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Jacques Prévert, Paroles, 1946 : parcours
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Observation du corpus 

Le parcours, qui entre dans le cadre de l’objet d’étude, la poésie, peut accompagner et guider une lecture cursive, car il s’inscrit dans deux des enjeux proposés pour les parcours : « alchimie poétique : la boue et l’or » et « modernité poétique ? ».

Il fait alterner huit explications linéaires et trois études d’ensemble, qui leur font écho, destinées à approfondir la découverte du recueil par des lectures complémentaires. Deux explications correspondent aussi à un thème cher à Prévert : l’enfance. Notons l’importance accordée à l’introduction, qui permet de mieux comprendre le lien entre la vie du poète et le contexte de son époque, tant socio-historique que culturel. C’est cet ancrage culturel qui explique la place accordée dans le parcours à des études d’œuvres picturales ou musicales qui illustrent les thèmes retenus dans Paroles, depuis les refus et les révoltes jusqu’aux souhaits et aux idéaux formulés.

Enfin la dernière séance du parcours porte sur l’écriture poétique, afin de pouvoir, en conclusion, répondre à la problématique proposée dans l'introduction : « Quelle vision du monde le recueil, en entrecroisant les formes et les thèmes, met-il en valeur ? »

Introduction 

Pour se reporter à la biographie

La présentation de la vie et de l’œuvre de Prévert insistera sur sa dimension libertaire, car elle fait l’objet, ensuite, d’une étude d’ensemble sur ses "révoltes". Pour mieux la comprendre, il est nécessaire de réactiver les connaissances des élèves sur l’histoire de la première moitié du siècle

Pour se reporter au contexte

Une recherche sur l’évolution de la poésie, « De dada au surréalisme », peut conduire à l’élaboration d’un dossier ou bien d’un exposé oral.

Présentation du recueil 

Pour se reporter à la présentation

Une rapide présentation des conditions de réalisation d’un recueil – terme à définir – est suivie d’une analyse des implications du titre ; puis, à partir de la table des matières, est questionnée l’idée même de structure. Il est possible, en raison de leur difficulté pour de jeunes lycéens et de leur longueur, d’exclure du parcours les poèmes explicitement datés d’une date ultérieure à celle de la publication de Paroles.

Après une lecture personnelle du recueil, est proposée l’écoute, en autonomie, d’une vidéo réalisée par montage de documents et d’interviewes, « Paroles d’un insoumis ». Elle fera l’objet d’un compte-rendu, de façon à poser des hypothèses d’étude.

"Paroles d'un soumis" : montage

Présentation

Étude d’ensemble : les révoltes 

Pour se reporter à l'analyse

Les cibles des dénonciations 

L’étude d’ensemble est introduite par la lecture de deux extraits de « Tentative de description d’un dîner de têtes à l’Élysée », les vingt-quatre premiers vers et les dix-sept derniers.

         L’énumération  du premier extrait permet de dégager les principales cibles des attaques de Prévert, les hommes politiques, dont le patriotisme génère les guerres, puis l’Église car la religion tire profit de son pouvoir et diffuse hypocrisie et soumission, enfin, derrière les accusés, les intellectuels qui promeuvent des valeurs dangereuses.

           L'énumération qui ferme le poème fait, elle, défiler les victimes, tous les opprimés, travailleurs exploités mais aussi soldats envoyés à la mort, dont le sort paraît sans espoir.

Trois dénonciations sont donc étudiées : les abus de tous ceux qui détiennent l’autorité, l’image péjorative de la religion, enfin celle de l’armée, et plus particulièrement de la guerre.

Révoltes

Documents complémentaires 

Outre les courts extraits soutenant l’analyse, la lecture de deux extraits et l'écoute du poème « L'effort humain » interprété par Serge Reggiani la concluent, afin de répondre à la question : Prévert est-il un poète engagé ?

« Chanson dans le sang » : vers 14 à 27

Elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres... ses jardins... ses maisons...
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent...

Elle elle s’en fout la terre

elle tourne et toutes les choses se mettent à hurler

elle s’en fout

elle tourne

elle n’arrête pas de tourner et le sang n’arrête pas de couler…

Où s’en va-t-il tout ce sang répandu

le sang des meurtres… le sang des guerres…

le sang de la misère…

et le sang des hommes torturés dans les prisons…

le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman…

Prévert, même s’il a accompagné au théâtre le groupe « Octobre », lié au partie communiste, n’a jamais lui-même adhéré au PCF, n’a jamais revendiqué une idéologie et n’a pas participé aux actions des « poètes de la Résistance » pendant la guerre. Mais il cherche sans cesse à mettre en valeur le combat entre les forces de vie, ici les beautés de « la terre » qui « tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons », et celles de mort, qui envahissent l’extrait : le « sang » est de plus en plus présent, depuis les « grandes flaques » jusqu’à ce qu’il « n’arrête plus de couler ». Ce combat est tragique, image d’une fatalité, accentuée par le lexique familier, car « elle s’en fout la terre ». En fait, seule l’humanité est responsable, et nous retrouvons les accusations principales du recueil, les coupables dénoncés, tous ceux qui détiennent un pouvoir, fauteurs de guerre, ou familles maltraitantes, face à leurs victimes, assassinées, « torturé[e]s dans les prisons », exploitées, et tout particulièrement les plus faibles, les « enfants ».

« Le paysage changeur » : dernière partie

Et le paysage à moitié construit à moitié démoli
à moitié réveillé à moitié endormi
s'effondre dans la guerre le malheur et l'oubli
et puis il recommence une fois la guerre finie
il se rebâtit lui-même dans l'ombre
et le capital sourit

mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil

le vrai le dur le rouge soleil de la révolution

et ils se compteront

et ils se comprendront

et ils verront leur nombreet ils regarderont l'ombre
et ils riront
et ils s'avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l' enterreront dans la terre sous le paysage de misère

et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l'hiver en printemps.

Le titre du poème en annonce le sens. Après avoir dépeint le mal, « le soleil chien du capital », qui provoque les guerres et la misère, ce « paysage » qui « s’effondre » avant d’être reconstruit à l’identique pour le profit des puissants, la dernière partie met en valeur « le vrai soleil » qui changera le sort des exploités : c’est « le dur le rouge soleil de la révolution », celle prônée alors  par les communistes, auquel Prévert lance un vibrant appel, appelant les travailleurs à se libérer : « et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon / ils le brûleront / ils le raseront ». Le poème se ferme alors sur une vision d’espoir, car la vie triomphera de la mort. Prévert a donc choisi clairement son camp...

« L'effort humain » : interprété par Serge Reggiani

Le clip s’ouvre sur la chanson « Allons au devant de la vie », traduction par Jeanne Perret de celle écrite en 1932 par Dmitri Chostakovitch pour le film soviétique Contre-Plan de Yotkévitch et Ermler, devenue emblématique du Front populaire. Elle a alors accompagné les premiers congés payés, les réunions dans les Auberges de jeunesse, mais aussi les grèves et les luttes. C’est ce qu’illustrent les premières images du clip, avec ces travailleurs qui revendiquent, avec le poing levé, signe de ralliement de l’Internationale communiste.

"L'effort humain", interprété par Serge Reggiani, 1966

Le poème est construit sur une opposition entre toutes les illusions et les faux-semblants, et les réalités, douloureuses : le travail, la guerre, les prisons, évoquées par les images successives. Le clip mêle les images qui renvoient à l’entre-deux-guerres et au nazisme, à celles contemporaines, avec des allusions aux combats actuels, par exemple ceux liés à l’écologie ou qui combattent les dictatures.

La voix grave et intensément modulée de Reggiani met en valeur ce sort dramatique infligé à toutes ces victimes, martelé et dramatisé dans l’énumération qui ferme le texte. Son interprétation accentue ainsi la tonalité polémique du poème, en soutenant le refus de toute « résignation » et l’appel à la lutte.

Explication : "Familiale" 

Pour lire le poème

La simplicité de ce poème fait écho au titre du recueil Paroles, tout en illustrant particulièrement les dénonciations récurrentes chez Prévert. D’où ce court poème, construit en trois temps, tire-t-il sa force polémique ?

Tx1-Familiale

1ère partie : la vie de famille (des vers 1 à 9) 

Le titre du poème « Familiale » suggère une atmosphère d’union, chaleureuse et paisible, que confirme l’occupation traditionnelle formulée dans le premier vers, et reprise au vers 6 : « La mère fait du tricot ». Mais, dès le second vers, une rupture brutale intervient : « Le fils fait la guerre ». L’article défini alors employé soutient la critique, car les personnages sont ainsi stéréotypés. La vie « familiale » se construit sur des constantes sociales, héritage historique que nul ne remet en cause, comme le signale le commentaire, inscrit par sa syntaxe dans le langage familier : « Elle trouve ça tout naturel la mère ». Toutes les mères ne sont-elles pas habituées à donner leur fils à la patrie ?

Portrait de famille au début du XXème siècle

Portrait de famille au début du XXème siècle

La question, « Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ? », donne l’impression d’assister à une sorte de conversation entre un curieux qui s’informe et le poète, observateur qui répond. Sa réponse, « Il fait des affaires », répétée, range le père dans le camp des capitalistes, qui détiennent le pouvoir économique. Mais, à travers les trois activités, l’entrecroisement des rôles de chacun porte la critique : la femme cantonnée dans son rôle de « mère » et d’« épouse », le « père » qui gagne l’argent du foyer, et les guerres qui naissent dans cette société figée, où « les affaires » sont placée au premier plan, sans la moindre remise en cause avec la reprise de la même formule : « Il trouve ça tout naturel le père ».

2ème partie : le fils (des vers 10 à 18) 

La guerre de 14-18 : au combat dans une tranchée

La guerre de 14-18 : au combat dans une tranchée

La deuxième partie du poème met l’accent sur « le fils », avec insistance : « Et le fils et le fils / Qu’est-ce qu’il trouve le fils ? » La réponse illustre cette société patriarcale, traditionnelle, dans laquelle les plus jeunes ne font que reproduire une norme, sans la moindre révolte : « Il ne trouve rien absolument rien le fils / Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre ». Ainsi, le jeu des temps montre que son avenir est tout tracé : « Quand il aura fini la guerre / Il fera des affaires avec son père ».

Le rythme s’accélère ensuite, avec la répétition verbale, qui traduit l’engrenage d’une vie mécanique, où l’on ne pense plus : « La guerre continue la mère continue elle tricote / Le père continue il fait des affaires ». Mais l’ordre des occupations met alors la guerre au premier plan, préparant ainsi le contraste brutal de la négation totale : « Le fils est tué il ne continue plus ».

3ème partie : pour conclure (du vers 19 à la fin) 

Mais aucune expression de chagrin ou de douleur, les parents se contentent de respecter les codes sociaux du deuil : « Le père et la mère vont au cimetière / Ils trouvent ça naturel le père et la mère ». Tout au plus pouvons-nous noter l’accélération du rythme dans l’entrecroisement des activités, mais avec une insistance particulière sur « la guerre », avec trois occurrences, et, encore davantage sur « les affaires », accumulées dans l’avant-dernier vers. L’enchaînement entre elles et le dernier vers, « La vie avec le cimetière », lie nettement le monde de la finance et la guerre qui cause la mort des plus jeunes, fondement de la dénonciation de Prévert.

CONCLUSION

 

Prévert a donc complètement déshumanisé l’image de la famille, prise dans un engrenage inéluctable, vécu sans la moindre émotion. Sans cri de colère, par cette présentation  sur un ton neutre, dans un registre de langue familier, Prévert accentue, en  fait, par le jeu des répétitions et des rythmes, la dénonciation d’un monde où la normalité, avec le rôle accordé à l’argent qui engendre la guerre, conduit, en fait, à la mort.

Explication : "Barbara" 

Pour lire le poème

Yves Montand chante "Barbara", 1962

Parmi les cibles des attaques de Prévert introduites dès le premier poème de Paroles, il y a, en premier lieu, l’armée, avec ses généraux, qui sème la mort en faisant la guerre. Sa dénonciation est particulièrement violente dans « Barbara ». Comment, à travers les trois moments de ce discours fictif, Prévert met-il en valeur l’horreur de la guerre ?

1ère partie : une rencontre (des vers 1 à 16) 

L'interpellation

 

Le dialogue s’ouvre sur une injonction en anaphore, en écho au titre du poème, « Barbara », par laquelle le poète interpelle son personnage : « Rappelle-toi, Barbara ». Le tutoiement crée d’emblée entre eux une familiarité, alors même qu’ils sont étrangers l’un à l’autre, comme le marque le parallélisme : « Toi que je ne connaissais pas / Toi qui ne me connaissais pas ». Cet appel au souvenir se fait même insistant, scandé par l’assonance en [ a ] à la rime : « Rappelle-toi quand même ce jour-là / N’oublie pas ». C’est aussi ce qui explique le choix de l’imparfait.

Tx2-Barbara
Gwendal Lemercier, pour illustrer « Barbara », dessin in Brest en bulles, 2010

Un tableau heureux

 

Ces premiers vers brossent le tableau heureux d’une rencontre entre le poète et la jeune femme, a priori rapide : « Et je t’ai croisée rue de Siam ». Il pose d’abord le décor : « Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là ». Image de l’atmosphère bretonne, cette pluie apparaît cependant  bénéfique ici, car elle ne gêne aucun des deux personnages. Bien au contraire, elle met en valeur la jeune femme, dont la beauté ressort de l’énumération des adjectifs : « Et tu marchais souriante / Épanouie ravie ruisselante / Sous la pluie ». Le rythme, souligné par l’assonance aiguë du [ i ] et la rime, féminine, entre « souriante » et « ruisselante », traduit sa vivacité heureuse : « Tu souriais ». Le parallélisme insistant, « Et moi je souriais de même », montre que le poète partage cette impression d’un moment de bonheur

Gwendal Lemercier, pour illustrer « Barbara », dessin in Brest en bulles, 2010

2ème partie : une image de l’amour (des vers 17 à 36) 

Elliott Erwitt, Le Baiser, 1955. Photographie, détail

La rencontre

 

Mais, contrairement à cette première impression, le poète n’est pas l’objet de la rencontre, mais seulement un témoin de ce rendez-vous amoureux. Le rythme même, en decrescendo, reproduit l’intensité de la scène, en mettant en relief le cri d’amour : « Un homme sous un porche s’abritait / Et il a crié ton nom / Barbara ». La récurrence de la conjonction « Et » décompose les étapes de la rencontre, et, en s’associant au passage au passé composé et à la reprise des adjectifs, met en valeur l’élan amoureux : « Et tu as couru vers lui sous la pluie / Ruisselante ravie épanouie / Et tu t’es jetée dans ses bras ».

Elliott Erwitt, Le Baiser, 1955. Photographie, détail

La puissance de l'amour

​

Le passage du discours au présent de l’énonciation souligne la force de cette scène d’amour dont la brièveté n’a pas empêché qu’elle se grave dans la mémoire du poète, comme il souhaite qu’elle se soit gravée aussi dans cette de la jeune femme : « Rappelle-toi cela Barbara ». Prévert, dans ce dialogue fictif, exprime avec lyrisme sa conception de l’amour, en insistant sur son tutoiement : « Et ne m’en veux pas si je te tutoie / Je dis tu à tous ceux que j’aime / Même si je ne les ai vus qu’une seule fois / Je dis tu à tous ceux qui s’aiment / Même si je ne les connais pas ». L’amour induit le partage de ce sentiment par un poète qui témoigne ainsi de la façon dont il illumine la vie, et pas seulement celle des amants.

Une évocation nostalgique

 

Accompagnant la reprise des injonctions, « Rappelle-toi Barbara / N’oublie pas », la récurrence des déterminants démonstratifs, « cette pluie », « cette ville », permet de réactualiser la scène, revécue dans la mémoire et inscrite dans le décor : « Cette pluie sur la mer / Sur l’arsenal / Sur le bateau d’Ouessant ». La répétition de l’adjectif à la rime fait de la « pluie » une sorte d'eau de baptême du bonheur, qui irradie largement : « Cette pluie sage et heureuse / Sur ton visage heureux / Sur cette ville heureuse ».

3ème partie : la guerre (du vers 37 à la fin) 

Une rupture brutale

 

Le cri lancé, « Oh Barbara », crée une rupture brutale à la fois dans cette atmosphère heureuse et dans la tonalité lyrique du dialogue, encore accentuée par la violence lexicale de l’exclamation vulgaire : « Quelle connerie la guerre ». L’énumération transforme alors la pluie en une métaphore des bombardements qui se multiplient sur Brest pour détruire les navires dans l’arsenal : « cette pluie de fer / De feu d’acier de sang ». La destruction remplace alors les heureuses images du début du poème : « Il pleut sans cesse sur Brest / Comme il pleuvait avant / Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé ». C’est ce qui explique les questions inquiètes du poète qui imposent la menace de mort : « Qu’es-tu devenue maintenant », « Et celui qui te serrait dans ses bras / Amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant ». Les sonorités également se sont modifiées, laissant place à la gravité pesante de la voyelle nasale [ ã ].

Brest après un bombardement

Brest après un bombardement

La révolte

 

La révolte du poète explose dans les images violentes à la fin du poème, qui poursuivent la métaphore en gradation : « C’est une pluie de deuil terrible et désolée / Ce n’est même plus l’orage / De fer d’acier de sang ». L’ultime évolution efface toute dimension humaine par la comparaison, avec l’insistance due à l’anadiplose, qui met en place une vision d’horreur : « Tout simplement des nuages / Qui crèvent comme des chiens / Des chiens qui disparaissent / Au fil de l’eau sur Brest ». La violence des verbes, associée aux consonnes [ k ], [ d ], [ t ], [ p ] rendues encore plus rude par l’allitération du [ R ] correspond à l’indignation du poète. Ainsi, c’est sur le néant total que se ferme le poème : « Au loin très loin de Brest / Dont il ne reste rien. »

CONCLUSION

 

C’est par la structure même du poème, avec l’opposition des deux parties, le lyrisme de la première pour chanter l’amour, face à la tonalité polémique, en gradation, de la seconde, que Prévert met en valeur sa dénonciation de la guerre qui détruit toute beauté humaine et anéantit l’amour. Même si Prévert ne s’est jamais directement engagé dans la Résistance, il témoigne ainsi de sa compassion pour les victimes des déchaînements de l’Histoire.

Peu importe si cette « Barbara » est, ou non, l’épouse d’un résistant communiste, chef du mouvement "Libération-sud", Pierre Hervé, comme l’affirme le journaliste Roger Faligot ; elle illustre, en fait, le combat entre les forces du bien, l’amour, et celles du mal, la guerre.

Ouest-France du 14 décembre 1997

Ouest-France du 14 décembre 1997

Étude d’ensemble : le monde animal 

Un symbolisme complexe 

Pour se reporter à l'analyse

Animaux

Le relevé du bestiaire présent dans le recueil conduit à une double analyse :

  • ce que symbolisent ces animaux, en dégageant l’opposition entre ceux qui représentent les critiques et les révoltes de Prévert et ceux qui correspondent aux valeurs qu’il prône.

  • le rôle qui leur est accordé dans les poèmes, tantôt par la parole qui leur est prêtée, tantôt à travers les descriptions ou leur intervention dans les récits.

La place particulière attribuée à l’oiseau est à étudier car, emblème de cette liberté chère à Prévert, il  est aussi un guide, porteur du sens même de la vie.

Documents complémentaires 

Pour lire le poème

« Salut à l'oiseau »

 

L‘oiseau, très présent dans Paroles, porte, lui aussi, un symbolisme contrasté, puisqu’à côté de l’« oiseau de la tendresse », de celui « des caresses », de l’oiseau associé au « rire » et à la joie, il y a ceux qui sont liés aux dénonciations de Prévert : « les croassants oiseaux de la morale / les pauvres échassiers humains / et inhumains / les corbeaux verts de Saint-Sulpice / tristes oiseaux d'enfer ».

Mais, au cœur du poème, le portrait mélioratif s’affirme, et il illustre toutes les valeurs dont Prévert fait l’éloge : « oiseau des vérités premières / oiseau de la parole donnée / oiseau des secrets bien gardés ». Ainsi dans  la plus longue partie de l’énumération, Prévert, par les qualificatifs qu’il lui attribue, en fait le représentant de la liberté sans cesse déniée à l’homme. C’est pourquoi, il prolonge la révolte de tous ceux que la vie accable.

Il est donc le soutien de toutes les colères, un guide vers un monde meilleur.

oiseau égal

oiseau fraternel
oiseau du bonheur naturel […]

Je te salue
oiseau du pavé

oiseau des prolétaires
oiseau du Premier Mai […]

oiseau des malheureux oiseau des meurt-de-faim
oiseau des filles mères et des jardins publics
oiseau des amours éphémères et des filles publiques

Je te salue
oiseau des permissionnaires
oiseau des insoumis
oiseau du ruisseau oiseau des taudis

Je te salue
Phénix fort
et je te nomme
Président de la vraie république des oiseaux
et je te fais cadeau d'avance
du mégot de ma vie
afin que tu renaisses
quand je serai mort
des cendres de celui qui était ton ami.

Mais, dès le début du poème, Prévert – qui se contente de l’appellation générique « oiseau » – devient lui-même, par l’image qu’il se donne, un oiseau : « et je m'allume / en ton honneur / et je me consume / en chair et en os / et en feu d'artifice ». Implicitement il s’identifie ici à l’oiseau légendaire, le « Phénix », qui, parce qu’il peut renaître après avoir été consumé dans les flammes, symbolise la résurrection qui suit la mort, donc l'espoir. 

Le phénix renaissant de ses cendres, Bestiaire d’Aberdeen, manuscrit, XIIème siècle

L’identification se confirme dans les derniers vers du poème, car une sorte de métempsycose transforme le poète lui-même en un intermédiaire venu apporter l’espoir à tous les opprimés.

Le phénix renaissant de ses cendres, Bestiaire d’Aberdeen, manuscrit, XIIème siècle

« Événements »

Pour lire le poème

Ce long poème propose un récit dont le personnage principal est l’hirondelle. Deux moments l’encadrent :

            Au début, elle « vole vers son nid » pour apporter de la nourriture à ses petits.

        Puis, le cœur du poème fait défiler une succession de tableaux, observés par l’hirondelle au fur et à mesure qu’elle « repasse dans le ciel ». Tous témoignent des douleurs humaines, depuis le « jeune malade » en train de mourir jusqu’à l’assassin face au cadavre de sa victime, en passant par tous les exclus, comme le chauffeur de taxi exploité et le chômeur.

Or, face à la légèreté de l’hirondelle – « elle est belle / elle est vivante / elle vole vite » – il y a l’horreur des « mouches » qui, symboles de cette atmosphère pesante, se trouvent à l’aise quand triomphe la mort, et se régalent du sang d’un homme assassiné, tout en proclamant – hypocritement – leur foi chrétienne : 

Ainsi l’hirondelle, occupée à nourrir ses petits, dicte un message à l’humanité, « tout le monde mange », qui pousse le chômeur à l’action, à s’unir avec « les autres qui ne mangent pas parce qu’ils n’ont rien à manger ».

L'hirondelle au  nid avec ses oisillons

         La fin du récit nous ramène au nid, où  nous retrouvons les oisillons, porteurs du message transmis par leur mère, dans son rôle de guide de l’humanité,  un message d’espoir.

L'hirondelle au  nid avec ses oisillons

il y a un silence de mort
On se croirait à l'église dit une mouche en entrant
c'est émouvant
et toutes les mouches réunies font entendre un pieux bourdonnement

puis elles s'approchent de la flaque

​de la grande flaque de sang

mais la doyenne des mouches leur dit
Halte là mes enfants remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé

et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité

et les petits passent la tète hors du nid
et regardent les hommes marcher
S'ils restent bien unis ensemble
ils mangeront
dit l'hirondelle

mais s'ils se séparent ils crèveront
Restez ensemble hommes pauvres
restez unis
crient les petits de l'hirondelle
restez ensemble hommes pauvres

Explication : "Pour faire le portrait d'un oiseau" 

Pour lire le poème

Tx3-Oiseau

Les oiseaux occupent une place centrale dans le bestiaire de Prévert, tantôt parce qu’il les met en scène, comme dans « Événement », tantôt par le discours qu'il leur prête, tantôt par la description qu’il en fait, comme dans « Salut à l’oiseau ». C’est aussi l’oiseau qui est le modèle du peintre dans « Pour faire le portrait d’un oiseau », texte dédié à Elsa Henriquez, qui, venue d’Argentine à Paris avec sa famille en 1932, se fait connaître comme peintre dans les milieux artistiques de l’entre-deux-guerres, et a illustré plusieurs de ses poèmes. Comment Prévert, à travers les étapes de son « portrait », met-il en valeur le symbolisme complexe de l’oiseau ?

Elsa Henriquez, pour illustrer "Pour faire le portrait d'un oiseau" 

Elsa Henriquez, pour illustrer "Pour faire le portrait d'un oiseau" 

1ère partie : la préparation du tableau (des vers 1 à 24) 

La première étape, qui occupe la moitié du poème est la plus longue : elle précède ce qui est le temps de la représentation de l’objet même du portrait, « l’oiseau ». Les infinitifs, en lien avec le titre, « Pour faire… », font de ce poème une sorte de recette, décrivant la marche à  suivre par le peintre, les conseils pour le cadre, puis pour l’attitude à suivre. 

Le cadre

Sa présentation se scinde elle-même en trois temps, indiqués par les adverbes de temps : « d’abord », puis « ensuite », à deux reprises.

Le premier temps : la "cage"

Le verbe « peindre » renvoie, certes, à l’art du peintre, en écho à la dédicace ; mais n’oublions pas que c’est un poète qui écrit… Le texte peut donc être lu en relation avec ces deux arts.

La « cage » avec sa « porte ouverte » suggère la mise en place d’un piège : il s’agit de capturer l’oiseau, le sujet choisi par l’artiste, dont la première tâche est de laisser venir à lui l’inspiration qui va guider sa création. Elle est si fugitive, si aléatoire qu’il est nécessaire de lui prévoir un cadre, qui peut représenter des règles, les codes d’un mouvement pictural ou littéraire.

Le deuxième temps : les accessoires

L’énumération qui suit, avec l’anaphore de « quelque chose » reste très vague, mais les adjectifs mélioratifs expriment les objectifs que se propose le peintre. L’expression, au-delà de son lexique enfantin, presque naïf, « joli », « simple », suit une gradation qui en arrive à ce qui est le but même de l’art, le « beau », tout en soulignant l’idée primordiale : l’artiste doit se mettre au service de sa création en peignant « quelque chose d’utile / pour l’oiseau ». 

Le troisième temps : le cadre de la création

L’artiste doit enfin veiller à l’harmonie entre le sujet choisi et l’atmosphère dans laquelle il travaille. Quand il s’agit de peindre « un oiseau », il est important de plonger dans la nature, pour favoriser ainsi l’inspiration : placer ensuite la toile contre un arbre / dans un jardin / dans un bois / ou dans une forêt. »

Le comportement de l'artiste

 

Les répétitions, des négations, « sans rien dire / sans bouger », et du verbe « attendre », accentué par la précision temporelle, « s’il le faut pendant des années », invitent le peintre à la patience mais aussi à adopter un état d’esprit réceptif, ouvert. Il doit, en quelque sorte s’effacer, « se cacher derrière », oublier par exemple tout ce qu’il a pu apprendre pour laisser jaillir en lui l’inspiration, oublier le réel pour se laisser emporter par la rêverie.

La métaphore de l’oiseau illustre toute la difficulté de ce surgissement : « Parfois l’oiseau arrive vite / mais il peut aussi bien mettre de longues années / avant de se décider ». Prévert tente ici de rassurer l’artiste, parfois désespéré devant l’impossibilité de concrétiser ce dont il rêve : « Ne pas se décourager ». Sa justification, « la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau / n’ayant aucun rapport / avec la réussite du tableau », suggère, en effet, d’autres raisons de « réussite » que ce temps de l’inspiration.

2ème partie : la création de l’œuvre (du vers 25 à la fin) 

Le temps de la création

 

Toujours marqué par l’indice temporel, ici la subordonnée, « Quand l’oiseau arrive », vient alors le moment de la création. Mais Prévert rappelle à quel point cette création est fragile, à la fois par la restriction introduite, « s’il arrive », et par l’attitude conseillée à l’artiste, la patience, avec la reprise du verbe « attendre », la vigilance avec le superlatif hyperbolique, « observer le plus profond silence », et une précaution attentive : « doucement ».

Notons que, si le titre annonce « le portrait d’un oiseau », Prévert ne nous apporte aucune précision sur son apparence, sa nature, ses couleurs… L'objection n'est donc pas la reproduction du réel. En revanche, s’il faut « fermer doucement la porte avec le pinceau », donc enfermer l’oiseau, c’est-à-dire savoir saisir l’inspiration, il insiste sur la liberté de cette création : « effacer un à un tous les barreaux / en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau ». Ainsi – et cela est valable pour la poésie comme pour la peinture – faire disparaître la « cage », c’est faire disparaître tous les cadres préétablis, les règles, les mouvements, les apprentissages antérieurs, pour libérer l’esprit créateur.

L'importance des sensations

 

L’étape suivante établit un glissement de l’oiseau à l’arbre, avec un terme qui le personnifie : il s’agit de faire son « portrait ». Le superlatif souligne l’importance de se mettre au service de la création : « en choisissant la plus belle de ses branches ». Le but est de susciter les sensations qui se mêlent en imitant les touches de peinture : vue, avec « le vert feuillage » et la luminosité, avec « la poussière du soleil » qui se confond aussi avec le toucher, avec « la fraîcheur du vent », enfin l’ouïe : « le bruit des bêtes de l’herbe ». L’ensemble, qui s’inscrit « dans la chaleur de l’été », crée une atmosphère féérique, dans laquelle tout l’univers s’anime, à l’image de bien des poèmes de Prévert.

Pour illustrer "Pour faire le portrait d'un oiseau" 

L'importance des sensations

 

La métaphore sur laquelle se ferme le poème montre que l’œuvre créée échappe à son créateur : « et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter ». La double hypothèse, antithétique,  c’est-à-dire échec ou réussite, renvoie à la critique, au jugement porté sur l’œuvre.

  • Dans le premier cas, « si l’oiseau ne chante pas » caractérise une œuvre qui ne produit aucun écho dans l’âme, qui n’éveille aucune sensation, échec mis en valeur par l’anadiplose soutenant le chiasme : « c’est mauvais signe / signe que le tableau est mauvais ».

  • Par opposition, Prévert joue sur les mots pour traduire la réussite : « mais s’il chante c’est bon signe / signe que vous pouvez signer. »

Par l’emploi du verbe conjugué qui remplace l’infinitif, à présent Prévert s’adresse directement à l’artiste, qui prend en charge l’œuvre, mais de façon discrète car ce n’est plus sa personnalité qui compte, mais sa création : « vous écrivez votre nom dans un coin du tableau. » Le lien établi entre le peintre et le poète est ici confirmé, puisque l’artiste n’use plus du « pinceau » mais de l’écriture : « Alors vous arrachez tout doucement / une des plumes de l’oiseau ».

Pour illustrer "Pour faire le portrait d'un oiseau" 

CONCLUSION

 

En élaborant son poème sous la forme d’une recette de cuisine, dont chaque étape se révèle symbolique, Prévert marque la difficulté de la création, qu’il s’agisse de la peinture ou de la poésie. Elle exige une longue patience pour que jaillisse l’inspiration, pour que l’œuvre se crée en toute liberté, pour qu’elle s’inscrive dans le réel par sa beauté , indépendamment pourtant de toute reproduction mimétique, puisque, jusqu’à la fin, sa seule valeur vient, non pas de la ressemblance de l’oiseau, mais de son chant, c'est-à-dire ses émotions transmises.

À travers sa simplicité, presque naïve, qu’a d’ailleurs saisie Elsa Henriquez dans son illustration, Prévert rejoint ici le souhait des surréalistes : ne pas créer en fonction des normes préétablies, mais en se laissant imprégner par les hasards alentours qui mettent en mouvement la création.

Histoire des arts : Alain Thomas, Toucans, 2007 

Un peintre "naïf"

 

Né en 1942, Alain Thomas, autodidacte, évolue progressivement depuis ses débuts, dans les années soixante, vers une peinture naïve qui privilégie le dépaysement dans un univers exotique, avec une place importante accordé au « toucan ». Cet oiseau tropical vivement coloré qui se caractérise par son bec surdimensionné est souvent considéré comme un symbole de la communication sincère, de cœur à cœur ou entre le monde terrestre et un au-delà mythologique. Il est censé enseigner notamment l’art de l’écriture et de la parole, le pouvoir – libérateur ou destructeur – des mots.

Étude de l’œuvre

 

L’art naïf nous transporte dans un univers primitif, image d’une innocence perdue, d’où l’aspect enfantin d’une peinture qui ne respecte pas les règles de la perspective mais joue sur l’intensité des couleurs, posées en aplats  et la précision du trait, quelle que soit la place de l’objet ou du personnage dans la représentation. Un de ses plus illustres représentants français est Henri Rousseau (1844-1910), dit Le douanier Rousseau, avec ses tableaux de « jungle ».

Il y a même une sorte d’idéalisation, car cet univers est encore empreint d’une pureté perdue dans le monde dit civilisé. À côté de ces toucans, qui occupent une place centrale dans le tableau, d’autres espèces cohabitent paisiblement, le singe qui tend une fleur, la grenouille sur son nénuphar, le papillon voletant, et d’autres oiseaux en plein vol. Le peintre met aussi en valeur, par ses couleurs et la reproduction de sa diversité la luxuriance de la végétation exotique dans laquelle s’inscrivent les oiseaux.

Alain Thomas,Toucans, 2007

Pour se reporter à l'analyse

Étude d’ensemble : la représentation de l'amour 

Amour

Trois aspects se dégagent de la représentation de l’amour dans le recueil, à approfondir :

  • Le premier est sa fragilité, car les menaces sont nombreuses, aussi bien de la part de la société, avec son pouvoir patriarcal, les valeurs imposées par la morale religieuse, sans oublier la guerre destructrice, que du comportement des amants eux-mêmes : leur jalousie, leur désir de posséder l’autre, risquent d’anéantir le couple.

  • De ce fait, l’amour peut faire souffrir : les ruptures sont douloureuses et peuvent même conduire au suicide.

  • Mais, cela n’empêche pas Prévert de chanter la toute-puissance de l’amour, triomphant dans les instants chargés de sensualité, mais aussi capable de revêtir une dimension éternelle.

Documents complémentaires 

« Rue de Seine »

 

Ce poème, telle une scène de film, raconte une rupture amoureuse, immédiatement dramatisée par la représentation du couple : « ils sont très pâles tous les deux ». Nous assistons à un véritable combat, entre l’homme qui « certainement a envie de partir... / de disparaître... de mourir... », tandis que la femme, elle, se montre agressive : « une femme le secoue... / elle le secoue ».

Pour lire le poème

rupture2Otto Preminger, Laura, 1944. Film.jpg
  • Le conflit est ponctué du cri de la femme, aux multiples intonations, à la façon d’un refrain dans le poème : « une phrase / répétée… / sans arrêt / sans réponse... »

  • Face à ce cri, Prévert dépeint l’impuissance de l’homme à la fois par les points de suspension, comme pour reproduire les temps de silence, et par la représentation, en focalisation interne, de ce qu’il ressent : « il étouffe / le monde se couche sur lui / et l'étouffe / il est prisonnier /coincé par ses promesses... » Il n’intervient d’ailleurs que dans un seul bref discours direct rapporté : « Voyons calme-toi tu es folle »

Otto Preminger, Laura, 1944. Film

D’où vient ce conflit ? De la question réitérée, « Pierre dis-moi la vérité », caractérisée par le commentaire du narrateur : « Question stupide et grandiose ». Cet oxymore reflète ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de l’amour. Vouloir une transparence totale, cette « vérité » ainsi réclamée, c’est vouloir une fusion avec l’autre, une communion totale de deux êtres qui n’en feraient qu’un, dans une unité parfaite. Mais cet idéal masque, en fait, une volonté de posséder l’autre, une jalousie « stupide » et blâmable.

La fin de la scène, avec l’anaphore, plonge la femme, incapable de se maîtriser, dans une sorte de folie : elle devient « en face de lui... /une machine à compter / une machine à écrire des lettres d'amour / une machine à souffrir / le saisit... / s'accroche à lui... » Mais, en se fermant sur une dernière répétition de la demande, le poème rend inéluctable la rupture.

« Cet amour »

 

À travers les caractéristiques énumérées de « cet amour », Prévert en résume les trois dimensions :

Pour lire le poème

        Les menaces qui pèsent sur lui, à la fois les entraves sociales, « Cet amour qui faisait peur aux autres / Qui les faisait parler / Qui les faisait blêmir », mais aussi le comportement même des amants : « Cet amour guetté / Parce que nous le guettions / Traqué, blessé, piétiné, achevé, nié, oublié / Parce que nous l'avons traqué, blessé, piétiné, achevé, nié, oublié. »

          Sa fragilité, qui peut, à tout moment, conduire à la rupture, donc au désespoir : « Et mauvais comme le temps / Quand le temps est mauvais

          Mais c’est précisément ce qui lui accorde sa toute-puissance, affirmée avec insistance au début du poème : « Cet amour si vrai / Cet amour si beau / Si heureux / Si joyeux ». D’où sa transformation en allégorie, quasi divinisée, à laquelle le poète lance une vibrante prière à la fin du poème. 

« Nous qui sommes aimés
Nous t'avons oublié
Toi, ne nous oublie pas
Nous n'avions que toi sur la Terre
Ne nous laisse pas devenir froids
Beaucoup plus loin toujours
Et n'importe où
Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d'un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous ».

Dans le combat pour la vie, l’amour joue donc un rôle essentiel.

Écoute : Juliette Gréco, « Je suis comme je suis », 1965 

D’où Juliette Gréco a interprété plusieurs poèmes de Prévert, mis en musique par Joseph Kosma, dont « Je suis comme je suis », où sa voix grave, un peu rauque et sensuelle, correspond particulièrement bien au personnage qui s’exprime. L’inversion de l’ordre des strophes, qui met en valeur son portrait, fait comprendre qu’il s’agit d’une prostituée, même si la description de la « taille trop cambrée », des « seins beaucoup trop lourds » et des « yeux trop cernés », est remplacée par « mes lèvres sont trop rouges / Mes dents trop bien rangées / Mon teint trop clair / Mes cheveux trop foncés ». En conservant l’idée d’excès par rapport à la norme, ce changement efface tout de même la dimension sexuelle.

La chanson revient ensuite à la première strophe, avec des inflexions de voix qui marquent une réelle jubilation de l’affirmation : « Je suis comme je suis / Je plais à qui je plais ». En enchaînant sur les dix derniers vers, la chanteuse, sur scène, s’accompagne d’une gestuelle  qui met en valeur l’aspect précieux et délicat de l’amour qu’elle a vécu, tandis que la reprise de la première strophe insiste sur le rejet de toute obligation morale.

Tx4-Geôlier

Pour lire le poème

Explication : "Chanson du geôlier" 

Plusieurs des poèmes de Paroles portent comme titre « chanson », « Chanson des escargots qui vont à l’enterrement », « Chanson dans le sang », « Chanson de l’oiseleur », « Chanson », ce qui nous rappelle que, par son origine mythologique, son lien avec le personnage d’Orphée et ses chants accompagnés de la lyre offerte par Apollon, la poésie s’associe à la musique, rythme et sonorités. Mais le complément, le « geôlier », est surprenant car nous n’imaginons guère ce gardien de prison en train de chanter.. , ce qui nous invite à donner à ce court poème un sens symbolique

1ère partie : la question (vers 1 et 2) 

Le poème s’ouvre sur une question, rendue familière par le tutoiement, mais surprenante par l’opposition, le qualificatif « beau » appliqué à un « geôlier », sinistre car porteur d’une « clé tâchée de sang ». Le choix de ce terme vieilli pour un gardien de prison et cette double image nous plonge, en fait, dans un monde médiéval, à la façon des contes chantés par les troubadours, et nous imaginons la jeune femme, traditionnellement enfermée dans la tour

2ème partie : la prisonnière (des vers 3 à 10) 

Johny Gruelle, Illustration (1922) de Raiponce, conte de Grimm

Le début de la réponse explicite la situation, une relation amoureuse entre ce « geôlier » et la femme aimée fondée sur un douloureux enfermement, imagé par le « sang » sur la « clé » et la crainte exprimée, « S’il en est encore temps », qui suggère une mort possible. D’où l’affirmation, « Je vais délivrer celle que j’aime », et la hâte reproduite par la brièveté des octosyllabes dominants, et l’accélération des vers 4 et 5, deux hexasyllabes. Puisqu’il s’agit d’une « chanson », Prévert veille à la fois à une harmonie du rythme par l’isométrie, et à la musicalité, par les rimes, assonance entre « geôlier » et « enfermée », et prolongement du son [ ã ] par [ mã ] en alternance avec la rime suffisante entre « désir » et « avenir », auquel s’ajoutent les anaphores.

Johny Gruelle, Illustration (1922) de Raiponce, conte de GrimmGruelle 2.jpg

Mais cette réponse permet à Prévert de formuler son reproche, résumé par le rapprochement, « Tendrement cruellement », contre l’égoïsme de l'amoureux qui veut emprisonner la femme aimée. Quatre raisons, scandées  expliquent cette volonté :

  • « Au plus profond de mon désir » renvoie à la possessivité de l’amant, tandis qu’« Au plus profond de mon tourment » évoque la jalousie, la peur de la perdre ;

  • Cela conduit l’amant à une sorte d’hybris, puisqu’il prétend inscrire l’amour dans le temps, que nul ne peut maîtriser, d’où ses promesses d’aimer toujours, qualifiées de « mensonges de l'avenir » ou de « bêtises des serments ».

3ème partie : la liberté (des vers 11 à 18) 

Les affirmations qui suivent, de longueur équivalente, renforcées par les anaphores, « Je veux », « Et même », et par l’assonance du [ é ] à la rime, autant de signes de la musicalité de cette « chanson », opposent à la servitude la liberté : à « enfermée » répond « délivrer », repris par « qu’elle soit libre ». La liberté de mouvement est ainsi rendue, « s’en aller », en même temps que la liberté des sentiments, « en aimer un autre / Si un autre lui plaît », même si l’alternance verbale, « revenir », « Et encore de m’aimer », montre que l’amant, par son renoncement, espère préserver son amour.

4ème partie : l'amour éternel (du vers 19 à la fin) 

La dernière partie du poème, plus courte, retrouve la tonalité lyrique propre aux chansons médiévales, à la fois par la formule lexicale vieillie, « Et elle en allée », par l’anaphore, « Je garderai », et le rythme hexasyllabique dominant.

Dans un premier temps, le poète répond, face à la possibilité de perdre l’amour, de rester « seul », donc à sa fragilité, en affirmant sa force, marquée par l’opposition des adverbes : « Je garderai seulement / Je garderai toujours », qui lui donne une éternité, traduite par la rime entre « toujours », « jusqu’à la fin de mes jours », et « amour », dernier mot du poème. Ce qui est alors souligné, par l’ampleur de l’alexandrin final, est la sensualité, qui imprime à jamais dans la mémoire du corps de l’amant, »Dans mes deux mains en creux », le corps de la femme aimée : « La douceur de ses seins modelés par l'amour ».

CONCLUSION

 

Ce poème, qui ressemble au chant lyrique d’un troubadour médiéval, est construit en deux temps, d’abord image de l’enfermement de la femme aimée, à laquelle s’oppose la délivrance que permet son « geôlier », conscient qu’il est en train de tuer l’amour lui-même. Prévert démasque ainsi deux obstacles à l’amour, la possessivité et la volonté de le faire durer. Il souligne par opposition ce qui fait tout son prix : il ne peut s’épanouir que dans la liberté, et doit se vivre dans l’instant, dans l’étreinte sensuelle, qui lui donne son éternité.

Explication : "Pour toi mon amour" 

TX5-Pour toi

Pour toi mon amour
Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j'ai acheté des oiseaux
Pour toi mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j'ai acheté des fleurs
Pour toi mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
Et j'ai acheté des chaînes
De lourdes chaînes
Pour toi mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je t'ai cherchée
Mais je ne t'ai pas trouvée
Mon amour.

Les symboles positifs

 

Le premier symbole introduit l’animal si présent dans le recueil, les « oiseaux », qui, traditionnellement, évoquent la liberté. Puis viennent les « fleurs », qui, elles, représentent la beauté, les couleurs, l’épanouissement. Ces deux premiers achats, mettent donc l’accent sur ces deux valeurs fondatrices de l’amour. Mais le rythme en decrescendo (10-8-6 pour le premier, 9-7-5 pour le second) rend déjà fragile cet élan lyrique.

Ce très court poème fait écho à « Chanson du geôlier », avec la même musicalité due aux répétitions, et un discours qui, en quatre étapes scandées par le refrain « Pour toi mon amour », oppose nettement le symbolisme des cadeaux prévus par l’amant, qui s’adresse ici, familièrement, à la femme aimée.  

Les symboles négatifs

 

Par opposition, la seconde partie du poème révèle la faute de l’amant, à travers une double image négative, celle du premier lieu, le « marché à la ferraille », qui évoque déjà, par ses sonorités, la froideur et la dureté, renforcée par l’insistance sur l’achat : « des chaînes / De lourdes chaînes ». Ce désir d’emprisonnement, signe de la possessivité de l’amant, se confirme par le dernier lieu : le « marché aux esclaves », rappel de la conception traditionnelle de la femme soumise aux désirs de l’homme. Mais le poème se ferme sur une rupture brutale, avec l’antithèse à la rime entre « cherchée » et « pas trouvée », marquée par le connecteur « Mais » : le discours amoureux s'anéantit ainsi, puisqu’il s’adresse à une absente.

​

Prévert confirme donc ici ce qui, pour lui, donne à l’amour sa valeur : il ne peut se vivre que dans la liberté.

Explication : "Sables mouvants" 

Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s’est retirée
Et toi
Comme une algue doucement caressée par le vent
Dans les sables du lit tu remues en rêvant
Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s’est retirée
Mais dans tes yeux entrouverts
Deux petites vagues sont restées
Démons et merveilles
Vents et marées
Deux petites vagues pour me noyer.

TX6-Sables...

Le paysage

 

Le titre de ce court poème installe un paysage, celui des « sables mouvants », immédiatement perçu comme dangereux : sous la douceur du sable se cache le piège mortel, qui risque d’engloutir celui qui s’y est risqué. Ce titre invite à observer ce paysage, qui soutient les trois vers du refrain.

Le refrain s’ouvre sur un de ces jeux de mots fréquents chez Prévert. À partir de l’expression « promettre monts et merveilles », c’est-à-dire faire des promesses excessives, illusoires, il crée l’opposition « Démons et merveilles », les forces du mal face à celles du bien, à l’image du sable, qui dissimule son danger par sa douceur. 

Un paysage symbolique : pour illustrer "Sables mouvants"

Un paysage symbolique : pour illustrer "Sables mouvants"

Prévert nous transporte alors sur une vaste plage, dans un décor dont l’agitation, marquée par la brève image de l’air et de la mer, « Vents et marées », s’apaise dans le décasyllabe : « Au loin déjà la mer s’est retirée ». Les indices spatio-temporels s’associent à l’emploi à l’emploi des sonorités liquides, [ l ] et [ R ], et du passé composé pour exprimer ce calme revenu.

Une comparaison contrastée

 

En écho aux "merveilles"

Les deux monosyllabes, « Et toi », introduisent la destinatrice, la femme, qui va être comparée à ce paysage, la plage devenant « les sables du lit » tandis qu’elle s’identifie à « une algue doucement caressée par le vent ».

Prévert nous projette alors dans une scène d’amour, comme si au temps de la passion, « vents et marées », temps de l'élan d'amour, succédait un paisible sommeil, reproduit par la douceur du mouvement, qui met en parallèle la douceur du vent et l'attitude de la femme : « tu remues en rêvant ». L’atmosphère reste empreinte de calme, reproduit par les assonances nasales profondes entre « doucement », « vent » et « rêvant », et, à nouveau, la prédominance des consonnes liquides.

En écho aux « démons »

Cependant le connecteur d’opposition « Mais » introduit une rupture, en rétablissant un mouvement, « deux petites vagues », et une nouvelle association à la femme, alors sortie du sommeil avec ses deux « yeux entrouverts ». Ce regard semble alors perdre de sa douceur et, comme les « sables mouvants », exprimer le danger avec la répétition : « Deux petites vagues pour me noyer ». Nouveau jeu de mot, puisque l'image au sens figuré « plonger dans le regard »,  « se noyer dans tes yeux » devient une noyade concrète, la mort de l'amant. 

CONCLUSION

 

Ainsi le derniers vers confirme le titre et la formule réitérée, « Démons et merveilles », en mettant en valeur le double aspect de l’amour, dont la douceur sensuelle peut s’avérer dangereuse, jusqu’à détruire l’amant. Marée montante et marée descendante, l’amour s’en vient et l’amour s’en va, l’amour est éphémère, mais son souvenir perdure à jamais. 

Mise en voix des poèmes 

La brièveté de ces trois poèmes permet un travail sur leur lecture, d’autant plus intéressant que l’absence de ponctuation donne toute latitude sur le rythme, ralentissement ou accélération, comme dans « Chanson du geôlier », voire temps de silence, par exemple avant le dernier mouvement.. On veillera tout particulièrement à marquer par l’intonation les contrastes, entre les cadeaux dans « Pour toi mon amour », ou bien pour la rupture finale dans « Sables mouvants ». Enfin, même si la poésie de Prévert reste souvent familière, et ne respecte pas les règles de versification, il est souvent souhaitable, pour des effets rythmiques, de conserver l’habitude traditionnelle de prononcer le [ e muet ] placé devant une consonne.

Explication : "La chasse à l'enfant" 

TX7-Enfant

Pour lire le poème

C’est en 1848 qu’est créée la colonie pénitentiaire dans la citadelle de Belle-île-en-Mer destinée d’abord à accueillir des détenus politiques, puis, à partir de 1880, de jeunes détenus, de 13 ans à 21 ans. La discipline y est particulièrement sévère, avec des corvées et des châtiments violents, ce qui a conduit à une révolte en 1934 : un des enfants ayant été roué de coups pour avoir mangé un morceau de fromage avant de manger sa soupe, une émeute éclate et 55 enfants s’évadent. L’institution organise alors une battue à laquelle participent les touristes et les habitants de l’île, avec une récompense de 20 francs offerte pour chaque enfant capturé.

le pénitencier de Belle-île-en-Mer

C’est de ce fait divers que s’inspire ce poème de Prévert, qui, comme dans l’ensemble du recueil Paroles, se range du côté du plus faible, de l’enfant opprimé. De plus, sa dédicace aussi marque son engagement : Marianne Oswald est, elle aussi, une persécutée. Cette chanteuse allemande avait fui, dans les années Trente, les persécutions nazies car elle était juive. Elle chantera, en 1936, le poème mis en musique par Joseph Kosma.

Comment, par le récit de cette révolte, Prévert fait-il partager au lecteur son indignation ?

1ère partie : la polyphonie (vers 1 à 13) 

Les refrains

 

Le poème débute par des cris, quatre exclamations dont le rythme s’amplifie : 2 / 2 / 2 / 3, scandées par les échos sonores, la consonne [ v ] et la voyelle nasale [ ã ] qui ouvre le vers, reprise à la rime. Ils se répètent six fois dans le texte, mis en valeur par la typographie qui les isole. Ces cris, « Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! », sont autant d’insultes qui dénoncent l’irrespect des lois et des valeurs morales.

Ces cris contrastent avec l’harmonie des deux décasyllabes, avec leur assonance en [ o ], qui posent un décor paisible, mais porteur d’une opposition : « Tout autour de l’île il y a de l’eau » traduit l’enfermement, tandis que les « oiseaux », eux, sont les symboles de la liberté. Ce refrain, une description, rendue enfantine par son vocabulaire très simple qui ne fait que présenter une évidence, encadre d’ailleurs le poème, comme pour reproduire cet enfermement.

Un dialogue

 

La question du vers 5, avec sa syntaxe familière, « Qu’est-ce que c’est que ces hurlements », introduit un  autre personnage, derrière lequel se cache, soit le poète, témoin de la scène, soit le lecteur, intrigué. Mais le terme « hurlements » porte déjà un jugement péjoratif.

La réponse permet d’identifier l’origine de ces cris, et confirme la dénonciation par le choix lexical, l’animalisation soulignant la violence : « C’est la meute des honnêtes gens / Qui fait la chasse à l’enfant. » L’enfant est, en effet, transformé en un animal traqué par une « meute », image de la chasse à courre où les chiens poursuivent leur proie, le gibier. La critique ressort du contraste entre cette image violente et le qualificatif attribué aux poursuivants, des « honnêtes gens » se charge d’ironie, car ces défenseurs de la loi font eux-mêmes preuve de barbarie. Nous reconnaissons donc ici la voix du poète, qui se range du côté du plus faible.

Enfant-pénitencier2.jpg

Enfants détenus dans u pénitencier

La voix de l'enfant

 

Le discours rapporté directement, dans un vers beaucoup plus long, fait ensuite entendre, avec une analepse, un recul temporel, la voix de l’enfant, expression d’une révolte, mais sans agressivité : « Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement ». La qualification de l’établissement traduit la volonté de remettre ces enfants "tordus" dans une voie "droite", de corriger leur comportement. Mais l’enchaînement montre l’horreur de leurs conditions de vie, car, en réponse, la violence des adultes se déchaîne contre l’enfant : « Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents / Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment. » S’en prendre aux « dents » est une façon de lui interdire même de parler, voire de manger, donc de vivre, exclusion de l’humanité qu’illustre aussi le « ciment », où on le laisse comme on laisserait un animal.

2ème partie : la chasse (vers 13 à 26) 

L'image de l'enfant

 

La nouvelle étape du récit revient au présent, à l’image de la chasse par la comparaison et le verbe qui identifient à nouveau l’enfant à un animal : « Maintenant il s’est sauvé / Et comme une bête traquée / Il galope dans la nuit ». La scène, nocturne, prend un aspect effrayant, renforcé par les sonorités, plus aiguës, assonance du [ é ] t du [ i ] à la rime, d’où les questions qui, par les déterminants démonstratifs, font entendre à nouveau la voix d’un témoin, à présent plus angoissée par l’accélération du rythme : « Qu’est-ce qui nage dans la nuit / Quels sont ces éclairs ces bruits ». Face à cette atmosphère de violence, la réponse, explicative, marque un décalage, vu la faiblesse de la victime : « C’est un enfant qui s’enfuit ».

L'image des chasseurs

 

Face à la proie, l’enfant, sont mis en parallèle les chasseurs, avec la répétition des deux vers ironiques prolongée par la remarque cynique : « Pour chasser l’enfant pas besoin de permis ». Le déterminant défini le réduit à une espèce animale comme une autre, mais, finalement, plus facile à chasser. Nous retrouvons l’ironie, « la meute des honnêtes gens » devenant « Tous les braves gens s’y sont mis », avec un jeu sur le double sens de l’adjectif : placé devant le nom, il qualifie des gens qui respectent l’ordre établi, qui vivent en suivant les règles morales, mais aussi si l'ordre était inversé, il renverrait à ceux qui font preuve de « bravoure ». Il faut  assurément un grand courage pour « chasser l’enfant » !

Les quatre catégories de chasseurs énumérés, « Et tous galopent après lui / Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes », en écho aux quatre cris répétés, sont ceux qui représentent la loi d’abord, mais aussi ceux qui possèdent de l’argent, pour voyager, « les touristes », ou pour vivre sans travailler, « les rentiers ». Sont plus surprenants, les « artistes », peut-être une façon pour Prévert de les appeler à changer de camp… Tous s’associent dans cette chasse, comme s’il s’agissait d’un moment de plaisir, et sont ensuite regroupés dans le pronom indéfini, « On tire sur lui à coups de fusil », nouvelle image d’une violence démesurée face à un « enfant ».

3ème partie : la fuite ? (du vers 27 à la fin) 

La reprise intensive des cris traduit la colère des chasseurs, dont l’importance du statut social est à nouveau signifiée par la formule « ces messieurs ». Le récit signale, en effet, que l’enfant a tenté de s’enfuir à la nage. Leur gibier leur a donc échappé, et Prévert fait ressortir leur ridicule par le terme familier emprunté au vocabulaire de la chasse pour « bredouilles », ou l’expression « verts de rage ».

La réussite de la fuite dépend alors du sens donné au vers 31. Sa syntaxe en fait, a priori, une nouvelle question posée par un témoin, dont le redoublement exprime l’inquiétude, puisque, comme le rappelle le refrain  repris : « Tout autour de l’île il y a de l’eau ». Il n’est pas sûr que l’enfant ait la force de nager jusqu’au « continent ». Mais Prévert modifie la ponctuation attendue, et, en rendant ainsi la phrase exclamative, c’est davantage un souhait, comme un encouragement adressé à l’enfant.

CONCLUSION

 

La forme donnée au récit est particulièrement originale  par le mélange des voix qui se font entendre et le contraste entre la violence des images mises en scène et le personnage principal, un enfant, c’est-à-dire, pour Prévert, un être innocent et fragile. La liberté formelle, tant dans la typographie que dans la métrique, les rythmes et les sonorités, correspond au thème mise en valeur, le refus de tout ce qui emprisonne, ici l’enfant, auquel correspond la simplicité du langage et de la syntaxe choisis. En même temps, la métaphore filée de la chasse et l’ironie par antiphrase mettent en valeur son indignation contre tous ceux qui représentent l’ordre établi.

L’épisode a provoqué un scandale, mais ce n'est qu'en 1940 que sont officiellement supprimés les « bagnes d’enfant », qui deviennent des « instituts publics d’éducation surveillée » mieux contrôlés. Mais en 1967, 80 jeunes étaient encore enfermés à Belle-île, et l’établissement ne sera définitivement fermé qu’en 1977.

Écoute : Marianne Oswald, « La chasse à l'enfant », 1936 

Le début commence comme un lent récitatif, ce qui met en valeur les exclamations brutales et permet le contraste avec la mélodie qui, sur un ton dramatique, pose ensuite le décor. La reprise des insultes accélère d’abord le rythme, puis elles sont chuchotées. La réponse martelée à la question souligne la dénonciation.

Pour la suite du récit, l’orchestration rythme la révolte, comme pour imiter aussi les coups donnés à l’enfant, et scander à la fois le galop du fugitif et la poursuite des chasseurs. L’intonation imprimée à la fin du récit reproduit l’ironie de la caricature des chasseurs « bredouilles », à laquelle s’oppose la mélodieuse douceur de la phrase répétée, ici interrogative, qui précède la reprise finale du décor.

La voix grave et rauque de Marianne Oswald, associée à l’alternance entre une forme de récitatif et des moments plus chantés, convient tout particulièrement à l’atmosphère du poème, pour accentuer le pathétique de la situation d’un enfant et la force polémique de la critique de Prévert.

Explication : "Page d'écriture" 

TX8-Page-écriture

Si les enfants sont si présents dans le recueil Paroles de Prévert, c’est à la fois parce que leur faiblesse et leur innocence en font des victimes toute désignées de tous ceux qui veulent imposer leurs valeurs, et parce que leur imagination, encore vive, leur donne une aptitude au rêve que les adultes, englués dans le réel, ont perdue. Sont ainsi accusées pour les contraintes qui pèsent sur eux la famille, la religion, mais aussi, comme dans ce poème, l’école. Le titre pose déjà cette idée d’une contrainte, par l’effort que suggère la réalisation scolaire d’une « page d’écriture ». Mais cette « page d’écriture » est également celle que nous propose ici Prévert. Comment le symbolisme de cette mise en scène soutient-il la vision du monde propre à Prévert ?

Pour lire le poème

L'école dans les années Trente

L'école dans les années Trente

1ère partie : l’appel à l’oiseau (vers 1 à 21) 

L'image de l'école

 

Le texte s’ouvre sur la voix du « maître », terme qui indique son autorité, confirmée par l’injonction exclamative : « Répétez ! » Le redoublement, lui, met en valeur l’aspect mécanique de cette récitation "par cœur" d’une table de multiplication qu’exige l’école, avec le verbe « font » qui impose le calcul arithmétique  : « Deux et deux quatre / quatre et quatre huit / huit et huit font seize... » Cette récitation revient dans le poème, tel un refrain, pour marquer les étapes du récit.

L'image de l'oiseau

 

Le connecteur d’opposition « Mais » introduit une rupture dans le déroulement de cette leçon. La classe a, en effet, des fenêtres, qui ouvrent aux enfants l’espace du rêve, une liberté que symbolise l’oiseau, par sa nature bien sûr, et tout particulièrement cet « oiseau-lyre » dont le nom, à lui seul, oppose à la récitation mécanique la beauté de la musique. Mais rappelons aussi que la « lyre » renvoie à l’origine mythologique de la poésie, le don par Apollon d’une lyre au poète Orphée. Ici, l'oiseau « passe dans le ciel », naissant de l’imagination  rêveuse de l’enfant, et l’hétérométrie le met en valeur, le vers 15 l’isolant à la fin de l’appel.

L'oiseau-lyre

L'oiseau-lyre

L'image de l'enfant

 

Le récit imite le langage enfantin, avec ses verbes très simples au présent, qui reproduisent la plongée de l’enfant dans le rêve : « l’enfant le voit / l’enfant l’entend / l’enfant l’appelle ». Son cri exclamatif le transforme en un prisonnier, qui appelle à l’aide, le jeu, avec la liberté qu’il implique, devant être la réponse à la contrainte de la leçon : « Sauve-moi / joue avec moi / oiseau ! » L’imagination se donne alors libre cours, puisque la dernière étape réalise l’appel de l’enfant : « Alors l’oiseau descend / et joue avec l’enfant ». En contraste avec la répétition caricaturale de l’ordre du maître, la reprise en chiasme accentue la libération, dont les points de suspension traduisent la durée : «  et l’enfant joue / l’oiseau joue avec lui… ».

2ème partie : la libération (vers 23 à 43) 

La leçon impossible

 

La leçon se poursuit, mais est déjà perturbée par la question, comme si le maître s'en trouvait déstabilisé : « et seize et seize qu’est-ce qu’ils font ? » La réponse, implicitement formulée par les enfants, joue sur le double sens du verbe « faire », ici dans le sens d’une action accomplie. Ainsi les chiffres se trouvent personnifiés, illustrant l’impossibilité de poursuivre la leçon : « Ils ne font rien seize et seize / et surtout pas trente-deux / de toute façon / et ils s’en vont ». Cette impossibilité s’accentue au fil du récit qui image les chiffres, le langage familier et le jeu sur les mots reproduisant cette liberté nouvelle : « et huit et huit à leur tour s’en vont / et quatre et quatre et deux et deux / à leur tour fichent le camp / et un et un ne font ni une ni deux / un à un s’en vont également ».

La liberté conquise

 

Dans un premier temps, comme l’y oblige la présence du maître, l’enfant recourt à la stratégie habituelle aux écoliers pour lui échapper : « Et l’enfant a caché l’oiseau / dans son pupitre ». Il peut alors faire partager son rêve à ses camarades, tous aussi désireux de liberté que lui, et la répétition verbale semble imiter ce partage : « et tous les enfants / entendent sa chanson / et tous les enfants / entendent la musique ». La victoire devient complète quand le maître se retrouve impuissant à contrôler cette liberté, conquise grâce à l’oiseau et collectivement affirmée, et perd son calme, ce qu’indiquent l’opposition verbale et l’exclamation dans le discours direct : « et l’oiseau-lyre joue / et l’enfant chante / et le professeur crie : / Quand vous aurez fini de faire le pitre ! »

3ème partie : la métamorphose (du vers 44 à la fin) 

La dernière étape conduit à une métamorphose, qui inverse la réalité sociale.

      Le connecteur « Mais » souligne l’opposition à la parole du maître, qui a perdu toute son autorité sur ses élèves. L’imagination, le rêve et le jeu se révèlent plus puissants : « Mais tous les autres enfants / écoutent la musique ». Simultanément, c’est l’école qui perd son pouvoir, ce que symbolise l’image qui concrétise l’effondrement, mais rendu naturel par l’oxymore : « et les murs de la classe / s’écroulent tranquillement ».

Un porte-plume ancien

          La classe subit alors une transformation, que la répétition du verbe « redevenir » dans les derniers vers associe à une action magique. Par la série de métamorphoses, la vraie vie, celle de la nature, l’emporte alors sur le monde artificiel de l’école, créée par la société pour inculquer ses règles aux enfants : « Et les vitres redeviennent sable / l’encre redevient eau / les pupitres redeviennent arbres / la craie redevient falaise / le porte-plume redevient oiseau. » Ce dernier vers montre comment le mot lui-même, souvenir des anciennes plumes d’oie qui servaient à l’écriture, a pu être le support de l’imaginaire et du rêve.

Un porte-plume ancien

CONCLUSION

 

La simplicité de ce poème, lexicale mais aussi syntaxique, vise, certes, à correspondre au thème et au personnage, un enfant à l’école primaire. C’est une sorte de conte de fées que nous raconte Prévert, plongeant ainsi dans le monde de l’enfance, où tout est possible, même d’abattre « les murs de la classe ».

Mais, derrière cette simplicité, il nous révèle la force de la poésie, qui peut, à partir d’un simple mot, « porte-plume », créer tout un univers symbolique de sa vision d’un univers où les forces du mal, qui utilisent l’autorité, la contrainte, pour faire accepter à chacun les valeurs socialement reconnues, s’opposent à celles du bien, l’imagination, le rêve, la musique, la nature, et, surtout, la liberté représentée par l’oiseau.

Étude d’ensemble : l'écriture poétique 

Écriture

Pour se rapporter à l'analyse

Les explications précédentes conduisent à une synthèse sur l’écriture poétique de Prévert, avec deux caractéristiques prédominantes.

         A d’abord été constatée la liberté totale dans la forme, qu’il s’agisse de la longueur des poèmes, de la métrique, qui joue surtout sur les contrastes rythmiques, comme dans « La chasse à l’enfant », ou de la rime, parfois inexistante, parfois simple assonance. Cela permet à Prévert de privilégier l’oralité, en mettant en scène des dialogues notamment, ce qui favorise le recours à un lexique et à une syntaxe familiers, voire argotiques. Cette dimension orale est encore soutenue par l’emprunt à la chanson populaire, à travers les répétitions, par exemple dans « Barbara », et, plus particulièrement, par la présence d’un refrain, comme dans « Je suis comme je suis » ou « La chasse à l’enfant ». 

       Marqué par le surréalisme, Prévert joue sur le langage, mis au service de la dénonciation ou de la fantaisie. D’où un procédé récurrent, l’accumulation dans des énumérations, à la façon des collages des peintres, et la recherche de l’effet de surprise, par des néologismes et surtout des glissements de sens : jeu sur le double sens d’un mot, comme pour le verbe « faire » dans « Page d’écriture », comparaisons et métaphores insolites, comme celles observées dans « Sables mouvants ». À cela s’associe le travail sur les sonorités, là aussi souvent pour créer des contrastes surprenants.

Documents complémentaires 

Pour lire les trois poèmes

"Déjeuner du matin"

 

Ce poème donne un parfait exemple de l’oralité qui marque les poèmes de Paroles, comme en écho au titre : une syntaxe simple, qui repose sur des verbes courants, au passé composé, répétés comme « Il a mis », un lexique du quotidien, totalement banalisé. L’observation de l’homme par la femme détaille chacun de ses gestes, avec des explications superflues parfois comme « Il a mis les cendres / Dans le cendrier », « Il a mis / Son chapeau sur sa tête », « Il a mis / Son manteau de pluie / Parce qu’il pleuvait ». 

Pour illustrer "Déjeuner du matin"

Pour illustrer "Déjeuner du matin"

Mais, derrière cette banalité Prévert illustre la fin d’un amour, par les répétitions en gradation : « Sans me parler », est prolongé par « Sans me regarder », puis, à la fin du texte, « Sans une parole / Sans me regarder », conduit à l’expression du chagrin, toujours aussi simplement : « Et moi j’ai pris / Ma tête dans ma main / Et j’ai pleuré. » 

L'élève rêveur : "Je suis où je ne suis pas."

"L'accent grave"

 

      Ce deuxième poème montre la liberté totale que s’accorde Prévert, qui élabore ici une courte scène de théâtre, dans laquelle il introduit même des commentaires à la façon de didascalies. Elle repose sur un détournement de Shakespeare, rendue ici cocasse par la relation établie entre le professeur et l’élève Hamlet. Derrière la reprise du dilemme célèbre, « to be or not to be… », Prévert reprend sa critique fréquente de l’école : elle veut imposer son autorité, faire entrer dans l’ordre établi l’enfant, qui lui vit « dans les nuages », dans ses rêves car son imagination n’est pas encore détruite par une société qui veut l’obliger à être « comme tout le monde. » La répétition de cette formule devient ridicule dans sa troisième reprise par le professeur : « En Français comme tout le monde ».

L'élève rêveur : "Je suis où je ne suis pas."

        La fin du texte met le jeu sur les mots au service de la critique car l’obéissance de l’enfant (« Bien, monsieur », « C’est exact ») glisse progressivement vers un refus masqué. Certes, l’enfant « conjugue », mais il remplace l’affirmation par le doute, première forme de rejet de ce que cherche  à lui imposer l’autorité du professeur. Puis, conformément à l’annonce du titre, le passage de la conjonction « ou » au pronom relatif « où » par le simple ajout d’un « accent grave » affirme le primat du rêve, cet univers autre qui permet d’échapper à la réalité. L’enfant a donc logiquement refusé de se dire « présent », puisqu’assis en classe il s’est, en fait, évadé « dans les nuages » de ses rêves.

"Promenade de Picasso

 

Les deux derniers poèmes du recueil, comme pour conclure, rendent hommage à Picasso, dont le travail présente de nombreux points communs avec la poésie de Prévert, tant pour sa conception que pour son écriture.

Deux conceptions de la création artistique

Le texte repose sur l’opposition entre ce peintre cubiste et « le peintre de la réalité ».

       Ce dernier occupe toute la première partie du texte, jusqu’au vers 44, dans laquelle est montré son échec progressif, affirmé dès le début : il « [e]ssaie vainement de peindre / la pomme telle qu’elle est ». Tout, en effet, l’empêche de réaliser son œuvre :

  • D’abord, du vers 12 au vers 24, l’objet qui « pose » lui résiste, ainsi personnifié : « elle ne se laisse pas faire / la pomme ».

  • Puis, ajout marqué par la conjonction « et », typographiquement isolée, l’esprit même de l'artiste n'a plus la liberté nécessaire pour créer : le « malheureux peintre de la réalité » se retrouve, « la triste proie / d’une innombrable foule d’associations d’idées », c’est-à-dire envahi par trop de connaissances. 

       La rupture est mise en valeur par l’adverbe temporel « alors » : c’est l’arrivée de Picasso, auquel est prêté un discours direct, « Quelle idée de peindre une pomme », refus surprenant si nous pensons à toutes les « natures mortes à la pomme » peinte par Picasso.

Le retour à l’image du « peintre de la réalité », du vers 55 à la fin, donne sens à la double réaction de Picasso : il « mange la pomme » et « casse l’assiette ». Par le biais de cet artiste, Prévert rejette, en fait, un strict mimétisme car pourquoi vouloir reproduire « les terrifiants pépins de la réalité », c’est-à-dire, par le jeu de mots sur les « pépins » de la pomme, les ennuis, les soucis, les chagrins du monde réel ? N'est-ce pas, en effet, l’attitude même du poète Prévert, qui remplace les contraintes et les souffrances par la liberté de l’imaginaire ?

Les jeux poétiques

        Ce poème présente les principaux procédés mis en œuvre par Prévert, à commencer par la versification totalement libre. Ainsi la longueur diverse des vers permet de mettre en valeur des moments significatifs, soit par la brièveté, par exemple pour marquer l’importance de l’objet, « la pomme », ou l’intervention de Picasso, soit, au contraire, par l'allongement qui accentue la comparaison critique : « comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité ».

         Nous observons également un procédé cher à Prévert, l’accumulation, à la façon d’un collage, ici par l’énumération de toutes les « associations d’idées » qui naissent du mot « pomme » lui-même. Sont ainsi associées, dans un désordre hétéroclite, la banalité du quotidien, comme la pomme de « l’arrosoir », celle de la rampe de « l’escalier » ou le fruit du simple « pommier », et toutes les connaissances qui s’y rattachent : le texte biblique, la mythologie grecque, des régions productrices, un symbole sur le drapeau du Canada », des récits historiques, tels les épisodes de Guillaume Tell et d’Isaac Newton.

         Prévert y ajoute des jeux de mots, par exemple par un glissement de sens lié aux échos sonores. Amenée par l’image du « paradis terrestre », une inversion cocasse est créée dans la juxtaposition : « le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme ». De même, la résistance de la pomme qui a « plusieurs tours dans son sac de pomme » vient de sa rondeur qui l’anime : « la voilà qui tourne / dans son assiette réelle ».

         Cette tonalité cocasse est particulièrement due aux comparaisons, insolites, par exemple entre la pomme et « un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz / parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait », fondée sur le jeu des sonorités, ou bien « le peintre arraché à ses songes / comme une dent », avec le remplacement du sens figuré dans l’expression par le sens concret.

Histoire des arts : Pablo Picasso, Nature morte à la pomme, 1938

Pablo Picasso, Nature morte à la pomme, 1938

Pour voir le diaporama 

Les deux poèmes d’hommage qui concluent le recueil Paroles révèlent à la fois l’estime que le poète accorde à l’artiste mais aussi une amitié sincère : « Il n’y a que dans ce qu’a écrit Prévert que je me retrouve », déclare Picasso, qui reconnaît la parenté entre eux : « Tu ne sais pas dessiner, tu ne sais pas peindre, mais tu es peintre. » Ils ont même collaboré pour le ballet de Roland Petit, Le Rendez-vous, représenté le 15 juin 1945 : Prévert écrivit l’argument, avec une musique de Joseph Kosma, tandis que Picasso réalisa le rideau de scène.

Picasso et Prévert à l'atelier de Madoura, Vallauris, en 1949-1950. Photo Pierre Manciet

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Prévert emprunte à Picasso la fantaisie de ses collages, mais aussi le regard qu’il porte sur le monde, métamorphosé par ses images insolites comme le fait le peintre par le détournement de la nature morte opéré dans cette Nature morte à la pomme.

Stylistique : de la versification traditionnelle à la poésie libre 

La versification

 

Pour dégager l’intérêt et l’originalité de l’écriture poétique de Prévert, encore faut-il mesurer les libertés qu’il prend par rapport aux règles traditionnelles de la versification, en réactivant les connaissances sur ses quatre composantes :

La métrique

Elle repose sur le compte des syllabes, avec une attention particulière à porter au [ e ] dit muet, ou caduc, qui est toujours prononcé sauf en fin de vers ou bien devant une voyelle ou un [ h ] non aspiré. On rappellera également les cas de la diérèse et de la synérèse

La rime

Par convention, les rimes dites féminines, terminées par un [ e muet ] alternent avec les rimes masculines, toutes les autres sonorités finales, en fonction aussi de leur disposition : suivies (ou plates), croisées (ou alternées), et embrassées. La rime tire aussi sa valeur du nombre de sons identiques qu’elle offre : pauvre, si un seul son est repris, suffisante avec deux sons, et riches, quand il y a trois sons semblables ou plus.

Le rythme

les alexandrins sont, pour la plupart, de rythme binaire, coupés en leur centre par la césure. Si le vers forme, en principe, une unité rythmique, des rejets (2 ou 3 syllabes) et des enjambements, plus longs, peuvent le poursuivre sur le vers suivant. D’autres coupes, indiquées souvent par la ponctuation ou correspondant aux accents toniques peuvent également scander le rythme.

Les sonorités

On tient compte des choix de consonnes, notamment des effets de contrastes entre les plus sonores et les plus douces, comme le [ l ] et le [ m ], ou de leur répétition, jusqu’à produire une allitération signifiante. Les voyelles jouent aussi un rôle, l’aigu du [ i ] par exemple, l’ampleur du [ a ], ou la profondeur plus grave des voyelles nasales.es qui permet la construction de strophes, à identifier, jusqu'à former une assonance par une même répétition vocalique.

Pour une étude plus détaillée de la versification 

La poésie "libre"

 

Le premier signe de la liberté que s'accordent, très tôt, les poètes est l'hétérométrie : les vers restent réguliers, mais leur longueur varie dans le poème, comme dans les fables de La Fontaine par exemple. Il est alors nécessaire d’interpréter les effets produits par ces changements de rythme, ce que mettent en valeur notamment les vers très courts ou, inversement, un allongement important car toute limite de longueur disparaît.

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Mais le vers dit "libre" va beaucoup plus loin dans l'audace. Même s’il est encore marqué par la typographie, parfois la majuscule initiale disparaît, de même que la ponctuation, ce qui offre au lecteur une grande liberté de lecture. Certains peuvent aussi être librement disposés sur la page, jusqu’à former un dessin à la façon des calligrammes d’Apollinaire.

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Avec le poème en prose, né au XIXème siècle, et encore davantage à partir des recherches des surréalistes, la poésie ressemble de plus en plus à de la prose. Si le poème n'a plus de rimes au sens propre, on y observe parfois, cependant, des rimes intérieures, souvent des échos sonores, voire des sortes de refrain. Le poète joue aussi sur les sonorités, assonances et allitérations, et sur le rythme des phrases, en relation avec le thème abordé. Enfin, comme il est habituel dans la poésie, il utilise toutes les ressources que lui offrent les figures de style, en particulier celles par analogie. 

Conclusion 

Conclusion

Réponse à la problématique

 

Rappelons la problématique qui a guidé le parcours : Quelle vision du monde le recueil, en entrecroisant les formes et les thèmes, met-il en valeur ?

La diversité des formes

En parcourant les poèmes étudiés ou lus, on récapitule

  • les variations formelles : le poème en prose, le récit ou le discours (avec parole prêtée au/x personnage/s, ou bien dialogue entre le poète et son personnage comme dans « Barbara », la forme du théâtre même…

  • la liberté dans l’écriture : hétérométrie, rimes présentes/absentes, typographie… On rappelle l’importance de la fantaisie lexicale avec les jeux sur les mots.

La diversité des thèmes

Les thèmes observés sont repris : la guerre, l’amour, et la place accordée à l’enfant et au monde animal, notamment à l’oiseau.

Quelle vision du monde ?

Le contexte (l’entre-deux-guerres et la 2nde guerre mondiale) et la vie personnelle de Prévert (son engagement dans le groupe "Octobre" et sa fréquentation des surréalistes) conduisent à des révoltes que reflète le recueil. Il y a donc une forme de pessimisme, car il met l’accent sur les souffrances sociales, par exemple le chômage, et sur toutes les injustices qui oppriment les plus faibles, qu’elles soient dues à la religion ou au pouvoir politique.

Mais il ne renonce pas à prôner un idéal de liberté, qu’il met en évidence, d’abord sur le plan collectif, par un appel à la résistance et à l’union de ceux qui sont exploités,  comme celui illustré par l’hirondelle dans « Événement ». Il le pose aussi sur le plan personnel, au sein de la famille, par exemple, ou dans la façon de vivre l’amour, dont il fait une valeur essentielle au bonheur des humains.

La poésie aujourd'hui

Pour voir une analyse de l'évolution de la poésie après 1968

Pour poursuivre l’observation de la liberté introduite dans la poésie, on se reportera à une présentation de l’OULIPO et des recherches effectuées par les auteurs qui s’en réclament.

Dans un second temps, on montrera comment la mise en forme du poème prolonge cet intérêt porté à l’écriture poétique et aux diverses explorations du langage.

Devoir : dissertation 

Pour voir une correction proposée

SUJET : Le poète Saint-John Perse définissait ainsi son art : « Poète est celui-là qui rompt avec l'accoutumance ». Dans quelle mesure pensez-vous que la réussite d’un poème dépende de son étrangeté, de l’effet de surprise qu’il produit sur le lecteur ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur le recueil Paroles de Jacques Prévert, mais aussi sur les poèmes que vous connaissez.

Analyse du sujet

 

1. La question : L'expression « dans quelle mesure » implique de mesurer le poids respectif d'une réponse par "oui" ou par "non". Les deux aspects devant être analysés, nous sommes dans le cas d'une dissertation problématique (ou dialectique), procédant par concession : "certes".... "mais". La seconde partie du développement marque le choix personnel qui l'emporte.

2.  L’objet d’étude : Le devoir porte sur la poésie, et plus précisément sur le fait de savoir d’où provient « la réussite » d’un poème, son succès auprès du « lecteur ». Qu’est-ce qui plaît au lecteur dans un poème ?

3.   L’énoncé : Il pose les conditions du succès

  • dans la citation : Par « rompt avec l’accoutumance » , Apollinaire veut dire que le poète ne suit pas ce qui est habituel, brise les habitudes ;

  • dans la question : Le terme « étrangeté » reprend l’idée de différence avec ce qui est connu, habituel. Il s'y ajoute l'« effet de surprise », car le lecteur trouve alors quelque chose auquel il n’est pas habitué.

Il s'agit donc de déterminer si le poète doit – ou non – rechercher à tout prix l’originalité, se différencier de ses prédécesseurs, traiter des thèmes nouveaux, étonner par son style… Pour la réponse négative, on s'interroge sur ce que serait les autres raisons qui lui apporteraient le succès en plaisant au lecteur.

4. Les exemples : Ils sont en priorité à rechercher dans le recueil de Prévert étudié. Mais il est possible de faire appel à des connaissances personnelles.  

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