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Rutebeuf, Poésies, XIIIème siècle, "Poèmes de l'infortune"

Rutebeuf (né vers 1220- ?) : un "jongleur" 

Un portrait de Rutebeuf ? Manuscrit d'une "complainte"

Un portrait de Rutebeuf ? Manuscrit d'une "complainte"

Le mécénat

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Même s’ils ont parfois une tonalité lyrique, ses poèmes, inscrits dans la tradition satirique, font de lui ce que l’on nomme alors un "jongleur".

La vie de Rutebeuf est largement inconnue, d’autant que lui-même fait de cette appellation un surnom, "ruste bœuf", soit le "rude bœuf". Sa date de naissance reste approximative, et l’on déduit des références à des faits historiques dans ses poèmes qu’ils ont été écrits entre 1248 et 1277. La langue qu’il emploie laissent supposer qu’il est natif de Paris, en tout cas de nombreuses allusions, notamment aux universités, et plusieurs affirmations dans ses poèmes prouvent il y a certainement longtemps vécu.

Comme la plupart des écrivains contemporains, Rutebeuf dépend de riches protecteurs, au premier rang desquels le roi Louis IX, et son frère Alphonse (1220-1271), comte de Poitiers, de Saintonge et de Toulouse, évoqué dans les poèmes « de la croisade ». Il mentionne aussi Geoffroy de Sergines (1205-1269), vassal de Louis IX, lui aussi ayant participé à la croisade d’Égypte, et nommé gouverneur du royaume de Jérusalem en 1254.

Le sceau du comte de Poitiers, un noble protecteur

Le sceau du comte de Poitiers, un noble protecteur

Une vie de misère

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Mais, à en juger par ses « complaintes », ces mécènes ne lui ont pas assuré la fortune. Peut-être exagère-t-il sa misère pour recevoir une aide ? En tout cas, il en donne des exemples précis, à commencer par le triste résultat de son mariage.

j’ai épousé une femme

que je suis seul capable d’aimer et d’apprécier,

et qui était pauvre et misérable

          quand je l’ai épousée.

Quel beau mariage

car je suis maintenant aussi pauvre et misérable

          qu’elle ! (« Le mariage Rutebeuf  »)

Je ne sais pas travailler de mes mains.

On oubliera où je demeure

          à cause de ma pauvreté ;

jamais ma porte ne sera ouverte,

car ma maison est trop déserte,

          pauvre et vide ;

souvent il n’y a ni pain ni pâte.

(« Le mariage Rutebeuf »)

Ainsi, la pauvreté règne dans son foyer.

« Le pauvre », Le psautier Rutland, vers 1260. Enluminure, British Library

Dans la « Complainte de Rutebeuf », il revient sur cette « misère extrême » : après un accouchement qui a failli coûter la vie à sa femme, il a peine à « nourrir » l’enfant, sans compter les « gages » qu’il faut payer à la nourrice. Bien qu’il ait « engagé » ses propres gages, impossible encore de régler son loyer : il a « presque vidé sa maison », n’a plus de bois pour se chauffer, « rien à [s]e mettre sur le dos » Ainsi il se compare à Job, et accumule d’autres signes de malheur : une perte de son « œil droit » et son « cheval s’est brisé une patte / contre une palissade ». Les quatre douzains de « La pauvreté Rutebeuf », un appel à l’aide adressé au « roi de France » reprennent cette déploration d’une terrible misère : « Toussant de froid, bâillant de faim, / je suis à bout de ressources, dans la détresse. / Je n’ai ni couverture, ni lit. »

« Le pauvre », Le psautier Rutland, vers 1260. Enluminure, British Library

Le contexte de l'œuvre  

Pour lire l'œuvre : langue médiévale et traduction

Le contexte historique 

Les allusions historiques dans les poèmes de Rutebeuf permettent d’en évaluer l’écriture à une période allant de 1245 à 1290. Il a donc vécu sous deux rois : Louis IX dit saint Louis, qui a régné de 1226 à 1270, puis Philippe III, dit « Le Hardi », de 1270 à 1285.

Louis IX a considérablement réformé le royaume, notamment dans le domaine judiciaire. Par exemple, il instaure la présomption d’innocence, développe la « supplicatio », un appel au roi pour contester ou atténuer un jugement, il limite la pratique de la torture, interdit la vengeance privée… Sa volonté d’ordre s’exerce aussi dans l’administration : il impose une monnaie unique, fonde des institutions qui annoncent les parlements, et soutient la fondation du collège de Sorbonne.

Sacres de Louis IX et de Philippe III

Succédant à ce père puissant, Philippe III paraît plus terne. Cependant, il agrandit le royaume entre autres avec les comtés de Toulouse, de Poitiers, une partie de l’Auvergne… Mais l’économie s’affaiblit, car les sols sont épuisés et les rendements agricoles baissent, d’où une augmentation de cette misère dont se plaint tant Rutebeuf.

Départ de Saint Louis  pour la 7ème croisade, in Vie et Miracles de Saint Louis, G. de Saint-Pathus, XIVe s.

Départ de Saint Louis  pour la 7ème croisade, in Vie et Miracles de Saint Louis, G. de Saint-Pathus, XIVe s.

Louis IX a été canonisé de son vivant pour sa piété fervente, signalée par Joinville dans ses Mémoires, sous-titrées "Histoire et chronique du très-chrétien roi saint Louis". Il a fait des dons considérables aux œuvres religieuses, et a œuvré en faveur du clergé et des plus pauvres, d’où l’appel à ce « grand roi » que lui lance Rutebeuf dans « La pauvreté Rutebeuf ». Il s’efforce aussi de contrôler strictement les mœurs, par exemple par une loi interdisant le blasphème ou en limitant l’accès au palais royal aux jongleurs. Mais on retient surtout son engagement dans les croisades, la septième de 1248 à,1254, et la huitième, prêchée en 1267, qui l’a conduit à la mort en 1270 à Carthage, en Tunisie. Rutebeuf compose d’ailleurs trois « Complaintes » sur le thème de la croisade.

Le contexte social 

La structure de la société féodale. Enluminure, XVème siècle, BnF

Le système féodal perdure au XIII° siècle, mais avec une évolution : le rôle de l’argent devient plus important, et influe sur le comportement des possédants.

Les trois ordres subsistent, avec, au sommet de la hiérarchie, les nobles (princes, seigneurs et chevaliers, avec des relations fondées sur les liens de suzeraineté, sont ceux qui combattent ; puis il y a les hommes d’Église, ceux qui prient, prélats et clercs, enfin ceux qui travaillent, dont certains, les bourgeois, ont pu s’enrichir tandis qu’une grande partie de la population, plus de 80%, vit dans la misère. La famine est chronique, et les maladies se multiplient : ce peuple miséreux est loin de bénéficier des appuis attendus selon la règle chrétienne de charité.

La structure de la société féodale. Enluminure, XVème siècle, BnF

Les nobles

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Ils se placent volontiers sous l’autorité de l’Église, pais surtout avoir plus d’autorité sur leurs sujets. Dans « Le Dit d’Aristote », Rutebeuf rappelle les qualités attendues d’un noble : « L’un illustre la noblesse de son lignage. / […] Je ne pourrais jamais croire / que l’on refuse d’appeler vrais gentilhommes / celui qui bannit et proscrit la fausseté et la trahison / et qui a les sens de l’honneur. » Mais, cet exemple est bien peu respecté, et Rutebeuf critique longuement les vices qui règnent chez les puissants, à commencer par celui qui a le cœur plein de « cupidité », jusqu’au « juge corrompu : « Le puissant qui croit les flatteurs / est facilement plus injuste que juste, et manque facilement à la justice ».

Roman Renard.jpg

Ces portraits sont particulièrement développés dans « Renart le Bestourné » (« La métamorphose de Renart »), sous les traits d’abord de Noble, le lion, lui aussi accusé de « cupidité » et, surtout, d’être « aveugle » sur les animaux qui, à la cour, prétendent le servir : il ne trouverait, en réalité, personne pour le servir à la guerre, et Rutebeuf s’écrit « La belle cour royale que voilà ! » Le portrait final est sévère.

Renart et Noiret : miniature in Le Roman de Renart, XIIIème siècle, BnF

ils sont sans miséricorde

      et sans pitié

et sans charité ni tendresse.

Tous ont détourné monseigneur Noble

     des bonnes habitudes

sa maison est devenu un ermitage.

À cause d’eux que de perte de temps,

    Que de vaines attentes

pour les pauvres bêtes éloignées de la cour,

Pour qui ils multiplient les difficultés !

Les hommes d’Église

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Eux aussi sont violemment blâmés, par exemple, dans « La métamorphose de Renard », à travers l’image d’un prêtre : « Bernard l’âne les divertirait / avec sa grand croix » mais c’est lui « qui établit les comptes ». Il illustre ainsi l’hypocrisie de l’Église, elle qui prêche la croisade, le sacrifice et l’abstinence pour les pauvres, mais qui finalement ne porte d’intérêt qu’à l’accroissement de ses richesses.

Le bas peuple

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Le monde paysan n’apparaît pas dans ces poèmes. En revanche, la misère du bas peuple y est largement détaillée, à la fois par les descriptions de la situation du poète, ruine, faim, froid, dettes…, par exemple dans « Le guignon d’hiver » et « Le guignon d’été », ou de façon plus générale dans « Le dit des gueux de Grève » :

Gueux, vous voilà bien lotis !

Les arbres dépouillent leurs branches,

et vous n'avez pas de manteau ;

aussi aurez-vous froid aux reins.

Que vous seriez bien dans un pourpoint

ou un surcot à manches fourré !

Vous êtes si allègres en été

et en hiver si engourdis !

Vos souliers n'ont pas besoin de graisse,

car vos talons vous tiennent lieu de semelles.

Les mouches noires vous ont piqués,

les blanches (1) elles aussi vous piqueront.

(1) Les flocons de neige

Ce lieu est emblématique de la misère qui règne alors : sur cette place des bords de Seine, où se déchargeaient les bateaux approvisionnant Paris, se regroupaient les débardeurs, les miséreux en quête d’un travail et les mendiants, parfois aveugles ou malades, mais aussi les « ribauds » en quête des plaisirs que proposent les « musardes », les prostituées. C’était aussi le lieu des pendaisons.

Theodor Josef Hubert Hoffbauer, Une pendaison en place de Grève en 1583, 1867. Encre, aquarelle et gouache, 18,2 x 29,1. Musée Carnavalet, Paris

Theodor Hoffbauer, Une pendaison en place de Grève en 1583, 1867. Encre, aquarelle et gouache, 18,2 x 29,1. Musée Carnavalet, Paris

Le contexte culturel 

Le théâtre prend son essor au XIIIème siècle, puisque, à côté des pièces religieuses, "mystères", reprenant des scènes bibliques, et "miracles", qui relatent la vie des saints, le théâtre comique renaît avec la satire présente dans les farces et les soties notamment. C’est aussi dans cette tonalité satirique que s’inscrivent les récits des fabliaux.

Parallèlement, la poésie prend de plus en plus de place, en se diversifiant.

Vierge.jpg

La poésie liturgique

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Dans le contexte religieux propre au moyen-âge, elle est la première à s’imposer : dès le VIème siècle, des poètes composent des hymnes et des chants religieux. Elle se développant en recourant aux « tropes » : des variations sur les textes sacrés, des récits annexes, voire des commentaires personnels, brièvement insérés dans le texte sacré.

Peu à peu la part personnelle s’enrichit, notamment autour d’un thème qui prend de plus en plus de place au XIIème siècle, le culte de la Vierge. Miséricordieuse et compatissante, d’essence divine mais, en même temps profondément humaine, elle intercède entre Dieu, qui paraît souvent trop loin, trop solennel, trop mystérieux, et les hommes souffrants, imposant la loi de l’amour et du pardon. Ainsi, Rutebeuf implore fréquemment son secours quand il évoque son triste sort.

Puy d’Abbeville, La Vierge au froment, 1er quart du XVIème siècle, 112 x 73. Huile sur bois, 112 x 73. Musée de Cluny

La poésie épique

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Du latin "gesta", actes accomplis, les chansons de geste, composées du XIIème au XIVème siècle, relatent les exploits d'illustres personnages, historiques, tels Charlemagne et ses douze pairs, ou légendaires, tels les chevaliers de la table ronde, autour du roi Arthur. Elles popularisent le code d'honneur de la chevalerie féodale. Elles montrent, en effet, la foule des combattants, unis et conquérants, et le public y admire la force d'un héros au courage surhumain, qui accomplit des prouesses exceptionnelles. Il est animé par une foi profonde, prêt à accepter la mort au service de son seigneur et de son dieu. Parmi les plus connues, se distingue La Chanson de Roland, quatre mille vers racontant la tentative de Charlemagne pour conquérir l’Espagne. Cette tonalité se retrouve dans certains passages des poèmes consacrés aux croisades dans une autre section des Poésies de Rutebeuf.

Des "romans" en vers

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Deux tendances s’observent, le roman de chevalerie, tels ceux de Chrétien de Troyes, qui associe les valeurs de la chevalerie à une histoire d’amour, et le roman satirique, tel Le Roman de Renart, héritage des fables animalières du grec Ésope et du latin Phèdre, recueil composé entre 1170 et 1250, qui raconte, en vingt-sept poèmes nommés "branches", les aventures de Renart, nom propre de l’animal alors appelé « goupil », un des personnages de la cour de Noble le lion. On y découvre un être rusé, parfois jusqu'à la malhonnêteté, qui manie avec habileté le langage et réussit à échapper aux rivalités. Il triomphe toujours dans ses luttes avec son "oncle" Ysengrin le loup. Au-delà du rire provoqué par ces animaux caricaturés, ceux-ci permettent une satire féroce de la société féodale. Dans une parodie sévère, « Renart le Bestourné », traduit par « La métamorphose de Renard », Rutebeuf reprend ces caricatures sévères.

La poésie lyrique

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L'amour prend des formes variées dans la poésie, chantée en langue d'oc par les troubadours dans les cours du sud, en langue d'oïl par les trouvères au nord sur un accompagnement musical. La "chanson de toile", ainsi nommée parce que les dames la chantaient en filant, tissant ou brodant, évoque souvent un drame d'amour : la dame se plaint de l'éloignement de son ami, parti à la croisade, voire de sa mort. Au contraire, la "reverdie" montre la joie d'aimer qui renaît avec le printemps, l'"aube", elle, correspond à la séparation des amants après leur nuit d'amour. La "pastourelle" met en scène la bergère innocente que le seigneur cherche à séduire.

Autant de thèmes qui se retrouvent dans les lais, genre narratif auquel Marie de France donne ses lettres de noblesse au XIIème siècle, en mêlant les légendes celtiques et la dimension mythique au code de l’amour courtois, ou « fin’amor ». De même, ces variations autour de l’amour soutiennent Le Roman de la Rose, avec une première partie écrite par Guillaume de Lorris entre 1230 et 1235, et amplifiée par Jean de Meung, entre 1275 et 1280.

Maître de Vienne, Le Roman de la Rose, vers 1430. Enluminure, 8,8 x 7,7. Bibliothèque Nationale d’Autriche

Maître de Vienne, Le Roman de la Rose, vers 1430. Enluminure, 8,8 x 7,7. Bibliothèque Nationale d’Autriche

Bien différents sont les "dits", de courts poèmes à l’origine, qui se veulent descriptifs, comme ceux de Rutebeuf , « Le Dit des gueux de Grève », parfois allégoriques, mais ils révèlent l’implication de leur auteur, qui peut les mettre en service de la satire, comme dans « Le Dit d’Aristote ».

Les jongleurs

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À côté des troubadours et des trouvères, il faut mentionner les jongleurs, puisque c’est ainsi que se définit Rutebeuf. Ils relèvent d’un double héritage :

  • les "mimes", qui, dans le monde romain, faisaient profession de divertir, sans souci de respecter la morale.

  • les "goliards", ou "clercs vagants", qui apparaissent à la fin du XIème siècle : ils ont fait des études religieuses, mais délaissent tout service religieux pour mener une vie aventureuse, en révolte contre l’Église et ses valeurs morales. Ils écrivent en latin des poèmes souvent violemment satiriques, voire des chansons à boire ou des poèmes érotiques.

C’est Charlemagne qui est le premier protecteur des jongleurs, alors qu’ils sont en butte à une violente hostilité de l’Église qui les considère comme des « ministres de Satan ». Ainsi, le décret qu’il accepte de publier, en 836, à la demande par l’archevêque de Lyon pour interdire leurs spectacles, reste sans application et le crédit des jongleurs croît sans cesse. Parfois seulement montreurs de bêtes, danseurs ou musiciens, ils sont aussi acteurs, et, dès le XIème siècle, composent leurs propres œuvres ; ils se mêlent même aux processions religieuses et interviennent aussi bien chez les nobles que dans les foules après la messe ou lors des foires.

jongleurs.jpg

Des jongleurs, in Cantiques de Sainte Marie, XIIIème s. Bibliothèque du monastère de San Lorenzo, Madrid

Au XIIIème siècle, leur gloire est à son apogée, car Louis IX les apprécie au point, comme le dit son chroniqueur Joinville, de les faire intervenir après les repas et de leurs accorder des aides financières. C’est pourquoi Rutebeuf se permet de faire appel à lui dans « La Pauvreté Rutebeuf » : « Au nom de Dieu, je vous prie, noble roi de France, / de m’accorder quelque moyen de vivre ». Cependant, les jongleurs sont loin de vivre dans l’aisance car le gain reste aléatoire et les protecteurs peuvent manquer, par exemple quand ils partent à la croisade, ce dont se plaint Rutebeuf : « et vous, bon roi, par deux voyages, / vous avez éloigné de moi les gens de bien ; / je pense au lointain pèlerinage / de Tunisie, contrée sauvage ». De plus, leur immoralité est souvent dénoncée, comme leur abus d’alcool ou la pratique du jeu, avoués par Rutebeuf dans « Le guignon d’hiver » : « J’ai trop hanté les mauvais lieux ; / les dés m’ont séduit, pris au piège ». Vie joyeuse, sans doute, mais aussi vie de misère

POUR CONCLURE

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La poésie de Rutebeuf reflète toutes les contradictions de son époque. Si la religion garde sa puissance, dont témoignent les croisades, elle reste impuissante face aux abus de bien des nobles et même de certains hommes d’Église, et surtout face à la misère du peuple. De même, elle reflète les contradictions du poète lui-même, exprimant tantôt son amour de la vie dans ses plus simples moments, tantôt des plaintes touchantes sur les difficultés qu'il rencontre, mais toujours une foi sincère qui soutient ses dénonciations.  

Le thème du malheur 

Comme l’indique le titre proposé à cette section, « Poèmes de l’infortune », par Jean Dufournet qui les a traduits, elle fait ressortir le thème du malheur, celui du poète d’abord, puis élargi à toute la société, ce qui explique la double tonalité observée.

Le malheur du poète 

La misère

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Il ouvre ce corpus à travers deux poèmes en miroir : « Le Guignon d’hiver » et « Le Guignon d’été » : « je commence mon très triste dit / par un pitoyable récit », déclare-t-il dans le premier. Au premier rang, comme commandant tout le reste, figure la misère, qui prend la force d’une allégorie : « Pauvreté s’est de nouveau abattue sur moi ; / sa porte m’est toujours ouverte, / je suis toujours chez elle / et jamais je n’ai pu lui échapper. » À cette misère, il reconnaît deux causes principales :

         Il a un métier qui ne rapporte pas de quoi vivre, car les gains sont trop aléatoires : « je me suis épuisé au travail, / j’ai travaillé de toute mon ardeur / et mon travail ne m’a pas fait recouvrer / de quoi me couvrir. »

         Il avoue une pratique excessive du jeu de dés. La traduction « guignon » rend mal compte du terme médiéval, « griesche », car Rutebeuf joue sur le double sens de ce mot : à l’origine, il désigne le jeu de dés – dont la légende situe l’origine dans la Grèce antique, occupation des soldats lors de la guerre de Troie –, faisant ainsi référence au hasard, élargi au sens de celui imposé par le sort, chance tantôt, mais aussi malchance.

Il développe ainsi longuement la façon dont les joueurs, comme lui, deviennent  « prisonniers » de cette « folle passion »    

On ne peut imaginer les ravages du jeu :

Tout ce qu’on tisse, on le défait ;

      l’espoir s’évanouit.

Ils ne réussissent aucun bon coup,

leur ruine est inévitable

      et ils en souffrent ;

Sans compter que le jeu se pratique dans les tavernes et autres lieux mal famés, donc est lié à la boisson, là encore un abus qui conduit vite à l’ivresse : « J’ai trop hanté les mauvais lieux ».

Les joueurs de dés, enluminure médiévale. Bibliothèque Bodleian, Oxford

Les joueurs de dés, enluminure médiévale. Bibliothèque Bodleian, Oxford

Rappelons aussi que ces comportements sont interdits par l’Église, et tout particulièrement aux clercs, probable formation de Rutebeuf.

Les aléas de l'existence

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À cette donnée financière, première, s’ajoutent des coups du sort, plus inattendus, à commencer par un mariage qui n’a fait qu’accentuer la misère de son foyer. Sa question dans « Le Mariage Rutebeuf », « Me suis-je marié sans raison ? » Il fait d’elle un portrait péjoratif, mais, alors qu’il affirme « Elle n’est même pas avenante et belle », il admet tout de même être « seul capable d’aimer et d’apprécier » celle qu’il a lui-même choisi d’épouser. Faut-il y voir un regret sincère, ou s’agit-il seulement d’une inversion au masculin du thème de la « mal mariée », traditionnel au moyen âge ? En tout cas, de ce mariage est né un enfant, évoqué dans « La Complainte de Rutebeuf », donc une nourrice à payer, ce qui ne fait qu’augmenter le besoin d’argent du père « afin que je puisse subvenir à ses besoins / et que la pauvreté ne m’empêche pas / de lui procurer son pain mieux / que je ne fais ! »

D’autres causes de misère sont également évoquées, d’abord la maladie, qui a atteint son « œil droit » : « Quel amer et pénible chagrin / que pour cet œil il fasse nuit noire / à midi ! » Enfin, est mentionnée la blessure de son cheval, un accident qui, lui, peut paraître moins important et même faire sourire puisqu’il est directement lié dans la phrase à la naissance d’un enfant : « Et voici que ma femme a mis au monde un enfant, / et que mon cheval s’est brisé une patte / contre une palissade ». Association pour le moins plaisante, d’autant que la possession d’un « cheval » est déjà un signe de richesse… comme d’ailleurs l’emploi d’une nourrice.

En fait, l’image que présente Rutebeuf est celle d’une vie ponctuée de hauts et de bas, sans garantie pour l’avenir, qui l’oblige tout le temps à quémander de l’aide.

Le sentiment d'abandon

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Mais cette aide est bien difficile à obtenir… Tous se dérobent, raconte-t-il dans « Le Guignon d’hiver », depuis celui qui l’appelle « mon cousin » qui ne fait que rire, jusqu’aux « banquiers » qui exercent « à la foire » : « Tu quitteras ces lieux / de l’argent en poche… ou les mains vides ». Il a aussi perdu ses nobles protecteurs, et, plus généralement encore, tous ses amis.

Je crois que le vent les a dispersés,

        l’amitié est morte :

ce sont amis que vent emporte,

et il ventait devant ma porte ;

        aussi furent-ils emportés

si bien que personne ne me consola

ni ne m’apporta un peu de son bien.

Il ne peut donc pas compter sur eux, car ils se dérobent à ses demandes, tel ce Brichemer, accusé dans un court poème : « je n’en puis tirer que des promesses ». À la fin de « La Complainte de Rutebeuf » », il ne reste donc plus que faire appel à Dieu, mais, là encore, il se sent abandonné : « De tous côtés, Dieu me fait la guerre / de tous côtés, je perds ma subsistance ». Il ne peut alors qu’exprimer un ardent repentir, reconnaître toutes ses fautes, pour espérer au moins le salut après sa mort : « Dieu fasse qu’il ne soit pas trop tard ! », s’exclame-t-il.

Le malheur social 

Le mauvais temps : enluminure extraite du Tacuinum Sanitatis, XVe siècle. BnF

Mais le malheur vécu par le poète, l’amène à observer la misère qui accable le peuple, déjà tous ceux qui, comme lui, se retrouvent « nus comme des vers », ruinés par le jeu et la boisson. Mais d’autres subissent un sort dont ils ne sont pas responsables, tels les « gueux de Grève », dont Rutebeuf souligne l’état lamentable quand vient l’hiver.

Il ne se prive donc pas d’accuser ceux qu’il juge responsables de cette misère, les puissants, mais avec des précautions – n’a-t-il pas besoin de leur aide pour survivre ? – car il leur reproche surtout de s’entourer de « flatteurs » qu’ils écoutent trop : « Le puissant qui croit les flatteurs / est facilement plus injuste que juste ».

Le mauvais temps : enluminure extraite du Tacuinum Sanitatis, XVe siècle. BnF

Ainsi, dans « Le Dit d’Aristote », il adopte le masque du philosophe qu’il fait parler pour multiplier ses conseils à Alexandre : « l’on doit distinguer entre bons et mauvais / et séparer les gens de bien des traîtres ». Cette même critique se retrouve sous le masque des animaux dans « Renart le Bestourné », où il souligne à quel point « Noble est aveugle ». Il conclut par un douloureux constat fondé sur un jeu de mots : « je vois que le royaume dégénère / en empire ».

Je vais vous dénoncer les bêtes

qui ont toujours eu une réputation

        de malfaisance.

Elles ont semé la ruine, fait d’innombrables ravages.

Que les seigneurs en aient souffert,

        elles s’en moquent.

Elles pillent, amassent tant et plus.

POUR CONCLURE

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L’expression de Rutebeuf est d’abord lyrique : c’est son propre malheur qu’il place au cœur de son œuvre, accentué souvent par le recours à la tonalité pathétique.

Mais, s’il l’admet comme le châtiment de ses péchés, il en fait un mal beaucoup plus grave, qui frappe l’ensemble de la société : affaiblissement de la foi, masqué par les croisades qui ne sont en réalité qu’un moyen de s’enrichir, perte de la charité, développement de la corruption… Les « vices » sont nombreux, et la tonalité polémique fait ressortir les souffrances subies par les plus faibles.

Lecture cursive : « Renart le Bestourné » (ou « La Métamorphose de Renard »)

Pour lire le poème

Le titre de ce long poème (162 vers), « Renart le Bestourné », qu’on lui donne le sens de « métamorphosé » ou de « qui a mal tourné », renvoie directement au rôle que Rutebeuf lui assigne : il s’approprie le personnage du Roman de Renart, ouvrage à succès du XIIIème siècle, pour lui donner un rôle nouveau, tout aussi négatif, soutenir sa critique personnelle d’une nouvelle forme d’hypocrisie, celle des Ordres dits "Mendiants" et de l’influence qu’ils exercent sur le roi Louis IX.

Maître du Lat, Renart en habit franciscain devant Noble le lion, 1290 - 1300, enluminure, 7,5 x 7,5 in Renart le Nouvel, BnF

Ce poème est construit en quatre larges mouvements. Après une introduction qui présente le personnage de Renart, ses actes passés, la situation présente qui annonce le danger à venir, du passé au présent, la critique se déplace, au vers 31, contre Noble, le lion, qui subit par naïveté l’influence de Renart. Au vers 76, la satire s’élargit aux comparses de Renart, dont le poète relate les actions nocives : « Je vais vous dénoncer les bêtes / qui ont toujours eu une réputation / de malfaisance. / Elles ont semé la ruine, fait d'innombrables ravages ». Au vers 132 commence une conclusion, expression des sentiments de Rutebeuf, à la fois un constat amer de la situation et une violente malédiction.

Une introduction (vers 1-30) 

Maître du Lat, Renart en habit franciscain devant Noble le lion, 1290 - 1300, enluminure, 7,5 x 7,5 in Renart le Nouvel, BnF

L'exorde

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Le premier vers rappelle l’héritage de Rutebeuf, Le Roman de Renart, en prenant un double sens, d’abord en référence à l’hypotexte où, dans la branche XI, Renart armé chevalier risque sa vie, « il y fait force expéditions », au point que « Le bruit de sa mort avait couru » : condamné à mort, il avait été sauvé au dernier moment. Mais Rutebeuf annonce aussi son propre travail : « Renart est en vie ! », puisqu’il le ranime et annonce à son public son récit des actes nouveaux de ce personnage : « je l’avais entendu dire / mais c’est faux : / vous ne tarderez pas à vous en rendre pleinement compte. » L’anaphore qui martèle le nom du personnage permet de le présenter, en jouant sur une antithèse : au redoublement des adjectifs péjoratif, « infect », « ignoble », s’oppose le tétrasyllabe : « et pourtant Renart est roi ! », indice de son pouvoir immérité.

Présentation de la situation

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Trois vers résument ce pouvoir, par accaparement de toutes les richesses agricoles : « Il est le maître de tous les biens / de Monseigneur Noble, / de ses terres et de son vignoble. » La description joue sur les trois dimensions du temps : un rappel du passé, avec l’emploi du passé simple, ses actions suivies de leur résultat, au passé composé, puis le présent, l’essor de sa puissance, enfin le futur.

         Dans le passé, l’action se situe à « Constantinople », où règne Noble le lion, comme dans Le Roman de Renart, en soulignant le triomphe de Renart : il « réalisa tous ses désirs », en devenant, finalement, plus puissant que le roi : « il fit de lui un pauvre diable ». La précision ironique, « c’est tout juste s'il ne l'a pas réduit / à pêcher en mer », est une allusion à un événement de la septième croisade, menée par Louis IX, en juin 1249 : les voiliers, lourds et à fonds profonds, avaient failli s’échouer sur les bas-fonds sableux de l’Égypte. Jeu sur les mots aussi pour ce roi si chrétien, qui aurait alors pu ressembler à Saint Pierre, l’apôtre à l’origine un pauvre pêcheur destiné à « pêcher » les âmes.

Les Ordres Mendiants au XIIIème siècle

Les Ordres Mendiants au XIIIème siècle

          Puis, Rutebeuf cherche à nouveau à impliquer son public, en lui faisant partager sa critique : « L’on ne doit pas aimer Renart », en élargissant sa dénonciation au temps présent, ce qui invite à décrypter l’allégorie : qui se cache sous ce personnage de Renart, qui sont ses « petits » si nombreux ? Il faut rappeler le pouvoir croissant de l’ordre des Dominicains auprès de Louis IX, et la multiplication des Ordres Mendiants : les Franciscains, les Carmes et les Augustins, souvent accusés par Rutebeuf.

           Il ouvre alors sur le futur, ce « conflit affreux » : un conflit intérieur, telle la guerre de Saintonge contre Henri III d’Angleterre en 1241-1242, qui, malgré la paix signée, pourrait reprendre, une guerre civile au sein même de la société, ou une nouvelle croisade après l’échec de Louis IX lors de la septième ?

La critique du roi (vers 31-75)

Les reproches

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Sous le masque de Noble le lion, Rutebeuf commence par accuser le roi, contre lequel les reproches sont nombreux, à commencer par son aveuglement à la fois sur ceux qui le servent  car il « s’imagine que son salut / dépend de Renart », et son ignorance du jugement critique de ses sujets eux-mêmes : « s’il savait les propos que l’on répand / dans la ville ». Il lui reproche aussi son avarice, de céder à « la cupidité », non seulement en se lançant dans des conquêtes mais en se refusant aux largesses attendues d’un roi :

Il y a là une allusion directe à un décret du 10 avril 1261 visant les jongleurs et les ménestrels auxquels le roi avait fait fermer sa porte et retiré son soutien : devant le danger représenté par l’invasion des Tatars à l’est de l’Europe et la menace sur Constantinople, le roi avait réuni une assemblée qui, sur le conseil des Ordres Mendiants, décida d’apaiser la colère de Dieu en instituant des jeûnes et en luttant contre tous les excès, de nourriture, de vêtement…

L’ultime reproche est celui d’incompétence, accentué par la comparaison à des animaux qui symbolisent traditionnellement la sottise : « Noble est aussi finaud et subtil / que les ânes de Sénart / qui portent des bûches : / il n'entend rien à sa charge. »

Monseigneur Noble tient à l'écart

toutes les bêtes de sa cour

qui ni les jours de liesse ni aux grandes fêtes,

ne peuvent paraître

        chez lui,

pour la seule raison

qu'il redoute que la vie

        ne devienne chère.

L'implication du poète

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Toute la colère de Rutebeuf ressort dans ce passage : « Il se trompe, par Dieu ! » Il exprime toute son indignation contre ce qu’il considère comme de l’avarice : « Quand j'entends parler d'un vice aussi laid, / en vérité, mon cœur frémit / de chagrin et de fureur / si violemment que je ne sais que dire ».  

Le constat de son jeu de mots, mis en valeur dans le tétrasyllabe, « car je vois que le royaume dégénère / en empire. », est suivi d’une question qui fait appel au jugement de son public, invité ainsi à partager son blâme : « Qu'en pensez-vous, dites-moi ? » Le passage se termine sur le ton d’une malédiction, lancée non plus contre le roi, mais contre Renart, son mauvais conseiller : « Ah ! puisse celui qui machina toute l'affaire / ne pas passer l'année / ni instituer jamais une seule coutume ! »

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