Honoré de Balzac, La Cousine Bette, 1846-1847
L'auteur (1799-1850) : un "galérien" de la littérature
Des débuts difficiles
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Publié en feuilleton à la fin de l’année 1846, La Cousine Bette est un des derniers romans de Balzac qui parachève une carrière littéraire qui, depuis Le dernier Chouan en 1829, lui a valu le succès… mais pas la fortune. Ses échecs successifs dans ses affaires ont entraîné un constant besoin d’argent, et l’ont obligé à un travail intensif, jusqu’à dix-huit heures par jour, pour accélérer sa production romanesque.
Mais peu à peu cette œuvre s’organise. En 1829, il commence avec Physiologie du mariage (1829), une série de « Scènes de la vie privée », où il regroupe des nouvelles déjà parues, et dote son nom de la particule. Puis, avec Louis Lambert (1832) et Le Médecin de campagne (1833), il construit une série d’« Études de mœurs » qui vont englober ces « Scènes de la vie privée », à laquelle il ajoute des « Études philosophiques ».
Pour une biographie plus détaillée

Louis-Auguste Bisson, Portrait de Balzac, 1842. Daguerréotype, Paris Musées Collections
La Comédie humaine​
C’est avec Le Père Goriot, publié en 1835, que Balzac met en forme son projet, en ajoutant aux « Études de mœurs » les « Scènes de la province », « de la vie parisienne », « de la vie politique », « de la vie militaire », « de la vie de campagne », et en complétant les « Études philosophiques » par les « Études analytiques". Ainsi se construit une immense fresque, sous le titre « La Comédie humaine », à la fois une réorganisation des romans et nouvelles déjà écrites, et de nouvelles parutions, avec un contrat qui, en 1841, prévoit dix-sept volumes.
Un nouvel échec, la fondation de La Chronique de Paris, en 1836, est redoublé en 1840, par celui de la Revue parisienne, et Balzac, financièrement étranglé, multiplie les productions, s’essaie – mais sans succès – au théâtre. La révolution de 1848 achève de le ruiner. Il est surtout animé par le désir d’épouser Madame Hanska, une comtesse polonaise avec laquelle il a commencé dès 1832 une relation épistolaire, lui déclarant son amour dans sa troisième lettre avant même de l’avoir rencontrée, ce qui se fera en Suisse en 1833 et 1834, puis en Autriche en 1835. Elle est devenue veuve en 1841, il la revoit à Saint-Pétersbourg en 1843, mais elle refuse le mariage, qui ne se conclura finalement qu’en 1850. Bref mariage : Balzac meurt cinq mois après, épuisé par son travail.
Couverture de La Comédie humaine, édition Houssiaux, 1842-1848. BnF

Le contexte historique et social de La Cousine Bette

Un siècle troublé
Le contexte historique
​Dès l’incipit, une date est posée : « Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838 », et la dernière date mentionnée, « Au commencement du mois de décembre 1845 », précède de peu l’épilogue. L’essentiel du récit se déroule donc sous la Monarchie de Juillet, et correspond au moment de l’écriture puisqu’il paraît en feuilleton entre le 8 octobre et le 3 décembre 1846.
Mais la présentation des différents personnages amène à remonter dans le temps, avec une insistance particulière sur l’Empire, tandis que l’histoire s’inscrit sous la Restauration dont la vie politique joue un rôle important car elle sert de cadre, d’abord sous Louis XVIII, puis Charles X à partir de 1824, avant que les journées de juillet 1830 ne mettent au pouvoir Louis-Philippe. La société se trouve alors profondément modifiée.
La révolution
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Dans le roman, elle n’intervient qu’en arrière-plan par le rappel des frères d’Adeline Hulot, née Fischer, de simples laboureurs réquisitionnés pour défendre le sol de la patrie contre les armées des monarchies étrangères coalisées. Ceux-ci illustrent, dans le roman, les valeurs qui ont nourri la révolution et le code d’honneur en vigueur dans l’armée républicaine : ainsi, quand le vieux Yohann Fisher se retrouve impliqué dans des malversations commises en Algérie, il choisit le suicide pour éviter le déshonneur. De même, quand le vieux maréchal Hulot, beau-frère d’Adeline, apprend le comportement de son époux infidèle, il ente dans une violente colère : « Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui a éteint en lui les sentiments du vrai républicain, cet amour du Pays, de la Famille et du Pauvre que je m’efforçais de lui inculquer, cet homme est un monstre, un pourceau… »
L'Empire
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L’Empire est omniprésent dans l’œuvre de Balzac, fasciné par Napoléon, auquel d’ailleurs il n’hésite pas à se comparer : « Ce qu'il a commencé par l'épée, je l'achèverai par la plume ». Les années de Restauration monarchique paraissent si médiocres, en effet, que s’édifie alors un véritable mythe de l’épopée napoléonienne, que Louis-Philippe va exploiter pour canaliser les énergies : il fait ainsi ériger l’Arc de Triomphe et l’obélisque de la place de la Concorde, inaugurés en 1836. Dans La Cousine Bette, Balzac introduit des personnages qui à la fois ont participé à cette épopée, et vouent un véritable culte à Napoléon, tel le frère aîné du baron Hulot qui relate fièrement l’exploit accompli en 1809, qui lui a valu d’être nommé comte de Forzheim.
L’inspection des troupes à Boulogne, 1804. Huile sur toile anonyme, XIXème siècle

​L’Empire a offert, en effet, aux hommes du peuple la possibilité de faire de brillantes carrières : ayant accédé au grade de maréchal, puis devenu invalide, « brisé par trente campagnes, blessé pour la vingt-septième fois à Waterloo », bataille qui mit fin à l’Empire.

De plus, le compagnonnage est solide entre ceux qui servent l’Empereur. Ainsi, le frère aîné Hulot a soutenu son cadet qui « ordonnateur », c’est-à-dire intendant général des dépenses de l’armée, « l’un des travailleurs les plus probes, les plus actifs de son corps, fut nommé baron, appelé près de l’Empereur, et attaché à la garde impériale. » Prenant le titre de « baron d’Ervy », il peut alors soutenir les frères Fisher de celle qui deviendra son épouse : « André et Johann parlaient avec respect de l’ordonnateur Hulot, ce protégé de l’Empereur à qui, d’ailleurs, ils devaient leur sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant de l’intelligence et de la probité, les avait tirés des charrois de l’armée pour les mettre à la tête d’une Régie d’urgence. Les frères Fischer avaient rendu des services pendant la campagne de 1804. » Johann Fisher, vieillard qui « adorait l’empereur Napoléon et tout ce qui tenait à la Grande-Armée », lui reste donc totalement dévoué, d’autant qu’à la chute de l’Empire, le baron lui a donné « dix mille francs pour commencer une petite entreprise de fourrages à Versailles, obtenue au ministère de la guerre par l’influence secrète des amis que l’ancien intendant-général y conservait. »
Édouard Detaille, Grenadier de la Vieille Garde en sentinelle en 1806, 2nde moitié du XIXème siècle. Huile sur toile, 110 x 58. Musée de l’Armée, Paris
Ainsi, malgré la chute de Napoléon, Balzac souligne la force de cette épopée. Les caractères de ceux qui y ont participé, en restent marqués :
Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foi dans la puissance du sabre, la certitude de la prééminence du militaire sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi de l’Algérie, où règne le Ministère de la Guerre. L’homme reste ce qu’il a été. Comment les officiers de la garde impériale peuvent-ils oublier d’avoir vu les Maires des bonnes villes de l’Empire, les Préfets de l’Empereur, ces empereurs au petit pied, venant recevoir la garde impériale, la complimenter à la limite des départements qu’elle traversait, et lui rendre enfin des honneurs souverains ?
La Restauration
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Après un premier exil et son retour en France pour "les Cent Jours", en 1815 Napoléon est définitivement exilé à Sainte-Hélène, où il meurt en 1821. La monarchie est alors rétablie : c’est la Restauration, d’abord avec Louis XVIII, un des frères de Louis XVI, dont le pouvoir est encadré par une "Charte".
Mais à sa mort, en 1824, son frère, Charles X durcit encore le régime, en rejetant le pouvoir parlementaire : « il n’est pas possible que cette Charte empêche de faire ma volonté ».
Louis-Philippe Crépin, Allégorie du retour des Bourbons le 24 avril 1814 : Louis XVIII relevant la France de ses ruines, 1814. Huile sur toile, 46 x 55,5. Château de Versailles

La noblesse retrouve alors pleinement son pouvoir, mais la division s’accentue entre deux partis, les Libéraux et les Ultras :
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Les Libéraux, bourgeois qui ont tiré profit de la Révolution, sont des royalistes modérés, soucieux de préserver le pouvoir parlementaire qu’a imposé la "Charte". Ils entendent bien, grâce à leur prospérité financière, conserver leur acquis.
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Les Ultras veulent redonner à la monarchie toute la puissance qu’elle avait sous l’Ancien Régime, et, pour cela, ils s’appuient sur l’Église.
Sur cette période, le jugement de Balzac est sévère : « Les grands de l’Empire ont égalé, dans leurs folies, les grands seigneurs d’autrefois. Sous la Restauration, la noblesse s’est toujours souvenue d’avoir été battue et volée ; aussi, mettant à part deux ou trois exceptions, est-elle devenue économe, sage, prévoyante, enfin bourgeoise et sans grandeur. »
Cette période est alors comme une parenthèse pour ceux qui avaient soutenu l’Empire, comme le baron Hulot : « En 1816, le baron devint une des bêtes noires du ministère Feltre, et ne fut réintégré dans le corps de l’intendance qu’en 1823, car on eut besoin de lui pour la guerre d’Espagne. »
La Monarchie de Juillet
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En juillet 1830, les ordonnances publiées par Charles X provoquent une grave crise politique : il suspend la liberté de la presse, dissout la Chambre des députés et annonce de nouvelles élections mais après modification de la loi électorale. La révolte éclate alors, Paris se couvre de barricades les 27, 28 et 29 juillet, la troupe tire sur le peuple : c’est la révolution dite des « Trois Glorieuses », qui amène au pouvoir le duc Louis-Philippe d’Orléans, reconnu « roi des Français » le 9 août 1830.
Il promulgue une nouvelle "Charte", et, pour promouvoir la paix, cherche à favoriser l’enrichissement des notables, et rappelle à ses côtés plusieurs de ceux qui s’étaient distingués durant l’Empire, tel le baron Hulot : « En 1830, il reparut dans l’administration comme quart de ministre, lors de cette espèce de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles bandes napoléoniennes. Depuis l’avènement au trône de la branche cadette, dont il fut un actif coopérateur, il restait directeur indispensable au ministère de la guerre. »

Cette période donne un nouveau pouvoir aux députés, dont plusieurs sont dépeints dans La Cousine Bette, dont Victorin le fils du baron Hulot : « Monsieur Hulot fils était bien le jeune homme tel que l’a fabriqué la Révolution de 1830 : l’esprit infatué de politique, respectueux envers ses espérances, les contenant sous une fausse gravité, très envieux des réputations faites, lâchant des phrases au lieu de ces mots incisifs, les diamants de la conversation française, mais plein de tenue et prenant la morgue pour la dignité. » Mais elle marque surtout le triomphe de la volonté de s’enrichir, à tout prix, aussi bien sur le plan national, alors que la conquête de l’Algérie se poursuit, que sur le plan individuel, chacun cherchant, comme l’époux de Valérie Marneffe, à obtenir des places plus lucratives dans l’administration.
François Gérard, Lecture à l'Hôtel de Ville de Paris de la Déclaration des Députés et de la Proclamation du Duc d'Orléans, lieutenant général du Royaume (31 juillet 1830), 1836. Huile sur toile, 55 x 44,2. Château de Versailles
C’est ce que résume la critique de Rivet, boutiquier enrichi, à propos de la situation en Pologne, partagée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie :
— Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifique Rivet, ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patrie qui, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compter les Cosaques et les Paysans, espèces de bêtes féroces classées à tort dans le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le temps actuel. Nous ne sommes plus des Barbares ! La guerre s’en va, ma chère demoiselle, elle s’en est allée avec les Rois. Notre temps est le triomphe du commerce, de l’industrie et de la sagesse bourgeoise qui ont créé la Hollande. Oui, dit-il en s’animant, nous sommes dans une époque où les peuples doivent tout obtenir par le développement légal de leurs libertés, et par le jeu pacifique des institutions constitutionnelles ; voilà ce que les Polonais ignorent, et j’espère…
La société sous la Monarchie de Juillet
Les différentes classes sociales
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La Monarchie de Juillet a profondément modifié la hiérarchie sociale héritée de l’Ancien Régime et de l’Empire.
La noblesse
La noblesse de naissance y a perdu son rôle prédominant : dans le roman, par exemple, le duc d’Hérouville ou Eugène de Rastignac ne jouent qu’un rôle secondaire. En revanche, la noblesse d’Empire y est plus présente, représentée dans le roman notamment par le baron Hulot d’Ervy, qui a pris le nom d’une des terres de sa famille. Ses compétences ont été réemployées sous Louis-Philippe, ce qui lui a permis de conserver un pouvoir au sein des ministères ou à la Chambre des députés.
Le bas peuple
À l’autre extrême de l’échelle sociale, le petit peuple vit souvent dans la misère ; l’ignorance, l’alcoolisme, la prostitution, voire le crime font des ravages dans les bas-quartiers des faubourgs parisiens, comme le montrent l’intervention de la femme Nourrisson, prête à assassiner, et la fin du roman quand le baron Hulot est devenu « le père Thorec ». Le pouvoir politique ne s’occupe guère de ces miséreux, se contentant de détruire les quartiers les plus dégradés, et même l’Église joue un rôle ambigu : d’un côté, des œuvres de charité tentent d’apporter du secours tout en prônant les vertus chrétiennes, de même que les Sœurs au chevet des mourants ; de l’autre, elle est elle-même captive du pouvoir de l’argent, « excessivement fiscale », et se fait payer, par exemple pour marier les couples, allant jusqu’à « d’ignobles trafics » selon Balzac. Seuls échappent à cette misère les domestiques, cocher, femme de chambre ou cuisinière, portiers, prêts à tout pour tirer profit des privilégiés qu’ils servent.
La bourgeoisie
Elle est la classe sociale qui a tiré le plus de bénéfices du mot d’ordre du ministre Guizot sous la Monarchie de Juillet : « Enrichissez-vous ». Les commerçants, notamment, tels Crevel ou Popinot, ont pu se faire élire maires, députés, et même devenir ministres et obtenir la Légion d’Honneur. Ainsi se réalise le constat : à Paris se fait « un immense mouvement d’hommes, d’intérêts et d’affaires ». Chacun espère de voir se réaliser ses ambitions, depuis Marneffe, employé subalterne au ministère de la Guerre qui veut à tout prix devenir chef de bureau, jusqu’à un journaliste critique d’art comme Claude Vignon qui s’est lancé dans la politique et rêve d’appartenir au Conseil d’État. De plus, ces parvenus cherchent à imiter l’ancienne noblesse : ils offrent ainsi du travail à tous les ouvriers du luxe, et jouent les mécènes auprès des artistes, non seulement par leurs achats personnels mais aussi en leur obtenant des commandes d’État.
Claudius Jacquand, Conseil des ministres au palais des Tuileries : le maréchal Soult présente à Louis-Philippe la loi de Régence, le 15 août 1842, 1844. Huile sur toile, 165 x 235. Musée du château de Versailles.


L'importance de l'argent
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La Restauration a détruit l’idéal de gloire porté par les Révolutionnaires puis par Napoléon, remplacé par le matérialisme.
Les plus jeunes ont alors perdu toutes leurs illusions, sont contraints d’adopter l’hypocrisie nécessaire pour plaire aux puissants, et il faut intriguer pour obtenir des charges et des titres, emprunter, s’endetter… La désir de s’enrichir est si puissant qu’il efface tous les scrupules moraux, comme l’explique le docteur Brichon :
Honoré Daumier, Robert Macaire, notaire, 1836-1838. Estampe. Maison de Balzac
L’argent autrefois n’était pas tout, on admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’État ; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général, elle l’a pris pour base de la capacité politique ! Certains magistrats ne sont pas éligibles, Jean-Jacques Rousseau ne serait pas éligible ! Les héritages perpétuellement divisés obligent chacun à penser à soi dès l’âge de vingt ans. Eh bien ! entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que se disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles.
Ainsi, l’argent règle tous les rapports sociaux, par exemple les mariages, où la dot de la jeune fille joue un rôle essentiel, comme le montre la conversation, au début du roman, entre Crevel et la baronne Hulot à propos du mariage de sa fille Hortense, qui a échoué faute d’une garantie sur le versement de la dot : « On est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués à mademoiselle Hortense seraient payés. J’ai répondu textuellement ceci : « — Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que si monsieur Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain. » D’où le jugement catégorique de Crevel à la baronne Hulot :
Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir !sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous ! Or, mon bel ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les percevoir !
La vie sociale
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Cet enrichissement marque aussi le développement d’une vie sociale où il s’agit avant tout d’étaler sa richesse. Par opposition aux quartiers miséreux des faubourgs ou même du cœur de Paris, et à la noblesse de l’Ancien Régime, traditionnellement installée sur la rive gauche, la nouvelle noblesse d’Empire, puis les parvenus de la Restauration se sont implantés dans le faubourg Saint-Honoré, sur la rive droite où se situent tous les lieux de plaisir. Ces privilégiés vivent dans des immeubles luxueux où ils prennent soin d’embellir leurs vastes appartements par des œuvres d’art censés faire la preuve de leur bon goût, en fait, comme le dit Rivet, « toutes les belles choses vulgaires que procure l’argent ». Les dames y offrent des dîners et tiennent des salons où souvent, l’on joue, par exemple au whist. Dans le roman, le bal à l’occasion du mariage d’Hortense donne un exemple de ces réceptions somptueuses, ensuite relatées dans des articles de presse dans lesquels il est important d’être nommé :
La célébration du mariage de monsieur le comte de Steinbock et de mademoiselle Hortense Hulot, fille du baron Hulot d’Ervy, Conseiller d’État et directeur au Ministère de la guerre, nièce de l’illustre comte de Forzheim, a eu lieu ce matin à Saint-Thomas-d’Aquin. Cette solennité avait attiré beaucoup de monde. On remarquait dans l’assistance quelques-unes de nos célébrités artistiques : Léon de Lora, Joseph Bridau, Stidmann, Bixiou, les notabilités de l’administration de la Guerre, du Conseil d’État, et plusieurs membres des deux Chambres ; enfin les sommités de l’émigration polonaise, les comtes Paz, Laginski, etc.
Sont aussi importants les endroits où il faut se faire voir, ceux des promenades, comme les Champs-Élysées ou les Tuileries, mais aussi les restaurants renommés, comme le Rocher de Cancale, rue Montorgueil, ou La Maison Dorée, boulevard des Italiens. Enfin, la place accordée aux actrices dans le roman rappelle l’importance des lieux de spectacle, tels l’Opéra ou le théâtre des Italiens où il est indispensable d’avoir sa loge.
Eugène Lami, Le théâtre des Italiens, salle Ventadour, 1843. Gravure sur acier aquarellée

Présentation de La Cousine Bette
Pour lire le roman
La genèse du roman
Un diptyque
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Inséré dans le grand ensemble des "Études de mœurs", dans la partie intitulée "Scènes de la vie parisienne", le roman est présenté, dès sa publication en feuilleton dans Le Constitutionnel du 8 octobre au 3 décembre 1846, comme destiné à former un diptyque avec Les deux Musiciens, titre initial du Cousin Pons : dans le feuilleton le titre complet est Histoire des parents pauvres : La Cousine Bette et Les Deux Musiciens ; il est repris à l’identique dans sa parution en volume, et dans une lettre à madame Hanska Balzac les réunit : « Le Vieux musicien est le parent pauvre accablé d’injures, plein de cœur. La Cousine Bette est la parente pauvre accablée d’injures, vivant dans l’intérieur de trois ou quatre familles et prenant vengeance de toutes ses douleurs. »

La Comédie humaine, l’architecture d’une œuvre

Une parution en feuilleton
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Cette réunion s’est même réalisée dans le temps de l’écriture, puisque, si Le Cousin Pons paraît ultérieurement, du 18 mars au 10 mai 1847, c’est par ce roman que Balzac a commencé, avant de s’arrêter pour écrire La Cousine Bette, puis de reprendre son premier récit. Pressé par son besoin d’argent et son futur mariage avec madame Hanska, Balzac a accéléré sa rédaction : une première version du Cousin Pons est écrite entre le 20 juin et la première quinzaine d’août, puis il écrit 36 feuillets de La Cousine Bette en une semaine, puis il s'interrompt et voyage pour rejoindre madame Hanska en Allemagne, avant de se remettre à l’écriture au milieu du mois d’octobre alors même que la parution en feuilleton a déjà débuté. Terrible contrainte de produire dix feuillets par jour dont il se plaint dans ses lettres : « currente calamo, fait la veille pour le lendemain, sans épreuves ».
Couverture de l'édition illustrée de 1851.
Les sources d'inspiration
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Les faits historiques
Balzac s'inspire des faits historiques, aussi bien ceux de l'Empire que de la Restauration pour construire ses personnages. Mais il accorde un rôle particulier dans l'action aux péripéties autour de l’affaire algérienne qui impliquent le vieux Johann Fischer trouvent leur point de départ dans un fait avéré : l’escroquerie montée pour tirer profit de « l’intendance française » durant la conquête avec l’appui du commandant de la province d’Oran le général de Brossard, qui, pour un même montant de 200 000 francs comptant, avait offert à l’émir Abd-El-Kader son appui pour « expulser les Français » afin de remettre toute l’Algérie entre ses mains. Mais Balzac fait de son personnage un homme d’honneur puisqu’il choisit le suicide, tandis que Brossard, lui, a accepté un « congé de convalescence » avant sa mise à la retraite d’office.
L’observation de ses contemporains
Pour ses personnages, on reconnaît dans cette œuvre le procédé qui caractérise La Comédie humaine, la récurrence des personnages, dont plusieurs réapparaissent, par exemple Rastignac, qui fréquente le salon de Valérie Marneffe, ou Bianchon, au chevet de la baronne Hulot, et des mourants lors du dénouement, les amants Crevel et Valérie, puis la cousine Bette. Contrairement à son habitude, Balzac donne aussi des "clefs" sur ses sources d'inspiration dans ses lettres à madame Hanska, qui nous montrent comment il compose un personnage à partir de plusieurs de ses contemporains. Par exemple, il lui explique à propos de son héroïne, la cousine Bette : « La caractère principal sera composé de ma mère, de madame Valmore et de ta tante Rosalie », en ajoutant, pour caractériser sa mère, qu’elle est « mauvaise comme une gale » et que « c’est à la fois un monstre et une monstruosité ».
Le titre
Donner pour titre à un roman le nom du personnage principal est un choix fréquent, et bien antérieur à l’époque de Balzac. Mais sa formulation amène quelques constats qui vont guider la lecture.
L’article défini, « la », joue un double rôle. D’une part, il personnifie le personnage ainsi placé au cœur de l’action, « une araignée au centre de sa toile », comme le dira Valérie Marneffe. D’autre part, comme dans les pièces de Molière, il prend une valeur générique, transformant le personnage en un « type », ici l’incarnation de la vieille fille aigrie animée de son désir de vengeance et de revanche sociale.
En la nommant « cousine », il amène une question : de qui ? La lecture expliquera sa relation avec Adeline Fischer, devenue baronne Hulot par son mariage, et le récit invite ainsi à mettre en parallèle ces deux femmes. Mais Balzac illustre aussi une des caractéristiques de la Restauration, et tout particulièrement sous Louis-Philippe, la volonté de faire de la famille une valeur primordiale. Mais rappelons qu'une cousine est exclue du droit d'héritage direct.

Il choisit, non pas le prénom, « Lisbeth », mais son surnom « Bette », qui suggère les relations familières qu’elle entretient avec ses proches et l’affection dont elle est entourée. Ainsi, tous lui font confiance, jusqu’à sa mort où elle les voit « tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille. »
La dédicace
Pour lire la dédicace
C’est à un lettré, dont la maison était largement ouverte aux écrivains du XIXème siècle, que Balzac dédicace son diptyque, en précisant « Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent », et en reprenant à la fin l’intitulé : « Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protègent les deux épisodes des PARENTS PAUVRES. » Comme attendu dans une dédicace, il rend un vibrant hommage à ce « savant commentateur de Dante », en adoptant envers lui une attitude modeste, mais qui confirme sa volonté de réalisme : « je vais rester simple docteur en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicérone, et joindre votre illustre nom à ceux des Porcia, des San Severino, des Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans La Comédie Humaine cette alliance intime et continue de l’Italie et de la France. »

Cet éloge offre l’intérêt de rappeler la place de l’Italie dans l’œuvre de Balzac, en tant que pays des plus violentes passions, mais aussi, dans la façon dont il se définit, le rôle joué par la science dans la vie de Balzac. À partir de 1818, il suit, au museum d’histoire naturelle, les cours des anatomistes zoologues, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Il découvre aussi deux œuvres, dont l’influence se retrouve dans les portraits de ses personnages, celle de Lavater (1740-1801) sur la physiognomonie, qui considère que l’observation du physique d’une personne, et surtout de son visage, permet de connaître sa personnalité, et celle de Gall (1758-1828) qui associe aux « reliefs » crâniens des fonctions cérébrales, ce qui permettrait, selon lui, de déterminer les traits saillants d’une personnalité.
Johann Kaspar Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie, 1820. Planche
La structure
Une ouverture originale
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Une scène de dialogue
Par rapport à d’autres romans de Balzac, celui-ci ne commence pas par une description destinée à présenter les lieux, l’époque et les personnages, mais par une conversation entre la baronne Hulot et Crevel, précisément datée du « milieu du mois de juillet 1838 ». Cette scène offre l’avantage de poser de façon plus vivante un thème essentiel de l’œuvre, le lien entre l’amour et l’argent : Célestin Crevel se livre à un odieux chantage, favoriser le mariage d’Hortense, la fille de la baronne, en se portant garant de sa dot en échange des faveurs que lui accorderait sa mère. Proposition rejetée avec indignation par la baronne. Cette conversation, en détaillant aussi la liaison entre Crevel et l’actrice Josépha, que le baron Hulot lui « a soufflé[e] », introduit aussi le sentiment qui va animer plusieurs des protagonistes, la vengeance.
Georges Caïn, la conversation entre Crevel et la baronne Hulot. Gravure de l’édition de 1888. BnF

Mais cette scène prend encore plus d’importance quand, au cœur de l’action, elle est reprise, mais à l’inverse. C’est la baronne qui vient s’offrir à Crevel en échange des deux cent mille francs nécessaires pour sauver son frère du déshonneur alors que les malversations qu’il a commises en Algérie, à la demande du baron, ont été découvertes, et qu’il n’envisage que le suicide. C’est alors elle qui reçoit un humiliant refus, illustrant ainsi la déchéance de la famille.
Une exposition
Balzac revient ensuite à une exposition plus traditionnelle, avec un recul temporel pour présenter l’histoire de la famille et ses protagonistes, du côté Fischer, en insistant sur la relation entre Adeline, ses frères, et sa cousine Lisbeth, puis sur la famille Hulot, le maréchal, l’aîné, et son époux, devenu le baron Hulot d’Ervy. Enfin sont évoqués les enfants, Victorin et Hortense, ainsi que les amours de la cousine Bette pour le comte Wenceslas Steinbock, exilé polonais doué d’un talent de sculpteur.
ffre l’intérêt de rappeler la place de l’Italie dans l’œuvre de Balzac, en tant que pays des plus violentes passions, mais aussi, dans la façon dont il se définit, le rôle joué par la science dans la vie de Balzac. À partir de 1818, il suit, au museum d’histoire naturelle, les cours des anatomistes zoologues, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Il découvre aussi deux œuvres, dont l’influence se retrouve dans les portraits de ses personnages, celle de Lavater (1740-1801) sur la physiognomonie, qui considère que l’observation du physique d’une personne, et surtout de son visage, permet de connaître sa personnalité, et celle de Gall (1758-1828) qui associe aux « reliefs » crâniens des fonctions cérébrales, ce qui permettrait, selon lui, de déterminer les traits saillants d’une personnalité.
Le nœud de l'action
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Comme au théâtre, un long passage permet de nouer l’action, que Balzac conclut sur ces mots, « Ici se termine en quelque sorte l’introduction de cette histoire », suivis d’une ellipse d’« environ trois ans », puisque le récit reprend « en 1841.
Cette « introduction », annoncée précisément par un rappel de la division de La Comédie humaine en "scènes", « Au moment où cette Scène commence », développe l’enjeu posé en ouverture, le lien entre l’argent et l’amour.
Dès « le lendemain », alors que la ruine du baron est confirmée et qu’est annoncé le déménagement pour un logement moins coûteux, « rue Plumet », se mettent en place de nouvelles relations "amoureuses" :
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Josépha rompt avec le baron Hulot, mais il est rapidement attiré par la séduisante Valérie Marneffe, qui vit dans le même immeuble que Lisbeth : leur liaison commence, approuvé par le mari qui espère ainsi une promotion de chef de bureau.
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Hortense vit un véritable coup de foudre pour Wenceslas, mais elle dépossède ainsi de son « amoureux » Lisbeth, qui le protège depuis plusieurs années.
Si, dans un premier temps, Lisbeth tente d'empêcher le mariage, elle échoue. Cette partie se termine donc par le brillant mariage entre Hortense et le comte Wenceslas Steinbock.
Deux vengeurs vont alors s’unir, Crevel, contre le baron, et la cousine Bette, celle, bien antérieure contre sa belle-sœur, se trouvant redoublée par celle dirigée contre Hortense : « Elle fut la Haine et la Vengeance sans transaction ».
Balzac conclut alors cette partie en annonçant les péripéties : « Ce récit est au drame qui le complète, ce que sont les prémisses à une proposition, ce qu’est toute exposition à toute tragédie classique. » N’oublions pas la parution en feuilleton, qui exige de maintenir la curiosité du lecteur en créant un horizon d’attente.
Les péripéties
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L’ellipse de trois ans avant que ne débute « le drame » oblige cependant Balzac à résumer cette période, ce qu’il justifie précisément : « Cette explication rétrospective, assez nécessaire quand on revoit les gens à trois ans d’intervalle, est comme le bilan de Valérie. Voici maintenant celui de son associée, Lisbeth ». Plus loin, ces péripéties sont annoncées, « Le jour où le récit de ce drame recommence », puis le narrateur explique comment se construisent ces péripéties : « Lisbeth pensait, madame Marneffe agissait. »
Mettant en œuvre le même enjeu initial : « l‘amour et la vengeance, chassant de compagnie », elles s’organisent autour des quatre liens de Valérie Marneffe, progressivement solidifiés avec l’accord de son époux :
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Le baron Hulot se ruine pour elle, jusqu’à ce qu’un constat en flagrant délit d’adultère, dûment organisé entre l’épouse et son mari, qui veut en tirer profit pour obtenir la promotion espérée, conduise à leur rupture, laissant alors le champ libre à Crevel, qui obtient ainsi sa vengeance.
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Le comte Wenceslas Steinbock est lentement attiré chez elle, sous prétexte d'un soutien à son art de sculpteur, et se laisse séduire, jusqu’à délaisser totalement son épouse Hortense, provoquant ainsi son désespoir et la colère de la famille.
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Célestin Crevel parachève sa vengeance contre le baron et sa famille en épousant, à la mort de son mari, Valérie Marneffe.
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Montès de Montejanos, le bouillant Brésilien millionnaire, est, lui, l’amant de cœur, soigneusement caché par sa maîtresse. Mais sa jalousie laisse présager une menace.
De son côté, en tirant les fils de toutes ces intrigues et sous couvert de soutenir financièrement sa famille, Lisbeth construit son projet d’épouser le riche maréchal Hulot, frère aîné du baron et comte de Forzheim, et les bans sont publiés : mais le vieux comte ne survit pas à son dernier acte d’honneur qui l’a amené, pour laisser sans tache le nom de Hulot, à rembourser les deux cent mille francs détournés en Algérie.
Le dénouement
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L'élément de résolution
Ce mariage de madame Marneffe et de Célestin Crevel, catégoriquement refusé par sa fille, épouse de Victorin Hulot, est l’élément de résolution qui entraîne le dénouement : comment accepter celle qui a contribué au malheur de la famille ? L’honneur de la famille est en jeu et, malgré les manœuvres de Lisbeth qui se poursuivent, Victorin, le fils du baron, intervient alors pour sauver ses proches, d’abord en accueillant chez lui, sa mère, à laquelle il procure une activité au sein d’une Société de Bienfaisance, tandis que son père, pour échapper à ses créanciers, quitte sa famille.
Le tragique
Mais Victorin entre aussi, à son tour, dans le cycle de la vengeance en faisant appel, pour empêcher ce mariage à une femme sortie des bas-fonds parisiens, Madame Nourrisson. Celle-ci se sert d’une de ses protégées pour susciter la jalousie de l’amant brésilien de Valérie Marneffe. Quand celui-ci il a la certitude de ce mariage et de son infidélité avec le comte Steinbock, il élabore un terrible châtiment : « L’un de mes nègres porte avec lui le plus sûr des poisons animaux, une terrible maladie qui vaut mieux qu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au Brésil, je la fais prendre à Cydalise, qui me la donnera ; puis, quand la mort sera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par- delà les Açores avec votre cousine que je ferai guérir et que je prendrai pour femme. Nous autres Sauvages, nous avons nos procédés !… »
À ces morts s’ajoute celle de Lisbeth, qui, devant cet échec et en voyant que les dettes du baron ont été payées par Victorin « ne put soutenir ce dénouement heureux », tombe gravement malade et en meurt.
La famille rétablie ?
Victorin et la baronne unissent alors leurs efforts pour réunir la famille. Victorin retrouve Wenceslas auquel Hortense accorde son pardon. Quant à la baronne, elle entreprend, avec l’aide de l’ancienne maîtresse de son époux, Josépha, de le retrouver : il s’est enfoncé dans la déchéance et dans les bas-fonds. Le dénouement relate le parcours du baron Hulot, au fil de ses maîtresses successives, devenu le père Thoul avec Bijou, puis nommé Thorec avec Élodie, enfin écrivain public sous le nom de Vyder avec la petite Atala Judici. Quand il rejoint sa famille, le bonheur semble lors rétabli : « Le retour du baron excita des transports de joie qi le convertirent à la vie de famille. »
Mais le roman n’est pas un conte, et les vices enracinés dans les êtres ne disparaissent pas ainsi : son épouse surprend son adultère avec Agathe, une nouvelle domestique, et ce choc provoque « trois jours après » sa mort. Le roman se termine donc le 1er février 1848 par l’annonce du mariage du baron avec cette domestique en Normandie.
POUR CONCLURE
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Cette présentation met en évidence la double dimension du roman.
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D'un côté, Balzac y donne la pleine mesure du réalisme à la fois par la représentation de sa société de son temps et par son art de l'observation des ressorts psychologiques qui meuvent les individus.
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De l'autre, la parution en feuilleton et les exemples offerts par ses contemporains, comme Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1838), font évoluer progressivement La Cousine Bette, pour maintenir l'intérêt du lecteur, vers ce que l'on nommera le "roman noir", avec la plongée dans les bas-fonds, les intrigues les plus sombres, jusqu'aux crimes.
Images de la famille
Les liens familiaux
Trois familles entretiennent des liens étroits dans le roman, les Fischer, à l’origine des paysans des Vosges, les Hulot, toutes deux devant leur fortune aux guerres, notamment sous l’Empire, et les Crevel, commerçants enrichis.
L’aîné des frères Fischer est mort au combat, confiant sa fille Lisbeth à son frère André, père d’Adeline, qui dut s’enfuit en Allemagne sous la Restauration en 1820 et mourut en exil. Le plus jeune, Johann, est totalement dévoué à sa nièce et à son époux qui lui a apporté un important appui financier.
Généalogie familiale


Du côté des Hulot, l’aîné, nommé maréchal en raison de ses exploits militaires, reçut le titre de comte de Forzheim : lui aussi est totalement dévoué à son jeune frère, devenu baron d’Ervy sous l’Empire, et à sa belle-fille.
Du couple Hulot-Fischer, deux enfants sont nés, autour desquels se noue l’action du roman : Hortense, qui épouse l’exilé polonais, le comte Wenceslas de Steinbock, dont elle aura un petit Wenceslas, et Victorin qui a fini ses études d’avocat et est entré dans la vie politique ; il s’est uni à Célestine, la fille de Célestin Crevel, et ils ont eu deux enfants.
Pierre de Belay, Hortense et Wenceslas, 1946. Dessin, encre et lavis, 42,3 x 32,3. BnF
Mais l’harmonie est loin de régner entre ces différents protagonistes, à la fois en raison des difficultés financières et des manœuvres de Lisbeth, la cousine Bette, qui fait peser sa vengeance contre sa cousine Adeline et contre toute la famille.
Parmi ces personnages, deux catégories se distinguent : ceux dont la vie témoigne de leur sens de l’honneur, et ceux qui, au contraire, ont adopté des comportements déshonorants.
Les personnages féminins
Par la place qu’elle occupe dans le roman, la cousine Bette mérite une étude particulière, à la fois par son rôle dans l'action et parce qu'elle est bien différente des autres femmes de la famille.
Jeune fille romantique comme Hortense au début du roman, ou épouses, les personnages féminins correspondent à l’éducation reçue, le plus souvent religieuse, et à la tradition qui les rend dépendantes de leur mari et mères avant tout. Ainsi la baronne Hulot, non seulement, pardonne à son époux ses infidélités, mais est prête à lui offrir ses diamants pour qu’il paie ses dettes ; sa conversation initiale avec Crevel montre aussi à quel point est important pour elle d’assurer à sa fille Hortense le meilleur mariage possible. Célestine n’a pas de difficultés particulières dans son mariage, et elle partage totalement l’opinion de son époux sur le honteux mariage de Crevel avec madame Marneffe :
— Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni ma femme nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifs d’intérêt, car je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui, je serais très-heureux de savoir que vous trouverez le bonheur dans cette union ; mais je suis mu par des considérations d’honneur et de délicatesse que vous devez comprendre, et que je ne puis exprimer, car elles raviveraient des blessures encore saignantes ici…
Hortense, quant à elle, est moins soumise que sa mère, et rejette Wenceslas quand elle apprend ses mensonges et son infidélité. Mais, quand elle le, revoit « maigre, souffrant, mal vêtu », elle se montre elle aussi capable de lui pardonner : « elle lui a tendu la main. » Pour toutes ces femmes, le dévouement conjugal est comme une seconde nature, et s’associe à la volonté de préserver à tout prix la dignité familiale.
Les personnages masculins
À part le vieux maréchal Hulot, qui a conservé son honneur militaire et meurt après son ultime tentative de sauver sa famille en remboursant l’escroquerie commise par le baron, et Victorin, qui défend sa famille, tous semblent pris dans un double engrenage : celui de l’argent, en lien avec leur pouvoir politique, et celui du libertinage, un culte du plaisir et des conquêtes féminines.

Victorin Hulot
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Même Victorin, comme tous ceux qui participent à l’action du roman, a des « dettes » que paie son beau-père, et il construit soigneusement son ascension sociale, comme le précise sa mère : « Mon fils est non-seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici député depuis un an, et son début à la chambre est assez éclatant pour faire supposer qu’avant peu de temps il sera ministre. » Si, dans un premier temps, il est terrorisé par la proposition criminelle de Madame Nourrisson pour empêcher le mariage de Crevel, quand sa mère tombe gravement malade, il décide de payer la somme demandée pour éliminer madame Marneffe sans trop se poser de questions sur la façon de procéder.
Georges Caïn, Victorin et la proposition de madame Nourrisson. Gravure de l’édition de 1888. BnF
Johann Fischer
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De même, Johann Fischer ne refuse pas la proposition malhonnête que lui fait le baron, pour rembourser ses propres dettes de voler l’État en Algérie en trichant sur les prix des fournitures : « Il sera fait comme vous voulez, mon honneur est le vôtre », lui répond-il en acceptant cette malversation. Il n'a d'ailleurs guère de scrupules à l'idée de spolier les Arabes. Mais, du moins, quand l’escroquerie se voit découverte, et que, contrairement à sa prière, le baron ne vient pas à son secours, il choisit le suicide plutôt que la honte de voir son nom déshonoré.
Les libertins
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En revanche, le baron Hulot partage avec Célestin Crevet et le jeune Wenceslas Steinbock un libertinage assumé.
Le comte Wenceslas Steinbock
Wenceslas a, du moins, l’excuse d’être la victime des manœuvres de Bette, sa protectrice, qui veut se venger d’Hortense qui lui a volé celui qu’elle aime jalousement. Contre une lettre de change de dix mille francs, il se laisse prendre au piège de la séduction de Valérie Marneffe, ment à sa femme, et, une fois rejeté par elle, finit par choisir la facilité de cet adultère avec celle qui « l’entretient dans sa paresse ».
Georges Caïn, Madame Marneffe posant en Dalila pour Wenceslas. Gravure de l’édition de 1888. BnF


Célestin Crevel
C’est sur ce personnage que s’ouvre le roman, et c’est par ses yeux qu’est d’abord présenté le portrait du baron Hulot, son rival en libertinage dont il veut tirer vengeance. Qualifié de « milord », l’uniforme qu’il porte n’empêche pas qu’il ait toutes les caractéristiques du bourgeois sous la Restauration, qui représente à la fois l’essor économique et l’ascension politique : « La physionomie de ce capitaine appartenant à la deuxième légion respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint rougeaud et sa figure passablement joufflue. À cette auréole que la richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés, on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son arrondissement. »
Gérard Grandville, Le Rentier, 1844. Gravure, pour illustrer Balzac, Monographie du rentier. Maison de Balzac
Dans son récit, il reconnaît sans scrupules sa relation avec Josépha, devenue une cantatrice célèbre : « quoique j’eusse alors une très jolie dame de comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles une petite ouvrière de quinze ans, d’une beauté miraculeuse et de qui, je l’avoue, je devins amoureux à en perdre la tête. » S’il reste furieux que le baron lui ait « soufflé » cette maîtresse, le roman le montre à nouveau amoureux de Valérie Marneffe, qu’il détourne à son tour du baron et à laquelle, dès qu’elle est devenue veuve, il propose le mariage… Ainsi, malgré son libertinage, ce boutiquier enrichi reste soucieux de préserver sa fortune et de s’assurer un avenir honorable : « Avec Valérie pour femme, je deviendrai pair de France ! J’achète une terre que je guette, la terre de Presles, que veut vendre madame de Sérizy. Je serai Crevel de Presles, je deviendrai membre du Conseil général de Seine-et-Oise et député. J’aurai un fils ! Je serai tout ce que je voudrai être. »
Le baron Hulot
Face à la baronne, Crevel souligne en quoi le baron lui ressemble, « Nous nous sommes liés, le baron et moi, par nos coquines. », mais il marque aussitôt une différence : « Votre homme n’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier de musique, (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine qui lui coûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien ! sachez-le, il achève de se ruiner pour Josépha. » Crevel, en effet, en boutiquier enrichi, veille à mesurer les dépenses effectuées pour sa maîtresse, contrairement au baron : « Votre homme n’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme un papier de musique, (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny Cadine qui lui coûtait bien près de trente mille francs par an). Eh bien ! sachez-le, il achève de se ruiner pour Josépha. »
Ainsi, si Crevel, dans son libertinage, garde encore une mesure, ce n’est pas le cas de Hulot, dont le roman décrit la lente déchéance : à peine a-t-il été rejeté par Josépha qu’il entreprend la conquête de madame Marneffe, relation qui marque le début d’une dégradation physique car elle le pousse, sous prétexte de s’assurer de sa fidélité, à ne plus prendre soin de sa personne, donc à se « vieillir ». Aveuglé par sa maîtresse, il lui sacrifie sa famille et, couvert de dettes et d’opprobre, par un ultime sursaut de dignité il avoue son vice :
— Je suis indigne de la vie de famille. Je n’ai pas osé bénir autrement que dans mon cœur mes pauvres enfants, dont la conduite a été sublime ; dis-leur que je n’ai pu que les embrasser ; car, d’un homme infâme, d’un père qui devient l’assassin, le fléau de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire, une bénédiction pourrait être funeste ; mais je les bénirai de loin, tous les jours. Quant à toi, Dieu seul, car il est tout-puissant, peut te donner des récompenses proportionnées à tes mérites !… Je te demande pardon, dit-il en s’agenouillant devant sa femme, lui prenant les mains et les mouillant de larmes.
Pierre de Belay, Le baron Hulot et Valérie Marneffe, 1946. Dessin, encre et lavis. Maison de Balzac

Quand il va chez Josépha demander secours, celle-ci résume ironiquement la déchéance du baron : « — Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère et ton oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfants et mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec la princesse ? » Mais, elle connaît bien l’obsession du baron, et elle le « donne » à la petite Bijou. Changeant de nom, il passe alors de femme en femme, le père Thoul avec Bijou, puis Thorec avec Élodie, enfin Vyder avec Atala Judici, s’enfonçant toujours davantage dans les bas-fonds parisiens, jusqu’à être retrouvé, pardonné, et reprendre sa place dans sa famille : « le baron semblait avoir renoncé au beau sexe. » Mais la nature profonde de l’être ne disparaît pas, et il trouve une nouvelle maîtresse, Agathe, une servante « rougeaude » et grossière, nouvel adultère qui pousse le déshonneur à son comble quand son épouse, le prenant en flagrant délit, entend sa promesse, « Ma femme n’a pas longtemps à vivre, et si tu veux, tu pourras être baronne », qui hâte sa mort.
POUR CONCLURE
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En 1835, alors que Balzac publie Le Père Goriot, dans l’Introduction aux Études de mœurs au XIXème siècle, il prête à Félix Davin, son porte-parole, ce jugement sévère sur son époque : « Dans les Scènes de la vie parisienne, l’existence arrive graduellement à l’âge qui touche à la décrépitude. Une capitale était le seul cadre possible pour ces peintures d’une époque climatérique où les infirmités n’affligent pas moins le cœur que le corps de l’homme…les passions y font place à des goût ruineux…c’est un bazar où tout est coté, les calculs s’y font au grand jour et sans pudeur… » Cette description s’applique parfaitement à La Cousine Bette, écrite dix ans plus tard : si certains personnages y font montre de grandeur d’âme et de dignité, soutenus par leur patriotisme, la religion en mettant au premier plan la famille, beaucoup sont pris dans l’élan d’une époque matérialiste où tout s’achète et se vend sans scrupules, depuis les charges politiques jusqu’aux êtres humains et au crime.
Une héroïne : la cousine Bette
Personnage éponyme, le roman ne la place pas au premier plan dans le récit, car elle laisse souvent la place au baron et à sa famille. Mais elle n’en est pas moins au centre de l’action, puisque, pour assouvir sa vengeance, c’est elle qui en tire les fils, en mettant chaque personnage au service de sa revanche. Personnage emblématique de la vieille fille aigrie, Balzac l’anime d’une passion qui la rend redoutable par sa perfidie.
Un portrait critique

Le portrait physique
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En faisant le portrait de son héroïne, Balzac la compare immédiatement à sa cousine, Adeline Hulot : c’est « une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu’elle eût cinq ans de moins. » Autant sa cousine est belle, autant Balzac fait ressortir la laideur de Bette : « Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge. »
Comme souvent chez Balzac, le vêtement complète ce portrait d’une « vieille fille » et accentue encore la médiocrité qui la sépare de sa famille :
Charles Huard, La cousine Bette, 1910-1946. Gravure colorisée. Maison de Balzac
Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de la Restauration, une collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux revendeuses de la halle. À l’aspect de souliers en peau de chèvre dont la façon annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car elle ressemblait tout à fait à une couturière en journée.
La conclusion du portrait physique accable encore davantage l'héroïne, renvoyée au monde animal, déjà suggéré par la consonance de son prénom, « Bette » orthographiée ainsi au lieu de « Beth » :
Ainsi, la chevelure noire, les beaux yeux durs, la rigidité des lignes du visage, la sécheresse calabraise du teint qui faisaient de la cousine Bette une figure du Giotto, et desquels une vraie Parisienne eût tiré parti, sa mise étrange surtout, lui donnaient une si bizarre apparence, que parfois elle ressemblait aux singes habillés en femmes, promenés par les petits Savoyards.
Le portrait social
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De même, paysanne sans éducation, la conscience de son infériorité sociale l’a installée dans le célibat : « maintes fois le baron avait résolu le difficile problème de la marier ; mais séduite au premier abord, elle refusait bientôt en tremblant de se voir reprocher son manque d’éducation, son ignorance et son défaut de fortune ». Elle est donc condamnée à une dépendance qu’elle refuse, et son travail dans la passementerie lui fournit à peine de quoi vivre : « Cette fille avait en effet peur de toute espèce de joug. Sa cousine lui offrait-elle de la loger chez elle ?… Bette apercevait le licou de la domesticité ».
Son logement, dans un des plus sinistres quartiers du centre de Paris, impasse du Doyenne, « ruelle [qui] se change en coupe-gorge » la nuit, témoigne de son statut social, en la renvoyant en une sorte d’inexistence : elle habite une de ces « maisons à façades ruinées, où les propriétaires découragés ne font aucune réparation, et qui sont le résidu d’un ancien quartier en démolition », dans « ce pâté sombre et désert où les habitants sont probablement des fantômes, car on n’y voit jamais personne. »

A. Potémont, dessinateur, Vue du pâté de maisons de la rue et de l’impasse du Doyenné en 1849. Gravure
Le portrait psychologique
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Si la conversation relatée au début du roman est ponctuée de rires, ce n’est que très éphémère, car son caractère n’a rien de souriant, et, à nouveau, c’est par l’animalisation du surnom qui lui est donné par le baron, que se révèle son caractère : « Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l’inexplicable sauvagerie de cette fille, à qui le baron avait par quatre fois trouvé des partis (un employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres, un capitaine en retraite), et qui s’était refusée à un passementier, devenu riche depuis, lui méritait le surnom de Chèvre que le baron lui donnait en riant. » Mais l’intervention du narrateur dans le développement qui suit est beaucoup plus critique en raison de la double comparaison :

Il insiste d’abord, en lien avec son origine de paysanne des Vosges, sur son appartenance à un monde sauvage, aux antipodes donc de la civilité parisienne : « La cousine Bette présentait dans les idées cette singularité qu’on remarque chez les natures qui se sont développées fort tard, chez les Sauvages qui pensent beaucoup et parlent peu. » Comme les sauvages – et plus loin, elle sera comparée à un « Mohican » – elle est dangereuse, car capable de dissimulation voire de ruse.
La seconde comparaison renvoie à une autre forme de sauvagerie : son « caractère ressemblait prodigieusement à celui des Corses, travaillée inutilement par les instincts des natures fortes ». Comment ne pas penser ici aux nouvelles de Mérimée, Mateo Falcone (1929) et Colomba (1840), qui mettent en évidence jusqu’où cette sauvagerie peut aller dans de cruelles « vendettas » ?
Balzac dote donc son héroïne d’une « âme vigoureusement trempée », que le « poli parisien » n’a masquée qu’en « surface », et annonce un caractère inquiétant, car, pour son intérêt, la morale n’intervient à aucun moment : « Méchante, elle eût brouillé la famille la plus unie », conclut-il.
Charles Huard, La cousine Bette, 1914. Gravure. Maison de Balzac
Les origines de la vengeance
Contre Adeline, baronne Hulot
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Le cri de vengeance de Bette, « Adeline, je te verrai dans la boue et plus bas que moi ! », trouve son origine dans leur lointaine enfance commune, où l’orpheline, fille du frère aîné, se sent très vite inférieure face à sa belle cousine, et pousse sa jalousie jusqu’à la violence :
La famille qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre, à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée ; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n’en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée.
Balzac ne se contente pas de ce rappel ; il renforce encore ce désir de revanche dans le discours direct de Bette à Valérie Marneffe, où elle développe, avec toute la violence des exclamations et du lexique employé, tout ce qui l’oppose à Adeline :
En ai-je reçu des meurtrissures à l’âme ! Vous ignorez que depuis l’âge où l’on sent, j’ai été immolée à Adeline ! On me donnait des coups, et on lui faisait des caresses ! J’allais mise comme un souillon, et elle était vêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais les légumes, et elle ses dix doigts ne se remuaient que pour arranger des chiffons !… Elle a épousé le baron, elle est venue briller à la cour de l’Empereur, et je suis restée jusqu’en 1809 dans mon village, attendant un parti sortable, pendant quatre ans ; ils m’en ont tirée, mais pour me faire ouvrière et pour me proposer des employés, des capitaines qui ressemblaient à des portiers !… J’ai eu pendant vingt-six ans tous leurs restes….
Contre Hortense, sa nièce
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Mais, dans le roman, la jalousie de Bette s’étend encore en raison de ce qu’elle considère comme une trahison d’Hortense : « Et voilà que, comme dans l’Ancien Testament, le pauvre possède un seul agneau qui fait son bonheur, et le riche qui a des troupeaux envie la brebis du pauvre et la lui dérobe !… sans le prévenir, sans la lui demander. […] Hortense, que j’aimais, m’a trompée… »
Cette jalousie n’a fait que grandir au fil des années et, même si sa vie parisienne lui a, en partie, enlevé « toute idée de lutte et de comparaison avec sa cousine », elle s’est inscrite profondément en elle, comme le soulignent la comparaison et sa pensée récurrente : « l’envie resta cachée dans le fond du cœur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l’on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé. De temps en temps elle se disait bien : — « Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde. »

Les deux cousines, téléfilm d’Yves-Henri Hubert, 1964

Cette trahison touche profondément Bette car sa nièce lui ôte son seul amour, l’exilé Wenceslas et elle est d’autant plus impardonnable qu’après avoir gardé longtemps le secret, elle a avoué ses sentiments : « Voilà quatre ans que je le porte dans mon cœur ». Mais, depuis qu’elle a sauvé le jeune homme du suicide, son amour a conservé « la pureté de leur vie secrète », et a pris davantage la forme d’une possession affirmée : « La vieille fille déployait la tendresse d’une brutale, mais réelle maternité. Le jeune homme subissait comme un fils respectueux la tyrannie d’une mère. », « La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d’une mère, avec la jalousie d’une femme et l’esprit d’un dragon »
Mais cette « vieille fille » porte au plus profond d’elle-même une frustration sexuelle et Balzac met en évidence toute l’ambiguïté de ce sentiment prétendument maternel :
Georges Caïn, Bette au chevet de Wenceslas. Gravure, 1888. BnF
Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l’épouser, et l’aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savait pas se résigner à n’en être que la mère, et se regardait comme une folle quand elle pensait à l’autre rôle. Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un homme à elle, tout agitait démesurément le cœur de cette fille.
Lorsqu’elle apprendra le mariage qui se prépare entre le jeune homme et Hortense, qu’elle découvrira que tout l’appui financier et artistique qu’elle lui a apporté finit par bénéficier à une autre, poussée par sa passion inassouvie et trahie, elle tisse alors soigneusement une féroce vengeance.
Les complices
Célestin Crevel
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Vieux libertin comme le baron Hulot, Célestin Crevel a une revanche à assouvir car il lui a « soufflé » sa maîtresse, l’actrice Josépha. Il est donc le complice idéal pour la cousine Bette : « Mais, cousine Bette, je donnerais bien, c’est-à-dire je dépenserais bien cinquante mille francs pour enlever à ce grand bel homme sa maîtresse et lui prouver qu’un gros père à ventre de chef de bataillon et à crâne de futur maire de Paris ne se laisse pas souffler sa dame, sans damer le pion… »
Mais lui-même se laisse prendre au piège. Dans son désir de vengeance, il croit séduire Valérie Marneffe alors que tout a été préparé et mis en scène par Lisbeth qui, en plus, en tire un substantiel profit : « Demain je place en viager, sur votre tête, une somme en cinq pour cent, de manière à vous faire six cents francs de rente, mais vous me direz tout : le nom, la demeure de la Dulcinée. Je puis vous l’avouer, je n’ai jamais eu de femme comme il faut, et la plus grande de mes ambitions, c’est d’en connaître une. »
Ainsi, Lisbeth le manipule, d’abord en aidant à « maintenir Crevel et Hulot, côte à côte » chez Valérie, ce qui contribue à accélérer la ruine du baron, ensuite pour briser la famille et la déshériter en appuyant le mariage de Crevel avec sa maîtresse devenue veuve : « Dans cinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdu la fortune de votre père ! »

Pierre de Belay, Crevel et Valérie Marneffe, 1946. Dessin, encre et lavis. Maison de Balzac
Valérie Marneffe
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Très vite, Bette comprend l’intérêt que porte le baron Hulot à Valérie Marneffe, et entreprend d’en faire sa complice, tandis que l’autre y voit aussi le profit qu’elle peut tirer de cette « amitié » : « — Comme elle pue la fourmi !… se dit la jolie femme quand elle fut seule, je ne l’embrasserai pas souvent, ma cousine ! Cependant, prenons garde, il faut la ménager, elle me sera bien utile, elle me fera faire fortune. »
Ainsi leur union est scellée : quand le baron installe madame Marneffe rue Vanneau, Bette vient vivre avec elle et gère son ménage. Peu à peu, la connivence se change en une véritable passion :

Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l’épouser, et l’aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savait pas se résigner à n’en être que la mère, et se regardait comme une folle quand elle pensait à l’autre rôle. Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un homme à elle, tout agitait démesurément le cœur de cette fille.
Valérie Marneffe lui offre, en effet, un vaste programme de vengeance : perdre le baron et sa famille en le ruinant, amener Wenceslas à se séparer d’Hortense pour briser son mariage, enfin détruire le ménage de Victorin et Célestine par le mariage de Crevel. Tout se décide donc entre elles, d’où le commentaire du narrateur : « Comme on le voit, ces deux femmes n’en faisaient qu’une ; toutes les actions de Valérie, même les plus étourdies, ses plaisirs, ses bouderies se décidaient après de mûres délibérations entre elles. » Et il conclut par une image saisissante : « Madame Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la main démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. »
Pierre Gustave Staal, Madame Marneffe et Lisbeth, édition 1851-1853. Gravure, BnF
Les voies de la vengeance
Une stratégie perfide
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Mais cette complicité ne peut être efficace que grâce à la dissimulation de Lisbeth, qui manie avec art le mensonge. Son premier essai est de faire arrêter Wenceslas pour empêcher son mariage avec Hortense.
Devant son échec, elle met en œuvre une hypocrisie perfide :
D’une part, elle feint un dévouement absolu, en prétendant servir les intérêts de la famille : « Sans moi, reprit Lisbeth, votre père serait encore plus ruiné qu’il ne l’est. », « Si je n’étais pas là, si je n’avais pas avec moi Mathurine, le baron aurait dépensé le double ; et, comme il n’a presque plus rien, il se serait déjà peut-être brûlé la cervelle. »
D’autre part, elle joue l’innocence parfaite : « Écoutez, mon cousin, dit Lisbeth, je ne savais pas ce qu’était madame Marneffe quand vous m’avez priée d’aller me loger au-dessus de chez elle et de tenir sa maison ; mais, en trois ans, on apprend bien des choses. Cette créature est une fille ! et une fille d’une dépravation qui ne peut se comparer qu’à celle de son infâme et hideux mari. » Elle va même plus loin, en affichant sa rupture avec Valérie Marneffe : « C’est une courtisane sans pudeur, je lui ai déclaré que je quittais sa maison, que je voulais dégager mon honneur de ce bourbier… Je suis de ma famille avant tout. » Elle s’acquiert ainsi la reconnaissance de tous…
Enfin, pour que sa revanche soit complète, il lui faut aussi acquérir le statut social et la fortune qui lui ont été si longtemps refusés. Ses ultimes manœuvres visent donc à réussir à épouser le vieux maréchal Hulot, comte de Forzheim : « Tant que je ne serai pas madame la maréchale, je n’aurai rien fait, répondit la Lorraine ; mais ils commencent à le vouloir tous… » Pour y parvenir, elle a élaboré une nouvelle perfidie, employée tour à tour face à chacun : affirmer ne vouloir ce mariage que pour pouvoir aider financièrement la famille. Pour cela, elle circonvient d’abord sa cousine Adeline :
Eh bien ! songeons à l’avenir ! le maréchal est vieux, mais il ira loin, il a un beau traitement ; sa veuve, s’il mourait, aurait une pension de six mille francs. Avec cette somme, moi, je me chargerais de vous faire vivre tous ! Use de ton influence sur le bonhomme pour nous marier. Ce n’est pas pour être madame la maréchale, je me soucie de ces sornettes comme de la conscience de madame Marneffe ; mais vous aurez tous du pain. Je vois qu’Hortense en manque, puisque tu lui donnes le tien.
Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth, car vous savez que vous êtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot, surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal ; si nous réussissions promptement, je vous prendrais en pension chez moi, vous et Adeline. Ah ! nous pourrions vivre bien heureux ensemble.
Puis elle intervient auprès des enfants, promettant de régler ainsi toutes les dettes de leur père :
Victoire ou échec ?
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La marche vers la réussite
Par cette stratégie, elle s’assure un réel succès. Le baron, ruiné par ses maîtresses, se livre à de graves malversations par l’intermédiaire de Johann Fischer en Algérie, puis, poursuivi pour dettes, il se réfugie dans les bas-fonds de Paris, et vit une déchéance progressive. Wenceslas a quitté Hortense, et Crevel épouse Valérie Marneffe, ce qui le sépare de sa fille et de son gendre. Adeline tombe gravement malade de chagrin. Enfin, les bans sont publiés pour son mariage avec le maréchal. Tout semble donc réussir à Lisbeth, et sa promesse à Valérie Marneffe est remplie : « Sois tranquille, mon cher gentil petit démon, dit la vieille fille en l’embrassant au front, l’amour et la vengeance, chassant de compagnie, n’auront jamais le dessous. »
Mais Balzac adopte un autre dénouement, qui met en valeur à la fois la valeur de la « famille » et la corruption de la société.
L'échec
Dans la dernière partie du roman, en effet, le rôle de Lisbeth s’amoindrit : elle n’intervient plus vraiment, mais laisse sa place à Célestin qui va user de son pouvoir.
Son succès est brutalement interrompu par la mort du maréchal Hulot, « arrivée quatre jours avant la dernière publication de son mariage : elle « fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle la moisson engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrive souvent, avait trop réussi. Le maréchal était mort des coups portés à cette famille, par elle et par madame Marneffe. » Même si, financièrement, elle n’est pas totalement ruinée, elle a perdu une part de sa puissance, dépendant de l’appui de Crevel et d’Hortense, chargés de lui verser les rentres prévues.
Elle n’a pas non plus mesuré le dévouement de Victorin à son épouse, à sa mère et à sa sœur, qui l’a amené à se servir de la sinistre madame Nourrisson. En mettant à son service les courtisanes qu’elle a formées, celle-ci pousse le Brésilien à une terrible vengeance contre Valérie Marneffe, sa maîtresse infidèle, en lui transmettant ainsi qu’à Crevel, une maladie mortelle.
Elle est ainsi placée face à ce qui ressemble à un châtiment divin en découvrant l’agonie du couple, qui la terrifie, mais elle ne se repent pas pour autant malgré l’insistance de la mourante : « Moi ! dit la Lorraine, j’ai vu la vengeance partout dans la nature, les insectes périssent pour satisfaire le besoin de se venger quand on les attaque ! Et ces messieurs, dit-elle en montrant le prêtre, ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, et que sa vengeance dure l’éternité !… » Quand Hortense pardonne à Wenceslas en découvrant son misérable état, tandis que la baronne retrouve son mari qui revient prendre sa place dans la famille, Bette reconnaît son échec : « Elle finira par être heureuse ! se dit Lisbeth la veille de sa mort en voyant l’espèce de vénération que le baron témoignait à sa femme dont les souffrances lui avaient été racontées par Hortense et par Victorin. »
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Mais en la faisant mourir sans que sa perfidie ne soit démasquée, Balzac met face à face le triomphe de la vertu et celui du vice : « Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le convoi fut mené par toute une famille en larmes. » Association encore renforcé par l’épilogue, puisque l’obsession sexuelle du baron, loin d’être guérie, se manifeste au sein même de la famille, conduisant ainsi son épouse à la mort, et Balzac conclut : « La férocité du Vice avait vaincu la patience de l’ange. »
POUR CONCLURE
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En regroupant La Cousine Bette et Le Cousin Pons sous le titre « Les Parents pauvres », Balzac indique le double sens de son roman : le rôle que va jouer l’argent et la place accordée à la famille. C’est, en effet, dans le contexte de la Monarchie de Juillet, où triomphe un matérialisme sans scrupules, que s’élabore la vengeance de son héroïne, contre la baronne Hulot, qui l’a reléguée dans son statut de « vieille fille » et contre Hortense qui a épousé l’artiste qu’elle aimait. C’est précisément parce qu’elle-même est condamnée à ce statut qu’elle se sert des désirs des hommes qui l’entourent pour des femmes, qui, elles-mêmes, se complaisent dans leur rôle de maîtresses. Ainsi, Balzac prête à son héroïne une « sauvagerie » inscrite dans sa frustration qui détourne en haine son impuissance à être aimée et à aimer.
Edgar Degas, Portrait de famille (détail), entre 1858-1869. Huile sur toile, 201 x 249,5. Musée d’Orsay

L'écriture balzacienne
Dans l’Avant-propos de La Comédie humaine, en 1842, Balzac proclame son intention de reproduire le réel en offrant dans ses romans « le tableau des goûts, des vices et de toutes les choses effrénées qu’excitent les mœurs particulières aux capitales où se rencontrent à la fois l’extrême bien et l’extrême mal ». Mais ce jugement sur la vie parisienne interroge sur l’objectivité de ce « tableau » : ne sera-t-il pas orienté par ce préalable ? Plusieurs affirmations du romancier renvoient à cette même interrogation : dans la préface de Splendeurs et misères des courtisanes (1841), il réaffirme sa volonté de « daguerréotyper la société », comme un photographe, quand, dans Le Chef d’œuvre inconnu (entre 1837-1848), il fixe à l’art le rôle non pas de copier la nature, mais de l’exprimer ; et il va encore plus loin dans la préface de La Peau de chagrin (1831) en considérant que l’écrivain se doit d’inventer le vrai… Comment juger alors de la pertinence du qualificatif « réaliste » attribué à Balzac ?
Le réalisme de Balzac
Le romantisme a marqué la première partie du XIXème siècle : toute une génération a grandi en proie à ce que l’on a nommé "le mal du siècle" et en quête d’idéal, ce qu’illustrent de nombreux personnages balzaciens. Mais le matérialisme s’impose peu à peu, et avec davantage de force sous la monarchie de Juillet, où le mot d’ordre devient celui du ministre Guizot, « Enrichissez-vous ».

Un nouveau mouvement littéraire se développe parallèlement qui refuse l’idéalisme romantique pour prôner la volonté de reproduire très précisément le réel dans tous ses aspects, même vulgaires ou déplaisants, doctrine formulée par Champfleury dans son recueil intitulé Le Réalisme, paru en 1857 où il demande la « reproduction exacte, complète, sincère du milieu où l’on vit, parce qu’une telle direction d’études est justifiée par la raison, les besoins de l’intelligence et l’intérêt du public, et qu’elle est exempte de mensonges, de toute tricherie. » Balzac est reconnu comme un modèle par sa volonté de n’exclure aucun sujet et de peindre fidèlement le réel, en recherchant une exactitude scientifique.
Jules Champfleury, Le Réalisme, 1857 : frontispice
La description
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Les lieux extérieurs
Dans La Cousine Bette, Balzac fait découvrir à ses lecteurs tous les lieux caractéristiques de la vie parisienne, depuis les hôtels particuliers luxueux jusqu’aux bas-fonds des quartiers miséreux, en passant par les salons des courtisanes ou les bureaux des ministères. À plusieurs reprises, il dépeint avec précision les rues et les immeubles d’une capitale en pleine transformation, comme l’impasse du Doyenné, vieux quartier proche du Louvre, où loge la cousine Bette :
Le pavé, beaucoup plus bas que celui de la chaussée de la rue du Musée, se trouve au milieu de celle de la rue Froidmanteau. Enterrées déjà par l’exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l’ombre éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle du Nord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial, la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux vivants.
Mais le cadre est encore plus sinistre dans le quartier de la « Petite-Pologne », qui sera démoli en 1860, où Hulot a trouvé refuge à la fin du roman, et Balzac nous fait pénétrer dans l’impasse du Soleil où, sous le nom de Vyder, le personnage a installé un « Cabinet d’affaires », dont l’agencement est précisément décrit :
Un escalier intérieur menait sans doute à l’appartement en entresol éclairé par la galerie et qui dépendait de la boutique. La baronne aperçut un bureau de bois blanc noirci, des cartons, et un ignoble fauteuil acheté d’occasion. Une casquette et un abat-jour en taffetas vert à fil d’archal tout crasseux annonçaient soit des précautions prises pour se déguiser, soit une faiblesse d’yeux assez concevable chez un vieillard.

La Petite-Pologne vers 1850. Estampe, BnF
Les lieux intérieurs
Balzac accorde, en effet, un rôle fondamental à l’aménagement des appartements, dont il note les moindres détails, éclairage, mobilier, tissus… Les descriptions, en effet, jouent une fonction essentielle pour définir les statuts sociaux, telle la ruine croissante de la famille Hulot, comme le note Crevel lors de sa visite à la baronne, qui espère bien en profiter.
En voyant les rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l’action du soleil, et limés sur les plis par un long usage, un tapis d’où les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain, de contentement et d’espérance se succédèrent naïvement sur sa plate figure de commerçant parvenu;
À chaque fois qu’il est introduit, c’est donc le plus souvent par la description de son intérieur qu'un personnage est défini, qu’il s’agisse des plus luxueux, mais parfois de mauvais goût comme celui de Crevel, ou plus raffiné, chez l’actrice Josépha, ou encore du médiocre mobilier des ménages d’employés, tel celui des Marneffe, d’un « luxe entaché de bourgeoisie ». Chaque détail devient alors révélateur, comme, dans ce cas, le contraste entre « l’horrible chambre » du mari, celle d’un « homme indifférent à son intérieur » tandis que « la chambre de madame faisait exception à la dégradante incurie qui déshonorait l’appartement » en donnant la preuve de la coquetterie d’une femme frivole, dont la conquête s’annonce facile.
Le portrait
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Si la description de l’habitat est déjà révélatrice socialement, psychologiquement, moralement, il en va de même pour les portraits des personnages dont chaque élément se charge d’une valeur symbolique, tel celui d’Hortense, saisissant contraste avec celui de la cousine Bette.

Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveux d’or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d’un honnête mariage, d’un amour noble et pur dans toute sa force. C’était un mouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors d’elle et produisaient des rayons électriques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d’un bleu d’outremer, nageant dans ce fluide qu’y verse l’innocence, s’arrêtaient sur un passant, il tressaillait involontairement. D’ailleurs pas une seule de ces taches de rousseur, qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée, n’altérait son teint. Grande, potelée sans être grasse, d’une taille svelte dont la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse si prodigué dans les anciens auteurs.
En famille : la baronne Hulot, Hortense et la cousine Bette. Film d’Yves-André Hubert, 1964
La même analyse pourrait être faite à partir de la description du vêtement, comme on a pu l’observer pour celui de Lisbeth, révélateur de la « vieille fille », ou pour celui de Valérie Marneffe, qui étale sa réussite une fois devenue la maîtresse de Hulot :
Sa blanche poitrine étincelait serrée dans une guipure dont les tons roux faisaient valoir le satin mat de ces belles épaules des Parisiennes, qui savent (par quels procédés, on l’ignore !) avoir de belles chairs et rester sveltes. Vêtue d’une robe de velours noir qui semblait à chaque instant près de quitter ses épaules, elle était coiffée en dentelle mêlée à des fleurs à grappes. Ses bras, à la fois mignons et potelés, sortaient de manches à sabots fourrées de dentelles.

Xavier Sigalon, Une jeune courtisane (détail), 1821. Huile sur toile, 121 x 154. Musée du Louvre
Cette volonté de reproduire le réel avec la plus grande exactitude se retrouve aussi dans les moindres détails des repas, tel le dîner du soir chez les Marneffe :
Une soupe aux herbes et à l’eau de haricots, un morceau de veau aux pommes de terre, inondé d’eau rousse en guise de jus, un plat de haricots et des cerises d’une qualité inférieure, le tout servi et mangé dans des assiettes et des plats écornés avec l’argenterie peu sonore et triste du maillechort, était-ce un menu digne de cette jolie femme ? Le baron en eût pleuré, s’il en avait été témoin. Les carafes ternies ne sauvaient pas la vilaine couleur du vin pris au litre chez le marchand de vin du coin. Les serviettes servaient depuis une semaine.
Enfin, le réalisme se manifeste tout particulièrement dans le langage prêté aux personnages, à plusieurs niveaux, tantôt simplement par la mise en italique d’un emprunt au parler populaire, comme « de la gnognotte » ou « ne vous mangez pas les sangs », jusqu’à la reprise d’un accent, tel celui du baron de Nucingen : « chais quelque méride à fus tonner la somme. Fus êdes tonc bien chêné, car la Panque à fôdre zignadire. » Mais ce soin s’applique de façon encore plus globale, car chaque discours reflète le caractère du personnage, comme celui des courtisanes avec leurs amants ou les réponses de la jeune Atala aux questions de la baronne Hulot, qui illustrent la « délicieuse naïveté » de la jeune Atala et son acceptation résignée du vice auquel l’a condamnée sa mère : « c’est bien embêtant d’être la femme d’un homme !... Allez, sans les pralines !... »
Ainsi Balzac, par ses descriptions et ses portraits fournit de précieuses informations sur la vie et les mœurs en vigueur sous la Monarchie de Juillet.
Au-delà du réalisme
Mais il est impossible de se limiter à la valeur informative de ses « scènes », car, qu’il s’agisse des caractéristiques spatiales ou des éléments des portraits, la notion même de symbolisme implique la présence du romancier qui donne ainsi sens à son récit : a-t-il alors la rigueur scientifique de l’observateur qui déduit à partir de ce qu’il a mesurer, ou bien n’agit-il pas à l’inverse, organisant son récit à partir du jugement préalable qu’il entend ainsi justifier ?
L'énergie : force vitale
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Dès La Peau de chagrin, roman paru en 1831, Balzac, par l’intermédiaire du traité rédigé par son héros, Raphaêl de Valentin, mentionne une "théorie de la volonté", qui s’inscrit dans la lignée des recherches de Mesmer, Lavater, Gall, qu’il prêtera aussi à son autre héros, Louis Lambert, en 1832. Il fait de l’énergie un fluide, tel la lumière ou l’électricité, qui donne aux humains leur énergie, illustrée sur le plan physique par les mouvements, les gestes, la démarche, et, sur le plan psychique par la pensée qui détermine l’action. Ainsi¸ quand cette énergie est mise au service de la volonté, elle peut conduire aux plus terribles actions¸ soutenue par l’amour ou par la haine notamment. Le roman en donne un parfait modèle avec Lisbeth Fischer, doublement :
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avec Valentin, elle met toute l’énergie de sa « volonté puissante » pour le sauver de la mort, en lui offrant les moyens d’une réussite : « Oh ! je ne vous laisserai point mourir. J’ai de la vie pour deux, et je vous infuserais mon sang, s’il le fallait. »
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contre Adeline Hulot et sa famille, en revanche, unissant en elle un « caractère de Corse et de Sauvage », son désir de vengeance est sans limites.
Cette puissance est d’autant plus forte chez Bette qu’elle règne sans partage dans son âme de « vieille fille » qui peut s’y consacrer totalement :
La Virginité, comme toutes les monstruosités, a des richesses spéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sont économisées, a pris chez l’individu vierge une qualité de résistance et de durée incalculable. Le cerveau s’est enrichi dans l’ensemble de ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ont besoin de leur corps ou de leur âme, qu’ils recourent à l’action ou à la pensée, ils trouvent alors de l’acier dans leurs muscles ou de la science infuse dans leur intelligence, une force diabolique ou la magie noire de la Volonté.
Les êtres dotés de cette énergie peuvent exercer leur pouvoir quand ils y mettent toute la force de leur volonté, et cela ressort de leurs regards ardents, enflammés, et de leurs paroles violentes. Seuls eux peuvent concentrer leurs forces, les rassembler en vue d’une action précise, au lieu de laisser l’usure de la vie les dégrader progressivement.
Ainsi, pour satisfaire leur passion, comme le baron, l’amant brésilien de Valérie, ou Carabine, la « lorette », plusieurs des personnages de Balzac dépassent la seule reproduction réaliste de "types" sociaux pour mettre en scène des êtres exceptionnels¸ prêts à agir, même jusqu’au crime.
La transfiguration des personnages
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Pour ces personnages ainsi animés d’« énergie », Balzac va donc bien au-delà du réalisme, en les transfigurant, par exemple par les comparaisons. Pour Bette, « ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceux du tigre », face à Wenceslas sa violence ne peut se « comparer qu’à la sauvage énergie du naufragé, essayant sa dernière tentative pour atteindre à la grève », et Balzac la dépeint comme « du granit, du basalte, du porphyre qui marchait ». En amplifiant ainsi la puissance de son héroïne, il la rend effrayante, même aux yeux de sa complice, madame Marneffe, et lui donne une dimension tragique : elle devient une figure du destin, acharnée à la perte des êtres détestés.
Mais même les personnages secondaires sont ainsi rehaussés, en prenant une dimension fantastique, comme la vieille madame Nourrisson : « Cette vieille sinistre offrait dans ses petits yeux clairs la cupidité sanguinaire des tigres. Son nez épaté, dont les narines agrandies en trous ovales souffraient le feu de l’enfer, rappelait le bec des plus mauvais oiseaux de proie. »
Francisco Goya, Los Caprichos n°75, 1799. Estampe, 20 x 14 ; Bibliothèque de Catalogne

Mais, à l’opposé, il met en œuvre une autre tonalité, héritée elle aussi du romantisme, le pathétique, illustrée par les personnages en qui domine l’émotion et souvent animés par une foi ardente. C’est le cas, par exemple, d’Adeline Hulot, prête à aller jusqu’au sacrifice en se livrant à Crevel par amour, pour sauver son époux et sa famille, ou allant implorer l’aide de Josépha pour le retrouver. Elle est l’image de la « sœur de charité qui panse les blessures comme un ange qui se dévoue ». Ce pathétique ressort tout particulièrement lors de sa visite à Josépha, touchée à son tour par cette émotion et qui se hausse à la hauteur de cette dignité : elle « fut saisie d’une pitié profonde en la voyant agitée par ce tremblement nerveux que la moindre émotion rendait convulsif. ; Elle lut d’un seul regard cette vie sainte que jadis Hulot et Crevel lui dépeignaient », et « deux grosses larmes […] coulèrent dans les yeux de la cantatrice ».
Balzac moraliste
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En donnant à son œuvre le titre de « comédie humaine », Balzac n’invite-t-il pas son lecteur à y voir le double objectif propre à la comédie : plaire, bien sûr, par les péripéties vécues par les personnages, mais aussi instruire ? En 1846, en réponse aux critiques d’Hippolyte Castille, il affirme, en effet, sa position de moraliste en soulignant que ses romans mettent en scène « l’opposition salutaire du bien et du mal ». Ainsi les descriptions, les portraits, les actions relatées sont toujours accompagnés de commentaires d’un narrateur derrière lequel se cache Balzac, déployant sa pensée et son jugement sur son époque et sur l’homme. Aucun des champs sociaux n’est exclu, qu’il s’agisse de la vie politique ou économique, du fonctionnement de la police ou du journalisme, ou encore du monde de l’art : sans cesse le romancier commente, juge, critique, dénonce ou propose des remèdes aux failles constatées.
Dans sa fonction de moraliste, Balzac multiplie les vérités générales, expression catégorique de son jugement le plus souvent pessimiste. Ainsi, ce commentaire lors de la rencontre entre Adeline Hulot et Crevel au début du roman annonce déjà l’échec de l’héroïne qui pliera devant la perfidie, la loi du plus fort : « La Vertu est toujours un peu trop d’une pièce, elle ignore les nuances et les tempéraments à l’aide desquels on louvoie dans une fausse position. » Il s’attribue d’ailleurs clairement ce rôle de moraliste pour donner une valeur théorique aux actes et au caractère de ses personnages, tel le baron Hulot :
En donnant à son œuvre le titre de « comédie humaine », Balzac n’invite-t-il pas son lecteur à y voir le double objectif propre à la comédie : plaire, bien sûr, par les péripéties vécues par les personnages, mais aussi instruire. En 1846, en réponse aux critiques d’Hippolyte Castille, il affirme, en effet, sa position de moraliste en soulignant que ses romans mettent en scène « l’opposition salutaire du bien et du mal ». Ainsi les descriptions, les portraits, les actions relatées sont toujours accompagnés de commentaire d’un narrateur derrière lequel se cache Balzac, déployant sa pensée et son jugement sur son époque et sur l’homme. Aucun des champs sociaux n’est exclu, qu’il s’agisse de la vie politique ou économique, du fonctionnement de la police ou du journalisme, ou encore du monde de l’art : sans cesse Balzac commente, juge, critique, dénonce ou propose des remèdes aux failles constatées.
Il prend aussi fréquemment à témoin son lecteur en l’interrogeant, « Avez-vous remarqué comment, dans l’enfance, ou dans les commencements de la vie sociale, nous nous créons de nos propres mains un modèle à notre insu, souvent ? », ou en faisant appel à son expérience :
Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à même de prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira, même sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes filles bien élevées le choix absolu de leurs maris, si elles sont en position d’avoir ceux qu’elles désigneront, elles se tromperont rarement. La nature est infaillible. L’œuvre de la nature, en ce genre s’appelle : aimer à première vue. En amour, la première vue est tout bonnement la seconde vue.
Aucune des réalités humaines n’est exclue, depuis les théories quand il commente Rousseau, « Le Sauvage n’a que des sentiments, l’homme civilisé a des sentiments et des idées. », jusqu’à la relation entre les maîtres et les domestiques, violemment dénoncée :
Quelle est la maîtresse de maison qui n’a pas, depuis 1838, éprouvé les funestes résultats des doctrines antisociales répandues dans les classes inférieures par des écrivains incendiaires ? Dans tous les ménages, la plaie des domestiques est aujourd’hui la plus vive de toutes les plaies financières. À de très rares exceptions près, et qui mériteraient le prix Monthyon, un cuisinier et une cuisinière sont des voleurs domestiques, des voleurs gagés, effrontés, de qui le gouvernement s’est complaisamment fait le recéleur, en développant ainsi la pente au vol, […] Et les froids puritains qui s’amusent à faire en France des expériences philanthropiques, croient avoir moralisé le peuple !
Enfin, le personnage de Wenceslas, à propos de son « brio » de sculpteur, révélé dans sa première œuvre, offre aussi au romancier de multiplier les jugements sur l’art, avec une analyse des tableaux des plus grands maîtres, sur son rôle, sur ses difficultés. Se fait alors entendre la voix du romancier, de sa lutte pour créer, en écho à ce qu’il explique fréquemment dans ses lettres à madame Hanska au fil de l’écriture de son œuvre :
Ce qui doit mériter la gloire dans l’Art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les créations de la Pensée, c’est surtout le courage, un courage dont le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué pour la première fois ici. […] Penser, rêver, concevoir de belles œuvres, est une occupation délicieuse. C’est fumer des cigares enchantés, c’est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie. L’œuvre apparaît alors dans la grâce de l’enfance, dans la joie folle de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la Conception et ses plaisirs. Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs, l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère, le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu’il déchire incessamment ; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les cœurs en musique, c’est l’Exécution et ses travaux.
[…] Que les ignorants le sachent ! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir ; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement ; s’il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent. Rossini, ce génie frère de Raphaël, en offre un exemple frappant, dans sa jeunesse indigente superposée à son âge mûr opulent. Telle est la raison de la récompense pareille, du pareil triomphe, du même laurier accordé aux grands poètes et aux grands généraux.
POUR CONCLURE
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Réaliste, Balzac ? Certes, son roman propose un tableau saisissant de la Monarchie de Juillet, dont il reproduit la vie politique, militaire, économique, sociale à travers les personnages qu’il fait agir. Mais ce tableau se charge d’une dimension symbolique, car il repose avant tout sur les passions qui animent les personnages : de ce fait, ils sont surdéterminés, non plus par leur environnement, mais par « l’énergie » nourrie par ces passions.
Ainsi le réalisme se trouve dépassé, tantôt par l’insistance sur le mal, sur les laideurs sociales ou psychologiques, tantôt, inversement, par des moments où s’exprime le sublime, où jaillissent les plus nobles sentiments. Le lecteur est ainsi confronté aux grandes questions morales : la morale a-t-elle encore un poids dans un monde où triomphe l’individualisme, le matérialisme et le « stuggle for life », pour reprendre la formule de Darwin ? La vertu n’est-elle pas irrémédiablement condamnée, malgré l’émotion et la pitié qu’elle suscite ? L’artiste a-t-il, finalement, le droit de mettre en scène le mal dans toute son horreur ?
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Quel sens l’écriture de Balzac donne-t-il alors à son roman ? Il se montre profondément pessimiste. L’individu ne peut s’intégrer dans sa société qu’en en acceptant les règles et les lois. Sa passion, qu’elle soit l’avidité matérielle ou le désir sexuel, qu’elle soit ambition forcenée d’un homme de pouvoir ou d’un artiste, qu’elle soit haine comme celle de la cousine Bette, ou amour sans réserve comme Adeline Hulot, est, en réalité, la forme prise par la recherche d’un Absolu : elle épuise alors « l’énergie vitale » et mène à l’impuissance, voire à la mort. Seuls survivent donc, finalement, ceux qui se conforment à des lois de préservation, des lois d’ordre sur le plan politique, et d’équilibre sur le plan social, illustrées par le mariage et la famille.