XVIIIème siècle, où les statuts sociaux sont bousculés par les événements, richesse ou ruine subites…
Son portrait
Diderot s’amuse, de toute évidence, en brossant le portrait physique de son héroïne :
L’hôtesse n’était pas de la première jeunesse ; c’était une femme grande et replète, ingambe, de bonne mine, pleine d’embonpoint, la bouche un peu grande, mais de belles dents, des joues larges, des yeux à fleur de tête, le front carré, la plus belle peau, la physionomie ouverte, vive et gaie, les bras un peu forts, mais les mains superbes, des mains à peindre ou à modeler.
Outre sa vivacité, ce portrait reprend plusieurs des critères qui, au XVIIIème siècle, sont appréciés chez une femme, mais surtout montre que son seul physique impose sa présence, et elle-même rappelle la beauté de sa jeunesse, et les « têtes » qu’elle a « tournées »...
Elle aime ainsi retenir l’attention, bavarde en éprouvant « le plaisir délicieux de pérorer ». Finalement, son métier lui convient, car l’éloge de son curé montre qu’elle-même ne recule pas devant l’amusement, « c’est un bon homme qui, les dimanches et jours de fêtes, laisse danser les filles et les garçons, et qui permet aux hommes et aux femmes de venir chez moi, pourvu qu’ils n’en sortent pas ivres. », ni devant les joies de la boisson ni devant le baiser de Jacques. Elle a donc toute la truculence des femmes du peuple.
Le portrait de l’hôtesse : mise en scène de Jean-Pierre Duffourc Bazin, 2017 au Théâtre de Châtellerault
Un parti pris féministe ?
Mais l’affirmation qu’elle lance à Jacques au début de son récit, « Je suis femme, il me convient de dire des femmes tout ce qu’il me plaira ; je n’ai que faire de votre approbation. » lui attribue un autre rôle, celui d’avocate des femmes. Ainsi, sa comparaison du comportement du chien du meunier, amoureux de sa chienne, à celui des hommes n’est pas à l’avantage de ceux-ci, « S’il y a quelque chose de plus parfait, du moins ce n’est pas l’homme », et sa critique des pratiques des séducteurs s’accentue : « il n’y en a pas un parmi vous, tous tant que vous êtes, qu’il ne fît rougir de honte », « En feriez-vous autant pour la femme que vous aimeriez le plus ? »
Elle va plus loin dans son jugement sur Mme de La Pommeraye, dont elle légitime la vengeance en se rangeant dans ce camp des femmes abusées par les hommes : « nous n’en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées. » D’où son cri de colère contre cette faiblesse : « Oh ! que nous sommes sottes ! » C’est aussi ce qui explique que, face aux reproches du maître à Mlle d’Aisnon pour avoir participé à cette tromperie, elle la défend avec force : « Et qui sait ce qui se passait au fond du cœur de cette jeune fille, et si, dans les moments où elle nous paraissait agir le plus lestement, elle n’était pas secrètement dévorée de chagrin ? » Elle souligne donc à quel point les femmes sont des victimes dans cette société patriarcale, leur accordant ainsi le droit d’user de toutes les armes pour se défendre, avis complété par le jugement final du narrateur : « Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti ; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ? Ah ! lecteur, vous êtes bien léger dans vos éloges, et bien sévère dans votre blâme. »
Le maître
Son statut social
Diderot s’amuse en reprenant le couple maître-valet propre à la comédie. Il garde, en effet, le rapport de pouvoir, marqué par le tutoiement, habituel pour blâmer son valet comme dans cet ordre, « Tais-toi, nigaud », alors que Jacques le vouvoie. Mais le tutoiement est parfois brisé pour mieux affirmer son autorité, « Jacques, taisez-vous, et laissez parler madame. », qu’il impose face à l’hôtesse : « Le maître promit du silence pour Jacques. »
Cependant, Diderot détruit largement ce pouvoir, déjà en réduisant sa prise de parole par rapport à celle du valet. Il le caricature aussi en en faisant une sorte de pantin mécanique, à la gestuelle répétitive, « ouvrant sa tabatière, reniflant sa prise de tabac », « Le maître toussa, cracha, se moucha, tira sa montre, vit l’heure qu’il était, tira sa tabatière, frappa sur le couvercle, prit sa prise de tabac », ou encore « en frappant sur sa tabatière et regardant à sa montre l’heure qu’il est ». Diderot retrouve ainsi le comique de gestes, qu’il retourne contre le maître.
Le maître dominé par son valet : mise en scène de Claude Gisbert au Théâtre Douze, 2015
Son goût pour les récits
Mais Diderot attribue à son personnage une autre caractéristique : dans son rôle d’auditeur, il préfigure le « lecteur » souhaité par le romancier : grand amateur d’histoires, toujours curieux d’en apprendre de nouvelles, qu’il écoute attentivement pour les commenter. C’est ce qui explique ses questions, telle celles adressées à Jacques pour en savoir plus sur son enfance, ou à l’hôtesse : « Eh bien, notre hôtesse, il n’y a donc pas moyen de savoir vos aventures ? » Pour satisfaire ce plaisir, il va jusqu’à supplier son valet, insistant tel un enfant : « Allons, mon Jacques, mon petit Jacques, l’histoire du camarade de ton capitaine. »
Ses échanges avec Jacques illustrent parfaitement ce que Diderot, homme des Lumières, attend de son propre destinataire, le désir d’apprendre quand il explique par exemple « tu m’apprendras l’aventure de ces deux personnages, car je l’ignore », ou dans leur bref dialogue.
JACQUES : Vous avez un furieux goût pour les contes !
LE MAÎTRE : Il est vrai ; ils m’instruisent et m’amusent. Un bon conteur est un homme rare.
JACQUES : Et voilà tout juste pourquoi je n’aime pas les contes, à moins que je ne les fasse.
LE MAÎTRE : Tu aimes mieux parler mal que te taire.
JACQUES : Il est vrai.
LE MAÎTRE : Et moi, j’aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre.
Ainsi, il apprécie le talent de conteuse de l’hôtesse, et manifeste à plusieurs reprises son impatience de connaître la suite de son récit : « Je voudrais bien savoir quel est leur projet. »
Ses jugements
Cependant, ces récits ne lui fournissent pas seulement un moment de divertissement, il les écoute attentivement, sans en perdre le fil malgré les interruptions, comme lorsqu’il corrige Jacques à propos d’un lieu : « Mais c’est à Paris, et le camarade de ton capitaine était commandant d’une place frontière. » Destinataire idéal pour le roman de Diderot donc ! Plus important encore, il réagit face aux personnages, interprète leurs comportements, par exemple le but de Mme de La Pommeraye, « fortifier » la passion du marquis « en en parlant », et va jusqu’à les juger. « Voilà une terrible tête de femme ! », s’exclame-t-il, indigné devant le stratagème de Mme de La Pommeraye, mais revenant sur ce rejet ensuite pour la défendre face à l’accusation de Jacques :
Jacques, c’est bientôt dit. Sa méchanceté, d’où lui vient-elle ? Du marquis des Arcis. Rends celui-ci tel qu’il avait juré et qu’il devait être, et trouve-moi quelque défaut dans Mme de La Pommeraye. Quand nous serons en route, tu l’accuseras, et je me chargerai de la défendre.
Diderot aimerait que son propre lecteur prolonge tout récit en réfléchissant, comme le maître, sur le comportement des personnages, pour en tirer tantôt une philosophie – le « fatalisme » de Jacques peut-il se défendre grâce à eux ? –, tantôt une morale, un blâme par exemple, de l’infidélité du marquis des Arcis, « Et pourquoi aussi la séduire et s’en détacher ? » ou de la jeune femme ayant servi à la vengeance : « Elle m’a semblé aussi fausse, aussi méprisable, aussi méchante que les deux autres… » Le reproche qu’il adresse ensuite à la conteuse, « pas encore profonde dans l’art dramatique » car elle aurait mal préparé les remords que l’épouse manifeste, révèle aussi qu’il représente les attentes littéraires d’un lecteur, une cohérence psychologique pour accentuer la vraisemblance des caractères des personnages : « Quand on introduit un personnage, il faut que son rôle soit un ». Diderot ne s’impose-t-il pas ainsi une exigence, toute la question étant de savoir si lui-même a su la respecter ?
Jacques
Un valet de comédie
Le personnage de Diderot emprunte plusieurs des traits stéréotypés des valets de comédie, insolence déjà face à son maître, immédiatement constatée par l’hôtesse, mais aussi amour de la boisson ou grivoiserie, d’où la remarque du narrateur quand l’hôtesse revient avec « deux bouteilles de champagne » : « Jacques la prit par le milieu du corps, et l’embrassa fortement ; sa rancune n’avait jamais tenu contre du bon vin et une belle femme ». C’est ainsi qu’il propose sans cesse de boire « un coup » à la santé de tel ou tel personnage, ce qui inquiète d’ailleurs son maître, et ressort de sa position dépeinte par le narrateur : « les coudes appuyés sur la table, et la tête penchée entre deux bouteilles : deux autres étaient à terre à côté de lui. » Tout lui est prétexte pour boire, à commencer par le récit : « J’en tremble : et il faut que je boive un coup pour me rassurer… » Par ses réactions spontanées et excessives, il est ainsi souvent la source du sourire du lecteur.
Le "fataliste"
Si, avant d’être valet auprès de différents maîtres, Jacques a servi dans l’armée, son maître actuel lui reconnaît une dimension supérieure, immédiatement signalée dans le titre : « C’est que vous ne savez pas, notre hôtesse, que Jacques que voilà est une espèce de philosophe ». Sa philosophie est présentée dès les premières lignes du roman, « Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut », et cette formule devient un leitmotiv que nous retrouvons dans Histoire de Mme de La Pommeraye : « Ah ! si cela avait été écrit là-haut ! », s’écrie Jacques face à la suggestion d’un second mariage de l’héroïne, ou « S’il est écrit là-haut, il se fera » pour celui du marquis. Un geste même le souligne, introduit à la façon d’une didascalie : « JACQUES, montrant le ciel du doigt ». Sa conviction est telle que son maître la reprend : « J’ai bien peur que le mariage du marquis des Arcis et d’une catin ne soit écrit là-haut » Enfin, la formule se retrouve même dans l’adresse au lecteur quand l’hôtesse arrive avec les bouteilles de champagne : « il n’est plus en mon pouvoir de la renvoyer. […] il est écrit là-haut que tout orateur qui s’adressera à Jacques avec cet exorde s’en fera nécessairement écouter. » L’écrivain serait ainsi lui-même soumis au "fatalisme" : une fois qu’il a créé un personnage, il devient prisonnier du caractère dont il l’a doté et en découle tout ce qu’il lui fera vivre…
Le « fataliste » : adaptation d’Éric Herbette, mise en scène de Vincent Auvet. Théâtre Darius Milhaud, 2005-2009
Jacques et son créateur, Diderot
Faut-il alors considérer que Diderot a prêté à son héros sa propre philosophie ? Il serait pour le moins paradoxal que ce philosophe, athée et partisan de l’idéal de liberté propre aux Lumières, affirme l’idée d’un « fatum », d’un destin céleste, inéluctable
En fait, il emploie de terme « fatalisme » dans l’autre sens philosophique, celui de déterminisme qu'il prendra au début du XIXème siècle : dans un monde où tout est matière tout relèverait d’un enchaînement de causes et de conséquences. C’est ce qu’il explique dans une phrase empruntée à Tristram Shandy de Sterne : « Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d’un fusil avait son billet. » Ainsi en ne renvoyant qu’à des enchaînements naturels, voire physiques, qui pourraient être compris avec davantage de connaissances, le déterminisme ne contredit pas la liberté.
De plus, devenue leitmotiv, cette affirmation que tout « « est écrit là-haut » en devient comique, et offre d'abord une explication commode aux événements de l'existence humaine, et une excuse aux mauvais choix. Si ce « grand rouleau », pour reprendre l’image de Jacques, n’a pas d’origine divine, donc ne relève pas de la « providence, reste sans but, sans objectif, tous les possibles s’y trouvent, en fait, inscrits. L’histoire vécue par le marquis des Arcis en offre un exemple. L’enchaînement des causes et des conséquences, en effet, ne fonctionne pas lors du dénouement : la colère du marquis ainsi trompé et, surtout, une valeur dominante, le sens de l’honneur, et les réalités sociales, auraient dû interdire son mariage avec « une catin »… Bien au contraire, il s’attendrit et laisse son amour inverser cette logique, comme le montre la progression de son discours : l’appelant « ma femme », il lui accorde ensuite son titre « madame la marquise », puis son nom « madame des Arcis ».
Ainsi, face aux événements qui ne dépendent pas de soi, se trouve maintenue la liberté humaine, conformément au constat formulé par Jacques : « On ne sait jamais ce que le ciel veut ou ne veut pas, et il n’en sait peut-être rien lui-même. Mon pauvre capitaine qui n’est plus me l’a répété cent fois ; et plus j’ai vécu, plus j’ai reconnu qu’il avait raison ». Quelle valeur accorder alors au « fatalisme », si l’homme peut le changer, s’il peut faire un bonheur de ce qui promettait le malheur et si les personnages immoraux peuvent se transformer : « le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde » ?
Un auditeur avisé
Loin d’être un simple domestique, Jacques devant le récit de l’hôtesse est un auditeur aussi attentif que son maître, et qui, comme lui, n’hésite pas à donner son avis. Insatiable conteur lui-même, il sait juger de la qualité d’un récit, appréciant, par exemple, que le conteur maintienne en éveil la curiosité de son auditoire. Alors que son maître aimerait « savoir quel est [le] projet » élaboré par les trois femmes, Jacques proteste : « Moi, j’en serais bien fâché : cela gâterait tout. » De même, il souligne l’importance des émotions qu’un récit doit provoquer, quand il manifeste sans réserve ses réactions, par exemple face à Mme de La Pommeraye : « quel diable de femme ! l’enfer n’est pas pire. J’en tremble », répété par « Quelle femme ! quel diable de femme ! Notre hôtesse, ma frayeur redouble. » Il se joint aussi à son maître pour critiquer le contenu même du récit, comme le manque de cohérence dans le caractère de Mlle d’Aisnon, complice prise ensuite de remords. En écho à l’opinion de Diderot, il répond ainsi au double rôle attribué aux récits par son maître, « ils m’instruisent et m’amusent », en formulant à la fin du récit un jugement moral, blâme de l’héroïne, « une méchante femme », encore plus violent pour le curé corrupteur : « C’est un si méchant homme que je crois que cette affaire-ci je n’irai plus à confesse. »
Les personnages de l'histoire racontée
Le marquis des Arcis
La phrase qui l’introduit, « C’était un homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes », en fait le représentant du grand seigneur libertin, sans qu’il atteigne cependant le cas extrême de Dom Juan. Mais son évolution au fil du récit est notable.
Un libertin
Comme tout libertin, il ne fait aucun cas de la religion, manifestement son ironie devant l’éloge feint de la dévotion fait par Mme de La Pommeraye, ce que révèle aussi son conseil de profiter du « plus doux des plaisirs » en cédant aux avances qui lui sont faites : « vous avez encore une vingtaine d’années de jolis péchés à faire : n’y manquez pas ; ensuite vous vous en repentirez, et vous irez vous en vanter aux pieds du prêtre, si cela vous convient… » La religion n’est donc, à ses yeux, qu’un mensonge commode, ce qui explique, quand il constate la dévotion de la jeune fille qu’il veut conquérir, qu’il n’hésite pas à s’en servir en corrompant son « confesseur » dont le comportement ne peut que confirmer son mépris de la religion : « ce prêtre, après avoir mis toutes les difficultés hypocrites qu’on peut apporter à une intrigue malhonnête, et vendu le plus chèrement qu’il lui fut possible la sainteté de son ministère, se prêta à tout ce que le marquis voulut. »
Un séducteur
Mais, conservant au moins son apparence d « homme d’honneur », les qualités propres à son rang font de lui un parfait séducteur : « La poursuite constante du marquis, secondée de ses qualités personnelles, de sa jeunesse, de sa figure, des apparences de la passion la plus vraie, de la solitude, du penchant à la tendresse ». Mais, la séduction étant pour lui une seconde nature, encore faut-il qu'il trouve dans la conquête une résistance pour en accroître l’intérêt.
Ainsi, c’est la résistance de Mme de La Pommeraye qui a donné du prix à sa conquête, tandis que, dès qu’elle lui a cédé, il s’en lasse rapidement : il « aurait joui du sort le plus doux, s’il avait pu conserver pour sa maîtresse les sentiments qu’il avait jurés. » L’héroïne l’a parfaitement compris, et elle sait jouer de ce ressort pour accomplir sa vengeance : plus la jeune fille, sous le nom de Mlle d’Aisnon, lui résistera, plus cela attisera son désir. Par orgueil, il ne conçoit pas un échec. D’où son affirmation, « il faut que j’aie cette fille-là, ou que j’en périsse », que confirme la narratrice : « il fallait qu’il eût cette fille à quelque prix que ce fût. » La terme « prix » est d’ailleurs à prendre dans son sens premier, puisque l’argent est, pour lui, une autre arme pour arriver à ses fins, peut-être le meilleur moyen de corruption. Pourquoi « une vingtaine de louis » ne permettrait elle pas d’acheter une femme, ou, mieux encore, « de riches pierreries » ?
M. Lenoir, Le marquis et Mme de La Pommeraye, 1884. Gravure sur cuivre, 7 x 9,2. BnF
Coupable ou victime ?
Face à la vengeance de Mme de La Pommeraye, les réactions des deux auditeurs s’opposent : « Ce pauvre marquis me fait pitié. » déclare Jacques, tandis que son maître riposte, « Pas trop à moi. » Tout a été mis, en œuvre, en effet, pour montrer que sa propre infidélité justifie ce châtiment.
Dans un premier temps, Diderot maintient l’image du libertin, coupable. Dès leur première rencontre, il a été séduit par la jeune fille, ce qui facilite l’action de l’héroïne. Mais, peu à peu, l’inaccessibilité de Mlle d'Aisnon accentue son désir de conquête : « j’ai tout, mais tout fait pour l’oublier, et plus j’ai fait, plus je m’en suis souvenu. Cette créature angélique m’obsède ». Son trouble devient alors évident, jusqu’à son aveu de « désespoir », qui le transforme en victime de la machination de Mme de La Pommeraye. Devant son ultime échec, le refus par les deux femmes des « rentes considérables » promises, du partage de sa fortune, et de « les rendre propriétaires à d’une de ses maisons à la ville, et d’une autre à la campagne », le libertin disparaît puisqu’il va jusqu’au mariage : « il vaut mieux épouser que de souffrir ».
Or, la réalité sociale du XVIIIème siècle devrait amener une conséquence. Accablé de honte en découvrant l’origine de son épouse, qui ferait de lui la risée de ses pairs, il devrait se séparer d’elle, et c’est son premier mouvement : il part « pendant quinze jours ». Mais Diderot inverse cette situation puisqu’à son retour le marquis, ému par les remords de son éprouve, prouve qu'il a un cœur et lui accorde son pardon, ce qui est sans doute la plus belle preuve d’amour qu’il puisse donner, et, mieux encore, le libertin a disparu, d’où la conclusion de Jacques : il « fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde. »
La vengeance a donc fonctionné comme une guérison, en permettant cette transformation qui amène la victime à l'emporter sur la cruauté de celle qui a voulu se venger... De ce fait, le personnage se trouve réhabilité.
Madame et mademoiselle d'Aisnon
Mais cette vengeance ne peut s’accomplir sans les deux complices de Mme de La Pommeraye, mère et fille. Or, le reproche final fait par Jacques et son maître à l’hôtesse interroge sur les « remords » exprimés par la jeune épouse. Est-il possible de la croire sincère, alors qu’elle a participé à la vengeance ?
Le portrait de la mère
La société du XVIIIème siècle est devenue plus instable qu’au siècle précédent : la faillite de Law, en 1720, a ruiné de nombreux actionnaires, tandis que certains, au contraire, s’enrichissent grâce au commerce. La puissance de l’argent s’accroît donc, et il détermine les destins.
Ainsi Mme de La Pommeraye a facilement convaincu sa complice, « une femme de province qu’un procès avait appelée à Paris avec sa fille » et qui « ruinée par la perte de son procès, en avait été réduite à tenir tripot. ». Sans ressources, rabaissée dans la société, elle a perdu toute valeur morale, et le reconnaît elle-même : « je fais un métier périlleux, infâme, peu lucratif, et qui me déplaît, mais la nécessité contraint la loi. » Non seulement, en effet, elle se prostitue, mais elle n’hésite pas à prostituer sa fille. Comment, malgré la « soumission absolue » imposée, n’accepterait-elle pas avec joie l’offre de Mme de La Pommeraye : « je suis assez riche pour vous assurer un sort honnête et meilleur que celui que vous m’aurez sacrifié. » ?
Elle suit donc fidèlement les ordres, joue parfaitement la dévotion, réticente seulement par appât du gain quand elle se voit obligée de refuser les louis d'or, puis les bijoux, et encore davantage quand c’est le partage de sa fortune que leur offre le marquis. Le récit de l’hôtesse aurait pu alors montrer la joie de ce mariage conclu qui assure la richesse. Mais le récit ne la remet en scène qu’au retour du marquis ; elle ne pense qu’à fuir sa colère : elle « se sauva dans son appartement, et s’y enferma à la clé. » En son absence, elle maintient sa « figure d'endurcissement » et encourage sa fille à rester. Ainsi, jugée coupable par le marquis, elle est renvoyée sans pitié, obligée de s’enfermer « au couvent des Carmélites, où elle est morte il y a quelques jours », conclut l’hôtesse. Jacques et son maître la condamnent eux aussi, tout comme la dernière intervention adressée au lecteur qui ne lui prête aucune excuse.
Le portrait de la jeune fille
Les réactions des deux auditeurs à la fin du récit soulignent l’ambiguïté de ce personnage : « je l’ai vue se prêter, sans aucune répugnance, à cette longue horreur », déclare le maître, ce que confirme Jacques.
La situation initiale
Pourtant, au début du récit, ses qualités sont mises en valeur : « belle comme un ange », dotée de « finesse » et de « grâce », sa mère lui reproche de n’avoir « aucun esprit de libertinage ». Mieux encore, elle est capable de juger de la valeur morale des hommes, comme le prouve la façon dont elle chasse le « petit abbé » qu’elle fréquente, blâmé pour son hypocrisie : « son rôle était celui du plus méchant et du plus faux des hommes. » Sa mère souligne sa « mélancolie » et affirme même qu’elle n’est pas satisfaite de son mode de vie : « Ma fille me proteste tous les jours que la condition la plus malheureuse lui paraît préférable à la sienne ». Cette première présentation fait d’elle une jeune fille digne d'estime, une victime, « réduit[e] à la triste nécessité d’accepter un nouvel amant tous les soirs », conclut Jacques.
Une complice
Mais tout s’inverse lors du récit de la vengeance, où elle est sans cesse associée à sa mère, déjà par les appellations méprisantes de « créatures » ou avec l’article défini, « la d’Aisnon ». Elle se plie à toutes les exigences, sans jamais protester : tant que se déroule l’aventure, « Pas un instant de crainte, pas le moindre signe d’incertitude, pas de remords », observe le maître. Elle adopte parfaitement le ton de la dévotion, et, lors du repas avec le marquis, le récit ne la dissocie jamais ni de sa mère, ni de Mme de La Pommeraye, qui s’amusent du rôle qu’elles jouent : « C’était un amusement secret bien plaisant pour ces trois femmes, que le scrupule du marquis à ne rien dire, à ne rien permettre qui pût les effaroucher. » Pire encore, elle est comme sa mère désespérée de renoncer aux offres généreuses du marquis, qui « détacha de ses oreilles des girandoles qui lui allaient si bien », avec un évident « grand regret », et, quand Mme de La Pommeraye les oblige à refuser la fortune offerte, elle partage la réaction de sa mère : « aussitôt ces deux femmes fondirent en larmes, se jetèrent à ses pieds, et lui représentèrent combien il était affreux pour elles de repousser une fortune immense ».
Les remords
Mais le dénouement du récit inverse à nouveau cette image, puisque, contrairement à sa mère, la jeune épouse ne fuit pas mais, au contraire, avoue sa faute en essayant de protéger sa mère : « foulez-moi aux pieds, écrasez-moi, car je l’ai mérité ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira ; mais épargnez ma mère. » Son désespoir est mis en valeur, au point d’émouvoir son époux, mais le plus flagrant est la façon dont le récit la qualifie à présent de « malheureuse » ou de « pauvre créature », et la dissocie de sa mère.
[...] ces deux femmes restèrent l’une en présence de l’autre, sans presque se parler, la fille sanglotant, et poussant quelquefois des cris, s’arrachant les cheveux, se tordant les bras, sans que sa mère osât s’approcher d’elle et la consoler. L’une montrait la figure du désespoir, l’autre la figure de l’endurcissement. La fille vingt fois dit à sa mère : « Maman, sortons d’ici, sauvons-nous. » Autant de fois la mère s’y opposa, et lui répondit : « Non, ma fille, il faut rester ; il faut voir ce que cela deviendra : cet homme ne nous tuera pas… » « Eh ! plût à Dieu, lui répondait sa fille qu’il l’eût déjà fait !… » Sa mère lui répliquait : « Vous feriez mieux de vous taire, que de parler comme une sotte. »
Dans son dernier plaidoyer, elle se présente comme une victime, prisonnière des deux femmes qui dirigeaient sa vie, à présent soumise à la décision de son époux, prête à se retirer elle aussi dans un couvent :
Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage.
Le pardon du marquis réhabilite la jeune fille, mais qu’en sera-t-il du lecteur ? Les questions que multiplie Diderot dans les dernières pages l’interpellent, mais laissent chacun libre de juger de sa culpabilité ou de son innocence :
Je ne sais où l’hôtesse, Jacques et son maître avaient mis leur esprit, pour n’avoir pas trouvé une seule fois des choses qu’il y avait à dire en faveur de Mlle Duquênoi. Est-ce que cette fille comprit rien aux artifices de la dame de La Pommeraye, avant le dénouement ? Est-ce qu’elle n’aurait pas mieux aimé accepter les offres que la main du marquis, et l’avoir pour amant que pour époux ? Est-ce qu’elle n’était pas continuellement sous les menaces et le despotisme de la marquise ? Peut-on la blâmer de son horrible aversion pour un état infâme ? et si l’on prend le parti de l’en estimer davantage, peut-on exiger d’elle bien de la délicatesse, bien du scrupule dans le choix des moyens de s’en tirer ?
Les remords de Mlle d'Aisnon, 1797.Gravure sur cuivre, 9,3 x 6,1. BnF
Madame de La Pommeraye
Présente dans le titre donné par l’éditeur, elle est au cœur du récit : c’est elle qui organise et mène la vengeance contre la marquis des Arcis. Mais pour elle se pose la même question : comment la juger, coupable ou innocence ?
Une première stratégie : la vérité découverte
Elle est une femme lucide, qui a parfaitement compris le caractère de son amant, séducteur libertin, ce qui a motivé sa résistance initiale, comme sa méfiance quand elle se sent délaissée : « elle pressentie qu’elle n’était plus aimée ». Mais, loin des plaintes, des larmes ou des récriminations, réactions féminines considérées comme plus habituelles, elle fait déjà preuve d’une parfaite maîtrise de sa colère et de sa douleur, et adopte une habile stratégie qui inverse la situation : elle feint d’avouer elle-même la lassitude constatée chez le marquis. Ainsi, elle s’accuse avec force d’être « inconstante ! légère ! » en dévoilant son cœur : « l’amour en est sorti. » Sa gestuelle, son discours - qui semble tant lui coûter - sont si bien joués que le marquis tombe dans le piège, « Votre franchise, votre honnêteté me confond et devrait me faire mourir de honte », et elle remporte ainsi un premier succès. Elle s’assure ainsi de son rôle à ses côtés : « nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance de la plus tendre amitié. » Cette réussite a créé un horizon d’attente, mais le lecteur doit attendre la fin des récits insérés de Jacques pour que lui soit annoncée la suite.
L'organisation de la vengeance
Quand l’hôtesse reprend son récit, elle crée un nouvel horizon d’attente par sa façon de présenter la vengeance à venir, dramatisée avec insistance :
Je vous ai dit que cette femme avait de la fierté ; mais elle était bien autrement vindicative. Lorsque les premières fureurs furent calmées, et qu’elle jouit de toute la tranquillité de son indignation, elle songea à se venger, mais à se venger d’une manière cruelle, d’une manière à effrayer tous ceux qui seraient tentés à l’avenir de séduire et de tromper une honnête femme. Elle s’est vengée, elle s’est cruellement vengée.
Son habileté révèle son absence de tout scrupule, d’abord par la façon dont elle manipule ses deux complices, auxquelles elle impose une soumission totale. Déjà, elle a su parfaitement les choisir, certaine que, dans la situation où elles se trouvent l’appât du gain suffira à leur faire accepter toutes ses exigences. Son idée est de transformer les deux femmes : « Vous prendrez, dès demain, l’habit des dévotes, parce qu’il faut qu’on vous croie telles. » Comme le ferait un metteur en scène, elle construit toute une comédie : cadre, costumes, langage, tout est soigneusement élaboré pour que les rôles soient maîtrisés.
M. Lenoir, La scène de rencontre, 1884. Gravure sur cuivre. BnF
Il ne lui reste plus alors qu’à organiser la scène de rencontre, destinée à séduire le marquis, tout en continuant à régler le comportement de la mère et de la fille, qui doivent paraître inaccessibles pour attiser le désir du marquis. Elle fait ainsi rédiger à la jeune fille une lettre censée lui avoir été adressée pour se plaindre de « la persécution » que les poursuites incessantes du marquis leur font subir. C’est pourquoi elle les oblige aussi à refuser toute promesse de richesse, en ne tenant aucun compte de leurs réticences, sans cacher son mépris, et leur dicte même la lettre de réponse :
Mme de La Pommeraye leur répondit sèchement : « Est-ce que vous imaginez que ce que je fais, je le fais pour vous ? Qui êtes-vous ? Que vous dois-je ? À quoi tient-il que je ne vous renvoie l’une et l’autre à votre tripot ? Si ce que l’on vous offre est trop pour vous, c’est trop peu pour moi. Écrivez, madame, la réponse que je vais vous dicter, et qu’elle parte sous mes yeux. »
Le marquis manipulé
Mais son cynisme est encore plus flagrant dans son comportement envers le marquis, dont elle sait exploiter les défauts par ses discours parfaitement élaborés.
Dans un premier temps, sachant très bien que la beauté de la jeune fille jointe à un refus d’obtenir son adresse ne peut que stimuler l’intérêt de ce séducteur, peu habitué à ce qu’une femme lui résiste, elle brosse avec « tout le pathétique possible », un portrait touchant de la situation des deux femmes, et insiste sur leur moralité. Elle y joint un vibrant éloge de Mlle d'Aisnon auquel le marquis répond avec enthousiasme.
À partir de là, la multiplication de ses visites à Mme de La Pommeraye montre qu'il est déjà pris au piège, et le discours de celle-ci va renforcer ce piège. Comme il cache bien mal son intérêt faisant à la fois preuve « d’impatience » et d’« une indifférence mal simulée », l’héroïne l’intensifie en amplifiant l’impossibilité de la conquête due à la dévotion des deux femmes : « N’allez pas confondre celle-ci avec celles que vous avez connues : cela ne se ressemble pas ; on ne les tente pas, on ne les séduit pas, on n’en approche pas, elles n’écoutent pas, on n’en vient pas à bout. » Elle sait très bien que lui promettre un échec ne peut que stimuler son désir.
Elle poursuit à merveille le rôle de confidente qu’elle a adopté, faisant alterner les encouragements et les alertes, les réticences à lui apporter son aide et les promesses : « Elle tint le marquis près d’un mois dans l’attente de l’entrevue qu’elle avait promise, c’est-à-dire qu’elle lui laissa tout le temps de pâtir, de se bien enivrer, et que sous prétexte d’adoucir la longueur du délai, elle lui permit de l’entretenir de sa passion. » Mais tous ses discours sont construits pour le mener à sa perte : « Le marquis venait donc tous les jours causer avec Mme de La Pommeraye, qui achevait de l’irriter, de l’endurcir et de le perdre par les discours les plus artificieux. »
La vengeance accomplie
Mais le marquis est un libertin, qui a toujours refusé le mariage, et un noble qui ne peut envisager la moindre mésalliance. Or c’est à bien à cela que veut l’amener Mme de La Pommeraye, qui doit donc renforcer l’habileté de son discours :
La marquise lui faisait remarquer le progrès de ses sentiments, et lui en familiarisait le terme, sous prétexte de lui en inspirer de l’effroi. Marquis, lui disait-elle, prenez-y garde, cela vous mènera loin ; il pourrait arriver un jour que mon amitié, dont vous faites un étrange abus, ne m’excusât ni à mes yeux ni aux vôtres. Ce n’est pas que tous les jours on ne fasse de plus grandes folies. Marquis, je crains fort que vous n’obteniez cette fille qu’à des conditions qui, jusqu’à présent, n’ont pas été de votre goût.
Elle n’a plus ensuite qu’à organiser une rencontre, chez elle, qui porte à son apogée la passion du marquis, qu’elle laisse ensuite agir, tout en restant informée de toutes ses démarches. D’échec en échec, la décision de mariage est résolue, et Mme de La Pommeraye s’offre le plaisir d’une dernière feinte qui porte le cynisme à son comble : elle se prétend inquiète, soucieuse « du bonheur de [s] ami », désireuse d’avoir des renseignements exacts avant que ne soit conclu le mariage. Son ultime mensonge est cette prétendue vigilance pour un mariage réussi : « Elle produisit au marquis les attestations les plus flatteuses ; il y en avait de Paris, il y en avait de la province. Elle exigea du marquis encore une quinzaine, afin qu’il s’examinât derechef. Cette quinzaine lui parut éternelle ; enfin la marquise fut obligée de céder à son impatience et à ses prières. » La reconnaissance du marquis est telle qu’il offre même « un superbe diamant » à celle auquel il croit devoir son bonheur.
Bonheur de courte durée, puisque dès le lendemain de la nuit de noces, elle lui révèle la vérité !
Coupable ou innocente ?
Plus le récit progresse, plus Jacques s’indigne de l’accomplissement de cette vengeance : « Cette femme a le diable au corps », s’exclame-t-il, « La traîtresse ! », avant de conclure « Quelle trame et quelle vengeance ! » Son maître, en revanche est plus nuancé, comme à la fin quand Diderot propose une « apologie de Mme de La Pommeraye ». Comment en juger à partir du récit lui-même ?
La situation initiale
Au début, le récit la présente comme une femme qui a déjà vécu un douloureux mariage, « avait été si malheureuse avec un premier mari », qu’elle ne peut accepter celui que lui offre le marquis. Quand ses « serments les plus solennels » l’amènent enfin à céder, le récit souligne son amour sincère, puis la triple reprise de « elle y consentit » montre que par amour, elle est prête à tout pour le satisfaire. Comment cette femme, digne et fière, ne chercherait-elle pas alors à savoir la vérité sur les sentiments de celui dont elle connaît le libertinage sans s’abaisser à des prières ? Comment ne ressentirait-elle pas alors un sentiment d’injustice : « sa douleur fut violente ». Et comment une légitime colère ne la pousserait-elle pas à vouloir se venger ? Finalement, n’est-ce pas le marquis qui est le premier coupable ? C’est en tout cas l’avis de l’hôtesse, du maître, et du narrateur à la fin…
Durant la vengeance
Mais la façon dont elle élabore sa vengeance est si machiavélique qu’elle invite à lui refuser toute excuse. Ainsi, face à ses deux complices, elle fait preuve du mépris dont les privilégiés accablent ceux qu’ils jugent inférieurs, considérant que, par leur richesse, ils peuvent tout obtenir d’eux. Mais, en cela, elle n’est pas vraiment différente du marquis alors même qu’elle le blâme de vouloir acheter la jeune fille par des louis d’or ou des bijoux. De même, en imposant à ses deux complices, le rôle de deux dévotes, en construisant tout son stratagème autour de cette fiction, Mme de La Pommeraye prouve qu’elle n’accorde aucune réelle valeur à la religion. Mais, à nouveau, elle ne diffère pas en cela du marquis qui n’hésite pas à corrompre le confesseur des deux femmes pour qu’il les pousse à céder à ses avances, par tous les moyens, y compris en « leur alién[an t] bienveillance du curé », ce qui les plongerait dans la misère, mais aussi en manipulant l’esprit de la jeune fille, invitée à l’immoralité. Finalement, les deux protagonistes se retrouvent à égalité en matière d’Immoralité, et blâmer l'héroïne seule est injustifié.
Le dénouement
Une fois le mariage conclu, Mme de La Pommeraye peut baisser le masque et montrer ses véritables sentiments sur son « visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ». Son dernier discours exprime donc son triomphe, une vengeance personnelle mais aussi une défense de toutes les femmes trahies par des séducteurs libertins : « Si les autres femmes s’estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. » Mais est-ce réellement un triomphe ? Elle disparaît ensuite du récit, qui montre le pardon accordé au marquis à sa jeune épouse, et se termine sur le bonheur du couple : « c’est une excellente femme », « son mari est avec elle content comme un roi », « il ne la troquerait pas contre une autre ». Semblable à celle d’un conte, cette conclusion est certes morale si l’on considère que cette vengeance a pu corriger le marquis de son inconstance. Mais peut-elle être satisfaisante pour Mme de La Pommeraye qui voit sa vengeance apporter au couple le bonheur ?
POUR CONCLURE
Le récit de l’hôtesse répond à ce qui reste l’objectif des écrivains des Lumières : « plaire et instruire ». Le plaisir du lecteur, à l’image de celui de Jacques et de son maître, vient de la mise en place de l’engrenage bien réglé des péripéties qui mettent en valeur les caractères des différents personnages. Toute l’aventure semble jouée d’avance, progressant presque « fatalement » vers la fin prévue par l’héroïne. Mais, inversant le résultat attendu, le dénouement ne vient-il pas démentir ce « fatalisme » en donnant au récit un autre sens ? La jeune épouse a su montrer un autre visage que celui d’une complice acceptant de se soumettre à la fois à sa mère et à Mme de La Pommeraye, qui en fait ne jouira pas de sa vengeance ; et le marquis, lui, est capable de renoncer à son goût pour les plaisirs de la conquête. Finalement, à l’exception de Mme d’Aisnon, la mère, tous les personnages ont choisi d’agir librement, et Diderot rejette la critique sur le fonctionnement de la société : le pouvoir abusif des privilégiés, une justice qui réduit à la misère et au déshonneur, une religion corrompue qui encourage le libertinage, le primat de l’argent, voilà les vrais coupables dont les femmes sont les premières victimes, et dont Diderot invite à se libérer.
Lecture cursive : le jugement final
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Une fois le récit de l’hôtesse achevé, le choix du pronom dans l’affirmation « je ne sais si… » montre que le romancier reprend son rôle pour juger ses personnages, en s’opposant aux jugements à la fois de l’hôtesse et de ses deux auditeurs. Il procède en deux temps, d’abord la jeune épouse, puis l’héroïne, et annonce dans les deux cas un jugement mélioratif, « en faveur » de la première, une « apologie » pour la seconde. On notera dans le paragraphe de transition (l. 10-14) l’interpellation du lecteur, et la double feinte, dans l’hypothèse qu’il lui prête, et, surtout, dans sa demande d’accord : « Permettez donc que je m’en occupe un moment. »
La jeune fille
En la nommant « Mlle Duquênoi », Diderot efface d’emblée sa participation à la vengeance de Mme de La Pommeraye. Puis ses cinq questions rhétoriques successives sont autant de suggestions pour excuser son comportement :
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La première (l. 2-4) se fonde sur sa jeunesse et son inexpérience, qui l’ont empêché de comprendre le but « des artifices » de celle qui semble sa bienfaitrice.
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La deuxième (l. 4-5) est plus surprenante. Elle rejette, certes, la responsabilité de ce mariage imposant une honteuse mésalliance au marquis sur Mme de La Pommeraye qui a interdit d’accepter la fortune qu’il offrait. Mais, en précisant qu’elle aurait sans doute préféré « l’avoir comme amant que comme époux », il la montre plus intéressée par l’appât du gain. Éloge paradoxal d’un auteur qui met ainsi en avant la liberté de choix pour les femmes, quitte à ne pas se soucier de la morale.
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La troisième excuse (l. 5-6) relève d’une critique sociale, le peu de poids des classes inférieures face à de riches privilégiés qui exercent sur eux des « menaces » et leur « despotisme », et se servent de la religion pour corrompre.
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Il rappelle ensuite (l. 6-7) le début du récit, où sa mère se plaignait du peu de « goût pour le libertinage » de sa fille : l’hyperbole, « son horrible aversion pour un état infâme » : ce désir estimable justifierait de tout accepter pour en sortir.
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C’est ce que prolonge la dernière question (l. 7-9) qui pose l’idée que, si l’on admet que "la fin justifie les moyens", le désir d'échapper à la prostitution rend son comportement acceptable.
Par le glissement, dans ses questions, de la formule « Est-ce que » à « peut-on », redoublé, Diderot non seulement interpelle son lecteur, mais le guide dans un jugement mélioratif.
Madame de La Pommeraye
Le premier argument (l. 15-27)
Il rappelle, par le discours rapporté directement, l’indignation du lecteur, mais son injonction, « raisonnons », le blâme de se laisser emporter par son émotion, ce qui empêche de juger objectivement. Il commence donc par montrer à quel point il est irrationnel de s’indigner d’un comportement habituel dans la société : « Il se fait tous les jours des actions plus noires » mues par des motifs indignes, l’appât du gain ou de la gloire, dont il donne plusieurs exemples, auxquels il oppose le désintéressement de son héroïne, en ajoutant plaisamment un détail oublié dans le récit : « On ne vous a pas dit qu’elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent ; mais elle le fit : je le sais par les voies les plus sûres. » Mais cet argument est-il recevable ? Le fait qu’il soit « l’usage », que certains fassent même pire, suffit-il à excuser un comportement si machiavélique ?
Les raisons de sa vengeance (l. 27-48)
Le long développement qui suit rejette le blâme sur le lecteur, accusé à la fois de manque de dignité et de faire « presque aucun cas de la vertu des femmes ». C’est pourquoi il insiste sur ce qui a conduit l’héroïne à cette terrible vengeance, en dépeignant la situation initiale qui ne figurait pas dans le récit de l’hôtesse. Mais le lecteur pouvait-il alors excuser Mme de La Pommeraye ? Pour Diderot, il suffisait, pour cela, qu’il ait réellement conscience de la situation des femmes dans la société, leurs « sacrifices » illustrés parfaitement par son héroïne.
Il rappelle d’abord, par plusieurs exemples, que, par amour, les femmes donnent tout à leur amant, lui offrent un soutien financier, et sont prêtes à céder à toutes ses « fantaisies », à tous ses « goûts ».
En cédant au marquis, elle a aussi perdu sa réputation : « elle s’était rabaissée sur la ligne commune ». Ainsi, Diderot dépeint, par leurs paroles et leurs gestes, la cruauté de la société qui, pour effacer ses propres turpitudes, se réjouit de les retrouver chez une autre femme dont la vertu avait, jusqu’alors, mis en évidence leur immoralité : « elle avait supporté tout l’éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes bégueules qui affichent de l’honnêteté. »
Son dernier argument repose sur la fierté de Mme de La Pommeraye, une fois abandonnée : à la fois, le « ridicule » d’une telle situation aux yeux du monde, auquel Diderot ajoute le rôle de l’âge et le fait qu’un abandon écarte forcément d’autres amants.
Guido Gonin, Vie intime, XIXème siècle. Huile sur toile, Galerie d'Art Moderne de Turin
Sa conclusion souligne l’incohérence du jugement d’un lecteur, vivement interpellé, qui admet une vengeance masculine par le crime pour une raison dérisoire, « un geste », « un démenti », alors qu’il la refuse à une femme malgré les raisons énumérées, « perdue, déshonorée, trahie », et que cette vengeance ne va pas jusqu’à tuer : elle s’est contentée « de jeter le traître entre les bras d’une courtisane ».
Du blâme à l’éloge (l. 48 à la fin)
L’argumentation, à la fin du texte, repose sur un raisonnement par concession.
Dans un premier temps, il admet l'objection prêtéE au lecteur, introduite par le connecteur d’opposition « Mais », qui blâme, plus que la vengeance, sa mise en œuvre, « un tissu de fourberies, de mensonges, qui dure près d’un an ».
Un second connecteur « Mais », apporte une contradiction, une nouvelle incohérence du lecteur : « Mais vous pardonnez tout à un premier mouvement ». Ainsi, Diderot inverse ce reproche, en faisant de cette durée dans l’élaboration de la vengeance, la preuve d’une force de caractère : « Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l’injure ». Finalement la force de sa vengeance a répondu à la force de la trahison.
Dans sa conclusion, Diderot pousse son éloge à l’extrême : « j’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme : l’homme commun aux femmes communes ». Suggestion pour le moins cocasse, mais qui montre une forme de féministe chez cet écrivain qui utilise son récit pour réclamer des droits pour les femmes, victimes des hommes.