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Création en cours
Jean de La Fontaine, Fables, livre I, 1668
L'auteur (1621-1695) : itinéraire d'un fabuliste
H. Rigaud, Portrait de La Fontaine, 1684. Huile sur toile. Musée Jean de La Fontaine, Château-Thierry
Tout jeune encore, La Fontaine se passionne davantage pour la poésie que pour ses études, d’abord religieuses, vite abandonnées, puis de droit, occasion en fait de se faire des amis lettrés, tel Gédéon Tallemant des Réaux qui brossera un portrait plaisant du fabuliste dans ses Historiettes. Après son mariage – qui ne comptera guère à ses yeux – il achète une charge de Maître des eaux et forêts et s’installe, en 1652, dans sa ville natale, Château-Thierry. Mais, à la mort de son père, en 1658, la difficile succession le laisse dans la gêne financière.
C’est alors qu’il rencontre le surintendant Fouquet, lui adresse un poème, et celui-ci devient son mécène : La Fontaine lui dédie un poème par mois en échange d’une pension… Brève protection puisque, après la fête somptueuse que donne Fouquet, en août 1661, dans son nouveau château de Vaux-le-Vicomte, le roi Louis XIV prend ombrage de ce luxe qui défie son pouvoir absolu et le fait très rapidement arrêter pour malversations : ses biens sont confisqués, et, après un long procès et sur intervention du roi, Fouquet est condamné à la prison à perpétuité. La Fontaine, profondément peiné, adresse en 1662 une Ode au roi, puis une Élégie aux nymphes de Vaux, pour l’inciter à la clémence. Mais rien n’y fera ! Non seulement le roi ne fléchit pas, mais il fait suspendre la pension accordée à La Fontaine. L’écrivain restera fidèle à Fouquet toute sa vie, et jamais Louis XIV ne lui accordera sa protection, comme il a pu le faire pour bien d’autres auteurs de ce temps.
La Fontaine se trouve une nouvelle protectrice, la duchesse d’Orléans, devenant "gentilhomme servant" au palais du Luxembourg de 1664 à la mort de celle-ci, en 1672. Il se consacre dès lors à la littérature : trois recueils de Contes et Nouvelles en Vers paraissent, en 1665, 1666 et 1671, puis un premier recueil de Fables en 1668.
Pour une biographie précise de La Fontaine
Pour une description précise de la société
Le contexte : la société au temps des Fables
La cour reste le centre des activités sociales et culturelles. Le roi Louis XIV, en imposant une monarchie absolue, a fait des grands seigneurs des courtisans, "singes" de leur maître comme le montre souvent La Fontaine. La cour marque aussi le règne de l'orgueil, de la flatterie... et de tous les périls. Mais le fait social le plus important du siècle est la prodigieuse ascension de la bourgeoisie, prospère. Sa richesse lui permet de rivaliser, par son luxe et sa puissance avec la noblesse, mais aussi par son amour-propre, souvent dénoncé par le fabuliste. En revanche, la misère s'accroît dans les campagnes, et les paysans, endettés, accablés d'impôts, victimes des puissants mènent une vie difficile, à l'image de la fourmi de la fable.
J.-L. Gérôme, Réception du Grand Condé par Louis XIV (Versailles, 1674), 1878. Huile sur toile, 96,5 x 139,7 . Musée d'Orsay, Paris
Présentation du livre I des Fables
Intitulé Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine, le premier recueil, divisé en deux parties de trois « livres » chacune, comporte 124 fables, dont 22 dans le premier Livre.
Il est précédé d’une dédicace à « Monseigneur le Dauphin », le fils du roi Louis XIV alors âgé de sept ans. Derrière la flatterie adressée à ce Roi, qui lui refuse son appui depuis que le poète a ouvertement soutenu Fouquet, ce court poème présente les buts du fabuliste : derrière le désir de plaire, d’amuser (« Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons »), il y a bien, comme il est de règle au XVII° siècle, la volonté d’instruire : « Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes ».
Mais quelle instruction La Fontaine souhaite-t-il donner ? S’agit-il seulement, en suivant les traces du fabuliste grec Ésope, de transmettre une morale, d’apprendre à de jeunes lecteurs à distinguer le bien du mal ? Rousseau, en critiquant les Fables dans Émile, a bien montré que leurs « morales » n’étaient guère morales ! Ou bien plutôt La Fontaine voudrait-il, en peignant de façon détournée le fonctionnement de la société de son temps, démasquer les multiples visages de l’hypocrisie, de l’amour-propre… afin qu’à partir de cette peinture le lecteur avisé puisse se protéger des dangers qui le menacent ?
Un second recueil paraîtra en 2 tomes, les livres VII et VIII en 1678, et les livres IX à XI en 1679. Un troisième recueil, le livre XII, est publié en 1694.
S’il n’y a pas d’architecture d’ensemble, en revanche, chaque livre suit un itinéraire construit par La Fontaine.
Pour lire le livre I des Fables
Fables de La Fontaine, illustration.
Image d'Épinal. BnF
Ouverture et fermeture du livre I
Le livre I s’ouvre sur « La Cigale et la Fourmi », et débute le questionnement. Ésope, auquel La Fontaine emprunte son sujet, conclut sa fable en exprimant, de façon injonctive, une morale : « Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » Rien de cela chez La Fontaine… Pas de « morale » explicite, pour justifier la victoire de la fourmi. Alors La Fontaine condamne-t-il l’insouciance de la cigale, qui, malgré sa supplique, échoue ? Ou bien l’avarice de la fourmi qui, pourtant, triomphe ?
Dans la seconde fable, « Le Corbeau et le Renard », à l’inverse, le langage du renard triomphe de celui qui, le « fromage » « en son bec », paraissait tout puissant… Quel langage donc adopter pour survivre ? Et ces vainqueurs sont-ils estimables ? Avarice et sécheresse de cœur pour la fourmi, ruse et flatterie pour le renard… Quelle voie suivre ?
Un site très complet sur La Fontaine et ses Fables
Le recueil se ferme sur « Le Chêne et le Roseau », la seule fable qui mette en scène des végétaux. Ici le vainqueur, le roseau, qui résiste à l’orage parce qu’il « plie et ne romp[t] pas », est clairement désigné et, à l’inverse des animaux précédents, il est plus estimable face à l’orgueil et au mépris du chêne.
Une sagesse ressort déjà de cette mise en parallèle : la modestie, face à l’amour-propre, la prudence, au lieu de l’aveuglement, et l’adaptabilité aux événements, l’art de plier pour contourner une difficulté, triomphent le plus souvent face à la force et à la puissance.
Au centre du livre I : "L'Homme et son image"
C’est la onzième fable, mais la première faisant intervenir directement l’homme, la première aussi dans laquelle, avec le pronom « je », La Fontaine prend directement la parole.
D’une part, il condamne nettement l’amour-propre qui aveugle l’homme, ici celui qui fuit les « miroirs » parce qu’ils lui révèlent tous sa laideur alors même qu’il se croit le plus beau du monde. Or c’est là le défaut commun à bien des personnages du livre I.
D’autre part, la fable se ferme par un éloge du « canal » qui va obliger ce personnage à se voir tel qu’il est. Or, derrière ce « canal », identifié comme l’œuvre du moraliste La Rochefoucault, se cachent les fables du moraliste qu’est La Fontaine lui-même. Si la « fable », étymologiquement, est « mensonge », c’est bien grâce à ce mensonge que l’homme peut dépasser « l’image », l’apparence, pour accéder à la vérité sur soi. Ne disait-il pas, d’ailleurs, dans la dédicace introductive, à propos du récit dans ses fables : « [...] l’Histoire, encor que mensongère, / Contient des vérités qui servent de leçons. »
Cette fable centrale scinde donc ce premier livre en deux parties : les dix premières fables sont toutes « animales », les dix suivantes, elles, à quatre exceptions près, accordent une place essentielle à l’homme.
Cham, illustration de "L'Homme et son image"
Les échos intérieurs
Dans le livre I, de nombreuses fables forment des « doublets », se répondant l’une à l’autre, soit en se complétant, soit avec des oppositions.
Par exemple, si la fable 1 s’oppose à la fable 2, comme on l’a vu précédemment, le « renard », qui triomphe face au corbeau, échoue dans la fable 18, face à la cigogne : les deux « morales » sont inversées, et le trompeur est pris à son propre piège. Ainsi les échos peuvent parfois être éloignés l’un de l’autre.
Les fables 3 et 4, « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf » et « Les deux Mulets », elles, se complètent autour d’un même défaut, l’envie, et une même morale ressort : la puissance n’a rien d’enviable. Cependant, la puissance est dangereuse pour les plus faibles, comme le montrent la fable 6, celle du lion face à la génisse, la chèvre et la brebis, et la fable 10, celle du loup face à l’agneau. La réponse est donc simple : cultiver l’indépendance, et vivre à l’écart des puissants une vie plus modeste, ce que soulignent à la fois la fable 5, « Le Loup et le Chien », et la fable 9, « Le Rat de ville et le Rat des champs ».
Un autre doublet est celui des fables 7, « La Besace », et 8, « L’Hirondelle et les petits oiseaux », car, dans les deux cas, l’amour-propre, la confiance excessive en soi associée au mépris d’autrui, conduisent à l’échec. Ces deux fables animales annoncent la fable centrale, « L’Homme et son image ».
Leur répond, en s’y opposant, la fable 17, « L’Homme entre deux âges et ses deux maîtresses », personnage lucide, conscient de ses faiblesses, qui ne sera donc pas dupe des flatteries des deux veuves.
L’usage de la force sert de thème à un nouveau doublet, celui des fables 12, « Le Dragon à plusieurs têtes et le Dragon à plusieurs queues », et 13, « Les Voleurs et l’Âne ». Par une mise en abyme, l’histoire du « chiaoux » dans la première montre l’échec de la désunion, que, précisément, la fable 13 met en pratique. On passe de la force physique à la force intellectuelle dans le doublet antithétique des fables 19, « L’Enfant et le Maître d’école », et 20, « Le Coq et la Perle ». Si, en effet, l’enfant ignorant critique le « pédant », l’ignorant révèle, au contraire, sa sottise. D’où la question à nouveau : quel savoir faut-il acquérir ?
Quatre fables isolées
Au milieu de ces doublets, quatre fables ressortent.
D’abord l’avant-dernière, « Les Frelons et les Mouches à miel », dénonce très directement le fonctionnement de la justice au XVII° siècle, que La Fontaine connaît bien, par ses études de droit, mais surtout en raison des complications rencontrées lors de l’héritage de son père.
Mais le 1er vers de cette fable, « À l’œuvre on connaît l’Artisan », peut nous amener à lui donner un autre sens, celui d’un appel du poète à son lecteur, pour que lui aussi reconnaisse dans les « fables » à qui appartient le « miel » : à Ésope ou à Phèdre, ses principaux modèles pour ce livre I, ou à La Fontaine, l’emprunteur ?
Cette nécessaire distinction nous conduit à prêter attention aux fables 15 et 16, « La Mort et le malheureux » et « La Mort et le Bûcheron », réécritures d’une même fable d’Ésope. Pourquoi avoir repris deux fois ce modèle ? La Fontaine sépare ces deux fables d’une explication qui peut nous donner une clé. Il s’agirait de faire croire que la première serait « [s]a fable » tandis que la seconde serait « celle d’Ésope ». Or, c’est dans cette seconde fable qu’il introduit un long développement sur les causes de la misère du peuple, inexistant chez le fabuliste grec. Nous mesurons ainsi l’art de la feinte que représentent aussi les fables de La Fontaine.
Cette feinte est mise directement en pratique par le poète Simonide, dans la fable 14, qui met en scène un poète face à son mécène ingrat. Incapable de faire l’éloge de l’athlète médiocre, le poète avait choisi de faire l’éloge des dieux Castor et Pollux, qui, en remerciement, l’avaient alors protégé de l’écroulement de la maison de son mécène, ainsi puni. « On doit tenir notre art en quelque prix » proteste La Fontaine à la fin de la fable, et il ajoute « Les grands se font honneur dès lors qu’ils nous font grâce ». Souvenir de Fouquet ? Appel personnel du poète à un roi qui lui refuse sa protection ? La morale donnée sonne, en tout cas, comme un regret : « Jadis l’Olympe et le Parnasse / Étaient frères et bons amis ».
Ces quatre fables, ainsi isolées, attirent notre attention, et leur observation nous invite à y lire un jugement de La Fontaine sur son art, mélange de fierté de la part du poète, et de sage prudence.
Conclusion
Ce parcours à travers le livre I nous permet, d’abord de comprendre en quoi La Fontaine est bien un « classique », et prendra clairement position en faveur des « Anciens » dans la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes qui éclate en 1687. Il revendique ses emprunts, notamment à Ésope, et, parallèlement, il respecte les « règles » littéraires et l’idéal de « l’honnête homme », en usage dans la seconde moitié du XVII° siècle : tout en vivant en harmonie avec sa société, il recherche l’universalité dans la peinture de la nature humaine.
En même temps, l’itinéraire que nous avons pu dégager met en évidence la philosophie de l’auteur, une forme de sagesse pragmatique proche de l’épicurisme. Il s’agit de vivre à l’écart de tout ce qui peut conduire au trouble, ce que la philosophie antique nomme l’ataraxie. Ainsi, face à la double loi de la puissance (le pouvoir monarchique) et de l’adresse (la Cour), le fabuliste oppose la loi de prudence.
Pour compléter cette approche des Fables, on lira avec profit la fable 1 du Livre V, qui, des vers 10 à 28, précise les buts de La Fontaine quand il crée « cette ample Comédie à cent actes divers / Et dont la scène est l’Univers. »
L'idéal de "l'honnête homme" au XVII° siècle
Le monde animal dans le livre I des Fables
Le portrait des animaux
Il n’y a pas de réalisme dans leur portrait, car La Fontaine ne respecte pas la vérité biologique. Par exemple la cigale ne mange ni « mouche » ni « vermisseau », et elle meurt bien avant que ne souffle « la bise » d’hiver. Et qui aurait déjà vu un corbeau manger un « fromage » ?
En fait, La Fontaine pratique l’anthropomorphisme qui les personnifie : ses animaux vivent et pensent comme des humains, s’invitent à des repas, comme le renard et la cigogne, concluent des alliances, comme le lion avec la brebis, la chèvre et la génisse, et, bien sûr, se mentent et se flattent.
Cependant, il s’inspire de l’image traditionnelle héritée de l’observation populaire, par exemple pour le travail incessant des fourmis, des « mouches à miel », ou pour la fidélité du chien qui doit « à son maître complaire ». Cette tradition se retrouve aussi dans de nombreux proverbes, tel « malin comme un singe » qui illustre bien le comportement de celui de « La Besace », et, bien sûr, dans de nombreux contes. Pensons au « grand méchant loup » du « Petit chaperon rouge », ou au Roman de Renart qui mettait déjà en scène cet animal rusé.
Le roi Noble le lion convoque la cour des animaux, illustration du Roman de Renart, XIII ° siècle. Manuscrit. BnF
Enfin la fable repose souvent sur l’association d’un trait physique à un comportement. Le gonflement de la « grenouille » sert, ainsi, de support à son envie d’enfler pour devenir « aussi grosse que le bœuf », le « long bec » de la cigogne est ce qui lui permet de duper à son tour le renard, et la blancheur de l’agneau suggère son innocence face au loup cruel.
Tel est ce chétif animal
Qui voulut en grosseur au Bœuf se rendre égal.
J'oppose quelquefois, par une double image,
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens,
Les Agneaux aux Loups ravissants,
La Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage
Une ample Comédie à cent actes divers,
Et dont la scène est l'Univers.
Les rôles des animaux
Leur premier rôle est d’amuser, de divertir. Ainsi leur portrait se résume à quelques traits distinctifs, à la façon d’une caricature qui attire l’attention sur un élément physique parfois cocasse. On imagine plaisamment le renard tout honteux, « Serrant la queue, et portant bas l’oreille » (fable 18), ou le « Dogue, aussi puissant que beau, / Gras, poli ». De même on sourira du défaut caricaturé, souvent illustré par un détail amusant, et qui conduit à une situation ridicule : « Il ouvre un large bec », dépeint la sottise du corbeau, et « La chétive pécore /S’enfla si bien qu’elle creva » détruit en un instant l’envie de la grenouille.
Sabatier, "La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ", 1995. Timbre-poste
Mais ils vont surtout représenter l’homme en général, d’abord dans sa dimension morale, avec ses défauts et ses qualités. Il est donc possible de les ranger en catégories, tels « les méchants » avec leur égoïsme, leur cruauté, leur individualisme, leur avarice, et « les naïfs », souvent victimes. On reconnaîtra, par exemple, face à la fourmi, au loup, au lion, la cigale imprévoyante, l’agneau, le corbeau…
Mais il est important aussi de mesurer leur dimension sociale, car ils reproduisent l’organisation des « ordres » au XVII° siècle, sous la monarchie absolue. La noblesse s’y montre avec « le lion », le Roi, ses soldats,figurés par « le loup », et ses courtisans : renard, chien. Les riches en général, appartenant à la bourgeoisie aisée, sont eux aussi très présents : le corbeau, le bœuf, le « mulet du fisc », les fourmis, les frelons… Enfin interviennent les plus pauvres des sujets du roi, souvent dans la paysannerie : la cigale, les ovins, la génisse, le rat des champs, les mouches à miel, les oisillons… Tous sont les opprimés, les vaincus.
"La Cigale et la Fourmi". Estampe, série supérieure aux armes d'Epinal. Fables de La Fontaine
Ils peuvent également illustrer une notion politique. C’est le cas dans la fable 13, où « l’âne » se trouve identifié à « une pauvre province », ou dans la fable 12, avec les deux « dragons » représentant chacun une forme de gouvernement.
Enfin, plusieurs masquent le fabuliste lui-même, La Fontaine dans son rôle de poète, dans « la cigale » par exemple, ou délivrant sa sagesse sous les traits de « l’hirondelle » ou de la « guêpe ».
Les animaux sont donc directement liés au double rôle de l’apologue, défini dès l’antiquité : « plaire » (placere) et « instruire » (docere).
La force dans le livre I des Fables
L’exercice de la force
Comment s’exerce la force dans les fables ? Son usage répond à une véritable hiérarchie.
Au sommet figure la force divine. On distingue l’intervention directe de Jupiter dans « La Besace », ou de Castor et Pollux dans « Simonide préservé par les dieux ». Une force naturelle, telle l’ouragan dans « Le Chêne et le Roseau », nous amène aussi à la croyance, dans ce XVII° siècle chrétien, dans le pouvoir de la Providence divine, ici montrée comme arbitre tout-puissant.
La force physique est, elle, la plus élémentaire, instinctive, qui rapproche l’animal et l’homme quand elle s’exerce brutalement, comme le font le lion, le loup, ou une « troupe » de voleurs dans « Les deux Mulets ». Parfois, cependant, elle relève de la nature même des êtres, pensons à la robustesse du chêne, du bœuf, de l’éléphant, de la baleine… Elle est souvent associée à la force née du statut social, qui accorde privilèges, puissance et richesse : le lion, les animaux « nobles », ou, chez les humains, l’Athlète.
Gustave Doré, "Les deux mulets". Illustration des Fables de La Fontaine , 1866-67
La plus subtile est, certainement, la force psychologique, c’est-à-dire le pouvoir de l’esprit associé au don de la parole, qu’il s’agisse d’une vraie sagesse (l’hirondelle, la guêpe, le roseau, le rat des champs, le loup face au chien), mise au service de valeurs estimables, ou de la ruse, de la perfidie dont font assaut le renard et la cigogne.
Victoire ou échec ?
Cette force est-elle victorieuse ? À première vue, sa victoire est fréquente dans le récit lui-même. En fait, La Fontaine reproduit le fonctionnement de la société de son temps, sans illusion sur le pouvoir des puissants, et sans doute marqué par son expérience du pouvoir lors de l’affaire Fouquet.
Mais le réseau des fables permet d’observer, par comparaison, parfois une inversion. Ainsi, le renard, qui dupe, se retrouve dupé par la cigogne, le chêne qui se croit fort est déraciné par plus fort que lui, l’Athlète qui méprise Simonide se trouve puni. De plus, nous notons que la force physique ou sociale se trouve fréquemment écrasée par la force psychologique : le renard l’emporte sur le corbeau, le loup libre sur le chien esclave…
Observons également l’effet produit sur le lecteur, en liaison avec la morale. À qui le lecteur donne-t-il « raison » ? Quand la morale proclame, dès le premier vers dans « Le Loup et l'Agneau », « La raison du plus fort est toujours la meilleure », que montre ensuite le récit ? Qu’elle est la plus efficace, c’est certain, mais est-elle la plus juste ? Le lecteur ne donnera pas raison au « loup ». De même quel est le personnage qui provoque sa sympathie ? Il plaindra sans doute la « cigale », approuvera-t-il vraiment la « fourmi » ?
Gustave Doré, "Le Loup et l'Agneau". Illustration des Fables de La Fontaine , 1866-67
Les conseils du fabuliste face à la force
Finalement, La Fontaine nous invite à constater que la force est de peu de poids face à une forme de sagesse, fondée sur d’abord sur une observation des défauts d’autrui, qui permet d’être prudent. Il vaut mieux se tenir à l’écart de ceux qui vous envient, savoir même utiliser leurs défauts pour se protéger d’eux, voire pour en tirer profit, et ne pas fréquenter de trop près les puissants pour éviter leurs abus, leur colère. Sinon, on subira le même traitement que la chèvre, la brebis et la génisse, naïves victimes de la toute-puissance du Lion, qui avaient cru possible de mettre « en commun le gain et le dommage ».
Mais, pour cela, une exigence s’impose : apprendre à se connaître soi-même, pour se débarrasser de ses illusions, dont les personnages animaux de « La Besace » ou le « nouveau Narcisse dans « L’Homme et son image » nous donnent l’exemple. Ainsi l’on évitera de se lancer dans des entreprises aussi dangereuses que celle de « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ».
Enfin, le sage privilégie sa liberté – dans une place modeste le plus souvent, qui expose moins aux risques, comme celle occupée par le mulet « d’avoine chargé » (fable 4) ou celle du « Rat des champs » – à la fréquentation des puissants. De ce fait, il convient d’apprendre à ne compter que sur soi-même et à « plier » devant l’adversité plutôt que de tenter une vaine résistance. C’est là toute la sagesse du roseau : « Je plie, et ne romps pas ».
L'art de la fable
Une stratégie de contournement
L’étude du Livre I des Fables révèle la façon dont La Fontaine use d’une stratégie de contournement face au double risque de la dénonciation. D’une part, socialement, la monarchie absolue exige la soumission de ses sujets , et exerce sa censure. La fable est donc une stratégie prudente, mise en oeuvre, par exemple, pour la critique politique dans « Les Voleurs et l’Âne » ou dans la fable des deux « dragons ». D’autre part, n’oublions pas non plus que personne n’aime lire sa propre critique, n’aime, pour reprendre « L’homme et son image », se voir dans un « miroir ». Ainsi la fable est un moyen habile de ne pas critiquer directement un lecteur, mais de capter son attention, pour, ainsi, l’amener à aller jusqu’au bout de sa lecture.
François Chauveau, "Les Voleurs et l'Âne", 1668
Cette stratégie est double.
Dans le récit d’abord, l’écart entre l’animal et l’homme permet une distanciation. Comment le lecteur se méfierait-il de ce que, dans sa dédicace au Dauphin, La Fontaine nomme de « moindres aventures », de « légères peintures » ? De plus, son sentiment de supériorité par rapport à l’animal lui permettra d’accepter une satire indirecte, et il se rassurera en jugeant que lui-même ne va pas si loin.
Sur l'expression de la morale également La Fontaine exerce son art de la feinte. Quand elle reste implicite, le lecteur reste seul face au texte pour la dégager, forme de prudence du moraliste : c’est le cas par exemple dans « La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le lion », mais aussi dans « La Cigale et la Fourmi » ou « Le Loup et le Chien ». Implicite ou explicite, elle est aussi fréquemment polysémique, et le sens premier, immédiatement perceptible, masque souvent d’autres sens, plus contestataires, comme dans « Le Loup et l’Agneau » ou « Le Chêne et le Roseau ».
Il est donc important, face à une fable de La Fontaine, d’aller au-delà du premier niveau de lecture, car le fabuliste, en reprenant ses modèles antiques, les adapte à sa propre époque, et les charge de sa propre expérience.
L'actualité des fables
Les fables peuvent-elles encore concerner notre époque ?
Il convient de reconnaître la difficulté de certaines fables. Les allusions politiques par exemple, exigent des notes pour être comprises, comme dans « Les Voleurs et l'Âne » ou pour identifier les « dragons » dans la fable 12.
De même, la forme du langage est parfois bien éloignée de nos réalité. Il faut, par exemple, une explication pour comprendre la promesse de la cigale, allusion au temps des récoltes qui permettait le remboursement des prêts de l’entre-saisons : « Je vous paierai [...] / Avant l’août ». De plus, la monarchie absolue n’existe plus, le « peuple » bénéficie aujourd’hui de droits constitutionnels, d’une protection face aux abus des puissants, et il a appris à résister, à revendiquer, au lieu de se résigner à « plier ».
C’est ce qui explique que des auteurs tels Anouilh, Queneau, Pierre Perret… se sont amusés à parodier les fables les plus célèbres, à la fois pour en moderniser le langage, mais aussi pour en adapter la morale aux valeurs de notre époque.
Des réécritures de "La Cigale et la Fourmi"
Cependant sur le plan moral, si l’on se rappelle que La Fontaine a lui-même hérité ses personnages des auteurs anciens (Ésope, Phèdre), son succès au XVII° siècle prouve que ses contemporains s’y sont reconnus. L’homme aurait-il tant changé que nous-même ne pourrions plus nous y reconnaître ? En fait, les défauts dénoncés sont intemporels, tel l’amour-propre, de même que des réalités sociales, notamment le conflit entre puissants et faibles.
De plus, même si cela reste encore rare dans le Livre I, La Fontaine aborde des thèmes métaphysiques, atemporels, telle la peur de l’homme face à la mort.
Analyse de quatre fables du Livre I : "La Cigale et la Fourmi", "L'Homme et son image", "La Mort et le Bûcheron", "Le Chêne et le Roseau"
La fable chantée par Charles Trenet, accompagné de Django Reinhardt
Fable 1: "La Cigale et la Fourmi"
INTRODUCTION
À l’époque où il publie son premier recueil de fables, en 1668, La Fontaine est déjà connu pour ses contes libertins. Il a perdu son protecteur Fouquet, arrêté et emprisonné sur ordre du roi en 1661, et il est devenu « gentilhomme servant » de la duchesse d’Orléans. Les Fables vont lui offrir l’occasion de tenter de rentrer dans les bonnes grâces du roi, notamment par la dédicace à "Monseigneur le Dauphin". En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici Ésope.
« La Cigale et la Fourmi » est la première fable du premier Livre. C’est une forme d’apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire » et donne, en quelque sorte, le ton du recueil.
En quoi cette fable est-elle représentative de l’art de l’apologue ?
L'ART DU RÉCIT
Ce texte a tout d’un récit traditionnel : le choix de la 3ème personne, du passé simple, une rapide actualisation spatio-temporelle pour poser la situation initiale, la présence de deux personnages avec leurs discours rapportés. On y retrouve aussi la structure habituelle, puisque, après la situation initiale vient l’événement perturbateur, la « famine », puis la péripétie, qui se termine par l’élément de résolution, le rejet brutal de la demande. Seule manque la situation finale, mais le lecteur la devine aisément : la cigale mourra de faim. La Fontaine accentue la vivacité de ce récit par le choix de l’heptasyllabe, vers court et inhabituel dans la poésie.
De même, le recours à des animaux est traditionnel dans la fable. Pour les mettre en scène, La Fontaine joue entre réalisme et refus du réalisme. Il garde l’image traditionnelle des insectes choisis, d’une part le chant de la cigale, mis en valeur par l’enjambement du vers 2 (trisyllabe), « tout l’été », d’autre part l’activité incessante des fourmis qui accumulent des réserves. Notons cependant qu’il supprime le pluriel d’Ésope, pour accentuer la valeur symbolique de l’opposition entre les deux comportements.
Mais il ne se soucie aucunement du réalisme biologique : la cigale ne mange ni « mouche » ni « vermisseau », elle se nourrit de la sève des végétaux, et, surtout elle ne survit pas aux premiers froids, donc impossible qu’elle connaisse « la bise » de l’hiver. Ce qui intéresse La Fontaine est, en réalité, l’anthropomorphisme : donner à ces animaux une dimension humaine, ce qui est propre au registre merveilleux, comme d’ailleurs l’absence de lieu ou de temps précis.
Après une rapide mise en place du décor (« Quand la bise fut venue »), La Fontaine s’attache à mettre en scène ses deux personnages, comme dans une courte scène de théâtre, par un dialogue qui prend des formes variées.
Le dialogue débute avec le discours indirect, qui met en valeur le verbe introducteur, c’est-à-dire la supplication de la cigale, fort polie : « La priant de lui prêter ». La rime suivie avec « pour subsister » accentue le danger qu’elle court, c’est bien une question de vie ou de mort.
Gustave Doré, "La Cigale et la Fourmi". Illustration des Fables de La Fontaine , 1866-67
Puis le discours direct de la cigale permet de dramatiser sa situation, en soulignant plaisamment son honnêteté par le mélange entre la dimension animale (« foi d’animal ») et les réalités humaines : « Je vous paierai [...] Intérêt et principal ». Le dialogue s’accélère ensuite, avec la reprise verbale (« je chantais » / « Vous chantiez ») et l’antithèse ironique, mise en valeur au centre des rimes embrassées : « ne vous déplaise »/« j’en suis fort aise ». Il se clôt sur la brutalité du rejet final avec l’interjection, « Eh bien ! », et l’impératif.
La Fontaine réalise donc un récit vivant, mais qui, contrairement à la tradition, et à son modèle, Ésope, ne propose pas de morale explicite : au lecteur de la dégager.
LE SENS DE LA FABLE
Par le parallèle établi entre l’animal et l’homme, la fable a aussi une visée didactique, morale. Pour dégager le sens de celle-ci, il faut donc chercher ce que représentent les deux personnages.
Si l’on en juge par Ésope, le sens moral serait : « Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. » Ainsi, la Cigale illustre un défaut, son imprévoyance, sa légèreté, sanctionnées par la « famine » que souligne l’insistance sur la négation au vers 5 : « Pas un seul petit morceau ». Elle vit au jour le jour, en comptant sur l’aide des autres pour « subsister », d’où sa qualification par le narrateur : « cette emprunteuse ». Par opposition la fourmi a des qualités, son travail et sa prévoyance, connues du voisinage puisque c’est chez elle que se rend immédiatement la cigale. De plus, c’est la fourmi qui a le dernier mot, qui triomphe donc dans la fable.
J.-B. Oudry, "La Cigale et la Fourmi", 1755
Mais cela signifie-t-il que La Fontaine lui donne raison ? Le commentaire des vers 15 et 16, par la rime embrassée, unit le jugement du narrateur au dialogue final. Or, ce jugement est sévère : à « emprunteuse » répond « pas prêteuse ; / C’est là son moindre défaut », ajout qui la critique en sous-entendant qu’elle a bien d’autres défauts. On en arrive donc à inverser la morale initiale : c’est l’égoïsme de la fourmi qui est blâmé, défaut renforcé par la cruauté de sa question hypocrite, faite pour humilier la cigale, car elle sait très bien ce que fait la cigale pendant l’été, et le mépris ironique de son rejet.
À ce sens moral nous pouvons ajouter un sens social, car la fable accorde une place aux réalités du monde paysan, d’abord l’évocation de la « famine », récurrente au XVII° siècle. Puis la demande de « quelque grain » associée à la promesse de payer « Avant l’août », époque de la moisson, rappelle les difficultés du monde paysan de survivre d’une récolte à l’autre. On emprunte donc en gageant le prêt sur la prochaine récolte. Enfin, on y retrouve la formule de cette époque , « Intérêt et principal ». Tout cela nous invite à voir en la cigale une représentante du tiers-état paysan, pauvre et miséreux, face à la fourmi qui, elle, représente la bourgeoisie financière, qui peut se livrer à l’usure, sans pitié.
Enfin nous pouvons donner à cette fable un sens autobiographique, dans la mesure où la fable s’ouvre sur le verbe « chanter », repris à deux reprises à la fin. Or, traditionnellement, ce verbe est celui qu’emploient les poètes pour parler de leur art, celui d’ailleurs par lequel La Fontaine ouvre sa dédicace à Monseigneur le Dauphin : « Je chante les héros… », en parodiant l’épopée de l’auteur latin, Virgile. La réponse finale de la cigale insiste sur sa fonction d’artiste, obstinée dans sa création, avec « Nuit et jour » placé en tête de vers, et l’offrant généreusement à son public, « à tout venant ». Pourtant, l’artiste n’est pas considéré comme productif dans la société. Il a besoin, à l’époque de La Fontaine, d’un mécène pour « subsister », mais les mécènes ne sont pas si nombreux…
CONCLUSION
La Fontaine nous offre, donc, une fable bien plus élaborée que celle d’Ésope, à la fois par la vivacité du récit, soutenu par la variété des vers et des rimes, et par la morale, ambiguë par rapport à celle, traditionnelle, du fabuliste grec. Nous mesurons ainsi la stratégie indirecte du poète, qui entrecroise le texte de son modèle au contexte du XVII° siècle et à sa propre situation en tant que poète.
Pour lire la fable d'Ésope
Cela nous conduit à rappeler le rôle du lecteur. Dans sa préface, La Fontaine demande à son lecteur d’effectuer « raisonnements et conséquences » à partir de l’apologue. Il insiste aussi sur la valeur instructive des fables, notamment pour les enfants. Mais sont-elles vraiment compréhensibles par eux ? En rappelant le blâme adressé par Rousseau dans Émile, notamment sur leur immoralité, on comprend bien qu’au-delà de l’enfant, c’est au lecteur adulte que s’adresse La Fontaine.
Fable 11 : "L'Homme et son image"
INTRODUCTION
Après la "Dédicace à Monseigneur le Dauphin", les premières des 22 fables du Livre I du recueil, paru en 1668, mettent en scène des animaux, selon la tradition de la fable depuis le modèle grec, Ésope. Mais la fable 11, au centre du livre, marque l’introduction de l’homme, par emprunt au poète latin Ovide qui, dans ses Métamorphoses, avait présenté le mythe de Narcisse. Elle est dédicacée au duc de La Rochefoucauld, moraliste dont les Maximes avaient été publiées en 1665 et 1668.
La fable de La Fontaine se présente à la fois comme une énigme, jeu très à la mode dans les salons mondains, sorte de devinette à partir d’une description, et comme un apologue, court récit dont la fiction, fondée sur une analogie, conduit à une morale.
Comment le fabuliste se réapproprie-t-il le mythe de Narcisse, et dans quel but ?
Pour lire "L'Homme et son image" et le texte initial d'Ovide
LA REPRISE DU MYTHE
En partisan des « Anciens », La Fontaine s’inspire du mythe de Narcisse. Mais dans le mythe toutes les nymphes, notamment Écho, le trouvent beau, et lui-même, en se mirant dans la rivière, tombe amoureux de sa propre image. Il rejette alors tout autre amour, forme d’ « hybris » condamnable dans l’antiquité qui le conduit à être puni par Némésis, la déesse vengeresse. Dans l’antiquité, Narcisse est donc l’amant qui recherche dans l’être aimé son double, et qui est victime de cet amour illusoire, inaccessible, rappelé au vers 24 : « cet homme amoureux de lui-même ».
John William Waterhouse, Écho et Narcisse, 1903. Huile sur toile, 109,2 x 189, 2. Walker Art Gallery, Liverpool
Or, La Fontaine, par la façon de qualifier son héros, « notre Narcisse », signale immédiatement qu’il s’est approprié le héros mythique. Le possessif peut ainsi se comprendre d'abord comme l’affirmation de son droit de le modifier : ce serait alors un « nous » de modestie de la part de l’écrivain, mais aussi comme le désir de créer une connivence avec un lecteur qui, au XVII° siècle, est assez cultivé pour connaître le mythe originel.
Mais l’interrogation oratoire du vers 11 attire l’attention du lecteur sur la réponse : « Il va se confiner / Aux lieux les plus lointains qu’il peut s’imaginer ». C’est elle qui marque donc l’inversion du mythe : « l’homme » de La Fontaine est laid, et il fuit les « miroirs » au lieu de s’y contempler. Les rimes croisées dans les quatre premiers vers, qui posent la situation initiale, soulignent cette différence tout en montrant l’illusion du personnage : il « s’aimait sans avoir de rivaux », mais cela est « faux », il se croit « le plus beau du monde », avec le superlatif hyperbolique, mais cela est une « erreur profonde ».
Jean-Jacques Grandville, "L'Homme et son image", 1838
La Fontaine emprunte aussi au mythe le thème du miroir, dans le mythe la « fontaine limpide » avec toute sa « pureté », qui provoque l’illusion : Ovide la qualifie d’ « onde trompeuse ».
Mais ici encore intervient une double transformation :
La première est liée à la conception propre au mouvement littéraire du baroque, qui s’est servi du « miroir », avec sa multitude de reflets, pour signifier l’incertitude de l’homme face à lui-même et au monde. Ainsi les miroirs se multiplient dans le texte, surabondance qui, elle aussi, rappelle le goût du baroque pour l’excès. Cela se traduit dans la périphrase qui les désigne, « [l]es conseillers muets dont se servent les dames », héritée de la Préciosité, mise en valeur par l’enjambement et la formule qui introduit leur quantité : « lui présentait partout ». À cet effet concourt l’énumération en gradation des vers 8 à 10, avec l’anaphore et le rythme accéléré par le passage de l’alexandrin à l’octosyllabe. Le vers 25 rappelle cette multiplicité : « tant de miroirs ».
La seconde inverse le mythe, mais en suivant un double mouvement :
Comme dans le mythe, le « miroir » prouve l’erreur de l’homme, et c’est bien pour cela que le Narcisse de la fable ne les supporte pas. Ainsi, au lieu de croire, comme dans le mythe, que l’ultime « miroir », l’eau « pure », lui montre un être réel, dans toute sa vérité, il la juge trompeuse, d’où sa colère : « et ses yeux irrités / Pensent apercevoir une chimère vaine ».
Mais, contrairement au mythe (et à l’héritage du baroque), chez La Fontaine, les « miroirs », malgré leur multiplicité, disent tous au personnage une seule et unique vérité, sa laideur, vérité refusée car inacceptable : « Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ». Mais l’exclamation « Mais quoi ! » révèle la puissance du dernier miroir, « le canal », « la source pure » de vérité, impossible à fuir, dans laquelle l’homme sera obligé de se regarder. Ce dernier « miroir », eau fuyante et changeante, est à l’image de l’homme lui-même, auquel il dit sa vérité d’être changeant au fil des années tout en gardant la même nature, ici sa laideur.
Carle Vernet, "L'Homme et son image", estampe.
2nde moitié du XIX° siècle, Musée La Fontaine
LA FABLE ET SON RÔLE
Jean-Baptiste Oudry, "L'Homme et son image", 1755
La fable conduit à le fabuliste à élucider l'énigme que l'anecdote a posée.
Derrière le récit plaisant se cache, en effet, le fabuliste, qui, après le possessif « notre » du vers 11, intervient directement dans la seconde partie du texte avec le pronom « je », amplifié par la gradation métrique des vers 21 à 23 et le glissement des pronoms. Le pronom « on », au vers 21, marque l'adresse de l'auteur au lecteur : « On voit bien où je veux venir ». Puis le vers 22 élargit encore tout en créant un chiasme, « Je parle à tous », au centre duquel le « je » s’affirme. Enfin le vers 23, avec l’enjambement, introduit la clé de la fable, « et cette erreur extrême / Est un mal que chacun se plaît d’entretenir ». Le pronom « chacun » à la fois généralise et associe l’auteur et ses lecteurs.
À la fin de la fable, l’énigme se trouve donc élucidée, avec une reprise de chacun de ses éléments, grâce au présentatif : « c’est », « ce sont ». Mais on observe une inversion significative.
Pour le personnage de « Narcisse » au vers 24, l’explication est mise en valeur, en tête du vers : « Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ». C'est donc la nature même de chaque homme, selon le fabuliste, l'amour-propre.
Pour les « miroirs », en revanche, au vers 25, l’ordre de l'explication est inversé en chiasme, puisque La Fontaine commence par le récit : « Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui ». Ainsi est placé au centre le « corps » de la fable, l’anecdote plaisante, tandis que sa signification plus profonde l’encadre, pour être précisée au vers 26 : « Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes » Par l’observation des « sottises », des défauts « d’autrui », le lecteur pourra donc prendre conscience de ses propres défauts. Le personnage de la fable nous tend en quelque sorte, lui aussi, un « miroir » dans lequel La Fontaine nous invite à nous reconnaître.
Il reste un dernier élément à élucider, l’eau « pure » du « canal ». Il occupe les deux derniers vers de la fable, traditionnellement réservés à la « morale ». Ici, La Fontaine se fait insistant : « Et quant au canal, c’est celui / Que chacun sait, le livre des Maximes ». La fable se ferme donc sur un éloge au dédicataire, La Rochefoucauld. Mais plus généralement, ne s’agit-il pas d’un éloge adressé à tout « canal » instructif, c’est-à-dire une œuvre montrant aux hommes leur vérité ?
Cela nous conduit alors à nous interroger sur le sens de cette fable, en fait double, selon la façon dont on interprète le possessif du titre, qui peut prendre deux significations :
La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1665
L’image que l’homme se fait de lui-même, et la fable a montré qu’elle n’était qu’une illusion, et même une maladie d’après le champ lexical choisi : « afin de la guérir » (vers 5), « un mal que chacun se plaît d’entretenir » (vers 23). Cette maladie est d’autant plus grave qu’elle est cultivée, aimée, donc s’est enracinée profondément : c’est l’amour de soi, ou amour-propre que le fabuliste, à la suite de La Rochefoucauld qui n’a cessé de le dénoncer, considère comme l’essence même de la nature humaine dans cette fable qui introduit « l’homme » dans le recueil. La Rochefoucauld disait « Il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes », La Fontaine se contente d’ « amoureux de lui-même », mais le reproche est identique.
L’image donnée de lui : dans ce cas il se rapporte à la fable qui suit, écrite, elle, par La Fontaine : le « Je parle » est bien le fabuliste qui se compare ainsi à La Rochefoucauld. Il s’agit donc, dans les deux derniers vers, d’une invitation à ne pas nous tromper sur le rôle de ses fables : elles aussi sont des « miroirs » et le recueil est bien un « canal » dans lequel nous devons, tel Narcisse, nous contempler, pour atteindre à la connaissance de notre vérité.
Il nous reste alors à combiner les fables entre elles, à déceler, à travers la multiplicité des reflets qu’elles nous offrent la vérité unique de la nature humaine.
CONCLUSION
Ce texte illustre un des intérêts de la fable : elle masque, sous des animaux, des végétaux ou, comme ici, sous le personnage fictif connu de son public, Narcisse, pour, en fait, mieux démasquer la vérité de l’homme. Elle constitue donc une stratégie détournée pour permettre au lecteur de mieux se connaître en lui arrachant son « masque » sans, pour autant, le heurter de front par une critique brutale. Il s’agit bien de « plaire » pour « instruire ».
De plus elle nous rappelle la place occupée par La Fontaine dans son époque. Partisan des « Anciens » dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine déclarait cependant : « Mon imitation n’est point un esclavage ». Cette fable nous le prouve doublement, d’une part parce que, si son thème est emprunté à la mythologie, sa critique, elle, est directement inspirée par un contemporain, La Rochefoucauld, et ses maximes. D’autre part, le mythe qui sert de base au personnage créé, celui de Narcisse, se trouve réinterprété, voire inversé, pour être mis au service de la morale que le fabuliste, conformément à l’exigence de son siècle « moraliste », veut transmettre.
Fable 16 : "La Mort et le Bûcheron"
INTRODUCTION
Après la "Dédicace à Monseigneur le Dauphin", les premières des 22 fables du Livre I du recueil, paru en 1668, mettent en scène des animaux, selon la tradition de la fable depuis le modèle grec, Ésope. Mais la fable 11, au centre du livre, marque l’introduction de l’homme, comme ce "bûcheron", hérité lui aussi d'une fable d'Ésope, "Le Vieillard et la Mort".
Il est le personnage central de la fable 16, qui constitue la seconde partie d'un dyptique. La Fontaine, en effet, la fait précéder de la fable 15, intitulée "La Mort et le Malheureux", composée par emprunts au philosophe latin Sénèque (Lettres à Lucilius, CI), repris, au XVI° siècle, par Montaigne dans ses Essais (Livre II, chapitre XXXVII), et il relie ces deux fables par un court passage explicatif des raisons de cette réécriture.
Pour lire les fables 15 et 16
Pour une lecture expressive
Comment La Fontaine parvient-il à concilier la légèreté de la fable avec le sujet grave qu'il aborde, la mort ?
L'ART DU RÉCIT
Comme le plus souvent, la fable reprend une structure traditionnelle, simple. La situation initiale brosse le portrait du personnage en 4 vers aux rimes embrassées. L’élément perturbateur est introduit par « Enfin ». En 2 vers, reliés par la rime suivie, il forme un arrêt, une rupture marquée par le passage au présent de narration, qui ouvre sur la réflexion. Le monologue intérieur, rapporté au discours indirect libre, avec 6 vers aux rimes suivies, occupe la place centrale dans la fable. L’élément de résolution est l’arrivée de la mort. Mais le dialogue avec elle, en 4 vers aux rimes croisées, n’apporte aucun réel dénouement. La vie du bûcheron se poursuivra, sans changement. Cette fable illustre bien les atouts de l’apologue : un récit bref, une intrigue simple, un personnage familier, associés à la variété des discours et de la versification.
Gustave Doré, "La Mort et le Bûcheron", 1867. Dessin. BnF
La Fontaine, en quelques traits, peint son personnage, mais ce rapide croquis n’en est pas moins très évocateur. Il reproduit d’abord sa marche pénible par le rythme binaire des vers 1 à 4, à la césure bien marquée, par la récurrence du son [e] ouvert ou fermé, et par la reprise du [p] pour marteler les « pas pesants ». À cela s’ajoutent le choix de l’imparfait qui en accentue la durée, et les jeux sonores. Par exemple, au vers 2, l’association du [f] aux sifflantes ([s] et [z]) semble imiter l’essoufflement. La pesanteur est suggérée, elle, par les voyelles nasales graves : l’association, au centre de la rime embrassée, d’« ans » et « pesants », et l’écho sonore avec « gémissant » accentuent la fatigue..
Ce portrait s’inscrit dans le registre pathétique, car La Fontaine cherche à susciter la compassion du lecteur dès l’ouverture de la fable, par la qualification « Un pauvre bûcheron ». L’ordre des vers provoque le même sentiment : on le voit d’abord écrasé, comme caché par « tout couvert de ramée », hyperbole renforcée par l’écho sonore d’[u] et [R], avant de vraiment le distinguer. Le but de son trajet est retardé par l’accumulation des images qui dépeignent sa douleur, en associant le concret (« sous le faix du fagot ») et l’abstrait (« aussi bien que des ans »), association reprise en parallèle par « n’en pouvant plus d’effort et de douleur » et « fagot / malheur ». Ce but lui-même est rendu miséreux par le choix lexical : « sa chaumine enfumée ».
Enfin, les discours rapportés contribuent à donner vie au récit.
Nous trouvons d’abord le discours indirect libre, qui précise le portrait du personnage en nous faisant pénétrer dans sa conscience : « il songe à son malheur ». La modalisation fait varier le ton de la plainte. Il s’ouvre sur deux questions rhétoriques, aux vers 7 et 8, dont la réponse est, de toute évidence négative : la rime entre « monde » et « machine ronde » et le comparatif, « un plus pauvre », amplifient l’état pathétique du personnage. La suite répond à ces questions dans une phrase nominale, rendue brutale par la reprise du [p] et la double négation, « point » et « jamais ». Le chiasme, au centre duquel se trouvent les indices temporels, « quelquefois » et « jamais » marque la gradation dans sa misère.
Cette misère trouve son explication dans l’énumération qui suit, glissant du discours rapporté au récit pris en charge par le narrateur, avec l’enjambement du vers 10 sur l’octosyllabe du vers 11. Il mentionne d’abord les charges naturelles (« sa femme, ses enfants »), pour passer aux charges liées au fonctionnement de la société : « les soldats », qui pillent sans scrupules les campagnes, « les impôts », accablants pour le tiers état, « les créanciers », qui nous rappellent « La Cigale et la Fourmi », enfin « la corvée », qui supprime une journée de travail. Le commentaire du narrateur clôt ce monologue en reprenant le titre de la fable XV « Lui font d’un malheureux la peinture achevée ». Le bûcheron est donc le parfait représentant de tous les malheureux accablés.
Gustave Doré, "La Mort et le Bûcheron", 1867. Dessin. BnF
Le récit se termine par le dialogue avec la mort, et La Fontaine choisit ici les rimes croisées, comme s’il s’agissait de reproduire un affrontement. On note aussi le chiasme rythmique, deux alexandrins encadrant les octosyllabes, qui marque le contraste entre lenteur et rapidité.
La rapidité porte sur l’allégorie de la mort avec deux courtes propositions juxtaposées, le 2nd hémistiche du vers 13 et l’octosyllabe du vers 14, avec le discours indirect. Face à cela, la justification du bûcheron est plus longue et embarrassée : l’octosyllabe enjambe sur l’alexandrin.
Gustave Doré, "La Mort et le Bûcheron", 1867. Dessin. BnF
De plus, la remarque finale, « tu ne tarderas guère », est plutôt ambiguë. Elle peut aussi bien signifier que cela ne lui prendra pas beaucoup de temps, ne la retardera pas dans ses autres fonctions, que se rattacher à l’âge du bûcheron, comme pour la faire patienter : elle « ne tardera[...] guère » à venir pour de bon le chercher.
La Fontaine a donc voulu conserver l’aspect plaisant de cette pirouette finale, empruntée à Ésope, qui crée une chute, pour révéler la peur de la mort chez tout homme.
LE SENS DE LA FABLE
La morale est ici explicite, au présent de vérité générale, généralisation soutenue par le pronom « nous » et la mention « des hommes », et elle se distingue nettement par le changement métrique : 4 heptasyllabes, vers plutôt rares. Mais là encore plusieurs sens peuvent être dégagés, si l’on tient compte du passage en italique qui relie les fables 15, « La Mort et le Malheureux », et 16, « La Mort et le Bûcheron ».
Ces vers posent d’abord une critique morale. Le refus de la mort est, en effet, présenté comme une forme d’aveuglement de la part des hommes : si « Le trépas vient tout guérir », l’homme devrait se réjouir d’échapper à sa « maladie », c’est-à-dire à son malheur. Mais l’homme est aveuglé par sa peur de la mort, et préfère se résigner à sa souffrance : « Plutôt souffrir que mourir » est une phrase elliptique, avec la rime intérieure, qui sonne comme un proverbe, une « devise » effectivement.
La vraie sagesse serait donc d’accepter paisiblement le fait que l’homme soit mortel, et même, comme les philosophes stoïciens de l’antiquité, de savoir choisir la mort plutôt que d’accepter une vie indigne ou intolérable.
Mais, à ce premier sens, explicite, nous devons ajouter la dimension sociale de la fable, nettement critique, en portant notre attention sur le passage qui sépare les fables 15 et 16. La Fontaine y présente l’écriture de la première, « La mort et le malheureux », de façon un peu énigmatique, comme une obligation : « une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale ». Il désigne alors la fable 15 comme « ma Fable » et justifie sa modification de son modèle « à cause du mot de Mécénas ».
Cela lui permet d’insister sur « La mort et le bûcheron », présentée, elle, comme le retour à une fidélité à «[s]on original », en raison d’un reproche qui lui aurait été fait. Ce ne serait donc plus « sa » fable, mais « celle d’Ésope ». Mais, quand on lit la fable d’Ésope, on s’aperçoit que celui-ci n’avait pas du tout développé le portrait du personnage, et ne l’avait en aucun cas fait parler… Or, c’est ce qui occupe la plus grande partie de « La mort et le bûcheron ».
Ce sujet a été traité d'une autre façon par Ésope, comme la fable suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu'un me fit connaître que j'eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits qui fut dans Ésope. Cela m'obligea d'y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. Je joins toutefois ma fable à celle d'Ésope, non que la mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j'y fais entrer et qui est si beau et si à propos que je n'ai pas cru le devoir omettre.
Cela conduit donc le lecteur à penser que cette explication n’est, en réalité, qu’une habile stratégie pour détourner l’attention du véritable sens de la fable « La Mort et le Bûcheron », la formulation d’une critique sociale, celle d’une monarchie absolue qui accable ses sujets de misère. Les guerres de succession, si nombreuses dans la seconde moitié du XVII° siècle multiplient les « soldats » pilleurs et conduisent le pouvoir royal à augmenter les « impôts » pour renflouer le trésor public. Ainsi, La Fontaine accuserait les puissants de profiter de la résignation du peuple : « Mais ne bougeons d’où nous sommes » ne serait donc pas tant un conseil qu’un regret.
CONCLUSION
Cette fable nous propose un tableau pathétique, mais réaliste. En introduisant un personnage humain dans sa fable, La Fontaine est tout naturellement conduit à tenir compte du contexte de son époque.
Ainsi il arrive à donner à la fable une double dimension. Il garde, certes, la réflexion philosophique sur la mort, héritage des Anciens, mais il y ajoute une vision des réalités sociales, souvent cruelles aux plus faibles. Cette volonté explique la stratégie prudente mise en oeuvre dans le court passage qui introduit cette fable, feinte sans doute destinée à échapper à toute censure.
En même temps, par sa volonté d’unir désir de « plaire » et désir d’« instruire », La Fontaine rejoint la définition de l’apologue, posée dans sa préface : il est « composé de deux parties dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme, le corps est la fable et l’âme, la moralité ». Mais, quand le corps est, lui-même, composé de plusieurs « membres », cela entraîne forcément que « la moralité » puisse se lire de plusieurs façons.
Léon Lhermitte, La Mort et le Bûcheron, 1893. Huile sur toile, 206 x 242. Musée J. de La Fontaine, Château-Thierry
Fable 22 : "Le Chêne et le Roseau"
Pour lire "Le Chêne et le Roseau"
INTRODUCTION
La fable 22, « Le Chêne et le Roseau » ferme le premier livre du premier recueil des Fables de La Fontaine, paru en 1668, et dédié à « Monseigneur le Dauphin ». Il s’agit toujours d’une forme d’apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire », n’utilisant plus d’animaux, mais, pour la seule fois dans ce livre I, des végétaux.
En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici, comme souvent, Ésope qui, pour sa part, avait choisi l'olivier pour représenter la puissance. Mais la fable forme aussi une conclusion du livre I, qui inverse la première fable, « La Cigale et la Fourmi », puisqu’à présent c’est le plus faible qui triomphe.
Comment la fable met-il en scène cette victoire du roseau, et quel sens lui donne-t-elle ?
L'ART DU RÉCIT
Le récit suit un schéma narratif traditionnel. La Fontaine pose longuement la situation initiale, à travers deux discours annoncés, aux vers 1 et 9, qui nomment les personnages, le « Chêne » et « l’Arbuste », pour minimiser dès le début le roseau.
François Chauveau, Le Chêne et le Roseau, 1668. Gravure sur cuivre. BN de Versailles
Le récit des événements par lui-même est rapide. L’élément perturbateur est la tempête, qui arrive avec brutalité, comme le signale le second hémistiche du vers 24 : « Comme il disait ces mots ». La Fontaine la met en valeur par plusieurs procédés, d’abord le long enjambement qui la rapproche progressivement, des vers 25 à 27. Puis, elle se trouve à la fois personnifiée par la périphrase et accentuée par l’hyperbole : « Le plus terrible des enfants / Que le Nord eût porté jusque là dans ses flancs. » Ajoutons à cela le jeu des sonorités, associant la rudesse du [ R ] qui accompagne [ t ], [ d ] et [ k ], et l’imitation du souffle du vent déchaîné avec [ f ], [ s ] et [ z ].
La péripétie, très rapide en deux octosyllabes, consiste en le combat des végétaux contre les éléments déchaînés : deux vers courts, montrent en parallèle chacun des deux au vers 28, tandis que la tempête est amplifiée au vers 29.
La situation finale est la chute du chêne que le vent « déracine ».
À la façon d’une pièce de théâtre, La Fontaine pose un décor, brièvement esquissé, un cadre naturel avec la présence de l’eau dans la périphrase « sur les humides bords des Royaumes du vent » (v. 5), et le « feuillage » dont l’étendue est reproduite par l’enjambement du vers 12 : « feuillage / Dont je couvre le voisinage ». Tout au long de la fable le vent est présent, minimisé au début dans deux octosyllabes enjambant : « le moindre vent qui d’aventure / Fait rider la face de l’eau ». Au vers 10, on observe l’opposition entre l’« aquilon », un vent du nord, violent, et le « zéphyr », légère brise, vent doux venu de l’ouest, qui se marque déjà dans les sonorités. Enfin arrive la tempête au vers 26. Ce vent est donc bien l’arbitre du conflit, et c’est lui qui lui apporte son dénouement.
C’est, en fait, le dialogue qui occupe la place principale dans la fable. Les discours rapportés permettent la personnification des végétaux : chacun d’eux, par son langage, exprime son caractère.
"Le Chêne et le Roseau" : l'orgueil du chêne
(site : lettresco.blogspot.fr)
Le Chêne se signale par son orgueil et son narcissisme. Il oppose, en effet, la faiblesse du roseau à sa propre puissance. Le roseau est comme amoindri par le lexique, « un Roitelet », « le moindre vent », et le choix de l’octosyllabe. Son attitude figure le signe traditionnel de soumission : « Vous oblige à baisser la tête ». En revanche, le chêne souligne sa force, dans d’amples alexandrins, par la comparaison de son « front » « au Caucase », et par sa double supériorité affirmée face aux éléments naturels : défensive d’abord (« arrêter les rayons »), puis offensive : « Brave l’effort de la tempête ». Enfin il se montre fier de son rôle de protecteur grâce à son « feuillage », aux vers 11 et 12.
On note également sa fausse compassion, pitié chargée de mépris. C’est sur ce thème et ce ton qu’il ouvre, au vers 2, et ferme, au vers 17, son discours. Mais cette pitié lui permet, en fait, d’étaler sa propre supériorité, notamment dans sa proposition de protection. Si l’hypothèse, « si vous naissiez », conduit, en effet, à la généreuse proposition, « Je vous défendrais de l’orage », la restriction « Mais vous naissez » annule cette possibilité. Or, le chêne savait très bien que son offre était irréalisable. Il ne la fait donc que pour montrer, avec beaucoup de mépris, sa propre suprématie.
Le Roseau, lui, malgré sa faiblesse, qui vient d’être affirmée, se révèle habile. Dans un premier temps, en effet, il fait semblant de croire à la générosité du chêne : « Votre compas/si/on », terme ironiquement amplifié par la diérèse, « part d’un bon naturel ». Il feint même de le rassurer : « mais quittez ce souci ». Mais la suite de son discours affirme sa propre force, dont il vient, dans son début de réponse, de donner l’exemple : ne pas contredire, ni entrer dans un conflit, mais faire preuve de souplesse, de flexibilité. Il inverse donc l’image donnée par le chêne, mais calmement, sans colère : « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables », « Je plie et ne romps pas ». Cependant, sa conclusion sonne comme une menace, marquée par l’opposition temporelle : « vous avez jusqu’ici » et « attendons la fin ».
Cette fable présente donc un conflit, fréquent chez La Fontaine, entre dominant et dominé, à la fois physique (la force face à la faiblesse) et psychologique, l’assurance orgueilleuse face à la prudence modeste.
LE SENS DE LA FABLE
Comme toutes les fables de La Fontaine, celle-ci est polysémique : elle se lit à plusieurs niveaux.
Nous observons d’abord une opposition des valeurs morales. Le défaut humain dénoncé par l’orgueil et la vantardise du chêne est, comme dans « L’Homme et son image », l’amour-propre excessif. La Fontaine le montre comme une illusion, puisque le chêne se retrouve « déracin[é] ». C’est sur cette chute que se termine la fable, venant rappeler que tout être humain, même le plus puissant, est mortel.
"Le Chêne et le Roseau" : la puissance abattue
En revanche, les qualités représentées par le roseau sont à rattacher au double sens du verbe « plier ». Il s’agit d’une part de la flexibilité : on doit savoir s’adapter aux circonstances, laisser passer la « tempête » sans la heurter de front, éviter d’entrer dans un combat que l’on risque de perdre. C’est donc une forme de sagesse prudente. Mais c’est, d’autre part, une stratégie habile, une sorte de feinte pour éviter la chute. Après la « tempête », le roseau peut se redresser. La Fontaine invite ainsi le lecteur à se méfier : on peut toujours trouver un plus puissant que soi.
Cela suggère alors une autre interprétation, une opposition sociale.
Le chêne est, traditionnellement, l’arbre royal – pensons à l’image de Saint-Louis – , symbole de toute-puissance. Il représente les puissants de la société, les privilégiés, ceux qui étalent leur puissance en méprisant leurs inférieurs ou en jouant les généreux protecteurs. La périphrase finale, « Celui de qui la tête au ciel était voisine », lui accorde une puissance qui en fait même presque un dieu. Face à lui, le roseau représenterait alors les plus faibles, qui n’ont pas d’autre solution face aux puissants que de rester modestes, de ne pas entrer dans un conflit, sagesse sociale prudente fréquemment exprimée dans le livre I.
Mais ces deux personnages peuvent aussi être mis en relation avec ce qu’a vécu La Fontaine, donnant à la fable un sens autobiographique. Le chêne fait penser à Fouquet, voire au Roi Louis XIV lui-même. Que figurerait alors la tempête ? Si nous voyons Fouquet dans le chêne, elle ne peut être que le roi qui le « déracine ». Si le chêne est le roi, la tempête devient le souffle divin lui-même, qui viendrait lui rappeler que lui aussi est mortel, que ses « pieds touchaient à l’Empire des Morts ».
La dernière question est donc : qui serait alors le Roseau ? Il ne peut être que La Fontaine lui-même, sa fable illustrant son art de « plier », c’est-à-dire de feindre de se limiter à des apologues, à de petits récits uniquement faits pour divertir, de rester modeste par ce choix d’écriture. Mais, en réalité, la fable serait une façon habile de résister à sa façon, et de combattre habilement les puissants.
CONCLUSION
Cette fable nous conduit à rappeler la définition de l’apologue : un court récit à valeur métaphorique qui conduit à une leçon. Elle remplit parfaitement ici son double objectif, « plaire » par le récit, rendu vivant par les discours et les rythmes, et mis en scène, « instruire » par le sens qui se dégage de la fable.
Mais chez La Fontaine, il convient de dégager la polysémie des fables : au sens moral, héritage traditionnel de son modèle, Ésope, il ajoute un sens social, né de l’observation de sa société, et tout particulièrement de la Cour. Les fables sont, donc, nourries de son expérience. Ainsi le livre I, qui s’ouvre sur une cigale « artiste » condamnée à mort par son imprévoyance et la dureté de la puissante fourmi, se termine à l’inverse : le roseau n’est faible qu’en apparence, car, lucide, il sait résister aux obstacles en faisant de sa faiblesse une force.
Trois réécritures : Pascal, Anouilh et Queneau