François-René de Chateaubriand, Atala, 1801 : explications
Prologue : les rives du Meschacebé
Pour lire le texte
Atala commence par un prologue qui, comme le veut la tradition héritée de l’antiquité, présente le cadre historique et géographique du récit, avant une présentation plus précise du Meschacebé – le Missipini – avec une peinture de ses deux rives.
Comment, par cette description, Chateaubriand cherche-t-il à séduire son lecteur ?
Première partie : la rive occidentale (des lignes 2 à 10)
Une rapide phrase d’introduction attire aussitôt l’attention du lecteur par l’éloge hyperbolique : « Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. »
Une image d'infini
Pour le « bord occidental », l’accent est mis sur l’immensité, avec un élargissement lexical progressif qui donne l’impression d’un paysage qui s’ouvre sur l’infini : « Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s’éloignant, semblent monter dans l’azur du ciel, où ils s’évanouissent. » Le rythme scandé souligne cet éloignement horizontal, mais aussi vertical puisque terre et ciel finissent par se confondre. Le pronom indéfini permet de faire de l’écrivain un témoin, tout en faisant partager au lecteur cette vision d’immensité dans la phrase glissant du fleuve à sa faune : « On voit dans ces prairies sans bornes errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. »
Le cours du Mississipi : carte
Gustave Doré, Les buffles et le bison dans le Meschacebé, 1863. BnF
Le bison
L’animal, « un bison chargé d’années », illustre cette image, à la fois d’un infini temporel et d’une immensité spatiale par son déplacement, avec un rythme qui donne l’impression d’une nage paisible, sereine : « fendant les flots à la nage, se vient coucher, parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. » En reprenant les deux caractéristiques principales de l’animal, « son front orné de deux croissants » et « sa barbe antique et limoneuse », Chateaubriand fait à nouveau appel à son lecteur pour transfigurer l’animal.
Le lexique le transforme en un dieu de la mythologie grecque : « vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives. » Ainsi, la personnification renforce encore l’image majestueuse du fleuve, symbole aussi d’une nature qui offre généreusement ses bienfaits.
Deuxième partie : la rive orientale (de la ligne 11 à la fin)
Une phrase sert de transition en introduisant la description du « bord opposé », la rive orientale, mais toujours avec une hyperbole méliorative : elle « forme avec la première un admirable contraste. »
La végétation (des lignes 11 à 24)
Une rive accidentée
Là où la rive occidentale d’étendait à l’infini car rien ne venait arrêter le regard, le rythme ternaire souligne, au contraire, à travers la disposition des « arbres » à quel point celle-ci est accidentée : ils sont « suspendus sur le cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées ». De plus, là où la description précédente faisait ressortir le vide, ici l’énumération, soutenue par le rythme ternaire des éléments descriptifs, «, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards », traduit une surabondance et reproduit le mouvement vertical. Mais aucun apaisement, au contraire l’homme semble écrasé par ce décor.
Sa surabondance
Cette surabondance est reproduite par la multiplication des rythmes ternaires dans l’énumération qui suit, d’abord trois noms exotiques, « [l]es vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes », qui déjà transportent le lecteur dans un monde inconnu, qu’il ne peut qu’imaginer. De plus, cette végétation s’anime d’une vie intense avec des verbes de mouvement en gradation : ces plantes « s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à l’alcée ». Ainsi se construit un autre monde, avec de nouvelles constructions, de nouvelles formes,« mille grottes, mille voûtes, mille portiques. »
L’enchevêtrement de la végétation
L’enchevêtrement se poursuit avec l’image des « lianes » passant d’arbre en arbre dans un total désordre, mais dont la description magnifie la beauté : « Souvent égarées d’arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. »
Au contre du tableau
Cette végétation est elle-même faite de contrastes. A la fin du paragraphe, Chateaubriand introduit, en effet, un gros plan, qui tranche sur le tableau précédent par sa forme, son immobilité et la couleur : « Du sein de ces massifs le magnolia élève son cône immobile ; surmonté de ses larges roses blanches ». Cet arbre est présenté comme un point fixe, tel un souverain dans ce paysage : « il domine toute la forêt, et n’a d’autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure. », voisinage qui complète cette impression finale d’apaisement.
La faune (des lignes 24 à 34)
La variété des espèces
Une première phrase introduit une énumération d’animaux, contrastant avec la rive occidentale où l’accent était mis sur le seul « bison » en soulignant son aspect majestueux. Ici, au contraire, les espèces sont très nombreuses : « Une multitude d’animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur y répandent l’enchantement et la vie. » Chateaubriand y rappelle sa foi religieuse, et les deux effets mis en valeur, « l’enchantement et la vie », donne l’impression d’un lieu paradisiaque, tandis qu’’il continue à se poser en témoin en entraînant à sa suite le lecteur : « De l’extrémité des avenues on aperçoit ».
Gustave Doré, Dans les forêts : une faune abondante, 1863. BnF
L’énumération qui suit est construite en decrescendo, des plus grosses espèces, des « ours », « des caribous », à de plus petites, « des écureuils », puis toutes sortes d’oiseaux, jusqu’aux minuscules « colibris de la grosseur », en terminant par leurs prédateurs, « des serpents-oiseleurs ».
Une description pittoresque
Pour donner « vie » à sa description, Chateaubriand met ces animaux en mouvement par les activités qu’il dépeint, en multipliant les verbes dont chacun correspond au caractère prêté à l’animal. Ainsi, on sourit de l’image des « ours », à la démarche pataude et souvent considérés comme gourmands qui « enivrés de raisins, […] chancellent sur les branches des ormeaux », l’image des « caribous [qui] se baignent dans un lac », est plus paisible que l’animation joyeuse des écureuils qui « se jouent dans l’épaisseur des feuillages ». Puis les mouvements se multiplient en tout sens, pour reproduire l’exubérance dans ces forêts : « descendent », « grimpent en circulant ». À la fin, on a l’impression que la flore et la faune se confondent, « des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s’y balançant comme des lianes. », et les allitération en [ s ] et [ z ] reproduisent même le bruit menaçant des reptiles.
La menace du serpent-oiseleur
Sur ce fond de verdure, « l’épaisseur des feuillages », Chateaubriand fait varier les touches de couleur, celles du décor, le bleu d’un « lac », « les gazons rougis par les fraises » ou la blancheur des fleurs du « jasmin des Florides », sur lesquelles ressortent les couleurs contrastées des animaux, depuis les « écureuils noirs » jusqu’à celles plus vives « des perroquets verts à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu ».
Les bruits (de la ligne 35 à la fin)
Des effets de contrastes
L’opposition entre les deux rives se poursuit pour les bruits, qui prolongent l’impression de vie intense créée par le monde animal : « Si tout est silence et repos dans les savanes de l’autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure ». Une énumération met en évidence la diversité de ces bruits, des plus violents, tels « des coups de bec contre le tronc des chênes », aux plus faibles, en decrescendo, d’abord encore perceptibles, « des froissements d’animaux », qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits », avec l’allitération imitative, puis encore atténués : « des bruissements d’ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulement ». Mais de ces contrastes Chateaubriand fait naître, par le recours à l’oxymore, une sorte de superbe symphonie : ils « remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie. »
Pour conclure
Jusqu’alors, si les animaux étaient en mouvement, l’atmosphère, elle, restait calme, paisible. Chateaubriand introduit alors lui-même un nouveau contraste, le vent : « Mais quand une brise vient à animer ces solitudes » Quelque léger qu’il soit, l’effet produit est mis en valeur par le rythme redoublé, le verbe « animer » étant précisé par quatre verbes qui traduisent une fusion de tous les éléments dépeints précédemment, masses végétales et animales, avec quatre couleurs citées : « à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d’azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures ». L’écrivain rappelle alors la double dimension de sa description, qu’il a voulu à la fois sonore et visuelle, mais finit en avouant une forme d’impuissance narrative : « alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j’essaierais en vain de les décrire à ceux qui n’ont point parcouru ces champs primitifs de la nature. » Faut-il y voir la volonté d’insister à nouveau sur l’authenticité de son propre témoignage, ou une modestie d’auteur comme effrayé par avance devant l’ampleur de la tâche qu’il entreprend ?
CONCLUSION
Cet extrait offre un premier paradoxe : la rigueur de sa construction, l’opposition des deux rives et la succession ordonnée des éléments des deux tableaux, contraste avec la volonté de mettre l’accent sur l’exubérance et le désordre du paysage. Mais cette insistance sur ce désordre conduit à un autre paradoxe puisqu’il conduit à l’impression d’une « harmonie » d’ensemble. Enfin, peu importe que Chateaubriand ne soit pas allé en Louisiane lors de ce voyage et qu'il utilise des sources livresques, il a su, dans ce prologue, transposer la grandeur des paysages qu'il a vus et retenir l’attention de son lecteur en le préparant au récit qui va suivre : il peut être séduit par la promesse d’exotisme, une plongée dans un univers inconnu mais qui rappelle le paradis biblique, mais aussi se laisser entraîner par les images, le rythme, une écriture empreinte de poésie.
"Les chasseurs" : incipit
Pour lire le texte
Après avoir présenté les lieux du roman, Chateaubriand introduit ses deux personnages, l’indien Chactas, un vieillard « devenu aveugle », et son interlocuteur, René, qui « poussé par des passions et des malheurs, arriva à la Louisiane » en 1725. Il annonce que Chactas « l’adopta pour fils, et lui donna pour épouse une Indienne, appelée Céluta. ». Le dernier paragraphe du prologue pose le cadre nocturne dans lequel va se dérouler "le récit" fait par Chactas au jeune Européen, qui forme le cœur du roman. Quel rôle joue le début de la première partie, intitulée « Les chasseurs » ?
Première partie : deux interlocuteurs (des lignes 1 à 9)
Une rencontre inattendue
fDans le premier paragraphe, le début du récit, le vieillard, dans sa sagesse, souligne l’étrangeté de la rencontre avec celui qu’il considère comme son « cher fils », tellement étrange qu’elle semble avoir été décidée par un pouvoir supérieur : « C’est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. » Rien, en effet, ne pouvait permettre d’imaginer ce rapprochement entre deux êtres appartenant à deux mondes si différents, à « deux bouts opposés » de l’univers : « Je vois en toi l’homme civilisé qui s’est fait sauvage ; tu vois en moi l’homme sauvage que le Grand Esprit (j’ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. »
Tony Johannot, « La rencontre entre Chactas et René », illustration de René, édition Furne, 1832
Jouant sur cette opposition, marquée aussi par le parallélisme syntaxique, le chiasme la renforce en mettant en valeur, en son centre, la plongée dans ce monde primitif que va réaliser le roman. En même temps, il fallait que cet Indien ait été « civilisé » pour que leur échange soit vraisemblable, comme l’explique d’ailleurs Chateaubriand dans sa première préface en justifiant l’intérêt romanesque de son choix : « Il doit donc s'exprimer dans un style mêlé, convenable à la ligne sur laquelle il marche, entre la société et la nature. Cela m'a donné de grands avantages, en le faisant parler en Sauvage dans la peinture des mœurs, et en Européen dans le drame et la narration. »
Deux points de vue
En même temps, le récit de Chactas donne un sens particulier à cette rencontre entre deux personnages que rien n’aurait dû rapprocher. La parenthèse, « j’ignore pour quel dessein », donne en effet, l’impression que sa vie même, entre les mains du « Grand Esprit », a été dirigée vers ce moment, comme celle de René, dans un but précis, comparer deux façons de considérer l’existence : « tu es venu te reposer à ma place, et j’ai été m’asseoir à la tienne : ainsi nous avons dû avoir des objets une vue totalement différente. » Par sa question, Chateaubriand s’adresse en fait à son lecteur en l’invitant à découvrir ce monde « sauvage » qu’il ignore, et, plus encore, à le comparer au monde « civilisé » : « Qui, de toi ou de moi, a le plus gagné ou le plus perdu à ce changement de position ? » Il rappelle ainsi l’objectif défini en 1826 dans la préface des Natchez, permettre au lecteur de mettre en balance les qualités et les défauts de ces deux mondes : « L’intention de ce récit est de mettre en opposition les mœurs des peuples chasseurs, pécheurs et pasteurs, avec les mœurs du peuple le plus policé de la terre. C’est à la fois la critique et l’éloge du siècle de Louis XIV et un plaidoyer entre la civilisation et l’état de nature : on verra quel juge décide la question. » Sans aller aussi loin, Atala ouvre déjà un questionnement, dont Chateaubriand, cependant, réserve la réponse : « C’est ce que savent les Génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes ensemble. »
Deuxième partie : la jeunesse d’un sauvage (des lignes 10 à 21)
Le cadre spatio-temporel
La baie de Pensacola, 1774, in Bernard Romans, A concise natural history of East and West Florida, 1781
Le récit de Chactas commence par son âge, que Chateaubriand choisit de mentionner comme le font les Indiens, une façon d’imposer d’emblée un exotisme : « À la prochaine lune des fleurs, il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde » S’il est facile de traduire les années, « soixante-treize », seule une recherche permet d’identifier la « lune des fleurs » au mois de mai. Le récit des origines offre l’avantage d’une présentation naturelle du cadre du roman, sans en faire une description didactique. Ainsi Chateaubriand rappelle le décor déjà posé dans le prologue, « ma mère me mit au monde sur les bords du Meschacebé », la place prépondérante de l’eau dans cette région avec la mention d’« une des branches de la Maubile », et la réalité de la colonisation : « Les Espagnols s’étaient depuis peu établis dans la baie de Pensacola, mais aucun blanc n’habitait encore la Louisiane », la seule grande ville, « Saint-Augustin », étant plus éloignée.
La vie sauvage
Ce début donne aussi une première image de la vie sauvage, où la guerre semble omniprésente, puisqu’on devient guerrier à un très jeune âge : « Je comptais à peine dix-sept chutes de feuilles lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi, contre les Muscogulges, nation puissante des Florides. » Mais les conflits ne se déroulent pas seulement entre les peuples indiens, puisque le colonisateur y participe, dans le but, bien évidemment, d’en tirer profit : « Nous nous joignîmes aux Espagnols, nos alliés, et le combat se donna sur une des branches de la Maubile. »
Gustave Doré, Le combat contre les Muscogulges, 1863. BnF
La rapide évocation de ce combat illustre une double réalité :
-
les dangers d’un monde où, sans cesse, l’homme risque la mort, ce qui implique de faire preuve de courage, premier trait de caractère de Chactas : « Les ennemis triomphèrent ; mon père perdit la vie ; je fus blessé deux fois en le défendant. »
-
la puissance accordée au pouvoir céleste, qui règle le destin des humains : « Areskoui et les Manitous ne nous furent pas favorables », explique l’échec, et la survie du jeune guerrier : « Les Esprits en ordonnèrent autrement : je fus entraîné par les fuyards à Saint-Augustin. »
Mais rappelons que Chateaubriand n’a pas visité cette Louisiane où il situe son roman, mais le nord de l’Amérique et la région canadienne du Saint-Laurent. Ainsi, « Areskoui » est le nom donné à l’être suprême créateur par les Hurons, qui porte d’autres noms dans les tribus amérindiennes du sud.
Enfin, par le regret lyrique prêté à son narrateur, « Oh ! que ne descendis-je alors dans le pays des âmes ! j’aurais évité les malheurs qui m’attendaient sur la terre », le romancier - peut-être en écho à son propre destin, après sa blessure, son long exil - prend soin de créer à son lecteur un horizon d’attente, le récit de péripéties tragiques.
Troisième partie : une jeunesse double (de la ligne 22 à la fin)
La civilisation
Chateaubriand rappelle l’exploitation effectuée par les colonisateurs espagnols qui utilisent à leur profit la main d’œuvre indienne : « Dans cette ville, nouvellement bâtie par les Espagnols, je courais le risque d’être enlevé pour les mines de Mexico ». Mais tous les colonisateurs ne sont pas tels, comme le souligne le rapide portrait mélioratif de Lopez : « un vieux Castillan, nommé Lopez, touché de ma jeunesse et de ma simplicité, m’offrit un asile et me présenta à une sœur avec laquelle il vivait sans épouse. » Pour illustrer la vie « civilisée » que lui offre son bienfaiteur, il met l’accent à la fois sur la dimension affective par l’hyperbole, « Tous les deux prirent pour moi les sentiments les plus tendres », et sur l’éducation, avec insistance : « On m’éleva avec beaucoup de soin ; on me donna toutes sortes de maîtres. »
L'appel des origines
tLe connecteur d’opposition marque nettement le mal de vivre qui saisit le héros alors âgé d’une vingtaine d’années : « Mais, après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. » Tout se passe comme si son origine naturelle reprenait toute sa force, imposant alors une souffrance : « Je dépérissais à vue d’œil ». Le parallélisme met alors en valeur la perte, vécue douloureusement, de ce qui paraît essentiel, l’environnement naturel : « tantôt je demeurais immobile pendant des heures, à contempler la cime des lointaines forêts ; tantôt on me trouvait assis au bord d’un fleuve, que je regardais tristement couler. » L’imagination fait alors renaître la puissance de ce paysage : « Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude. »
Le retour à la vie sauvage
Le jeune héros, pris entre ces deux mondes, a alors fait un choix, symbolisé par le changement de costume : « Ne pouvant plus résister à l’envie de retourner au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de sauvage, tenant d’une main mon arc et mes flèches et de l’autre mes vêtements européens. » Le terme « désert » est ici à prendre, non pas dans son sens géographique actuel, mais dans son acception originelle, qualifiant un lieu sauvage, dont la mention des armes révèle les dangers.
Mais le héros éprouve tout de même une réelle affection pour son bienfaiteur, qui explique la douleur de la séparation, qui le déchire intérieurement : « Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms odieux ; je m’accusai d’ingratitude ». L’insertion du discours rapporté dramatise cette scène de départ, qui, cependant, souligne son choix de revenir à ses origines : « Mais enfin, lui dis-je, ô mon père ! tu le vois toi-même : je meurs si je ne reprends la vie de l’Indien. »
Antoine-Simon Le Page du Pratz, « Naturels en été », 1758. Gravure in Histoire de la Louisiane
CONCLUSION
Cet incipit, comme le plus souvent dans la tradition romanesque, offre un double intérêt, informer et séduire.
D’une part, il informe sur les circonstances historiques et géographiques qui servent de cadre au récit de Chactas, transportant ainsi son lecteur dans ce Nouveau-Monde exotique. De plus, en liant ces informations à l'analepse du récit, il les rend plus naturelles par le rappel du passé du héros.
D’autre part, en faisant un premier portrait de son personnage, il met l’accent sur la réflexion qu’il entend proposer à son lecteur, celle-là même qui a déterminé le choix du jeune héros : d’un côté, la civilisation de la vie urbaine, qui offre douceur et une utile instruction, de l’autre une vie primitive qui offre la grandeur de la nature, mais aussi une violence qui peut surgir à tout moment.
Pour lire le texte
"Les chasseurs" : la naissance de l'amour
Après le prologue dans lequel Chateaubriand a présenté le cadre de son roman et ses deux personnages, Chactas, le vieil indien, fait au jeune européen René le récit de sa jeunesse, partagée entre le monde sauvage de ses origines et la civilisation découverte auprès de Lopez, son bienfaiteur espagnol. La nostalgie le pousse cependant à retourner à la vie auquel il se sent appartenir, mais, perdu dans les bois, il est capturé par les tribus ennemies des Muscogulges et des Séminoles, et condamné à être brûlé lors du retour à leur « grand village ». Les femmes de la tribu, cependant, font preuve de compassion envers ce jeune prisonnier et l’aident jusqu’à ce qu’une nuit ait lieu une rencontre exceptionnelle, celle d’Atala, un véritable coup de foudre pour le jeune homme qui se prolonge au fil des nuits suivantes où la jeune fille revient, jusqu’à celle qui scelle leur amour, ici étudiée. Quelle image de l’amour cette scène fait-elle ressortir ?
Première partie : le cadre de la rencontre (des lignes 1 à 6)
Le court paragraphe qui ouvre cet extrait, en introduisant cette scène de rencontre, a un double intérêt. D’une part, il rappelle la situation dramatique du jeune héros, « attaché au pied d’un arbre », et étroitement surveillé par « un guerrier ». Mais, surtout, il met en évidence l’héroïne. Le rappel de son statut social de « fille du chef » explique que le guerrier « bondit de joie » en acceptant volontiers sa proposition, habile puisqu’elle s’adresse à un chasseur : « si tu veux poursuivre le chevreuil, je garderai le prisonnier » et laisse ainsi le couple seul. Cependant, sa demande, qui révèle son désir d’un entretien plus intime, est une évidente transgression de la distance qu’elle devrait maintenir, sous-entendant déjà l’intérêt particulier porté à ce jeune prisonnier.
Les liquidambars - ou copalmes - un arbre de Louisiane
Stéphane Barth, La rencontre du couple. Gravure de l’édition de 1805
Le décor inscrit aussi cette rencontre dans un cadre qu’on retrouvera souvent dans la littérature romantique, une végétation protectrice – ici avec le maintien de l’exotisme par la mention des « liquidambars », arbres du sud de l’Amérique – et la présence de l’eau, symbole de vie et de pureté.
Deuxième partie : la liberté (des lignes 7 à 27)
Les troubles du cœur
Quand Chactas fait son récit à René, il est un vieillard, et ce retour sur ce passé favorise un commentaire qui mêle la réflexion a posteriori, avec l’emploi du présent de l’énonciation, « je crois », aux sentiments alors ressentis. L’exclamation, « Étrange contradiction du cœur de l’homme ! », généralise, en effet, ce qui a été vécu à cette époque, un bouleversement tel qu’il fait naître des désirs opposés.
D’un côté, l’amour crée le désir de partager avec l’être aimé l’amour ressenti : « Moi qui avais tant désiré de dire les choses du mystère à celle que j’aimais déjà comme le soleil ». La comparaison amplifie à la fois la dimension céleste de l’héroïne et l’éblouissement qu’elle a produit, mais, en même temps, le sentiment paraît indicible : ce sont les « choses du mystère », incompréhensibles même à celui qui ressent cet amour.
De l’autre, l’image avancée accentue l’inverse, le bouleversement qui fait naître la peur : « maintenant interdit et confus, je crois que j’eusse préféré d’être jeté aux crocodiles de la fontaine à me trouver seul ainsi avec Atala. » C’est la peur de ne pas savoir restituer l’intensité de cet amour, voire d’être rejeté.
Avec le recul, il met en évidence la ressemblance entre Atala et lui, qui se retrouvent unis par le pronom « nous » : « La fille du désert était aussi troublée que son prisonnier ; nous gardions un profond silence ». Mais Chateaubriand veille à inscrire son commentaire dans le contexte exotique du monde indien, qui explique toute réaction humaine par l’intervention des puissances sacrées : « les Génies de l’amour avaient dérobé nos paroles. »
La liberté offerte
La conversation qui suit repose sur une opposition :
Atala confirme la transgression déjà illustrée par cette visite par une offre en trois étapes, encore plus audacieuses, la liberté du prisonnier, d’abord suggérée avec « un effort », « Guerrier, vous êtes retenu faiblement ; vous pouvez aisément vous échapper », puis imposée après une hésitation de « quelques instants », « Sauvez-vous », avant d’être confirmée par son action délibérée : « Et elle me détacha du tronc de l’arbre. »
Atala délivre Chactas, Illustrations de Scènes et tableaux tirés d’Atala, 1814
La réaction de Chactas marque son refus, mais dont il a du mal à révéler clairement la raison. Laissée inachevée, la reprise en chiasme de la phrase d’Atala, avec en son centre l’adverbe « faiblement », suggère l’inverse, que ce qui le retient prisonnier est bien plus fort qu’une simple corde. D’où la mention de cette riposte comme une « hardiesse » : elle est déjà un aveu, que confirme le refus qui suit, rendu beaucoup plus violent par le geste et l’impératif redoublé : « Je saisis la corde, je la remis dans la main de la fille étrangère, en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne. "Reprenez-la ! reprenez-la !" m’écriai-je. ».
Une scène dramatique
Le dialogue alors introduit permet à Chateaubriand d’accentuer la tonalité pathétique de la scène, déjà par la caractérisation des deux personnages, la « voix émue » d’Atala et les « larmes » de Chactas.
La réaction d’Atala traduit son émotion, à la fois par les choix lexicaux, « insensé », « malheureux », et par l’expressivité de l’exclamation et de l’interrogation négative : « ne sais-tu pas que tu seras brûlé ? » Elle révèle ainsi à quel point le sort promis au prisonnier la touche, et tente de l’amener à accepter son offre en insistant sur le pouvoir que lui donne son statut social : « Que prétends-tu ? Songes-tu bien que je suis la fille d’un redoutable Sachem ? »
La réponse de Chactas ne justifie pas son refus, mais vise d’abord à rétablir sa fierté, car il se met à la hauteur, socialement, de la jeune fille : « Il fut un temps, répliquai-je avec des larmes, que j’étais aussi porté dans une peau de castor aux épaules d’une mère. Mon père avait aussi une belle hutte, et ses chevreuils buvaient les eaux de mille torrents ». À ce passé heureux, il oppose sa douloureuse situation présente : « mais j’erre maintenant sans patrie. » Comment ne pas penser ici à ce que Chateaubriand lui-même a pu vivre, son exil pendant la Révolution ? Dans l’évocation de la conséquence de cet exil, le romancier prête ici à son héros ce que représentait l’exil dans l’antiquité gréco-romaine, une privation de l’ultime dignité, celle des funérailles : « Quand je ne serai plus, aucun ami ne mettra un peu d’herbe sur mon corps, pour le garantir des mouches. Le corps d’un étranger malheureux n’intéresse personne. » Il tente ainsi d’attendrir la jeune indienne.
Troisième partie : l'amour scellé (de la ligne 28 à la fin)
L'aveu d'amour
Le discours de Chactas a atteint son but : « Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la fontaine. » Cette image se charge d’une valeur symbolique, unissant la pureté de l’eau de la « fontaine » à celle des « larmes » nées du cœur. De ce fait, le héros se sent autorisé à avouer son amour par une exclamation de regret pour appeler à la réciprocité du sentiment : « Ah ! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait comme le mien ! » Par ses questions négatives, il propose alors une image de la fuite possible, « Le désert n’est-il pas libre ? Les forêts n’ont-elles point de replis où nous cacher ? », où l’amour suffirait seul au bonheur, indépendamment des biens matériels : « Faut-il donc, pour être heureux, tant de choses aux enfants des cabanes ! » Sion appel se fait alors lyrique : « Ô fille plus belle que le premier songe de l’époux ! ô ma bien-aimée ! ose suivre mes pas. ».
Le baiser
La réponse d’Atala, « d’une voix tendre », montre que cet appel l’a touchée, mais elle résiste encore. Cependant, alors même qu’elle souligne ce qui les sépare, son interpellation dément sa méfiance : « Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs ; il est aisé de tromper une Indienne. » Chactas peut alors être assuré de la réciprocité de son amour, tout en maintenant sa position de prisonnier qui vise à laisser à la jeune fille sa supériorité : « Quoi ! m’écriai-je, vous m’appelez votre jeune ami ! Ah ! si un pauvre esclave… »
Atala délivre Chactas, Illustrations de Scènes et tableaux tirés d’Atala, 1814
Le passage se termine sur le gage d’union, le baiser, que favorise le mouvement d’Atala, rassurée et « se penchant » sur le prisonnier, qui peut alors réclamer avec force ce gage : « Je repris avec ardeur : ‘‘ Qu’un baiser l’assure de ta foi !’’ Atala écouta ma prière. » La comparaison finale – comme en référence à celles qui scandent l’épopée homérique –, « Comme un faon semble pendre aux fleurs de lianes roses, qu’il saisit de sa langue délicate dans l’escarpement de la montagne », vient rappeler au lecteur la jeunesse du héros, la grâce fragile d’Atala, et le cadre naturel dans lequel se déroule cette histoire, tout en traduisant l’intensité de l’amour : « ainsi je restai suspendu aux lèvres de ma bien-aimée. »
CONCLUSION
La première rencontre avait illustré le coup de foudre vécu par Chactas. Celle-ci complète le topos littéraire de l’amour naissant en montrant comment se réalise le premier baiser qui scelle la réciprocité du sentiment. Ce baiser est, en soi, une transgression vu ce qui sépare les deux jeunes gens, l’une fille de chef, l’autre prisonnier condamné à mort, mais Chateaubriand, aussi bien par le décor que par le dialogue, qui, à la fois dramatise la scène et en souligne la pureté montre que ce sont les cœurs qui parlent ici, dans toute l’intensité du sentiment amoureux.
"Les chasseurs" : la fuite en forêt
Pour lire le texte
Après le prologue, qui a présenté le cadre du récit et les deux personnages, le vieil indien Chactas et le jeune européen, René, le récit rappelle la jeunesse de Chactas, ses années passées auprès du vieil Espagnol qui l’a recueilli, jusqu’à sa capture par les guerriers Muscogulges. Son sort, cependant, émeut Atala, la fille du chef, et, entre eux, naît l’amour. Après une première libération de Chactas, le couple en fuite a été repris, et, à l’issue d’une longue marche, le sacrifice est fixé au lendemain quand, à nouveau, Atala le libère. Tous deux fuient dans la profondeur de la forêt de Floride, et le bonheur semble alors promis.
Mais ce passage interroge sur les sentiments amoureux qui, au sein de cette nature luxuriante, unissent le couple.
En fuite : la traversée du Meschacebé. Gravure anonymei
Première partie : l’image de la nature (des lignes 1 à 19)
La description du décor
La première phrase de l’extrait met en place une double image : « C’était dans ces riantes hôtelleries, préparées par le grand Esprit, que nous nous reposions à l’ombre ». D’abord la nature offre un asile, propre à favoriser le bonheur de l’amour, mais un lien est établi avec une vision d’un être suprême tout-puissant, protecteur de ceux qui s’aiment, rattachée, certes, au contexte indien, mais qui rappelle la notion chrétienne de « providence ».
La description, construite sur le rythme ternaire des trois subordonnées temporelles, embellit ensuite ce décor, en accentuant, par les verbes, « balancer », « allait flottant », sa douceur, son harmonie : « Lorsque les vents descendaient du ciel pour balancer ce grand cèdre, que le château aérien bâti sur ses branches allait flottant avec les oiseaux et les voyageurs endormis sous ses abris ». Elle unit à la fois les dimensions céleste et terrestre, depuis le plus haut, le « ciel », puis l’arbre, avant d’arriver aux « voyageurs » sur le sol. En même temps la métaphore, qui transforme le « grand cèdre » en « château aérien », en traduit la majesté, que poursuit le lexique architectural qui ferme ce paragraphe : « que mille soupirs sortaient des corridors et des voûtes du mobile édifice, jamais les merveilles de l’ancien Monde n’ont approché de ce monument du désert. » L’appellation de « mobile édifice » d’un côté fait ressortir cette image de solidité protectrice, de l’autre maintient celle d’une légèreté fragile, qui semble imprégner toute la nature avec les « mille soupirs » sous l’action du vent. Par son lexique hyperbolique et la négation antéposée, Chateaubriand met en valeur son jugement mélioratif sur ce décor sauvage.
La vie sauvage au cœur de la forêt
Le mode de vie
Le paragraphe suivant est construit autour d’une accumulation de verbes d’action, qui montrent tous l’union du couple dans le partage de cette vie sauvage : « nous allumions », « nous bâtissions », « nous le suspendions », « Nous mangions ». Tous mettent l’accent sur un mode de vie qui se limite aux besoins élémentaires, le « feu » et la « hutte » pour se protéger du froid, et la nourriture. La nature, dans sa générosité, pourvoit à toutes les nécessités, puisqu’elle offre les matériaux, « une écorce élevée sur quatre piquets » ou « une gaule », les animaux, « une dinde sauvage, un ramier, un faisan des bois », et tout cela semble se faire sans effort : « nous abandonnions au vent le soin de tourner la proie du chasseur ».
Chateaubriand va plus loin encore, en énumérant les aliments, dont, au-delà de l’exotisme, il souligne la saveur, « des mousses appelées tripes de roche, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. » Il termine sur l’évocation de la boisson, insistant sur sa qualité qui ne laisse rien à envier aux tables européennes : « Le noyer noir, l’érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Quelquefois j’allais chercher parmi les roseaux une plante dont la fleur allongée en cornet contenait un verre de la plus pure rosée ».
Le commentaire moral
Si, précédemment, Chateaubriand avait conservé le contexte indien, l’hommage rendu dans l’exclamation finale s’inscrit, elle, dans le christianisme : « Nous bénissions la Providence ». Mais le commentaire sur le rôle de cette « Providence » qui « sur la faible tige d’une fleur avait placé cette source limpide au milieu des marais corrompus », marque le glissement de la réalité concrète du paysage, avec son opposition entre le bienfait et le danger, à une double comparaison : « comme elle a mis l’espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie ! » Chateaubriand n’oublie pas l’objectif de son œuvre, une apologie du christianisme, dont il met en valeur une des vertus cardinales, « l’espérance » qui permet à l’homme de surmonter la douleur et qu’il élargit ensuite à une vision générale de la société, où le bien, la « vertu », pourrait triompher du mal, « des misères de la vie ».
Deuxième partie : le portrait d’Atala (de la ligne 20 à la fin)
Les contradictions de l'héroïne
L’interjection qui ouvre le paragraphe suivant, « Hélas ! », lui donne d’emblée une tonalité tragique, que va développer ensuite le portrait de l’héroïne, qui contredit l’image précédente de l’heureuse harmonie du couple : « Hélas ! je découvris bientôt que je m’étais trompé sur le calme apparent d’Atala. À mesure que nous avancions, elle devenait triste. »
Le comportement dépeint suggère d’abord une peur, « Souvent elle tressaillait sans cause et tournait précipitamment la tête. », suscitée par la passion même qu’elle ressent : « Je la surprenais attachant sur moi un regard passionné qu’elle reportait vers le ciel avec une profonde mélancolie. » Tout se passe comme si « le ciel » représentait une menace, un châtiment latent. Cette peur finit par être partagée par Chactas : « Ce qui m’effrayait surtout était un secret, une pensée cachée au fond de son âme, que j’entrevoyais dans ses yeux. »
Gustave Doré, La tristesse d’Atala, 1863i
Chateaubriand crée ainsi un horizon d’attente, en mettant l’accent sur les contradictions intérieures de l’héroïne et les souffrances provoquées chez celui qui l’aime : « Toujours m’attirant et me repoussant, ranimant et détruisant mes espérances quand je croyais avoir fait un peu de chemin dans son cœur, je me retrouvais au même point. »
Le discours rapporté
Ce portrait est soutenu par le discours direct rapporté, présenté comme récurrent : « Que de fois elle m’a dit ». L’interpellation qui l’ouvre, « Ô mon jeune amant ! » indique la tonalité lyrique de la déclaration d’amour : « je t’aime comme l’ombre des bois au milieu du jour ! Tu es beau comme le désert avec toutes ses fleurs et toutes ses brises. » Les comparaisons contribuent à ce lyrisme, avec un éloge qui met en évidence le rôle attribué à Chactas, celui d’un refuge, d’un apaisement.
Mais, inversement, les sentiments exprimés par Atala font ressortir sa peur : « Si je me penche sur toi, je frémis ; si ma main tombe sur la tienne, il me semble que je vais mourir. » Nous retrouvons l'horizon d’attente qui, dans l’image d’harmonie amoureuse, laisse planer une menace, d’origine céleste : « L’autre jour le vent jeta tes cheveux sur mon visage tandis que tu te délassais sur mon sein, je crus sentir le léger toucher des Esprits invisibles. » La chute de ce discours repose sur une contradiction :
-
Renforcée par l’adverbe lancé en tête, la double comparaison, des êtres les plus jeunes, « les chevrettes » aux plus âgés, les « vieillards », révèle que les « paroles » nées de l’amour de Chactas ont pénétré profondément le cœur d’Atala, comme si son amour donnait sens à une vie entière.
-
Mais l’interjection, « Eh bien », introduit un brutal contraste par le rejet ainsi exprimé : « Eh bien, pauvre Chactas, je ne serai jamais ton épouse ! »
Le commentaire du narrateur
Le texte se termine par un commentaire du narrateur qui donne sens aux contradictions précédemment évoquées, « Les perpétuelles contradictions de l’amour et de la religion d’Atala », ce qu’illustre l’énumération qui suit : « l’abandon de sa tendresse et la chasteté de ses mœurs, la fierté de son caractère et sa profonde sensibilité, l’élévation de son âme dans les grandes choses, sa susceptibilité dans les petites » Jouant sur les oppositions, cette énumération attribue à l’héroïne une dimension mystérieuse, la rend énigmatique au lecteur comme au héros qui conclut : « tout en faisait pour moi un être incompréhensible. » Mais la conséquence qu’il en tire met l’accent sur l’intensité de la passion telle que la ressent le héros : « Atala ne pouvait pas prendre sur un homme un faible empire : pleine de passions, elle était pleine de puissance ; il fallait ou l’adorer ou la haïr. » Un constat paradoxal puisque le parallélisme du portrait de l’héroïne fait naître deux sentiments contradictoires, une violence qui explique que Chateaubriand soit considéré comme un pré-romantique.
CONCLUSION
Ce passage est mis au service de l’objectif de Chateaubriand : célébrer le « génie du christianisme », en montrant à quel point la « Providence » a créé une nature généreuse, qui peut offrir aux hommes tout ce qui leur est nécessaire, et dont la majesté illustre la grandeur d’un dieu tout-puissant. Ce que l’Europe, avec sa civilisation développée, a oublié ressort dans toute sa force dans le Nouveau-Monde que l’auteur dépeint.
Mais, par le portrait d’Atala, il met aussi en évidence les troubles du cœur, une double image de la passion, vécue à la fois dans le bonheur du partage, dans la communion des cœurs, et dans la souffrance. Le passage, en évoquant la tristesse et la peur de l’héroïne, et surtout le « secret » qu’elle porte en elle, laisse, en effet, planer une menace sur l’idylle dépeinte.
"Les chasseurs" : un terrible orage
Pour lire le texte
Ce passage se situe presque à la fin de la première partie d’Atala, intitulée « Les chasseurs », alors que le récit rétrospectif du vieil indien Chactas au jeune européen René a longuement raconté comment est né l’amour entre lui et Atala. Alors qu’il était prisonnier et condamné à mort par la tribu ennemie des Natchez, les Muscogulges, cette fille du chef finit par le libérer.
Tous deux fuient à travers la Louisiane. Même si Chactas a conscience de la tristesse d’Atala, sur laquelle semble peser un lourd « secret », il vit intensément sa passion dans cette nature qui leur offre un refuge, jusqu’au soir où un terrible orage éclate alors qu’ils suivent dans un « canot », le cours du fleuve Tenese. Comment Chateaubriand, à travers la description du paysage, lui donne-t-il un sens symbolique ?
Jean-Démosthène Dugourc, Chactas et Atala descendent le fleuve, entre 1801-1825. Estampe. Musée du Nouveau Monde, La Rochelle
Première partie : l’annonce de l’orage (des lignes 1 à 10)
La chronologie
Dans son récit, Chactas mentionne la durée de leur fuite, et Chateaubriand prend soin pour cela de conserver le lexique indien : ils en sont à leur « vingt-septième soleil » depuis la libération de Chactas, et « la lune de feu avait commencé son cours, ce qui correspond au mois de juillet. Vient ensuite la mention de l’heure, la tombée du jour, imagée par une évocation de la vie des villages, « Vers l’heure où les matrones indiennes suspendent la crosse du labour aux branches du savinier et où les perruches se retirent dans le creux des cyprès ». L’écrivain marque, à cette occasion, le lien entre les rythmes du travail humain et de la faune, ici des oiseaux qui se préparent à la nuit comme les villageois. Le lexique souligne ensuite deux étapes de la menace croissante, le verbe « commencer » et l’adverbe temporel, « Bientôt ».
L'arrivée de l'orage
Après la généralisation, « tout annonçait l’orage », cette menace s’installe graduellement, d’abord par la couleur du « ciel » qui « commença à se couvrir. » Après la lumière, vient la notation sonore : « Les voix de la solitude s’éteignirent, le désert fit silence et les forêts demeurèrent dans un calme universel. » Mais ce « silence » n’apporte pas un réel apaisement, plutôt une inquiétude, que confirme le bruit ensuite introduit : « Bientôt les roulements d’un tonnerre lointain, se prolongeant dans ces bois aussi vieux que le monde, en firent sortir des bruits sublimes. » Chateaubriand image alors cette arrivée de l’orage en l’amplifiant par la dimension qu’il lui prête, comme un retour aux origines de l’humanité. Comment ne pas penser aussi, avec l’insistance en fin de phrase sur les « bruits sublimes », à la mythologie grecque, au rôle qu’elle accorde à Zeus, à l’action donc d’une force divine supérieure sur une nature qui devient alors une menace pour l’homme : « Craignant d’être submergés, nous nous hâtâmes de gagner le bord du fleuve, et de nous retirer dans une forêt. » Le couple est, en effet, dans un » canot » sur le fleuve « Tenese », mais l’eau, qui sert leur fuite, devient à présent un danger qui l’oblige, comme les oiseaux, à chercher l’abri des arbres. Un véritable déluge, quasi biblique, semble, en effet, s'annoncer...
Deuxième partie : une marche difficile (des lignes 11 à 18)
Un décor dangereux
La description met d’abord l’accent sur l’instabilité du « terrain marécageux », car l’eau imprègne la terre qui semble avoir perdu toute sa solidité : « Le sol spongieux tremblait autour de nous, et à chaque instant nous étions près d’être engloutis dans des fondrières. » Cela rend la marche du couple particulièrement difficile, mais à cela s’ajoute la végétation dont l’abondance devient un obstacle : « Nous avancions avec peine sous une voûte de smilax, parmi des ceps de vigne, des indigos, des faséoles, des lianes rampantes ». Au-delà de la précision du lexique botanique, Chateaubriand met en valeur, par la comparaison, la menace qui fait de l’homme une proie de la nature.
Une faune effrayante
À cela s’ajoute une énumération qui accentue une autre menace, la faune, qui surgit de toute part pour accentuer le danger. D’abord, elle vient du ciel, des plus petits à ceux qui, traditionnellement, suscitent la peur : « Des insectes sans nombre, d’énormes chauves-souris nous aveuglaient ». Puis, ils rampent sur le sol, en produisant un bruit inquiétant : « les serpents à sonnette bruissaient de toutes parts ». Enfin sont cités les mammifères, les plus gros mais, surtout, ceux qui s’en prennent aux humains et dont la férocité est suggérée par leurs cris, mis en valeur en fin de phrase : « et les loups, les ours, les carcajous, les petits tigres, qui venaient se cacher dans ces retraites, les remplissaient de leurs rugissements. » Tout est fait, dans cette description, pour faire imaginer au lecteur la terreur que peuvent ressentir les personnages.
Troisième partie : l’explosion de l’orage (des lignes 19 à 31)
Une vision d'apocalypse
Chateaubriand crée, en effet, un tableau saisissant, car tous les éléments naturels s’associent pour provoquer l’effroi, tandis que le passage du narrateur au présent donne au lecteur l’impression de revivre cette scène avec lui. C’est d’abord la nuit qui envahit l’espace, « l’obscurité redouble », en donnant l’impression que le ciel vient écraser la terre : « les nuages abaissés entrent sous l’ombrage des bois. », puis cela s’accentue quand « les forêts plient ». Intervient ensuite le feu, éblouissant par sa brutalité, « La nue se déchire, et l’éclair trace un rapide losange de feu. », auquel s’ajoute l'air, un « vent impétueux » qui, à son tour, bouleverse l’univers : il « roule les nuages sur les nuages » et « le ciel s’ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. » Le jeu des sonorités, mêlant la dureté du [ k ] au [ s ] sifflant soutient la violence de l’incendie qui se propage, métamorphosant ce paysage.
Charles Abraham Chasselat, Chactas et Atala surpris par l’orage, 1812. Eau-forte, 33,3 x 44,7. Musée Underlinden, Colmar
Il prend alors une grandeur épique, rappelant notamment les images de l’incendie de Troie dans l’Iliade d’Homère ou dans l’Ènéide de Vrgile : « La foudre met le feu dans les bois ; l’incendie s’étend comme une chevelure de flammes ». La comparaison illustre l’extension du feu qui envahit tout le paysage. Dans un premier temps, la comparaison le personnifie, puis il prend une dimension architecturale avec « des colonnes d’étincelles et de fumée », avant de se transformer en une véritable guerre où le pluriel, les « foudres » pour qualifier les flammes figurent les combattants partis à l’assaut : elles « assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. »
La colère divine
Cette violence démesurée conduit, au centre de ce tableau, à une double exclamation du narrateur, qui exprime deux sentiments contrastés, glissant de l’horreur à la fascination : « Quel affreux, quel magnifique spectacle ! » Il amène à l’image d’un dieu qui, même s’il est nommé selon la culture indienne, rappelle le tout-puissant Zeus de l’antiquité grecque mais, surtout, le dieu vengeur de la Bible dont la colère punit les humains : « Alors le grand Esprit couvre les montagnes d’épaisses ténèbres ». Toute la nature devient ainsi la manifestation d’une apocalypse où les sonorités les plus effrayantes emplissent l’univers, alors que s’abattent sur la terre « le fracas des « vents » et le feu. L’énumération des ces différentes sonorités forme une gradation, passant des plus impalpables, « un mugissement confus », aux plus sourdes, « le gémissement des arbres », puis s’amplifiant avec « le hurlement des bêtes féroces », avant d’arriver à celles qui figurent les éléments déchaînés : « le bourdonnement de l’incendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s’éteignant dans les eaux. »
Quatrième partie : la force de la passion (de la ligne 32 à la fin)
Quel sens donner à cette vision cataclysmique ? À la fin de l’extrait, l’exclamation du narrateur, « Le grand Esprit le sait ! », renvoie à l’impuissance humaine qui ne peut comprendre les desseins divins. Mais la suite, en ramenant aux deux héros, met en parallèle ce déchaînement naturel et les sentiments humains, ici l’intensité de la passion de Chactas marquée par la négation restrictive : « Dans ce moment je ne vis qu’Atala, je ne pensai qu’à elle. » Il tente ainsi de la protéger de cette colère divine : « Sous le tronc penché d’un bouleau, je parvins à la garantir des torrents de la pluie. » Son récit introduit alors un paradoxe : « Assis moi-même sous l’arbre, tenant ma bien-aimée sur mes genoux, et réchauffant ses pieds nus entre mes mains, j’étais plus heureux que la nouvelle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans son sein » La comparaison finale donne, en effet, l’impression qu’alors que la nuit s’abat sur eux, c’est une nouvelle aube, une naissance qui s’annonce.
Jean-Démosthène Dugourc, Chactas et Atala surpris par l’orage, entre 1801-1825. Estampe. Musée du Nouveau Monde, La Rochelle
CONCLUSION
D’une part, cette description fait ressortir les qualités d’un romancier qui sait aussi faire œuvre de peintre et de poète en donnant à cet orage une dimension épique, traduisant trois dimensions de cette tonalité : une force de la nature, une amplification des effets produits par tous les éléments qui s’unissent, et l’impression qu’une volonté divine s’exerce dans ce qui ressemble à une apocalypse.
D’autre part, elle marque aussi un basculement dans le récit : jusqu’alors bienveillante et protectrice de l’idylle amoureuse, la nature bienveillante se trouve bouleversée, à l’image du cœur des personnages, du trouble d’Atala qui suscite l’inquiétude de Chactas. Cependant la fin du passage suggère l’idée d’un apaisement, l’idée que de ce terrible orage peut naître une aube nouvelle : il amènera la rencontre du couple avec le père Aubry, figure d’un sauveur car messager du dieu chrétien, que montrera la deuxième partie du roman, « Les laboureurs ».
"Le drame" : la mort d'Atala
Pour lire le texte
Dans la première partie d’Atala, intitulée « Les chasseurs », le récit rétrospectif du vieil indien Chactas au jeune européen René a longuement raconté comment est né l’amour entre lui et Atala. Alors qu’il était prisonnier et condamné à mort par la tribu ennemie des Natchez, les Muscogulges, cette fille du chef finit par le libérer. Alors qu’ils ont pu fuir à travers la forêt, ils subissent un terrible orage, et sont recueillis par le père Aubry, un ermite qui les conduit à sa grotte, et, dans la deuxième partie, « Les laboureurs », il fait découvrir à Chactas la Mission qu’il a fondée, image d’une vie heureuse baignée dans la foi chrétienne. Mais, quand Chactas et le père Aubry reviennent à la grotte, ils découvrent Atala à l’agonie, d'où le titre de la troisième partie, « Le drame », dans laquelle elle explique le douloureux « secret » qu’elle porte : elle s’est empoisonnée pour ne pas trahir le respect du vœu sacré de virginité promis à sa mère. Alors que le père Aubry lui apporte la consolation de la religion, quel rôle Chateaubriand accorde-t-il à la peinture des derniers moments de son héroïne ?
Première partie : les dernières paroles d’Atala (des lignes 1 à 12)
Henri Chasselat, Les dernières paroles d'Atala, entre 1801-1825. Estampe. Musée du Nouveau Monde, La Rochelle
Son appel à la conversion
La première partie de ce passage rapporte les dernières paroles d’Atala, adressées à Chactas, désespéré à ses côtés. Ses premiers morts complètent son geste précédent. Elle vient de donner à Chactas le « petit crucifix d’or », symbole de sa religion chrétienne ; à présent elle lui apporte la consolation offerte par cette religion, : « Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. » La reprise lexicale et l’opposition des adjectifs soulignent le temps éphémère accordé à l’homme sur terre, en ouvrant l’espoir d’une « union » éternelle dans l’au-delà. Mais son exclamation, un élan d’amour, « Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais ! », donne un rôle particulier au christianisme : il permettrait de prolonger l’amour humain, en refusant qu’il ne soit qu’éphémère.
La négation restrictive rappelle donc que tout humain est mortel, « Je ne fais que te devancer aujourd’hui », et l’image suivante promet une réunion dans un autre monde, dont elle affirme la puissance : « et je te vais attendre dans l’empire céleste. » Elle lance alors à Chactas un vibrant appel à la conversion, avec un futur qui traduit sa certitude : « Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. » Pour prouver la puissance de la croyance chrétienne, elle invoque son propre exemple, la sérénité qu’elle ressent alors même qu’elle se meurt : « Elle fait sous tes yeux un grand miracle, cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter sans mourir dans les angoisses du désespoir. »
L'amour humain
Le connecteur d’opposition, « Cependant », ramène Atala de l’élévation chrétienne à sa réalité de femme amoureuse. Par la négation restrictive, « je ne veux de toi qu’une simple promesse », elle exprime, en effet, le regret de cet amour rendu impossible par le vœu fait à sa mère qui l’a conduite à choisir le suicide : « je sais trop ce qu’il en coûte pour te demander un serment. » De plus, la raison qu’elle avance est le signe de la persistance d’un amour tout humain, qui redoute une rivale à venir, imagination douloureuse marquée par les points de suspension : « Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi… » Elle reste ainsi déchirée entre cet amour humain qu’elle réaffirme et sa conscience de trahir doublement sa religion, d’une part sa propre promesse à sa mère mourante, d’autre part le vœu considéré comme sacré fait par sa mère en consacrant sa fille à la « Vierge » en échange de sa survie : « Ô ma mère ! pardonne à ta fille. Ô Vierge ! retenez votre courroux. » Sa double injonction est l’aveu d’une faute, mais qui, finalement, ne révèle que la puissance de son amour terrestre : « Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu ! des pensées qui ne devraient être que pour toi. »
Deuxième partie : la puissance divine (des lignes 13 à 35)
La conversion de Chactas
Chactas répond à cet appel, mais il n’est pas pour autant consolé par cette promesse de vie éternelle : « Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. » Son acceptation semble, en effet, davantage dictée par son amour que par une réelle conviction. Chateaubriand redonne alors toute sa force à la foi par l’intervention du père Aubry : « À ce spectacle, le solitaire, se levant d’un air inspiré et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « "Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici !" » Intermédiaire entre Dieu et les hommes, il provoque ainsi ce qui est représenté comme un miracle : « À peine a-t-il prononcé ces mots qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. »
Gustave Doré, Chactas aux pieds d’Atala, 1863. BnF
Un premier sacrement : la communion
Le merveilleux chrétien
Le récit change alors de tonalité ; il s’inscrit dans le merveilleux, en mettant en valeur le premier sacrement chrétien, la communion. Déjà, la description de l’objet du culte, un calice, met l’accent sur le mystère de ce sacrement : il est déposé dans « un lieu secret », puis sa beauté est amplifiée, c’est « une urne d’or », qui est comme protégée des regards profanes car « couverte d’un voile de soie. » À chaque geste du père Aubry répond, d’abord en lien avec la prière, le merveilleux dans toutes ses dimensions, irruption brutale avec l'adverbe temporel, effet lumineux qui métamorphose le lieu, puis sonore, à partir de l'imagerie catholique : « il se prosterne, et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes ». Cette peinture donne ainsi l’impression que la puissance céleste envahit l’espace, jusqu’à l’image finale, liée à la grotte où a été caché le calice, qui illustre la venue du Christ sur terre à travers ce sacrement : « et lorsque le solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne. »
L'héroïne sanctifiée
Le récit de la communion d’Atala renforce encore l’image du sacré, avec le sens symbolique de l’« hostie », dont la comparaison, « blanche comme la neige », illustre la pureté absolue, et ces « mots mystérieux » qui sépare ce rituel du sacrement des paroles profanes, terrestres. Chateaubriand transfigure alors son héroïne qui semble s’élever vers l’au-delà céleste : « Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. »
La communion d'Atala, Illustrations de Scènes et tableaux tirés d’Atala, 1814
Enfin, son portrait souligne la puissance sacrée du sacrement qu'elle reçoit : « Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entr’ouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. »
L'extrême-onction
Ce premier sacrement est suivi du second, l’extrême-onction qui accompagne la mort avec le geste, « Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les tempes d’Atala, » et les « fortes paroles » du discours direct rapporté, « Partez, âme chrétienne, allez rejoindre votre Créateur ! », qui contribuent à la sanctification d’Atala.
Mais Chateaubriand nous rappelle que son héros reste un Indien, qui n’a pas encre compris la promesse chrétienne, d’où sa réaction naïve : « Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai en regardant le vase où était l’huile sainte : "Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala ?" » Mais cela permet au romancier de remettre en évidence le fondement du christianisme, « Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle ! », et lui offre une chute saisissante en marquant le contraste avec la courte phrase finale : « Atala venait d’expirer. »
Troisième partie : le retour au récit présent (de la ligne 36 à la fin)
Eugène Staal, La mort d’Atala, 1861. Estampe, BnF
La douleur du narrateur
Cette troisième partie se ferme en nous ramenant au moment de l’énonciation au récit fait en analepse par le vieux Chactas au jeune européen, René : « Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de son récit, Chactas fut obligé de s’interrompre. »
Sa douleur est ainsi mise en évidence : « Ses pleurs l’inondaient, et sa voix ne laissait échapper que des mots entrecoupés. » La périphrase qui désigne alors le héros, « Le Sachem aveugle », malgré le lexique emprunté à la réalité indienne, traduit la sagesse traditionnellement prêtée aux vieillards, mais qui rappelle aussi des personnages de l’antiquité grecque, tel le devin Tirésias. Le récit remet alors au premier plan l’objet symbolique qui a accompagné l’histoire d’amour, de la première rencontre du couple à la mort d’Atala qui le lui avait légué : il « ouvrit son sein, il en tira le crucifix d’Atala. "Le voilà, s’écria-t-il, ce gage de l’adversité ! Ô René ! ô mon fils ! tu le vois, et moi, je ne le vois plus !" » Le triple appel exclamatif lancé à René en traduit tout le prix, symbolisé par son matériau, « l’or », car il représente à la fois l’éternité de l’amour de Chactas, sa douleur, et la mort de celle à présent qualifiée de « sainte ».
L'ultime souhait
La double question posée ensuite relève plus du soliloque que d’une adresse à René et peut surprendre vu sa promesse faite à Atala mourante et sa conscience d’une faute commise : « Comment Chactas n’est-il point encore chrétien ? Quelles frivoles raisons de politique et de patrie l’ont jusqu’à présent retenu dans les erreurs de ses pères ? » C’est alors sur un ton lyrique qu’il affirme sa volonté de se convertir, présenté comme un appel reçu alors qu’il approche de la mort : « Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre me crie : Quand donc descendras-tu dans la tombe, et qu’attends-tu pour embrasser une religion divine ?… » Ce dialogue avec la « terre » illustre ce qui attend tout mortel, comme si son récit à René était venu rappeler la promesse chrétienne d’une éternité dans l’au-delà que lui offrirait le baptême : « Ô terre ! vous ne m’attendrez pas longtemps : aussitôt qu’un prêtre aura rajeuni dans l’onde cette tête blanchie par les chagrins, j’espère me réunir à Atala… » La dernière phrase, « Mais achevons ce qui me reste à conter de mon histoire. », permet la transition avec la quatrième partie, « Les funérailles ».
CONCLUSION
Ce passage poursuit le basculement marqué, à la fin de la deuxième partie, qui inscrit dans le paysage le bouleversement dans les cœurs, Ainsi Chateaubriand met en évidence le tragique, qui déchire l’héroïne et la conduit au suicide, et Chactas au désespoir.
Mais le récit de sa mort nous rappelle aussi la volonté de Chateaubriand de faire de ce roman une composante de son œuvre plus vaste, le Génie du christianisme. Il montre, en effet, l’influence de la religion chrétienne, bénéfique puisqu’elle apaise les passions et les colères des hommes, les console par la promesse d’une vie éternelle, donc d’une réunion dans l’au-delà de ceux qui s’aiment, et enfin par la force d’un mysticisme qui sublime l'héroïne et impressionne ici Chactas, donc propre à convertir tout « sauvage ». Cependant, est-ce vraiment foi chrétienne qui s’exprime chez les personnages, ou bien n’est-ce pas davantage la force de leur amour qui occupe leur âme, dont le crucifix, légué à Chactas par Atale, figure le symbole ?
"Les funérailles" : Atala mise en terre
Pour lire le texte
Dans la première partie d’Atala, « Les chasseurs », le vieil indien Chactas a raconté au jeune européen René son amour pour Atala, avec laquelle, tous deux fuyant les Muscogulges qui préparaient le supplice de leur prisonnier, il a vécu une brève idylle avant qu’un ermite, le père Aubry ne les sauve d’un terrible orage. Dans la deuxième partie, « Les laboureurs », celui-ci fait découvrir à Chactas la Mission qu’il a fondée, image d’une vie heureuse baignée dans la foi chrétienne. Mais, à leur retour dans la grotte, ils découvrent Atala aux portes de la mort, relatée dans la troisième partie, « Le drame » : elle s’est empoisonnée pour ne pas trahir le respect du vœu sacré de virginité promis à sa mère. Ce suicide n’empêche pas une mort chrétienne, sublimée par la foi, qui sanctifie l’héroïne qu’il faut à présent mettre en terre, ce que dépeint la quatrième partie, « Les funérailles ». Quels effets Chateaubriand cherche-t-il à produire par les images et les sentiments mis en valeur dans ce récit ?
Première partie : les préparatifs (des lignes 1 à 15)
Le décor
Atala ne sera pas enterrée dans le cimetière que Chactas a pu observer en visitant la Mission, mais à proximité de la grotte où elle a vécu ses derniers moments. Le pronom « nous » souligne l’union du père Aubry et de Chactas ; même si celui-ci reste un indien, il a lui aussi la conscience des hommages dus aux morts, et surtout à sa bien-aimée : « Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte qui donnait vers le nord. » Le récit souligne aussi le geste du père Aubry, un sacrifice qui est aussi une preuve de charité ultime : « L’ermite les avait roulés dans une pièce de lin d’Europe, filé par sa mère : c’était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. » Fille de la nature, c’est dans un décor naturel qu’elle repose : elle « était couchée sur un gazon de sensitives des montagnes ».
Napoléon Thomas, Les Funérailles d’Atala, 2nde moitié du XIXème s. Estampe, Musée du Nouveau Monde, La Rochelle
Le portrait d'Atala
Le récit précédent n’a donné que quelques détails du portrait physique d’Atala, comme s’il avait fallu attendre l’immobilité de la mort, pour pouvoir la dépeindre plus précisément puisque sa nudité, tandis que « ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts », ne peut plus alors créer de désir coupable.
Le portrait commence par le témoignage de l’union amoureuse espérée par Chactas : « On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée… celle-là même que j’avais déposée sur le lit de la vierge pour la rendre féconde. » Mais cette fleur est « fanée », devenue symbole de la mort qui a détruit tous les espoirs.
Viennent ensuite les traits du visage, qui, eux aussi, illustrent l’amour de Chactas. Ainsi la comparaison, « Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins », se termine par deux infinitifs contradictoires puisque la vie, « sourire », semble effacer la menace de la mort, « languir ». De même si « ses joues, d’une blancheur éclatante » traduit la pâleur de la mort, tandis que la vue des « quelques veines bleues » renvoie plutôt à l’image du sang, comme s’il circulait encore.
La dernière précision, « Ses beaux yeux étaient fermés », renforce encore l’impression que plus que morte, Atala ne serait qu’endormie.
L'héroïne sublimée
La fin du portrait la rattache à sa foi, depuis sa position jusqu’à l’objet mis en valeur : « ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d’albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d’ébène ». Chateaubriand lui prête ici l’attitude des "gisants", ces statues placées, au Moyen Âge, dans les églises en hommage aux morts illustres, en la comparant d’ailleurs à une « statue » à la fin.
Une gisante : Agnès Sorel, 1450. Collégiale Saint-Ours de Loches
La mention du « scapulaire » qu’elle porte autour du cou, carré d’étoffe bénite, renfermant souvent des images pieuses, rappelle que la mère d’Atala l’a vouée, encore enfant, à la Vierge pour la sauver de la mort, mais que c’est la promesse de respecter ce vœu, faite à sa mère mourante, qui l’a amené à la mort pour ne pas le trahir par amour pour Chactas.
Ainsi, à travers le regard de son héros Chactas, il sublime son héroïne, qui, par le vœu respecté en gardant son « innocence », accède à une dimension mystique, surnaturelle, soulignée par l’hyperbole : « Elle paraissait enchantée par l’Ange de la mélancolie et par le double sommeil de l’innocence et de la tombe : je n’ai rien vu de plus céleste. » C’est ce que confirme le commentaire du narrateur qui ferme ce portrait en la sanctifiant : « Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie. »
Deuxième partie : la veillée funèbre (des lignes 16 à 37)
Les sentiments de Chactas
Le récit de la veillée auprès du corps d’Atala commence par une opposition entre les deux personnages.
Le père Aubry est dans son rôle : « Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. » Sa foi implique, en effet, qu’il songe à l’âme d’Atala, pour préparer son salut dans l’au-delà.
En revanche, l’anaphore dans les exclamations de Chactas ne met en valeur que le souvenir de l’union terrestre vécue avec sa bien-aimée, dont, en la nommant « mon Atala », il revendique la possession, donc l’injustice de sa perte : « Que de fois, durant son sommeil, j’avais supporté sur mes genoux cette tête charmante ! Que de fois je m’étais penché sur elle pour entendre et pour respirer son souffle ! » Il ne fait que formuler ainsi un regret du bonheur perdu, qui s’accentue encore dans la troisième exclamation, douloureux retour à la réalité, celle d’un corps sans vie : « Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et c’était en vain que j’attendais le réveil de la beauté ! »
Le cadre de la "veillée"
Comme il le fait souvent, Chateaubriand crée un tableau où toutes les sensations s’associent pour créer l’impression d’ensemble, la puissance du sacré.
La première est visuelle, rôle de la lumière, avec la personnification de « la lune », en trois temps. D’abord, sa lumière fait écho à l’image de la jeune morte : elle « prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. » Puis la comparaison à « une blanche vestale », confirme cette pâleur en lui donnant une dimension sacrée empruntée à l’antiquité romaine (il s'agit d'une prêtresse honorée pour sa virginité) qui, en même temps, sublime l’héroïne qui lui ressemble : « Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d’une compagne. » L’allitération de la consonne [ l ] illustre la douceur de cette image, et le verbe « pleurer » traduit la tonalité pathétique qui emplit ensuite tout l’univers : « Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. » Chateaubriand retrouve ici le rôle traditionnel attribué à la lune dans l’antiquité grecque, astre nocturne qui, de ce fait, suggère un mystère en lien avec la mort.
Viennent ensuite les odeurs, elles aussi liées au sacré, mais ici il s’agit du rituel chrétien : « De temps en temps le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis, secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. » Mais la formule qui dépeint ces parfums rappelle que cette religion a le pouvoir d’apaiser, de soulager les douleurs humaines.
À ce tableau s’ajoute l’effet sonore, le chant du père Aubry : « Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d’un vieux poëte nommé Job ; il disait : "J’ai passé comme une fleur ; j’ai séché comme l’herbe des champs. / Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ?" » Cette lamentation reprend des vers tirés du livre de Job dans l’Ancien Testament biblique, en prêtant ainsi la parole à la jeune fille morte et en rappelant la façon dont les humains interrogent le pouvoir divin qui impose ce destin cruel à ses créatures.
La toute-puissance du sacré
Comme la lumière et les parfums, de la même façon ce chant emplit l’univers : « Ainsi chantait l’ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée allait roulant dans le silence des déserts. » Le rythme ternaire marque l’extension du sacré auquel toute la nature semble participer : « Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts. » La construction de la phrase reproduit cette ampleur, en associant à l’élément omniprésent dans le roman, l’eau, sujet central, d’une part la faune, d’autre part les humains : « Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d’un torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres ». Autant de signes de vie qui s’apposent aux « chants funèbres », à la mort, comme pour rappeler à l’homme qu’il n’est qu’un mortel.
À cette interprétation répond le commentaire qui surgit de l’imagination de Chactas : « et l’on croyait entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du solitaire ». Les « Bocages de la mort » sont le cimetière de la Mission que Chactas avait visité à la Mission du père Aubry, proche de « l’arche du pont » où il a été décidé d’enterrer Atala. Mais ce « chœur lointain des décédés » vient ici prouver la survie des âmes dans l’au-delà, ranimées par la prière de l’ermite.
Troisième partie : la mise en terre (de la ligne 38 à la fin)
Une marche pénible
Le dernier moment des funérailles est marqué par l’arrivée du jour, qui ranime aussi la nature, déjà par la lumière qui surgit, « une barre d’or se forma dans l’orient », puis par la vie animale : « Les éperviers criaient sur les rochers et les martres rentraient dans le creux des ormes ». La brève phrase de conclusion, « c’était le signal du convoi d’Atala » annonce ainsi que sa mise en terre est l’étape nécessaire pour la mener à la vie éternelle promise par sa foi chrétienne.
Mais la tâche est rude, à la fois en raison du poids du cadavre : « Je chargeai le corps sur mes épaules », « souvent, pliant sous le fardeau, j’étais obligé de le déposer sur la mousse et de m’asseoir auprès, pour reprendre des forces. » De plus, l’âge du père Aubry ne facilite pas l’avancée sur un chemin difficile : « l’ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rocher en rocher ; la vieillesse et la mort ralentissaient également nos pas. » Les courtes propositions semblent reproduire la lenteur de cette marche.
L'expression de la douleur
La douleur est marquée par le contraste établi entre la vie et la mort. Ainsi le chien « qui nous avait trouvés dans la forêt, [...] maintenant, bondissant de joie » fait resurgir le bonheur passé, quand, menacé par l’orage, le couple avait été sauvé par l’arrivée de l’ermite : le chien les avait alors ramenés tous deux vers la vie, tandis qu’à présent, Chactas porte Atala morte vers son séjour ultime. Le pathétique est exprimé par « je me mis à fondre en larmes », et accentué par l’animation prêtée au corps si lourd à porter : « Souvent la longue chevelure d’Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d’or sur mes yeux ». Tout se passe comme si se créait un dernier rapprochement entre les deux personnages.
L’interpellation du jeune destinataire, René, « Ô mon fils ! » par le vieillard narrateur intensifie la douleur de cette scène en en rappelant tous les signes :
-
la position des deux personnages et leur geste : ils sont « à genoux l’un vis-à-vis de l’autre dans un désert, creusant avec leurs mains », ce qui rend cette tâche terrible que si elle avait été accomplie à l’aide de la « bêche » pourtant prévue.
-
l’image du corps d’Atala : « une pauvre fille dont le corps était étendu près de là ».
-
le lieu lui-même, dont la solitude est rappelé, « un désert », et symbolique, « la ravine desséchée d’un torrent », où l’absence d’eau illustre l’absence de toute vie.
La mise en terre
Durant cette tâche, Chactas, le « jeune sauvage » et le père Aubry, le « vieil ermite » restent unis, association des mondes païen et chrétien : « Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté dans son lit d’argile. »
Mais le narrateur remet ensuite au premier plan, par l’interjection et l’exclamation, le tragique de sa douleur, nouveau contraste avec le temps de leur union : « Hélas ! j’avais espéré de préparer une autre couche pour elle ! » Par contraste, la terre est ici mise en évidence, comme pour rappeler la parole divine de la Genèse après la chute d’Adam, « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière » : d’abord « Prenant alors un peu de poussière dans ma main », « Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-huit printemps », enfin est mentionné « le sol noirci » et « une sombre argile ».
Francisque Duret, Chactas en méditation sur la tombe d’Atala, 1836. Bronze, 135 x 55 x 80. Musée des Beaux-Arts de Lyon
Le dernier regard de Chactas, « j’attachai pour la dernière fois mes yeux sur le visage d’Atala », révèle à nouveau la double dimension humaine, celle affirmée par le christianisme, soutenue par la métaphore, « je vis graduellement disparaître les traits de ma sœur et ses grâces se cacher sous le rideau de l’éternité », et celle qui relève de la part terrestre, sur laquelle s’achève le portrait, comme pour remettre au premier plan le symbole de la femme : « son sein surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis blanc s’élève du milieu d’une sombre argile ».
CONCLUSION
Cette scène est tout particulièrement représentative de l’art de Chateaubriand dans Atala. Bien évidemment, ce récit des funérailles d’Atala lui permet de mettre en évidence la grandeur du christianisme qu’il entend célébrer : chaque moment, portrait des personnages comme description du cadre, en souligne à la fois la dimension sacrée et la force mystique qui envahit tout l’univers dans le tableau créant un décor comme enchanté.
Mais, en même temps, en faisant graduellement passer la douleur de son héros du pathétique au tragique, il accentue la puissance de l’amour qui peut unir deux êtres en rendant la mort inacceptable. Chateaubriand nous rappelle ici une autre scène célèbre de funérailles, celles de Manon Lescaut dans Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731) de Prévost, qui se déroule également en Louisiane et met elle aussi en évidence la douleur terrible de l’amant renvoyé à sa solitude.