Rutebeuf, Poésies, XIIIème siècle, "Poèmes de l'infortune"
Rutebeuf (né vers 1220- ?) : un "jongleur"
Un portrait de Rutebeuf ? Manuscrit d'une "complainte"
Le mécénat
Même s’ils ont parfois une tonalité lyrique, ses poèmes, inscrits dans la tradition satirique, font de lui ce que l’on nomme alors un "jongleur".
La vie de Rutebeuf est largement inconnue, d’autant que lui-même fait de cette appellation un surnom, "ruste bœuf", soit le "rude bœuf". Sa date de naissance reste approximative, et l’on déduit des références à des faits historiques dans ses poèmes une date d'écriture entre 1248 et 1277. La langue qu’il emploie laisse supposer qu’il est natif de Paris, en tout cas de nombreuses allusions, notamment aux universités, et plusieurs affirmations dans ses poèmes prouvent il y a certainement longtemps vécu.
Comme la plupart des écrivains contemporains, Rutebeuf dépend de riches protecteurs, au premier rang desquels le roi Louis IX, et son frère Alphonse (1220-1271), comte de Poitiers, de Saintonge et de Toulouse, évoqué dans les poèmes « de la croisade ». Il mentionne aussi Geoffroy de Sergines (1205-1269), vassal de Louis IX, lui aussi ayant participé à la croisade d’Égypte, et nommé gouverneur du royaume de Jérusalem en 1254.
Le sceau du comte de Poitiers, un noble protecteur
Une vie de misère
Mais, à en juger par ses "complaintes", ces mécènes ne lui ont pas assuré la fortune. Peut-être exagère-t-il sa misère pour recevoir une aide ? En tout cas, il en donne des exemples précis, à commencer par le triste résultat de son mariage.
j’ai épousé une femme
que je suis seul capable d’aimer et d’apprécier,
et qui était pauvre et misérable
quand je l’ai épousée.
Quel beau mariage
car je suis maintenant aussi pauvre et misérable
qu’elle ! (« Le mariage Rutebeuf »)
Je ne sais pas travailler de mes mains.
On oubliera où je demeure
à cause de ma pauvreté ;
jamais ma porte ne sera ouverte,
car ma maison est trop déserte,
pauvre et vide ;
souvent il n’y a ni pain ni pâte.
(« Le mariage Rutebeuf »)
Ainsi, la pauvreté règne dans son foyer.
Dans la « Complainte de Rutebeuf », il revient sur cette « misère extrême » : après un accouchement qui a failli coûter la vie à sa femme, il a du mal à « nourrir » l’enfant, sans compter les « gages » qu’il faut payer à la nourrice. Bien qu’il ait « engagé » ses propres revenus, impossible encore de régler son loyer : il a « presque vidé sa maison », n’a plus de bois pour se chauffer, « rien à [s]e mettre sur le dos » Ainsi il se compare à Job, et accumule d’autres signes de malheur : une perte de son « œil droit » et son « cheval s’est brisé une patte / contre une palissade ». Les quatre douzains de « La pauvreté Rutebeuf », un appel à l’aide adressé au « roi de France », reprennent cette déploration d’une terrible misère : « Toussant de froid, bâillant de faim, / je suis à bout de ressources, dans la détresse. / Je n’ai ni couverture, ni lit. »
« Le pauvre », Le psautier Rutland, vers 1260. Enluminure, British Library
Le contexte de l'œuvre
Pour lire l'œuvre : langue médiévale et traduction
Le contexte historique
Les allusions historiques dans les poèmes de Rutebeuf permettent d’en évaluer l’écriture à une période allant de 1245 à 1277. Il a donc vécu sous deux rois : Louis IX dit "saint Louis" qui a régné de 1226 à 1270, puis Philippe III, dit "Le Hardi", de 1270 à 1285.
Louis IX a considérablement réformé le royaume, notamment dans le domaine judiciaire. Par exemple, il instaure la présomption d’innocence, développe la "supplicatio", un appel au roi pour contester ou atténuer un jugement, il limite la pratique de la torture, interdit la vengeance privée… Sa volonté d’ordre s’exerce aussi dans l’administration : il impose une monnaie unique, fonde des institutions qui annoncent les parlements, et soutient la fondation du collège de Sorbonne.
Succédant à ce père puissant, Philippe III paraît plus terne. Cependant, il agrandit le royaume entre autres avec les comtés de Toulouse, de Poitiers, une partie de l’Auvergne… Mais l’économie s’affaiblit, car les sols sont épuisés et les rendements agricoles baissent, d’où une augmentation de cette misère dont se plaint tant Rutebeuf.
Départ de Saint Louis pour la 7ème croisade, in Vie et Miracles de Saint Louis, G. de Saint-Pathus, XIVe s.
Louis IX a été canonisé de son vivant pour sa piété fervente, signalée par Joinville dans ses Mémoires, sous-titrées "Histoire et chronique du très-chrétien roi saint Louis". Il a fait des dons considérables aux œuvres religieuses, et a œuvré en faveur du clergé et des plus pauvres, d’où l’appel à ce « grand roi » que lui lance Rutebeuf dans « La pauvreté Rutebeuf ». Il s’efforce aussi de contrôler strictement les mœurs, par exemple par une loi interdisant le blasphème ou en limitant l’accès au palais royal aux jongleurs. Mais on retient surtout son engagement dans les croisades, la septième de 1248 à,1254, et la huitième, prêchée en 1267, qui l’a conduit à la mort en 1270 à Carthage, en Tunisie. Rutebeuf compose d’ailleurs trois « Complaintes » sur le thème de la croisade.
Le contexte social
La structure de la société féodale. Enluminure, XVème siècle, BnF
Le système féodal perdure au XIII° siècle, mais avec une évolution : le rôle de l’argent devient plus important, et influe sur le comportement des possédants.
Les trois ordres subsistent, avec, au sommet de la hiérarchie, les nobles (princes, seigneurs et chevaliers), avec des relations fondées sur les liens de suzeraineté, sont ceux qui combattent ; puis il y a les hommes d’Église, ceux qui prient, prélats et clercs, enfin ceux qui travaillent, dont certains, les bourgeois, ont pu s’enrichir tandis qu’une grande partie de la population, plus de 80%, vit dans la misère. La famine est chronique, et les maladies se multiplient : ce peuple miséreux est loin de bénéficier des appuis attendus selon la règle chrétienne de charité.
Les nobles
Ils se placent volontiers sous l’autorité de l’Église, mais surtout avoir plus d’autorité sur leurs sujets. Ainsi, dans « Le Dit d’Aristote », Rutebeuf rappelle les qualités attendues d’un noble : « L’un illustre la noblesse de son lignage. / […] Je ne pourrais jamais croire / que l’on refuse d’appeler vrais gentilhommes / celui qui bannit et proscrit la fausseté et la trahison / et qui a les sens de l’honneur. » Mais, cet exemple est bien peu respecté, et Rutebeuf critique longuement les vices qui règnent chez les puissants, à commencer par celui qui a le cœur plein de « cupidité », jusqu’au « juge corrompu : « Le puissant qui croit les flatteurs / est facilement plus injuste que juste, et manque facilement à la justice ».
Ces portraits sont particulièrement développés dans « Renart le Bestourné » (« La métamorphose de Renart »), sous les traits d’abord de Noble, le lion, lui aussi accusé de « cupidité » et, surtout, d’être « aveugle » sur les animaux qui, à la cour, prétendent le servir : il ne trouverait, en réalité, personne pour le servir à la guerre, et Rutebeuf s’écrit « La belle cour royale que voilà ! » Le portrait final est sévère.
Renart et Noiret : miniature in Le Roman de Renart, XIIIème siècle, BnF
ils sont sans miséricorde
et sans pitié
et sans charité ni tendresse.
Tous ont détourné monseigneur Noble
des bonnes habitudes
sa maison est devenu un ermitage.
À cause d’eux que de perte de temps,
Que de vaines attentes
pour les pauvres bêtes éloignées de la cour,
Pour qui ils multiplient les difficultés !
Les hommes d’Église
Eux aussi sont violemment blâmés, par exemple, dans « La métamorphose de Renard », à travers l’image d’un religieux : « Bernard l’âne les divertirait / avec sa grand croix » mais c’est aussi lui « qui établit les comptes ». Il illustre ainsi l’hypocrisie de l’Église, elle qui prêche la croisade, le sacrifice et l’abstinence pour les pauvres, mais qui finalement ne porte d’intérêt qu’à l’accroissement de ses richesses.
Le bas peuple
Le monde paysan n’apparaît pas dans les poèmes retenus. En revanche, la misère du bas peuple y est largement détaillée, à la fois par les descriptions de la situation du poète, ruine, faim, froid, dettes…, par exemple dans « La Griesche d’hiver » et « La Griesche d’été », ou de façon plus générale dans « Le Dit des ribauds de Grève » :
Gueux, vous voilà bien lotis !
Les arbres dépouillent leurs branches,
et vous n'avez pas de manteau ;
aussi aurez-vous froid aux reins.
Que vous seriez bien dans un pourpoint
ou un surcot à manches fourré !
Vous êtes si allègres en été
et en hiver si engourdis !
Vos souliers n'ont pas besoin de graisse,
car vos talons vous tiennent lieu de semelles.
Les mouches noires vous ont piqués,
les blanches (1) elles aussi vous piqueront.
(1) Les flocons de neige
Ce lieu est emblématique de la misère qui règne alors : sur cette place des bords de Seine, où se déchargeaient les bateaux approvisionnant Paris, se regroupaient les débardeurs, les miséreux en quête d’un travail et les mendiants, parfois aveugles ou malades, mais aussi des « gueux » les « ribauds » en quête des plaisirs que proposent les « musardes », les prostituées. C’était aussi le lieu des pendaisons.
Theodor Hoffbauer, Une pendaison en place de Grève en 1583, 1867. Encre, aquarelle et gouache, 18,2 x 29,1. Musée Carnavalet, Paris
Le contexte culturel
Le théâtre prend son essor au XIIIème siècle, puisque, à côté des pièces religieuses, "mystères" reprenant des scènes bibliques, et "miracles" qui relatent la vie des saints, le théâtre comique renaît avec la satire présente dans les farces et les soties notamment. C’est aussi dans cette tonalité satirique que s’inscrivent les récits des fabliaux.
Parallèlement, la poésie prend de plus en plus de place, en se diversifiant.
La poésie liturgique
Dans le contexte religieux propre au moyen-âge, elle est la première à s’imposer : dès le VIème siècle, des poètes composent des hymnes et des chants religieux. Elle se développe en recourant aux "tropes" : des variations sur les textes sacrés, des récits annexes, voire des commentaires personnels, brièvement insérés dans le texte sacré.
Peu à peu la part personnelle s’enrichit, notamment autour d’un thème qui prend de plus en plus de place au XIIème siècle, le culte de la Vierge. Miséricordieuse et compatissante, d’essence divine mais, en même temps mère profondément humaine, elle intercède entre Dieu, qui paraît souvent trop loin, trop solennel, trop mystérieux, et les hommes souffrants, imposant la loi de l’amour et du pardon. Ainsi, Rutebeuf implore fréquemment son secours quand il évoque son triste sort.
Puy d’Abbeville, La Vierge au froment, 1er quart du XVIème siècle, 112 x 73. Huile sur bois, 112 x 73. Musée de Cluny
La poésie épique
Du latin "gesta", actes accomplis, les chansons de geste, composées du XIIème au XIVème siècle, relatent les exploits d'illustres personnages, historiques, tels Charlemagne et ses douze pairs, ou légendaires, tels les chevaliers de la Table ronde, autour du roi Arthur. Elles popularisent le code d'honneur de la chevalerie féodale. Elles montrent, en effet, la foule des combattants, unis et conquérants, et le public y admire la force d'un héros au courage surhumain, qui accomplit des prouesses exceptionnelles. Il est animé par une foi profonde, prêt à accepter la mort au service de son seigneur et de son dieu. Parmi les plus connues, se distingue La Chanson de Roland, quatre mille vers racontant la tentative de Charlemagne pour conquérir l’Espagne. Cette tonalité se retrouve dans certains passages des poèmes consacrés aux croisades dans une autre section des Poésies de Rutebeuf.
Des "romans" en vers
Deux tendances s’observent, le roman de chevalerie, tels ceux de Chrétien de Troyes, qui associe les valeurs de la chevalerie à une histoire d’amour, et le roman satirique, tel Le Roman de Renart, héritage des fables animalières du grec Ésope et du latin Phèdre, recueil composé entre 1170 et 1250, qui raconte, en vingt-sept poèmes nommés "branches", les aventures de Renart, nom propre de l’animal alors appelé "goupil", un des personnages de la cour de Noble le lion. On y découvre un être rusé, parfois jusqu'à la malhonnêteté, qui manie avec habileté le langage et réussit à échapper aux rivalités. Il triomphe toujours dans ses luttes avec son "oncle" Ysengrin le loup. Au-delà du rire provoqué par ces animaux caricaturés, ceux-ci permettent une satire féroce de la société féodale. Dans une parodie sévère, « Renart le Bestourné », traduit par « La métamorphose de Renard », Rutebeuf reprend ces caricatures sévères.
La poésie lyrique
L'amour prend des formes variées dans la poésie, chantée en langue d'oc par les troubadours dans les cours du sud, en langue d'oïl par les trouvères au nord sur un accompagnement musical. La "chanson de toile", ainsi nommée car les dames la chantaient en filant, tissant ou brodant, évoque souvent un drame d'amour : la dame se plaint de l'éloignement de son ami, parti à la croisade, voire de sa mort. Au contraire, la "reverdie" montre la joie d'aimer qui renaît avec le printemps, l'"aube", elle, correspond à la séparation des amants après leur nuit d'amour. La "pastourelle" met en scène la bergère innocente que le seigneur cherche à séduire...
Autant de thèmes qui se retrouvent dans les lais, genre narratif auquel Marie de France donne ses lettres de noblesse au XIIème siècle, en mêlant les légendes celtiques et la dimension mythique au code de l’amour courtois, ou « fin’amor ». De même, ces variations autour de l’amour soutiennent Le Roman de la Rose, avec une première partie écrite par Guillaume de Lorris entre 1230 et 1235, et amplifiée par Jean de Meung, entre 1275 et 1280.
Maître de Vienne, Le Roman de la Rose, vers 1430. Enluminure, 8,8 x 7,7. Bibliothèque Nationale d’Autriche
Bien différents sont les "dits", de courts poèmes à l’origine, qui se veulent descriptifs, comme ceux de Rutebeuf , « Le Dit des ribauds de Grève », ou parfois allégoriques, mais ils révèlent l’implication de leur auteur, qui peut les mettre en service de la satire et de la morale, comme dans « Le Dit d’Aristote ».
Les jongleurs
À côté des troubadours et des trouvères, il faut mentionner les jongleurs, puisque c’est ainsi que se définit Rutebeuf. Ils relèvent d’un double héritage :
-
les "mimes", qui, dans le monde romain, faisaient profession de divertir, sans souci de respecter la morale.
-
les "goliards", ou "clercs vagants", qui apparaissent à la fin du XIème siècle : ils ont fait des études de théologie, mais délaissent tout service religieux pour mener une vie aventureuse, en révolte contre l’Église et ses valeurs morales. Ils écrivent en latin des poèmes souvent violemment satiriques, voire des chansons à boire ou des poèmes érotiques.
Charlemagne est le premier protecteur des jongleurs, alors qu’ils sont en butte à une violente hostilité de l’Église qui les considère comme des « ministres de Satan ». Ainsi, le décret qu’il accepte de publier, en 836, pour interdire leurs spectacles à la demande de l’archevêque de Lyon , reste sans application et le crédit des jongleurs croît sans cesse. Parfois seulement montreurs de bêtes, danseurs ou musiciens, ils sont aussi acteurs, et, dès le XIème siècle, composent leurs propres œuvres ; ils se mêlent même aux processions religieuses et interviennent aussi bien chez les nobles que dans les foules après la messe ou lors des foires.
Des jongleurs, in Cantiques de Sainte Marie, XIIIème s. Bibliothèque du monastère de San Lorenzo, Madrid
Au XIIIème siècle, leur gloire est à son apogée, car Louis IX les apprécie au point, comme le dit son chroniqueur Joinville, de les faire intervenir après les repas et de leurs accorder des aides financières. C’est pourquoi Rutebeuf se permet de faire appel à lui dans « La Pauvreté Rutebeuf » : « Au nom de Dieu, je vous prie, noble roi de France, / de m’accorder quelque moyen de vivre ». Cependant, les jongleurs sont loin de vivre dans l’aisance car le gain reste aléatoire et les protecteurs peuvent manquer, par exemple quand ils partent à la croisade, ce dont se plaint Rutebeuf : « et vous, bon roi, par deux voyages, / vous avez éloigné de moi les gens de bien ; / je pense au lointain pèlerinage / de Tunisie, contrée sauvage ». De plus, leur immoralité est souvent dénoncée, comme leur abus d’alcool ou la pratique du jeu, avoués par Rutebeuf dans « La Griesche d’hiver » : « J’ai trop hanté les mauvais lieux ; / les dés m’ont séduit, pris au piège ». Vie joyeuse, sans doute, mais aussi vie de misère…
POUR CONCLURE
La poésie de Rutebeuf reflète toutes les contradictions de son époque. Si la religion garde sa puissance, dont témoignent les croisades, elle reste impuissante face aux abus de nombreux nobles et même de certains hommes d’Église, et surtout face à la misère du peuple. De même, elle reflète les contradictions du poète lui-même, exprimant tantôt son amour de la vie dans ses plus simples moments, tantôt des plaintes touchantes sur les difficultés qu'il rencontre, mais toujours une foi sincère qui soutient ses dénonciations.
Le thème du malheur
Comme l’indique le titre proposé à cette section, « Poèmes de l’infortune », par Jean Dufournet qui les a traduits, elle fait ressortir le thème du malheur, celui du poète d’abord, puis élargi à toute la société, ce qui explique la double tonalité observée.
Le malheur du poète
La misère
Il ouvre ce corpus à travers deux poèmes en miroir : « La Griesche d’hiver » et « La Griesche d’été », terme traduit par "le guignon" : « je commence mon très triste dit / par un pitoyable récit », déclare-t-il dans le premier. Au premier rang, comme commandant tout le reste, figure la misère, qui prend la force d’une allégorie : « Pauvreté s’est de nouveau abattue sur moi ; / sa porte m’est toujours ouverte, / je suis toujours chez elle / et jamais je n’ai pu lui échapper. » À cette misère, il reconnaît deux causes principales :
Il a un métier qui ne rapporte pas de quoi vivre, car les gains sont trop aléatoires : « je me suis épuisé au travail, / j’ai travaillé de toute mon ardeur / et mon travail ne m’a pas fait recouvrer / de quoi me couvrir. »
Il avoue une pratique excessive du jeu de dés. La traduction « guignon » rend mal compte du terme médiéval, « griesche », car Rutebeuf joue sur le double sens de ce mot : à l’origine, il désigne le jeu de dés – dont la légende situe l’origine dans la Grèce antique, occupation des soldats lors de la guerre de Troie –, faisant ainsi référence au hasard, élargi au sens de celui imposé par le sort, chance tantôt, mais aussi - et plus souvent - malchance.
Il développe ainsi longuement la façon dont les joueurs, comme lui, deviennent « prisonniers » de cette « folle passion » :
On ne peut imaginer les ravages du jeu :
Tout ce qu’on tisse, on le défait ;
l’espoir s’évanouit.
Ils ne réussissent aucun bon coup,
leur ruine est inévitable
et ils en souffrent ;
Sans compter que le jeu se pratique dans les tavernes et autres lieux mal famés, donc est lié à la boisson, là encore un abus qui conduit vite à l’ivresse : « J’ai trop hanté les mauvais lieux », avoue le poète.
Les joueurs de dés, enluminure médiévale. Bibliothèque Bodleian, Oxford
Rappelons aussi que ces comportements sont interdits par l’Église, et tout particulièrement aux clercs, probable formation de Rutebeuf.
Les aléas de l'existence
À cette donnée financière, première, s’ajoutent des coups du sort, plus inattendus, à commencer par un mariage qui n’a fait qu’accentuer la misère de son foyer. Sa question dans « Le Mariage Rutebeuf », « Me suis-je marié sans raison ? » se prolonge par la portrait péjoratif qu'il fait de sa femme. Mais, alors qu’il affirme « Elle n’est même pas avenante et belle », il admet tout de même être « seul capable d’aimer et d’apprécier » celle qu’il a lui-même choisi d’épouser. Faut-il y voir un regret sincère, ou s’agit-il seulement d’une inversion au masculin du thème de la « mal mariée », traditionnel au moyen âge ? En tout cas, de ce mariage est né un enfant, évoqué dans « La Complainte Rutebeuf », donc une nourrice à payer, ce qui ne fait qu’augmenter le besoin d’argent du père : « afin que je puisse subvenir à ses besoins / et que la pauvreté ne m’empêche pas / de lui procurer son pain mieux / que je ne fais ! »
D’autres causes de misère sont également évoquées, d’abord la maladie, qui a atteint son « œil droit » : « Quel amer et pénible chagrin / que pour cet œil il fasse nuit noire / à midi ! » Enfin, est mentionnée la blessure de son cheval, un accident qui, lui, peut paraître moins important et même faire sourire puisqu’il est directement lié dans la phrase à la naissance d’un enfant : « Et voici que ma femme a mis au monde un enfant, / et que mon cheval s’est brisé une patte / contre une palissade ». Association pour le moins plaisante, d’autant que la possession d’un « cheval » est déjà un signe de richesse… comme d’ailleurs l’emploi d’une nourrice.
En fait, l’image que présente Rutebeuf est celle d’une vie ponctuée de hauts et de bas, sans garantie pour l’avenir, qui l’oblige tout le temps à quémander de l’aide.
Le sentiment d'abandon
Mais cette aide est bien difficile à obtenir… Tous se dérobent, raconte-t-il dans « La Griesche », depuis celui qui l’appelle « mon cousin » mais qui ne fait que rire, jusqu’aux « banquiers » qui exercent « à la foire » : « Tu quitteras ces lieux / de l’argent en poche… ou les mains vides ». Il a aussi perdu ses nobles protecteurs, et, plus généralement encore, tous ses amis.
Je crois que le vent les a dispersés,
l’amitié est morte :
ce sont amis que vent emporte,
et il ventait devant ma porte ;
aussi furent-ils emportés
si bien que personne ne me consola
ni ne m’apporta un peu de son bien.
Il ne peut donc pas compter sur eux, car ils se dérobent à ses demandes, tel ce Brichemer, accusé dans un court poème : « je n’en puis tirer que des promesses ». À la fin de « La Complainte Rutebeuf » », il ne reste donc plus que faire appel à Dieu, mais, là encore, il se sent abandonné : « De tous côtés, Dieu me fait la guerre / de tous côtés, je perds ma subsistance ». Il ne peut alors qu’exprimer un ardent repentir, reconnaître toutes ses fautes, pour espérer au moins le salut après sa mort : « Dieu fasse qu’il ne soit pas trop tard ! », s’exclame-t-il.
Le malheur social
Mais le malheur vécu par le poète, l’amène également à observer la misère qui accable le peuple, déjà tous ceux qui, comme lui, se retrouvent « nus comme des vers », ruinés par le jeu et la boisson. Mais d’autres subissent un sort dont ils ne sont pas responsables, tels ces "gueules « ribauds de Grève », dont Rutebeuf souligne l’état lamentable quand vient l’hiver.
Il ne se prive donc pas d’accuser ceux qu’il juge responsables de cette misère, les puissants, mais avec des précautions – n’a-t-il pas besoin de leur aide pour survivre ? – car il leur reproche surtout de s’entourer de « flatteurs » qu’ils écoutent trop : « Le puissant qui croit les flatteurs / est facilement plus injuste que juste ».
Le mauvais temps : enluminure extraite du Tacuinum Sanitatis, XVe siècle. BnF
Ainsi, dans « Le Dit d’Aristote », il adopte le masque du philosophe qu’il fait parler pour multiplier ses conseils à Alexandre : « l’on doit distinguer entre bons et mauvais / et séparer les gens de bien des traîtres ». Cette même critique se retrouve sous le masque des animaux dans « Renart le Bestourné », où il souligne à quel point « Noble est aveugle ». Il conclut par un douloureux constat fondé sur un jeu de mots : « je vois que le royaume dégénère / en empire ».
Je vais vous dénoncer les bêtes
qui ont toujours eu une réputation
de malfaisance.
Elles ont semé la ruine, fait d’innombrables ravages.
Que les seigneurs en aient souffert,
elles s’en moquent.
Elles pillent, amassent tant et plus.
POUR CONCLURE
L’expression de Rutebeuf est d’abord lyrique : c’est son propre malheur qu’il place au cœur de son œuvre, accentué souvent par le recours à la tonalité pathétique.
Mais, s’il l’admet comme le châtiment de ses péchés, il en fait un mal beaucoup plus grave, qui frappe l’ensemble de la société : affaiblissement de la foi, masqué par les croisades qui ne sont en réalité qu’un moyen de s’enrichir, perte de la charité, développement de la corruption… Les « vices » sont nombreux, et la tonalité polémique fait ressortir les souffrances subies par les plus faibles.
Pour lire le poème
Lecture cursive : "Renart le Bestourné"
Le titre de ce long poème (162 vers), « Renart le Bestourné », qu’on lui donne le sens de « métamorphosé » ou de « qui a mal tourné », renvoie directement au rôle que Rutebeuf lui assigne : il s’approprie le personnage du Roman de Renart, ouvrage à succès du XIIIème siècle, pour lui donner un rôle nouveau, tout aussi négatif, soutenir sa critique personnelle d’une nouvelle forme d’hypocrisie, celle des Ordres dits "Mendiants" et de l’influence qu’ils exercent sur le roi Louis IX.
Maître du Lat, Renart en habit franciscain devant Noble le lion, 1290 - 1300, enluminure, 7,5 x 7,5 in Renart le Nouvel, BnF
Ce poème est construit en quatre larges mouvements. Après une introduction qui présente le personnage de Renart, ses actes passés, la situation présente qui annonce le danger à venir, du passé au présent, la critique se déplace, au vers 31, contre Noble, le lion, qui subit par naïveté l’influence de Renart. Au vers 76, la satire s’élargit aux comparses de Renart, dont le poète relate les actions nocives : « Je vais vous dénoncer les bêtes / qui ont toujours eu une réputation / de malfaisance. / Elles ont semé la ruine, fait d'innombrables ravages ». Au vers 132 commence une conclusion, expression des sentiments de Rutebeuf, à la fois un constat amer de la situation et une violente malédiction.
Une introduction (vers 1-30)
L'exorde
Le premier vers rappelle l’héritage de Rutebeuf, Le Roman de Renart, en prenant un double sens, d’abord en référence à l’hypotexte où, dans la branche XI, Renart armé chevalier risque sa vie, « il y fait force expéditions », au point que « Le bruit de sa mort avait couru » : condamné à mort, il avait été sauvé au dernier moment. Mais Rutebeuf annonce aussi son propre travail : « Renart est en vie ! », puisqu’il le ranime et annonce à son public son récit des actes nouveaux de ce personnage : « je l’avais entendu dire / mais c’est faux : / vous ne tarderez pas à vous en rendre pleinement compte. » L’anaphore qui martèle le nom du personnage permet de le présenter, en jouant sur une antithèse : au redoublement des adjectifs péjoratif, « infect », « ignoble », s’oppose le tétrasyllabe : « et pourtant Renart est roi ! », indice de son pouvoir immérité.
Présentation de la situation
Trois vers résument ce pouvoir, par accaparement de toutes les richesses agricoles : « Il est le maître de tous les biens / de Monseigneur Noble, / de ses terres et de son vignoble. » La description joue sur les trois dimensions du temps : un rappel du passé, avec l’emploi du passé simple, ses actions suivies de leur résultat, au passé composé, puis le présent, l’essor de sa puissance, enfin le futur.
Dans le passé, l’action se situe à « Constantinople », où règne Noble le lion, comme dans Le Roman de Renart, en soulignant le triomphe de Renart : il « réalisa tous ses désirs », en devenant, finalement, plus puissant que le roi : « il fit de lui un pauvre diable ». La précision ironique, « c’est tout juste s'il ne l'a pas réduit / à pêcher en mer », est une allusion à un événement de la septième croisade, menée par Louis IX, en juin 1249 : les voiliers, lourds et à fonds profonds, avaient failli s’échouer sur les bas-fonds sableux de l’Égypte. Jeu sur les mots aussi pour ce roi si chrétien, qui aurait alors pu ressembler à Saint Pierre, l’apôtre à l’origine un pauvre pêcheur destiné à « pêcher » les âmes.
Les Ordres Mendiants au XIIIème siècle
Puis, Rutebeuf cherche à nouveau à impliquer son public, en lui faisant partager sa critique : « L’on ne doit pas aimer Renart », en élargissant sa dénonciation au temps présent, ce qui invite à décrypter l’allégorie : qui se cache sous ce personnage de Renart, qui sont ses « petits » si nombreux ? Il faut rappeler le pouvoir croissant de l’ordre des Dominicains auprès de Louis IX, et la multiplication des Ordres Mendiants : les Franciscains, les Carmes et les Augustins, souvent accusés par Rutebeuf.
Il ouvre alors sur le futur, ce « conflit affreux » : un conflit intérieur, telle la guerre de Saintonge contre Henri III d’Angleterre en 1241-1242, qui, malgré la paix signée, pourrait reprendre, une guerre civile au sein même de la société, ou une nouvelle croisade après l’échec de Louis IX lors de la septième ?
La critique du roi (vers 31-75)
Les reproches
Sous le masque de Noble le lion, Rutebeuf commence par accuser le roi, contre lequel les reproches sont nombreux, à commencer par son aveuglement à la fois sur ceux qui le servent car il « s’imagine que son salut / dépend de Renart », et son ignorance du jugement critique de ses sujets eux-mêmes : « s’il savait les propos que l’on répand / dans la ville ». Il lui reproche aussi son avarice, de céder à « la cupidité », non seulement en se lançant dans des conquêtes mais en se refusant aux largesses attendues d’un roi :
Il y a là une allusion directe à un décret du 10 avril 1261 visant les jongleurs et les ménestrels auxquels le roi avait fait fermer sa porte et retiré son soutien : devant le danger représenté par l’invasion des Tatars à l’est de l’Europe et la menace sur Constantinople, le roi avait réuni une assemblée qui, sur le conseil des Ordres Mendiants, décida d’apaiser la colère de Dieu en instituant des jeûnes et en luttant contre tous les excès, de nourriture, de vêtement…
L’ultime reproche est celui d’incompétence, accentué par la comparaison à des animaux qui symbolisent traditionnellement la sottise : « Noble est aussi finaud et subtil / que les ânes de Sénart / qui portent des bûches : / il n'entend rien à sa charge. »
Monseigneur Noble tient à l'écart
toutes les bêtes de sa cour
qui ni les jours de liesse ni aux grandes fêtes,
ne peuvent paraître
chez lui,
pour la seule raison
qu'il redoute que la vie
ne devienne chère.
L'implication du poète
Toute la colère de Rutebeuf ressort dans ce passage : « Il se trompe, par Dieu ! » Il exprime toute son indignation contre ce qu’il considère comme de l’avarice : « Quand j'entends parler d'un vice aussi laid, / en vérité, mon cœur frémit / de chagrin et de fureur / si violemment que je ne sais que dire ».
Le constat de son jeu de mots, mis en valeur dans le tétrasyllabe, « car je vois que le royaume dégénère / en empire. », est suivi d’une question qui fait appel au jugement de son public, invité ainsi à partager son blâme : « Qu'en pensez-vous, dites-moi ? » Le passage se termine sur le ton d’une malédiction, lancée non plus contre le roi, mais contre Renart, son mauvais conseiller : « Ah ! puisse celui qui machina toute l'affaire / ne pas passer l'année / ni instituer jamais une seule coutume ! »
La dénonciation élargie (vers 76-131)
Une image péjorative de la cour royale
Rutebeuf s’implique dans sa critique, en s’adressant directement à son public de façon à le faire réagir : « Je vais vous dénoncer », « Écoutez donc, / et vous verrez ». Les reproches s’accumulent, en effet, pour accuser les courtisans de détruire, par leur avidité (« Elles pillent, amassent tant et plus »), tout le pays, y compris « les seigneurs eux-mêmes qui en ont « souffert », d’où le tableau péjoratif : « malfaisance », « ruine », « innombrables ravages ».
Une exclamation péjorative conclut ironiquement le passage : « Les choses en sont au point / que jamais roi des bêtes n'a eu / un si beau personnel. / La belle cour royale que voilà ! » Le pire est que la situation ne risque pas de s’améliorer ; vu que la noblesse est héréditaire, les fils reproduiront le comportement des pères : « Isengrin a avec lui un fils / qui est toujours avide de mal faire / et dont le nom est Primaut ; / Renart aussi en a un, qui s'appelle Grimaut. »
Maître du Lat, Noble et sa cour, 1290 - 1300, enluminure, in Renart le Nouvel, BnF
Maître du Lat, Noble et son armée, 1290 - 1300, enluminure, in Renart le Nouvel, BnF
L'armée
Chaque animal, alors que le roi Noble est « aveugle », joue un rôle d’abord dans l’armée, essentielle en ce temps de guerres intérieures et de croisades. Mais aucun d’eux n’est véritablement compétent comme le traduit la question : « à qui se fier pour la guerre / en cas de besoin ? »
Le plus important de tous est celui qui donne son titre au poème : « Renart porterait la bannière ». Il est donc le conseiller direct du roi, celui qui dirige la politique générale, avec sous ses ordres le loup Isengrin, un choix immédiatement critiqué en raison de sa personnalité, « universellement méprisé », et de sa lâcheté célèbre dans Le Roman de Renart d’où la restriction : « à moins, peut-être, qu’il ne s’enfuie. »
Puis est mentionné le chien Roonel, « hargneux envers tout le monde », qui « formerait à lui tout seul / le premier corps de bataille. » Enfin, l’armée est, bien sûr, placée sous la protection de l’Église, que Rutebeuf rend totalement dérisoire : « Bernard l'âne les divertirait / avec sa grande croix. »
La situation financière
Cependant, leur puissance est évidente : « Ces quatre-là sont à l'origine de tout, / ils ont la libre disposition et le commandement / de toute la maison. » Ils ont, en effet, la mainmise sur l’économie. Le premier à accaparer les richesses est, bien sûr le roi grâce au butin des guerres : « Que jamais il ne se comporte autrement / pour augmenter ses biens / parce qu'ainsi il en aura largement ». Mais l’antiphrase ironique dénonce la participation de tous à ce pillage organisé sous l’égide de l’Église, la première à en tirer profit : « et les argentiers qui gèrent ses finances / sont très compétents. / Bernard établit les comptes ». Mais les trois autres ne sont pas en reste dans la malhonnêteté : « Renart les fausse, / ils confondent honneur et bassesse. / Roonel aboie, / sans qu'Isengrin s'effraie en rien, / lui qui porte le sceau : « Allons, que l'on paie ! » Le discours directement rapporté souligne cette avidité insatiable, à laquelle il est difficile au peuple d’échapper, d’où le conseil de prudence lancé par Rutebeuf : « Que chacun veille sur soi ! »
La conclusion de la satire (vers 132 à la fin)
La plainte du jongleur
S'il a soutenu sa critique par ses interventions, c’est aussi parce que Rutebeuf est lui-même victime de cette situation, en raison du décret, pris par Louis IX sous l’influence des Ordres mendiants, qui interdit aux jongleurs l’accès au palais royal jadis lieu ouvert : « Ils se moquent de mes vers, / pourvu qu'ils puissent faire le mal / et détruire tous les bons usages. », « Tous ont détourné Monseigneur Noble / des bonnes habitudes : / sa maison est devenue un ermitage. » Il est donc privé du soutien financier que lui accordait le roi, obligé à présent de quémander : « À cause d'eux, que de pertes de temps, / que de vaines attentes / pour les pauvres bêtes, éloignées de la cour, / pour qui ils multiplient les difficultés ! »
Une malédiction lancée
Le seul pouvoir qui reste au malheureux jongleur est donc de maudire les responsables de cette situation : « Que Dieu leur accorde ce qu'ils recherchent / et qu'ils finissent au gibet ! / Car telle est la fin digne de leurs activités : / ils sont sans miséricorde / et sans pitié, / sans charité ni tendresse. » Son exclamation est donc un appel à Dieu, pour qu’il exerce sa toute-puissance en leur imposant le châtiment mérité : « Que Dieu, / Le Seigneur du monde, / cause leur perte ! » Mais le contraste est plaisant entre cette prière solennelle, et l’implication du poète, prêt à se faire lui-même moine si le châtiment ne s’exerce pas pleinement : « Quant à moi, je veux bien que l'on me tonde / si le mal qu'ils font ne retombe sur eux ». Il est pour le moins paradoxal de choisir la religion sous prétexte qu’elle trahit sa propre loi ! Il glisse alors de la religion
au bon sens populaire, avec « un proverbe / fort répandu » qui cautionne ce même châtiment : « on perd tout en voulant tout gagner ; / ce qui est parfaitement juste. »
au bestiaire animal avec l’évocation de « l’Once », qui désigne, au moyen âge, le lynx, félin redoutable au regard perçant, qui représente ici la bête de l’Apocalypse, allusion biblique au chapitre 13 de l’Apocalypse de Jean, où Satan délègue son pouvoir à des bêtes féroces pour venir châtier l’humanité : « Les choses en sont venues à un point tel / que chaque bête souhaite / la venue de l'Once. » Mais ce châtiment, souhaité par tous, semble plutôt dérisoire et cocasse concernant le roi : « Si Noble trébuchait dans les ronces, / il n'y en aurait pas une sur mille pour le regretter ». Cette bête puissante est donc investie d’un pouvoir supérieur, sur lequel Rutebeuf insiste, « c’est la vérité vraie », et qui le libère puisqu’elle ouvrirait un meilleur avenir en rétablissant l’ordre du monde, la paix.
Hennequin de Bruges, peintre des cartons de la tapisserie de l’Apocalypse, XIVème siècle, château d’Angers
POUR CONCLURE
La satire de Rutebeuf, sous la forme d'une allégorie longuement développée, est habile, puisqu’il utilise les emprunts au bestiaire du Roman de Renart, pour une violente dénonciation de la politique actuelle menée par Louis IX. Il lui reproche sa faiblesse, le choix de mauvais conseillers, en l’occurrence une soumission au clergé, à la fois au Pape qui prêche la croisade et aux Ordres mendiants qui prônent l’ascèse et l’austérité. Dans les deux cas, il s’agit d’hypocrisie : la religion n’est, pour Rutebeuf, qu’un prétexte qui masque la cupidité de l’Église, aux dépens des pauvres gens, dont les jongleurs comme lui.
Les principaux thèmes de Rutebeuf
Comme pour la plupart des poètes du moyen âge, la poésie de Rutebeuf est très personnelle : il y a peu d’écart entre sa propre vie et les thèmes qu’il privilégie. Ainsi ses poèmes sont profondément sincères, parfois même naïfs face à la réalité. Parallèlement, il hérite des croyances et des superstitions encore très présentes à son époque, qui se mêlent à la dimension religieuse chrétienne, ce qui explique aussi le recours fréquent à des contenus bibliques et à l’allégorie.
La place de la femme
Un thème traditionnel
La femme est très représentée dans la littérature médiévale, mais son image méliorative dans la poésie courtoise contraste avec un portrait plus souvent péjoratif, en raison de la croyance religieuse qui en fait la responsable du péché originel puisqu’elle n’a pas su résister à la tentation du "serpent" et a incité Adam à manger la pomme de l’arbre de la connaissance, ce qui a valu à l’humanité l’exclusion du paradis. Elle est donc un être dangereux, maléfique, complice du diable. Ainsi, si sa beauté est mise en avant, elle ne fait que renforcer ses défauts : son infidélité, sa corruption, son intérêt pour l’argent.
Rutebeuf, le "mal marié"
Chez Rutebeuf, nous retrouvons cette image péjorative, avec une inversion d’un thème traditionnel, celui de la "mal mariée". Bien loin, en effet, de plaindre une femme qui aurait été contrainte à accepter un mariage contraint, il se présente lui-même comme victime d’un mariage qui n’a fait que renforcer son malheur. Ainsi, sa satire est féroce dans « Le Mariage de Rutebeuf ». D’une part, elle n’a même pas la beauté pour l’excuser : « Elle n’est même pas avenante ni belle, / Elle a cinquante ans sur les épaules, / Elle est maigre et sèche : / Je n’ai pas peur qu’elle me trompe. » Finalement, ce mariage avec une femme qui « était pauvre et misérable » quand il l’a épousée a conduit à accroître sa pauvreté, d’autant plus, comme il le raconte dans « La Complainte de Rutebeuf », que de ce mariage est né un enfant qui coûte cher. Il est, certes, impossible de savoir si Rutebeuf a vécu cette difficile union, ou s’il ne fait que reprendre un thème convenu pour tenter d’obtenir de l’aide de ses nobles protecteurs. Mais il est déjà significatif que, pour ce faire, il accorde une telle place à ce thème et à ce portrait si péjoratif de la femme.
Quentin Metsys, Vieille femme grotesque, 1513. Huile sur panneau, 64,2 x 45,4. National Gallery, Londres
La Fortune
La roue de Fortune
Cette image d’une force puissante est empruntée à l’antiquité où elle est une déesse, dans la Grèce antique, sous le nom de « Tychè », elle représente le hasard, le sort, bon ou mauvais, et même la destinée d’un État. Le moyen âge la remet au premier plan, pour illustrer les incertitudes de cette époque troublée, avec les menaces de maladie, de famine et de guerres, à travers l’image de la roue de Fortune. Elle règne donc de façon tyrannique sur l’humanité, et témoigne de l’instabilité qui s’impose à tout humain, qu’elle peut faire monter et descendre à son gré dans la société.
La roue de fortune, Hortus Deliciarum (XIIème siècle). Enluminure, copie du XIXème siècle
L'expérience personnelle
C’est ce que Rutebeuf fait ressortir dans « Le Dit d’Aristote », « On peut pendant un temps régner / par la tromperie avant de déchoir », où la Fortune apporte alors un châtiment, ou inversement, le succès « [q]uand l’homme de condition moyenne devient un grand personnage », comme dans « La Paix Rutebeuf », . Impossible donc de lui résister, comme le déplore le poète dans « La Complainte Rutebeuf » : « Maintenant je laisserai Fortune tourner sa roue / et m’appliquerai à me tirer d’affaire / si je le puis. » C’est ce qui explique tous les indices temporels qui mettent en évidence les aléas de son existence, autant de hasards qui, comme dans le jeu de dés, ponctuent les récits, comme dans « La Griesche d’hiver », « Pauvreté s’est à nouveau abattue sur « moi », repris dans « La Complainte Rutebeuf » par l'adverbe : « en m’enlevant brutalement / tout ce que j’avais ».
La mort omniprésente
Une menace
Dans ce monde médiéval si troublé et dangereux, comment oublier que la mort menace à chaque instant ? Face à ce constat, deux choix sont envisagés.
Soit il est possible, comme le faisaient les hédonistes romains qui, au cœur des banquets agitaient un squelette pour inviter les convives au "carpe diem", de vouloir à tout prix profiter de l’existence si brève. Le cri, « À nous le plaisir ! », prêté aux amateurs du jeu de dés, qu’il avoue avoir lui-même pratiqué, représente bien sa propre volonté : « je me suis adonné aux jeux et aux divertissements / sans jamais daigner réciter un psaume », reconnaît-il dans « La Mort de Rutebeuf », et il ajoute « j’ai cédé à tous les désirs de mon corps ».
"Memento mori", mosaïque du IIème siècle, 41 x 47. Musée archéologique national de Naples
Soit, il oublie les plaisirs terrestres et pense d’abord à l’au-delà, donc à assurer le salut de son âme. C’est ce qui explique son appel à la miséricorde divine, par exemple en conclusion du « Mariage de Rutebeuf » : « Maintenant je prie Dieu de bien vouloir accepter / que cette souffrance, cette misère / et cette folie / me soient comptées comme vraie pénitence / afin que je puisse prendre place parmi les Siens. » Une même invocation se retrouve souvent associée aux plaintes sur sa misère qui lui ferait mériter ce salut, comme dans « La Complainte de Rutebeuf : « Que Dieu qui pour nous souffrit peine et passion, / me conserve la raison / et sauve mon âme ! »
Le destin de l'humanité
Mais si Rutebeuf met en évidence la pauvreté qui l’accable, il souligne en revanche, dans « La Mort de Rutebeuf », que, face à la mort, tous les humains sont égaux, promis à ce même destin : « Puisque je vois mourir les forts et les faibles / comment trouver en moi l’espoir réconfortant / de pouvoir me défendre contre la mort ? / Je ne vois personne, quel que soit son pouvoir, / à qui la mort ne fasse perdre pied / et qu’elle ne terrasse. » Sa question rhétorique souligne cette fraternité devant la mort, avec une réponse soulignée par la litote. Rappeler à tous ce sort partagé est donc la mission que se fixe le poète : « Elle n’épargne ni les puissants ni les humbles / quelque richesse qu’on lui apporte », et « les justes eux-mêmes trembleront » car nul ne peut être certain de son salut.
La foi chrétienne
Cela explique que Rutebeuf, qu’il s’agisse d’évoquer sa propre misère, ou de développer sa critique dans « Renart le Bestourné » en vient inévitablement à mettre au premier plan la foi chrétienne.
Le culte marial
Mais Dieu est un être céleste, donc si éloigné des humains qu’ils ont éprouvé le besoin de trouver des intermédiaires pour intercéder en leur faveur auprès de ce créateur suprême. Tel est la mission confiée aux moines, mais aussi la multiplication des saints auxquels on s’adresse, notamment lors de pèlerinages, et surtout le culte rendu à la Vierge Marie qui prend une place prépondérante au moyen âge, avec les nombreux miracles qui lui sont attribués. Ainsi Rutebeuf met en évidence le pouvoir de de celle qui, mère du Christ, peut intervenir en faveur des pêcheurs d’abord en évoquant le « jeûne pour la douce Dame » de sa femme, puis en invoquant lui-même la principale prière qui lui rend hommage : « par la foi que je dois à l’Ave Maria ». Il lui adresse un fervent appel à deux reprises dans « La Mort de Rutebeuf », en exprimant sa peur d’être muni pour ses péchés : « Si, au jour du Jugement, je ne reçois l‘aide / de Celle en qui Dieu s’est fait homme », « Si Celle en qui resplendissent toutes les vertus / ne prend en main ma destinée ».
Hieronymus Wierix, La Vierge avec les symboles de la litanie de Lorette, vers 1573-1619. Gravure, 15,6 x 10,4. Metropolitan Museum of Art, New York
Une foi profonde
Cependant, Rutebeuf garde à l’esprit qu'in fine c'est Dieu qui exerce la justice suprême, d’où la crainte qu’il inspire et les supplications qu’il faut lui adresser. Il lui rend un hommage fervent, témoignage de sa confiance : « Aussi je prie Celui / qui s’est fait trinité / et ne sait dire non / à qui L’implore, / L’adore et L’appelle son seigneur / et qui éprouve les gens qu’Il aime ». Il fait référence aux scènes bibliques, par exemple en rappelant sa naissance « dans la crèche » ou la crucifixion de celui qui « pour nous souffrit peine et passion ».
Maffre Ermengaud, La crucifixion du Christ, in Le Bréviaire d’amour, 1288-1289. Enluminure, manuscrit du XIVème siècle, BnF
Il adopte ainsi une triple attitude :
D’un côté, il fait appel à sa pitié pour qu’il lui accorde le salut : « Dieu fasse qu’il ne soit pas trop tard ! », s’écrie-t-il dans « La Mort de Rutebeuf ». Et il fait de ses malheurs la raison de l’indulgence céleste implorée : « Que Dieu veuille me compter comme pénitence / de devenir bientôt, à ce que je crois, presque aveugle ! »
De l’autre, il fait appel à sa justice, par un raisonnement qui peut sonner comme un reproche, par exemple dans sa prière à propos de son enfant : « Que le Seigneur / Dieu qui le fit naître / lui donne de quoi manger / et lui envoie sa subsistance / et qu’il soulage aussi ma peine, / afin que je puisse subvenir à ses besoins ».
Mais, finalement, c’est la résignation qui l’emporte, la soumission à « Sa volonté sans faillir », une volonté supérieure : c’est « le Seigneur qui conduit tout ». Ainsi, le malheur est aussi perçu comme un châtiment mérité : « si j’ai provoqué la colère de Dieu / il peut se jouer et rire de moi / car il se venge bien ». Mais l’acceptation est témoigne aussi de la confiance née d’une foi sincère : « Jamais de la vie je ne m’appliquerai / à servir scrupuleusement et aveuglément qui que ce soit / sinon Celui qui voit tout, car Son amour est constant et solide. / C’est sagesse de Lui faire confiance ».
POUR CONCLURE
Ainsi la poésie de Rutebeuf révèle qu’il fait partie des lettrés, ayant pu reprendre l’héritage de l’antiquité pour l’adapter à la fois aux réalités de son époque, notamment à la foi chrétienne qui a marqué tout le moyen âge, et aux conditions difficiles de son existence de jongleur : son œuvre nous fait partager tour à tour la misère, la déchéance, les regrets, sur un ton profondément sincère.
L'écriture poétique de Rutebeuf
L’obligation de lire ces poèmes dans leur traduction, quelque fidèle et élaborée qu’elle puisse être, limite forcément l’étude d’une des clés de l’écriture poétique, la versification. Sur ce point, les explications proposées permettront d’apporter quelques précisions. En revanche, la traduction n’empêche pas de constater la diversité des tonalités qui révèlent la richesse des choix poétiques de Rutebeuf.
La versification
La métrique
À l’époque de l’écriture, la poésie des jongleurs n’est plus accompagnée de musique ni même psalmodiée, comme c’était encore le cas dans les chansons de troubadours et des trouvères, ou dans les chansons de geste. Ainsi va s’imposer peu à peu l'octosyllabe, un vers plus libre, propre à s’adapter à des contenus variés, sans césure, omniprésent dans ce corpus.
Mais, dans plusieurs poèmes, Rutebeuf choisit l’hétérométrie que restitue la traduction : à deux octosyllabes succède un tétrasyllabe, qui, le plus souvent, porte la force expressive, comme dans les vers 7 à 15 de « La Griesche d’été » par exemple.
La strophe
Dans le corpus retenu, les tercets monorimes dominent, mais avec une double particularité. Il ne coïncide pas forcément avec la syntaxe, d'une part en raison d'un enjambement de la phrase d’un tercet à l’autre ; d’autre part en raison de l’organisation des rimes, car le tétrasyllabe qui ferme un tercet, introduit les rimes des deux octosyllabes du tercet suivant.
Certains poèmes, en revanche, privilégient des strophes plus amples :
-
le huitain qui enchaîne deux quatrains de rimes croisées, comme dans « De Brichemer »;
-
le douzain, qui donne plus d’ampleur à la tonalité lyrique, sur deux rimes, parfois régulières dans celui qui construit à elle seule « Le Dit des ribauds de Grève », tantôt avec une inversion de l’ordre du premier sizain au second : (a a b a a b / b b a b b a) comme dans les trois poèmes « La Paix de Rutebeuf », « La Pauvreté Rutebeuf » (ci-contre), et « La Mort Rutebeuf ».
Le rythme et les sonorités
Une attention particulière est à porter sur les effets sonores provoqués par l’agencement des rimes, souvent riches, comme dans ces quelques vers de « La Griesche d’hiver », voire intérieures, ici entre « commence » et « sens ». Ils s’associent au travail sur les rythmes. Rutebeuf multiplie, notamment, les répétitions.
Ici, celle de l’adjectif « povre » soutient l’expressivité de la plainte en associant l’abstrait, l’affirmation de sa médiocrité intellectuelle, à la dure réalité concrète, sa pauvreté. Ces répétitions permettent aussi les allitérations, comme « quant byze vente / Li vens me vient, li vens m’évente ». À cela s’ajoute une figure de style, hérité de l’antiquité, l’"annominatio" en latin - ou la paronomase, en grec -, c’est-à-dire la reprise de mots de famille et de sonorités voisines : « li vens m’esvente ». Il s’agit de rendre immédiatement sensible au lecteur l’expression des sentiments et l’image de sa vie instable.
La diversité des tonalités
L’intitulé de ce corpus, « Poèmes de l’infortune », met en évidence la tonalité dominante, le lyrisme qui soutient les plaintes du poète, démuni de tout. Mais on reconnaît aussi la verve du polémiste, et, surtout, le ton satirique parcourt les poèmes, nous rappelant que Rutebeuf a aussi écrit des fabliaux où la satire se donne libre cours, tels Le Pet du vilain ou Le Testament de l’âne.
Le ton polémique
On se reportera à l'analyse de « Renart le Bestourné » pour approfondir les attaques de Rutebeuf contre la cour royale, et la façon dont l’allégorie, fondée sur le bestiaire animal, permet de formuler les reproches, aveuglement du roi, hypocrisie et avidité de ceux qui l’entourent.
Mais « Le Dit d’Aristote » présente un autre exemple de cette tonalité, Rutebeuf s’inscrivant alors dans la querelle qui se développe au XIIIème siècle entre l’Université et les Ordres Mendiants. Il prend nettement parti pour le philosophe, dont il fait un maître en sagesse bien supérieur à celle qu’impose la religion. Le poème prend comme point de départ le rôle de précepteur du jeune Alexandre le Grand attribué à Aristote : « Aristote enseigne / et expose à Alexandre / au premier livre / un de ces ouvrages en vers / comment il doit se comporter dans le monde. / De ce livre Rutebeuf a tiré son dit. » Il fait ici référence, non pas aux œuvres philosophiques elle-même, mais au Roman d’Alexandre (1185), long poème en vers d’Alexandre de Bernay, qui relate l’éducation de ce héros.
Charles Laplante, L’Éducation d’Alexandre par Aristote, 1866. Gravure in Vie des savants illustres de L. Figuier
Il développe alors une longue prosopopée qui multiplie les reproches, par exemple contre la noblesse « car il ne manque pas de gens de bonne naissance / dont on ne retire que du mal », ou contre ceux qui abusent de leur pouvoir : « le juge corrompu n’est pas un juge / mais on le considère comme un brigand », « Un homme puissant ne peut avoir aucun vice / qui lui cause autant de tort que la cupidité. »
Pour le renforcer, Rutebeuf adapte le discours du philosophe aux réalités médiévales. Ainsi, Aristote mentionne les « barons » et les « serfs », « un comte ou un châtelain », et insiste sur le respect du « blason de son lignage » par le « vrai gentilhomme ». Mais surtout, pour entreprendre de valoriser ce philosophe, principal modèle de la scolastique, le discours prêté à Aristote unit l’héritage antique au monde chrétien, par exemple par son invocation, « je t’en prie par sainte Marie », et dans sa conclusion en forme de prière : « Je te recommande à Dieu afin qu’il te garde / et tiens bien compte de tout ce que je t’ai dit. » Rutebeuf choisit donc son camp, celui de l’université contre le Pape et l’Église qui rejettent ce philosophe considéré comme un orgueilleux métaphysicien qui prétend connaître et expliquer le monde créé, donc comme un dangereux mécréant. Au contraire pour Rutebeuf, Aristote est un modèle de sage morale : il « nous invite à nous rappeler / que l’on doit distinguer entre bons et mauvais / et séparer les gens de bien des traîtres. »
Le lyrisme
Outre les passages où Rutebeuf annonce à son public le contenu du poème, en attirant son attention, le « je » est surtout présent pour mettre en valeur la difficile situation du jongleur, obligé par sa misère à implorer du secours. Cela ressort des titres mêmes des poèmes, tel le terme « complainte » avec le préfixe « cum » qui implique sa volonté de partager ses douleurs avec son lecteur, ou bien par la mention de son nom dans « Le Mariage Rutebeuf », « La Paix Rutebeuf », « La Pauvreté Rutebeuf », « La Mort Rutebeuf ». Cette plongée en lui-même ressemble parfois à un monologue intérieur, d’où les interrogations qui ponctuent la plainte et le repentir, par exemple dans « La Mort Rutebeuf » : « Comment oserais-je dire un mot / quand les justes eux-mêmes trembleront ? », « Me sauver ? Hélas ! de quelle manière ? », « Que puis-je faire, sinon l’attendre ? »
Ce choix d’une expression personnelle est soutenu tout particulièrement par des images évocatrices, comme quand il déplore la perte de ses amis : « ce sont amis que vent emporte / et il ventait devant ma porte ; / aussi furent-ils emportés ». Le fait que, le plus souvent, Rutebeuf développe une déploration explique les images privilégiées, telles la chute des feuilles dans « La Griesche d’hiver » : « Vers le temps que l’arbre s’effeuille, / qu’il ne reste aux branches feuille / terrassé que je suis par la pauvreté ». De même, se multiplient les images de chocs, d’atteintes physiques, voire de blessures : « en été c’est la mouche noire qui me pique, / en hiver la mouche blanche », pour amplifier l'effet des flocons de neige.
Le ton satirique
L'ironie
La satire est une façon de partager avec le lecteur le bon sens qui amène à ridiculiser la cible visée. Elle se donne libre cours face à ceux qui lui refusent leur appui.
Il me faut composer un poème sur Brichemer
qui se joue de moi au jeu de la tromperie.
Il est bien normal que moi je l’aime,
car je ne le trouve ni avare ni chiche.
Nul n’est si généreux que lui, cherchât-on outre-mer :
ne m’a-t-il pas enrichi de promesses ?
C’est avec le froment à semer l’an prochain
qu’il va me faire sous peu une galette.
C'est le cas dans « De Brichemer » où il joue sur ce nom, allusion au jeu dans lequel un joueur doit découvrir qui détient le bâtonnet – la « briche » – remis à un des joueurs par le meneur du jeu qui, lui, doit l’égarer par ses discours. Dans cet huitain, Rutebeuf associe les jeux sonores, avec les échos à la rime, « chiche » et « outre-mer », au nom du personnage, à l’ironie par antiphrase de l’affirmation insistante du vers 3, et au jeu de mots final sur la « galette », au sens propre un gâteau, et au sens figuré, populaire, l’argent dont on dispose.
De même, alors qu’il se plaint, dans les deux poèmes intitulés « La Griesche », de ses propres excès, de sa pratique du jeu de dés qui l’a mené à la ruine, il élargit la satire à tous les joueurs, dont il se moque : « deux tournois, / trois parisis, cinq viennois / ne peuvent pas faire un bourgeois / d’un pauvre nu. » Il joue ici sur les monnaies, les plus petites, « tournois », « parisis » et « viennois » de valeur très inférieure à celle nommée « bourgeois », tel l’habitant du bourg au statut social plus élevé que le « pauvre nu ». Mais à ce premier jeu de mots s’ajoute un jeu sonore que la traduction de « d’un nu despris » ne restitue pas : « despris » signifie certes « privé de », donc « pauvre », mais le terme suggère d’autres privations : financière, si l’on entend « des prix » mais aussi intellectuelle vu la prononciation médiévale « d’esprit ». Ainsi, dans toute la fin de « La Griesche d’été » Rutebeuf s’éloigne de sa plainte personnelle pour se moquer des joueurs, en multipliant les jeux de mots pour mettre l’accent sur le dénuement que leur impose le jeu : « quand aux points il les tient, de ses poings il les assomme ».
L'humour
Cependant, le rire du poète se retourne souvent contre lui-même, en prenant une distance par rapport aux malheurs dont il se plaint. Par exemple dans « Le Mariage Rutebeuf », il commence par jouer sur son nom, mal porté : « Or dira l’en que mal se prueve / Rustebuef qui rudement œvre », appauvri par la traduction « On va dire que Rutebeuf se débrouille mal, / bien qu’il soit rude à la tâche ». De même, plus loin il joue sur les noms des arbres, le « chêne » et le « tremble » pour évoquer le froid qui le fait trembler : « N’ai pas busche de chesne ensamble : / Quant g’i suis si à fou et tramble ». Jeu de mots effacé par la traduction de Dufournet, qui privilégie l’explication : « Je n’ai pas deux bûches de chêne chez moi, / mais, quand j’y suis, il y a au moins un fou qui tremble de froid ». La plainte finit ainsi par faire sourire car comment prendre au sérieux les associations cocasses, par exemple entre la naissance d’un enfant et la patte brisée du cheval, ou pour évoquer les diverses menaces que cette naissance fait planer sur ce malheureux père : « voici que la nourrice réclame ses gages, / m’écorchant peau et pelisse / pour nourrir l’enfant, / sinon il reviendra brailler dans la maison. »
POUR CONCLURE
Rutebeuf, en tant que "jongleur", est obligé de séduire le public qui doit lui assurer sa subsistance. Il rencontre donc une difficulté, puisqu’il doit à la fois mettre en évidence son dénuement extrême, mais sans lasser un auditoire qui attend de lui un divertissement. Cette double exigence lui impose ses choix d’’écriture :
une virtuosité dans la versification, qui se traduit par la variation des formes, de la métrique, des rimes et des rythmes. De cette pratique hériteront les poètes du XVème siècle qu’on nommera « rhétoriqueurs ».
une incessante variation dans les tonalités, de façon à entraîner le public dans son camp, en lui faisant partager ses polémiques, mais aussi en suscitant, en alternance, la compassion et le sourire. D’où la place occupée par les jeux de mots qui soutiennent une satire qu’il n’hésite pas à diriger contre lui-même.