top of page

Observation du corpus 

Tout corpus s’organise en fonction de la problématique choisie pour traiter l’objet d’étude, « Vers un espace culturel Européen : Renaissance et Humanisme », et le thème retenu, ici « La satire ».

Satire1.jpg
Satire2.jpg
La satire

INTRODUCTION

 

Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisqu’il est question de "satire" par la définition de ce terme en le rattachant, dans la mesure où eux-mêmes ont revendiqué le fait de prendre pour modèles les auteurs antiques, au sens qu'il a pris dans l'antiquité. L’introduction est donc complétée par la lecture cursive de trois extraits d’auteurs qui ont ouvert la voie à ce qui s'est fondé d'abord comme un genre littéraire, Horace, Perse et Juvénal. Il est important aussi, avant d’aborder les différents auteurs de cette période, d’expliquer les raisons pour lesquelles ils sont qualifiés d’« humanistes », notion concrétisée par l’étude du dessin de Vinci, L’Homme de Vitruve

De là découle la mise en place de la problématique, question qui guide la démarche du corpus, « Comment les auteurs de la Renaissance mettent-ils les procédés de la satire au service des valeurs de l'humanisme ? »,  dont les composantes sont explicitées :

​       Le  cadre spatial de l’humanisme au XVI° siècle est l’Europe, ce qui conduira à étudier des auteurs tels le Hollandais Érasme ou l'Espagnol Cervantès,  à côté des auteurs français. 

     L’époque est la Renaissance. Mais un devoir aura aussi comme objectif de montrer l’influence que ces écrivains ont pu exercer sur leurs successeurs. 

        La précision apportée au thème, « les procédés de la satire », élargit l’intérêt, puisqu’il porte à la fois sur un genre littéraire, et sur le registre qu’il a permis de définir, le satirique. Il conviendra donc d’étudier non seulement les cibles de la satire, de la dénonciation, mais aussi la forme et les procédés stylistiques choisis. Enfin, le fait de les « mettre au service des valeurs de l’humanisme » invite à dégager, en contrepoint de la critique, les idéaux proposés par les humanistes.

CONCLUSION

 

Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur l’humanisme et sur le genre littéraire, la satire, et sur le registre satirique.

​

Enfin, la reprise du devoir proposé et d’une lecture personnelle, les satires VI et VII de Boileau permettent de s’interroger sur la façon dont les siècles ultérieurs se sont appropriés ce genre littéraire en le faisant évoluer.

Pour compléter l'introduction 

"Autour du livre" : recherche 

Pour voir le corpus et l'analyse proposée

Intro-suite

Cette recherche s'appuie sur un corpus de textes courts, et deux passages du site de la BnF consacré au livre 

- l'introduction "Renaissance et Réforme"

- "Le livre à la Renaissance"

Deux questions portent sur le corpus : 1°. Quels sont les principaux thèmes abordés à propos du livre ? - 2°. Comment les humanistes considèrent-ils les livres et leur rôle ?

Puis est demandé un résumé en une dizaine de lignes de ce qui paraît essentiel dans le site de la BnF.

Léonard de Vinci, L'Homme de Vitruve, vers 1492

Document et analyse

Jean Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme, 1486 

Ce passage est représentatif de l’humanisme propre à la Renaissance par l’éloge vibrant que Pic de La Mirandole adresse à l’homme, dans son exclamation nominale, « Chose incroyable et merveilleuse ! », ou par son choix d’un lexique mélioratif hyperbolique : il est « le mieux loti des êtres animés », « digne […] de toute admiration », « une grand merveille, un être décidément admirable ».

Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations, Pic de La Mirandole s’appuie sur le récit de la Genèse, en rappelant qu’après avoir créé chaque élément de l’univers, chacun avec ses caractéristiques propres, Dieu a été confronté à un dilemme : qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? Il présente alors la décision divine : « le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pourrait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » Le discours divin rapporté directement insiste fortement sur l’immense liberté ainsi accordée à l’homme : « c’est ton propre jugement […] qui te permettra de définir ta nature. »

De cela se déduit l’importance de la satire, qui vise à empêcher l'homme de «  « dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales », en braquant sur elles un cruel projecteur, de façon à l'inviter, au contraire, à se «  régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » L'éveil de l'esprit critique devrait permettre d’agir sur « les germes » que tout être porte en soi : « ceux que chacun aura cultivé se développeront et fructifieront en lui », conformément à l'idéal humaniste.

Pour lire l'extrait

Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486

Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486

La satire : un héritage 

Héritage

Un genre littéraire, un registre 

Il est admis que le terme « satire » vient du latin « satura », à l’origine une corbeille remplie des offrandes diverses offertes en sacrifice aux dieux. Il désigne aussi un petit pâté, fait de différentes viandes. Dans les deux cas ressort le sens «  mélange », qui nous a aussi donné le verbe « saturer », remplir jusqu’à l’excès. Dans la littérature latine, il renvoie à un genre littéraire, en vers à l’origine, puis mêlés de prose, qui tourne plaisamment en ridicule un ou plusieurs personnes, et les abus dans les mœurs publiques. Est considéré comme l’inventeur du genre, encore non nommé, le philosophe cynique, Ménippe de Gadara : ses ouvrages, aujourdhui perdus, pour critiquer des opinions philosophiques, mêlaient la prose et les vers et abordaient ces sujets sérieux sur un ton comique, alliant bouffonneries et invectives. Mais c’est le poète latin Ennius (239-169 av. J.-C.) qui, le premier, le nomme « satire ».

Johann Christian Wilhelm Beyer, Prêtresse de Cérès. Parc de Schönbrunn, Vienne 

Johann Christian Wilhelm Beyer, Prêtresse de Cérès. Parc de Schönbrunn, Vienne 

Mais la cible de la critique, plutôt « ad hominem » et à visée morale à l’origine, s’est progressivement élargie aux institutions, qu’il s’agisse de religion ou de politique. Ainsi, au moyen-âge, la satire, outre sa peinture moqueuse des mœurs de certains, par exemple les médecins, les hommes de lois, les femmes…, s’attaque aussi à la chevalerie, au fonctionnement de la féodalité, à l’Église.

​

Nous observons également un élargissement formel. La satire ne se limitera plus à la poésie : l’adjectif « satirique » en arrive à caractériser un registre mêlant des procédés comiques, pour se moquer de sa cible, et  des procédés polémiques, pour accentuer la critique. La satire peut alors se rapprocher du pamphlet.

L'héritage antique 

Pour lire les textes

Édition de Juvénal 

Le poète Lucilius (vers 180-103 av. J.-C.) inaugure ce genre en lui donnant forme, notamment par ses choix de versification, dans 30 livres de satires, dont nous n’avons que des fragments. Son successeur, Horace, souligne la finalité de ses poèmes, imposer la vertu, et sa double approche, tantôt visant une personne particulière, tantôt démasquant un défaut, au premier rang desquels l’hypocrisie, qui restera de règle dans la satire. Varron (116-27 av. J.-C.) par le titre de son œuvre, Satires ménippées, nous rappelle l’origine du genre, mais là encore les quelques fragments qui subsistent ne permettent guère de porter un jugement.

​

Le XVI° siècle, grâce au développement de traductions plus respectueuses du texte original et largement diffusées par l’imprimerie, découvre ceux qui deviennent les trois grands modèles du genre, Horace, Perse et Juvénal, chacun lui donnant une orientation particulière.

Édition de Juvénal 

HORACE, Satires, I, vers 35 av. J.-C. : « Le Fâcheux »

 

Il s’inscrit dans la lignée de Lucilius, mais en privilégiant un ton plus léger, la plaisanterie plutôt que l’indignation. Les attaques « ad hominem » se raréfient, de même que celles contre des institutions ; il vise davantage les ridicules généraux, illustrés par les personnages mis en scène, qui deviennent ainsi des « types ». En témoignent des titres comme « Dispute de deux plaideurs », « La frugalité », « Tous les hommes sont fous » ou « Le captateur de testament ».

La forme aussi est originale, car, au-delà du discours du narrateur, il introduit souvent récit d’une expérience vécue, une anecdote plaisante, un dialogue. Les poèmes deviennent ainsi de petites mises en scène, comme dans « Le fâcheux », portrait d’un importun dont l’auteur ne parvient pas à se débarrasser.

Le récit suit trois étapes :

        Dans un premier temps, la rencontre répond aux règles de la politesse, exagérées de part et d’autre comme le soulignent les oppositions. D’abord, le narrateur mentionne qu’il « ne connaissai[t] que de nom » ce personnage, alors que celui-ci l’interpelle par une hyperbole flatteuse, « ce que j’ai de plus cher au monde » ; de même, alors que l’on perçoit déjà le désir de se débarrasser de ce gêneur qui étale sa valeur (« je suis un lettré »), il reste obligeant, utilisant à son tour l’hyperbole : « Tu  m’en seras d’autant plus précieux. »

E.-F. Burney, dessin d'après un buste antique, gravure de Cooper

E.-F. Burney, dessin d'après un buste antique, gravure de Cooper

       Mais très vite, cette politesse s’efface, le narrateur faisant tout pour décourager l’importun, d’abord par son comportement, puis par son discours.

       La chute de la satire souligne la grossièreté du « fâcheux », qui s’impose alors même qu’il a compris qu’il gêne : « tu perds ta peine ; je te tiendrai jusqu’au bout » repris dans la réplique finale, « Je n'ai rien à faire et je ne suis point paresseux ; je te suivrai jusqu'au bout. »

Outre la vivacité de cette courte scène, nous noterons que, si Horace critique cet importun grossier, son humour nous fait aussi sourire quand il se moque de lui-même, par exemple dans son portrait initial, « pensant, selon mon habitude, à je ne sais quelles bagatelles », ou dépeignant, jusqu’à la caricature, son énervement : « la sueur me coulait jusqu’aux talons ».

Aulus Persius Flaccus

PERSE (34-62), Satires, II, extrait

 

Cet adepte du stoïcisme, admirateur de Lucilius, a laissé six satires, dont les titres montrent une évolution de ce genre littéraire. À côté de la critique à visée morale, par exemple contre « La paresse » ou « L’avarice », il n’hésite pas à s’en prendre aux hommes de pouvoir dans « La présomption des grands », ou à l’institution religieuse, en dénonçant, comme dans la satire II, les abus des prêtres.

Il leur reproche leur matérialisme qui contredit leur fonction même, en recourant à un lexique violent et à des exclamations indignées : « Ô cœurs vides du ciel ! Cœurs de fange pétris ! » Il montre, dans cet extrait, le « vice » des prêtres qui «  marchande[nt » leurs offices, en les interpellant dans la question rhétorique finale : « Mais, prêtres, dites-moi, l’or dans un sacrifice, / Que fait-il ? » La comparaison dans sa réponse est chargée d’une ironie caustique.

Aulus Persius Flaccus

Mais, au-delà de l’institution religieuse, la critique s’élargit, car Perse oppose les mœurs anciennes, le temps de « Numa », des « Vestales » et de « Saturne », à son époque par le choix du possessif : « Notre corruption que sert de l’introduire / Dans le temple des dieux ? » Si, en effet, les prêtres sont corrompus, c’est bien qu’il existe, dans la société, des corrupteurs au « luxe criminel », dont il multiplie les exemples des vers 8  à 12. D’où la formule qui regroupe corrupteurs et corrompus : « Ce luxe est né du vice : il sert du moins au vice ! »

Perse adopte donc, dans sa satire, un ton plus proche du polémique, exprimant plus sa colère que le simple amusement devant des défauts humains.

JUVÉNAL, Satires, I, vers 100

 

De sa carrière de tribun militaire, puis de déclamateur, Juvénal (vers 60-130) garde le goût de l’éloquence, manifeste dans l’élan oratoire de ses Satires, par exemple dans la structure de ce passage, avec l’anaphore de « Quand » qui lui permet d’énumérer avec virulence tous les vices dénoncés, comme dans l’emploi de questions rhétoriques et d’exclamations indignées : « Car c’est là des honneurs le chemin glorieux ! »

"Juvénal couronné", 1711. Frontispice  de

l'édition de Dryden

Les cibles de la satire

Il dénonce, dans un premier temps, la corruption des mœurs, sur un rythme en gradation : un eunuque peut se marier (v. 1-2), une femme, impudique, participe aux jeux du crique (3-5), ou « une vieille opulente » s’offre des « nuits mercenaires » avec des jeunes gens rémunérés selon leur « vigueur ». Le dernier exemple, cité dans les cinq derniers vers, est celui de l’« époux tranquillement assis »  qui « ronfle à dessein tout haut » pour permettre à un « rival effronté » de séduire son épouse : « les yeux au plafond / [Il s]ouffre complaisamment le plus sanglant affront ». Plus de pudeur, plus de dignité, plus de respect des lois sacrées du mariage, tel est le sévère jugement que Juvénal porte sur son époque, sous des noms fictifs.          

"Juvénal couronné", 1711. Frontispice  de  l'édition de Dryden

Mais tous ces exemples se rejoignent dans une cause unique, répétée à plusieurs reprises : le culte de l’argent explique cette perte de toute morale, et, plus grave encore, permet à des parvenus de se hausser dans la société, alors même qu’ils sont indignes de leur rang, grossiers et vulgaires. C’est, par exemple, le cas de cet ancien barbier, qui « [l]ui seul à tous nos grands le dispute en richesse », de l’esclave affranchi, « Crispinus », qui porte à présent la « pourpre insolente », symbole de son élévation sociale, de « Mathon », « récemment doté d’une litière » dans laquelle il étale sa « rotondité », sa graisse. L’argent triomphe donc, et conduit à une absence totale de scrupule. Grâce à lui, en effet, il est possible de satisfaire tous ses désirs, par les « dons » dispensés (vers 24) ou par la peur alors inspirée (vers 25-26). C’est lui qui permet de ce concilier toutes les faveurs « {d']un troupeau de clients » qui ferment les yeux face à « ce tuteur, / De l’enfant qu’il dépouille, avare corrupteur ». Même la justice reste sans pouvoir face à la richesse, comme le prouve l’exemple, cette fois historique, celui de Marius, qui, malgré son procès perdu et son exil, « triomphe de son adversaire africain, « jouit de son trésor » qui ne lui a pas été confisqué. D’où la conclusion, dont l’amertume est mise en valeur par le commentaire entre parenthèses : « (Qu’importe l’infamie à qui sauve son or !) » 
Toutes les valeurs se sont donc inversées, dans cet empire décadent, et c’est la réelle « noblesse » qui doit s’effacer : « il nous fait céder nos droits héréditaires », déplore le poète.

Fonctions du poète

Après sa première énumération de vices et avant d’en introduire une seconde, encore plus virulente, Juvénal justifie son choix de la satire, en demandant, par l’hyperbole et les images, à son lecteur de s’associer à sa « colère », terme repris par « courroux » : « Certes, au plus patient des mœurs de cette ville, / De laisser la satire il serait difficile. / Eh ! quel homme, fût-il ou de marbre ou d’airain, / Aux flots de sa colère imposerait un frein » ? 

Il s’inscrit ainsi dans la lignée d’Horace, auquel il rend hommage par la périphrase méliorative, « Lampe de Vénouse », en refusant d’être ce qu’il appelle un « insipide poète ». Il oppose ainsi une forme de poésie, plus traditionnelle, qui puise son inspiration, épique ou lyrique, dans la mythologie, à la force des « feux » d’une poésie critique.

Mais la forme prise par son poème a perdu les traits plaisants, parfois comiques, d’Horace pour adopter un ton polémique, avec de violentes invectives, plus proche de celui d’un pamphlet. C’est ce que souligne le commentaire de Boileau dans son Art poétique, en 1674 : « Juvénal, élevé dans les cris de l'école, /  Poussa jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole ; / Ses ouvrages, tout pleins d'affreuses vérités, / Étincèlent pourtant de sublimes beautés. » (chant II)

Moreau, illustration des Satires de Juvénal, 1929

Moreau, illustration des Satires de Juvénal, 1929

L'héritage médiéval 

Pour en savoir plus sur la satire au Moyen-Âge 

Le moyen-âge n’a pas pratiqué la satire, si l’on prend ce terme dans son sens de genre littéraire. Mais le registre satirique reste bien présent, le rire restant le meilleur moyen de dénoncer les ridicules, voire les scandales. On le retrouve donc dans les fabliaux, au théâtre avec les farces et les soties, et, dans la poésie, dans les épigrammes, ces courts poèmes empreints d’ironie, tels ceux du recueil de Clément Marot, paru en 1547.

À Antoine

Si tu es pauvre, Antoine, tu es bien
En grand danger d’être pauvre sans cesse,
Car aujourd’hui on ne donne plus rien
Sinon à ceux qui ont force richesse. 

Deux épigrammes de Clément Marot

D’autres réalités médiévales ont sans doute contribué aux formes que prend, à la Renaissance, la satire, fondées sur un procédé d’inversion.

       Le carnaval, hérité des Saturnales de la Rome antique, qui, même s’il est souvent encadré par l’Église, permet tous les débordements et toutes les audaces. De même qu’à Rome, les esclaves pouvaient se moquer impunément des maîtres, qui pouvaient, par exemple, être contraints de les servir à table, de même, pendant le carnaval, tous les interdits sont levés et, sous le masque, il est permis de jouer tous les rôles, et de se livrer librement à toutes les attaques.​

À Jan Jan

Tu as tout seul, Jan Jan, vignes et prés,
Tu as tout seul ton or, pécule et biens,
Tu as tout seul tes maisons décorées,
Là où de simples vivants n’ont rien.

​

Tu as tout seul l’éclat de ta fortune,
Tu as tout seul fait de riches repas,
Tu as tout seul toutes choses, sauf une,
C’est que tout seul, ta femme tu n’as pas.

         Le fou, ou bouffon », du roi, avait la possibilité de se moquer sans risque du souverain. Érasme, au XVI° siècle, en souligne d’ailleurs l’importance dans Éloge de la folie (chapitre XXXVI) : « Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d'un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d'eux pendant une heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu'ils ont l'habitude d'entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l'amusement, le sourire, l'éclat de rire, le plaisir. » C'est donc souvent celui que l'on nomme "fou" qui devient porteur d'une parole de vérité.

Érasme

Désiré ÉRASME, Éloge de la folie, 1511, chapitre XL, « De la folie des faiseurs de contes et des personnes superstitieuses » 

La recherche d'authenticité et d'exactitude dans la traduction, d'abord appliquée par Érasme à l'héritage littéraire de l'antiquité païenne, l'a rapidement amené à soumettre les textes bibliques à un pareil examen et à formuler une critique des institutions de l'Église romaine, qu'il juge peu fidèle au message du Christ. Éloge de la folie, rapidement traduit, est l'un des ouvrages les plus célèbres de la Renaissance,  conçu et rédigé en 1509 en latin à son retour d'Italie, dédié en 1510 à l’anglais Thomas More (futur auteur de l'Utopie, en 1516), imprimé pour la première fois à Paris en 1511, puis enrichie dans plusieurs éditions bâloises jusqu'en 1532.  

​

« C'est la Folie qui parle », annoncent les premiers  mots. Elle célèbre, avec une emphase parodique, son empire sur le monde et les avantages infinis qu'elle procure aux hommes : « Vous savez donc mon nom, hommes... Quelle épithète ajouter ? Archifous ? Soit ! La déesse Folie ne peut qualifier plus honnêtement ses fidèles. Mais on ne sait guère d'où je viens, et c'est ce que j'essayerai de vous expliquer, avec le bon vouloir des Muses. » Alors que la faible Raison n'apporte que tourments, la Folie se veut source de vie et de tous les plaisirs.

Hans Holbein le Jeune, Érasme, 1523. Illustration  pour l'édition Froben, BnF

Hans Holbein le Jeune, Érasme, 1523. Illustration  pour l'édition Froben

La structure d'ensemble évoque une sorte de sermon, incitant l'homme à rejoindre Dieu : le tableau des péchés et des vices de l'homme amène, en effet, un rappel des vérités de la foi chrétienne et une exhortation à un renouveau de la foi.

Que dénonce précisément, dans ce passage du chapitre XL intitulé « « De la folie des faiseurs de contes et des personnes superstitieuses », le discours prêté par Érasme à la Folie ? 

IMAGES DE LA FOLIE 

Pour lire l'extrait 

La Folie revêt une double image, puisqu’elle est à la fois personnifiée, personnage qui prononce ce discours, et présentée plus généralement comme une caractéristique humaine. L’adjectif possessif dans son affirmation, « Je reconnais authentiquement de notre farine », est, en effet, une façon de s’associer aux « fous » qu’elle vise.

Hans Holbein le Jeune, Image de la Folie, 1514. Illustration  pour l'édition Froben

La Folie locutrice

 

Le choix de déléguer la parole à la Folie est une prosopopée, figure de rhétorique qui consiste à prêter la parole à une personne morte, ou absente, à un animal, à une chose personnifiée, ou, comme ici, à une abstraction. Cela permet à l’auteur de s’effacer, distanciation qui lui donne une liberté de ton plus grande, et l’exclut des cibles visées. Ainsi le pronom « ils », ou les démonstratifs péjoratifs, « celui qui », « ceux qui » en anaphore dans le deuxième paragraphe, qui désignent les hommes cibles de la critique, s’opposent nettement au « je », accompagné, lui, du verbe de parole : « Que dirai-je », « que dis-je ? ».

Hans Holbein le Jeune, Image de la Folie, 1514. Illustration  pour l'édition Froben, BnF

La folie humaine

 

Mais la folie caractérise aussi les hommes. Tous les comportements décrits dans le discours relèvent, en effet, d’« une folle mais douce persuasion ». Ils semblent même dépasser en folie l’allégorie locutrice : « Et de pareilles folies, dont j’ai moi-même presque honte… ». Cette folie prend, chez les hommes, la forme de la superstition, croyance aveugle en l’irrationnel.

Leur naïveté 

La Folie, porte-parole d’Érasme, montre leur naïveté puérile, car les hommes croient, tels des enfants, en de « mensongères et monstrueuses histoires de miracles », accusation reprise de façon insistante par « fables énormes », terme qui, étymologiquement, signifie « mensonge ». Nul homme n’échappe à cette illusion, comme le prouvent les exemples précis sur lesquels la Folie attire l’attention par l’emploi de l’impératif pour introduire l’énumération des statuts sociaux : « Voyez donc ce marchand, ce juge, ce soldat… ». Aucune catégorie sociale n’est exclue, qu’il s’agisse de gens éduqués ou non, et le dernier paragraphe accumule les cas concrets : celui qui souffre de « mal de dents », « les femmes en couches » la victime d’un vol, le marin « naufragé », le berger avec ses « troupeaux ».

C’est le plaisir qui motive cette croyance en l’irrationnel, dès l’énumération des lignes 3 et 4, complétée par le parallélisme qui suit : « Plus le fait est invraisemblable, plus ils s’empressent d’y croire et s’en chatouillent agréablement les oreilles. » Cela confirme l’idée qu’il s’agit d’un simple amusement qui n’atteint pas le cerveau, se contentant de rester à la surface des « oreilles ». Le champ lexical du plaisir parcourt d’ailleurs l’ensemble du texte : ces fables servent à « charmer l’ennui des heures »,  « celui qui se flatte délicieusement », « quoi de plus heureux ».

Des pratiques magiques 

Érasme rapproche ce goût pour l’irrationnel des pratiques magiques, montrant ainsi à quel point l’homme reste primitif. Il faut, en effet, respecter une sorte de mode d’emploi, choisir le bon jour, avoir l’objet approprié et la bonne formule : « certains jours, avec certains petits cierges et certaines petites prières », « les paroles prescrites ». L’un « se nourrit de formules magiques », d’autres « récitent quotidiennement sept petits versets […] », avec le chiffre « sept » considéré depuis l’antiquité comme magique, formule reprise par « ces petits versets magiques », formule péjorative.

Pour ridiculiser cette croyance aveugle, l’auteur joue aussi sur les contrastes dans le rythme des phrases. Ainsi, quelques mots rapides, « formules magiques et oraisons », minimisent l’action magique, tandis qu’une longue énumération exclamative, en gradation, renforcée par l’absence d’articles et les adjectifs mélioratifs, exprime l’ampleur excessive des résultats espérés : « richesses, honneurs, plaisirs, abondance, santé toujours solide, verte vieillesse et, pour finir, un siège au Paradis, auprès du Christ ! » On retrouve ce même procédé antithétique entre la brièveté d’« un peu de monnaie » et « par un simple pacte » et l’énumération, aux lignes 27 et 28, de l’effet attendu, introduite par l’hyperbole « tant de ».

Saint Christophe, portant le Christ. Icône

L'idolâtrie 

Tout aussi primitif est le culte rendu à ce que la Folie représente comme des idoles, de façon très irrespectueuse puisqu’elle mélange la mythologie antique et les saints chrétiens : « la rencontre d’une statue ou d’une peinture de ce Polyphème de saint Christophe », « ils ont trouvé en saint Georges un second Hercule », comparaison complétée par l’exagération cocasse : « ils en sont presque à adorer son cheval très dévotement caparaçonné et adorné ».

Saint Christophe, portant le Christ. Icône

Saint Georges, tuant le dragon. Icône

Saint Georges, tuant le dragon. Icône

Érasme adopte donc un ton délibérément ironique pour désigner les premières cibles de la satire, des défauts humains. Mais, derrière ce masque de légèreté se cache une dénonciation bien plus sérieuse.

LA  DÉNONCIATION 

Érasme remet aussi en cause les abus de l’Église catholique, et de ses fidèles

Le rôle de l'argent

 

Pour lui, l’argent joue un rôle trop important au sein de l’Église. Rappelons que, dès le Moyen Âge, les besoins de l’Église augmentent, notamment pour construire églises et cathédrales, ainsi que pour les croisades. Aux XV° et XVI° siècles, des sommes encore plus importantes sont requises, par exemple pour la basilique Saint- Pierre de Rome, pour de nouvelles églises ou pour subvenir aux dépenses du clergé.
Ainsi, dès le premier paragraphe, la critique est nettement formulée : l’Église profite de la crédulité des fidèles. Elle ferme le paragraphe, conclusion introduite prudemment par le connecteur « D’ailleurs », comme s’il s’agissait d’un ajout de dernière minute, mais insistante avec la gradation de « quelque profit » à « tout au bénéfice » et le renchérissement de « prêtres » et « prédicateurs ». 
L’argent parcourt en fait le texte, à travers les pratiques successivement évoquées. Il faut, en effet, de l’argent pour acheter « certains petits cierges ». Les fidèles font aussi des dons pour se concilier l’appui des saints, par exemple pour saint Georges « de petits présents gagnent ses faveurs ». Enfin, les prières elles-mêmes se vendent, puisqu’il s’agit d’« oraisons inventées par un pieux imposteur, vaniteux ou avide ».

La critique se fait plus violente, le ton plus polémique, à propos des « indulgences ». Certes, ce n’est qu’en 1516 que le Pape Léon X va officialiser cette pratique qui permet d’obtenir la rémission de ses péchés contre une aide aux œuvres de l’Église : ce n’est donc plus le « rachat » biblique symbolique – le Christ mort pour racheter les péchés des hommes – mais un « rachat » au sens propre. Profitant de la peur de la mort, et des craintes entretenues par toutes les images religieuses dépeignant « l’Enfer », l’Église propose donc, moyennant finance, d’entrer plus vite au paradis, en raccourcissant le temps à passer au Purgatoire. Les donateurs versaient  l’argent à un collecteur, en échange d’un certificat signé comportant le type de péché « remis ».

Mais la pratique existe déjà lors de la rédaction du texte, qui y fait allusion des lignes 17 à 19, interpellant le destinataire par une question rhétorique, rendue insolente par la comparaison des durées indiquées par les « indulgences » à celle mesurée « à la « clepsydre », instrument antique pour mesurer le temps. L’ironie est marquée aussi par le contraste entre le monde de l’au-delà, « la durée du Purgatoire »,  et le lexique scientifique bien terrestre dans l’énumération en decrescendo, de la plus longue durée à la plus précise : « une table mathématique infaillible de siècles, années, mois, jours et heures ». La réponse à cette question est donnée par avance : pour Érasme, il s’agit bien de « pardons imaginaires », terme repris par le verbe « s’imaginent » à la ligne 26.

Lucas Cranach, La Passion du Christ et de l’Anté-christ, 1521. Bois gravé. Illustration de versets bibliques choisis par Luther

Lucas Cranach, La Passion du Christ et de l’Anté-christ, "Le pape signant des indulgences", 1521. Bois gravé, illustration de versets bibliques choisis par Luther

Des exemples la décrivent des  lignes 25 à 29. Déjà on observe le contraste entre le « peu de monnaie » nécessaire et la somme totale acquise (« sur tant de rapines »), suivie de l’énumération, de tous les péchés commis. Cette dénonciation est renforcée par un autre contraste entre le verbe « purifier » et la métaphore empruntée à la mythologie antique : « le marais de Lerne qu’est leur vie ». Cette allusion au lieu malsain d’un des douze travaux d’Hercule traduit à la fois l’aspect répugnant de leur vie et la difficulté d’une telle purification, avec l’idée que leurs péchés, comme les têtes de l’hydre monstrueuse, se renouvelleront à peine effacés.  

Cette dénonciation indignée annonce déjà les critiques qui seront formulées par Luther dès 1517, et qui serviront de base à la religion dite « réformée » dans son désir de dissocier l’Église de l’argent.

Une religion qui favorise l'hypocrisie

 

Érasme développe longuement un autre reproche : la religion catholique favorise l’hypocrisie. Elle se fonde, en effet, sur la possibilité de pardon des péchés, offerte par la confession, accompagnée, bien sûr, du repentir et de la pénitence. Mais, La Folie souligne le fait que ce repentir n’est qu’apparent, une façade. Ce qui importe aux fidèles est seulement de vivre en toute liberté, comme le montre la restriction introduite, dans leur désir du Paradis, par « Encore ne veulent-ils s’y asseoir que le plus tard possible ». En fait, ce qu’ils veulent est profiter des « voluptés de cette vie », terrestre et matérielle, face auxquelles celles du « Ciel » apparaissent bien inférieures : ils se « cramponnent » aux unes, tandis qu’ils « devront se contenter » des autres. De plus, à peine auront-ils été pardonnés qu’ils recommenceront à pécher, idée amplifiée par le lexique hyperbolique : « ils pourront librement recommencer ensuite la série de leurs scélératesses. ». Ainsi le rite de la confession, associé à l’argent, n’est plus qu’un moyen de détourner les commandements bibliques.

Une critique des dogmes

 

On reconnaît aussi, dans ce discours, une attaque de deux des dogmes de l’Église catholique, que contesteront les Protestants.

​

Le dogme de l'Immaculée Conception

Quoique fixé officiellement bien plus tard, au XIX° siècle, un culte de la Vierge Marie s’est développé dès le Moyen Âge : elle est considérée comme exempte du péché originel et ayant conçu Jésus, fils de Dieu, par la seule action de l’Esprit saint. Ainsi les fidèles s’adressent à elle pour qu’elle intercède en leur faveur auprès de son fils. Or, le passage se ferme sur une critique, à peine voilée par l’adverbe « presque », de ce culte marial, qui, selon Érasme, usurpe la place du culte à rendre au Christ : « Certains cumulent les pouvoirs, particulièrement la Vierge mère de Dieu, à qui le commun des mortels en attribue presque plus qu’à son fils ».

Tommaso de Vigilia, La Vierge Marie, XV° siècle

Tommaso de Vigilia, La Vierge Marie, XV° siècle

Le culte des saints

Puis il vise le culte des saints : aucun des textes originels de l’Église n'en fait état. Ce n’est, en effet, qu’au II° siècle qu’apparaît la mention des premiers martyrs, avec l’idée de leur dédier des prières de remerciements et d’honorer leurs reliques. Mais, peu à peu, leur rôle s’est transformé, et ils sont, eux aussi, devenus des intercesseurs dont les fidèles cherchent à obtenir les faveurs. Ce culte semble donc se substituer aux cultes primitifs aux dieux protecteurs. Ils se sont ainsi comme « spécialisés », ce qui provoque la critique d’Érasme, d’abord  formulée ironiquement, avec beaucoup d’irrespect.

  • Saint Christophe est transformé en « Polyphème » parce que, lors de son supplice, une seule des multiples flèches lancées lui transperça l’œil : rencontrer sa statue était censé protéger de la maladie. 

  • Le tortionnaire de sainte Barbe ayant été frappé par la foudre en châtiment, celle-ci est censée protéger toutes les professions en contact avec le feu, donc les soldats. 

  • Saint Georges est comparé, lui, à « Hercule », en raison de sa victoire contre le dragon, mais le fait de « jurer par son casque d’airain » rappelle les serments des soldats grecs de l’antiquité.

  • Saint Érasme, aussi nommé saint Elme, est, lui aussi, un martyr. Mais l’on peut penser à une forme d’humour de la part de l’auteur qui porte ce nom, car il déforme son rôle : il n’est plus celui qui aide les marins, mais les fidèles qui l’invoquent sont « convaincus qu’ils feront fortune promptement ».

  • L’ironie atteint son apogée avec « les petits versets magiques » de saint Bernard : Bernard de Menthon, né à Aoste, parcourait les vallées alpines pour convertir et exorciser, dans une lutte acharnée contre le diable, monstre qu’il est censé avoir maîtrisé. Or, Érasme présente sur le ton de la plaisanterie ces prières : « un certain diable, par facétie, les aurait indiquées à saint Bernard », « plus étourdi que malin », « pris à son propre piège » puisqu’il a échoué à empêcher guerres et massacres en Italie.

Hans Holbein le Jeune, Un pélerin, 1523. Illustration  pour l'édition Froben

Le ton se fait plus indigné dans le dernier paragraphe, où Érasme élargit la critique en montrant que « chaque pays réclame pour son usage un saint particulier ». Les saints n’ont donc plus rien à voir avec Dieu, ils ne sont que les créations des hommes, pour les besoins des hommes, et souvent sources de profit grâce aux pélerinage : « Il lui confère des attributions propres, établit ses rites distincts ». « L’énumération n’en finirait pas », conclut-il, après avoir cité des exemples,  tous plus dérisoires les uns  que les autres.

 

Ce qui indigne Érasme, ce n’est plus ici la naïveté des peuples, qu’il appelle « le vulgaire », d’après le terme latin, car les fidèles, non instruits, peuvent être excusés. En revanche, le fait que « des professeurs de religion » soutiennent de telles pratiques et croyances lui paraît inadmissible, indigne de l’homme, être doté de raison, et de la vraie foi en Dieu.

Hans Holbein le Jeune, Un pélerin, 1523. Illustration  pour l'édition Froben, BnF

CONCLUSION

 

La satire d’Érasme, prosopopée qui parodie un sermon, adopte un ton ironique, presque amusé, à l’image de la Folie, locutrice fictive. Cependant, l’auteur construit une argumentation précise, fondée sur des exemples nombreux, et recourant à tous les procédés propres à persuader : lexique et modalités expressives, hyperboles et comparaisons, rythme qui donne vie au discours… On y perçoit alors souvent son indignation.

​

L’audace de ce texte pour son époque permet de comprendre pourquoi Érasme a été accusé d’avoir favorisé la propagation des idées réformées. Son discours, ainsi masqué, comporte, en effet, de nombreuses critiques identiques à celles formulées par Luther, notamment contre les abus de l’Église et son matérialisme excessif. Luther affirme aussi que chacun est seul face à Dieu, sans autre intermédiaire que la Bible, ce qui rend inutile l’existence des prêtres et du pape, ici indirectement accusés. Mais, en réalité, Érasme essaie seulement de ramener l’Église à des pratiques plus authentiques, et les fidèles à plus de spiritualité.

holbein-danse macabre.jpg

Hans Holbein le Jeune, Danse macabre, 1523. Illustration  pour l'édition Froben, BnF

Documents complémentaires autour d'Érasme

RECHERCHE : Érasme, un penseur de la Renaissance

Pour voir le travail proposé et sa correction

HISTOIRE DES ARTS : Hans Holbein, Portrait d'Érasme, 1523

Hans Holbein le Jeune, Portrait d'Érasme, 1523. Huile sur bois, 76 x 51. National Gallery, Londres

Hans Holbein le Jeune, Portrait d'Érasme, 1523. Huile sur bois, 76 x 51. National Gallery, Londres

Le désir de donner à l’être humain une dimension d’éternité en en faisant le portrait remonte à l’antiquité : les généraux, les empereurs, par exemple, ont leurs bustes, leurs statues, leur profil est fixé sur des médailles, des monnaies… Le portrait vise alors à magnifier leur puissance, à mettre en valeur aussi les grands hommes de la cité. Mais de simples citoyens se font aussi représenter, notamment sur des monuments funéraires. Le souci de ressemblance n’est, cependant, guère présent.

​

​Au moyen-âge, le poids de la religion, qui privilégie la représentation du sacré, limite l’art du portrait.

Il reprend son essor au XV° siècle en Italie, avec la naissance de l’humanisme. La richesse de certaines familles, à Venise, à Florence, comme dans d’autres pays, telles les Flandres avec la bourgeoisie prospère, ouvre un large espace au portrait : les peintres cherchent alors plus de ressemblance afin de mieux restituer l’intériorité des êtres, représentés dans leur cadre de vie.

Ainsi, le XVI° siècle voit se développer l’art du portrait, portraits d’apparat, ou portraits de cour, mais aussi ceux de personnages illustres. C’est le cas d’Érasme, dont Hans Holbein (1497-98–1543) a réalisé plusieurs portraits, dont celui de 1523, huile sur bois, qui donne une image intéressante de ce penseur humaniste. Offert à Érasme, celui-ci l’a sans doute envoyé en cadeau à William Warham, archevêque de Canterbury et chancelier de l’université d’Oxford, son correspondant et son bienfaiteur.  

Le peintre

Hans Holbein appartient à une famille de peintres. C’est dans l’atelier de son père, dit l’Ancien, déjà connu pour des portraits qui le rapprochent des peintres flamands, qu’il fait ses débuts, à Augsbourg, puis dans celui du peintre Hans Herbst à Bâle.

Il y rencontre Érasme, qui, appréciant son talent de dessinateur, lui demande d’illustrer son Éloge de la folie. Il se perfectionne lors d’un voyage en Italie, en 1517-1518, qui lui permet de découvrir les grands maîtres de la Renaissance, tel Léonard de Vinci. Plus tard, en 1524, à l’occasion d’un séjour en France, Holbein y perfectionne sa technique du dessin aux crayons de couleur auprès de Jean Clouet et des disciples de Vinci. Érasme restera son ami fidèle, lui fournissant, par exemple, des lettres de recommandation auprès de Thomas More, qui faciliteront son accueil en Angleterre et lui permettront d’être introduit auprès des humanistes anglais et à la Cour. Il reçoit du roi Henri VIII le titre officiel de peintre du roi, et c’est en Angleterre qu’il finit sa vie.

Analyse du tableau

La composition de trois-quarts et à mi-corps laisse le personnage occuper la majeure partie du tableau.

​

     Mais le décor, en arrière-plan, est symbolique du contexte. Sur la gauche, un pilastre à l’antique, finement sculpté, couronné d’un chapiteau, lui aussi orné et sur lequel figure une nymphe ailée, rappelle les riches décors des intérieurs de la Renaissance, imités de l’antiquité. Un rideau masque en partie, sur la droite en hauteur, une étagère sur laquelle sont posés une carafe vide et trois livres, indiquant le statut du personnage, un lettré. Sur la tranche du livre incliné a été ajouté, après coup, un vers latin, un hexamètre dactylique : « Je suis Johannès Holbein, qu’il est plus facile de dénigrer que d’imiter ». S’agit-il d’un orgueilleux clin d’œil d’Holbein, reproduisant une phrase que le peintre grec Zeuxis (464-398 av. J.-C.) est dit avoir écrite au-dessus du portrait d’un athlète célèbre ? Ou bien, est-ce Érasme qui a composé ce vers à la gloire de son ami ?    

Hans Holbein, Étude d’une main pour le portrait d’Érasme, détail. Dessin, musée du Louvre, Paris

        La représentation du personnage, assis à sa table de travail, joue sur la technique du clair-obscur. Il est richement vêtu d’un chaud manteau aux revers de fourrure, coiffé d’un large béret : la couleur noire dominante fait ressortir la lumière portée sur les mains – n’est-il pas écrivain ? – et, surtout, sur le visage.

Cet éclairage du visage permet au peintre de mettre en valeur la personnalité de son modèle, déjà âgé comme en témoigne les rides qui marquent son visage. Il esquisse un sourire un peu pincé, qui suggère l’ironie. Son regard, tourné ni vers le spectateur, ni vers un point du décor, ni vers l’ouvrage sur la table, semble plutôt plonger en lui-même, comme pour illustrer la profonde réflexion du penseur.

De l’ensemble se dégage une impression de calme, de sérénité, celle que la philosophie est censée apporter au sage.   

Hans Holbein, Étude d’une main pour le portrait d’Érasme, détail. Dessin, musée du Louvre, Paris

Désiré ÉRASME, Éloge de la folie, 1511 : Préface, extrait

Enfin, les mains d'Érasme ont fasciné Holbein, à en juger pour les multiples esquisses qu'il en a effectuées. Elles reposent sur un livre, sur lequel la tranche sur la largeur indique, en caractères grecs « Les travaux d’Héraclite », allusion directe à la philosophie antique chère à Érasme, et, sans doute, à ses traductions. Sur l’autre tranche est inscrit d’ailleurs le nom d’« Érasme de Rotterdam. C'est donc bien le portrait d'un humaniste que fait Holbein.       

Pour lire l'extrait

Érasme dédicace son œuvre à son ami, le philosophe anglais Morus, en faisant un jeu de mot sur son nom : en latin, la folie se dit « moria ».

Allégorie des vices et des vertus. Frontispice d'Éloge de la Folie, édition de 1728

Tout le texte, dont nous avons supprimé les nombreux exemples donnés en appui de ses affirmations, insiste sur sa volonté, au cours d’un long voyage « à cheval » d’Italie en Angleterre de « se délasser librement », « par jeu », en composant  cet ouvrage plaisant qu’il qualifie, à plusieurs reprises, de « bagatelles ».

​

Dans ce qui constitue une préface, il répond, par avance, à une double objection : « ces bagatelles sont, les unes plus légères qu’il ne sied à un théologien, les autres trop mordantes pour ne pas blesser la réserve chrétienne ».

        Pour la première de ces critiques, il répond – comme le fera plus tard Rabelais – que « les bagatelles mènent au sérieux », insistant sur ce point : « rien n’est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses ».​

Allégorie des vices et des vertus. Frontispice d'Éloge de la Folie, édition de 1728
Préface-Erasme

      Pour la seconde, il se défend, avec énergie, d’avoir cherché à « mordre ». Sur ce point, il rappelle que « l’écrivain eut toujours la liberté de railler impunément les communes conditions de la vie, pourvu qu’il n’y fît pas l’enragé ». Il s’appuie sur quatre arguments

  • Le premier est qu’il n’« attaque[…] personne nominativement ».

  • Il souligne ensuite qu’il ne s’exclut pas lui-même de ses critiques : « Au reste, ne fais-je pas sans cesse ma propre critique ? »

  • Puis il explique que celui qui « crie qu’on l’a blessé, c’est donc qu’il se reconnaît coupable, ou tout au moins s’avoue inquiet ».

  • Enfin, il précise à la fois qu’il a « modéré [s]on style » et le contenu de ses critiques, en soulignant sa différence avec celui qui est considéré comme le modèle de la satire, Juvénal : « Je n’ai pas, comme Juvénal, remué l’égout des vices cachés ; je n’ai pas catalogué les hontes, mais les ridicules ».

Cette lettre-préface se termine par une pirouette : « il est honorable d’être attaqué par la Folie, puisque c’est elle que je mets en scène avec tous les traits de son personnage. Mais c’est aussi une façon de prendre prudemment ses distances afin d’échapper aux reproches, en invoquant le fait que, comme le disent les premiers mots de l’œuvre, « C’est la Folie qui parle ».  

Hans Holbein, La déclamation de la Folie. Illustration, 1731

Hans Holbein, La déclamation de la Folie. Illustration, 1731

François RABELAIS, Gargantua, 1534, chapitre XXVII 

Pour lire l'extrait

Pour une analyse de l'extrait, se reporter à l'étude de l'œuvre 

Rabelais

Document complémentaire : le prologue de Gargantua 

Pour lire l'extrait

Gargantua est précédé d’un avis « aux lecteurs » qui répond déjà à de futures critiques : « Et le lisant ne vous scandalisez: / Il ne contient mal ni infection. » Il donne aussi le ton, avec trois occurrences du mot « rire ».

Puis vient le « Prologue », qui interpelle ses lecteurs, qualifiés peu respectueusement de « buveurs très illustres » et « vérolés très précieux », donc aux mœurs corrompues. Il s’ouvre sur une comparaison de Socrate aux Silènes. Tout en rappelant l’importance de ce philosophe pour les humanistes, le comparant, les « Silènes », introduit une opposition entre l’extérieur (les silènes, liés à Bacchus, donc associés au vin, au rire) et l’intérieur : « un céleste et inappréciable ingrédient ». La suite du passage définit l’œuvre.

De l'apparence à la réalité

 

Le prologue se poursuit avec l’explicitation et l’approfondissement de ce symbole.

        L’extérieur  est désigné par les « joyeux titres » énumérés, d’abord les œuvres réelles de Rabelais, puis des œuvres purement fictives. Ces titres frappent par leur obscénité ou leur peu de sérieux. Le champ lexical du rire domine, et s’applique aussi bien aux titres qu’au contenu dans une lecture au premier degré, le « sens littéral ».

     Mais l’extérieur n’est qu’une apparence, que Rabelais oppose à  l’intérieur, réalité plus profonde. Ainsi, un proverbe, « l’habit ne fait pas le moine », inverse les valeurs ,  développé par deux exemples concrets : « l’habit monacal » et « une cape espagnole ». Il conclut en revenant à l’image du début du prologue, celle des Silènes : « l’ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ».

​

​

Antoine Van Dick, Silène ivre soutenu par un faune et une bacchante, vers 1620. Huile sur toile, 107 x 91,5. National Gallery, Londres

Antoine Van Dick, Silène ivre soutenu par un faune et une bacchante, vers 1620. Huile sur toile, 107 x 91,5. National Gallery, Londres

Au « sens littéral » s’oppose donc un « sens transcendant », qui sera précisé à la fin de l’extrait par l’image de la « substantifique moelle ». Le texte adopte alors un lexique parallèle aux souhaits de l’humanisme, dans le domaine moral (« le ferme espoir de devenir avisés et vertueux ») comme philosophique, en offrant « une philosophie cachée ». À la fin de l’extrait, nous sommes frappés par le sérieux des sujets traités, « notre religion », « la situation politique et la gestion des affaires », mais dangereux aussi…  

Les conseils aux lecteurs

 

Par la question rhétorique dans la première phrase, Rabelais cherche à impliquer son lecteur, stratégie répétée deux fois. 

​

La relation de Rabelais à son lecteur

Il s’adresse familièrement à ses lecteurs : « mes bons disciples », « quelques autres fols en disponibilité », formules qui traduisent son hésitation entre deux formes de relation. « Disciples » suggère une relation de maître à élève, qui pourrait être sérieuse, d’où le ton didactique adopté par endroits, par exemple avec « il convient » ou « il faut ». Parallèlement, ils seraient aussi des amis, avec  lesquels on partage la même « folie ».  (cf. Érasme et son Éloge de la folie).

​

Mais cette relation conduit à un blâme du lecteur, qu’il invite à dépasser une lecture trop superficielle : « vous jugez trop facilement ».

Les multiples comparaisons sont donc une façon d’obliger le lecteur à faire déjà un va-et-vient entre la réalité, le livre, son œuvre, et l’imaginaire. Le livre devient donc une « boîte », avec les « figures amusantes » des Silènes au-dessus, mais contenant de « fines drogues ». Il est aussi une boutique, avec une « enseigne » plaisante, mais, à l’intérieur, des marchandises recherchées. Les lecteurs, eux,  ressemblent aux matelots de l’Odyssée, trompés, « enchanté[s] » par le chant des Sirènes, qui est le titre. En reprenant le thème du vin, Rabelais fait de son livre « une bouteille » que le lecteur cherche à ouvrir, avec bien des difficultés.

Enfin, il développe longuement la comparaison du livre à un « os à moelle » et du lecteur à « un chien », qui, au-delà de l’aspect cocasse, offre un double intérêt. Il s’attache à montrer le contact entre le chien et cet os, à traduire, terme à terme, comme  celui qu’il souhaite chez son lecteur : curiosité, enthousiasme, persévérance, esprit critique …  Puis il dépeint le contenu, la « substantifique moelle », insistant sur sa valeur, jusqu’à donner à l’œuvre une dimension presque sacrée.  

CONCLUSION

 

Rabelais présente donc Gargantua comme un ouvrage à double face, le rire n’étant qu’un masque pour des sujets sérieux, à la fois pour divertir le lecteur mais peut-être aussi pour contourner la censure. Ce prologue donne aussi le ton de l’œuvre, par sa vivacité et son aspect cocasse mêlé au sérieux, registre burlesque qui crée d’emblée un lien avec le lecteur qu’il cherche à séduire.    

Michel de MONTAIGNE, Essais, III, 1588-1595 : chapitre 8, extrait 

Montaigne est un parfait représentant des humanistes du XVI° siècle, d’abord par l’instruction qu’il a reçue. Son père, lui-même humaniste, lui fait apprendre le latin et le grec, puis il va au collège de Guyenne à Bordeaux, très réputé, enfin lui-même ne cessera de parcourir les grands auteurs de l’antiquité, tels Sénèque ou Plutarque. En témoigne sa « librairie », bibliothèque aménagée dans une tour du château hérité à la mort de son père en 1568.S’y ajoute  l’influence de son ami, Étienne de la Boétie, lui-même humaniste et stoïcien, rencontré en 1557, et dont la mort, en 1563, lui cause un vif chagrin.

montaigne-bliblio.jpg

Pour en savoir plus sur Montaigne

La "librairie" de Montaigne

Montaigne

Le titre de son œuvre, Essais, est défini par Montaigne lui-même : « un registre des essais de ma vie », c’est-à-dire des expériences vécues. L’ouvrage, avec de multiples « ajoutailles » et des remaniements, qui ont donné lieu à plusieurs éditions,  montrent d’ailleurs l’évolution de sa pensée. Le livre II comporte un long passage intitulé « Apologie de Raymond de Sebond », où Montaigne développe les concepts de la philosophie sceptique. Le Livre III, même s’il exprime une sagesse plus personnelle, reste marqué par ce scepticisme : renoncement à la connaissance absolue, refus d’affirmer des certitudes. Montaigne y vise un double objectif, comme dans ce passage : d’une part, éduquer l’esprit à la prudence, c’est-à-dire à une forme de réflexion nécessaire avant de porter un jugement, d’autre part, dompter l’orgueil de l’homme, en lui montrant à quel point il est sujet à l’illusion. 

Nous nous intéresserons, plus précisément,  aux cibles et aux procédés de la satire de Montaigne.

Pour lire l'extrait

LA  VANITÉ DE LA GRANDEUR

Ce passage développe une argumentation critique qui fait appel à la fois à l’observation du lecteur (« il ne faut que voir »), c’est-à-dire à sa propre expérience et à son bon sens, et à des exemples empruntés aux auteurs antiques.

Montaigne, dans le passage précédent, vient de montrer que ce n’est pas le mérite qui accorde la grandeur, mais la « fortune », c’est-à-dire le hasard, la chance. C’est cette idée que le texte développe.

​

​

Grandeur et "fortune"

 

La notion de « fortune », illustrée par l’image de la « roue de fortune », est apparue au XII° siècle, avec la fin du monde féodal, stable et strictement hiérarchisé, remplacé par une économie marchande, où l’argent joue un plus grand rôle, permettant toutes les ascensions sociales, mais aussi des chutes spectaculaires. L’image s’est ensuite développée au fur et à mesure que se réalisaient les nouvelles découvertes, qui ôtent à l’univers son image invariable, puis les multiples conflits, notamment religieux.

C’est cette conception d’un monde instable, où le destin peut tout changer d’un instant à l’autre, qui fonde le raisonnement de Montaigne au début du premier paragraphe, avec l’inversion de l’exemple qu’il met en place, celui d’« un homme élevé en dignité ». Déjà le participe passé, « élevé », suggère une passivité, comme si cette élévation ne venait pas de lui. Cela est confirmé par l’indice temporel qui marque l’antithèse, « trois jours auparavant, homme de peu », qui donne l’impression que l’élévation est le fruit du hasard. Ensuite, Montaigne inverse la situation par hypothèse : « Que la chance tourne aussi, qu’il retombe et se mêle à la foule ». 

roue-fortune-grand.jpg

La roue de fortune, in Hortus deliciarum , XII° siècle. Bibliothèque de Strasbourg

Ainsi la grandeur semble bien fragile, et très éphémère, à l’image de cette fin de siècle troublée, comme le signale la conclusion de Montaigne : « C’est une chose que j’ai vue souvent de mon temps ». On comprend alors la comparaison aux pions d’un jeu : « à la mode des jetons ».

Attribué à François Quesnel, Portrait de Jean de Beauvau, sieur d’Auviller à l’âge de 35 ans, XVI° siècle. Huile sur toile, 220 x 100

Grandeur et mérite

 

La logique voudrait que la cause de la grandeur soit le mérite, et que ce soit ce mérite qui entraîne le respect. Or, Montaigne va montrer l’inverse par son hypothèse antithétique : la grandeur se suffit à elle-même, c’est le rang accordé qui devient la cause et accorde le mérite.

        Dans un premier temps, l’élévation est présentée, c’est l’hypothèse positive. Elle est mise en valeur par l’antithèse entre « homme de peu » et le redoublement lexical, « une image de grandeur, de suffisance »,  pour traduire sa fierté, sa prétention. Cela se trouve renforcé par un parallélisme, toujours avec un redoublement lexical, entre « croissant de train et de crédit », qui évoquent la suite de personnes qui l’accompagnent et l’influence qu’il exerce, si bien qu’« il a crû en mérite ».  

         Puis, l’hypothèse devient négative. Par le recours au discours rapporté direct, Montaigne démythifie plaisamment cette grandeur en mettant en évidence l’étonnement public, « l’admiration », par les trois questions du peuple, aux lignes 6 et 7, en gradation rythmique. Elles conduisent à un jugement ironique, par antiphrase : « nous étions vraiment en de bonnes mains ». 

Une image de la grandeur : Attribué à François Quesnel, Portrait de Jean de Beauvau, sieur d’Auviller à l’âge de 35 ans, XVI° siècle. Huile sur toile, 220 x 100

Montaigne renforce son analyse par l’anecdote empruntée à l’auteur latin, Diogène Laërce, qui rapporte les propos du philosophe Antisthène. Cette anecdote est plaisante, par l’animalisation des puissants en « ânes », animal connu pour sa bêtise. Cette anecdote reprend l’inversion de la cause et de la conséquence avec l’antithèse entre le redoublement de l’hyperbole, « les plus ignorants et incapables hommes » et « très dignes. L’organisation syntaxique pose la conséquence comme immédiate, « en devenir incontinent très dignes », tandis que la cause est donnée ensuite : « parce que vous les y employez ».

On constate donc dans ce texte à la fois la critique des puissants, montrés comme peu aptes à gérer les affaires qui leur sont confiées, et de ceux qui leur permettent d’accéder au pouvoir, montrés, eux, comme naïfs et dépourvus de jugement. 

La critique se déplace, en effet, pour viser ceux qui se laissent tromper par cette grandeur sans mérite.

L’IDOLÂTRIE DES PUISSANTS 

L'excès d'adoration

 

L’adoration, jusqu’à la vénération, de cette grandeur illusoire se fait presqu’à l’insu des gens : « il coule insensiblement, en nos opinions, une image de grandeur, de suffisance ». Le monde finit ainsi par ressembler à une sorte de théâtre, où se joue une comédie qui abuse le public : « Voire, et le masque des grandeurs, qu’on représente aux comédies, nous touche aucunement et nous pipe ». Montaigne s’implique directement dans cette critique, lui qui a fréquenté les puissants, comme le montrent le pronom « je », et le redoublement lexical qui élève les rois à une dignité divine : « Ce que j’adore moi-même aux Rois, c’est la foule de leurs adorateurs. » N’oublions pas que le XVI° siècle est l’époque où s’affirme peu à peu la monarchie absolue, dite « de droit divin », qui cherche à étaler son luxe et met en place une stricte étiquette. 

La soumission au roi. Enluminure médiévale

Roi-soumission.jpg
Un roi maya : bas-relief

Par prudence, le dernier paragraphe, qui pousse à l’extrême cette idée, est déplacé dans l’espace, puisqu’il s’agit du peuple « de Mexico » avec  son « Roi ». Nous y retrouvons le champ lexical du divin : « « canonisent le Roi », « adorent », « déifié ». Montaigne procède alors par énumération. Une première, aux lignes 28-29, rappelle les valeurs qui étaient aussi, par tradition, celles exigées du roi de France ; la seconde, en revanche, des lignes 29 à la fin, traduit l’excès, puisque cela place le roi au-dessus des éléments naturels, célestes (« le soleil », « les nuées ») comme terrestres : « le cours des rivières », « la terre ».

Cela conduit à démythifier les honneurs rendus aux puissants, notamment aux rois. 

Un roi maya : bas-relief

L'appel à la sagesse

 

Montaigne n’en conclut pas pour autant au rejet de tout signe de respect. Le chiasme entre « Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l’entendement » et « Ma raison n’est pas formée à se courber et fléchir ».  soutient sa demande de plus de sagesse, une juste mesure.

Il s’agit donc, pour Montaigne, de distinguer ce qui relève d’une simple convention, d’une gestuelle (« mes genoux »), de ce qui implique un jugement de valeur, une estime accordée au mérite.

Ce désir de distinguer l’apparence de la vérité est soutenu par l’exemple de Melanthius, emprunté à Plutarque. Lui aussi distinguait, dans sa réponse le sens de la tragédie, le fond, ici « point entendu », c’est-à-dire pas compris, et l’apparence, la forme, le style, décrit par des termes péjoratifs : « offusqué de gravité, de grandeur, de majesté ».   

​

Montaigne invite donc son lecteur à ne pas se laisse duper par les apparences, qui ne sont qu’un « masque », comme au théâtre.

CONCLUSION

 

Ce texte propose une satire très liée au contexte, en un siècle de troubles politiques et religieux, où le pouvoir royal essaie de fixer sa puissance. Derrière l’ironie de Montaigne et les anecdotes plaisantes qu’il utilise pour soutenir sa propre opinion, nous reconnaissons le désir de préserver sa propre liberté. N’oublions pas non plus que lui-même a exercé un pouvoir, en tant que Maire de Bordeaux, puis des missions diplomatiques, ce qui lui a donné l’occasion de voir l’envers du décor, les coulisses de ce théâtre qu’est le monde.

​

Nous observons aussi le pessimisme de Montaigne vieillissant, que reflète d’ailleurs la dernière phrase du chapitre VIII : « Tous jugements en gros sont lâches [faibles] et imparfaits ». Cette représentation de la faiblesse de l’homme contraste avec l’élan enthousiaste des débuts de l’humanisme : l’homme est dupé par ses sens, et par son mimétisme naturel, sa volonté de faire comme les autres.

La Satire Ménippée, 1594, "De la vertu du catholicon d'Espagne, § II-IX 

Ménippée

Le contexte historique permet d’expliquer la nature de La satire Ménippée, ouvrage publié en 1594, dont la première partie est sous-titrée « De la vertu du catholicon d’Espagne » Le titre est emprunté à l’auteur latin Varron : il avait nommé « Ménippées » des textes mêlant la prose et les vers dans un mélange critique de sa société. Ménippe, philosophe du III° s. av. J.-C., disciple de Diogène le cynique, même s’il n’avait composé ni vers ni satires, était célèbre, en effet, par son humeur moqueuse et par son langage, franc et brutal. Deux siècles après Varron, l’auteur grec Lucien avait lui aussi présenté Ménippe comme type du railleur.

La Sainte Ligue est une union des catholiques, constituée en 1576, pour lutter contre l’influence croissante des Réformés – ou protestants. Elle a soutenu le duc de Lorraine qui, profitant des guerres de religion, a tenté de s’emparer du trône. Ainsi Henri de Guise, chef des Ligueurs, provoque à Paris, en mai 1588, la « journée des barricades » contre le roi Henri III. Celui-ci le fait assassiner, et s’entend avec Henri de Navarre, le futur Henri IV, héritier de la couronne. Les Ligueurs sont battus à Senlis (1589), mais Henri III est à son tour assassiné par le moine Jacques Clément. Henri de Navarre, prince protestant, doit conquérir son trône, tandis que le duc de Mayenne, frère du duc de Guise, est nommé lieutenant général du royaume.

Anonyme, Procession armée de la Ligue à Paris en 1590, XVI° siècle. Huile sur toile, 100 x 212. Musée Carnavalet, Paris

Anonyme, Procession armée de la Ligue à Paris en 1590, XVI° siècle. Huile sur toile, 100 x 212. Musée Carnavalet, Paris

En ces temps troublés, pendant qu’Henri IV monte du Béarn sur Paris, la capitale est livrée aux « Seize », des ligueurs acharnés, qui font régner la terreur. Le duc de Mayenne convoque en 1593 les États généraux, qui doivent nommer un roi, mais ils se montrent incapables de rien décider. Henri IV, pour apaiser la situation, se convertit au catholicisme, ce qui lui permet d’accéder au trône.

Frontispice de l'édition de 1594, BnF

L’ouvrage a été rédigé par un groupe de bourgeois de Paris, catholiques et soutenant la royauté légitime, heureux de saluer dans l’échec de la Ligue la victoire de la raison et de la patrie sur le fanatisme : les chanoines Gillot, chez  qui se tinrent les réunions des auteurs, et Pierre Le Roy. C’est ce dernier qui est l’auteur de « La vertu du catholicon », et l’inspirateur du plan général de l’œuvre. S’ajoutent à eux le poète humaniste Passerat, un érudit, Florent Chrestien, enfin des hommes de loi, Gilles Durant, Rapin et Pierre Pithou, qui a revu l’ensemble.

Quelques mois avant l’entrée du roi dans Paris, en 1593, est imprimé à Tours un court essai, intitulé « La vertu du catholicon d'Espagne » ; en 1594, après la soumission de Paris, est ajouté à cette brochure un « Abrégé des États de la Ligue », et le tout reçut le nom de Satire.

Ce passage se présente comme un éloge ironique, fait par un charlatan espagnol, d’une sorte de remède miraculeux pour guérir tous les maux du royaume, le  « Catholicon ». 

Mais que symbolise ce  « Catholicon » ? 

Frontispice de l'édition de 1594, BnF

Pour lire l'extrait

UNE PARODIE DE BONIMENT 

Le boniment d'un charlatan à la foire

Le locuteur est présenté dans le passage précédent :

Or, pendant qu’on faisait les préparatifs et qu’on montait les estrades au Louvre, ancien temple et habitacle des Rois de France, et qu’on attendait les députés de toutes parts […], il y avait en la court dudit Louvre, deux Charlatans, l’un Espagnol et l’autre Lorrain, qu’il faisait merveilleusement bon de voir vanter leurs drogues et jouer de passe-passe tout le long du jour, devant tous ceux qui voulaient les aller voir sans rien payer.

Le Charlatan Espagnol était fort plaisant, et monté sur une petit estrade […] À son estrade, était attachée une grande peau de parchemin écrite en plusieurs langues, scellée de cinq ou six sceaux d’or, de plomb, et de cire, avec des titres en lettres d’or, portant ces mots :

LETTRES DU POUVOIR D’UN ESPAGNOL, ET DES EFFETS MIRACULEUX DE SA DROGUE APPELÉE HIGUIERO D’INFIERNO OU CATHOLICON COMPOSÉ

Le boniment d'un charlatan à la foire

Les charlatans étaient nombreux alors sur les champs de foire ou les marchés, soit pour annoncer un spectacle, soit pour vendre toutes sortes de remèdes. Il leur fallait habilement argumenter pour vendre leur marchandise. Leur discours, ou boniment, a, en effet, un double objectif : attirer le client en retenant son attention, et lui promettre, quand il s’agit de remèdes, une prompte guérison de toutes les maladies possibles.

La structure de l'extrait

 

Ce passage est construit en deux temps :

       Les paragraphes II à IV inclus présentent des exemples de l’action efficace du « catholicon ». Ces exemples sont des cas illustres, un « Roi » (§ II et III), une armée, ce qui induit un raisonnement a fortiori : si le « catholicon » réussit pour des cas si importants, si difficile à régler, il ne pourra que réussir au niveau des individus, leur apporter chance et réussite.

       Les paragraphes V à IX, eux, interpellent directement le « client ». Les nombreux verbes à l’impératif, énumérés de façon instante aux lignes 22-23 et 32-34 représentent toutes les vertus du « catholicon », c’est-à-dire les possibilités qu’il offre aux « clients ». La question rhétorique, « Voulez-vous être un honorable rieur et neutre ? », feint d’entrer dans la conscience du client potentiel, pour se mettre à sa place et imaginer ce qu’il peut souhaiter, pour mieux le satisfaire.

Le produit vanté

 

Le nom du produit vanté, introduit dans le titre, surprend, car ce mot n’existe pas en espagnol. Peut-être vient-il d’une dérivation du terme « higo », signifiant « la figue » (« higuera » désigne « le figuier »), auquel s’ajoute le suffixe « - ero » qui marque l’agent ? Ou bien il serait créé par contamination entre « higiene », « l’hygiène », et « hierro », pour un objet fait de fer… Il s’agit un produit que le second terme du titre, « catholicon composé » identifie à un remède, comme sa fabrication (« affiner cette drogue ») et le parallélisme établi avec le « feu saint Antoine ».

Chez un apothicaire, 1568. Gravure

Ce remède existe d’ailleurs sous toutes les formes permises par la pharmacopée. La formule « cacheté de catholicon » en fait une pâte, un onguent. L’utiliser « au bas de la lettre » pour la signature le transforme en un liquide, un sirop. Puis il devient une poudre, dont il faut peser la quantité : « une demi-drachme ». Il se transforme ensuite en une sorte de pilule : « « un grain de higuiero » (l. 17-18), « un grain de Catholicon en la bouche » On peut même en faire une substance qu’on ajoute à de la peinture : « Faites peindre […] des croix de Higuiero ».

​

Enfin, le produit fonctionne aussi à la façon d’un talisman, pour protéger dans toutes les situations : « pourvu que vous colliez votre épée dedans le fourreau avec du Catholicon », comme pour la purifier ou en améliorer l’efficacité. C’est même, dans le paragraphe VIII, un laisser-passer qui ouvre toutes les routes.        

Chez un apothicaire, 1568. Gravure

Un effet magique

 

Enfin, pour séduire le futur acheteur, il faut insister sur l’efficacité totale du remède, qui exerce un effet quasi magique. Pour cela, le discours utilise trois procédés.

  • L’emploi du futur, dans chaque paragraphe, toujours placé à la fin, marque la certitude de la réussite

  • La rapidité du succès est soulignée plusieurs fois, d’abord par la ponctuation : la parataxe, avec l’emploi des deux points introduit la conséquence.

  • De plus,  l’immédiateté du résultat est soulignée par le lexique, avec des formules telles « vous voilà », « il ne vous faut point de plus valable passeport »

Ainsi, ce remède permet d’éliminer tous les obstacles, toutes les résistances. Le discours met cette idée en valeur par des jeux d’antithèses.  Par exemple, la durée de l’effort, « qu’il n’avait pu vaincre par armes en vingt ans », contraste avec la rapidité du résultat, tout comme les hyperboles, multipliées dans le paragraphe IV (« grande et puissante armée […] braves et généreux guerriers ») s’oppose au résultat extraordinaire : il « engourdira tous les bras ». De même, la restriction « bien qu’on vous connaisse pour tel », montre à quel point le fait de ne pas être arrêté comme pour « espion » est miraculeux. 

​

Ce discours imite donc bien le boniment d’un charlatan, mais il n’est qu’une parodie, car tous les résultats indiqués, au lieu d’être liés à la santé, sont associés à l’immoralité (« espion », « perfide et déloyal », « trahissez »…) ou au crime avec la récurrence du mot « assassiner ». D’où le second terme dans le nom du remède, « dell’ infierno » : il vient bien de l’enfer. Il y a une inversion des valeurs, base même du décalage comique.

UN VIOLENT PAMPHLET

Cet ajout de « dell’ infierno », en soulignant l’immoralité de l’action du remède, de même que le synonyme « catholicon composé », nous guident vers les deux dénonciations, faites sur un ton polémique.

La dénonciation politique

 

Les cibles désignées

        La première cible nettement visée est le Roi d’Espagne, Philippe II, qui a succédé à Charles Quint en 1580. Le texte critique son ingérence dans les affaires de l’Europe, par désir d’hégémonie, ce que traduit l’opposition entre « casanier », avec la mention du palais de l’« Escurial » où il réside,  et les pays cités : les « Flandres », la « France ».

Un double reproche lui est adressé, pour dénoncer cette ingérence. Une rumeur persistante voulait que le Roi d’Espagne entretienne, à son service, un réseau de Jésuites, lui servant d’espions, d’où  la mention du père Ignace (de Loyola), fondateur de la Compagnie de Jésus, mention abusive puisqu’il est mort en 1556, bien avant l’assassinat évoqué, celui de Guillaume de Nassau, prince d’Orange en 1584, effectivement commis par un agent du roi d’Espagne.

Portrait de Philippe II d'Espagne

Portrait de Philippe II d'Espagne

       En revanche, les deux noms cités ont joué un rôle important aux côtés de la Ligue. Bernardino de Mendoza, après avoir espionné en Angleterre, dont il fut expulsé en 1584, reprend cette activité en France de 1584 à 1591, et apporte un soutien financier au duc de Guise et au parti de la Ligue. Son action a été déterminante dans la journée « des barricades ». Commolet, en 1593, appelle, lui,  dans tous ses sermons, à l’assassinat d’Henri III. Après ce crime, il déclare en chaire que l’assassin Jacques Clément trône dans le ciel au rang des bienheureux.

Les jésuites sont donc montrés comme des intermédiaires dangereux : « il lui trouvera homme », « ils lui fourniront d’un religieux apostat ». Ils disposent, en effet, d’argent pour recruter et placer des hommes dans les plus hautes sphères de l’État, comme le montre l’énumération des lignes 18 et 19. L’expression « Soyez pensionnaire d’Espagne » invite d’ailleurs à recevoir une rémunération du Roi d’Espagne.   

Les guerres

Le texte rappelle aussi à quel point l’Europe est troublée, depuis des années, par les guerres de succession. Philippe II espère, en effet, obtenir le trône de France pour sa fille, l’infante Isabelle d’Espagne, puisque lui-même a épousé Elisabeth de Valois, fille d’Henri II, cela pour éviter l’avènement d’un roi huguenot, Henri de Navarre. Ainsi il envoie ses propres soldats soutenir les Ligueurs, ce que rappellent les lignes 5 et 6 qui présentent l’ambition territoriale comme une sorte de caprice royal : « Si ce Roi se propose… »

La "Journée des Barricades", le 12 mai 1588 à Paris

La "Journée des Barricades", le 12 mai 1588 à Paris

Le « catholicon » symbolise ce soutien dans le discours qui critique ces combats. Il faut ressortir l’opposition entre le jugement mélioratif de l’auteur, « ces braves et généreux guerriers » qui se battent « pour la défense de la Couronne et Patrie », avec les majuscules valorisantes, et les termes péjoratifs qui les qualifient du point de vue espagnol, que l’auteur feint de reprendre : « piteux et horribles Français ».

La reconnaissance de l'ordre des Jésuites par le Pape

La dénonciation religieuse

 

Le discours reflète aussi le conflit religieux qui déchire la France, depuis de multiples années. Le passage fait clairement apparaître les deux camps en présence.

        D’un côté, il y a le catholicisme de la Contre-Réforme, représenté par la Sainte Ligue, et soutenu par les Jésuites et autres « Cardinaux, Légats et Primats ». Or, le discours souligne la grandeur des crimes commis par la comparaison : « comme un Judas », à deux reprises, et par  l’hyperbole péjorative : « ce prodigieux et horrible forfait ».

La reconnaissance de l'ordre des Jésuites par le Pape

Les Jésuites sont d’autant plus dangereux que leur appartenance à l’Église excuse par avance les fautes qu’ils poussent à commettre, d’où la parenthèse en latin (« salva consciencia ») pour imiter la formule des jésuites, et l’amplification en gradation à la fin du paragraphe III. Une nouvelle reprise du discours (« coup du Ciel ») montre l’hypocrisie des Ligueurs, qui attribuent à une décision divine l’assassinat d’Henri III, en feignant d’oublier le réel meurtrier, Clément.

      De l’autre côté, nous trouvons les partisans de la Réforme : « Huguenots ou fauteurs d’Hérétique », « infidèles et Huguenots ». Le discours reproduit les termes péjoratifs employés contre eux. Mais, en même temps, le texte inverse les valeurs, puisque ce sont les plus honnêtes des citoyens qui sont ainsi qualifiés : «  ces braves et généreux guerriers », « des plus fidèles et anciens serviteurs »

​

Ainsi le texte montre un pays qui fonctionne à l’envers, profondément gangrené par les interventions étrangères. Cette inversion est tellement flagrante qu’elle ne peut que choquer les lecteurs.

CONCLUSION

 

Ce passage présente un éloge paradoxal. L’ironie qui parcourt le texte détruit, en effet, tous les arguments du discours des partisans de la Ligue qui avaient convoqué ces États généraux: il se trouve renversé, ridiculisé, une sorte de carnaval bouffon d’idées.

Mais, au-delà, un désir profond se manifeste : celui de la paix, enfin retrouvée avec l’avènement d’Henri IV. Mais la vie de celui-ci ne cessa pas d’être menacée, avec, par exemple, en décembre 1594, la tentative de Jean Châtel, dont lui-même a reconnu qu’il avait été influencé par les Jésuites au service de Philippe II, jusqu’à son assassinat en 1610 par Ravaillac.

​

L’originalité vient aussi du mélange de réalisme et de fantaisie. Le texte s’appuie, en effet, sur des faits historiques que tous les lecteurs de ce temps connaissaient parfaitement : les attaques relèvent alors du pamphlet polémique. Mais la stratégie adoptée, la parodie à travers ce boniment du premier des deux charlatans, l’Espagnol, relève, lui, de la pure fantaisie. 

Du texte à l'image : la caricature

Dessin reproduisant un graffiti, sur un mur à Rome

Un héritage

 

Dans l'antiquité

Le terme « caricature » vient du latin populaire, « caricare » (de « carrus » = le char), au sens premier « charger », d’où l’idée d’exagération. La satire s’est, dès l’antiquité, exprimée par la caricature, dessin qui, quand il s’agit d’un personnage, grossit les traits, délibérément déformés. À Rome comme à Pompéi ont été découvertes des caricatures sur les murs, souvent accompagnées de graffiti explicatifs. Déjà deux domaines semblent privilégiés : la politique et la religion. Par exemple, le dessin (daté du IIème siècle) qui représente un homme saluant un âne crucifié, avec la phrase « Alexamenos adore son dieu », est certainement une raillerie cruelle contre ces Romains convertis qui se multiplient.

Dessin reproduisant un graffiti, sur un mur à Rome
Gervais du Bus, Roman de Fauvel,  XIVe siècle (après 1316), enluminure, manuscrit, BnF 

Au moyen-âge

La caricature prend un statut plus officiel, toujours dans ces deux mêmes domaines.

    D’une part, elle entre dans les livres, par l’intermédiaire des enluminures. Ainsi, celle qui, au XIV° siècle, illustre le  Roman de Fauvel de Gervais du Bus, représente, sous la forme d’un âne couronné, dont la méchanceté et la perversité sont illustrées par les grimaces dégoûtées de ses jeunes interlocuteurs, sans doute le roi Philippe le Bel. Mort en 1314, il était détesté de la noblesse féodale, dont il avait voulu affaiblir le pouvoir. Les lettres de son nom FAU (écrite V)EL dans le roman de du Bus, alors notaire de la chancellerie royale, résument les défauts reprochés : Flatterie, Avarice, Vilenie, Variété (Velléité), Envie, Lâcheté.

      D’autre part, elle s’introduit aussi dans les églises, sculptures ou vitraux, pour illustrer les vices, soit par des personnages grotesques, soit par des animaux symboliques.

Gervais du Bus, Roman de Fauvel,  XIVe siècle (après 1316), enluminure, manuscrit, BnF 

La caricature politique au XVI° siècle

 

Henri III fut, par sa piété affichée, son élégance raffinée, mais aussi son autoritarisme, une victime toute désignée des caricaturistes, d’autant que, dès son couronnement, il fut jugé illégitime en tant que Valois, et que son règne fut très troublé : cinq guerres de religion, révolte du parti des « Malcontents » (conjuration de gentilshommes opposés à sa politique), conflit violent avec les Ligueurs. Ainsi, dans l’ouvrage d’Innocent Gentillet, calviniste, Remontrance au Roy très chrétien Henri III, en 1574, nous découvrons ce roi, assis sur son trône sous un dais et brandissant son sceptre, mais entouré de barrières comme l’autel sacré dans une église. Cela traduit son orgueil et, surtout, sa volonté délibérée d’écarter de lui la noblesse, traditionnellement admise à ses côtés.

Henri III sur son trône, in Gentillet, Remontrance au roi très chrétien, 1574

Henri III sur son trône, in Gentillet, Remontrance au roi très chrétien, 1574

L’image se fait plus symbolique quand elle n’est plus associée à un texte, devenant ainsi plus métaphorique encore. C’est le cas quand n’apparaît plus la figure royale, mais uniquement les « regalia », les objets qui symbolisent la monarchie, comme le sceptre, la couronne, la main de justice, la fleur de lys… Cette caricature se fonde sur un contraste entre la réduction des jambes de ce noble, reconnaissable par l’épée à son côté, et la taille de ses bras et du marteau brandi, par lequel il détruit les armoiries royales. Cette attaque, indirecte, traduit donc la revanche d’une noblesse que le roi Henri III avait voulu affaiblir. Son assassinat, en 1589, peut ainsi apparaître comme la juste vengeance de ceux qu’il avait éloignés du pouvoir…

Caricature attribuée à Jean Boucher, La destruction des armoiries royales, XVI° siècle

Caricature attribuée à Jean Boucher, Les armoiries de Henry de Valois, 1589. Estampe, BnF

La caricature religieuse au XVI° siècle

 

Les guerres de religion lui donnent un nouvel élan : les partisans de la Réforme soutiennent les critiques de Luther et de Calvin contre l’Église catholique.

Lucas Cranach, L’Âne-pape, 1523, illustration d’un pamphlet de Luther 

Lucas Cranach, L’Âne-pape, 1523, illustration d’un pamphlet de Luther 

Un loup vêtu en moine, caricature du XVI° siècle

        Une des techniques les plus courantes, héritée du Moyen-Âge, est l’animalisation, du plus bas de l’échelle, celle des moines, au plus haut, celle qui vise le Pape lui-même. Ainsi, pour attaquer la dangereuse hypocrisie des moines, celui-ci, reconnaissable à sa robe et au chapelet qu’il tend ostensiblement devant lui, a la tête, la queue et les pattes d’un loup cruel. 

Un loup vêtu en moine, caricature du XVI° siècle

Plus violente encore est la représentation du pape Alexandre VI, connu pour ses mœurs particulièrement débauchées, en un homme au corps écailleux, à tête d’âne, la main droite en patte d’éléphants, mais doté d’attributs sexuels féminins nettement accentués. Autant d’éléments particulièrement dégradants pour le chef de l’Église catholique romaine. L’intitulé qui couronne la caricature fait sans doute allusion à un scandale de sa vie privé, en 1495 : il aurait invité au château Saint-Ange, représenté en arrière-plan, un jeune et beau jeune seigneur, Astore Manfredi, qu’il aurait violé et fait jeter dans le Tibre.

Le monstre de Ravenne

       Un autre héritage médiéval est le recours au monstrueux, qui permet d’enrichir le sens symbolique. Ainsi, des auteurs rapportent qu’un monstre réel serait apparu à Ravenne, en Italie, en 1511, peu avant la bataille perdue par le pape Jules II contre l’armée française du roi Louis XII. Il est ici dépeint avec un visage angélique, mais au front surmonté d’une corne, il est doté d’ailes en guise de bras et d’un double sexe, masculin et féminin, et se tient sur un seul pied, figurant la serre d’un rapace, avec un œil étrange au niveau du genou. Sur son torse sont gravés la lettre grecque, ypsilon, et la croix. L’écrivain Pierre Boiastuau (1517-1566), auteur de deux volumes d’Histoires prodigieuses (1560 et 1566), dans lesquels il regroupe toutes les anecdotes concernant des monstres de toutes natures, explique le sens symbolique de cette caricature :

Le monstre de Ravenne

Un moine chartreux, in Johann Wolf, Lectionum memorabilium et reconditarum, 1600

Un moine chartreux, in Johann Wolf, Lectionum memorabilium et reconditarum, 1600

Ce monstre fut produit sur terre du temps que toute l'Italie était enflammée des guerres, non toutefois sans apporter grande terreur au peuple : de sorte que de toutes les provinces de l'Italie et de la Grèce ils venaient voir cette misérable créature. Chacun en parla diversement : entre autres il s'y trouva quelques hommes doctes et célèbres, qui commencèrent à philosopher sur la misère de cet enfant, et sur sa figure monstrueuse, lesquels disaient que par la corne était figuré l'orgueil et l'ambition, par les ailes, la légèreté et inconstance, par le défaut des bras, le défaut des bonnes œuvres, par le pied ravissant, rapine, usure et avarice, par l'œil qui était au genou, l'affection des choses terrestres, par les deux sexes, la sodomie, et que pour tous ces péchés qui régnaient de ce temps en Italie, elle était ainsi affligée de guerres. Mais quant à l'ypsilon et à la croix, c'étaient deux signes salutaires : car l'ypsilon signifiait vertu, et puis la croix qui dénotait que s'ils voulaient se convertir à Jésus-Christ, et songer à sa croix, c'était le vrai remède de recouvrer la paix, et de modérer l'ire du Seigneur, qui était enflammé contre leurs péchés.

De même le calviniste Johann Wolf, dans son Lectionum memorabilium et reconditarum, paru en 1600, transforme en monstre un moine chartreux, bien différent donc des préceptes de saint Bruno, fondateur de l’ordre, un des plus rigoureux. Sa tête et ses dents sont allongées comme celles d’un animal, au-dessus d’un long cou, semblable, lui, à celui d’une grue, comme si ce moine, contraint par sa vocation au jeûne et à l’abstinence complète de viande, ne pensait qu’à flairer les odeurs de cuisine et à dévorer à belles dents ! L’ensemble contraste avec la taille du chapelet, pour souligner l’hypocrisie, la volonté de tromper les fidèles en affichant une vie toute spirituelle là où, au contraire, les sabots de bœuf, bien plantés dans le sol, traduisent l’ancrage dans un matérialisme terrestre.

CONCLUSION

​

À la Renaissance, la caricature a surtout soutenu les combats de la Réforme contre les abus du catholicisme dénoncés. Les pouvoirs politiques essaient de censurer les caricatures, mais n’y parviennent pas, car elles sont souvent plus efficaces que les écrits pour toucher un plus vaste public, encore largement illettré.

Joachim DU BELLAY, Les Regrets, 1558, LXXXVI : "Marcher d'un grave pas..." 

Du Bellay

Joachim Du Bellay (1522 ?-1560), alors qu’il étudie le Droit à Poitiers, rencontre Ronsard, qui l’incite à entrer au collège de Coqueret, à Paris,  pour suivre des études humanistes. Il se lie d’amitié avec de jeunes poètes, avec lesquels il fondera la Pléiade, tous, comme lui, ardents défenseurs de l’usage de la langue française, comme on peut le constater dans Défense et Illustration de la langue française, véritable manifeste publié en 1549. Puis vient un premier recueil poétique, L’Olive.  Alors que ses troubles de santé s’aggravent – il est atteint d’une surdité précoce – son oncle cardinal se voit chargé d’une mission auprès du pape à Rome, et lui propose de l’accompagner en tant que secrétaire. Du Bellay part en 1553, plein d’enthousiasme, pour découvrir l’Italie, berceau de la Renaissance et patrie des humanistes… 

Le recueil, au titre évocateur, Les Regrets, paru en 1558, comporte 191 sonnets composés pendant les quatre années que Du Bellay passe à Rome. Avec leur découverte de l’Italie, les poètes de la Renaissance découvrent aussi le « sonnet », mis à la mode par Pétrarque, en décasyllabes, ou, comme ici en alexandrins.

Du Bellay, Les Regrets, 1558

Le sonnet LXXXVI est un des principaux de ceux que Du Bellay consacre à la peinture de la Cour pontificale

Comment le portrait des courtisans permet-il à Du Bellay, de poser les valeurs humanistes ?

UN PORTRAIT PITTORESQUE

Pour lire l'extrait

Le portrait se présente comme une sorte d’énigme, en raison de la construction du sonnet : une série de propositions juxtaposées, dont le verbe est à l’infinitif, dépeint les comportements. Elles conduisent à un trait final qui élucide l’énigme et pose le jugement de l’auteur.

Pinturiccio, La Vie de Pie II, 1502-1509. Fresque, « Libreria Piccolomini », dôme de Sienne

Les comportements caricaturés

​

Avec le verbe « marcher », lancé en tête du sonnet, le portrait s’anime pour caricaturer les comportements, traçant le croquis d’un personnage en mouvement mais réduit à quelques traits.

        Nous avons d’abord sa démarche, dont la lenteur et la solennité sont reproduites par le rythme binaire du premier quatrain, avec une césure fortement marquée,. Cette impression est aussi due à la répétition de l’adjectif  « grave » et à l’assonance de la voyelle ouverte [a] dans les deux premiers vers.
      Le visage exprime cette même solennité, de façon presque comique avec le singulier qui généralise (« un grave sourci ») et l’antithèse entre « grave » et

         Enfin, la gestuelle produit la même impression de lenteur mesurée : ces signes de tête n’engagent à rien, sont peu compromettants. On note aussi le verbe « seigneuriser », auquel Du Bellay donne un sens originel,  de  donner véritablement à quelqu’un le titre de seigneur, donc ici traiter avec le plus grand respect.  Le rythme alterné du vers, « Seigneuriser / chacun / d’un baisement / de main » (4 / 2 / 4 / 2) semble d’ailleurs reproduire la flexion respectueuse.  L’effet comique est renforcé par la reprise de « chacun », pronom mis en valeur à la césure par son antéposition au vers 2, puis répété au vers 9, qui donne un aspect mécanique à ces attitudes.

Papauté.jpg

Les discours rapportés

​

Puis la caricature est soutenue par les discours rapportés. Ils sont mentionnés dès le premier quatrain, d’abord de façon générale par « balancer tous les mots », qui signifie peser avec prudence ce que l’on va dire. Puis, ils sont reproduits de façon directe, en gardant l’italien pour mieux restituer la couleur locale. Le parallélisme de « Messer non » et « Messer si » donne une impression d’absurdité, car la réponse semble distribuée au hasard, et n’est justifiée par rien, sinon une contrainte de politesse, comme pour « son Servitor ». Le verbe « entremêler », complété par l’adverbe « souvent »,  accentue d’ailleurs cette impression, car la formule « E cosi » est toute aussi artificielle, n’ayant comme but que celui de satisfaire l’interlocuteur. 

Ces expressions, si brèves, ressemblent à des tics de langage, qui ridiculisent le locuteur. Elles contrastent avec le verbe « discourir », qui, lui, suggère un flot de mots, intarissable sur le thème des guerres de conquêtes italiennes. C’est aussi une façon de se faire valoir auprès des Français en se rangeant de leur côté dans leur lutte contre Charles Quint pour l’hégémonie.

​

Du Bellay élabore donc, dans ce sonnet, une succession de petits tableaux, qui font sourire tant ces personnages ressemblent à des automates. On pense à l’analyse de Bergson, dans Le Rire, dont l’origine vient, selon lui, « du mécanique plaqué sur du vivant ».

LA DÉNONCIATION

Comme toute satire, le sonnet de Du Bellay a pour but de dénoncer, de démasquer, pour rétablir la vérité qui se cache derrière les comportements et les mots. Le vers 10, qui généralise, présente la cible, le « courtisan romain ».

L'hypocrisie

​

Pour chaque trait du portrait, Du Bellay introduit un indice qui conduit à montrer que, dans ce monde, tout est factice

​

    Ainsi, dans le premier quatrain, l’antithèse entre « grave » et « souris » présente déjà  une mimique trop calculée, dépourvue de toute spontanéité, en fait insincère. De même, la place de « chacun », antéposé, à la césure, démasque le courtisan qui ne distingue pas le réel mérite, qui étale un enthousiasme trop généralisé pour être sincère

      Puis, dans le second quatrain, le verbe « contrefaire » signale une politesse de façade, et l’allitération en [s], dès le vers 4, semble reproduire le sifflement d’un serpent, aussi perfide que le courtisan cherchant à s’insinuer dans les bonnes grâces de tous. De même, le contenu des discours est par avance posé comme faux par la subordonnée hypothétique, introduite par « comme si », qui le précède. 

      Enfin, dans le premier tercet, le verbe « cacher » poursuit le champ lexical de l’hypocrisie, cette fois-ci sur le statut social : le terme « pauvreté » s’oppose à « brave apparence ». L’adjectif joue sur le double sens du terme à cette époque, qualifiant à la fois l’élégance vestimentaire et la valeur morale, mélange de droiture et de courage. Mais il ne s’agit, ici que d’une « apparence ». 

​

Le courtisan ne vit donc que pour faire illusion, par orgueil.

Le masque ôté

​

Dans les quatrains, Du Bellay maintient le mystère. C’est au vers 10 qu’il ôte le masque, en donnant la clé de l'énigme, « suivant la façon du courtisan romain », qu’il confirme en élargissant la cible au vers 12 : « cette cour », complément antéposé qui met la cible en valeur à la césure, avec un démonstratif de sens péjoratif. Ainsi ressort l’ironie par antiphrase de la dénonciation, avec l’hyperbole, « la plus grande vertu », qui la rend plus violente, et traduit toute l’amertume de Du Bellay.

​

Le dernier tercet révèle, par opposition, la douloureuse réalité vécue par le poète : l’adverbe « mal », répété trois fois, forme un écho rythmique à l’adjectif « grave » du début. Le rythme accentue son sentiment d’échec. L’énumération, « mal monté, mal sain et mal vêtu », place au centre la maladie, la pelade, dont souffre Du Bellay, encadrée par le manque d’argent. Ces deux maux sont repris dans le parallélisme négatif final : « Sans barbe et sans argent ».

Même si Du Bellay n’emploie par le pronom « je », remplacé par l’indéfini « on », pudique, on comprend qu’il s’agit bien là d’une confidence, d’un aveu de sa désillusion d’humaniste, pour lequel Rome représentait le modèle idéal. Seul le dernier mot du sonnet reste porteur de son espoir : le retour « en France ».   

CONCLUSION

​

La satire de Du Bellay, malgré la brièveté du sonnet, est évocatrice de ce que pouvait être « la cour », qu’elle soit italienne ou française d’ailleurs. Ces mêmes critiques figuraient déjà  dans Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione, publié à Venise en 1528, sorte de manuel de savoir-vivre pour un courtisan idéal. Mais elles sont plus touchantes chez Du Bellay, car on perçoit sous l’ironie sa déception personnelle face à la médiocrité des habitants d’une ville qui l’avait fait rêver. La structure du sonnet, avec son aspect énigmatique dont la clé ne se révèle que peu à peu, semble même reproduire la façon dont les courtisans se plaisent à se masquer.

​

En contrepoint, on peut donc dégager de ce poème les vraies valeurs humanistes : la noblesse véritable n’est pas fondée sur l’apparence, mais sur la pratique de la vertu et de la vérité. Ainsi, il convient de ne pas traiter « chacun » de la même façon, mais de savoir reconnaître le mérite personnel, en le plaçant au-dessus de l’artifice et du faux pouvoir. Enfin, Du Bellay prône ici la liberté de pensée et de parole : « suivre en son parler la liberté de France », est le souhait qu’il formule dans un autre sonnet des Regrets

Baldassare Castiglione, "Le Livre du courtisan"
Régnier

Mathurin RÉGNIER, Satires, IV, 1608 : extrait 

Pour lire l'extrait

La vie de Mathurin Régnier (1573-1613) révèle une contradiction fondamentale. D’un côté, sa formation ecclésiastique, dès son plus jeune âge, l’amène au  service du cardinal de Joyeuse, qu’il accompagne d’ailleurs, pendant plusieurs années, à Rome, expérience qu’il renouvelle, après un séjour à Paris, aux côtés de Philippe de Béthune, ambassadeur à Rome de 1601 à 1606. De l’autre, ses goûts personnels lui font mener, dans les tavernes de Paris, une vie de débauche, bien loin des obligations religieuses.

En même temps, il commence très tôt à rimer, suivant en cela le modèle de son oncle, l’abbé Desportes, poète alors reconnu mais qui avait mis son art poétique au service de la foi. Nourri des poètes de l’antiquité, Régnier compose des élégies, des épîtres, et, dès 1695, ses premières satires. Les six premières paraissent en 1608, les suivantes en 1613, après sa mort, et ce sont elles qui lui valent la célébrité. Pourtant, il n’a guère connu la célébrité de son vivant, et c’est l’amertume de cet échec qu’il cherche à partager avec Pierre Motin, un de ses amis poètes.

Que dénonce Régnier en dépeignant sa condition de poète ?

Portrait de Mathurin Régnier

Portrait de Mathurin Régnier

LA POÉSIE MÉPRISÉE 

Les indices spatio-temporels qui parcourent le poème mettent en valeur trois moments distincts, qui s’opposent.

Les temps anciens

​

Les références à la mythologie ouvrent et ferment l’extrait, avec la mention d'« Apollon et ses vers », de « la muse », du mont « Parnasse » qui leur était consacré, et des instruments associés à la poésie, « le luth, la lyre ». Nourri des auteurs antiques, penser à ces temps antiques, est aussi, pour Régnier, une façon de se rappeler que ses illustres prédécesseurs, tels Virgile, à Horace…, étaient souvent soutenus par des mécènes, et que l’on couronnait de « lierre » les poètes pour leur rendre hommage.   

Nicolas Poussin, Le Parnasse, 1631-1632. Huile sur toile, 145 x 197. Musée du Prado, Madrid

Nicolas Poussin, Le Parnasse, 1631-1632. Huile sur toile, 145 x 197. Musée du Prado, Madrid

Le présent

​

Mais il en va tout autrement « ici », d’où la brutale accusation lancée dès le premier vers : « Motin, la muse est morte, ou la faveur pour elle. » L’anaphore « En vain » qui suit, reprise par l’adjectif « vaines », ainsi que les négations insistantes soulignent, en effet, la décadence de la fonction de poète : « on ne peut avoir / Ni honneur, ni crédit, non plus que si nos peines / Étaient fables du peuple inutiles et vaines. »

Le reproche adressé à ses contemporains est double.

         D’abord, Régnier évoque, à plusieurs reprises, la vie matériellement difficile des poètes, le plus souvent sans « crédit », désargentés. L’adjectif dans « ingrate adversité », répété dans l’exclamation « ingrate frénésie ! », traduit cette absence de récompense financière du travail fourni. Elle est aussi imagée par la personnification de la poésie : « pauvre et quémande on voit la poésie, / Où j'ai par tant de nuits mon travail occupé. »

         Mais un autre reproche ressort, celle du mépris à l’égard du travail intellectuel, pourtant estimé aux premiers temps de l’humanisme : « En vain par le veiller on acquiert du savoir ». L’amertume de Régnier devant ce manque de reconnaissance du « mérite » s’exprime par l’ironie des impératifs, qui plus qu’adressés à Morin, traduisent une auto-dérision : « Or va, romps-toi la tête, et de jour et de nuit / Pâlis dessus un livre ». Tout cela n’aura aucun résultat, aucun honneur ne sera accordé à ce que Régnier qualifie d’« inutile mérite, / Qui vivants nous trahit », idée répétée par « vivant ici de nous on ne fait conte ».

S. Renard de Saint-André, Vanité, vers 1665-1670. Peinture sur toile,  69 x 57,5. Musée de Strasbourg.

L'avenir

​

Du moins le poète pourrait-il, comme le dit souvent Ronsard, envisager la gloire quand il passera à la postérité… Mais la fin du XVI° siècle, avec le développement du courant baroque, ne voit plus, dans l’avenir, la survie des œuvres de l’esprit, mais uniquement la douloureuse réalité de la mort, la disparition du  corps. Quel sens dérisoire prend alors l’espoir de gloire, « l'appétit d'un bruit / Qui nous honore après que nous sommes sous terre » ! Cette gloire posthume est donc démythifiée, rendue ridicule car minimisée : être « paré de trois brins de lierre / Comme s'il importait, étant ombres là-bas, / Que notre nom vécût ou qu'il ne vécût pas.» Nous percevons toute l’ironie de l’adverbe « là-bas », s’opposant à un « ici » sans gloire, et l’ironie s’amplifie des vers 13 à 16, avec le lexique péjoratif (« hors de saison », « inutile »), les négations (« mérite […] / qui morts ne profite », « alors qu’on ne sent rien ») et l’image plaisante : un honneur posthume est « le bien / Qui vient à contre-poil ». Comme la caresse qui hérisse le poil d’un animal, l’idée d’obtenir une gloire après sa mort « hérisse » Régnier !

S. Renard de Saint-André, Vanité, vers 1665-1670. Peinture sur toile,  69 x 57,5. Musée de Strasbourg.

Dans cette satire, tout en dénonçant ses contemporains, devenus incapables d’honorer « le savoir » et le « mérite » des poètes, c’est aussi de lui-même que se moque Régnier, de son entêtement à pratiquer un art qui ne lui apporte ni aisance matérielle ni reconnaissance officielle.

LA SATIRE DE LA VIE DE COUR 

Il est donc logique d’envisager une autre source de subsistance et d’honneur, conséquence marquée par le connecteur au vers 19, et l’impératif que, au-delà de l’exhortation à son ami Motin, le poète se lance surtout à lui-même : « Donc par d'autres moyens à la cour familiers, / […] acquérons des lauriers ». La satire change alors de cible.

Un portrait sévère du courtisan

​

Une longue numération de verbes à l’infinitif, des vers 23 à 28, critique le comportement des courtisans, empreint d’hypocrisie : « Apprenons à mentir, nos propos déguiser ». Un chiasme met en valeur une véritable inversion de toutes les valeurs morales : « trahir nos amis, nos ennemis baiser ». Pour « [f]aire la cour aux grands », le courtisan devient un véritable comédien, mis en scène avec l’accessoire indispensable, « [l]e chapeau à la main ». Il perd donc tout naturel, et l’accumulation des négations amplifie les contraintes subies, physiquement : « nous tenir sur nos membres, / Sans oser ni cracher, ni tousser, ni s'asseoir ». L’antithèse, marquée par la césure, qui ferme ce portrait, « Et nous couchant au jour, leur donner le bonsoir », montre que, dans ce monde, comme au théâtre, le temps s’inverse : le courtisan doit aussi s’y soumettre.

L'absence de morale

​

La morale, distinction du bien et du mal, du juste et de l’injuste, a pour rôle d’apporter à une société sa stabilité : le bien sera récompensé, le mal sera puni.

Or, Régnier montre, au contraire, un monde où règne le hasard, imagé par une déesse, la « Fortune », qui ne tient plus compte des valeurs morales : « Fortune s'en moque ». Un rejet met en relief cette absence de certitude d’une récompense du mérite « puisque la fortune aveuglément dispose / De tout ». L’hypothèse qui suit n’ouvre qu’un bien faible espoir : « peut-être en fin aurons-nous quelque chose / Qui pourra détourner l'ingrate adversité ». 

Dans ces conditions, la morale perd toute signification, « notre vertu engendre notre honte », et peu importent les moyens de réussite. L’accusation, masquée par le pronom indéfini « on », dénonce très directement ce fonctionnement de la cour : « Par vice, ou par vertu, acquérons des lauriers ; / Puisqu'en ce monde ici on n'en fait différence, / Et que souvent par l'un, l'autre a sa récompense. »

Nous reconnaissons, dans cette image de la cour, la caractéristique du courant baroque, l’image d’un monde instable, où plus rien ne peut guider l’homme.

La Fortune ou La Tyché d'Antioche. Marbre, copie romaine d'un bronze grec du Ier siècle av. J.-C. 

La Fortune ou La Tyché d'AntiocheMarbre, copie romaine d'un bronze grec du Ier siècle av. J.-C. 

CONCLUSION

​

Cette satire, composée à la fin du XVI° siècle, alors que le mouvement baroque prend son essor, propose une image bien sombre du poète. Pour exprimer sa colère, il ne recourt donc pas à des procédés comiques, mais plutôt à une ironie amère, voire à l’autodérision. Nous sommes bien éloignés des espoirs formulés par Ronsard et les poètes de la Pléiade, qui voyaient, dans leur art, la gloire suprême pour l’écrivain, propre à lui offrir l’immortalité. Cette immortalité, Régnier la rejette, elle viendra trop tard, c’est « ici » et « maintenant » que le poète réclame la reconnaissance de son mérite.

​

Régnier poursuit la satire, déjà formulée par Du Bellay, peut-être parce qu’il a partagé avec lui l’expérience de la cour, à Rome. Il dépeint, plus violemment que lui, la condition du poète, obligé, pour échapper à la misère, de se changer en courtisan.

Plus loin dans le poème, il écrit : « Laisse donc ce métier, et sage prends le soin / De t’acquérir un art qui te serve au besoin. » Mais cet art « de cour » conduit à oublier toute « vertu », tout principe humaniste, pour survivre dans un monde où triomphe le « vice ».

Régnier, Satyres, frontispice de l'édition de 1733

Document complémentaire : Louis-Hyacinthe BOUILHET, Festons et astragales, 1859, « À Mathurin Régnier »

Pour lire le texte

L’élaboration progressive d’un code de « civilité », c’est-à-dire de politesse, jointe à la volonté de théoriciens et de poètes d’édicter des règles de versification, portent, au XVII° siècle, un coup fatal à la satire. Elle est jugée trop libre – voire libertine, d’où le procès de Théophile de Viau en 1623 –, trop brutale dans ses attaques, et trop relâchée dans sa composition et sa versification. Seul Boileau en assure la survie, puis elle s’efface, rabaissée, au XVIII° siècle, au rang de pamphlet et de libelle.

Le XIX° siècle la fait renaître, par exemple Hugo dans Les Châtiments, recueil paru en 1853, alors qu’il est en exil, pour lutter contre Napoléon III et les injustices que son empire provoque. On redécouvre alors la satire, d’où cet éloge qu’adresse « À Mathurin Régnier », Louis-Hyacinthe Bouilhet (1822-1869), ami et Flaubert et lui-même auteur de poèmes.

​

Trois éléments ressortent de cet éloge.

Une vie libre

​

Ce que Bouilhet dit du vers de Régnier pourrait caractériser la vie même du poète, allusions à son goût pour la débauche : « Il aimait, aux lueurs d’une fauve lanterne, / S’accouder, à son aise, au banc de la taverne, / Et, la bouteille en main », et il le montre « débraillé, sans grègues, sans chapeau, / Ainsi qu’un franc luron, au sortir du bordeau. »

Les cibles de la satire

​

Une grande partie du texte est consacrée à une définition de la satire telle que l’a pratiquée Régnier. En la qualifiant d’« ardente satire », Bouilhet rappelle, par  l’étymologie de l’adjectif, la fonction originelle de ce genre littéraire : elle doit brûler, lancer ses feux contre ses cibles, « allumer [s]on ire ». D’où la comparaison : « Comme une artère chaude et de sang inondée, / À chacun de tes vers on sent battre l’idée ». Le portrait qu’il fait du poète, en qui « la colère bout », illustre la force polémique de la satire : « Tout est vivant, tout marche, et se dresse debout » ; il le montre « le poing sur la hanche », le bras armé d’un fouet : « De Ronsard bafoué, seul, tu prends la revanche, / Et de ton vers penseur flagelles sur le dos / Le Malherbe ». Il loue Régnier pour la liberté de ses attaques, pour son « libre génie », sa pratique de la « franche satire », dépourvue de toute autocensure : il a su « dire leur fait aux gens, / Sans crainte des rhéteurs, des sots, ni des sergents. »

Un style en liberté

​

Mais, si Régnier a pu atteindre ces qualités, c’est aussi en raison de son style, un vers à son image, tout aussi libre : « Vieux Mathurin, poète aux âpres mélodies, / J’aime de ton bon vers les allures hardies ». Le style est donc le « piment » de la satire, qui exige un vocabulaire direct, expressif : « Ton robuste Apollon ne connut pas cet art / De jeter sur les mots des masques et du fard. » Il évoque les attaques de Régnier contre Malherbe, « qui pèse et qui gratte des mots », formule péjorative. Elles traduisent, à ses yeux, le refus de plier son art poétique à des règles, de bienséance, d’équilibre, de régularité…, d’obéir aux « rhéteurs », à « l’art des savants et de la pédantaille », terme péjoratif pour désigner ceux qui veulent imposer l’art de parler selon des conventions, comparé à « un manteau trop court » pour « la taille » de Régnier.

Bouilhet prend deux exemples précis de cette « main hardie », reprise de cet adjectif. D’abord, c’est son audace lexicale qui, refusant les « voiles bénins », donc de choisir des termes moins choquants, « [p]répare des rougeurs au pudique Boileau. ». Audace aussi dans la versification, puisqu’il ne recule pas devant « l’hiatus », condamné par les « classiques », autre façon de se railler de ceux qui veulent régenter l’art poétique comme le traduit la comparaison : « comme un éclat de rire ».

CONCLUSION

​

Bouilhet considère donc Régnier comme un « maître », même si la satire, au XIX° siècle, n’est plus un genre littéraire à part entière, mais a plutôt servi à caractériser un registre choisi dans d’autres genres. Cela explique qu’il fasse de lui un précurseur qui « [a]ux Molières futurs taille la comédie ».

Certes, ce texte peut surprendre, si l’on pense que la poésie de Bouilhet se rattache plutôt à « L’art pour l’art » et au Parnasse, mais, en même temps, l’on y reconnaît le goût pour l’expressivité de la langue cher à son ami Flaubert.

Conclusion

Conclusion sur le corpus 

Dans leur  volonté de prendre pour modèles les grands auteurs de l’antiquité, il était logique que les auteurs du XVI° siècle s’inspirent des satires d’Horace, de Perse et de Juvénal pour formuler leurs propres critiques et donc, par contrepoint, diffuser les valeurs humanistes. Ce genre littéraire, dont ils héritent, leur permet, en effet, de mettre des procédés comiques au service de leur indignation devant les réalités de leur époque qu’ils veulent dénoncer.

Mais, dans leur pratique, ils s’éloignent de ce modèle originel, un long poème en vers, où la volonté moralisatrice s’anoblit en adoptant un ton épique, pour devenir un registre, le satirique, qui peut alors pénétrer tous les autres genres, roman, essai, discours… Ainsi, Rabelais, en créant son monde de géants, privilégie le recours à l’exagération, jusqu’à la caricature. De même Du Bellay, malgré la brièveté du sonnet, ridiculise les courtisans romains en les transformant en marionnettes sans âme. Pour tous, il s’agit de mettre sous les yeux du lecteur un monde où les valeurs s’inversent, pour mieux souligner le décalage entre leur idéal et les valeurs observées. Cela ressort tout particulièrement des textes d’Érasme, avec le discours élogieux qu’il prête à la Folie – qui remplace la sagesse philosophique – et de La Satire Ménippée : l’éloge du « catholicon » célèbre la violence injuste, l’espionnage, le fanatisme, tout ce que rejettent donc les humanistes.

Un bouffon avec sa "marotte" 

Un bouffon avec sa "marotte" 

Cependant, si certains ont utilisé une stratégie indirecte, qu’ils invitent le lecteur à décrypter comme le fait Rabelais dans son Prologue de Gargantua, d’autres n’ont pas hésité à s’impliquer plus directement. C’est le cas du Du Bellay et de Régnier, dont la satire renvoie à leur expérience personnelle. Le ton se charge alors d’indignation, pour se rapprocher de celui du pamphlet, attaque plus violente en raison de sa brièveté. Mais, contrairement au pamphlet, qui vise souvent une seule personne, peu de satire « ad hominem » au XVI° siècle, qui généralise davantage ses cibles. Seules deux personnes sont directement désignées, le « prince », qui abuse souvent du pouvoir politique dont il dispose, et le pape, qui tente de défendre son  pouvoir religieux et l’Église catholique contre les attaques des partisans de la Réforme. Les caricatures, qui les animalisent ou les changent en monstres, témoignent de cette volonté de faire sourire afin d’amener le public à ouvrir les yeux sur ceux qui, souvent, les oppriment et ont été fauteurs de guerre durant tout le XVI° siècle. Ainsi, à travers leurs satires, les humanistes réclament une forme de tolérance religieuse et moins de violence politique : c’est ce qui soutient leur colère et inspire toutes leurs attaques.

 

Par conséquent, ils s’attachent, conformément aux finalités de l’humanisme, à critiquer tout ce qui s’oppose aux valeurs morales, vices personnels ou sociaux, au premier rang desquels l’hypocrisie. Le satiriste est donc contraint lui-même d’abandonner tout masque, toute atténuation de langage, pour ne pas tomber dans le défaut qu’il dénonce. Insultes, ironie blessante, lexique brutal, versification heurtée, autant de moyens d'expression violents devant lesquels la satire ne recule pas : le satiriste doit avoir la « main hardie », comme le dit Bouilhet à propos de Régnier.

Mais, en cela, la satire contrevient aux règles de bienséances, idéal de « l’honnête homme », que le XVII° siècle met en place, et qui expliquent bien des reproches adressés à Molière par exemple. À l’aube du  XVII° siècle, Régnier peut donc déclarer dans sa troisième satire : « Il faut trop de savoir et de civilité ». Elle contrevient aussi à la volonté politique d’établir une monarchie absolue, que la censure protégera de plus en plus des contestations. En tant que genre, elle disparaît donc du paysage littéraire, mais le registre satirique, lui, se réactive à chaque fois que le contexte socio-politique ranime les colères des écrivains qui, à nouveau, choisissent de s'engager.

Devoir : l'évolution de la satire

Pour voir les textes et les questions

TEXTES

​

- Nicolas BOILEAU, Satires, I, 1666 : "L'adieu d'un poète à la ville de Paris", vers 42-68

- Jean de LA BRUYÈRE, Les Caractères ou Les mœurs de ce siècle, II, 1696 : "Du mérite personnel", portrait de "Celse"

- Victor HUGO, Les Châtiments, VI, 1882 : "Chanson"

Lecture personnelle : Nicolas Boileau, Satires, 1666 : satires VI et VII

Pour lire les textes

Boileau

Cette lecture en parallèle de deux des satires de Boileau permet de mettre en évidence les principales caractéristiques de son œuvre.

D'après Hyacinthe Rigaud, Portrait de Nicolas Boileau. Huile sur toile, 116 x 87. Château de Versailles 

D'après Hyacinthe Rigaud, Portrait de Nicolas Boileau. Huile sur toile, 116 x 87. Château de Versailles 

La place de l'écrivain

​

Dans la satire VI

Le narrateur est au centre du poème : il témoigne de sa propre expérience, au fil de la journée, à l’intérieur de son logis et en sortant dans les rues de Paris. En 1660, date de la rédaction de cette satire, il loge dans une petite chambre sous les toits, qui « [r]assemble […] les chats de toutes les gouttières », dont il reproduit les miaulements discordants aux vers 7 et 8. Ce statut de témoin explique les verbes qui renvoient aux sensations, « J’entends », « Je vois », et la fréquence du pronom « me » qui, en fonction de complément d’objet, le montre obligé de subir tous les désagréments évoqués : « Je me mets au hasard de me faire rouer ».

Pour en savoir plus sur Boileau

Dans la satire VII

C’est dans son métier de poète satirique que Boileau se met  ici en scène, pour juger ce choix d’écriture, difficile : « C’est un méchant métier que celui de médire ; / À l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal ». Il s’implique donc directement, en expliquant son choix par son tempérament : « Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne. » Il rejoint Mathurin Régnier quand il s’avoue incapable de flatter : « Je ne puis pour louer rencontrer une rime ; / Dès que j’y veux rêver, ma veine est aux abois. »

Les cibles de la satire

​

Dans la satire VI

Ce sont les réalités parisiennes que dépeint Boileau, celles d’une ville en pleine activité, où les chantiers se multiplient, d’où le bruit, le mouvement incessant, les encombrements… C’est, en effet, une ville aux rues trop étroites pour permettre la circulation, où les techniques d’évacuation de l’eau n’existent pas. Ainsi, quand il pleut, il devient impossible de circuler même à pied. : « Je saute vint ruisseaux », « Il faut pourtant passer sur un pont chancelant. » Mais à cela s’ajoute un climat d’insécurité. Boileau mentionne, en effet, les « barricades » qui ont marqué les révoltes de la Fronde, , les voleurs qui, dans une ville mal éclairée, sévissent librement la nuit, sans oublier les incendies, puisque de nombreuses maisons sont encore en bois.

Un marché à Paris au XVII° siècle, in Le siècle de Louis XIV

Un marché à Paris au XVII° siècle, in Le siècle de Louis XIV

Mais une autre critique, plus amère, apparaît à la fin du texte : « Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville. » Paris n’est-il pas « un pays de cocagne » dès lors que l’argent offre le confort matériel ? Mais ce n’est pas le cas du poète, qui, à vingt-quatre ans lorsqu’il compose ce texte, ne connaît pas encore le succès.

Frontispice des œuvres de Boileau, édition de 1779

Dans la satire VII

La cible est double.

       D’une part, il accuse ceux qui supportent mal la dérision de la satire qui les vise : « Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal. » Ces victimes vont donc tout faire pour se venger de l’auteur satirique. Boileau souligne alors le paradoxe dans le comportement du lecteur du satiriste « [q]’on blâme en le lisant, et pourtant qu’on veut lire ». Il oppose aussi les risques encourus par l’auteur de satires au XVII° siècle à ses illustres modèles de l’antiquité romaine où, au contraire, Horace et Juvénal étaient estimés.

Pour une lecture analytique : satire VI, vers 31-63

Frontispice des œuvres de Boileau, édition de 1779

        D’autre part, par contrepoint, une autre cible est dénoncée, les poètes qui, eux, mettent leur art au service des puissants en les flattant. Comme Alceste dans Le Misanthrope de Molière, il critique donc son époque parce qu’elle préfère l’hypocrisie à la vérité du cœur : « Un discours trop sincère aisément nous outrage ». Peu importe alors la qualité d’une œuvre, « [u]n éloge ennuyeux, un froid panégyrique », pourvu que la flatterie y soit présente.

É. Jeaurat, Le Carnaval des rues de Paris, 1757. Huile sur toile, 65 x 82. Musée Carnavalet, Paris

Les procédés de la satire

​

Dans la satire VI

La satire est construite selon le procédé de l’hypotypose, qui consiste à décrire une scène de façon si précise qu’on croirait la vivre. Ainsi, le poème juxtapose, en suivant la chronologie, plusieurs petites scènes qui donnent à entendre tous les bruits, jusqu’aux cris rapportés directement, « Au meurtre ! On m’assassine ! » . Nous y voyons aussi les personnages en mouvement, jusqu’à la caricature – à commencer par le narrateur lui-même – et tous les obstacles sur le chemin. Pour restituer ces « embarras », Boileau multiplie les énumérations, les hyperboles, jusqu’à parodier l’épopée : « Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie. / Fait de notre quartier une seconde Troie, / Où maint Grec affamé, maint avide Argien, / Au travers des charbons va piller le Troyen. / Enfin sous mille crocs la maison abîmée / Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée. »

Carnaval-Paris.jpg

Dans la satire VII

Le ton s’y fait plus personnel : Boileau interpelle sa « Muse » pour mettre en place à la fois une réflexion moralisatrice sur le genre littéraire qu’est la satire et un retour sur lui-même, à travers aussi les exhortations qu’il se lance : « changeons de style, et quittons la satire ».

Il y entreprend aussi un dialogue avec son lecteur, soit pour restituer une de ses objections, « Pauvre esprit, dura-t-on, que je plains ta folie ! », soit pour lui poser une question purement oratoire : « L’un ou l’autre fit-il une tragique fin ? », « Et que craindre, après tout, d’une fureur si vaine ? »

Enfin, cette satire offre une autre particularité, héritage de l’origine antique de ce genre littéraire, l’introduction d’attaques personnelles, « ad hominem », contre ceux que Boileau considère comme de mauvais poètes, et dont il voile à peine certains des noms : « Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal. […] Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ? / Mes vers, comme un torrent, coulent sur le papier:/Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier, / Bonnecorse, Pradon, Coletet, Titreville ; »

est double.       

bottom of page