Le temps des troubadours : la poésie lyrique
Présentation du corpus
Qu'est-ce qu'un troubadour ?
La longue période du moyen-âge, du début du V° siècle à la fin du XV° a connu d’importantes évolutions, tant historiques que sociales et culturelles. Si, à ses débuts, elle correspond à des temps troublés, la religion chrétienne s’est peu à peu imposée, en exerçant son influence sur la création artistique en général, et sur la littérature en particulier, par exemple, au théâtre, avec les « mystères », inspirés des textes sacrés et joués sur les parvis des églises. Mais, dès le IXème siècle, avec les croisades notamment, la littérature se diversifie, par exemple avec les chansons de geste telle La Chanson de Roland, et l’enrichissement des cours princières favorise la volonté de divertissements, rôle imparti d’abord aux troubadours en langue d'oc, en Occitanie, dans le sud de la France, qui répandent la poésie, épique ou lyrique surtout, puis aux trouvères, en langue d’oïl dans le nord.
Bernart de Ventadorn, troubadour médiéval, manuscrit du XIIIème siècle
La poésie lyrique
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Rappelons d’abord qu’au Moyen Âge l’immense majorité de la population ne sait pas lire. La transmission littéraire est donc d’abord orale, et, si les fabliaux, les farces, jouées lors des foires, ou les mystères sur le parvis des églises, peuvent toucher un public populaire, les chansons de geste, qui, dès le XI° siècle, racontent les exploits des chevaliers, ne touchent que les gens de cour.
Ainsi se crée une relation fictive, que chante le troubadour, une passion amoureuse vécue à la fois comme une douleur, car la dame semble inaccessible, mais aussi comme le rêve de pouvoir, enfin, voir la dame répondre à un hommage si sincère. L’amour courtois prend une place de plus en plus importante, dans les romans et dans les « chansons », telles celles de Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126), considéré comme le premier des troubadours.
La place croissante accordée à la poésie lyrique, dont l'origine remonte à l'antiquité, est d'abord liée à l’Église, qui entreprend de fixer, dès la réforme de 1180, les règles du mariage dont elle fait un sacrement pour imposer plus de rigueur morale et assurer son autorité. Le mariage devient un pacte social, conclu entre les familles, pour protéger les biens et les statuts sociaux. Mais cela en exclut le sentiment amoureux. L’amour est donc vécu principalement en dehors du mariage, mais, en même temps, il doit, lui aussi, dans le respect de la morale religieuse, se soumettre à des règles de comportement. C’est ce que l’on nomme l’amour courtois, ou "fin’amor".
Mais le lyrisme, expression des sentiments, aborde bien évidemment d’autres thèmes personnels qui peuvent émouvoir le poète, par exemple ses difficiles conditions de vie, comme le fait Rutebeuf, ou bien le rôle qu’il accorde à la nature, ou encore sa contestation des réalités et des abus de son temps.
La fin'amor
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La "fin'amor", idéal d'un amour parfait, ne peut, en fait, exister que dans l’adultère qui permet aux amants de se choisir librement. Mais cela ne signifie pas de libres relations : l’amour charnel s’efface souvent au profit d’un amour des "âmes", secret, sublimé, presque semblable à une ferveur religieuse, où le bonheur vient d’abord du plaisir de ressentir l’amour, et d’en cultiver le désir. Les amants inscrivent leur amour dans le contexte de la féodalité : la dame, noble, belle, vertueuse, est la « suzeraine », l’amant son « vassal », qui doit se soumettre à elle, se mettre à son service, subir les épreuves qu’elle lui impose.
Pour illustrer l’amour courtois, Codex Manesse, 1305-1315. Enluminure, BU de Heidelberg
Ainsi se crée une relation fictive, que chante le troubadour, une passion amoureuse vécue à la fois comme une douleur, car la dame semble inaccessible, mais aussi comme le rêve de pouvoir, enfin, voir la dame répondre à un hommage si sincère. L’amour courtois prend une place de plus en plus importante, dans les romans et dans les « chansons », telles celles de Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126), considéré comme le premier des troubadours.
Un groupe de troubadours, enluminure des Cantagas de Santa Maria, XIIIème siècle
Ainsi, outre les chansons de geste, les troubadours créent des genres poétiques aux formes variées, mais qui, tous, prennent l’amour comme thème. Nous pouvons citer, par exemple, l’"alba", chanson qui rapporte l’heureux dialogue des amants, réunis en secret, jusqu’à ce que le chant d’oiseau, à l’aube, les alerte du danger. Le rondeau, le madrigal, la chanson de toile aussi, où l’amoureuse pleure la séparation d’avec son amant, expriment souvent une plainte d’amour, tandis que, dans la pastourelle, une bergère fait face à son seigneur qui prétend la séduire. Enfin, la "canso", ou chanson d’amour, illustre parfaitement le double aspect de l’amour l’idéalisation de la femme aimée, la puissance de l’amour et du désir sensuel que le poète ressent pour elle, mais aussi la douleur car elle reste inaccessible, ou, pire, rejette cet amour sincère.
Guillaume IX d’Aquitaine, Chansons, le Néant et la Joie, IXème siècle :
« Je ferai chansonnette nouvelle »
Pour lire l'extrait
Après la participation de Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126) à la 1ère croisade en 1101, il mène une guerre en Poitou, puis pour la conquête de Toulouse, enfin à la « Reconquista » espagnole du royaume de Valence aux côtés des rois de Castille et d’Aragon.
Mais cette image de chevalier médiéval s’efface devant celle du poète, dont la plupart des œuvres prend pour sujet les femmes et l’amour : s’il ne recule devant l’érotisme, il est surtout le précurseur de la "fin’amor", d’où son appellation au XIXème siècle, "Le Troubadour". Il chante notamment sa « dame », Amauberge, surnommée "Dangereuse", épouse de son vassal, le vicomte de Châtellerault, dont il a fait, de 1114 jusqu’à sa mort, sa maîtresse officielle. C’est avec lui que commence le développement de la cour d’Aquitaine, poursuivi par Aliénor d’Aquitaine, née de l’union de son fils à la fille de "Dangereuse".
Le titre donné par les éditeurs au recueil de ses onze « chansons », Le Néant et la Joie, invite à observer, dans ce poème construit en trois temps, comment peuvent alterner, quand on aime, deux sentiments contradictoires, douleur et plaisir.
Guillaume IX, illuminure d’un manuscrit, XIIIème siècle
Un amour absolu (vers 1 à 12)
La "dame" suzeraine
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Ces deux sizains d’octosyllabes, qui débutent par une rime suivie, prolongée ensuite, comme le texte en langue d’oc le montre, par deux rimes croisées – dont la nouvelle rime alors introduite se retrouve dans toutes les strophes –, portent, en leur cœur, l’image de la « dame » telle qu’elle est représentée dans la "fin’amor", la suzeraine à laquelle se soumet son vassal.
Comme le chevalier au service de son seigneur, pour elle, il accepte de subir des épreuves afin que son amour soit reconnu digne d’elle : « Ma dame me teste, m'éprouve, / Pour savoir combien je l'aime ». Tel un guerrier vaincu, en affirmant, « Je me rends à elle, je me livre », il se montre donc prêt à tout accepter, comme le souligne l’antéposition de la négation : « Et elle a beau me chercher querelle, / Jamais je ne renoncerai à elle. » Il insiste ainsi sur l’éternité de son amour afin de plaider en sa faveur : « Elle peut m'inscrire en sa charte ». L’image de la « charte » renforce, en effet, ce lien féodal, puisqu’il fait référence à l’acte juridique officiel par lequel un suzerain accorde des droits et des privilèges à un vassal.
Le vassal et sa dame, Codex Manesse, 1305-1315. Enluminure, BU de Heidelberg
Une adresse au public
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Pour soutenir sa requête, la poésie est son premier recours, d’où l’ouverture du poème en forme de dédicace pour traduire l’urgence de cet aveu d’amour absolu : « Je ferai chansonnette nouvelle / Avant qu'il vente, pleuve ou gèle ». La référence climatique révèle la peur des saisons d’automne et d’hiver, c’est-à-dire du rejet de la dame, et, par opposition, la volonté de profiter d’une belle saison, où elle lui accorderait la « joie » d’être aimé.
C’est la même raison qui amène l’adresse directe à un public pris à témoin : « Et ne me tenez pour ivre / Si j'aime ma bonne dame ». Il doit, en effet, se justifier d’un amour qui peut paraître excessif par la soumission qu’il implique : « Car sans elle je ne puis vivre, / Tant de son amour j'ai grand faim ». Mais l’expression finale met en valeur la puissance d’un amour dans lequel le désir sensuel est loin d’être absent.
La force du sentiment amoureux (vers 13 à 22)
Le quatrain en rimes croisées, en rupture par rapport aux sizains, met en valeur le double mouvement au centre de la chanson.
L'éloge de la "dame"
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Depuis l’antiquité la tradition de la poésie lyrique traitant d'amour exige un éloge de la femme aimée, ici amplifié par la formulation négative, l’adverbe intensif et le recul temporel dans l’allusion biblique : « Je n'en crois jamais née de si belle / En la lignée du seigneur Adam. » Le portrait, lui, ne reprend qu’un trait physique traditionnel, le teint mis en valeur par le comparatif : « Elle est plus blanche qu’ivoire ». Mais il conduit à une exclamation qui la divinise en promettant d’exclure tout autre amour : « Je n’adorerai qu’elle ! »
La plainte amoureuse
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Le quatrain s’ouvre sur une exclamation qui associe la force de cet amour, marquée par le redoublement des adverbes intensifs (« si », « tant ») à l’expression redoublée d’une douleur : « Pour elle je frissonne et tremble / Je l’aime de si bon amour ! »
Cette souffrance est encore intensifiée par la double hypothèse négative, « si je n’ai prompt secours, / Si ma bonne dame ne m’aime », qui introduit une terrible éventualité : « Je mourrai par la tête de Saint Grégoire ». La certitude de ce destin fatal, soutenue par le futur, est rendu encore plus solennel par le serment fait au nom des reliques d’un saint. Pourtant, qu’implore-t-il ? L’exclamation minimise la réponse, car réclamer un « baiser », cela semble simple, mais là encore la dimension sensuelle, « en chambre », précède une image plus romantique : « sous l’arbre ».
Homme agenouillé devant une dame, Bestiaire d’Amour, premier quart du xive siècle, Bodleian Libraries, Université d’Oxford
La requête (vers 23 à la fin)
Une double hypothèse
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La rime suivie qui ouvre les deux derniers sizains soutient deux questions rhétoriques, introduites par une anaphore, qui interpellent la « belle dame ».
La première pose, comme hypothèse, le rejet qu’il pourrait subir : « Qu’y gagnerez-vous, belle dame, / Si de votre amour vous m’éloignez ? » Mais il viendrait d’un choix de la dame, un renoncement à l’amour illustré par l’allusion religieuse : « Vous semblez vous mettre nonne ». Choix réel ou simple image, cela rappelle que cet amour est un adultère, qui a d’ailleurs valu à Guillaume d’Aquitaine son excommunication…
La seconde répète ce rejet, mais qui, cette fois, viendrait du choix du poète, parallèle, l’entrée au couvent : « Que gagnerez-vous si je me cloître, / Si vous ne me tenez pas pour vôtre ? »
Une double prière
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La réponse à ces deux questions, accentuée par l’injonction insistante est une réaffirmation de la force de son amour, « Mais sachez que je vous aime tant », en un double mouvement.
Il tente d’abord une imploration, cherchant à susciter sa pitié de la souffrance qu’elle pourrait lui infliger : « je crains la douleur blessante / Si vous ne faites droits des torts dont je me plains. » Mais le lexique juridique employé fait aussi de ce rejet la revendication contre une injustice.
Le bonheur d’aimer, enluminure, BnF
Le ton s’inverse à la fin du poème, en inversant l’hypothèse : « si nous nous aimons ». Après la douleur, l’hyperbole, « Toute la joie du monde est nôtre », est une promesse hédoniste. Il est impossible d’identifier cet « ami Daurostre » évoqué, mais l’on comprend qu’il est chargé d’une mission auprès de la dame, peut-être tout simplement lui transmettre ce message accompagné de musique comme le font les troubadours : « Je demande à l’ami Daurostre / De chanter, et non plus crier ». Mais le contraste des deux verbes indique clairement sa volonté de ne pas privilégier, en exprimant l’amour, la colère et la plainte, mais plutôt la douceur et la mélodie.
CONCLUSION
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Ce premier poème du corpus pose parfaitement la façon dont les troubadours réactivent la tradition lyrique de l’expression du sentiment amoureux. On y a mesuré, en effet, les qualités poétiques de Guillaume f’Aquitaine : le rôle de l’enchaînement des strophes et les procédés de versification qui mettent en valeur les composantes de l’amour courtois, notamment l’image de la femme aimée qui, en tant que « suzeraine », tantôt impose la souffrance en renvoyant l’amant au « néant », tantôt permet d’espérer la « joie » d’un amour partagé...
Lecture cursive : Guillaume IX d’Aquitaine, Chansons, le Néant et la Joie, IXème siècle : « Dans la douceur du temps nouveau »
Pour lire l'extrait
Les deux strophes de cette chanson d’amour, un huitain et un douzain, sont beaucoup plus empreintes d’enthousiasme que le poème précédent. Elles se construisent en associant, héritage du lyrisme de l’antiquité, l’image de la saison à l’expression du sentiment amoureux, ce que marque nettement l’adverbe « Ainsi » introduisant la seconde strophe.
La "reverdie" de l'amour
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La première strophe
La première strophe inscrit ce poème dans le genre poétique appelé la « reverdie », en écho à l’appellation donnée au moyen âge au printemps, où la nature renaît. C’est ce que mettent en valeur les quatre premiers vers, description d’une joyeuse saison : « Dans la douceur du temps nouveau / Les bois verdissent, les oiseaux. / Chacun dans son langage, chantent / Les vers plaisants du renouveau. »
L’exclamation qui suit élargit cette image de la joie des chants d’oiseaux quand arrive le printemps au « vers » du poète qui, tout naturellement, veut partager cette joie : « Il faut bien que tout être cherche / À satisfaire son désir ! » Il s’agit, bien évidemment, du désir d’être aimé, dans une relation qui reste encore incertaine : « Tant que j'ignore en vérité / Si nos cœurs sont bien accordés. »
La reverdie, enluminure, Tacuina sanitatis, XIV° s.
La deuxième strophe
Par la comparaison florale à « la branche d’aubépine », cette strophe s’ouvre sur un contraste. Avant – et après – le printemps, il y a l’automne et l’hiver, l’effacement de l’amour cause de souffrance : « Tout au long de la nuit, tremblante / Elle endure le froid, la pluie ». Mais la « reverdie » finit par l’emporter, toujours en lien avec l’image d’un retour du printemps, puisque rapidement la nature se ranime : « Le lendemain vient le soleil / Sur la feuille et le rameau vert. »
La relation amoureuse
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La fin du poème traduit avec force le triomphe de l’amour, après, comme le veut la fin’amor, les épreuves imposées à l’amant qui, tel un vassal combattant pour son suzerain, en est sorti victorieux : « Je me souviens d'un beau matin / Où nous mîmes fin à la guerre. » Il a pu alors recevoir sa récompense, symbolisée par le bijou d’alliance : « Elle me fit le don, ce jour-là / De son amour, de son anneau. »
Il peut alors se permettre un souhait, une prière si audacieuse qu’elle est adressée à « Dieu » et non à la « dame » : « Dieu veuille que je vive assez / Pour passer les mains sous sa cape! » Il s’agit, en effet, de passer de l’amour sublimé à l’union des corps. L’amour courtois n’exclut pas la sensualité !
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Bernard de Ventadour, Chansons, 2nde moitié du XII° siècle, « Quand je vois l’alouette… » : strophes 1 à 3 et 6-7
Pour lire l'extrait
Bernard de Ventadour a été instruit dans l’art des troubadours par son seigneur, le comte Ebles II de Ventadour, surnommé « Le Cantador », lui-même ami de Guillaume IX d’Aquitaine et fondateur d’une école poétique sur sa terre de Ventadour, dont le poète prend le nom. Il dédie ses premières « chansons » à la vicomtesse de Ventadour, ce qui lui vaut l’exil. Quand il arrive à la cour d’Aliénor, duchesse d’Aquitaine, il tombe éperdument amoureux d’elle, mais cet amour est condamné quand, en 1152, celle-ci épouse Henri II Plantagenet, duc de Normandie et d’Anjou, et suit son mari, devenu roi d’Angleterre en 1154.
« Quand je vois l’alouette… » est une des quarante-cinq chansons conservées, dont nous avons ici un extrait, les trois premiers et le dernier des sept huitains d’octosyllabes, construits sur la reprise de deux rimes croisées, terminés par un envoi, un quatrain. Comment les sentiments exprimés font-ils ressortir les fondements de la poésie lyrique ?
Le bonheur d'aimer (1er huitain)
Dans un premier temps, l’amour est perçu comme source d’une joie intense, ce qu’illustre l’image initiale de « l’alouette », légère, qui monte très haut dans le ciel, et qui se trouve comme illuminée par le « rayon du soleil », avant de brutalement plonger vers le sol. Les deux verbes « s’oublier et se laisser tomber », symbolisent ainsi l’extase amoureuse que vivent les amants réunis, représentée tel un envol céleste, union charnelle certes, mais sublimée : c’est alors « la douceur qui pénètre son cœur ».
Cela explique l’interjection et l’exclamation par lesquelles le poète souligne son souhait, teinté d’une forme de jalousie, de partager, lui aussi, ce bonheur : « Ah ! quelle grande envie me vient / De tous ceux que je vois joyeux ! » Cette promesse de bonheur, cet amour qui semble envahir tout l’être, justifie le « désir », représenté dans les derniers vers comme la source d’un sentiment irrépressible : « Et je m'émerveille qu'aussitôt / Le cœur ne me fonde point de désir. »
Le vol de l'alouette, enluminure, Tacuina sanitatis, XIV° s.
La douleur d'aimer (2ème et 3ème huitains)
La dame "suzeraine"
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La naissance de l’amour révèle immédiatement la toute-puissance de la femme aimée, puisque c’est elle qui autorise cet amour : « elle me laissa regarder dans ses yeux / En un miroir qui me plaît beaucoup ». S’installe ainsi une image, récurrente dans le lyrisme, les yeux comparés à un « miroir » qui permet l’union des âmes.
Mais, dans cette union, c’est la dame qui garde le pouvoir, telle une suzeraine qui possède tous les droits sur son vassal, d’où la répétition verbale dans le deuxième huitain et la négation finale : « Elle m'a pris mon cœur, elle m'a pris elle-même / Et moi-même et le monde entier ; / Et quand elle me prit ainsi, elle ne m'a laissé rien ». Le huitain suivant s’ouvre sur cette même notion, « Je n’eus sur moi plus de pouvoir / Et je ne m’appartins plus », dont l’immédiateté est soulignée par l’indice temporel, « dès l’heure où » : ainsi s’illustre ce que l’on nomme "le coup de foudre" qui place l’amant dans une totale dépendance de la femme aimée.
L'amant vassal aux pieds de la dame suzeraine. Enluminure
Le mal d'aimer
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Mais cette toute-puissance conduit à une dépossession, qui, peu à peu, détruit l’amant. Ainsi le bonheur d’aimer s’inverse en douleur d’aimer. Le deuxième huitain s’ouvre sur une exclamation, introduite par l’interjection qui lui donne aussitôt un ton tragique et révèle le sentiment d’échec du poète amoureux : « Hélas ! je croyais tant savoir / Sur l’amour et j'en sais si peu ! »
La souffrance du poète a une double cause, qui traduit son déchirement intérieur :
D’une part, il insiste, par l’accumulation des négations, sur le rejet imposé par la dame : « Celle dont je n’aurai jamais aucune faveur », « Puisque auprès de ma dame, plus rien ne peut valoir / Ni prières, ni merci, ni le droit qui fut le mien, / Puisque nullement ne lui plaît / Que je l'aime ». Tout espoir lui est donc enlevé, celui qui donnerait à l’amant la patience d’attendre le bon vouloir de sa bien-aimée. Sa douleur vient donc de cette prise de conscience, lucide, d’où sa plainte : il ne peut plus jouir de ce « droit qui fut le [s]ien ».
D’autre part, et de façon contradictoire, cette lucidité reste inutile, car l’amour est plus fort qu’elle : « Car je ne puis m'empêcher d'aimer », reconnaît-il, en avouant son impuissance.
C’est ce que traduit reprise du thème du « miroir », les yeux de la dame rapprochés du mythe de Narcisse : « Miroir, depuis que je me suis miré en toi, […] / je me suis perdu comme se perdit / Le beau Narcisse en la fontaine. » Comme Narcisse, qui, en se contemplant dans l’eau pure, croyait voir son image, et ne pouvait s’arracher à cette contemplation, prisonnier de cet amour insensé, le poète est prisonnier d’un amour qui lui est, à présent, refusé. Il ne lui reste plus alors qu’à exprimer sa douleur, poussée jusqu'au tragique et amplifiée par les hyperboles : « Les soupirs profonds m'ont fait mourir », « Elle m’a fait mourir, et c’est un mort qui lui répond ».
Le mythe de Narcisse, vers 1500. Tapisserie, laine et soie, 282 x 311. Musée des Beaux-Arts, Boston
La renoncement (7ème huitain et envoi)
Mais la fin de la chanson va au-delà de la plainte, en mettant en scène un double renoncement.
Le premier est un renoncement à voir la dame, à laquelle il annonce son départ, avec une répétition insistante : « Ainsi je me sépare d'elle et je renonce ; », « Et je m’en vais puisqu’elle ne me retient pas / Misérable, en exil, je ne sais où », « Car je m'en vais, misérable, je ne sais où. »
Mais le second est peut-être encore plus douloureux pour un poète, et amoureux. C’est le renoncement à dire son amour : « Puisque nullement ne lui plaît / Que je l'aime, jamais plus je ne le lui dirai », « je mets un terme à mes chants ». C’est sur ce silence du poète que se conclut le poème, dans un envoi où le chagrin, marqué par le lexique (« misérable », « je me cache ») se mêle au ressentiment exprimé dans l’interpellation de sa destinatrice : « Tristan, vous n’aurez plus rien de moi ». Le choix de ce nom codé pour la désigner, même s’il est étrangement masculin, forme un écho douloureux à la légende qui chantait l’amour éternel entre Tristan et Iseut, puisqu’au contraire le troubadour n’a pas, lui, pu vivre cet amour parfait.
CONCLUSION
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Le poète, dans ces quelques strophes où s’affirme le « je » lyrique, manifeste tous les sentiments que son expérience amoureuse lui a fait parcourir : depuis l’élan d’amour, l’émotion et le désir de vivre pleinement cette union, jusqu’à la souffrance de ne pas être récompensé de son amour sincère et fidèle, qui le conduit à une forme de mort puisqu’il renonce même à l’expression poétique. Cette « chanson » a donc toutes les caractéristiques de l’élégie, car l’amour ne mène qu’au malheur, et semble n’être, finalement, qu’une illusion.
Écoute : la musique des troubadours
Pour en savoir plus sur les instruments
Les troubadours, en langue d’oc au sud de la France, et les trouvères, en langue d’oïl au nord, allient la composition poétique à la musique, encore monodique au XII° siècle, c’est-à-dire à une seule voix. De ce fait, ils doivent effectuer un travail pour adapter le rythme au vers. L’accompagnement se fait avec des instruments à cordes principalement, mais le rythme peut être scandé par des instruments frappés, et la ligne mélodique soutenue par un instrument à bec.
Manuscrit d'une chanson de Bernard de Ventadour. BnF
Il est donc utile, pour mieux comprendre l’alliance, chez le troubadour, de la musique et du texte, de prolonger l’explication de cette « chanson » de Bernard de Ventadour par l'écoute de son interprétation musicale par un ensemble qui respecte l’harmonique médiévale. On fera observer à la fois le choix des instruments, et la ligne mélodique, dont la langueur reproduit les sentiments exprimés. L’écoute montrera aussi la modulation vocale, adoucie au début, puis s’accentuant progressivement. Cette écoute rappelle à quel point le lyrisme a conservé son héritage antique, le don par Apollon de la lyre à Orphée.
Peire Vidal, Poésies, XII-XIIIème siècle, « Mon cœur joyeux se réjouit… »
Pour lire le poème
Peire Vidal (vers 1150-1205), originaire d’une famille aisée de Toulouse, illustre le double rôle des troubadours par ses poèmes qui, tout en chantant l’amour, offrent aussi une image de la vie de cour. D’abord à la cour de Raimon V, comte de Toulouse, puis auprès du roi Alphonse II d’Aragon, de Boniface II de Montferrat, enfin à la cour du Comte de Malte, il est à la fois poète et conseiller de ces puissants, et a participé même à la troisième croisade, de 1189 à 1192, pour reprendre à Saladin Jérusalem et la terre sainte à Saladin. Ces lieux cités illustrent la double dimension de ce poète : profondément ancré dans sa terre de Provence, il a mené une vie itinérante, ce qui a donné lieu à de nombreuses légendes, amoureuses comme politiques.
Quelle image de ce troubadour les cinq septains de ce poème, « Mon cœur joyeux se réjouit… », proposent-ils à travers les lieux évoqués ?
Le « château de Fanjeaux » (1er et 2ème septains)
Un vibrant éloge
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Les rimes des heptasyllabes du premier septain en langue d’oc, d’abord suivies, mettent ensuite en valeur, par les deux termes qui encadrent les deux rimes embrassées, « paradis » et « courtoisie », l’éloge du premier lieu cité, « le château de Fanjeaux », effet que tente de conserver la traduction malgré la modification effectuée.. Ce lieu, au cœur du pays cathare, dans la région du Lauragais, renvoie à l’origine même de Peire Vidal, son appartenance à l’Occitanie qui a vu naître tant de troubadours. Sa louange enthousiaste, « Pour moi ressemble au paradis », rappelle que cette région, pour son climat, ses paysages et ses richesses, a longtemps été considérée comme le "pays de Cocagne", d’une perfection absolue.
Le château de Fanjeaux
D’où l’énumération hyperbolique méliorative qui ferme ce premier septain : « Bonheur et joie y sont enclos. / L'amour et l'honneur très haut, /Vraie et parfaite courtoisie. » Trois valeurs sont ainsi soulignées, propres aux exigences de la fin’amor, héritage de la féodalité.
L'expression de l'amour
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L’ouverture du poème évoque le genre de la "reverdie", en associant la saison printanière, « Le temps est au renouveau », au sentiment de joie, accentué par la redondance, dans le texte initial, « Mos cors s’alegr’ e s’esjau », restituée dans la traduction, « Mon cœur joyeux se réjouit ».
Dans le deuxième septain, l’accent est mis sur la place que le troubadour accorde aux « dames » à travers l’inversion formulée du « plus mortel ennemi » qui « [p]eut devenir un bon ami », à une condition, que lui aussi s’inscrive dans le cadre de l’amour courtois par l’hommage qu’il leur rendrait : « Si des dames il me dit le prix : Pour leur honneur en les louant ».
Mais, dans les trois derniers vers, le poète nous rappelle la vie qu’il mène, son itinérance, « Allant par d’autres pays », qui l’oblige à quitter sans cesse, ces « dames » si précieuses. Cela lui interdit de vivre pleinement l’amour, d’où le changement de tonalité : « Et quand près d’elles je ne suis / […] Je me plains tout languissant », avec ici le choix d’un adverbe d’intensité pour restituer dans la traduction le rythme ternaire du texte médiéval : « Planh e sospir e languis. »
Un troubadour à la cour d’Aliénor d’Aquitaine
Cependant le pluriel choisi dans toute cette strophe nous éloigne de bien d’autres poèmes d’amour dont les auteurs se consacrent à leur bien- aimée, présentée comme unique et à laquelle ils vouent une totale fidélité. L’amour paraît ici bien plus léger, vécu au fil des voyages.
L’itinérance (troisième septain)
Une itinérance géographique
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Cela ressort très nettement dans le troisième septain, avec trois lieux cités, rapprochés par leur ressemblance sonore à la rime, « Laurac », « Gaillac » et « Saussac », qui indique leur appartenance encore à l’Occitanie. Cependant, si, comme précédemment, la cité de Laurac se trouve en Lauragais, dans le département de l’Aude comme « Saissac », « Gaillac » est dans le département du Tarn, dans l’Albigeois. Cette énumération donne l’impression que le troubadour va de château en château, sans réel point fixe.
L'Occitanie au XIIème siècle
Une itinérance amoureuse
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Or, chaque cité mentionnée est associée à un amour, soutenu par la référence empruntée à la mythologie antique et traditionnelle dans la littérature courtoise, au « bel archer », c’est-à-dire à Cupidon, fils de Vénus et inspirateur de l’amour par la flèche décochée. C’est ce qui explique le contraste des images :
d’un côté, Cupidon suscite un amour irrésistible : il emprisonne « en ses lacs », dans des filets, sa victime, que sa flèche, ici « son carreau », un trait d’arbalète, a atteinte au plus profond : « Il m'a blessé vers Gaillac, / De son carreau au cœur me perçant. » L’allitération en [ R ] dans le texte médiéval sous-tend ce qui traduit une violence.
de l’autre, et paradoxalement, nulle souffrance, bien au contraire : il se présent comme « joyeux » de cet emprisonnement, et insiste sur le bonheur d’aimer : « Mais jamais coup ne me plut tant ».
Peire Vidal donne ainsi l’impression qu’en chaque lieu il est prêt à vivre un amour intense, dont il souhaite la durée en se liant à la famille de la « dame » alors aimée : « Aussi je séjourne à Saissac / Auprès de ses frères et parents. »
Le choix de « Carcassonne » (quatrième septain)
Le septain suivant s’ouvre sur un nouveau départ, qui l’amène en Languedoc : « Pour toujours je quitte l'Albigeois, / Et reste en Carcassonne ». La raison mise en évidence reste celle déjà mentionnée, le fait d’y trouver cette « courtoisie » qu’il valorise, tant chez les hommes que chez les femmes : « je vois / Que les chevaliers sont courtois / Comme les dames du pays. » Mais contrairement à l’impression d’amours diverses, donnée précédemment, ici, avec celle qu’il désigne nommément, nous retrouvons l’idée d’un amour bien plus profond, auquel il souhaite donner une éternité au point d’invoquer l’appui divin : « Mais Dame Louve m’a tant conquis, / Que, si Dieu m’aide et ma foi, / Au cœur je garde ses doux ris. »
Le château de la "Louve" à Puivert
Ce bref passage fait référence à un des épisodes liés à la vie de Peire Vidal. Cette dame de haut lignage, Orbria de Durban, épouse du seigneur Jordain de Pennautier, tenait une somptueuse cour galante au château de Puivert, et était surnommée en occitan, "Na Loba", "Dame Louve". Elle aurait inspiré au troubadour un amour si fort qu’il serait allé jusqu’à se vêtir d’une peau de loup pour l’approcher sans être reconnu. Mais elle le fit pourchasser par ses domestiques et par les soldats du château qui le bastonnèrent : on dit qu’il ne dut son salut qu’en apaisant leur colère par ses discours, et que cette dame ensuite le soigna tendrement. Vérité ou légende, nul ne peut l’affirmer, mais notons qu’une fois encore c’est la joie qui l’emporte grâce au « dous ris » de la dame.
Du passé à l'avenir (dernier septain)
Un nouveau départ
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Comment, après cet aveu d’amour, ne pas être alors surpris par une rupture qui semble brutale, signalé par les deux derniers lieux mentionnés à la fin du poème, avec d’abord un rejet : « À Dieu je remets Montréal / Et le palais Impérial ! » ? La formule, une recommandation à la protection divine, justifie l’exclamation introduite dans la traduction. Cela fait référence à un autre moment de la vie de Peire Vidal, son séjour en Espagne à la cour royale née de la réunion de la Catalogne où se situe « Montreal », très proche de la ville de Perpignan, et de l’Aragon.
Il annonce alors son départ vers Marseille, pour retrouver « Barral » des Baux, gouverneur de Provence sous Alphonse Ier, roi d’Aragon, comte de Barcelone et de Provence.
L'ancrage provençal
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Cette projection dans l’avenir s’affirme par l’emploi du futur de certitude dans les trois derniers vers où Peire Vidal proclame par son hyperbole son amour de sa Provence natale : « Et je serai un Provençal, / De ce peuple à nul autre égal ». Parallèlement, il nous rappelle sa fonction de poète, qui a besoin de mécènes pour vivre, mais en exprimant sa confiance totale en son talent qui ne pourra qu’être apprécié, non seulement de cet homme puissant, « De qui grande gloire est mon acquis », mais aussi d’une cour cultivée, capable de goûter ses chants : « Où j’aurai bonne compagnie. »
CONCLUSION
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Ce poème propose un intéressant portrait de ce troubadour, miroir aussi des conditions de vie de ces artistes à cette époque.
D’une part, le troubadour ne vit que de l’appui des nobles, pour lui des mécènes qui le reçoivent dans leur cour en échange du divertissement offert. Peire Vidal va ainsi de lieu en lieu, d’où ces évocations toponymiques, particulièrement nombreuses, même si ressort sa volonté d’appartenance à sa Provence natale.
D’autre part, il offre une image originale de l’amour courtois, car, si nous en retrouvons dans son hommage aux « dames » les valeurs traditionnelles, le poète le vit avec plus de liberté, mêlant l’intensité du sentiment à la légèreté suggérée par le changement de l’une à l’autre au fil des lieux de séjour. La quête du bonheur s’affirme ainsi, bien plus que la soumission absolue à un femme unique à laquelle serait voué un amour éternel. De ce fait, la « joie » d’aimer l’emporte, chez lui, sur la souffrance…
Une chanson de toile, XIIIème siècle, « La belle Doette »
Pour lire le poème
La "chanson de toile", ainsi nommée parce que les dames la chantaient en filant, tissant ou brodant, évoque souvent un drame d'amour : la dame, en général de noble lignage, se plaint de l'éloignement de son ami, parti à la croisade, voire de sa mort, comme dans « La belle Doette ». Le terme de « chanson » est immédiatement illustré par la composition de ces cinq quintils, formés d’un quatrain de décasyllabes où dominent les rimes suivies, dont chacun se termine par un refrain, un pentasyllabe. L’autre appellation de cette forme poétique, « chanson d’histoire », correspond, elle, au récit proposé, dont la brièveté n’empêche en rien l’expression du sentiment amoureux. Quelle orientation le choix d’un regard féminin donne-t-il à la représentation de l’amour ?
Cardage, filage et tissage, XV° siècle. Illustration tirée de Boccace, Le livre des femmes nobles et renommées, BnF.
L'attente (premier quintil)
L'image du couple
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Cette première strophe offre une image de ce que pouvait vivre un couple à une époque où, entre les codes de la chevalerie, les conflits territoriaux de pouvoir et les croisades, un seigneur a des obligations envers son suzerain. Ainsi, outre le "service d’ost" en cas de guerre, participer à un « tournoi » est l’occasion de montrer sa valeur de preux chevalier comme Doon « [q]ui, en d’autres terres, est allé au tournoi ». La dame amoureuse ne peut alors que l’attendre en chérissant son souvenir : de lui elle se « ressouvient ».
Le tournoi de Camelot, in Lancelot du Lac, 1463. Miniature, BnF
L'amour au féminin
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La chanson s’ouvre sur l’appellation de l’héroïne, « Belle Doette », reprise dans chaque strophe, qui la place au premier plan et met aussitôt l’accent sur sa beauté. Son appartenance à la noblesse est indiquée par son occupation : elle n’est pas occupée à un ouvrage manuel mais « [l]it un livre », donc a bénéficié d’une éducation soignée. Mais sa situation, « à la fenêtre assise », souligne qu’elle en est réduite à attendre le retour de celui nommé son « ami », appellation convenue pour signaler une union officiellement reconnue. Enfin, l’image, « son cœur est ailleurs », indique à quel point elle reste impuissante, enfermée dans la tristesse de cette attente.
Le refrain
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Le refrain, « Et, désormais, j’en porte le deuil », est mis en valeur par la rupture rythmique, un bref pentasyllabe après les décasyllabe. Mais il a un double intérêt :
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Il introduit le « je », donc fait entendre la voix de l’héroïne, comme atténuée par cette brièveté, et par la succession de monosyllabes : « E or en ai dol ». Il est alors possible de traduire « dol » – du verbe latin "*dolere" (souffrir) – simplement par "douleur", "chagrin". Le poème, de tonalité lyrique, est donc d’abord une lamentation.
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Mais le choix de traduire « dol » par « deuil », sens tout aussi fréquent, introduit, lui, une rupture chronologique : avant même que la suite du récit n’annonce la mort de Doon à l’héroïne, la mort s’impose au lecteur par ce refrain prédictif. Le tragique ressort donc comme une fatalité.
La douloureuse annonce (strophes 2 à 5)
Quatre étapes se succèdent dans le récit, au cœur du poème, toutes liées à l’échange entre l’héroïne et le messager.
L'arrivée du messager
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L’attente est interrompue par l’arrivée du messager, à laquelle deux vers sont consacrés : « Un écuyer, les marches de la salle / A descendu et a défait sa malle. » Elle entraîne une réaction de l’héroïne avec un verbe, mis en valeur à la rime, encore plus évocateur dans le texte médiéval : « avale ». Il souligne à quel point l’attente a accru son impatience : « Belle Doette les marches en dévale ». Mais le sentiment alors exprimé, un espoir, « Ne pense pas ouïr mauvaise nouvelle », est par avance anéanti par la reprise du refrain tragique.
Un premier échange
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L’adverbe temporel qui accompagne la question directe de l’héroïne confirme cette impatience douloureuse : « Belle Doette aussitôt lui demanda : / "Où est mon seigneur, que je n’ai vu, depuis longtemps ?" » Le récit introduit un temps de retard, puisque la réponse n’est pas formulée par des mots, mais seulement par l’insistance sur le chagrin du messager : « Lui en eut telle douleur que de pitié, il pleura ». Mais nul besoin de mots, ses larmes suffisent à faire comprendre la situation, et sa réaction rappelle celle de la belle Aude dans La Chanson de Roland quand elle apprend la mort de ce chevalier qu’elle aime : « Belle Doette, alors, se pâma. » La femme révèle ainsi son impuissance dans une société construite par et pour les hommes. L’arrivée du refrain devient alors plus logique.
La douleur de l'héroïne
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Mais cette absence ne dure pas, et tout se passe comme si la jeune femme voulait aller jusqu’au plus profond de son chagrin en cherchant à en savoir plus : « Belle Doette s’est alors relevée, / Regarde l’écuyer, vers lui s’est dirigée ». La négation restrictive qui soutient la peinture de ses sentiments, « En son cœur il n’y a que douleur et courroux, / Pour son seigneur qu’elle ne voit pas venir », met en évidence deux sentiments contrastés : le premier, la « douleur », est une plongée au plus intime de ce que ressent l’héroïne, tandis que le second, la « colère », traduit une révolte contre ce sort infligé à celui qu’elle aime, pour prix de son courage et de son obéissance aux règles de la chevalerie. Sa question, « Où est mon Sire que je dois tant aimer ? », peut paraître alors superflue, mais est aussi une façon de mettre en face de ce code masculin, un autre code, celui de l’amour courtois qui impose à la femme une absolue fidélité, au-delà de la mort même. Le refrain prend alors tout son sens, par l’affirmation d’un éternel veuvage.
Le tragique
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Comme dans les tragédies de l’antiquité grecque, l’écuyer proteste à son tour de la fidélité due à la fois à son suzerain et à sa « Dame », appuyée par la référence chrétienne : « — Au nom de Dieu, Dame, je ne veux le cacher ». Il joue alors pleinement son rôle de messager du tragique, par les précisions qu’il apporte, accentuées par la redondance lexicale : « Mort est mon seigneur, occis durant les joutes ». Le refrain qui s’enchaîne à cette annonce se charge ainsi d’un double sens, car le pronom « je » peut ici renvoyer à ce messager, qui partage alors la douleur de ses seigneurs, ultime signe de sa fidélité.
Un tournoi : le roi Richier désarçonnant Guichart de la Morée, Les quatre Fils Aymon, vers 1462-1470. Miniature, BnF
L’avenir choisi (dernière strophe)
La fidélité affirmée
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La dernière strophe s’ouvre sur la confirmation du refrain introduit dès le début, avec l'entrée dans le veuvage : « Belle Doette a alors pris son deuil ». La prise de parole directe accentue la lamentation, « Tant de malheur, Comte Doon, noble et franc », accompagné d’un éloge des qualités propres à la chevalerie, tout en redonnant toute sa force à la promesse de fidélité, renouvelée et qui se prolonge au-delà de la mort au nom de l’amour qui les a unis, invoqué en antéposition : « Pour votre amour ».
Une ascèse chrétienne
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Dans un premier temps, comme pour entrer en communion avec son amant mort, elle transforme sa douleur en une douleur physique, affirmée par le futur de certitude : « je vêtirai la haire », c’est-à-dire la chemise de crin portée, en général, en signe de pénitence, ici plutôt pour partager la souffrance. Puis par l’ajout négatif, elle marque son renoncement à toute forme de vie sociale par le refus de tout vêtement luxueux, orné de « vair », c’est-à-dire de fourrure, un choix d’ascèse donc : « Ni, sur mon corps, n’aurais fourrure de vair ».
Mais, l’ajout du décasyllabe final ôte au refrain sa valeur prédictive initiale et va encore plus loin que cette ascèse : « Pour vous me ferai nonne en l’église Saint-Paul. » Cet ultime renoncement est ainsi présenté comme à la fois un refuge, une façon de vivre son « deuil » à l’abri du monde, et une extrême dévotion, mais pas tant à Dieu qu’à l’être aimé disparu.
Devenir religieuse
CONCLUSION
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La chanson met en évidence, à travers le dialogue avec l’« écuyer » qui crée un moment intense, l’héroïne et sa façon de vivre son amour. Ainsi, contrairement aux poèmes qui illustrent les sentiments de l’amant face à la « dame » suzeraine, propre à la fin’amor, c’est ici le point de vue féminin qui ressort en soulignant, parallèlement, la condition des femmes au moyen âge. La promesse de la « joie » d’aimer, souvent formulée par les hommes, s’inverse ici en douleur d’aimer car le bonheur est sans cesse menacée par les obligations imposées à un preux chevalier. Il ne reste alors à la femme, impuissante, qu’une triste attente et, si elle perd son bien-aimé, le choix du couvent pour survivre à la douleur. Retrait d’ailleurs exigée si elle-même veut être fidèle à l’obligation d’amour éternel posée par la fin’amor.
Écoute : l'interprétation de Nana Mouskouri, 1973
Il est intéressant de constater que ces chansons si anciennes ont pu séduire des interprètes contemporains, comme la chanteuse Nana Mouskouri qui intègre « Belle Doette » à son album, Vieilles chansons de France, réalisé en 1973.
On identifiera d’abord le choix instrumental, la délicatesse des cordes qui accompagnent les modulations de la voix, et qui contrastent avec la sonorité plus grave de l’instrument à vent pour souligner la fin des strophes. La ligne mélodique est particulièrement mise en valeur par le timbre de voix, la tessiture de cette chanteuse, et, surtout, par les trilles qui accentuent certaines finales lexicales.
Portée musicale reproduite partiellement d’après A. H. Hoppin
​On fera cependant observer l’absence de reprise du refrain, les étapes supprimées dans le récit, et surtout on peut regretter que la dernière strophe n'ait pas été reprise, alors qu’elle apporte une image importante de la condition féminine à cette époque.
Guillaume de Lorris, Le Roman de la rose, XIIIème siècle, vers 1225- 1289
Deux auteurs se sont succédé au XIIIème siècle pour composer le long poème intitulé Le Roman de la rose : Guillaume de Lorris a composé, vers 1230-1235, les 4058 vers de la première partie, poursuivie par Jean de Meung vers 1264-69 avec 17722 vers.
La première partie est un songe allégorique qui raconte la quête par l’amant de la rose, métaphore de la femme désirée : elle « a tant de prix / Et est tant digne d’âtre aimée / Qu’elle doit Rose être nommée. » Ainsi, il pénètre dans un verger, où se cache la rose : il y découvre des allégories qui représentent les défauts et les qualités propres à l’amour courtois, avant d’être frappé d’une flèche par le dieu Amour qui règne sur ce jardin : celui-ci lui dispense alors les conseils à suivre pour obtenir les faveurs de la dame aimée. Comment ce discours illustre-t-il les règles de la fin’amor ?
Maître du Roman de la rose de Vienne, La Ronde au dieu d'amour, vers 1430. Miniature. BnF
Des qualités indispensables (des lignes 1 à 16)
Pour lire l'extrait
Dans la plus longue partie de ce discours, quarante octosyllabes aux rimes suivies, après quatre vers d’introduction, le dieu Amour énumère les qualités attendues de l’amant, qu’il veut guider vers la réussite.
Le maître et son disciple
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Ainsi, il se présente comme un maître soucieux d’être utile à un disciple, défini comme « [c]elui qui veut faire d'Amour son maître ». Cela explique la pédagogie mise en œuvre pour que son enseignement soit efficace : « Je veux maintenant te résumer ce que je t'ai dit, car la parole est plus facile à retenir quand elle est brève ». Ce rôle de maître explique la récurrence du verbe d’obligation « devoir », du subjonctif qui transmet un ordre, comme « qu’il soit toujours élégant et gai » et, encore plus fréquents, des impératifs, insistants tel « penses-y toujours », ou répétés comme l’injonction « donne-le » ou l’interdiction : « garde-toi bien ».
Maître du Roman de la rose de Vienne, Les règles transmises par le dieu d'amour, vers 1430. Miniature. BnF
Ce maître, en tant que dieu tout puissant, souligne aussi son autorité par la reprise du verbe « je veux », redondant même : « je veux et commande ». Il insiste fortement sur son pouvoir car il s’implique dans les ordres donnés en précisant ses réactions personnelles : refus comme « je n'aime pas partager », « je n'accorde pas la moindre valeur à ce qu'on donne à contrecœur », ou promesse telle « grande doit être la récompense ». Mais il n’hésite pas non plus à mettre en avant la sévérité de l’exigence, présentée dans « je te donne cette pénitence » comme un châtiment à subir, voire à lancer une menace comme contre un cœur inconstant : « car si tu l'avais prêté, ce serait à mes yeux une infamie. », avec une accusation de déshonneur si grave que la punition s’annonce inévitable et terrible.
Les qualités du parfait amant
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Une présentation générale
Avant d’entrer dans les détails portant sur la façon d’aimer, une phrase générale pose d’abord des critères plus larges, d’où le choix du traducteur d’introduire au début de l’énumération l’adjectif « courtois » qui soutient l’ensemble des conseils. Le texte médiéval, lui, pose d’abord des qualités psychologiques, une positive, « bien saige », la sagesse, l’autre un défaut rejeté : « sans orgueil ». Viennent ensuite des qualités physiques, « cointise », soit l’élégance », et être « gaillard », c’est-à-dire plein d’entrain et de gaieté, deux qualités indispensables pour séduire les dames. Enfin, la dernière exigence, « de largesse fourni », insiste sur la fonction du chevalier, qui doit savoir faire preuve de générosité pour servir ses amis et secourir les plus faibles.
Une exigence d’amour absolu
L’amour courtois se veut un absolu, auquel l’être doit entièrement se consacrer, ce que soulignent les indices temporels multipliés : « que nuit et jour, sans regret, l'amour occupe tes pensées. Penses‑y toujours et sans cesse ». Cette insistance chronologique devient cependant surprenante ensuite car le conseil fait appel à la mémoire d’un moment non encore vécu : « et rappelle‑toi l'heure délicieuse dont la joie tarde tant pour toi. » Il s’agirait donc d’anticiper cette « joie » du désir satisfait, en le vivant par avance.
Une double règle est donc formulée, celle d’une fidélité et d’une sincérité totales : « que tu aies mis tout ton cœur en un seul lieu si bien qu'il n'y soit pas à moitié, mais entièrement, sans tricher » Le texte médiéval accentue encore davantage ce point essentiel, en multipliant les indices de constance et de sincérité : « En ung seul lieu ton cueur assis / Ferme constant et bien rassis / Sans barat (sans trahison) et sans tricherie / Fraude ne nulle tromperie. » L’importance de cette exigence est telle que le maître prend soin ici de la justifier en en faisant une vérité générale, soutenue par le pronom indéfini « on », tout en insistant sur la métaphore géographique qui oppose deux hypothèses. La première dépeint un amour médiocre, réduit par la négation restrictive : « Quand on disperse son cœur en de nombreux endroits, on n'en donne partout qu'une petite part » ; en revanche, la seconde est renforcée par l’implication personnelle insistante : « mais je ne redoute rien de celui qui en un seul lieu met tout son cœur. Pour cette raison, je veux que tu le mettes en un seul lieu ».
L'amour : un don de soi
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Cette liste de qualités se termine sur une opposition entre deux verbes, « donner » et « prêter ». Le premier est mélioratif, avec l’injonction, « donne-le sans restriction », associé à une promesse, « ton mérite en sera plus grand » ; le second péjoratif, est, lui, rejeté avec force, « garde-toi bien de le prêter », acte qualifié même d’« infamie ». L’importance de se donner totalement à la femme aimée est soutenue par une longue justification qui mêle les réalités financières et psychologiques en soulignant la reconnaissance moindre due à un prêt qu’à un don : « l'avantage qu'on retire d'une chose prêtée est vite rendu et acquitté, mais pour une chose qu'on a donnée, grande doit être la récompense. Donne‑le donc totalement ». Cela implique donc que l’amant se soumette totalement à celle qu’il veut conquérir.
Maître du Lancelot, Le parfait amant, XIVème siècle. Miniature de Lancelot du lac, BnF
Une ultime obligation est enfin ajoutée : « et fais‑le de bonne grâce : l'on doit faire grand cas de ce qu'on donne avec le sourire, et je n'accorde pas la moindre valeur à ce qu'on donne à contrecœur. » Non seulement, la soumission doit être totale, mais elle doit être spontanée, librement choisie, afin de traduire le bonheur d’aimer.
Les épreuves (de la ligne 16 à la fin)
L'avenir promis
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Dans la suite du discours, le ton change car le dieu Amour débute une prédiction solennelle, prenant comme point de départ l’amour de l’amant à sa bien-aimée : « Dès que tu auras donné ton cœur comme je te l'ai dit dans mon prêche ». Le choix lexical, « sermonné » dans le texte médiéval, traduit par « prêche », montre à quel point la fin’amor devient une véritable religion, l’amant se vouant entièrement au culte de la « dame » déifiée. L’emploi du futur fait de cette annonce une certitude, mais qui efface, avec une généralisation insistante, toute « joie » d’aimer : « ce sera alors pour toi le temps des aventures qui pour les amants sont douloureuses et dures. »
L'amour : un don de soi
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Le champ lexical de la souffrance parcourt toute la fin de cet extrait, d’abord par une image générale, les « maux qui te serrent le cœur » qui traduit le redoublement du texte médiéval, « Le mal que tu souffres et l'angoisse », suivie du terme répété au pluriel, « les douleurs ».
Puis vient une énumération qui les détaille : « Ce sera alors le temps des soupirs et des plaintes, des frissons et d'autres douleurs en grand nombre. » L’amplification se poursuit, introduite par le participe initial, « Travaillé », qui évoque une véritable torture, portrait un peu affaibli par la traduction « tourmenté ». Une double antithèse met ainsi en évidence les effets physiques de ce mal d’amour, « De plusieurs manières tu seras tourmenté, tantôt brûlant et tantôt glacé, tout rouge un moment et à un autre livide. », alternance accentuée par le chiasme dans le texte originel : « Vermeil une heure l'autre palle ».
L’apogée de cette souffrance est marquée par la comparaison à une maladie, que le traducteur renforce par l’antéposition de la négation : « Jamais tu n'eus d'aussi mauvaises fièvres, ni quotidiennes, ni quartes ».
L’amant sur la roue de fortune, miniature du Roman de la rose, Musée Condé, Chantilly
Une aliénation
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Entièrement voué à son amour, l'amant est alors totalement transformé, incapable de remplir les exigences de la vie sociale qui obligent à offrir aux autres un visage aimable : « tu seras contraint de t'éloigner des gens pour qu'ils ne puissent remarquer les maux qui te serrent le cœur. » L’amant est donc coupé du monde, enfermé dans sa solitude : « Tu t'en iras tout seul de ton côté. » Est alors évoqué un départ, « avant de t’en aller », mais qui reste ambigu : simple signe de renoncement à l’amour, ou choix d’exil pour ne plus souffrir ?
Pire encore, non seulement il échappe aux autres, mais il s’’échappe à lui-même car il n’est plus maître de ses actions : « Il t'arrivera aussi, et plus d'une fois, que, tout à tes pensées, tu sois absent à toi‑même ». La comparaison à une « statue muette » qui ferme ce passage souligne, par la multiplication des négations, cette aliénation qui semble lui ôter toute force de vie : « qu'un long moment tu sois comme une statue muette qui ne bouge ni ne remue, sans bouger ni pieds ni mains ni doigt, sans te déplacer et sans parler. »
CONCLUSION
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Cet extrait des conseils du dieu Amour à l’amant propose un art d’aimer, inscrit à la fois dans une tradition, héritée de la mythologie, puisque l’amant a été frappé d’une flèche par le dieu Amour, et du poète latin Ovide, et dans l’expression de la fin’amor propre aux troubadours médiévaux. On y note tout particulièrement l’importance accordée aux qualités du parfait amant, au « service » de la dame comme le vassal doit l’être envers son suzerain. Les règles qui codifient l’amour courtois sont ainsi formulées, mais le discours, s’il promet la conquête de la « rose », ne cache pas les épreuves qui attendent l’amant, et la première partie s’achève sur un échec. Après avoir surmonté les obstacles, illustrés par les allégories, Jalousie, Honte, Peur et Danger, il réussit à embrasser la rose, mais ne peut aller plus loin car Jalousie construit une forteresse autour du rosier. La suite sera racontée par Jean de Meung, plus longuement et de façon plus symbolique.
Exposé : « L’art d’aimer dans Le Roman de la rose », site BnF
À ce stade du parcours dans le corpus, il est intéressant de proposer un exposé à partir du site de la BnF consacré au Roman de la rose, en se limitant aux treize écrans de l’"exposition" qui présentent la partie composée par Guillaume de Lorris. Trois questions peuvent guider cet exposé réalisé par groupes :
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Le cadre spatio-temporel et son rôle ;
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Les allégories : obstacles et épreuves ;
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L’amant : son rêve et sa conquête.
Chaque thème s’appuiera sur l’analyse de deux ou trois documents iconographiques.
Pour se reporter au site
Thibaud de Champagne, Chansons, XIIIème siècle, « Au temps plein de félonie… » : de la strophe 2 à la fin
Pour lire l'extrait
Le comte Thibaud de Champagne (1201-1253) a mené à la fois la vie d’un preux chevalier de son temps, en menant de nombreux combats et, en particulier, la croisade des barons en Terre sainte en 1239-1241, et celle d’un poète, qui lui a valu son surnom "Le Chansonnier". Il a tenu une cour brillante dans ses palais de Troyes et de Provins, jouant aussi le rôle de mécène, et a composé plus de 71 poèmes en langue d’oïl, dont certains se rattachent au genre des "sirventès", dans lesquels, depuis le XIIème siècle, les troubadours critiquaient, sur un ton satirique, les vices de leur temps, qu’il s’agisse de politique ou de morale.
Ainsi, emprunté à son premier vers le titre de ce poème, antérieur à cette croisade, « Au temps plein de félonie », introduit, dans la première strophe, une sévère critique du comportement des « barons ». Son blâme est violent, « Envie », « trahison », « Nous ne faisons qu’empirer les choses », conclut-il avant d’annoncer : « Je veux dire une chanson. » Dans ce contexte guerrier, quelle image de l’amour les quatre neuvains d’heptasyllabes, suivis d’un quatrain en forme d’envoi proposent-ils ?
Portrait de Thibaut de Champagne, portrait espagnol avant son départ pour la "croisade des barons"
Le refus de la croisade (strophes 1 et 2)
Une critique sévère
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De façon habile, dans les quatre vers aux rimes embrassées qui ouvrent le deuxième neuvain, le poète délègue la parole à ceux que les croisés sont censés combattre, les musulmans auxquels il prête son propre discours moralisateur : « Le Royaume de Syrie, / Nous dit et crie à voix haute, / Que sauf à nous amender / Mieux vaut ne pas se croiser ». La Syrie est alors dirigée par le sultan de Damas, que menace son frère, le sultan d’Égypte : se sentant trop faible, il en arrive à souhaiter une croisade qui assurerait son pouvoir s’il offrait Jérusalem aux croisés. D’où le conseil donné par le sultan. Mais c'est un vrai paradoxe que ce soient les ennemis "infidèles" qui appellent les chrétiens à se corriger, pour que leur combat garde tout son sens ! Le poète d’ailleurs, choisissant le pronom « nous », ne s’exclut pas de reproche.
Maître du roman de Fauvel, « La cinquième croisade : combat entre les soldats francs et musulmans », 1337. Miniature du XIVème siècle in Historia de Tyre
Le texte médiéval, en faisant par deux fois appel à « Dieu », justifie cet appel urgent à un comportement véritablement chrétien pour donner à la croisade un but autre que la seule destruction, la mort répandue pour des motifs autres que religieux : « Car nous n’y ferions que du mal ». La fin de la strophe justifie longuement l’exigence morale : « Dieu aime les cœurs qui sont droits / C’est sur eux qu’il veut s’appuyer ; / Et ceux-là exhausseront son nom / Et conquerront son paradis. » Il en fait, par l’emploi du futur de certitude, la seule justification de la croisade, l’entrée dans la « maison » de Dieu, c’est-à-dire le « paradis » promis aux croisés par l’Église romaine.
Robert Vinaigrier, Départ de Saint Louis pour la croisade, XVIème siècle. Vitrail de la Chapelle du Château de Champigny en Indre-et-Loire
Un souhait chrétien
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Cette critique explique le souhait lancé au début du deuxième neuvain : « Encore vaut-il mieux que tout cela / Demeurer en son pays ». Un souhait doublement justifié, d’abord par la comparaison qui oppose la vie sur la terre de France et la réalité des croisades : « Plutôt qu’aller, pauvre et malheureux, / Là où il n’y a ni joie, ni bonheur ». Le rythme binaire souligne l’inutilité de la croisade, qui n’a rien de bon à offrir.
Il interpelle ensuite directement un de ses compagnon, Philippe de Nanteuil, chevalier qui se croisa avec lui, pris directement à témoin pour rappeler le message chrétien : « on doit conquérir le paradis, / Par les privations » Il confirme ainsi le blâme lancé au début de la chanson, celui d’une vie relâchée, fondée sur le principe de plaisir. Il nie ainsi la vision du paradis, qui en ferait un lieu de réjouissances, à l’image des plaisirs terrestres : « car vous n’y trouverez pas / Bien-être, jeux et rires / Dont vous aviez pris l’habitude. » Le salut dans l’au-delà exige un effort, des sacrifices : il se conquiert donc par « mesaise », et non pas en se laissant aller, comme ont pu le faire les croisés, aux plaisirs que permettent aussi bien la vie dans leurs châteaux que les victoires en terre sainte. Ils ne feraient alors que répandre la corruption en terre sainte…
La force de l'amour (strophes 3 et 4)
Une totale fidélité
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Le neuvain suivant est construit sur une allégorie qui, à travers une métaphore filée, transforme l’amant en victime, « L’amour a poursuivi sa proie / Et il m’emmène captif », et l’amour en « prison ». Mais c’est une victime consentante car ainsi le commande le code de l’amour courtois, prête à rester « Dans la demeure d’où, je crois, / Je ne chercherai pas à sortir, / S’il ne dépendait que de moi. » Le futur de certitude, est renforcé par l’hypothèse restrictive qui remet finalement la décision entre les mains de la dame toute puissante.
Son interpellation directe ouvre un éloge de sa « Dame », restée anonyme, peut-être Anne de Beaujeu qu’il épousa en 1222 en secondes noces : « Dame, à la beauté si grande ». Son ton se fait dramatique pour protester de son absolue fidélité, première règle de l’amour courtois, en s’affirmant prêt à aller pour cela jusqu’à la mort : « Je vous le fais bien savoir, / Je ne sortirai jamais vivant de cette prison, / Mais j’y mourrai en ami loyal. » La force de son amour est donc la première raison qui le conduit à refuser le départ à la croisade, l’emportant même sur toute considération morale.
Portrait d'Anne de Beaujeu, épouse de Thibaud de Champagne
L'image d'un amant soumis
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Il confirme ensuite cette promesse d’absolue fidélité : « Dame, il me faut rester, / Car je ne puis me séparer de vous ». Cette injonction reprend à nouveau les règles de l’amour courtois, qui impose à la fois la sincérité et la soumission totale à la dame "suzeraine" : « Jamais je n’ai pu feindre / De vous aimer et vous servir. »
Ainsi, comme il le fait à son seigneur, l’amant rend à la dame un "service d’ost", un combat pour la conquérir dans lequel il risque la mort comme le montre la poursuite de l’allégorie : « Et pourtant, il vaut bien un « mourir » / L’amour qui, si souvent, m’assaille. » Il reconnaît son pouvoir absolu sur lui, en se comparant à un soldat vaincu qui implore la pitié de son vainqueur qui seul peut lui accorder le salut : « Sans cesse j’attends votre merci / Car bien ne me peut venir / Si ce n’est par votre plaisir. »
Chevalier vaincu implorant merci. Miniature, XIIIème siècle
L'envoi final
Comme dans la ballade, forme poétique ultérieure, ce poème se ferme par une sorte d’envoi, un quatrain sur deux rimes suivies. Dans ces derniers vers, il interpelle sa « chanson », personnifiée et devenant son porte-parole auprès d’un destinataire qui reste inconnu, peut-être un de ses compagnons de combat : « Chanson, va pour moi dire à Laurent / Qu’il se garde autant qu’il peut / D’entreprendre de grandes folies ». Il revient ici au thème initial, celui de la croisade, avec un rejet fortement réitéré. La justification finale, « Car il n’y aurait là que l’œuvre d’un faux martyre », donne sens au double sacrifice illustré dans le poème : le « martyre » imposé par l’amour, est seul véritable et accepté, car c’est un noble service à la dame, tandis que celui que réclame la croisade est qualifié de « faux martyre » car accompli pour de mauvaises raisons et dégradant moralement.
CONCLUSION
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I’intérêt de ce poème vient principalement de la façon où, par une prosopopée, par des allégories et des métaphores, Thibaud de Champagne met en parallèle deux choix d’existence, deux exigences morales : d’un côté le devoir féodal, qui oblige à se croiser pour servir son suzerain et la chrétienté, de l’autre le code de l’amour courtois, un devoir de fidélité et de « service » à la « dame » à laquelle l’amant doit se soumettre. Ainsi, dans la première partie du poème, la critique conduit au rejet catégorique de la croisade, dont l’immoralité est dénoncée, tandis que, dans la seconde, il fait un vibrant éloge des qualités associées à la fin’amor. Ce poème illustre donc fort bien la double réalité du trouvère "chansonnier".
Thibaud Ier, comte de Champagne, XIIIème siècle. BnF
Lecture cursive : Thibaud de Champagne, Chansons, XIIIème siècle : « Amour me fait commencer... »
Pour lire le poème
Cette chanson, contrairement à la précédente, impose dès le premier vers par l’allégorie qui fait du dieu « Amour » sa source d’inspiration, son thème : elle est dédiée à la fin’amor.
L'éloge de la dame
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Dans ce poème qui se veut chant d’amour à la dame, la présence d’un éloge est, bien sûr, attendu, éloge d’abord à sa beauté, mise en valeur par le superlatif : il s’agit d’« aimer la plus belle / Qui soit vivante en ce monde. / C’est la belle au corps gracieux, / C’est celle que je chante. » En observant le texte médiéval, on notera d’ailleurs le rôle joué par l’hétérométrie, alternance d’heptasyllabes et d’hexasyllabes dans chaque onzain, ici expression de l’éloge en son centre, soutenue, de plus, par la rime suivie qui brise les rimes croisées et embrassées. Ce jeu des rimes, selon le schéma, a b a b c c c b c c b, crée un rythme léger et joyeux.
La dame célébrée, Codex Manesse, 1305-1315. Enluminure, BU de Heidelberg
L’éloge s’élargit ensuite à un autre critère de beauté, qui relève du comportement en société exigé des femmes : le double qualificatif, « ma douce belle dame », est précisé par le terme d’« afetement », qui renvoie à la fois à l’éducation, à la générosité, aux bienséances, ici traduit par « ses belles manières / Qui ravissent mon cœur ». La reprise d’un nouveau superlatif, complète ce panégyrique, « la meilleure en ce monde », en soulignant sa valeur morale, avant de revenir dans le quintil à la beauté physique par la mention de la chevelure de « la blonde coronée », traditionnelle dans la littérature médiévale.
Dans ces conditions, il est alors logique que le souhait du poète la présente comme son inspiratrice, en quelque sorte sa muse du poète : « Si elle voulait m’aider / Avec cette chansonnette. »
Les règles de la fin'amor
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La fin’amor a posé des règles strictes, la première de toutes étant une absolue soumission à la dame, telle celle que le chevalier, dans le contexte féodal, doit à son suzerain. Ainsi le troisième onzain, en son centre et par la rime suivie, insiste sur cette exigence : « Et, désormais, il me faut la servir, / Je ne m’en puis plus retenir – / Et je dois lui obéir en tout, / Plus qu’à toute autre créature enfantée. »
Cependant, il reconnaît le risque que cela implique, puisque l’amant dépend alors totalement de la décision de la « dame », qui peut lui imposer une douloureuse attente, d’où la première hypothèse avancée : « Si elle me fait languir, / Et que j’aille à en mourir, / Mon âme en sera sauvée. » Servir la dame peut donc devenir un sacrifice, une forme de martyre, pour reprendre le terme du poème précédemment étudié, qui ouvrira à l’amant la porte du paradis. Mais une seconde hypothèse montre que le poète reste lucide sur la souffrance qu’il peut alors vivre, souvent exprimée d’ailleurs dans la poésie lyrique : « Si la meilleure en ce monde / Ne m’a son amour donné, / Tous les amoureux diront / Que c’est, là, fâcheuse destinée. »
La joie d'aimer
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Mais ce n’est pas la peur d’un rejet et de la souffrance induite qui l’emportent dans ce poème, mais, tout au contraire, la joie d’aimer, illustrée par la métonymie qui termine le premier onzain : « Car, souvent et fréquemment, / Mon cœur bondit pour elle. » Le poète exprime ici un véritable élan de joie, encore amplifiée à la fin de la seconde strophe par la reprise de l’allégorie initiale accentuée par le rythme binaire : « Amour m’enlace et me prend / Et me remplit de joie et de gaieté, / En m’appelant à lui. » Cette même insistance ouvre la strophe suivante, qui traduit le bonheur de voir son désir exaucé : « Quand Fine Amour m’invite, / Grande joie et satisfaction m’en viennent, / Car c’est la chose en ce monde / Que j’ai le plus désirée. » Ce sentiment est enfin redoublé par « Ma joie et mon plaisir », en réaffirmant la force de cet amour, de ce « désir » qui a suscité « toute [s]a quête ».
POUR CONCLURE
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L'optimisme de cette chanson peut paraître paradoxal, alors même que le poète « soupire » encore, puisqu’il attend le bon vouloir de sa bien-aimée. Le quintil qui forme un envoi réitère la puissance de l’amour que lui voue le poète, et tout se passe comme si le seul fait d’être amoureux suffisait à son bonheur, malgré l’incertitude de la réciprocité. Serait-ce là un indice de la confiance du trouvère en son talent, capable de remporter la conquête ?
Joueur de viele, Cantigas de Santa Maria, vers 1300
Charles d'Orléans, Ballades, XVème siècle, « Mon cueur m'a fait commandement... »
Pour lire la ballade
Petit-fils du roi Charles V et père du roi Louis XII, le duc Charles d’Orléans (1394-1465) a mené une vie engagée dans la politique de son temps, en tant que partisan du parti des Armagnacs qui, de 1407 à 1435, s’oppose à celui des Bourguignons, en une longue guerre civile qui s’ajoute au conflit entre la France et l’Angleterre. Fait prisonnier à l’issue de la défaite française contre les Anglais à Azincourt, en 1415, il passe vingt-cinq ans dans une prison anglaise, long exil qui lui offre cependant l’occasion de composer ses premiers poèmes.
Charles d’Orléans, recevant l’hommage d’un vassal, XV° siècle. Enluminure, Archives nationales
Libéré contre rançon et de retour en France, il se consacre à la littérature, et reçoit à sa cour, à Blois, tous les hommes de lettres de cette époque, en organisant des tournois poétiques primés. Ainsi, lui-même a laissé son nom en tant que poète surtout, avec une œuvre abondante, redécouverte après trois siècles d’oubli, notamment des rondeaux et des ballades comme « Mon cueur m’a fait commandement », dont le titre indique la tonalité lyrique. Il s’agit d’une ballade, formée de trois huitains d’octosyllabes, dont chacun se termine par un refrain, ce qui contribue à sa musicalité, mais ici sans le quatrain final, son envoi. En quoi cette ballade prolonge-t-elle la représentation de l’amour courtois ?
La demande du poète (1er huitain)
Une allégorie
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La ballade s’ouvre sur une allégorie, qui, en personnifiant le « cueur » du poète, lui accorde un rôle prépondérant. C’est son intervention qui détermine l’adresse de Charles d’Orléans à sa bien-aimée : « Mon cueur m'a fait commandement / De venir vers vostre jeunesse ». Ainsi débute un rapide dialogue, une question posée par la dame qui cherche à savoir ce que recherche le poète : « Se vous demandés Pourquoi esse ? » La réponse est immédiatement formulée par le poète qui reprend la parole : « C'est pour savoir quant vous plaira / Alegier sa dure destresse ». Elle justifie ainsi le rôle fixé au poème : amener la jeune femme à répondre à l’amour qu’il lui voue.
Jehan de Grise, le cœur symbole de l’amour in Le Roman d’Alexandre, 1344. Miniature
Une image de l'amour
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En dépeignant ses sentiments, Charles d’Orléans montre un double mouvement :
D’une part, il illustre le code de l’amour courtois, d’abord en faisant l’éloge de sa bien-aimée, dont il souligne la beauté par l’interpellation initiale, « Belle », tout en affirmant sa soumission à celle qu’il dote d’un pouvoir supérieur en la qualifiant de « princesse ». Le verbe choisi, « doy » insiste, lui, sur l’obligation essentielle de l’amant, une absolue fidélité soulignée par l’adverbe : « Belle que j'ayme loyaument, / Comme doy faire ma princesse. »
D’autre part, il se peint en amant souffrant, remettant sa délivrance entre les mains de celle qu’il aime et qu’il tente, par son poème, de fléchir : « C'est pour savoir quant vous plaira / Alegier sa dure destresse. »
Le dernier vers quitte alors la fiction de l’allégorie, car cette question, directement posée par le poète, est révélatrice de son attente douloureuse mise en valeur par le bref adverbe temporel : « Ma Dame, le sauray je ja ? » Un dédoublement s’accomplit ainsi entre le « cœur » de l’amant souffrant, qui a une existence à part entière, et le poète-écrivain qui réclame un remède.
Le code de la fin’amor (2ème huitain)
La toute-puissance de la dame
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Le deuxième huitain, fondé sur la même organisation des rimes que le premier comme le veut la forme de la ballade, prolonge cette adresse directe à la femme aimée, implorée avec force par l’exclamation du poète qui poursuit sa requête : « Dictez le par vostre serment ! » Il revient ensuite à l’allégorie pour dépeindre les réactions de ce cœur : si la dame répond à cette attente, il pourra « avoir leesse », ressentir la « liesse », une joie intense ; si elle le rejette au contraire, l’exclamation souligne son sort tragique : « il doit morir de destresse ! » Son destin est donc totalement suspendu à la volonté de sa bien-aimée qui en décidera : « Or lui moustrés qu'estes maistresse / Et lui mandez… » D’une certaine façon, n’est-il pas habile de lui accorder ce total pouvoir ?
La faiblesse de l'amant
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Face à cette toute-puissance de la dame, l’amant, lui, accentue sa faiblesse puisqu’en imaginant que son cœur « guérira » si elle lui répond à ses vœux, il représente son amour comme une maladie qui peut même être mortelle. Il prend soin aussi d’insister sur son respect d'une des règles de la fin’amor, la discrétion : « Je vous fais leale promesse / Nul ne le saura, seulement / Fors que lui. » Une des exigences imposées à l’amant courtois est, en effet, de savoir garder le silence sur l’amour accordé pour préserver la réputation de la dame. Seul son cœur sera dans ce secret...
L'amant dévoué à sa dame, Codex Manesse, 1305-1315. Enluminure, BU de Heidelberg
L'imploration (3ème huitain)
Le portrait de la femme aimée
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Après la reprise du refrain, qui a souligné l’imploration, la dernière strophe brosse un portrait mélioratif de sa bien-aimée. Par la négation redoublée à la rime qui met en valeur sa bonté, sa compassion envers les plus faibles, il l’invite à en donner la preuve à celui qui vient d’exprimer sa souffrance : « Penser ne porroit nullement / Que la douleur, qui tant le blesse, / Ne vous desplaise aucunement. » Habilement, il anticipe ainsi l'acceptation de la dame de mettre fin à sa souffrance, en accentuant sa prière par la reprise d’une formule religieuse : « Or faictes dont tant qu'elle cesse ».
Jehan de Grise, le don du cœur in Le Roman d’Alexandre, 1344. Miniature
Un coeur incertain
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Les rimes croisées qui ferment la ballade font écho à l’incertitude du cœur, dont l’allégorie est alors reprise en opposant sa souffrance, « la douleur, qui tant le blesse », au sentiment inverse qui soutient les injonctions exclamatives finales, et est mis en valeur par le rejet : « Et le remectez en l'adresse / D'espoir, dont il party pieça ! / Respondez sans que plus vous presse ! » L’insistance par l’adverbe temporal, « pieça », sur la durée de son attente ne rend que plus fort l’amour du poète, qui n’a jamais perdu « espoir », sûr de voir sa quête satisfaite.
CONCLUSION
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En renonçant au quatrain d’envoi qui, en principe, ferme la ballade, Charles d’Orléans conclut sur le rôle de son poème, son appel insistant à l’amour de la dame en réponse à celui qu’il lui voue. Mais, outre une expression plutôt traditionnelle de l’amour courtois, ce poète offre une particularité plus originale, le double niveau d’énonciation : d’un côté, la parole, l’action, est prise en charge par une allégorie, le « cueur », organe symbole de l’amour, de l’autre, le poète nous fait entendre sa propre parole, partage l’intimité des sentiments qui ont dicté son poème : une mélancolie qui ne renonce pas à l’espoir, et une lucidité de l’inconstance des mouvements de l’âme et du temps qui fuit irrémédiablement. Ainsi est mise en valeur, par la tension entre l’héritage de l’amour courtois médiéval et l’implication plus personnelle, une évolution du lyrisme qui sera menée à son terme par les poètes de la Pléiade au XVIème siècle.
Lectures cursives : Charles d'Orléans, Rondeaux, XVème siècle
Pour lire les deux rondeaux
Le rondeau – « rondel » dans son appellation initiale – obéit à une versification fixe, trois strophes, deux quatrains et un quintil, construites sur deux rimes, formées le plus souvent d’octosyllabes, plus rarement de décasyllabes. Sa brièveté strophique et métrique contribue à sa musicalité vive et légère, mais encore plus la variation des rimes, embrassées dans les première et troisième strophes, et, surtout, sa structure en boucle : tel un refrain, les deux premiers vers sont repris à la fin de la deuxième strophe, tandis que le dernier vers répète le premier.
Un troubadour joueur de viele, miniature des Cantigas de Santa Maria, vers 1300
Premier rondeau : « Ma seule amour que tant désire »
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Le rôle des répétitions
Le rondeau s’ouvre sur une interpellation de la femme aimée, renforcée par sa répétition exclamative. Même si, dans le vers 3, il fait l’éloge hyperbolique de sa beauté exceptionnelle, traditionnel dans l’amour courtois, « Belle nonpareille, sans per », il met davantage en valeur sa propre façon de vivre l’amour, fondée sur plusieurs composantes : c’est d’abord un amour unique qui naît de l’intensité du désir, « Ma seule amour que tant désire », vers sur lequel se ferme le rondeau ; il est ensuite perçu comme indispensable à sa vie, car il lui apporte son soutien : « Mon réconfort, mon doux penser ».
Le rôle du poème
Un sentiment d’impuissance
Pourquoi écrire pour dire son amour ? La réponse que le poète apporte à cette question est d’abord paradoxale, « Il me déplaît de vous écrire. », mais est justifiée au début du second quatrain par le souhait qui minimise le rôle d’un aveu écrit par rapport à une adresse directe : « Car j'aimasse mieux à le dire / De bouche, sans le vous mander ». La médiation qu’implique l’écrit risquerait donc d’affaiblir l’appel lancé à la dame. La dernière strophe s’ouvre sur une déploration, introduite par l’interjection tragique, car, pour parler à la dame, encore faudrait-il qu’elle accepte un face à face. Pas d’autre choix donc que se résigner à se contenter de l’écriture : « Las ! or n'y puis-je contredire ».
L’espoir persistant
Mais le poète n’en reste pas à cette impuissance, à ce sentiment d’échec qui le fait souffrir, douleur illustrée par l’hyperbole, « un grief martyre ». Le choix d’une allégorie met en valeur la force du sentiment qui sous-tend son amour, une promesse d'obtenir un amour réciproque, accentuée par le terme placé en rejet : « Mais Espoir me fait endurer, / Qui m'a promis de retourner / En liesse, mon grief martyre ».
Second rondeau : « « Dieu, qu’il la fait bon regarder… »
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L’exclamation du refrain, soutenue par l’invocation du témoignage divin, suprême, met en évidence l’énumération qui amplifie les qualités de la femme aimée : « Dieu, qu'il la fait bon regarder, / La gracieuse, bonne et belle ! » Mais cet éloge révèle en même temps tout l’enthousiasme du poète amoureux, comme emporté dans un monde irréel, sur lequel se ferme aussi le quintil : « C’est un songe que d’y penser ».
Mais le poète prend soin de prolonger son éloge en trois temps :
D’abord il le généralise en faisant appel à un témoignage universel : « Pour les grans biens qui sont en elle, / Chacun est prest de la louer. »
Charles d’Orléans et son épouse, Marie de Clèves, vers 1460-1465. Tapisserie, 245 x 192. Musée des arts décoratifs
Puis il interpelle celui qui pourrait formuler une objection par une question, « Qui se pourroit d'elle lasser ? », rhétorique car il y répond aussitôt : « Toujours sa beauté renouvelle, »
Enfin, il s’implique plus directement avec une généralisation géographique accentuée par la négation répétée et le rythme binaire : « Par deça ne dela la mer / Ne sçay dame ne damoiselle / Qui soit en tous biens parfais telle ».
Clément Marot, Élégies, vers 1534, « Le plus grand bien qui soit en amitié… »
Pour lire l'élégie
Clément Marot (1496-1544) a été choisi pour fermer ce parcours parce que, héritier du lyrisme médiéval, aussi bien de ses thèmes, tel l’amour courtois, que des formes, ballades, rondeaux…, il annonce déjà l’évolution de la poésie qu’accompliront les poètes de la Pléiade en voulant lui donner ses lettres de noblesse.
Fils du poète Jean Marot, un des "grands rhétoriqueurs", Clément Marot est amené très jeune à fréquenter les cours de son temps, depuis celle d’Anne de Bretagne puis de la duchesse d’Alençon, jusqu’à celle de François Ier, dont il est, dès 1527, le « valet de chambre ». Victime d’accusation, d’abord lors de l’affaire dite des "placards", qui lui vaut un premier exil en Italie, le soupçon de luthérianisme l’oblige à nouveau à fuir le royaume, mais cela n’empêcha pas le succès de son œuvre, variée dans ses formes comme dans ses tonalités. Ainsi, il fait renaître un genre pratiqué dans l’antiquité, l’élégie, en principe plutôt triste et mélancolique, dont « Le plus grand bien qui soit en amitié… » offre un exemple intéressant : en quoi ce poème renouvelle-t-il le discours amoureux ?
Corneille de Lyon, Portrait présumé de Clément Marot, 1536. Huile sur bois, 12 x 10. Musée du Louvre
Pour introduire (1ère strophe)
Exprimer l'amour
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L’épître s’ouvre sur un neuvain de décasyllabes, en rimes suivies, choix qui soutient le ton didactique adopté pour introduire, sous la forme d’une vérité générale, le thème de son poème, l’expression amoureuse, encore nommée « amitié » selon l’habitude du moyen âge. Il met aussi au premier plan une des composantes de l’amour courtois, « le don d’amoureuse pitié », cet appel fréquent de l’amant souffrant à la compassion de la dame, suzeraine de laquelle son sort dépend. Ainsi s’explique l’obligation de l’amant, fléchir la rigueur de celle qu’il aime, d’où l’éloge hyperbolique du discours amoureux : « Le plus grand bien qui soit en amitié, / […] Est s’entr’escrire, ou se dire de bouche, / Soit bien, soit dueil , tout ce qui au coeur touche ». L’alternative posée, « soit bien, soit dueil », rappelle aussi l’image traditionnelle des incertitudes du cœur, tantôt plein d’espoir, tantôt plongé dans la douleur. Mais le choix des verbes dans l’argumentation qui suit, « Car si c’est dueil, on s’entrereconforte / Et si c’est bien, sa part chacun emporte. », loin de séparer les amants, insiste sur leur union dans le malheur comme dans la joie.
L'annonce du poème
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La strophe se termine sur l’adresse directe du poète à sa bien-aimée, qui affirme avec force l’objectif de son écrit : « Pourtant je veux, mamye, et mon desir ». Mais, contrairement au ton traditionnel de l’élégie, aucune plainte ici, bien au contraire, c’est une invitation à partager la joie d’aimer qu’annonce le but qu’il se fixe : « Que vous ayez votre part d’un plaisir / Qui en dormant l’autre nuict me survint. » L’allusion à son sommeil est, à nouveau, un souvenir de bien des œuvres médiévales, l’annonce du récit d’un songe : comment ne pas penser ici à celui de l’amant dans Le Roman de la rose qui va amener sa rencontre avec le dieu Amour.
Le récit du songe (2ème strophe)
La longue strophe centrale, liée à cette annonce par la rime suivie, « survint » et « vint », est le récit du songe, en deux temps.
Le portrait du dieu Amour
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Le personnage est immédiatement mis en valeur par le rejet, comme pour reproduire son surgissement et la surprise du dormeur : « Advis me fut que vers moy tont seul vint / Le dieu d’amours, aussi cler qu’une estoille ». La comparaison met aussi en valeur cette apparition divine, en lui accordant, parallèlement, le rôle traditionnel de l’étoile, un guide pour les humains. Le portrait emprunte ses traits à la représentation du dieu Éros, dans la mythologie grecque, fls de la déesse de l’amour, Aphrodite, reprise par les Romains sous les noms de Cupidon et de Vénus : « Le corps tout nud, sans drap, linge, ne toille, / Et si avoit, afin que l’entendez, / Son arc alors, et ses yeux desbandez ».
Léon-Ange-Bazile Perrault, Les Flèches de Cupidon, XIXème siècle. Huile sur toile
En renouvelant l’interpellation de sa destinatrice, il attire aussitôt l’’attention sur le dernier détail : souvent, en effet, ce dieu est dépeint avec les yeux bandés, pour symboliser l’aveuglement qui égare les amants. En lui ôtant ce bandeau, Marot suggère que l’amour qui l’unit à cette femme ne relève ni du hasard, ni de l’égarement, mais d’un choix délibéré accompli par ce dieu en leur décochant ses flèches : « Et en sa main celuy traict bien heureux / Lequel nous feit l’un de l’autre amoureux. » L’amour s’est d’emblée fondé sur la réciprocité.
Le discours rapporté
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Le songe gagne ensuite en réalité par le discours rapporté du dieu Amour qui le renforce. Ses premiers mots sont destinés à la fois à réconforter le poète et à mettre en évidence son mérite : « Loyal amant, ce que ton coeur desire / Est asseuré ». Stratégie habile de Marot, puisque ce discours parle à la place de la femme, en prononçant les mots d’amour espérés et attendus. Il lui apporte ainsi la certitude d’être aimé d'elle : « celle qui est tant tienne /Ne t’a rien dit (pour vrai) qu’elle ne tienne ; / Et, qui plus est, tu es en tel crédit, / Qu’elle a foy ferme en ce que luy as dit. » Depuis l’insistance lexicale, adverbe d’intensité, « tant ferme », ou adjectifs, « en tel crédit », « foy ferme », jusqu’à la litote pour renforcer la vérité du discours de la femme, en passant par la parenthèse qui l’accentue encore, tout est mis en œuvre pour que celle-ci ne puisse que cautionner l’aveu d’amour ainsi formulé, et accorder sa confiance en celui de son amant.
Pour conclure (3ème et 4ème strophes)
L’élégie se termine en deux temps : il s’agit d’abord de conclure sur le songe relaté, puis sur le poème lui-même, en lui donnant tout sens.
La fin du songe
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La répétition du verbe « parler » introduit le rôle de ce discours, mis en valeur par le rejet insistant, « M’asseura fort », repris par le résultat, lui aussi souligné : « Et au resveil je fus tant consolé ». Il s'agit de promettre à l'amant la satisfaction de son désir amoureux. Ainsi, la tonalité merveilleuse de l’ultime image du dieu Amour contribue à accentuer son rôle divin : « Adonc en esbranlant / Ses aisles d’or, en l’air s’en est volé ». C’est d’ailleurs ce que fait ressortir le commentaire du poète, en glissant de la mythologie antique au monde chrétien : « il me sembla que du plus haut des cieux / Dieu m’envoya ce propos gracieux. » L’amour relève ainsi du destin, une décision née de la Providence divine.
Le rôle de l'élégie
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La chute de l’élégie fait alors du poème le produit de cette inspiration d’origine divine, une vérité absolue qui s’est imposée au poète qui aurait écrit comme sous la dictée : « Lors prins la plume, et par escrit fut mis / Ce songe mien, que je vous ay transmis ». La prière ainsi formulée dépasse ainsi à la fois la plainte traditionnelle dans l’élégie antique et l’image de la dame suzeraine dans tant de poèmes médiévaux antérieurs : « Vous suppliant, pour me mettre en grand heur, / Ne faire point le dieu d’amour menteur. » Si l’on y retrouve, en effet, l’appel au bonheur offert par un amour réciproque, c’est surtout une façon d’obliger la femme aimée à entrer dans le jeu de ce songe imaginé par le poète.
CONCLUSION
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Cette élégie met en évidence les particularités de la poésie lyrique de Marot. Il sait, en effet, emprunter à la mythologie de l’antiquité pour construire son poème, mais en dépassant l’usage qu’ont pu en faire les poètes médiévaux. Le songe qu’il relate est mis, en effet, au service, non plus des seules règles de l’amour courtois, mais de la satisfaction d’un désir personnel, obtenir de la femme aimée un aveu d’amour qui réponde à son propre désir. D’où l’habile stratégie adoptée, qui fait qu’un refus de sa part serait coupable, non pas envers le poète lui-même, mais envers une volonté supérieure. Percent ainsi déjà le goût du badinage et les jeux galants qui caractériseront la poésie de la Renaissance.
Le bonheur d'aimer, Codex Manesse, 1305-1315. Enluminure, BU de Heidelberg
Lectures cursives : Clément Marot, L'adolescence clémentine, 1532
Pour lire les quatre poèmes
La première parution de L’Adolescence clémentine, en 1532, vaut à Marot un retour en grâce et il compose une suite en 1534, complétée par une dernière publication en 1538. Le thème essentiel du recueil est l’amour, sous toutes ses facettes, la marque même du temps d’adolescence, mais dont le néologisme, l’adjectif « clémentine », affirme la dimension personnelle. Quatre poèmes montrent que le poète se situe bien au confluent de deux époques, le moyen âge et la Renaissance.
Premier poème : « De l'amour du siècle antique »
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Le refrain caractéristique du rondeau, ici le premier hémistiche repris à la fin de la deuxième strophe, un quatrain, et qui en constitue le dernier vers, en marque le rythme, avec la scansion du tétrasyllabe monosyllabique, celui d’une chanson légère, qui contraste avec le sentiment exprimé : l’imparfait traduit la nostalgie de ce « bon vieux temps » où l’amour semblait plus sincère.
L’éloge du « bon vieux temps »
Les deux premières strophes font un éloge de ce « train d’amour », de la façon de le vivre jadis, en évoquant les deux temps traditionnels, celui de la conquête puis de l’union réalisée.
La description met d’abord l’accent sur la simplicité, qui caractérise la quête : elle se fait « sans grand art et dons ». Le ton adopté rappelle les pastorales, où l’amour se vit sans sophistication puisqu’il suffit d’« un bouquet donné d'amour profonde » La fin du quintil insiste sur l’importance de cette sincérité, signe de la profondeur de l’amour : « C'était donner toute la terre ronde ;/ Car seulement au cœur on se prenait ».
Le quatrain, lui, prolonge cet éloge, en interpellant directement le lecteur par la question rhétorique : « Et si, par cas, à jouir on venait / Savez-vous bien comme on s'entretenait ? » Il met alors l’accent sur ce qui succède à la conquête, la constance de l’union amoureuse, soulignée par les indices temporels : « Vingt ans, trente ans, cela durait un monde ».
La critique du temps présent
Le dernier sizain change de ton pour formuler plus nettement la critique, accentuée par l’inversion du participe et par la double négation qui dénonce le règne de l’apparence, de l’hypocrisie et de l’inconstance : « Or est perdu ce qu'amour ordonnait. / Rien que pleurs feints, rien que changes on oit. » C’est ce qui amène le poète à lancer un double souhait : « Qui voudra donc qu'à aimer je me fonde, / Il faut premier que l'amour on refonde / Et qu'on le mène ainsi qu'on le menait ». Le verbe choisi, « refonder », redoublé par l’opposition du présent au passé est un appel à retrouver une forme de pureté disparue.
Mais la brièveté et la légèreté du rondeau atténuent la plainte, et laissent penser que Marot ne se fait guère d’illusion.
Deuxième poème : « Dedans Paris, ville jolie »
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La légèreté du rondeau est particulièrement appropriée à ce récit scandé par le refrain, « Dedans Paris, ville jolie », où le poète relate joyeusement une aventure amoureuse.
Nulle image ne rappelle ici la quête qu’imposait l’amour courtois à l’amant épris, la relation se noue immédiatement, apportant aussitôt au poète la joie dont il se sentait privé : « Un jour, passant mélancolie, / Je pris alliance nouvelle / À la plus gaie damoiselle / Qui soit d'ici en Italie. »
Cela s’associe au portrait de la jeune femme, dont l’éloge occupe la deuxième strophe. Pour , rapide, il prend soin de placer sa qualité morale, « D'honnêteté elle est saisie », avant l’hyperbole qui souligne sa beauté : « Et crois, selon ma fantaisie // Qu'il n'en est guère de plus belle / Dedans Paris. »
L’adresse au lecteur, dans la troisième strophe, confirme ce même ton joyeux, caractéristique du « badinage » de Marot : « Je ne vous la nommerai mie, / Sinon que c'est ma grand amie ». À nouveau, la satisfaction immédiateté du désir est mise en valeur, « Car l'alliance se fit telle / Par un doux baiser que j'eus d'elle », alors que, selon le code de la fin’amor, un « baiser » ne peut être obtenu qu’après une longue attente et des épreuves imposées à l’amant par la dame.
Ainsi, tout en veillant à préserver la morale, « Sans penser aucune infamie », ce rondeau donne une image de l’amour bien différente de celle de l'amour courtois : il s’agit de profiter de l’instant, dans une perspective hédoniste.
Troisième poème : « D'Anne qui lui jeta de la neige »
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​Ce troisième poème emprunte sa forme à un genre antique, l’épigramme, destiné à donner un tour plaisant à un portrait, à un trait de caractère ou de société, parfois à un sentiment, comme à propos de l’amour ici. Marot y évoque celle dont il est tombé amoureux, Anne d’Alençon, lorsqu’il l’a rencontrée à la Cour en 1527.
L’épigramme débute par le récit d’une sorte de moment enfantin, une bataille de boules de neige, qui accorde le premier rôle à la femme, le poète n’étant alors qu’objet. Cela permet de mettre aussitôt en évidence l’opposition du froid et du chaud, qui va se poursuivre dans tout le dizain, comme illustrée par les rimes croisées des vers 1 à 4 et lancée dès le premier vers par l’image plaisante soutenue par l’allitération en [ j ] : « Anne par jeu me jeta de la neige, / Que je cuidais froide certainement. / Mais c'était feu ».
Relaté au cœur du poème, le coup de foudre prolonge ce contraste en insistant, par l’inversion, sur la métaphore de la brûlure provoquée par l’amour : « l’expérience en ai-je, / Car embrasé je fus soudainement ». La question rhétorique associe ce même contraste à une feinte naïveté du poète qui, à son tour, joue en peignant sa situation comme désespérée : « Puisque le feu loge secrètement / Dedans la neige, où trouverai-je place / Pour n'ardre point ? »
La réponse à cette question ouvre, avec l’écho de la rime suivie, l’appel lancé par le poète dans le second hémistiche du vers 7. Le tutoiement, indice d’une relation déjà familière, n’empêche pas de retrouver l’image traditionnelle dans l’amour courtois du pouvoir que l’amant reconnaît à la femme aimée, seule suzeraine à laquelle il se soumet : « Anne ta seule grâce / Éteindre peut le feu, que je sens bien ». L’inversion verbale met en valeur, en amorce du vers, la toute puissance de la femme, tandis que la chute de l’épigramme conclut plaisamment la métaphore filée en réclamant à un don d’amour : « Non point par eau, par neige, ni par glace, / Mais par sentir un feu pareil au mien. »
Ce court dizain, dont l’organisation des rimes, le schéma ababb s’inversant ensuite en ccdcd, reproduit l’impression d’un moment joyeux, que reproduit le jeu poétique de l'image métamorphosant la « neige » au « feu ».
Quatrième poème : « Chant de Mai et de Vertu »
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​Le ton de cette ballade, forme poétique reconnaissable à ses trois huitains d’octosyllabes, suivis d’un quatrain qui forme l’« envoi », construits sur deux rimes croisées et dont chacun se termine par un refrain, contraste avec la légèreté du rondeau précédent.
Le premier huitain
Dans la première strophe, en effet, le poète propose une autre image de l’amour, inscrite dans la double connotation du titre :
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D’un côté, il rappelle la "reverdie" médiévale, poème qui chante la venue du printemps, du mois de « Mai » : « Volontiers en ce mois ici / La terre mue et renouvelle. » Comme dans la "reverdie", cette renaissance de la nature est associée à un renouveau amoureux : « Maints amoureux en font ainsi, / Sujets à faire amour nouvelle ».
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Mais le second terme du titre, amplifié par la majuscule, brise cet hédonisme joyeux par la critique de l’inconstance alors introduite : « Par légèreté de cervelle, / Ou pour être ailleurs plus contents ». Face à cette inconstance dénoncée, le poète proteste de son propre choix, sa fidélité, reprise ensuite en un refrain à la fin de chaque strophe : « Ma façon d'aimer n'est pas telle, / Mes amours durent en tout temps. »
Le deuxième huitain
Le connecteur « Mais » met en évidence l’antithèse qui sous-tend une image féminine plus sombre. Marot met en valeur, en effet, par la litote et l’énumération des dangers, l’effet de la fuite du temps. L’image allégorique de la « nacelle », figure de la barque de Charon qui fait traverser aux morts le fleuve des Enfers, illustre la destruction des mortels qui menace toute beauté : « N'y a si belle dame aussi / De qui la beauté ne chancelle ; / Par temps, maladie ou souci, / Laideur les tire en sa nacelle ».
Par opposition, les indices temporels font ressortir le parallélisme qui prête à la femme aimée une beauté éternelle, justifiant l’amour éternel que proclame le poète et que souligne le refrain : « Mais rien ne peut enlaidir celle / Que servir sans fin je prétends ; / Et pour ce qu'elle est toujours belle / Mes amours durent en tout temps. »
Le troisième huitain
La dernière strophe s’ouvre en créant un effet de surprise, puisque, là où le lecteur attend l’éloge d’une femme, le poète glisse à une évocation empruntée à la mythologie : « Celle dont je dis tout ceci, / C'est Vertu, la nymphe éternelle » L’éloge se déplace alors en précisant l’allégorie par l’allusion au « mont éclairci », c’est-à-dire au mont Parnasse où elles siègent les nymphes. L’introduction du discours rapporté directement prête à la ballade un sens nettement moralisateur : « Tous les vrais amoureux [elle] appelle. » L’impératif en anaphore, renforcé par les parenthèses, confirme l’appel initial à la constance amoureuse : « « Venez, amants, venez (dit-elle), / Venez à moi, je vous attends / Venez (ce dit la jouvencelle).
Stèle funéraire romaine de la Vertu. Musée de Cologne
L'envoi
L’envoi interpelle le destinataire du poème, peut-être François Ier puisque Marot est alors un poète rattaché à sa cour, avec des injonctions qui confirment l’objectif moralisateur de la ballade : « Prince, fais amie immortelle / Et à la bien aimer entends ». Sa conclusion l’invite ainsi à choisir cet amour véridique et constant dont le poète vient de faire lui-même l’éloge : « Lors pourras dire sans cautelle / Mes amours durent en tout temps. ».
POUR CONCLURE
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Ces quatre poèmes montrent bien la place occupée par Marot dans la poésie : d’un côté, une virtuosité dans sa pratique des rondeaux, épigrammes, ballades, élégies, formes qui enrichissent l’héritage médiéval, de l’autre une image originale de l’amour, qui s’éloigne des règles strictes de l’amour courtois pour adopter une position paradoxale : d’une part, il célèbre plaisamment la joie d’aimer, un hédonisme qui annonce celui de Ronsard, d’autre part, il fait de l’amour une valeur supérieure, rattachée à la morale avec l’idée de fidélité amoureuse, rappelant les modèles de ce « bon vieux temps » qu’il chante, tels Catulle, Tibulle et Properce.
Étude d’ensemble : les "grands rhétoriqueurs"
C'est au XIX° siècle que l'appellation de "grands rhétoriqueurs" est attribuée à des poètes qui, au XIV° et surtout au XV° siècle, partagent deux caractéristiques.
Pour approfondir l'étude
Des "poètes de cour"
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​Tous sont des "poètes de cour", c'est-à-dire protégés par un mécène, le duc de Bretagne, comme Jean Meschinot (1422-1491), le duc de Bourgogne, comme Jean Molinet (1435-1507), ou à la cour de France, comme Octavien de Saint-Gelais (1468-1502), pour n'en citer que quelques-uns. Ils doivent donc mettre leur œuvre au service de ces puissants protecteurs, en chantant leurs louanges : valeureux exploits, exceptionnelle noblesse, clairvoyance, générosité, justice et clémence, autant de qualités vantées pour la plus grande gloire des princes. En témoignent, par exemple, les titres de deux recueils de Meschinot, Poésies politiques et Les Lunettes des princes, et Saint-Gelais, pour sa part, développe de vibrants éloges de Charles V, Charles VII et Louis XI.
Guillaume de Machaut, Oeuvres poétiques, vers 1355-1360. Manuscrit avec enluminure sur parchemin, 30 x 21. BnF
Des "poètes du langage"
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Tous sont aussi des "poètes du langage". D'une part, ils usent de tous les moyens pour l'embellir, notamment par des images, métaphores, animalisations, allégories... , et mettent en place des réseaux symboliques complexes, à partir des mythes anciens, de l'art du blason, de la cosmographie ou des éléments naturels. D'autre part, ils élaborent avec soin la versification, dans les genres courts qu'ils affectionnent tout particulièrement, tels le rondeau, la ballade, le lai, le virelai..., jouant sur les sonorités, faisant rebondir les syllabes, s'amusant à des acrostiches ou à des épigrammes... Ils composent d’ailleurs de nombreux traités de versification, après le premier d'entre eux, L'Art de dictier et de fere chançons, ballades, virelais et rondeaux (1393) d'Eustache Deschamps (1340-1404) ; le Recueil d'Arts de la seconde rhétorique en regroupe sept, tel celui intitulé "Des rimes" (vers 1400) de Jacques Legrand, ou encore le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique de Pierre Fabri.
Pour une recherche et des lectures...
Jean Lemaire des Belges (1473-1525)
Jean Robertet (1405-1492) ;
Jean Molinet (1435-1507) ;
Jean Meschinot (1422-1490) ;
Georges Chastelain (1405-1475) ;
Henri Baude (1415-1490) ;
Octavien de Saint-Gelais (1468-1502) ;
Jean Marot (1450-1526) ;
Jean Bouchet (1476-1557) ;
Guillaume Crétin (1460-1525) ;
Pierre Gringore (1475-1539) ;
Pierre Fabri (1450 - 1515)
Ils contribuent donc à fixer les normes de la versification. Ainsi, s’il y a dans leurs poèmes, une part de jeu, qui peut paraître superficielle, ils ont le mérite d’avoir voulu fixer les règles d’un langage en quête d’esthétique.
Conclusion du parcours
Le rôle du contexte
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Ce parcours a permis de découvrir le contexte médiéval, du IXème siècle avec Guillaume d’Aquitaine à l’aube du XVIème siècle avec Clément Marot, dans lequel ont vécu les troubadours et trouvères. Le premier constat est la différence entre ceux qui, par leur appartenance à la noblesse, ont été impliqués dans l’histoire politique de leur époque, par exemple dans les croisades comme Thibaud de Champagne ou en tant que conseiller des seigneurs, comme Peire Vidal, et ceux qui, au contraire, dépendaient d’un puissant mécène pour survivre, tel Clément Marot. Mais n’oublions pas tous les anonymes qui ne nous ont laissé que leurs poèmes, comme « Belle Doette », chanson de toile.
La façon d’exprimer leur amour devait forcément tenir compte de ce contexte, et, surtout, de leur public, seigneurs et nobles dames, qui pouvaient partager leurs expériences, leurs douleurs ou leurs joies, mais attendaient aussi d’eux un divertissement.
Mais l’évolution historique entre le temps de la féodalité, avec les multiples conflits entre les seigneurs, et l’époque de François Ier où s’impose peu à peu un pouvoir royal centralisé, a aussi influencé l’expression poétique du sentiment amoureux. Si, pendant longtemps, les codes de l’amour courtois ont été prépondérants, faisant de dame une « suzeraine » à laquelle l’amant devait se soumettre en acceptant les épreuves qu’elle pouvait lui infliger, aux XVème et XVIème siècles, ils perdent de leur valeur au profit d’un hédonisme qui affirme davantage le bonheur d’aimer.
L'expression de l'amour
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​Nous avons donc pu retrouver dans ces poèmes des "topoi", aussi bien dans le portrait de la femme aimée que dans celui de son amant-poète car c’est d’abord lui qui s’exprime, sauf dans « Belle Doette » où est mis en avant le point de vue féminin. Dans ce texte ressort une image inverse à celle de la fin’amor, puisque c’est la femme qui subit l’attente du retour de son bien-aimé, puis exprime son désespoir à l’annonce de sa mort, décidant alors de se réfugier dans un couvent. Mais, dans la plupart des autres poèmes, la douleur est celle de l’amant, qui implore la « dame » de lui accorder « merci », jusqu’à Marot qui, lui, met en évidence la joie d’aimer à laquelle la dame participe.
Nous avons pu également observer, dans tous ces poèmes, un vibrant éloge de la dame, d’abord par une célébration de sa beauté. Mais tous insistent aussi sur son « honnêteté », à la fois un respect des règles de la bienséance qui leur sont imposées, et d’une morale essentiellement fondée sur les valeurs chrétiennes. Ainsi s’expliquent les appels lancés à sa pitié et à une charitable bienveillance envers celui qui souffre.
L'écriture poétique
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Un aspect reste essentiel : dans les premiers siècles, le troubadour compose des textes, des « canso » selon le terme occitan, ce qui implique un accompagnement musical qui s’observe dans certains manuscrits. Cela entraîne donc un travail de versification sur le rythme et sur les sonorités : l’octosyllabe, par sa brièveté, est particulièrement fréquent, mais aussi le décasyllabe, au détriment de l’alexandrin, plus ample, réservé à la poésie épique, chanson de geste ou longs romans relatant d’héroïques exploits. Mais, lorsque la musique n’est plus indispensable, dès le XIVème siècle, le maintien de formes fixes, tels le rondeau ou la ballade avec leur refrain caractéristique ou le jeu des rimes, garde aux poèmes leur musicalité, rappel du sens originel du « lyrisme ».
Thibaud de Champagne, « Amour m’a fait commencer… », XIIIème siècle. Manuscrit, BnF
Une autre caractéristique est présente dans pratiquement tous les textes, un héritage du monde chrétien, le recours au symbolisme. Ainsi, de même que les vitraux ou les statues dans les églises, portent tous le message biblique, la poésie s’appuie sur des images, dans lesquelles les emprunts associent la mythologie antique aux récits chrétiens : tantôt l’amour est l’image du paradis promis aux amants sincères, tantôt il prend la parole sous la forme allégorique du « dieu Amour », l'Éros grec ou le Cupidon romain qui les a frappés de sa flèche, tantôt c'est le « cœur » qui dicte au poète sa conduite, ou encore « vertu » qui invite à la fidélité chez Marot. Finalement, tout peut devenir symbole, à commencer par les saisons, tel le printemps dans la « reverdie », ou l’alouette chez Bernard de Ventadour, et les nombreuses métaphores contribuent à modeler l’image de l’amour, par exemple de sa quête dans Le Roman de la rose, ou des effets produits par un coup de foudre à partir de la froideur de la « neige » devenue brûlure pour Marot.
Cette étude de l’expression lyrique, des douleurs et des joies que fait vivre l’amour, conduit à s’interroger sur le rôle du poète. Faut-il reprendre le jugement sévère de Platon qui l’exclut de la cité en considérant son art, autocentré, comme inutile voire dangereux car il contribuerait à amollir le caractère que ceux qui doivent être prêts à combattre ? Devrait-il alors mettre plutôt sa poésie au service d’une dénonciation des injustices et des abus ou, au contraire, renforcer les valeurs de sa société ? Doit-il d’ailleurs être un témoin, transmettre une vérité jugée supérieure, ou bien doit-il, en s’appuyant sur l’étymologie de la poésie, le verbe grec « poieïn » au sens de « fabriquer » comme le fait un artisan, se contenter de fabriquer un « bel ouvrage », privilégier la quête d’une perfection esthétique ?