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François-René de Chateaubriand, Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert, 1801

Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand, après 1808. Huile sur toile, 130 x 96. Musée d’Histoire de la Ville et du Pays malouin, Saint-Malo

L'auteur (1768-1848) : la naissance du romantisme 

Le "mal du siècle" de la jeunesse

Issu d’une famille de la vieille noblesse bretonne, il est le dernier fils du comte de Chateaubriand, qui s’est enrichi dans le commerce, notamment avec les colonies, de la piraterie à la traite négrière. Comme le veut la tradition, il est d’abord placé en nourrice, mais rejoint rapidement sa famille installée au château de Combourg en 1777. Son instruction au collège révèle déjà à la fois une intelligence exceptionnelle, mais aussi une liberté qui va jusqu’à la désobéissance, ce qui l’amène d’ailleurs à renoncer à la carrière dans la marine qu’on lui destine, de même qu’à la prêtrise. Dans son autobiographie, René (1802), il évoque longuement l’aspect sinistre de ce château, régi par un père particulièrement rigoureux et sombre, dont l’épouse, cultivée, reste effacée. Sa situation, au cœur de la lande bretonne, lui permet cependant dans son adolescence des promenades solitaires et des rêves exaltés partagés souvent avec sa sœur Lucile, mais aussi le conduit à une tentative de suicide.

Anne-Louis Girodet, Portrait de Chateaubriand, après 1808. Huile sur toile, 130 x 96. Musée d’Histoire de la Ville et du Pays malouin, Saint-Malo

Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Hubert Clerget, Le Château de Combourg,1860. Gouache sur papier, 44,5 x 36,5. Châtenay-Malabry, maison de Chateaubriand

Hubert Clerget, Le Château de Combourg,1860. Gouache sur papier, 44,5 x 36,5. Châtenay-Malabry, maison de Chateaubriand

Le jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du Nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s’élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. »

« Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.

La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre, je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la force de créer des mondes. (René, 1802)

Ce texte, reflet de la personnalité de l’adolescent, permet de découvrir les principales caractéristiques du mouvement romantique, de ce qui sera nommé "le mal du siècle", mais aussi des constantes dans la vie de Chateaubriand :

  • Un "moi" exalté, désirs enfouis et rêveries, autant de sentiments contradictoires qui amènent une profonde mélancolie et l’aspiration à un "ailleurs", que concrétiseront ses voyages notamment.

  • Cet "ailleurs", il se trouve au sein de la nature, un refuge, dans la solitude de paysages sauvages – et pensons à ceux d’Amérique ou de l’Orient qu'il décrira dans ses œuvres –, particulièrement appréciés en automne, saison troublée, et au coucher du soleil, avec ses couleurs violentes.

  • Refusant le matérialisme de son époque, la plongée dans le passé - d’où le goût pour les cimetières et les ruines – fait renaître un monde ancien qui semble alors porteur de plus grandes passions et de sincérité. Cela explique aussi le renouveau de la foi, pour tenter de remplir le vide spirituel, source de son essai, Le Génie du Christianisme.

  • Mais la dernière phrase de l’extrait, «  la vie redoublait au fond de mon cœur, […] j’aurais eu la force de créer des mondes », annonce la force d’un engagement potentiel et les actes à venir, aussi sa participation aux combats de son époque que ses œuvres littéraires.

Chateaubriand dans l’armée de Condé. Illustration in Mémoires d’Outre-Tombe

Chateaubriand dans l’armée de Condé. Illustration in Mémoires d’Outre-Tombe

Le goût de l'aventure

Il décide finalement de se faire soldat, devient capitaine à 19 ans, puis, venu à Paris en 1788, il est présenté à Louis XVI, participe aux États de Bretagne avant d’assister à la prise de La Bastille ; ses propres convictions monarchistes l’amènent alors, en 1791, à s’embarquer pour l’Amérique. Ce voyage, la découverte d’un monde libre et d’une nature sauvage aux côtés des Indiens Natchez, le marque si profondément qu’il en tire un récit, publié ultérieurement (Les Natchez, 1826) et un roman, Atala, paru en 1801, qui, comme son autobiographie, René, (1802° connaît un succès immédiat.

Quand il apprend l’arrestation de Louis XVI, en 1791, il rentre en France, fait un mariage "de convenances", avant de rejoindre à Coblence l’armée des immigrés qui tente de rétablir la monarchie. Blessé, il part en exil en Angleterre en laissant sa famille et sa jeune épouse en France, qui "femme d’émigré" sera emprisonnée jusqu’en 1794 ; puis ce sera le tour d’autres membres de sa famille, dont la plupart est guillotiné, son frère, sa belle-sœur... Autre épreuve, la perte de sa mère et de sa sœur Julie, en 1798. Ces années douloureuses et matériellement difficiles à Londres le tournent vers la religion, et il commence la rédaction d’un vaste essai, Le Génie du Christianisme (1802). Il ne rentre en France que clandestinement en 1800.

L'engagement

Ses succès littéraires lui valent d’être supprimé de la "liste des émigrés" en 1801 grâce à Bonaparte qui le nomme secrétaire d’ambassade à Rome, puis, vu un conflit avec la papauté, dans le Valais. Mais l’assassinat du duc d’Enghien crée une rupture définitive avec Napoléon, et c’est à nouveau dans le voyage, en 1806, une année en Orient, Grèce, Asie Mineure, Palestine, Égypte qu’il cherche l’évasion, animé aussi par le projet de composer une grande épopée à la gloire du christianisme.

Il ne faudrait cependant pas voir en Chateaubriand, un romantique reclus dans la solitude : il a participé activement à la vie politique de son temps. À la chute de l’Empire, il soutient ardemment la monarchie, mais, à nouveau, avec des retournements : il appuie la Restauration, il est élu à la Chambre des pairs, est nommé ministre d’État, avant de choisir le camp des ultras en publiant dans le journal Le Conservateur : puis il renouvelle son soutien au roi Louis XVIII et, à partir de 1820, occupe plusieurs postes, ministre de France à Berlin, ambassadeur à Londres, en Suède, ministre des Affaires étrangères de 1822 à 1824. Fidèle à Charles X, devenu roi en 1824, il met fin à cette carrière après les journées révolutionnaires de 1830.

En fait, il traduit, dans sa vie politique, trois constantes de sa personnalité : un individualisme extrême, qui s’associe au refus de s’inscrire dans un système imposé, et, au-delà de ses convictions monarchistes, l’idée qu’elles ne contredisent pas un progrès démocratique, dont témoigne sa lutte pour la liberté de la presse, pour offrir au peuple une vie meilleure.

De la gloire au retrait

Dès ses premières œuvres, Chateaubriand connaît le succès, ce qui l’introduit dans les salons mondains où il connaît ses premières passions amoureuses. Dans René, il évoque sa quête éperdue d’une femme idéale, mais inaccessible : « Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l’adorais. »

Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, il la nomme « la sylphide », et c’est elle qu’il semble rechercher, telle la comtesse Pauline de Beaumont, qui tient un salon où elle réunit les grands esprits de son temps, et qui voue une totale admiration au talent littéraire de son amant, allant jusqu’à le rejoindre à Rome en 1803 où elle meurt de tuberculose : «  il y a là, une sorte de miracle ; le secret de l’enchanteur est de s’enchanter lui-même ; il vous fait fondre en larmes et pleure lui-même. » Cette même année, dans le salon de Madame de Staël, il rencontre Madame de Récamier avec laquelle il noue une liaison passionnée en 1817 : « Quand j'entre dans votre petite chambre, j'oublie tout ce qui m'a fait souffrir », lui écrit-il. En 1823, il rompt pourtant avec elle, et tout aussi passionnées sont les lettres adressées à la comtesse Cordélia de Castellane, avant son dernier amour pour Léontine de Villeneuve, comtesse de Castelbajac en 1828-1829, qu’il définit, dans ses Mémoires, comme « la jeune amie de mes vieux ans ». Il est évident que cette quête de l’amour nourrit ses œuvres, à commencer par Atala.

François Gérard, Portrait de Madame de Récamier, 1802-1805. Huile sur toile, 257 x 183. Musée Carnavalet

François Gérard, Portrait de Madame de Récamier, 1802-1805. Huile sur toile, 257 x 183. Musée Carnavalet
La tombe de Chateaubriand, sur le Grand Bé

Mais ses Mémoires d’Outre-Tombe, entreprises en 1809 mais achevées seulement en 1841, précèdent une œuvre plus sombre, La Vie de Rancé (1844) qui évoque les souffrances du vieillissement et le drame du renoncement alors même qu’au fond de son cœur subsiste les élans de la passion. À sa mort, paralysé, il est enterré, selon son souhait, sur l’îlot du Grand Bé, en face de Saint-Malo, comme en un bilan sur son itinéraire : « Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. »

La tombe de Chateaubriand, sur le Grand Bé

Présentation d'Atala 

Théodore Fragonard, Frontispice du Génie du Christianisme, 1838

La genèse de l'œuvre 

Le projet initial

Dans une lettre publiée en 1800 dans le Journal des Débats et dans le Publiciste, placée en tête d’Atala, Chateaubriand explique son objectif initial, un « ouvrage sur le Génie du Christianisme, ou les beautés de la religion chrétienne », qui serait « divisé en quatre livres : poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. » Composé lors de son exil à Londres, entre 1795 et 1799, il s’agissait de faire une apologie de la religion chrétienne, supérieure, selon lui, aux Lumières et aux excès révolutionnaires. Le livre paraît en 1802, et il annonçait alors trois récits :

Théodore Fragonard, Frontispice du Génie du Christianisme, 1838
Présentation

          Les Natchez, le premier, qu’il avait prévu à l'origine d’intituler Les Sauvages : il s’agit du récit de celui qu’il nomme Chactas, un indien Natchez qui, après le massacre de la colonie de son peuple en Louisiane en 1727, avait été envoyé en France, et avait découvert ce pays. Comme dans un roman initiatique, ou un conte voltairien tel L’Ingénu de Voltaire, il faisait le portrait d’« un sauvage qui a voyagé ».

           Destiné à terminer l’ouvrage, Atala est présenté comme « une anecdote extraite de mes voyages en Amérique et écrite sous les huttes mêmes des sauvages. » Mais les déplacements de Chateaubriand ont conduit à la perte d’une grande partie des manuscrits : « je n’ai sauvé que quelques fragments », écrit-il, d’où la décision de publier ce récit, « qui n’était qu’un épisode des Natchez », en 1801, sans attendre que l’œuvre prévue soit complète. Chactas y racontait à René, venu en Amérique, ses épreuves, de sa naissance, en 1653, son aventure avec Atala en 1673, puis son séjour à Paris en 1680 avant son retour en Amérique en 1683.

Les sources

             Vient enfin René, paru en 1802, avec une énonciation inversée : le récit des aventures de René fait à Chactas.

Les sources

Chateaubriand, Voyage en Amérique, 1827

         Le voyage en Amérique a été essentiel : même si le projet de traverser tout le continent de l’Amérique septentrionale jusqu’à la Louisiane, puis de remonter en longeant la côte, n’a pas été achevé, il lui a permis à la fois de découvrir les paysages, tels ceux du Meschacébé – le Mississipi – et de s’imprégner de l’atmosphère d’un vaste territoire encore sauvage même si les colons y sont présents. Il en fait le récit dans Voyage en Amérique (1827), de son départ le 8 avril 1791, à sa décision, quand il apprend la fuite du roi à Varennes, de s’embarquer Philadelphie le 28 novembre 1791 pour rentrer en France. Il raconte les étapes de ce voyage, la remontée de l’Hudson jusqu’aux chutes du Niagara et la découverte des vastes forêts d’Amérique du Nord¸ où il aurait passé un mois dans une tribu indienne, puis son retour vers Philadelphie par la rivière Ohio, le Mississipi et la Louisiane.

          Mais Chateaubriand puise aussi son inspiration dans ses lectures, d’abord celles qui ont marqué sa jeunesse, par exemple Rousseau avec sa théorie du "bon sauvage" – qu’il contestera cependant – et les romans "exotiques", au premier rang desquels Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, paru en 1788 dans ses Études de la nature. On a aussi cité Odérahi. Histoire américaine, un roman publié en 1795, souvent qualifié de « sœur aînée d’Atala ».

Enfin, il s’est nourri de récits de voyage, trop nombreux pour être tous cités, à commencer par celui de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1780) dont le livre XV est consacré au Canada et le livre XVI au Mississipi. Il emprunte aussi au Voyage dans les parties intérieures de l’Amérique septentrionale (1784) de Jonathan Carver des éléments plus ethnographiques, des scènes de mœurs. Enfin, c’est au Voyage dans les parties sud de l’Amérique septentrionale (1792) de William Bartram qu’il doit le plus, tout particulièrement ses descriptions exotiques du sud qui mettent en valeur l’harmonie des paysages sauvages. Pour la dimension historique, il signale lui-même Histoire et Description générale de la Nouvelle-France (1744) du Père Charlevoix, le massacre des Natchez : « C’est de l’action particulière racontée par l’historien que j’ai fait, en l’agrandissant, le sujet de mon ouvrage. »

Titre et sous-titre 

Chateaubriand, Voyage en Amérique, 1827, édition R. Simon

Le titre : Atala

Il est traditionnel qu’un roman ou une pièce de théâtre porte comme titre le nom d’un – ou de plusieurs – personnages. Ici, Chateaubriand ne met l’accent ni sur le narrateur, Chactas, ni sur son destinataire, René, mais sur l’héroïne, en insistant : « On trouvera peut-être dans la femme que j'ai cherché à peindre, un caractère assez nouveau. » De 1801 à 1805, se succèdent cinq éditions, avec quelques corrections, témoignage du succès du roman, finalement publié à part.

Chateaubriand, Voyage en Amérique, 1827, édition R. Simon

Le sous-titre : "les Amours de deux sauvages dans le désert"

Le sous-titre met d’emblée en évidence le thème du roman, une histoire d’amour, celle qui va se nouer entre les deux jeunes personnages, Chactas et Atala, aussitôt définis comme « deux sauvages ». Chateaubriand propose ainsi à son lecteur un dépaysement dans ce Nouveau-Monde qu’il a lui-même découvert : le lecteur s’attend alors à une réflexion, dans la lignée du XVIIIème siècle, sur l’opposition entre nature et culture. Enfin, la précision géographique, « dans le désert », peut rappeler au lecteur la fin de Manon Lescaut, roman de l’abbé Prévost publié en 1731, où les deux héros, le chevalier des Grieux et Manon, prennent la fuite dans un paysage lui aussi dépeint comme un « désert », ce qui est loin d’être le cas en Louisiane, mais qui souligne à la fois la sauvagerie des lieux et la solitude des personnages.

Lectures cursives : les Préfaces d'Atala et des Natchez 

Pour lire le texte 

La Préface d'Atala, 1801

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La première phrase de l’extrait fait référence aux Natchez et en pose nettement les composantes :

  • un point de départ historique, cité dans le deuxième paragraphe : « le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727 ;

  • un objectif thématique : « peindre les mœurs des Sauvages », allusion au titre initial ;

  • un objectif philosophique et une tonalité : « faire l’épopée de l’homme de la nature ».

Le voyage en Amérique

​​Il consacre ensuite deux paragraphes à son voyage en Amérique, soulignant ainsi l’importance qu’il lui accorde, puisque, sans cela, il « manquai[t] des vraies couleurs, ne réussissant qu’à « jeter quelques fragments de cet ouvrage sur le papier », dont peu ont été sauvés.

Présentation d'ensemble

Après avoir rappelé le lien entre les Natchez et Atala, « un épisode », il insiste sur l’authenticité de la rédaction, « Atala a été écrite dans le désert, et sous les huttes des Sauvages. », en rupture avec « la nature » et les « mœurs » européennes. Puis il en définit la forme générique : « une sorte de poème moitié descriptif, moitié dramatique », car l’aventure est réduite à sa plus simple expression : « la peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude ; tout gît dans le tableau des troubles de l'amour, au milieu du calme des déserts, et du calme de la religion. » Enfin, il en présente la structure, selon le modèle des épopées antiques : un prologue, le récit et un épilogue, tout en mettant en valeur l’importance de « la partie descriptive ».

Préfaces

Les objectifs littéraires

​​Chateaubriand rejette toute volonté de pathétique, pour privilégier l’émotion suscitée par une « belle poésie », un mélange d’« admiration » et de « douleur ».

Il pourrait sembler qu’Atala soit un hymne à la nature, et à la vérité des êtres qui y vivent, mais Chateaubriand refuse avec force de s’inscrire dans la conception du "bon sauvage", déjà ancien mais remis en faveur au XVIIIème siècle, par exemple par Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville (1772) ou Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : « je ne suis point comme M. Rousseau, un enthousiaste des Sauvages », « je ne crois point que la pure nature soit la plus belle chose du monde. » Et il conclut : « c'est la pensée qui fait l'homme. »

Le débarquement de Bougainville à Tahiti

Le débarquement de Bougainville à Tahiti

Les personnages

​​Chateaubriand présente ensuite plus longuement ses trois personnages.

  • Il commence, dans la logique du titre, par Atala, en mettant l’accent sur ce qu’il juge « un caractère assez nouveau », car il illustre « les contrariétés du cœur humain ».

  • Il passe ensuite au narrateur, Chactas : il est, certes, « un Sauvage », pour ce qui touche aux « mœurs », mais « plus qu’à moitié civilisé », ce qui influe sur « la narration ».

  • Le troisième, le père Aubry, est « un simple chrétien », ni un « fanatique », ni « un philosophe », le modèle même du « prêtre ».

Un jugement personnel

​​Les deux derniers paragraphes traduisent le jugement personnel de Chateaubriand sur son roman, un double éloge :

         Par l’accumulation des négations, il met en avant la richesse du contenu, « il n'y a pas une circonstance intéressante des mœurs des Sauvages, que je n'aie touchée, pas un bel effet de la nature, pas un beau site de la Nouvelle-France que je n'aie décrit », faisant ainsi un « tableau complet du peuple agricole », tout en rappelant son objectif : « montrer les avantages de la vie sociale, sur la vie sauvage »

         Il insiste sur le rôle du style, soutenu par « la force du dialogue », dans la lignée du « goût antique ».

En lançant un appel à l’« indulgence » de son lecteur, il répond par avance à un éventuel reproche, « le  sujet d’Atala n’est pas tout de mon invention », dont il fait une qualité, la vérité des circonstances relatées et des mœurs dépeintes.

La Préface des Natchez, 1826

Pour lire le texte 
Eugène Delacroix, Les Natchez, 1835. Huile sur toile, 90,2 x 116,8 ; Metropolitan Museum of Art, New York

En 1826, Chateaubriand fait précéder Les Natchez d’une longue préface, qui reprend en partie celle d’Atala en y ajoutant quelques informations importantes.

Les manuscrits

​​Tout le début est consacré aux manuscrits, laissés à Londres où Chateaubriand était alors exilé, et aux longues difficultés pour les récupérer. Une longue enquête fut nécessaire et réussie : « mon trésor m’était rendu ». Pourquoi cette insistance ? Chateaubriand veut manifestement insister sur sa volonté de garder au récit toute son authenticité.

Eugène Delacroix, Les Natchez, 1835. Huile sur toile, 90,2 x 116,8 . Metropolitan Museum of Art, New York

Il rappelle alors l’origine d’Atala : « un épisode extrait […] de nos anciens Natchez ». Mais il explique ensuite qu’en fait, il disposait de deux manuscrits, différents, marquant déjà une première étape de travail en deux temps : le premier « est écrit de suite, sans section ; tous les sujets y sont confondus, voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc. », le second, lui, non seulement est déjà construit, « partagé en livres […], et où j’avais commencé à établir l’ordre », mais s’inscrivait dans un autre genre littéraire : « j’avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée. »

Des manuscrits à la rédaction

Il expose ensuite longuement le « travail pénible » d’écriture effectué, déjà pour différencier la réalité de la fiction, du « drame ». Il souligne alors à quel point son expérience d’écrivain a permis d’améliorer un ouvrage de jeunesse : il « a corrigé les essais d’un auteur inexpérimenté, abandonné aux caprices de son imagination. » Mais il ne minimise pas le risque de cette réécriture : « éteindre les couleurs » dans les descriptions.

Il insiste enfin sur la double dimension de son œuvre : son point de départ, « le fait historique », et le drame, « ce que la fiction a ajouté à la vérité. ». D’où, finalement, l’usage des deux manuscrits, un dans chaque volume, précisément pour garder l’authenticité originelle : « le premier volume s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans Les Martyrs ; le second volume descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René. »

Présentation des Natchez

La conséquence est donc une tonalité différente dans chaque volume :

  • Le premier s’inscrit dans « le merveilleux de toutes les espèces », c’est-à-dire aussi bien celui des origines antiques, avec la référence à Homère, que celui des mythologies lointaines.

  • Le second, consacré à « l’intrigue » et aux « personnages », relève du « roman », avec par endroits le « ton de l’épopée ».

Il développe ensuite le contenu du premier volume, « la suite de l’histoire de Chactas et son voyage à Paris », en précisant son objectif, une comparaison contrastée : « à la fois la critique et l’éloge du siècle de Louis XIV et un plaidoyer entre la civilisation et l’état de nature ». Il répond alors à d’éventuels reproches : de « légers anachronismes » car il a dû resserrer le récit, « la critique des lois », autre anachronisme reconnu. Il se défend surtout de l’image donné du « Ciel chrétien », un mélange des « idées de Platon » avec « les idées chrétiennes » : cela « n’a rien de profane ou de bizarre », affirme-t-il.

Le style

Il termine sa préface en traitant du « style », vu la difficulté du passage « d’un genre à l’autre » entre les deux volumes. Il évoque alors la particularité de son époque, « un siècle des faits » d’abord, c’est-à-dire l'exigence de réalisme. Mais, à ses yeux, cela ne signifie pas de renoncer à ce qu’il nomme « des études de mots », ce qui relève de « l’art d’écrire » : « L’histoire, qui punit et qui récompense, perdrait sa puissance si elle ne savait peindre ». 

La conclusion

Le dernier paragraphe reprend l’objectif comparatif précédemment énoncé, le « plaidoyer entre la civilisation et l’état de nature », une double peinture donc, distincte dans chaque volume : « C’est dans le volume où se trouveront les souvenirs de mes voyages en Amérique, qu’après avoir peint les déserts je dirai ce qu’est devenu le Nouveau-Monde et ce qu’il peut attendre de l’avenir. »

La structure d'Atala 

Pour lire le roman

Le roman est construit en trois parties. La première, un prologue, se termine par l’introduction de la deuxième partie, le récit de Chactas : « René, demeuré seul avec Chactas, lui demande le récit de ses aventures. Le vieillard consent à le satisfaire, et, assis avec lui sur la poupe de la pirogue, il commence en ces mots ». Le récit, composé de quatre parties, « Les chasseurs », « Les agriculteurs », « Le drame », « Les funérailles », est suivi d’un épilogue.

Structure

Le prologue

Dans le théâtre antique, le prologue, du grec προ (pro) : avant, et λόγος (logos) : discours) permet de présenter la pièce, en en situant le cadre, l’intrigue et les personnages, mais sert aussi de préface pour indiquer les intentions de l’auteur ou le sens de l’œuvre. Parfois, il était une adresse au public, soit pour répondre à des critiques éventuelles, soit pour réclamer son indulgence.

Lecture cursive : le prologue 

Pour lire le prologue

Le cadre géographique

Les trois premiers paragraphes posent le cadre géographique, en decrescendo, passant du « vaste empire » colonial français, aux « quatre grands fleuves » qui le parcourent, avant de faire un gros plan sur le dernier, « le Meschacebé », aujourd’hui le Mississipi, ce qui introduit une description de la Louisiane, qualifiée de « nouvel Éden ».

Cette description met en évidence la place occupée par l’eau, non seulement le cours tumultueux des fleuves aux « vagues écumantes » qui débouchent sur le golfe du Mexique mais aussi les dégâts qu’ils produisent sur la nature, tels « les cadavres des pins et des chênes » que charrient les courants, créant un spectacle grandiose : « la grâce est toujours unie à ma magnificence dans les scènes de la nature ».

Guillaume Delisle, carte de la Louisiane et du cours du Mississipi, 1718, BnF

Guillaume Delisle, carte de la Louisiane et du cours du Mississipi, 1718, BnF

Le Meschacebé

Les quatre paragraphes suivants dépeignent les deux rives du Meschacebé, en soulignant leur « admirable contraste », avant de décrire plus précisément la flore , puis la faune, « une multitude d’animaux » de toutes espèces, en terminant par le plus impalpable, les bruits : « Si tout est silence et repos dans les savanes de l’autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure ». Ce passage fera l’objet d’une explication détaillée.

Le héros, Chactas

La fin du prologue met en place le récit.

La dimension historique

Chateaubriand informe d’abord son lecteur des circonstances historiques, la confrontation entre les colons français et la tribu indienne des Natchez : « les premiers Français qui s’établirent au Biloxi et à la Nouvelle-Orléans firent alliance avec les Natchez, nation indienne dont la puissance était redoutable dans ces contrées. »

Francisque Joseph Duret, Chactas méditant sur la tombe d’Atala, 1836. Bronze, musée des Beaux-Arts, Lyon

Le portrait de Chactas

II présente ensuite ce « vieillard nommé Chactas » en résumant les « malheurs » subis, tant sur la terre de ses ancêtres que « sur les rivages de la France ».  C’est un personnage exceptionnel puisque, d’abord « [r]etenu aux galères », il fut libéré et fréquenta la cour de Louis XIV : « le sauvage avait contemplé la société à son plus haut point de splendeur. » Qualifié de « sachem », unissant le monde indien à l'Europe, il a acquis ainsi une sagesse, et « devenu aveugle » il fait penser à ces sages antiques, tel le devin Tirésias ou encore Œdipe, auquel le compare Chateaubriand.

Francisque Joseph Duret, Chactas méditant sur la tombe d’Atala, 1836. Bronze, musée des Beaux-Arts, Lyon

La présentation de René

La brève présentation de ce personnage fait forcément penser, outre son prénom, à Chateaubriand lui-même : « En 1725, un Français nommé René, poussé par des passions et des malheurs, arriva à la Louisiane. Il remonta le Meschacebé jusqu’aux Natchez, et demanda à être reçu guerrier de cette nation. » Son adoption « pour fils » par Chactas et la mention de son mariage établit alors le lien avec le récit des Natchez,

Le prologue se termine sur le récit d’une « chasse du castor » à laquelle participe René, occasion d’une scène de mœurs mais aussi du récit de ses « aventures » que lui fait Chactas à sa demande.

L'épilogue 

Autre emprunt au théâtre antique, l’épilogue, du grec « ἐπί » (épi), au-dessus, et « λόγος (logos), le discours) est la dernière partie de la pièce, à la fois sa conclusion, mais aussi une ouverture sur le destin ultérieur des personnages et une indication du sens que l’auteur entend donner à son œuvre, une façon de dire adieu au lecteur.

Lecture cursive : l'épilogue 

Pour lire l'épilogue

Bilan sur l’œuvre

L’épilogue s’ouvre sur une intervention de l’auteur, qui explique la naissance de son roman, rattaché à une longue transmission orale : « Chactas, fils d’Outalissi le Natchez, a fait cette histoire à René l’Européen. Les pères l’ont redite aux enfants, et moi, voyageur aux terres lointaines, j’ai fidèlement rapporté ce que des Indiens m’en ont appris. » Il en affirme ainsi l’authenticité, en justifiant l’intérêt qu’il lui a trouvé, à la fois l’ethnographie, « le tableau du peuple chasseur et du peuple laboureur », et la place accordée à « la religion, première législatrice des hommes, les dangers de l’ignorance et de l’enthousiasme religieux opposés aux lumières ». Il annonce ainsi l’œuvre dans laquelle s’inscrira ce roman, Le Génie du christianisme, son « triomphe […] sur le sentiment le plus fougueux et la crainte la plus terrible : l’amour et la mort. »

La mise en place du récit

Le roman s’est terminé par la mort et les funérailles d’Atala, mais rien n’est dit sur le sort des trois autres personnages, Chactas, René et le père Aubry. D’où le long récit qui va instruire l’écrivain.

Il raconte longuement les circonstances, à proximité des chutes du Niagara, dans « l’ancien pays des Agannonsioni » (les Iroquois), de sa rencontre d’une mère indienne célébrant la mort de son bébé par son chant de deuil, puis l’exposant dans le feuillage d’un arbre comme sépulture, avant que ne la rejoigne son époux, pour l’inviter au départ : « Fille de Céluta, retire notre enfant ; nous ne séjournerons pas plus longtemps ici et nous partirons au premier soleil. » Touchés par la compassion et la politesse de cet « étranger », ils l'invitent à les accompagner à leur campement « au bord de la cataracte », ce qui offre à Chateaubriand l’occasion d’une description qui en met en valeur la puissance et la beauté grandiose.

Le destin des personnages

Le récit fait par cette indienne débute par les circonstances historiques qui les ont conduits à l’exil : « Nous sommes les restes des Natchez », explique-t-elle, en rappelant « le massacre que les Français firent de notre nation pour venger leurs frères », puis le vol des terres indiennes sur l’ordre d’« un roi d’Europe ».

L’écrivain cherche alors à savoir ce que sont devenus les différents personnages :

  • Il apprend d’abord la mort, lors du massacre, du père de Céluta, René, « que Chactas avait adopté ».

  • Le sort du père Aubry fut encore plus horrible : refusant d’abandonner les membres de sa mission, il « fut brûlé avec de grandes tortures », mais avec tant d’« humble courage » qu’il impressionna les Indiens, dont plusieurs « se sont faits chrétiens ».

  • Enfin, elle développe longuement le retour de Chactas de son exil français en Amérique, et sa décision d’« aller recueillir » les « cendres » du père Aubry « et celles d’Atala. ». D’abord sa quête fut vaine, jusqu’à une intervention qui relève du merveilleux, l’apparition d’une « biche » : elle « se mit à bondir devant lui. Elle s’arrêta au pied de la croix de la Mission », et c’est là qu’il découvrir les restes « du prêtre et de la vierge ». Mais lui-même finit par mourir.

Les réflexions de l'écrivain

Ce douloureux récit amène Chateaubriand à une douloureuse réflexion sur sur le néant de la condition humaine : « Ainsi passe sur la terre tout ce qui fut bon, vertueux, sensible ! Homme, tu n’es qu’un songe rapide, un rêve douloureux ; tu n’existes que par le malheur ».

Comment ne pas entendre la voix de l’écrivain, que la Révolution française a également conduit à connaître la tristesse de l'exil, dans les réflexions lyriques exprimées lors du départ des Indiens nomades, « entre la patrie perdue et la patrie à venir » : « Oh ! que de larmes sont répandues lorsqu’on abandonne ainsi la terre natale, lorsque du haut de la colline de l’exil on découvre pour la dernière fois le toit où l’on fut nourri et le fleuve de la cabane qui continue de couler tristement à travers les champs solitaires de la patrie ! » ?

Conformément au rôle de l’épilogue, cette similitude ressort du dernier paragraphe où il lance une adresse directe aux personnages de son roman, en insistant ainsi sur l’authenticité de son témoignage.

 

« Indiens infortunés que j’ai vus errer dans les déserts du Nouveau-Monde avec les cendres de vos aïeux ! vous qui m’aviez donné l’hospitalité malgré votre misère ! je ne pourrais vous la rendre aujourd’hui, car j’erre, ainsi que vous, à la merci des hommes, et, moins heureux dans mon exil, je n’ai point emporté les os de mes pères ! »

Le récit 

Il comporte quatre parties, précédées de titres :

  • La première, « Les chasseurs » est la plus longue : elle relate la jeunesse de Chactas, son retour dans sa tribu des Natchez, puis les épreuves subies durant sa capture par les Muscogulges, la naissance de l’amour entre lui et Atala et la fuite du couple.

  • La deuxième, « Les laboureurs », plus brève, s’ouvre sur leur rencontre avec le père Aubry, qui les amène avec lui à sa mission.

Gustave Doré, Le combat entre les Natchez et les Muscogulges, 1863. BnF

Récit
  • Puis le rythme s’accélère avec « Le drame », l’aveu du secret de l’héroïne, Atala, et sa mort terrible.

  • La dernière partie, « Les funérailles », est la plus courte, et se termine par le renvoi de Chactas dans sa patrie par le père Aubry.

Le cadre spatio-temporel

Les lieux

Après la longue description dans le prologue des deux rives du Meschacebé, la différence est nette entre la première partie et les suivantes.

         Dans la première partie, les toponymes sont très nombreux, à commencer par la ville de Saint-Augustin, au nord-est de la Floride, une des plus anciennes villes coloniales espagnoles où Chactas grandit chez son protecteur, Lopez. Ils se multiplient lors de la longue marche de Chactas avec les Muscogulges lors de la traversée de « la grande savane Alachua » pour arriver à « Cuscowilla, capitale des Séminoles », puis à Apalachucla, aujourd’hui Apalachicola. Sont ensuite mentionnées les étapes de la fuite du couple à travers les monts Allégarys, aujourd’hui Alléghanis.

La cathédrale Sainte-Marie, la résidence de l'évêque, le palais de justice à Saint-Augustin, Floride. Décembre 1862, in journal illustré de Frank Leslie

La cathédrale Sainte-Marie, la résidence de l'évêque, le palais de justice à Saint-Augustin, Floride. Décembre 1862, in journal illustré de Frank Leslie

Gustave Doré, La traversée de Chactas et Atala, 1863. BnF

Gustave Doré, La traversée de Chactas et Atala, 1863. BnF

L’eau est omniprésente dans cette partie, depuis l’énumération des fleuves dans le prologue, « Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l’Illinois, l’Akanza, l’Ohio, le Wabache, le Tenase, l’engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux ». D'autres rivières sont ainsi citées « l’une des branches de la Maubile » où se déroule le combat avec les Muscogulges, puis la rivière de « Chata-Uche », proche d’Apalachucla, enfin celle traversée par Chactas et Atala, « une des braches du Tenase |aujourd’hui le Tennessee], fleuve qui se jette dans l’Ohio ».

           En revanche, dès la fin de la première partie où le couple s’enfonce dans une forêt pour s’abriter d’un violent orage, les toponymes disparaissent des autres parties et les lieux se resserrent autour de la « grotte » où le père Aubry accueille le couple. Mais Chateaubriand, pour sa peinture des « laboureurs », évoque la mission avec son « cimetière des Indiens », l’église et le village, « situé au bord d’un lac, au milieu d’une savane semée de fleurs. » C’est aussi dans cette grotte que meurt Atala, avant d’être ensevelie dans une tombe cachée « sous l’arc du pont naturel » menant au cimetière, précédemment dépeint :

De là nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée, où je vis un ouvrage merveilleux : c’était un pont naturel, semblable à celui de la Virginie […]. Les hommes, mon fils, surtout ceux de ton pays, imitent souvent la nature, et leurs copies sont toujours petites ; il n’en est pas ainsi de la nature quand elle a l’air d’imiter les travaux des hommes, en leur offrant en effet des modèles. C’est alors qu’elle jette des ponts du sommet d’une montagne au sommet d’une autre montagne, suspend des chemins dans les nues, répand des fleuves pour canaux, sculpte des monts pour colonnes et pour bassins creuse des mers.

La temporalité

        Au début du roman, Chateaubriand accentue la vérité de son récit en le datant selon une formulation chronologie indienne, par exemple pour la rencontre de Chactas avec René qui donne aussi son âge, « À la prochaine lune des fleurs (mois de mai), il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus, que ma mère me mit au monde », soient soixante-treize ans, ou pour son âge à la mort de son père, « dix-sept chutes de feuilles ». Il passe ensuite « trente lunes » chez Lopez à Saint-Augustin, mais est très vite capturé quand il retourne à la vie sauvage. Il a donc pas tout à fait vingt-ans quand il vit sa passion amoureuse avec Atala, orpheline à seize ans, à présent âgée de dix-huit ans. Quand au père Aubry, sa décision de revenir « au Nouveau-Monde consumer le reste de [s]a vie au service de [s]on Dieu, il explique qu’ « [i]l y a bientôt trente ans », qu’il « habite cette solitude », dont le lendemain « vingt-deux ans » dans cette grotte.

          Le calcul de la durée de l’histoire est plus complexe, puisqu’il manque le point de départ, la capture de Chactas. Cependant, trois temps forts scandent le récit, des marches : d’abord « dix-sept jours », où Atala vient chaque soir voir le prisonnier, avant une première fuite. Après sa seconde capture, « cinq nuits » s’écoulent pour préparer le sacrifice mortel, avant qu’une nouvelle fuite entraîne la « marche précipitée » du couple pendant « quinze nuits », avant la rencontre du père Aubry, précisément datée : « le vingt-septième soleil après notre départ des cabanes : la lune de feu avait commencé son cours », c’est-à-dire le mois de juillet. En revanche, les deux dernières parties ne donnent plus d’indications temporelles, ce qui crée une impression d’accélération, puisque, de retour à la grotte après une journée et une nuit d’absence, Chactas et le père Aubry assistent à l’agonie de l’héroïne, qui sera enterrée « vers le soir » même.

À la fin de la première partie, Chactas évoque brièvement la suite de son existence, et son triste retour : « dans quel trouble n’ai-je point coulé mes jours ! Jouet continuel de la fortune, brisé sur tous les rivages, longtemps exilé de mon pays, et n’y trouvant à mon retour qu’une cabane en ruine et des amis dans la tombe », tandis qu’il souligne ensuite, la brièveté de sa passion amoureuse : « Si mon songe de bonheur fut vif, il fut aussi d’une courte durée, et le réveil m’attendait à la grotte du solitaire. »

L'énonciation

Au cœur du roman figure le récit du narrateur, Chactas, à son destinataire, qui, lui, n’intervient à aucun moment, ne fait aucun commentaire. En revanche, dans la phrase d’ouverture de la première partie, Chactas pose clairement leur relation : « C’est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. Je vois en toi l’homme civilisé qui s’est fait sauvage ; tu vois en moi l’homme sauvage que le Grand Esprit (j’ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. »

Ce n’est qu’à deux reprises que Chactas interpelle son destinataire, au début de la deuxième partie quand il lui adresse cet avertissement : « Ô René ! si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c’est les rendre à leur empire. » L’adresse est plus intense au début de la dernière partie, pour exprimer sa douleur, qu’il dépeint comme indicible :

Je n’entreprendrai point, ô René ! de te peindre aujourd’hui le désespoir qui saisit mon âme lorsque Atala eut rendu le dernier soupir. Il faudrait avoir plus de chaleur qu’il ne m’en reste ; il faudrait que mes yeux fermés se pussent rouvrir au soleil pour lui demander compte des pleurs qu’ils versèrent à sa lumière. Oui, cette lune qui brille à présent sur nos têtes se lassera d’éclairer les solitudes du Kentucky ; oui, le fleuve qui porte maintenant nos pirogues suspendra le cours de ses eaux avant que mes larmes cessent de couler pour Atala !

Problématique de l'étude  

En quoi le récit de cette histoire d’amour fait-il de Chateaubriand un précurseur du romantisme ?

La formulation de la question et son verbe « fait-il » établissent un lien entre l’œuvre et un courant littéraire, en invitant à étudier

        Le double aspect de l’œuvre : le sujet de son action, « une histoire d’amour », ce qui impliquera l’étude des deux jeunes personnages, Chactas et Atala, de leur caractère et de leurs sentiments mutuels, et « le récit », fait a posteriori par le vieillard indien à son jeune destinataire européen, René : outre l’actualisation spatio-temporelle et l’énonciation, déjà présentée, il faudra étudier les commentaires du narrateur et la tonalité adoptée.

        La qualification de « précurseur du romantisme », donc une reprise des principales caractéristiques de ce mouvement littéraire, tant pour les thèmes privilégiés que pour les choix stylistiques, afin de mesurer dans quelle mesure nous pouvons déjà les observer dans le roman.

Pour répondre à cette problématique, quatre études d’ensemble sont proposées : la nature et son rôle, la représentation de l’amour, l’image de la religion, et l’écriture. Afin d’approfondir ces analyses, elles seront suivies d’explications détaillées.

Problématique

La nature et son  rôle 

Les XVIIème et XVIIIème siècles sont des siècles "urbains" : la littérature dépeint d’abord la vie sociale, celle de la cour, des salons mondains… Pensons aux Lettres persanes (1721) de Montesquieu où la lettre de Rica dépeint la ville de Paris et ses habitants… Il faut attendre Rousseau, à la fin du XVIIIème siècle, pour voir, dans la littérature, par exemple dans Les Confessions ou dans Rêveries du promeneur solitaire, une mise en valeur de la nature, tandis que, parallèlement, se développe le goût de l’exotisme, dont témoigne un roman comme Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, paru en 1788.

Or, dès le prologue, la description des rives du Meschacébé révèle l’importance que prend la nature chez Chateaubriand. Il en décrit longuement les paysages, mais, surtout, il en fait un lieu de refuge dans lequel pourrait se mener une vie plus authentique, plus innocente.

Nature

Les paysages exotiques 

Le dépaysement

Il a été prouvé que Chateaubriand n’a pas lui-même visité les paysages qu’il décrit, mais a recouru à des ouvrages qui les présentaient et en dépeignaient la flore et la faune. Cependant, ses descriptions n’ont pas manqué d’être critiquées, reproches auxquels il répond dans la préface de 1805 :u

Rien n’empêche qu’on ne trouve Atala une méchante production, mais j’ose dire que la nature américaine y est peinte avec la plus scrupuleuse exactitude. C’est une justice que lui rendent tous les voyageurs qui ont visité la Louisiane et les Florides. Les deux traductions anglaises d’Atala sont parvenues en Amérique, les papiers publics ont annoncé, en outre, une troisième traduction publiée à Philadelphie avec succès. Si les tableaux de cette histoire eussent manqué de vérité, auraient-ils réussi chez un peuple qui pouvait dire à chaque pas : Ce ne sont pas là nos fleuves, nos montagnes, nos forêts ?

Pour les paysages, il a voulu transporter le lecteur dans un monde inconnu, et, surtout, lui en faire percevoir l’atmosphère. L’étrangeté des noms exotiques des plantes met sous ses yeux une foisonnante richesse, propre à toucher son imagination : « Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à a grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s’élevant jusqu’aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citronniers, de magnolias et de chênes verts. »

Un paysage caractéristique de la Louisiane : Alachua

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Il en va de même pour les animaux, depuis le « bison chargé d’années, fendant les flots à la nage », avec « son front orné de deux croissants » et « sa barbe antique et limoneuse », jusqu’aux énumérations qui composent un tableau à la fois coloré, « Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s’embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs », et sonore : « La cigogne criait sur son nid ; les bois retentissaient du chant monotone des cailles, du sifflement des perruches, du mugissement des bisons et du hennissement des cavales siminoles. » À cela s’ajoutent les notations lumineuses, qui, elles aussi, participent à cette atmosphère étrange : « La lune brillait au milieu d’un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. »

La sauvagerie

Des marécages  : les "bayous" de Louisiane 

Des marécages  : les "bayous" de Louisiane 

Mais, si certains passages créent une atmosphère paisible et harmonieuse, Chateaubriand montre aussi à quel point ce Nouveau-Monde est aussi "sauvage". De nombreux dangers menacent, en effet, d’engloutir l’homme, à commencer par l’omniprésence de l’eau, souvent tumultueuse : « le fleuve roulait pêle-mêle les argiles détrempées, les troncs des arbres, les corps des animaux et les poissons morts, dont on voyait le ventre argenté flotter à la surface des eaux. » Mais la menace se fait également plus perfide : « Ce lieu était un terrain marécageux. Nous avancions avec peine sous une voûte de smilax, parmi des ceps de vigne, des indigos, des faséoles, des lianes rampantes, qui entravaient nos pieds comme des filets. Le sol spongieux tremblait autour de nous, et à chaque instant nous étions près d’être engloutis dans des fondrières. »

Les animaux aussi sont effrayants, depuis les plus minuscules : « Des insectes sans nombre, d’énormes chauves-souris nous aveuglaient ; les serpents à sonnette bruissaient de toutes parts, et les loups, les ours, les carcajous, les petits tigres, qui venaient se cacher dans ces retraites, les remplissaient de leurs rugissements. »

Enfin, les éléments accentuent cette sauvagerie, souvent prêts à se déchaîner brutalement, comme ce violent orage longuement décrit au cours duquel la tempête se déchaîne, puis un terrible incendie :

Cependant l’obscurité redouble : les nuages abaissés entrent sous l’ombrage des bois. La nue se déchire, et l’éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ; les forêts plient, le ciel s’ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle ! La foudre met le feu dans les bois ; l’incendie s’étend comme une chevelure de flammes ; des colonnes d’étincelles et de fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement.

Un lieu de refuge  

La solitude

Dans Le Misanthrope (1666) de Molière, Alceste formule son désir de « [f]uir dans un désert l'approche des humains », et c’est ce choix qu’il propose à Célimène dans le dénouement. À l’époque de Molière, ce choix d'un « désert » contrevient à toutes les normes sociales, l’homme étant avant tout un être de "culture". Or, il en va tout autrement chez Chateaubriand, auquel les circonstances historiques de la révolution ont rappelé à quel point les hommes peuvent être destructeurs.

Il paraît surprenant que cette nature luxuriante, avec les animaux si nombreux qui la peuplent, soit sans cesse qualifiée de « désert » dans le roman : « Le désert déroulait maintenant devant nous ses solitudes démesurées. » En fait, dans un premier temps, ainsi séparés de leurs semblables, les deux personnages se sentent perdus, privés des ressources de leur culture, d’où la question angoissée : « Sans expérience de la vie des forêts, détournés de notre vrai chemin et marchant à l’aventure, qu’allions-nous devenir ? »

Un asile

Mais le récit, la fuite du couple loin des Indiens Muscogulges qui préparent le sacrifice de Chactas, donne finalement à la nature un autre rôle : malgré ses dangers, elle offre un asile, une protection contre la cruauté des humains.

Comme s’il s’effectuait un retour dans le paradis terrestre biblique perdu, elle offre généreusement aux humains tout ce qui est nécessaire à leur vie, à commencer par un abri contre les rigueurs du climat et de la nuit : « Souvent, dans les grandes chaleurs du jour, nous cherchions un abri sous les mousses des cèdres. », « C’était dans ces riantes hôtelleries, préparées par le grand Esprit, que nous nous reposions à l’ombre. » Même s’il transpose sa description dans ce Nouveau-Monde » en nommant le créateur, le « grand Esprit », Chateaubriand met ainsi en valeur l’idée d’une nature généreuse et protectrice pour « les voyageurs endormis sous ses abris », en faisant ressortir la beauté de cette particularité de la Louisiane, la mousse espagnole, dont il fait aussi ressortir la beauté : « Presque tous les arbres de la Floride, en particulier le cèdre et le chêne vert, sont couverts d’une mousse blanche qui descend de leurs rameaux jusqu’à terre. Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme traînant après lui ses longs voiles. »

les filaments de la mousse espagnole 

les filaments de la mousse espagnole 

Elle permet aussi à l’homme de protéger son corps, tels ces vêtements fabriqués par Atala pour Chactas, « Atala me fit un manteau avec la seconde écorce du frêne, car j’étais presque nu. Elle me broda des mocassines de peau de rat musqué avec du poil de porc-épic », et même de se parer : « Tantôt je lui mettais sur la tête une couronne de ces mauves bleues que nous trouvions sur notre route, dans des cimetières indiens abandonnés ; tantôt je lui faisais des colliers avec des graines rouges d’azalea ».

Enfin, elle lui fournit également en abondance nourriture et boisson : « Nous mangions des mousses appelées tripes de roche, des écorces sucrées de bouleau, et des pommes de mai, qui ont le goût de la pêche et de la framboise. Le noyer noir, l’érable, le sumac, fournissaient le vin à notre table. Quelquefois j’allais chercher parmi les roseaux une plante dont la fleur allongée en cornet contenait un verre de la plus pure rosée. »

La vie naturelle  

Une forme d'innocence

Vivant loin de la vie urbaine, au sein des forêts, les humains, proches de la nature, en gardent une forme d’innocence, laissant librement parler leur cœur. C’est le cas des femmes qui entourent Chactas durent sa captivité : « Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. » Elles veulent tout savoir de sa vie passée, et, surtout, lui posent « mille autres questions sur l’état de [s]on cœur », comportement bien éloigné des codes de bienséances de la société française… De même, elles le « comblaient de toutes sortes de dons », et laissent transparaître en toute naïveté leurs sentiments, quelque contradictoires qu’ils puissent être : « Elles chantaient, elles riaient avec moi, et puis elles se prenaient à verser des larmes, en songeant que je serais brûlé. »

La vérité du cœur

À plusieurs reprises, tant dans la première partie du récit que dans l’épilogue, Chateaubriand associe cette image d’innocence à une authenticité profonde, expression de la vérité des cœurs.

Il la met en évidence, notamment en reproduisant les chants indiens, tel celui du jeune guerrier allant rejoindre sa maîtresse. Il est d’une profonde sincérité, et n’a rien à envier à la plus pure poésie amoureuse de l’Ancien Monde :

Je devancerai les pas du jour sur le sommet des montagnes, pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt.

J’ai attaché à son cou un collier de porcelaines ; on y voit trois grains rouges pour mon amour, trois violets pour mes craintes, trois bleus pour mes espérances.

Mila a les yeux d’une hermine et la chevelure légère d’un champ de riz ; sa bouche est un coquillage rose, garni de perles ; ses deux seins sont comme deux petits chevreaux sans tache, nés au même jour, d’une seule mère.

Puisse Mila éteindre ce flambeau ! Puisse sa bouche verser sur lui une ombre voluptueuse ! Je fertiliserai son sein. L’espoir de la patrie pendra à sa mamelle féconde, et je fumerai mon calumet de paix sur le berceau de mon fils !

Ah ! laissez-moi devancer les pas du jour sur le sommet des montagnes pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt ! 

C’est cette même vérité qu’exprime le chant d’Atala, et elle se retrouve aussi dans l’évocation de l’amour maternel et des traditions liées à la mort d’un enfant et au rôle de son « tombeau » :

On l’avait placé au bord du chemin, selon l’usage, afin que les jeunes femmes, en allant à la fontaine, pussent attirer dans leur sein l’âme de l’innocente créature et la rendre à la patrie. On y voyait dans ce moment des épouses nouvelles qui, désirant les douceurs de la maternité, cherchaient, en entrouvrant leurs lèvres, à recueillir l’âme du petit enfant, qu’elles croyaient voir errer sur les fleurs. La véritable mère vint ensuite déposer une gerbe de maïs et des fleurs de lis blancs sur le tombeau. Elle arrosa la terre de son lait, s’assit sur le gazon humide et parla à son enfant d’une voix attendrie. 

Dans le commentaire de Chactas, le lexique choisi par Chateaubriand fait donc de cette vie au sein de la nature une sorte de lieu paradisiaque, qui relève d’un merveilleux digne d’un conte de fées : « Déjà subjugués par notre propre cœur, nous fûmes accablés par ces images d’amour et de maternité, qui semblaient nous poursuivre dans ces solitudes enchantées. »

POUR CONCLURE

Mais n’oublions pas l’objectif posé dans sa préface : ce serait une erreur de voir dans Atala une apologie "rousseauiste" de la vie au sein de la nature. L’éloge des richesses, des beautés, de l’authenticité naturelles, n’empêche pas une critique, car un des mérites de la culture est d’imposer aux passions violentes des limites. D’où le conseil de Chactas à René : « Ô René ! si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c’est les rendre à leur empire. »

De là, tout l’intérêt de la deuxième partie, « Les laboureurs », avec le tableau de la vie du village : « Là régnait le mélange le plus touchant de la vie sociale et de la vie de la nature : au coin d’une cyprière de l’antique désert, on découvrait une culture naissante ». Chateaubriand développe alors un vibrant éloge, en montrant comment, peu à peu, la civilisation prend naissance, pour le plus grand profit de l’homme :

les épis roulaient à flots d’or sur le tronc du chêne abattu, et la gerbe d’un été remplaçait l’arbre de trois siècles. Partout on voyait les forêts livrées aux flammes pousser de grosses fumées dans les airs et la charrue se promener lentement entre les débris de leurs racines. Des arpenteurs avec de longues chaînes allaient mesurant le terrain ; des arbitres établissaient les premières propriétés ; l’oiseau cédait son nid ; le repaire de la bête féroce se changeait en une cabane ; on entendait gronder des forges, et les coups de la cognée faisaient pour la dernière fois mugir des échos, expirant eux-mêmes avec les arbres qui leur servaient d’asile.

Il célèbre ainsi une harmonie parfaite, l’union de la nature et de la culture, « les noces primitives de l’homme et de la terre : l’homme, par ce grand contrat, abandonnant à la terre l’héritage de ses sueurs, et la terre s’engageant en retour à porter fidèlement les moissons, les fils et les cendres de l’homme. »

La représentation de l'amour  

Le sous-titre du roman, « Les Amours de deux sauvages dans le désert », invite à étudier la façon dont Chateaubriand relate cette histoire, rapportée par le narrateur indien Chactas, à présent un vieillard, à son jeune destinataire européen, René. Son « sauvage » revit donc sa passion de jeunesse – il a une vingtaine d’années – pour la jeune indienne, Atala, âgée, elle de dix-huit ans, mais le recul temporel amène un jugement a posteriori sur leurs sentiments, qui indique la conception même de Chateaubriand sur l’amour. Le pluriel, « Les amours », suggère, en effet, la complexité de ce sentiment, que chacun des deux personnages peut vivre différemment.

Peut-être l’auteur se souvient-il aussi de l’amour qu’il vient de vivre, en 1796 lors de son exil en Angleterre, avec Charlotte, la fille du pasteur Ives à laquelle il donne des cours de littérature. Il en fait lui-même le récit dans les Mémoires d’Outre-Tombe, en rappelant comment il a été séduit par le charme naïf de la jeune fille, mais, quand la mère la lui proposa pour épouse, il dut avouer qu’il était marié, et il quitta l’Angleterre sans adieu.

Enfin, en situant son récit dans le « désert » de Louisiane et en faisant de ses deux personnages des « sauvages », il enrichit encore sa représentation.

Amour

Le bonheur d'aimer 

La première partie du roman, « Les Chasseurs », met en valeur l’intensité de cette histoire d’amour, à travers trois étapes qui, malgré les obstacles multipliés, soulignent le bonheur alors vécu.

La scène de première rencontre

Chateaubriand retrouve un "topos" de la peinture de l’amour, hérité des romans de l’antiquité grecque, sa naissance qui se fonde sur un coup de foudre. La première rencontre de Chactas avec Atala se déroule dans les pires circonstances pour le jeune homme, capturé lors d’un combat par ses ennemis, les guerriers Muscogugles, et promis à la mort. Plusieurs femmes de la tribu sont déjà venues lui parler, lui apportant leur compassion.

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Gustave Doré, La première rencontre entre Chactas et Atala, 1863. BnF

Mais bien plus intense que ces rencontres est celle de l’héroïne, nocturne et brutale : « Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. »

Des pleurs roulaient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l’attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres : une extrême sensibilité unie à une mélancolie profonde respirait dans ses regards.

La dernière notation, « son sourire était céleste », renvoie à l’image de la femme-ange, qui parcourra bientôt toute la littérature romantique. Mais ce portrait introduit déjà des contrastes : le « petit crucifix d’or » est surprenant pour une « sauvage » : elle révèle ensuite qu’elle est « chrétienne », ce qui n’est pas le cas de Chactas qu’elle traite d’ailleurs de « méchant idolâtre », et sa beauté, affirmée, est suivie de deux qualificatifs se rapportant à son visage, « vertueux » et « passionné », plutôt contradictoires, puisque la "vertu" oblige précisément à savoir résister à la "passion", pour finir sur la mention d’ « une mélancolie profonde ».

Mais le rapide départ d’’Atala interdit de penser à une réciprocité du coup de foudre, tandis que Chactas, lui, signale son bouleversement immédiat, « un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher ».

La naissance de l'amour

Le premier baiser

C’est lors de la deuxième rencontre « sous les liquidambars de la fontaine » que Chateaubriand révèle que le coup de foudre est réciproque : « La fille du désert était aussi troublée que son prisonnier ». Atala vient en fait, proposer au prisonnier son aide pour son évasion, mais l’amour est déjà si puissant en Chactas qu’il ne peut envisager de fuir sans elle, d’où sa prière lyrique : « Ô fille plus belle que le premier songe de l’époux ! ô ma bien-aimée ! ose suivre mes pas. » Un premier baiser scelle cette réciprocité.

Illustrations de Scènes et tableaux tirés d’Atala, 1814. BnF

Illustrations de Scènes et tableaux tirés d’Atala, 1814. BnF

Mais le recul de la jeune fille laisse déjà pressentir un obstacle à cet amour : « Beau prisonnier, j’ai follement cédé à ton désir ; mais où nous conduira cette passion ? Ma religion me sépare de toi pour toujours… Ô ma mère ! qu’as-tu fait ?… » Chateaubriand met ainsi en place un horizon d’attente en annonçant un « fatal secret » qui dramatise le récit : « Ses paroles me plongèrent dans le désespoir. »

Les promenades

La suite du récit relate deux promenades, qui marquent la force de cette passion naissante, et mettent en place des éléments qui se retrouveront chez bien des romanciers romantiques.

Notons tout particulièrement le rôle du silence, interrompu seulement par leurs prénoms « doucement répétés par intervalle », et les sentiments contrastés, « pleurs » et « sourire », « un sein tour à tour palpitant, tour à tour tranquille ». À cela s’ajoutent le moment choisi, « le soleil couchant », la communion avec la nature, ici « le chant de l’oiseau », et, surtout, l’image d’un amour qui rapproche l’homme de l’infini : « Un regard tantôt levé vers le ciel ». L’exaltation lyrique est manifeste, la passion envahit tout l’être : « Dans un instant le regard d’une femme avait changé mes goûts, mes résolutions, mes pensées ! Oubliant mon pays, ma mère, ma cabane et la mort affreuse qui m’attendait, j’étais devenu indifférent à tout ce qui n’était pas Atala. »

Notre promenade fut presque muette. Je marchais à côté d’Atala ; elle tenait le bout de la corde que je l’avais forcée de reprendre. Quelquefois nous versions des pleurs, quelquefois nous essayions de sourire. Un regard tantôt levé vers le ciel, tantôt attaché à la terre, une oreille attentive au chant de l’oiseau, un geste vers le soleil couchant, une main tendrement serrée, un sein tour à tour palpitant, tour à tour tranquille, les noms de Chactas et d’Atala doucement répétés par intervalle…Ô première promenade de l’amour !

Cette passion est partagée par l’héroïne, renforcée encore par le chant d’amour du jeune homme rencontré lors de la seconde promenade, puis par celui de la mère en deuil de son enfant mort. Il dépeint leur union,  « subjugués par notre propre cœur », et elle a pris une force éternelle : « il faut que votre souvenir soit bien puissant, puisque après tant d’années d’infortune vous remuez encore le cœur du vieux Chactas ! »

Gustave Doré, Atala délivre Chactas et Atala, 1863. BnF

Gustave Doré, Atala délivre Chactas, 1863. BnF

La fuite du couple

Une troisième étape intervient, alors que se prépare la mort de Chactas, déjà blessé au bras par une flèche, un brutal coup de théâtre : « À la clarté de la lune, dont un rayon s’échappait entre deux nuages, j’entrevois une grande figure blanche penchée sur moi et occupée à dénouer silencieusement mes liens. J’allais pousser un cri, lorsqu’une main, que je reconnus à l’instant, me ferma la bouche. »

Le couple prend alors la fuite, occasion pour Chateaubriand de célébrer le bonheur de l’amour : « Quelle fut ma félicité lorsque je me trouvai encore une fois dans la solitude avec Atala, avec Atala ma libératrice, avec Atala qui se donnait à moi pour toujours ! »

Même s’ils traversent des difficultés, le romancier s’attache à montrer leur vie heureuse au sein de la nature qui leur offre généreusement ses bienfaits, une véritable communion, soulignée par la comparaison à ces oiseaux qui, ne tombant amoureux qu’une fois, symbolisent la fidélité éternelle : « Quand nous rencontrions un fleuve, nous le passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule, et, comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires. »

Les douleurs de la passion 

Le secret pressenti

Mais ce que le portrait initial d'Atala a déjà laissé pressentir, avec la mention de son « petit crucifix d’or » et de sa « mélancolie » se développe, alors même qu’ils peuvent vivre leur amour : « À mesure que nous avancions, elle devenait triste. » Son « regard passionné qu’elle reportait vers le ciel » permet de comprendre ce qui est ensuite précisé, les « perpétuelles contradictions de l’amour et de la religion » chez Atala, une lutte intérieure entre la vertu, qui implique la « chasteté », et la passion qui l’entraîne avec force : « les passions, en abattant son corps, allaient triompher de sa vertu ».

Cependant, cette contradiction semble aller plus loin encore : le héros y lit « un secret, une pensée cachée au fond de son âme », qui aurait un lien avec les prières à « sa mère, dont elle avait l’air de vouloir apaiser l’ombre irritée. » Chateaubriand ouvre ainsi un horizon d'attente, inquiétant.

L'union des cœurs et des coprs

À l’image des troubles de la passion, l’univers déchaîne alors la violence d’un terrible orage, qui amène le couple à se mettre à l’abri, et, pour la protéger, Chactas se rapproche d’Atala : « tenant ma bien-aimée sur mes genoux, et réchauffant ses pieds nus entre mes mains. » Le récit de son passé que fait alors l’héroïne donne à la passion une nouvelle dimension, puisque ces deux êtres semblent avoir été réunis par le destin, Atala étant la fille de Lopez, le « bienfaiteur » de Chactas. Par le cri du héros, « Ȏ ma sœur ! » Chateaubriand rejoint ici le mythe platonicien de l’androgyne, qui parcourt toute la littérature romantique en faisant du couple la reconstitution de l’être double originel.

L’union des cœurs, des âmes, doit donc permettre l’union des corps, annoncée dans le récit : « C’en était trop pour nos cœurs que cette amitié fraternelle qui venait nous visiter et joindre son amour à notre amour. Désormais les combats d’Atala allaient devenir inutiles ; en vain je la sentis porter une main à son sein et faire un mouvement extraordinaire : déjà je l’avais saisie, déjà je m’étais enivré de son souffle, déjà j’avais bu toute la magie de l’amour sur ses lèvres. » La nature, illustrant « la présence de l’Éternel , s’apprête donc à offrir au couple sa « pompe nuptiale ».  

Mais, par un nouveau coup de théâtre brutal, le déchaînement des éléments sous l’orage vient rompre cette harmonie : « : « je touchais au moment du bonheur quand tout à coup un impétueux éclair, suivi d’un éclat de la foudre, sillonne l’épaisseur des ombres, remplit la forêt de soufre et de lumière et brise un arbre à nos pieds. » Tout se passe donc comme si le ciel venait interdire cette union, action d'un pouvoir céleste que suggère aussi « le son d’une cloche » qui se fait entendre.

L'amour et la mort

         Le début de la deuxième partie, auprès du père Aubry, laisse planer l’ambiguïté. D’un côté, le bonheur semble possible, en raison de la promesse de conversion de Chactas, « J’instruirai Chactas, et je vous le donnerai pour époux quand il sera digne de l’être », qui comble le héros, « À ces mots je tombai aux genoux du solitaire en versant des pleurs de joie », qui, lors de sa visite à la mission, au village, imagine déjà sa vie heureuse avec sa bien-aimée. Mais son sentiment contraste avec la réaction de l’héroïne qui « devint pâle comme la mort. »

        Le titre de la troisième partie, « Le drame », relate la longue agonie de l’héroïne, et la douleur de cette mort qui approche : « ses regards à demi éteints cherchaient encore à m’exprimer son amour, et sa bouche essayait de sourire. Frappé comme d’un coup de foudre, les yeux fixés, les bras étendus, les lèvres entr’ouvertes, je demeurai immobile ».

La dernière conversation d’Atala est l’aveu de ce « funeste secret », un vœu de virginité prononcé par sa mère en échange du salut de son bébé, dont celle-ci, aux portes de la mort, exigea l’absolu respect par sa fille : « jure sur cette image de la Mère du Sauveur, entre les mains de ce saint prêtre et de ta mère expirante, que tu ne me trahiras point à la face du ciel. » Ainsi, pour Atala menacée de « malédiction » en cas de rupture de ce vœu sacré, une « barrière invincible » se dresse entre elle et Chactas, qui l’a conduit à choisir de sacrifier son amour.

Gustave Doré, La mort d'Atala, 1863. BnF

Gustave Doré, La mort d'Atala, 1863. BnF

Chateaubriand retrouve alors l’ironie tragique si fréquente dans le théâtre antique notamment, puisque le père Aubry détruit la force prêtée à ce vœu en ouvrant une promesse de bonheur : « j’écrirai à l’évêque de Québec : il a les pouvoirs nécessaires pour vous relever de vos vœux, qui ne sont que des vœux simples, et vous achèverez vos jours près de moi avec Chactas votre époux. » Ironie tragique, en effet, que cette découverte par Atala qu’il « est trop tard », puisqu’elle s’est déjà empoisonnée, et son cri terrible : « Faut-il mourir au moment où j’apprends que j’aurais pu être heureuse ! »

Une représentation contrastée 

Le dénouement de cette histoire d’amour, la présence du père Aubry dès la deuxième partie marquant nettement le rôle joué par la religion, qui conduit Atala à la mort, nous interroge sur le sens que Chateaubriand donne à l’amour à travers sa représentation. Deux conceptions s’opposent.

La vérité des cœurs

En choisissant de situer son histoire d’amour dans le Nouveau-Monde, Chateaubriand ne se contente pas de céder à la mode de l’exotisme. La nature « sauvage » de ses deux personnages, à l’image de leur cadre de vie, imprime au récit, aux sentiments dépeints une authenticité plus grande que si leur amour se déroulait dans des salons mondains… Les élans du cœur ne sont, en effet, plus freinés par la morale traditionnelle, ils peuvent envahir tout l’être, se dilater aux dimensions infinies de l’univers naturel dans lequel vivent les personnages, et s’exprimer dans toute leur liberté.

Ainsi s’expliquent deux caractéristiques d’Atala qui permettent de qualifier Chateaubriand de pré-romantique :       

         Il représente un amour idéalisé, presque divinisé, comme l’est la femme elle-même. En témoigne l’écho entre le premier portrait d’Atala et le dernier, lors de sa mort. Le premier se termine par « son sourire était céleste », et amène une comparaison, « « Je crus que c’était la Vierge des dernières amours, cette vierge qu’on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe », qui dote la femme d’un pouvoir divin. Cette même image conclut le portrait de la jeune morte.

Elle paraissait enchantée par l’Ange de la mélancolie et par le double sommeil de l’innocence et de la tombe : je n’ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie.

Cela transparaît aussi par la récurrence lexicale du verbe « enchanter » ou du nom « enchantement » qui s’associe aux descriptions de la nature sauvage comme aux effets produits par le sentiment amoureux.

        Mais cet amour, exposé à tant de périls, s’inscrit dans le tragique : un obstacle d’essence supérieure – chez Chateaubriand, la foi chrétienne ardente de l’héroïne – interdit finalement son accomplissement terrestre. La « passion » prend alors pleinement son sens étymologique, le verbe latin "patior" signifiant "subir, endurer", ce qui implique pour les amants les plus grandes souffrances. Là encore, le monde sauvage ne fait que les amplifier, car rien ne vient offrir aux amants un moyen extérieur, en lien avec la vie sociale, pour leur échapper, d’où le conseil de Chactas à René : « Ô René ! si tu crains les troubles du cœur, défie-toi de la solitude : les grandes passions sont solitaires, et les transporter au désert, c’est les rendre à leur empire. » Le héros est donc enfermé en lui-même, comme Atala dans son « funeste secret » qu’elle ne révélera que sur son lit de mort, ou Chactas, le narrateur, dans ses douloureux souvenirs.

L'amour condamné

Mais cette idéalisation qui sublime l’amour se heurte à l’image opposée, qui le condamne. Il ne faut pas oublier que le roman est destiné à faire partie du Génie du christianisme, une apologie de la religion chrétienne.

La vertu, un impératif absolu

C’est la religion, déjà, qui impose à Atala cette vertu poussée à l'extrême, la virginité, promesse de respect du vœu sacré fait par sa mère, mise en valeur dans la dernière phrase du récit des « funérailles » : « alors je m’arrachai de ces lieux, laissant au pied du monument de la nature, un monument plus auguste : l’humble tombeau de la vertu. » De même, au moment de quitter le père Aubry, Chactas rappelle sa promesse de se faire « vertueux et chrétien ».      

L'ambiguïté du père Aubry

         Lorsqu’il recueille le couple, le père Aubry répond à une mission sacrée, et, après avoir entendu le récit des épreuves du couple, il offre à leur amour la consécration que peut apporter la religion chrétienne : « Si vous n’avez pas de meilleure retraite, ma chère fille, je vous offre une place au milieu du troupeau que j’ai eu le bonheur d’appeler à Jésus-Christ. J’instruirai Chactas, et je vous le donnerai pour époux quand il sera digne de l’être. » De même, quand il accompagne le père Aubry au village, Chactas constate à quel point le christianisme consacre le bonheur de ces Indiens chrétiens, et il rêve lui-même de mener cette vie avec Atala : « Deux époux reçurent la bénédiction nuptiale sous un chêne, et nous allâmes ensuite les établir dans un coin du désert. »

Gustave Doré, Le père Aubry, 1863. BnF

Gustave Doré, Le père Aubry, 1863. BnF

         Mais son discours à Atala à l’heure de sa mort donne une tout autre image de l’amour, très négative : « Est-ce votre amour que vous regrettez ? Ma fille, il faudrait autant pleurer un songe. », repris par une exclamation, « Illusion, chimère, vanité, rêve d’une imagination blessée ! »  Son premier argument est l'infidélité propre au « cœur de l’homme » et « les inconstances de son désir ». Ainsi, l’amour humain ne peut qu’être éphémère, ce qu’il souligne avec force :

[...] si l’homme, constant dans ses affections, pouvait sans cesse fournir à un sentiment renouvelé sans cesse, sans doute la solitude et l’amour l’égaleraient à Dieu même, car ce sont là les deux éternels plaisirs du grand Être. Mais l’âme de l’homme se fatigue, et jamais elle n’aime longtemps le même objet avec plénitude. Il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable.

Il ajoute à cela une énumération qui donne une vision fort sombre du mariage.

Je vous épargne les détails des soucis du ménage, les disputes, les reproches mutuels, les inquiétudes, et toutes ces peines secrètes qui veillent sur l’oreiller du lit conjugal. La femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu’elle est mère, et elle se marie en pleurant.

Il termine sur un ultime argument, le néant humain, qui confirme le peu de valeur de l’amour terrestre : « Enfin, ma chère fille, le grand tort des hommes, dans leur songe de bonheur, est d’oublier cette infirmité de la mort attachée à leur nature ».

POUR CONCLURE

Le succès d’Atala vient de la façon dont l’histoire d’amour de Chactas et d’Atala, si intense mais si tragique, s’inscrit dans un univers inconnu du lecteur, ce Nouveau-Monde aux paysages exotiques et aux mœurs sauvages. Le récit, fait a posteriori, à la fois fait renaître les sentiments jadis vécus, revécus par Chactas face à René, qui lui rend sa spontanéité mais le charge aussi de sens. Ce sens, c’est en fait celui que lui donne Chateaubriand, avec ses contradictions, son idéalisation de l’amour mais aussi sa foi chrétienne. Dans ce siècle où tout semble s’écrouler, seul le christianisme lui semble offrir une certitude : en ce qui concerne l’amour, sa promesse aux amants de se rejoindre dans l’au-delà, espérance formulée par les derniers mots d’Atala à Chactas : « Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle, cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter sans mourir dans les angoisses du désespoir. »      

Lecture cursive : Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Étude littéraire sur Chateaubriand », in Œuvres complètes de Chateaubriand, 1859, tome I 

Pour lire l'extrait

Dans cette étude du roman de Chateaubriand, Atala, Sainte-Beuve (1804-1869) propose son analyse du portrait des deux héros.

Le portrait d'Atala

Une sauvage

Dans la logique du titre, il commence par Atala en reprenant d’abord quelques aspects mis en valeur lors de sa première rencontre avec Chactas. Son premier constat juge peu appropriée la formule relevée, « un je ne sais quoi de vertueux et de passionné » : « il est difficile de dire ce que peut être dans cette circonstance ce je ne sais quoi de vertueux ». Même si ce constat de Chactas est atténué par « je ne sais quoi », n’est-il pas prématuré, alors qu’Atala vient de nuit et est « à demi-voilée », de conclure ainsi à un trait moral, qui ne se révélera, en fait, que lors de leur fuite ?

Sainte-Beuve s’interroge ensuite sur deux autres caractéristiques qui, selon lui, paraissent contredire la nature même de l’héroïne, « une extrême sensibilité » et « la mélancolie profonde » : « Atala est-elle ou n’est-elle pas une Sauvage ? Est-elle une personne civilisée ? » Une telle complexité attribuée au personnage lui semble, elle aussi, excessive, artificielle, à partir du simple regard du narrateur : elle n’a pas « une physionomie morale, une et reconnaissable ».

Une chrétienne

Il critique de même l’insistance sur son christianisme, un héritage plutôt que sa nature profonde : « Je sais qu’elle est chrétienne par sa mère, mais il faut convenir qu’elle l’est par le vœu et par le désir plutôt que par l’esprit ». D’où sa conclusion, un nouveau reproche : « Le christianisme en elle est plaqué ». Ainsi, c’est à nouveau un artifice qu’il critique dans ce portrait d’une héroïne qui contredit son appartenance au monde « sauvage » : « un mélange d’impressions, d’observations déjà raffinées, et de sentiments qui veulent être primitifs ».

Le portrait de Chactas

Le reproche est le même à propos de Chactas, une sauvagerie trop accentuée selon Sainte-Beuve : « On me dira que Chactas est un Sauvage. Il le serait plus, s’il ne se piquait pas tant de l’être. » En qualifiant le récit de ses origines fait par Atala à Chactas de « romanesque histoire », Sainte-Beuve en souligne l’aspect pour le moins invraisemblable de cette rencontre entre Chactas et la « fille de Lopez », précisément le « bienfaiteur » du héros.

François-Gabriel Lepaulle, Atala et Chactas surpris par l’orage, 1842. Huile sur papier marouflé sur carton, 34,8 x 29,4. Maison de Chateaubriand

En revanche, Sainte-Beuve souligne la « beauté de la scène » de l’orage, qui fait correspondre le déchaînement des éléments, « les coups redoublés du tonnerre » et les « pins embrasés », et les troubles des cœurs, à commencer par « la résistance, motivée ou non, d’une simple et fragile mortelle ». Il insiste, finalement, sur ce qui rapproche le héros « sauvage », Chactas, désespéré, du héros de René, roman qui fait suite à Atala dans Le Génie du christianisme. Peu importe donc que le héros soit un « sauvage », son « cri » est « celui de tout cœur malade et ulcéré qui se retourne et cherche ses représailles contre le Ciel. »

François-Gabriel Lepaulle, Atala et Chactas surpris par l’orage, 1842. Huile sur papier marouflé sur carton, 34,8 x 29,4. Maison de Chateaubriand

Pour conclure

Sainte-Beuve invite donc le lecteur d’Atala à dépasser l’ancrage de l’histoire dans le Nouveau-Monde primitif pour y distinguer l’auteur qui se cache derrière son narrateur - car, en René, Chateaubriand a mis beaucoup de lui-même - en exprimant des vérités simplement humaines, universelles.

Histoire de l'art : Anne-Louis Girodet, Atala au tombeau ou Les funérailles d’Atala, 1808

Girodet, Atala au tombeau, 1808. Huile sur toile, 207 x 167. Musée du Louvre-site.jpg

Dès sa parution en 1801, le roman de Chateaubriand, Atala remporte un tel succès que les peintres vont en reproduire les scènes les plus frappantes, dont celle de la mort d’Atala, que Girodet transpose du « désert » où Chactas et le père Aubry « avec leurs mains » à la grotte où est morte l’héroïne.

Ce sujet avait tout pour plaire à Girodet (1767-1824), qui a évolué depuis ses débuts dans la peinture d’histoire, lors de sa formation dans l’atelier de David, et l’obtention du grand prix de Rome. Son séjour à Rome lui fait découvrir Léonard de Vinci et le Corrège, et ce tableau, une huile sur toile de 207 sur 167 cm., exposé au musée du Louvre, s’inscrit déjà dans le romantisme.

Pour voir le diaporama

Le fait religieux  

Religion

Chateaubriand, dès l’écriture des Natchez, a prévu la réalisation d’une œuvre plus vaste, Le Génie du christianisme, dont le roman devait faire partie, comme Atala et René. Mais, comme Atala se déroule dans le Nouveau-Monde, le romancier est forcément amené à la confrontation de deux conceptions : celle qui relève de la culture indienne et celle des chrétiens. Dans les deux cas, cependant, Chateaubriand met en évidence la place du fait religieux, par exemple dès la description dans le prologue :en évocation l’origine divine de la création du monde : « Une multitude d’animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur y répandent l’enchantement et la vie. » Comment l'image du fait religieux conduit-elle à une réflexion sur l'opposition entre "nature" et "culture" ?

Le sacré dans le Nouveau-Monde 

Les puissances divines

Chateaubriand conserve souvent les appellations indiennes, mentionnant par exemple, « le Grand Esprit », ou Areskoui, dieu de la guerre, les « Génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes ensemble », parfois nommés « les Esprits », ou encore les « manitous » aux pouvoirs surnaturels… Tout acte humain s’explique ainsi par des interventions surnaturelles, tels la défaite au combat, le silence entre Chactas et Atala car « les Génies de l’amour avaient dérobé nos paroles », ou même l'atmosphère nocturne, due au « Génie des airs [qui] secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins ». C’est aussi ce qui explique la façon dont le récit de Chactas présente l’ermite, « le serviteur du Grand Esprit », puis explique le récit fait par Atala comme adressé au « grand Génie de la montagne ». Il fallait, en effet, préserver l’origine sauvage des personnages pour mettre en évidence le contraste avec le christianisme.

L'image du sacré

De même que le christianisme a son image du sacré, le texte biblique, les Indiens ont aussi des récits qui relèvent du sacré, transmis oralement, comme par le Jongleur lors de la cérémonie qui prépare le sacrifice de Chactas, qui

invoque Michabou, génie des eaux. Il raconte les guerres du grand Lièvre contre Matchimanitou, dieu du mal. Il dit le premier homme et Atahensic la première femme précipités du ciel pour avoir perdu l’innocence, la terre rougie du sang fraternel, Jouskeka l’impie immolant le juste Tahouistsaron, le déluge descendant à la voix du grand Esprit, Massou sauvé seul dans son canot d’écorce, et le corbeau envoyé à la découverte de la terre ; il dit encore la belle Endaé, retirée de la contrée des âmes par les douces chansons de son époux. 

Comment ne pas voir les échos entre ces évocations et les textes bibliques de la Genèse, Adam et Ève chassés du paradis, ou le récit de l’arche de Noé sauvé du déluge ? Tout se passe comme si Chateaubriand voulait montrer une vérité qui traverserait toutes les cultures, mais, finalement, encore rudimentaire et qui aurait été éclairée par le christianisme.

Les cérémonies indiennes

Dès le prologue, pour introduire le cadre du récit fait par Chactas à René, Chateaubriand relate la cérémonie qui prépare la chasse : « Les prières et les jeûnes commencent ; les Jongleurs interprètent les songes ; on consulte les Manitous ; on fait des sacrifices de petun ; on brûle des filets de langue d’orignal ; on examine s’ils pétillent dans la flamme, afin de découvrir la volonté des Génies ; on part enfin, après avoir mangé le chien sacré. » Coutumes indiennes qui rappellent les temps anciens du sacré en Occident, tels que les rapportent les textes antiques de la Grèce et de Rome, avec les pratiques divinatoires notamment, lecture des songes ou sacrifices animaux pour des haruspices.

Ces cérémonies accordent un rôle essentiel au culte associé à la mort. Chateaubriand le mentionne à trois moments clés du roman.

         Lors de leur première promenade, Chactas et Atala rencontrent d’abord un jeune homme qui chante l’amour en célébrant sa bien-aimée, mais, aussitôt après, ils passent près du « tombeau d’un enfant » qui met en évidence la croyance en une survie de l’âme, qui peut se réincarner dans un nouveau-né : « On l’avait placé au bord du chemin, selon l’usage, afin que les jeunes femmes, en allant à la fontaine, pussent attirer dans leur sein l’âme de l’innocente créature et la rendre à la patrie. » Une réincarnation d’ailleurs possible dans toute création, comme l’explique Chactas : « J’’espérais, selon la religion de mon pays, que l’âme de quelque enfant mort à la mamelle serait descendue sur cette fleur dans une goutte de rosée, et qu’un heureux songe la porterait au sein de ma future épouse. »

Puis vient le discours de la mère à l’enfant mort : « Du moins tu as ignoré les pleurs ; du moins ton cœur n’a point été exposé au souffle dévorant des hommes. Le bouton qui sèche dans son enveloppe passe avec tous ses parfums, comme toi, ô mon fils ! avec toute ton innocence. Heureux ceux qui meurent au berceau : ils n’ont connu que les baisers et les souris d’une mère ! » Discours fort proche des paroles chrétiennes que le père Aubry adressera à Atala lors de son agonie.

         Enfin, lors des funérailles d’Atala, c’est cette même croyance qui anime Chactas : « Trois fois j’évoquai l’âme d’Atala ; trois fois le Génie du désert répondit à mes cris sous l’arche funèbre. »

C’est cette croyance qui explique aussi l’importante cérémonie nommée « Le Festin des âmes » qui réunit de nombreuses tribus, toutes rendant ce culte aux morts : « Au jour marqué, chaque cabane exhuma les restes de ses pères de leurs tombeaux particuliers, et l’on suspendit les squelettes, par ordre et par famille, aux murs de la Salle commune des aïeux. »​

Une cérémonie : rituel funéraire. Site : https://www.peuplesamerindiens.com

rites funéraires.jpg
Prière au Grand Esprit, chez les indiens Iakotas. Site : St Joseph du Dakota

L'expression de la foi

Dans ce monde sauvage, la foi en la puissance du sacré n’est donc pas absente. Déjà, à plusieurs reprises est affirmée la soumission de l’homme à une puissance supérieure dont la volonté lui échappe, comme le dit Chactas en se présentant à René : « tu vois en moi l’homme sauvage que le Grand Esprit (j’ignore pour quel dessein) a voulu civiliser ». De même, « le Grand Esprit le sait ! », s’écrie  Chactas en s'interrogeant sur la raison de l’orage subi. Dans l’épilogue, c’est aussi ce qu’il déclare à Céluta : « Ma sœur, adorons le grand Esprit, tout arrive par son ordre. Nous sommes tous voyageurs, nos pères l’ont été comme nous ; mais il y a un lieu où nous nous reposerons. » La encore, comment ne pas voir, dans ces phrases, un écho à la conception chrétienne qui place les humains, mortels, sous la toute-puissance de la volonté divine ?

Prière au Grand Esprit, chez les indiens Iakotas. Site : St Joseph du Dakota

Le christianisme 

Si l’objectif de Chateaubriand est de faire un éloge du christianisme, toute la question est de savoir si ce but est atteint.

Les valeurs chrétiennes

Comparé au monde « sauvage » qui sert de cadre au récit, le christianisme offre des valeurs bien différentes, que mettent en valeur deux moments du récit :

       Le premier se déroule dans le « Bois du sang » : les Muscogulges préparent le supplice de Chactas. La sauvagerie ressort pleinement dans le traitement cruel qui lui est infligé : « Ces mêmes Indiens dont les coutumes sont si touchantes, ces mêmes femmes qui m’avaient témoigné un intérêt si tendre, demandaient maintenant mon supplice à grands cris, et des nations entières retardaient leur départ pour avoir le plaisir de voir un jeune homme souffrir des tourments épouvantables. » Les pires horreurs sont alors prévues, « Chacun invente un supplice : l’un se propose de m’arracher la peau du crâne, l’autre de me brûler les yeux avec des haches ardentes », et un guerrier lui « perça le bras d’une flèche ».

Gustave Doré, La préparation du sacrifice, 1863. BnF

Gustave Doré, La préparation du sacrifice, 1863. BnF

Charles Abraham Chasselat, Le père Aubry rencontre Atala et Chactas, 1817. Eau-forte, 41,7 x 30,9. Musée d’art et d’histoire, Genève

Cette cruauté s’oppose au secours que le père Aubry apporte au jeune couple, à la compassion qu’il accorde sans même se préoccuper des croyances indiennes de Chactas : « Pauvres enfants ! comme ils ont dû souffrir ! Allons ! j’ai apporté une peau d’ours, ce sera pour cette jeune femme ; voici un peu de vin dans notre calebasse. Que Dieu soit loué dans toutes ses œuvres ! sa miséricorde est bien grande, et sa bonté est infinie ! » Il représente, par son attitude et par son physique même, même les valeurs chrétiennes : « les rides de son front montraient les belles cicatrices des passions guéries par la vertu et par l’amour de Dieu et des hommes. »

Charles Abraham Chasselat, Le père Aubry rencontre Atala et Chactas, 1817. Eau-forte, 41,7 x 30,9. Musée d’art et d’histoire, Genève

         Le second est évoqué plus rapidement dans l’épilogue. Déjà, le récit a mentionné les « mains mutilées » du père Aubry, qui explique alors : « qu’est-ce que cela auprès de ce qu’a enduré mon divin Maître ? Si les Indiens idolâtres m’ont affligé, ce sont de pauvres aveugles que Dieu éclairera un jour. Je les chéris même davantage en proportion des maux qu’ils m’ont faits. » Mais il y a pire, le martyre qui lui est infligé quand les Chéroquois attaquent la Mission : « Il fut brûlé avec de grandes tortures », puis « ils lui plongèrent un fer rouge dans la gorge ». Mais, dans les deux cas, il continue à faire preuve de son amour pour l’humanité : « jamais on ne put tirer de lui un cri qui tournât à la honte de son Dieu ou au déshonneur de sa patrie. Il ne cessa, durant le supplice, de prier pour ses bourreaux et de compatir au sort des victimes. » Son courage conduit alors au triomphe du christianisme : « les Chéroquois, tout accoutumés qu’ils étaient à voir des sauvages souffrir avec constance, ne purent s’empêcher d’avouer qu’il y avait dans l’humble courage du père Aubry quelque chose qui leur était inconnu et qui surpassait tous les courages de la terre. Plusieurs d’entre eux, frappés de cette mort, se sont faits chrétiens. »

La vie chrétienne

Dans la partie intitulée « Les laboureurs », un long passage est consacré à la visite de René à la mission fondée par le père Aubry : « Quand j’arrivai dans ces lieux, je n’y trouvai que des familles vagabondes, dont les mœurs étaient féroces et la vie fort misérable. Je leur ai fait entendre la parole de paix, et leurs mœurs se sont graduellement adoucies. »

Il fait entendre à ces familles, la parole de Dieu, célèbre la messe, baptise les nouveau-nés et encourage dans ses prêches cette vie patriarcale, qui rappelle les premiers temps bibliques : « il parlait des moissons à recueillir, des enfants à instruire, des peines à consoler, et il mêlait Dieu à tous ses discours. » La douceur de ce spectacle, ce sentiment d’une vie simple et paisible, conduit Chactas à un vibrant éloge du christianisme :

La vie d'une Mission chrétienne

La vie d'une Mission chrétienne

Ô charme de la religion ! Ô magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d’innocents sauvages ! Non, je ne doute point qu’au moment où nous nous prosternâmes le grand mystère ne s’accomplît et que Dieu ne descendît sur la terre ; car je le sentis descendre dans mon cœur.

J’admirais le triomphe du christianisme sur la vie sauvage ; je voyais l’Indien se civilisant à la voix de la religion ; j’assistais aux noces primitives de l’homme et de la terre : l’homme, par ce grand contrat, abandonnant à la terre l’héritage de ses sueurs, et la terre s’engageant en retour à porter fidèlement les moissons, les fils et les cendres de l’homme.

Religion et passion

L'intrigue même du roman se construit autour du christianisme, à travers l’opposition entre la foi d’Atala et la force de sa passion. Dès sa première rencontre avec le héros, le portrait de l’héroïne met en évidence la dimension religieuse, dont elle porte le signe : « à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. » Dans ses premiers mots à Chactas, l’opposition ressort entre l’insulte qu’Atala lui lance, « Je te plains de n’être qu’un méchant idolâtre », et sa propre profession de foi : « Ma mère m’a fait chrétienne ». Or, cette opposition fait le malheur du couple, en condamnant leur amour : « Ma religion me sépare de toi pour toujours… »

Le conflit intérieur d'Atala entre sa religion et sa passion est à plusieurs reprises rappelé dans le récit, par exemple dans son portrait : elle a des « joues brillantes des pleurs de la religion et de l’amour ». Mais la foi chrétienne triomphe : elle permet à Atala de résister, un « miracle » aux yeux de Chactas, qui, au lieu de s’en indigner, célèbre cette puissance du christianisme :

La fille de Simaghan eut recours au Dieu des chrétiens ; elle se précipita sur la terre, et prononça une fervente oraison, adressée à sa mère et à la Reine des vierges. C’est de ce moment, ô René ! que j’ai conçu une merveilleuse idée de cette religion qui dans les forêts, au milieu de toutes les privations de la vie, peut remplir de mille dons les infortunés ; de cette religion qui, opposant sa puissance au torrent des passions, suffit seule pour les vaincre, lorsque tout les favorise, et le secret des bois, et l’absence des hommes, et la fidélité des ombres. Ah ! qu’elle me parut divine, la simple sauvage, l’ignorante Atala, qui à genoux devant un vieux pin tombé, comme au pied d’un autel, offrait à son Dieu des vœux pour un amant idolâtre !

Les "desseins" divins

Pourtant, le bonheur semble promis au couple : « je vous offre une place au milieu du troupeau que j’ai eu le bonheur d’appeler à Jésus-Christ. J’instruirai Chactas, et je vous le donnerai pour époux quand il sera digne de l’être. » Mais c’est sans compter avec ce « secret » que Chactas perçoit devant les troubles souvent manifestés par Atala : « Ô ma mère ! qu’as-tu fait ?… » Atala se tut tout à coup, et retint je ne sus quel fatal secret près d’échapper à ses lèvres. »

Ce « secret », elle l’avouera trop tard : c’est le vœu à la Vierge fait par sa mère pour sauver sa fille à sa naissance, qu’elle oblige sa fille à promettre de tenir sur son lit de mort. Pour la respecter, Atala a donc choisi de s’empoisonner. Erreur tragique, puisque le père Aubry lui explique qu’il aurait été possible de la libérer de ce vœu !

Luis Monroy, Les derniers Moments d’Atala, 1871. Huile sur toile, 120 x 162. Musée National d’Art de Mexicoi

Comment ne pas s’indigner devant le douloureux destin ainsi imposé à Atala au nom de la religion, comme le fait René : « serrant les poings et regardant le missionnaire d’un air menaçant, je m’écriai : « La voilà donc cette religion que vous m’avez tant vantée ! Périsse le serment qui m’enlève Atala ! Périsse le Dieu qui contrarie la nature ! » ? La mort contredit donc l’image paradisiaque de la religion que Chactas avait peu à peu élaborée.

À cette révolte, le père Aubry apporte une réponse, qui relève de la foi, reprochant au jeune homme d’être trop « prompt à juger des desseins de la Providence » ; « tu comprendras alors que tu ne sais rien, que tu n’es rien, et qu’il n’y a point de châtiments si rigoureux, point de maux si terribles, que la chair corrompue ne mérite de souffrir. »

Luis Monroy, Les derniers Moments d’Atala, 1871. Huile sur toile, 120 x 162. Musée National d’Art de Mexicoi

Ainsi, il renvoie l’homme à sa faiblesse, à son incompréhension des desseins divins, face à une toute-puissance à laquelle il doit se soumettre, et c’est ce que finit par accepter Chactas : « Elle triomphait, cette religion divine, et l’on s’apercevait de sa victoire à une sainte tristesse qui succédait dans nos cœurs aux premiers transports des passions. » D’où cette exclamation, qui souligne cette image contradictoire du christianisme, « Ô religion qui fais à la fois mes maux et ma félicité, qui me perds et qui me consoles ! », et montre le bienfait offert au chrétien qui accepte de se résigner : « « Qu’il est faible celui que les passions dominent ! qu’il est fort celui qui se repose en Dieu ! »

Une conception de l'homme

Mais comment ne pas s’interroger à nouveau sur la double image de la religion quand il s'agit de définir la nature de l’homme.

Le néant humain

Les paroles adressées par le père Aubry pour qu’Atala puisse mourir en paix se veulent une consolation. Chateaubriand y reprend la conception chrétienne traditionnelle, qui fait de la vie une « vallée de misère », dans laquelle la foi est le secours, rappel du psaume biblique 84 : « Bienheureux les hommes dont tu es la force : dans leur cœur, ils trouvent des chemins tracés. Car lorsqu’ils traversent la vallée des Larmes, ils en font une oasis, et la pluie d’automne vient la recouvrir de bénédictions. » L’homme doit donc être heureux de mourir, puisque son séjour terrestre n’est fait que de douleurs : « ah ! ma chère enfant, que vous perdez peu de chose en perdant ce monde ! Malgré la solitude où vous avez vécu, vous avez connu les chagrins : que penseriez-vous donc si vous eussiez été témoin des maux de la société ? » L’amour humain ne peut qu’être éphémère, un « songe », qui n’offre à la femme, depuis la perte du paradis originel, que souffrances : « La femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu’elle est mère, et elle se marie en pleurant. » Et de toute façon, puisque l’homme est mortel, peu importe que cela arrive « tôt ou tard ». Il peut donc paraître surprenant d’offrir une telle image de l’homme comme consolation…

La promesse de salut

Mais cela s’explique parce que, parallèlement, la religion propose une « espérance », un salut car « une seule larme suffit à Dieu » pour ouvrir à l’homme la voie de l’au-delà grâce à la survie de l’âme. Ainsi, non seulement Atala meurt en paix, mais, en demandant à Chactas, auquel elle donne sa petite croix, de se faire chrétien, elle lui promet une union éternelle :

Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais ! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle, cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter sans mourir dans les angoisses du désespoir.

Ainsi la troisième partie du roman, « Les funérailles », se ferme sur l’élan de Chactas, soutenu par cette promesse divine, qui annonce à son destinataire sa décision de se convertir :

Comment Chactas n’est-il point encore chrétien ? Quelles frivoles raisons de politique et de patrie l’ont jusqu’à présent retenu dans les erreurs de ses pères ? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre me crie : Quand donc descendras-tu dans la tombe, et qu’attends-tu pour embrasser une religion divine ?… Ô terre ! vous ne m’attendrez pas longtemps : aussitôt qu’un prêtre aura rajeuni dans l’onde cette tête blanchie par les chagrins, j’espère me réunir à Atala…

POUR CONCLURE

Si Chateaubriand accorde toute sa place aux croyances et aux pratiques religieuses du monde « sauvage », car le fait religieux est universel, son récit amène à affirmer la supériorité des croyances chrétiennes. C’est ainsi que le « voyageur » conclut le récit qu’il rapporte :

Je vis dans ce récit le tableau du peuple chasseur et du peuple laboureur, la religion, première législatrice des hommes, les dangers de l’ignorance et de l’enthousiasme religieux opposés aux lumières, à la charité et au véritable esprit de l’Évangile, les combats des passions et des vertus dans un cœur simple, enfin le triomphe du christianisme sur le sentiment le plus fougueux et la crainte la plus terrible : l’amour et la mort.

Ainsi, le romancier affirme l’influence bénéfique de la religion chrétienne sur les communautés indiennes : elle les guide vers une forme de vie heureuse, en éliminant toute sauvagerie pour réaliser une alliance entre une vie simple, proche de la nature mise au service de l’homme, et les valeurs de la foi, créant un nouveau modèle du « bon sauvage » qui dépasse donc celui de Rousseau.

Le style de Chateaubriand dans Atala  

Style

La parution d’Atala en 1801 connaît un succès immédiat et, si ses contemporains surnomment alors Chateaubriand « l’Enchanteur », c’est en grande partie grâce au style de ce romancier qui transfigure ce récit des « amours de deux sauvages dans le désert » réussissant ainsi à émouvoir ses lecteurs tout en servant son objectif : célébrer le « génie du christianisme ».

Un héritage 

Pour une analyse détaillée de la scène de rencontre

Pourtant tout n’est pas novateur chez Chateaubriand. Homme du XVIIIème siècle, éduqué dans la tradition classique, le Atala témoigne de ce qu’il doit à ses prédécesseurs.

Les "topoï" littéraires

La scène de première rencontre

Depuis les plus anciens romans, tout récit d’une histoire d’amour met en évidence la première rencontre entre les amants, telle celle entre Théagène, descendant d’Achille, et Chariclée, princesse éthiopienne adoptée par le grec Chariclès, prêtre d’Apollon, et devenue, à Delphes, prêtresse de la déesse Artémis, racontée dans les dix livres des Éthiopiques d’Héliodore d’Émèse, auteur du IIIème (ou du IVème) siècle, traduit en français à la Renaissance.

Sont ainsi posés des "invariants" :

Théagène et Chariclée, XVIème siècle, tapisserie. Musée de Toul

Théagène et Chariclée, XVIème siècle, tapisserie. Musée de Toul

         Le cadre spatio-temporel joue un rôle essentiel, car il souligne l’aspect inattendu, exceptionnel, de la rencontre. Chactas, alors prisonnier condamné à mort, étroitement surveillé, ne s’attend pas à ce qu’Atala, fille du « sachem » qui l’a condamné à mort, vienne le trouver en pleine nuit : « Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. »

        La beauté physique est mise en valeur, avec, à nouveau, un souvenir de la philosophie grecque antique qui associe le « beau » et le « bon ». « Elle était régulièrement belle », explique Chactas, qui complète alors le portrait d'Atala par des traits moraux : « l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné », « Elle joignait à cela des grâces plus tendres : une extrême sensibilité unie à une mélancolie profonde respirait dans ses regards ; son sourire était céleste. »

       Ainsi, l’amour naît au premier regard, ce qui donne à la rencontre une valeur sacrée, comme si elle était déterminée par un destin d’origine supérieure : « l’attrait était irrésistible », raconte Chactas, en insistant tout particulièrement sur le « petit crucifix d’or » que porte Atala, qu’il compare d’ailleurs à la « Vierge des dernières amours ». Chateaubriand transpose ici un autre héritage, celui du philosophe Platon, qui, dans Le Banquet, à travers le récit d’Alcibiade sur « l’androgyne », introduit ce qui devient un mythe, l’idée de deux "âmes-sœurs" qui se reconnaissent car elles formaient originellement un être unique. Il va d’ailleurs aller très loin dans cette reprise puisqu’à la fin du roman, Atala explique qu’elle est la fille de l’Espagnol Lopez, précisément celui qui a adopté Chactas comme son fils. Elle peut alors l’appeler son « frère ».

         Enfin, la première rencontre provoque un bouleversement chez les deux êtres, qui se traduit d’abord physiquement, « Des pleurs roulaient sous sa paupière », pour Atala, tandis que Chactas lui parle «  en balbutiant et avec un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher », avant de s'intérioriser quand interviennent « les mouvements d’un cœur », reconnus par Chactas, mais réciproques puisque la jeune fille reviendra les nuits suivantes.

La scène de première rencontre relève donc d’une tradition très ancienne, qui entraîne toute une série de conséquences et de péripéties, rôle essentiel souligné par le romancier Dominique Hernandez : « Un roman d’amour, c’est l’art de faire vivre dans le temps l’illumination de la première découverte…, il s’agit de concilier le temps-extase et le temps durée, de décrire comment l’expérience transforme la stupeur initiale. » (Le promeneur amoureux, 1980)

Hendrik Goltzius, L’Âge d’or, 1589. Illustration des Métamorphoses d’Ovide

Le "locus amoenus"

Chateaubriand se souvient aussi d’un autre topos, désigné en latin comme le "locus amoenus", c’est-à-dire le lieu charmant, idyllique. Il est né dans la Grèce antique, notamment dans le cadre pastoral des poètes, tel Théocrite, repris par les auteurs romains, Virgile, Horace, Ovide, et les poètes élégiaques, Tibulle ou Properce. La description de ce lieu repose elle aussi sur des "invariants", d’abord naturels : c’est un lieu reculé, isolé, d’où le terme « désert » récurrent dans Atala. Il offre donc un refuge, une sécurité, souvent parce qu’il est abrité par des arbres, qui offrent leur fraîcheur, comme l’eau qui y coule, symbole aussi de pureté, et est embelli par la végétation, verdure et fleurs.

Hendrik Goltzius, L’Âge d’or, 1589. Illustration des Métamorphoses d’Ovide

C’est ce paysage que Chateaubriand décrit quand ses deux héros se retrouvent en fuite, au sein d’une nature généreuse et protectrice. Ce lieu est donc celui où peut se vivre le bonheur d'aimer et, avec le christianisme, ce topos sera repris par l’image du paradis terrestre, en y ajoutant donc l'idée d'innocence que retrouve Chateaubriand, d’autant plus facilement que son roman se déroule dans le Nouveau-Monde, encore intouché par la civilisation corruptrice.

Des emprunts

Les textes fondateurs

Chateaubriand a été nourri de littérature classique, avec un intérêt tout particulier pour les épopées d’Homère ou de Virgile, dont la tonalité repose sur l’association de la peinture de la force, de la foule et de la foi, que nous retrouvons, par exemple dans le récit de la cérémonie rituelle qui prépare le sacrifice de Chactas. Mais il a aussi une parfaite connaissance de la Bible, dont témoignent des allusions précises, comme la référence au livre de Job lors des funérailles d’Atala, et plusieurs passages des discours du père Aubry.

L'exotisme

Dans ses différentes préfaces, comme dans les Mémoires d’Outre-Tombe, parues en 1848 à titre posthume, Chateaubriand insiste sur le rôle fondateur de son voyage en Amérique en affirmant qu’Atala serait née « sous les huttes mêmes des Sauvages. ». Mais il n’a pas visité le lieu principal du roman, la Louisiane, donc son récit recourt à de nombreux emprunts, à la fois à d’autres récits de voyages et aux essais des géographes, des botanistes ou de ceux qui font déjà figure d’ethnologues par leurs descriptions des mœurs des « sauvages ». Par exemple, les emprunts à de telles œuvres sont nombreux dès le Prologue d’Atala, consacré au parcours des fleuves en Amérique, avec la description des deux rives du Meschacebé, est un passage rempli d‘emprunts à Bartram.C’est aussi ce qui explique la place prise par le lexique exotique, qui renvoie à des réalités inconnues du lecteur européen, mais aussi l'emploi de termes de la langue indienne.

Mais Chateaubriand hérite aussi de toute la réflexion du XVIIIème siècle autour de la théorie du « bon sauvage » de Rousseau – qu’il s’emploie cependant à contester – qui a mis à la mode le roman exotique : bien des passages du roman sont un souvenir direct de Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre, en remplaçant, par exemple, les fleurs de l’île de ce roman en fleurs du Nouveau-Monde.

Pour une analyse détaillée des sources du roman

L'art de la description 

Cependant, le qualificatif d’« enchanteur » invite à dépasser cet héritage pour mesurer la façon dont le romancier transfigure ce qu’a pu observer le naturaliste ou l’ethnologue, en le transformant en tableaux poétiques aussi bien les scènes relatées que les paysages décrits. De nombreux peintres, tel Girodet dès la parution d’Atala, ont d'ailleurs représenté des scènes du roman, qui a continué à être illustré tout au long du XIXème siècle, par exemple par Gustave Doré.

Une composition visuelle

Des "tableaux"

Le grand nombre de descriptions de paysage favorisait cette appropriation par l’image, d’abord par la dimension esthétique de leur composition en "plans" différents, faisant apparaître des lignes de force, comme dans cette brève description de la « grande savane Alachua » qui joue à la fois sur l’extension vers l’horizon et la verticalité : « Elle est environnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s’élevant jusqu’aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citronniers, de magnolias et de chênes verts. » Tantôt, par exemple, un paysage est vu de haut, comme celle des deux rives du Meschacebé, ce qui permet d’opposer la rive occidentale, où le regard s’étend vers un horizon lointain, « à perte de vue », à la rive orientale où, enfermé par les éléments du décor, le regard ne peut que s’élever vers la cime des arbres. À cela s’ajoutent les couleurs, sur l’une l’uniformité d’une vaste plaine verte où ne se distinguent que « les troupeaux de […] buffles sauvages », alors que, de l’autre côté, explosent les couleurs les plus vives de la faune et de la flore. Une même observation pourrait être faite sur le paysage d’orage à la fin de la partie « Les chasseurs ».

Des "scènes"

De plus, alors même que le récit évoque souvent les marches, telles celle de la tribu des Muscoculges vers le lieu où doit être sacrifié Chactas, celle du couple en fuite à travers la forêt, ou même celle, pénible, de Chactas et du père Aubry pour aller enterrer Atala, Chateaubriand l’entrecoupe par des scènes où tout se fige, comme le ferait un instantané photographique. Ainsi, le temps semble comme arrêté, par exemple lors du premier baiser de Chactas, « Comme un faon semble pendre aux fleurs de lianes roses, qu’il saisit de sa langue délicate dans l’escarpement de la montagne, ainsi je restai suspendu aux lèvres de ma bien-aimée. », ou pendant leur première promenade, sans oublier les passages où le récit de l’aventure amoureuse s’arrête pour dépeindre une scène fixe, en gros plan, comme celle où une mère s’incline sur le tombeau de son enfant, dans la première partie, ou, comme en écho dans l’épilogue, l'hommage rendu par Céluta à son bébé mort. Le récit devient alors une contemplation, tandis que, comme au théâtre, le lecteur devient lui-même spectateur.

Une transfiguration poétique

De ce fait, quand il décrit un paysage, l’écriture de Chateaubriand touche à la poésie grâce au rôle fondamental qu’il accorde aux jeux de lumière et aux effets produits par le vent.

Malgré la chaleur propre à la Louisiane, il est très rare que le paysage soit illuminé par un plein soleil. Mais ce qui deviendra le moment préféré des romantiques, celui d’un couchant flamboyant, s’il sert de cadre comme lors de la première promenade du couple, reste aussi rarement dépeint. Chateaubriand, lui, privilégie l’aube apparaissant, ou une atmosphère nocturne éclairée par la lune, une sorte de demi-teinte qui accentue le flou de la vision, comme lors de la première libération de Chactas par Atala :

La nuit était délicieuse. Le Génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins, et l‘on respirait la faible odeur d‘ambre qu‘exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins des fleuves. La lune brillait au milieu d‘un azur sans tache, et sa lumière gris de perle descendait sur la cime indéterminée des forêts. Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois : on eût dit que l‘âme de la solitude soupirait dans toute l‘étendue du désert.

Tout s’organise autour de la lune dont le rayon pâle éclaire le décor, que Chateaubriand, comme tant de poètes après lui, transfigure par le recours aux synesthésies, association de toutes les sensations, visuelles, olfactives, auditives, mais toujours dans un état intermédiaire, comme affaiblies pour que rien ne vienne briser l’harmonie d’ensemble. De même, par des comparaisons il appelle le lecteur à partager la contemplation, en soulignant le contraste entre l’atmosphère du jour, vive et animée, et le « clair de lune ».

Quand la nuit, au clair de la lune, vous apercevez sur la nudité d’une savane une yeuse isolée revêtue de cette draperie, vous croiriez voir un fantôme traînant après lui ses longs voiles. La scène n’est pas moins pittoresque au grand jour, car une foule de papillons, de mouches brillantes, de colibris, de perruches vertes, de geais d’azur, vient s’accrocher à ces mousses, qui produisent alors l’effet d’une tapisserie en laine blanche où l’ouvrier européen aurait brodé des insectes et des oiseaux éclatants..

L'atmosphère au clair de lune

L'atmosphère au clair de lune

Chateaubriand se plaît également à amplifier sa peinture en mêlant tous les éléments, terre, air, eau et feu. Par exemple quand l’orage se déchaîne, il crée une vision cosmique, saisissante :

La foudre met le feu dans les bois ; l’incendie s’étend comme une chevelure de flammes ; des colonnes d’étincelles et de fumée assiègent les nues, qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d’épaisses ténèbres ; du milieu de ce vaste chaos s’élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l’incendie et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s’éteignant dans les eaux.

Une esthétique signifiante 

Mais l’écriture de Chateaubriand dans Atala ne relève pas d’un esthétisme gratuite ; elle révèle la subjectivité de l’écrivain, tout en étant mise au service du récit lui-même, de ses personnages comme de leur « histoire », et de son objectif, l’apologie du christianisme.

L'expression de la subjectivité

Pour écrire Les Martyrs, épopée publiée en 1809, Chateaubriand a voulu se documenter en effectuant un voyage en Orient, de juillet 1806 à juin 1807, dont il fait un récit, Itinéraire de Paris à Jérusalem, paru en 1811. De même, il explique dans plusieurs préfaces l’importance de son voyage en Amérique pour l’écriture d’Atala, et, là encore, il le relate, en 1827, dans Voyage en Amérique. Il est alors logique que l’écriture du roman reflète sa propre subjectivité, ce qu’il a pu ressentir en découvrant les lieux, même s’il transpose en Louisiane ce qu’il a observé dans le nord de l’Amérique. Son évocation d’un paysage est donc comme une plongée en lui-même, qui éclaire sa personnalité, notamment le rôle que joue, depuis sa jeunesse en Bretagne, la sauvagerie d’un décor en écho à son amour de la solitude, d’où sa peinture des éléments extrêmes, depuis les crues du Meschacebé au début du prologue jusqu’à la « cataracte » du Niagara dans l’épilogue. La description met en évidence à quel point la violence de cette chute, marquée notamment par le lexique et par les images analogiques,  éveille des échos dans l’âme de l’écrivain :

Entre les deux chutes s’avance une île creusée en dessous, qui pend avec tous ses arbres sur le chaos des ondes. La masse du fleuve qui se précipite au midi s’arrondit en un vaste cylindre, puis se déroule en nappe de neige et brille au soleil de toutes les couleurs ; celle qui tombe au levant descend dans une ombre effrayante ; on dirait d’une colonne d’eau du déluge. Mille arcs-en-ciel se courbent et se croisent sur l’abîme. Frappant le roc ébranlé, l’eau rejaillit en tourbillons d’écume, qui s’élèvent au-dessus des forêts comme les fumées d’un vaste embrasement. Des pins, des noyers sauvages, des rochers taillés en forme de fantômes, décorent la scène.

La violence des chutes du Niagara

La violence des chutes du Niagara.jpg

Les mêmes effets se retrouvent pour dépeindre l’immensité de la forêt ou la violence de l’incendie provoqué par la chute de la foudre : « Quel affreux, quel magnifique spectacle ! », s’écrie le narrateur. Ainsi, quand le « je » de Chactas se fait lyrique, comment ne pas y reconnaître Chateaubriand ?

Une double analogie

Mais toutes ces descriptions vont bien au-delà de leur seule esthétique suggestive : elles reproduisent aussi les sentiments des personnages et le cours de leur « histoire » d’amour, les péripéties vécues.

Atala et Chactas sur le radeau. Huile sur toile (détail). Maison de Chateaubriand

Atala et Chactas sur le radeau. Huile sur toile (détail). Maison de Chateaubriand

Les sentiments des personnages

La nature illustre leur psychologie, et tout particulièrement le mouvement de leurs passions, qui, conformément au sens étymologique du terme, du latin « patior », sont subies les envahissent sans qu’ils puissent résister. Ainsi la nature est douce et apaisante, quand l’amour est vécu dans l’harmonie, comme dans cet extrait :

Rien n’interrompait ses plaintes, hors le bruit insensible de notre canot sur les ondes. En deux ou trois endroits seulement, elles furent recueillies par un faible écho, qui les redit à un second plus faible, et celui-ci à un troisième plus faible encore : on eût cru que les âmes de deux amants jadis infortunés comme nous, attirées par cette mélodie touchante, se plaisaient à en soupirer les derniers sons dans la montagne.

En revanche, quand leurs cœurs sont bouleversés, ses menaces et sa violence sont amplifiées, et la tonalité se rapproche de l’épique : l’orage, la tempête illustrent le trouble de leurs deux cœurs. Le paysage vient s’inscrire dans leurs discours mêmes,pour en soutenir métaphoriquement le sens, comme dans ce cri de Chactas : « « Qu‘un autre soit plus heureux que moi, et que de longs embrassements unissent la liane et le chêne ! » La même analyse aurait pu être faite sur les sentiments et les discours du père Aubry, à partir par exemple de son commentaire sur « l’arche » qui forme un « pont naturel ».

Le cours du récit

Les descriptions de paysages jouent aussi un rôle fondamental dans la construction même de l’œuvre, déjà par celles qui l’encadrent, les deux rives du Meschacebé, comme une annonce de la séparation des deux personnages inscrite dans leur nature même, et la double chute du Niagara à la fin, image du dénouement tragique qui a fait basculer leur amour dans un gouffre de douleur. Il est aussi notable que, comme la première rencontre, la fuite, l’évocation d’une nuit, la rencontre du père Aubry…, chaque moment intense du récit s’accompagne d’une description, soit pour relancer l’action, soit pour mettre en évidence un moment d’apaisement. Ainsi la description devient le paysage de la destinée promise à l’amour des deux personnages : tantôt elle efface leur contraste, tantôt, au contraire elle les accentue.

Le sens apologétique

L’écriture est aussi mise au service de la volonté de Chateaubriand de célébrer le « génie du christianisme ».

La double fonction des descriptions

         C’est ce qui explique la façon dont les descriptions de la nature amènent à une célébration d’un créateur de la nature, où, finalement, le « grand Esprit » des Indiens semble se confondre avec le dieu des chrétiens, en mettant l’accent sur la spiritualité qui imprègne l’univers, que ce soit l’élévation des arbres vers le ciel ou la lune qui l’éclaire. L’Amérique favorise même cette célébration, car les paysages sont vierges encore, sans la civilisation pour venir les corrompre, avec une flore et une faune luxuriante, propres à émerveiller.

        Elles soutiennent aussi l'opposition, fondamentale dans le christianisme, entre paradis et enfer, ou entre deux récits bibliques, d’un côté la Genèse, récit de la création divine, de l’autre le Déluge, la crue des eaux pour châtier l’humanité coupable. Ainsi, la luxuriance de la nature, sa beauté, son heureuse harmonie s’opposent à la violence des eaux, du vent, de la foudre…tout comme s’opposent le merveilleux et la tonalité épique. « Quel affreux, quel magnifique spectacle ! », s’exclame Chactas à propos de l’orage, menace de mort aussi, tandis que la deuxième partie, « Les laboureurs » remet au premier plan la promesse du bonheur que pourraient vivre les deux héros sous l’égide d’une religion qui unit les mœurs indiennes et chrétiennes : ce serait une sorte de paradis perdu retrouvé, célébré, par exemple, dans la description lyrique du paysage illuminé au moment où le père Aubry élève l’hostie lors de la messe :

L‘aurore, paraissant derrière les montagnes, enflammait l‘orient. Tout était d‘or ou de rose dans la solitude. L‘astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin en un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l‘hostie consacrée, que le prêtre en ce moment même élevait dans les airs. Ȏ charme de la religion ! Ȏ magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d‘innocents sauvages.

Les discours moralisateurs

De la même façon que les descriptions, les discours eux aussi sont mis au service des dogmes et des valeurs chrétiennes.

         C’est, bien évidemment, ce qui est attendu dans la bouche du père Aubry, par exemple après qu’Atala a fait le récit de ses épreuves, il invoque la toute-puissance divine :

Mon enfant, dit-il à Atala, il faut offrir vos souffrances à Dieu, pour la gloire de qui vous avez déjà fait tant de choses, il vous rendra le repos. Voyez fumer ces forêts, sécher ces torrents, se dissiper ces nuages : croyez-vous que celui qui peut calmer une pareille tempête ne pourra pas apaiser les troubles du cœur de l’homme ?

C’est toujours la foi chrétienne qu’il exprime au moment de la mort de l’héroïne, par exemple la promesse de la vie éternelle de l’âme, donc de retrouvailles des amants dans l’au-delà. Les exemples sont très nombreux dans les deuxième et troisième partie notamment.

          Mais nous les observons également chez les deux personnages, au moment même de leurs aventures, par exemple quand ils trouvent refuge dans la nature : « Nous bénissions la Providence, qui sur la faible tige d’une fleur avait placé cette source limpide au milieu des marais corrompus, comme elle a mis l’espérance au fond des cœurs ulcérés par le chagrin, comme elle a fait jaillir la vertu du sein des misères de la vie ! » Ce terme de « Providence », dans le discours d’un Indien nous rappelle l’influence exercée sur lui par son bienfaiteur, l’Espagnol Lopez, même s’il ne s’est pas alors converti : l’éloge de la création divine offerte aux hommes conduit à la comparaison à l’image chrétienne de l’homme, être plein de « misères », mais aussi de grandeur, la « vertu » placée en lui.

        Il faut enfin tenir compte de l’énonciation adoptée dans le roman : un récit rétrospectif fait par un vieillard, qui a vécu d’autres épreuves depuis son histoire d’amour, donc qui peut, à présent, prendre du recul sur cette passion. Il est devenu un sage, qui fait usage de sa raison pour expliquer ce qu’il a vécu et en tirer une morale, d’où la conclusion de sa visite de la Mission :

Ah, René ! je ne murmure point contre la Providence, mais j’avoue que je ne me rappelle jamais cette société évangélique sans éprouver l’amertume des regrets. Qu’une hutte avec Atala sur ces bords eût rendu ma vie heureuse ! Là finissaient toutes mes courses ; là, avec une épouse, inconnu des hommes, cachant mon bonheur au fond des forêts, j’aurais passé comme ces fleuves qui n’ont pas même un nom dans le désert. Au lieu de cette paix que j’osais alors me promettre, dans quel trouble n’ai-je point coulé mes jours !

       Mais l’épilogue va encore plus loin pour donner sens au récit, puisque c’est la voix même de Chateaubriand qui se fait entendre quand il se présente, faisant allusion à son propre voyage, comme le « voyageur aux terres lointaines » qui n’a fait que rapporter cette histoire transmis oralement de génération en génération. Il confirme ainsi sa volonté de célébrer l’action civilisatrice et morale du christianisme :

Je vis dans ce récit le tableau du peuple chasseur et du peuple laboureur, la religion, première législatrice des hommes, les dangers de l’ignorance et de l’enthousiasme religieux opposés aux lumières, à la charité et au véritable esprit de l’Évangile, les combats des passions et des vertus dans un cœur simple, enfin le triomphe du christianisme sur le sentiment le plus fougueux et la crainte la plus terrible : l’amour et la mort.!

Chateaubriand, Voyage en Amérique, 1827

POUR CONCLURE

Dans Atala, les descriptions, si nombreuses, ne sont pas de simples miroirs, malgré une évidente volonté de reproduire la réalité exotique. Elles expriment, par le choix de tonalités variées, les tensions à l‘œuvre tant entre les personnages que dans le cours même de l’histoire. Elles gomment les contrastes ou les rendent au contraire apparents, comme le font également toutes les formes de discours. Il appartient donc au lecteur de lire le sens latent que soutient l'écriture de Chateaubriand, la conception même de cet auteur, sa célébration de la foi chrétienne.

Explications : Le prologue, "Les rives du Meschacebé" - L'incipit des "chasseurs" -  "Les chasseurs" : l'amour naissant - "Les chasseurs" : le couple en fuite - " Les chasseurs" : un terrible orage - "Le drame" : la mort de Manon - "Les funérailles" : la mise en terre 

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