AIMER LA LITTÉRATURE
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Création en cours
Parcours sur Le Malade imaginaire de Molière
Introduction
Pour voir la présentation
Molière : son ultime comédie
On se reportera à la présentation des principaux moments de la biographie de Molière, en insistant tout particulièrement sur sa situation lors de la création du Malade imaginaire.
Puis on observera les deux vidéos tirées du film d'Ariane Mnouchkine, Molière (1978)
La première propose une vision de Molière enfant, découvrant, avec son grand-père, ce que l’on nomme alors « le théâtre de la foire » : un théâtre populaire, fondé essentiellement sur le comique des gestes, jusqu’à la grossièreté parfois. Le personnage volant figure les rêves de cet enfant, de la « gloire » qu’offre la conquête d’un large public. Dans la dernière image, Molière est représenté à l’âge où il décide de se lancer dans la carrière théâtrale, et fonde « l’Illustre Théâtre ».
La seconde illustre la mort de Molière, joué par l’acteur Philippe Caubère. Pris sur scène d’une toux violente qui l’amène à cracher du sang, il est ramené chez lui en voiture, encore maquillé, par son épouse Armande et un de ses comédiens, La Grange. Il délire déjà, car il réclame Madeleine, avec laquelle il avait fondé « l’Illustre Théâtre », morte depuis deux ans. Le film, avec l’accompagnement musical et la présence des membres de sa troupe, met en scène son agonie, en accentuant sa dimension tragique. Il revit alors les temps forts de son existence, par exemple en revoyant le temps où il parcourait les routes de France avec sa troupe itinérante, et son hallucination l’amène à confondre son épouse Armande, avec son grand amour, Madeleine, dont elle était la sœur ou la fille.
Remontant dans le temps, il se revoit même enfant, couronné de lauriers par sa mère. L’extrait se termine sur une image d’Armande courant désespérément : rappelons que c’est elle qui est intervenue auprès du roi pour qu’il autorise un enterrement en terre consacrée (mais sans cérémonie), ce qui était, en principe, interdit aux comédiens, alors excommuniés par l’Église.
LECTURE CURSIVE : Grimarest, La Vie de M. de Molière, "Mort de Molière", 1705
Pour lire l'extrait
C’est trente-deux ans après la mort de Molière que Grimarest (1659-1713), trop jeune pour avoir connu Molière, fait paraître sa biographie. Bien sûr, il a réalisé un travail d’enquête, mais a aussi souvent privilégié les anecdotes à une vérification sérieuse, même s’il prétend le contraire : « J’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière pour désabuser le public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion. » Mais il a le mérite de briser le mythe de la mort de Molière sur scène, reprenant le récit fait par le comédien La Grange dans son Extrait des recettes et des affaires de la Comédie, aussi nommé Registre de La Grange.
« Ce même jour après la comédie, sur les 10 heures du soir, M. de Molière mourut dans sa maison rue de Richelieu ayant joué le rôle du Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causait une grande toux, de sorte que, dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit une veine dans le corps et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue, et est enterré à la paroisse Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache. Il y a une tombe élevée d’un pied de terre. »
La Grange, Extrait des recettes et des affaires de la Comédie, 1680
Grimarest met l’accent sur deux aspects, qui construisent un éloge posthume.
Il souligne le rôle de Molière en tant que chef de troupe, soucieux de mener le spectacle à son terme : au prix d’« un effort, [il] cacha par un ris forcé ce qui venait de lui arriver », une « convulsion » lors du ballet final de la pièce. Mais il s’inquiète aussi du succès de sa comédie, seul moyen d’assurer des revenus suffisants à sa troupe.
Il met ensuite en avant la dimension chrétienne de cette mort, en signalant la présence de « deux sœurs religieuses » qui « lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité ». En insistant sur le comportement de « bon Chrétien » de Molière, Grimarest cherche à faire oublier la réalité, dans le contexte et selon les valeurs du XVIIème siècle : Molière, comédien donc excommunié par l’Église, est mort sans pouvoir se confesser, recevoir l’absolution d’un prêtre et le sacrement de l’extrême-onction…
LE CONTEXTE : le théâtre sous le règne de Louis XIV
Pour voir la présentation
Après un rappel du rôle important joué par le théâtre dans le contexte de la monarchie absolue, on présentera les conditions des représentations et les règles du théâtre classique. On réactivera les remarques sur le goût du roi Louis XIV pour la danse, faites à l'occasion du visionnage de la vidéo d'Alain Corbiau, tirée du film Le roi danse (2000), effectué lors de l'étude de la comédie-ballet dans le parcours "Spectacle et comédie".
MISE EN PLACE DE LA PROBLÉMATIQUE
Il est possible de s’appuyer sur l’étude du parcours associé "Spectacle et comédie", pour en appliquer l’approche à la problématique qui sera retenue pour Le Malade imaginaire : Comment la mise en scène proposée par Molière permet-elle à cette comédie d'atteindre les cibles visées par la satire ?
Cette problématique explique la construction du parcours :
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le sujet des deux études transversales, qui approfondissent les « cibles visées par la satire » : sur le personnage d'Argan - donc la comédie dite de caractère - et sur la médecine - donc la comédie dite de mœurs.
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l'importance accordée au comique et à ses procédés, en les liant aux passages du texte, notamment aux didascalies, suggérant, voire indiquant clairement, la façon dont Molière conçoit la mise en scène, qui pourra être comparée à celle d'autres représentations.
Présentation du Malade imaginaire : première partie
Pour voir la présentation
L'analyse du titre de la pièce est l'occasion de présenter le contexte de la médecine au XVIIème siècle. Vient ensuite l'étude de la structure, qui repose sur les schémas actanciel et dramatique : elle s'appuie sur l'observation de la liste des personnages, et sur la lecture préalable de l'œuvre. Enfin est rapidement étudié le cadre spatio-temporel.
Pour voir la bande-annonce
Le visionnage de la vidéo de la bande-annonce de la mise en scène de Claude Stratz, réalisée en 2000 à la Comédie-Française, est utile pour situer dans la pièce les différents moments présentés. Elle donne aussi un aperçu des choix faits par le metteur en scène.
La bande-annonce s’ouvre, comme la comédie, sur la fin de la scène d’exposition, quand Argan, en robe d’intérieur et coiffé d’un bonnet de nuit, sonne éperdument pour faire venir la servante Toinette : cela révèle le parti-pris comique, la volonté de ridiculiser le personnage éponyme. Est ainsi illustré le titre, de même que par les images suivantes, qui mettent en place l’opposition des personnages, d’une part Toinette qui nie la maladie de son maître, d’autre part Bélise qui flatte l’illusion d’Argan.
Pour mettre en évidence la place de la médecine, la bande-annonce inverse ensuite l’ordre de la pièce, puisqu’ici l’intervention de Béralde précède la scène avec les Diafoirus, reconnaissables à leur habit de médecins. À cette consultation succède celle de Toinette, déguisée : la juxtaposition des deux scènes dans la bande-annonce fait ressortir à la fois la satire et les différentes formes de comique : de situation, le déguisement, de caractère, en mettant en valeur la naïveté d’Argan, et de geste quand Toinette goûte l’urine. C’est d’ailleurs la gestuelle que les extraits suivants, qui se succèdent rapidement sans paroles, soulignent.
Il faut cependant attendre la fin de la bande-annonce – et un retour à l’acte II – pour découvrir l’enjeu propre à l’intrigue de la comédie, le mariage souhaité par la fille d’Argan, Angélique, amoureuse de Cléante, alors que son père veut la marier à Thomas Diafoirus. C’est enfin la nature du Malade imaginaire, une comédie-ballet que présentent les dernières images, illustrant le premier et le dernier intermède, qui accorde officiellement à Argan le titre de médecin.
Mais, dans les ultimes images, s’effectue un nouveau retour en arrière, qui ramène au titre même de la pièce. Alors même qu’Argan, sur les conseils de Monsieur Purgon, son médecin, s’emploie à suivre son diagnostic, marcher le matin dans sa chambre, le texte donne un ultime exemple de la bêtise du héros qui s’interroge : « J’ai oublié de lui demander si c’était en long ou en large. »
LECTURE CURSIVE : Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688 - Chapitre "De l'homme", "Irène"
Dans le chapitre « De l’homme », onzième des seize chapitres de ses Caractères, La Bruyère dépasse la simple dénonciation des défauts et des mœurs pour approfondir ce qui relève de la nature même de l’homme, par exemple sa peur de la souffrance ou de la mort.
Pour lire le portrait
Statue d’Asclépios, Vème s. av.
J.-C., Glyptotek, Copenhague
Un récit rigoureusement construit
Ce court récit débute par une phrase d’introduction, qui nous transporte dans le monde antique, dans le temple même d’« Épidaure » où de nombreux malades venaient consulter Esculape (Asclépios en grec), dieu protecteur de la médecine, qui rendait ses oracles par l’intermédiaire de ses prêtres. La nature humaine n’est-elle pas éternelle, aux yeux des auteurs du XVIIème siècle ? Mais la formule « à grands frais » est déjà une allusion au coût que représente le désir de guérir.
Au centre, le dialogue entre Irène et Esculape fait alterner les plaintes d’Irène et les réponses d’Esculape, d’abord dans un paragraphe de discours rapportés indirectement, puis, dans le second paragraphe, avec un échange direct qui se ferme sur l'ultime remède, brutal, proposé par le dieu : « Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. »
Il provoque ainsi la violente colère de la jeune femme, qui attendait plus et mieux d’un oracle divin. Mais elle tire elle-même la conclusion morale du récit par sa question : « ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ? », reprise ironiquement à la fin par le dieu Esculape lui-même.
La satire
L’énumération par Irène de ses multiples maux fait sourire, car aucun ne suggère une maladie grave : il s’agit de « fatigue », de manque d’« appétit », d’« insomnie », d’être « pesante », de mal supporter le « vin » ou d’avoir une « indigestion ». Dans le deuxième paragraphe, la répétition du verbe « affaiblir », d’abord appliqué à sa « vue », puis élargi à toute sa personne, avec insistance : « je m’affaiblis moi-même » permet de comprendre que tous ces symptômes sont seulement des signes de vieillissement.
Quant aux remèdes, tous renvoient à l’idée de faire le meilleur usage possible de son corps, à la fois en lui épargnant les excès et en le maintenant actif autant que possible. Finalement, la santé vient du mode de vie, tel est le conseil d’Esculape, et rien ne sert de s’indigner contre la loi naturelle, qui implique de vieillir et de mourir.
CONCLUSION
En imaginant un dialogue direct entre son héroïne et le dieu Esculape, sans intervention des prêtres, La Bruyère renforce sa satire. Les lecteurs de son époque ont cherché des « clés » aux portraits des Caractères, évoquant pour « Irène », Madame de Montespan, favorite du roi, connue pour son recours à toutes sortes de médecines et de cures. Mais il ne fait, en réalité, que mettre en scène cette peur de la maladie, de la souffrance et de la mort qui obsède la plupart des êtres humains, et qui explique les obsessions et les comportements ridicules d'Argan chez Molière.
Présentation du Malade imaginaire : seconde partie
L'étude de la structure de la pièce faite précédemment a permis de repérer le "Prologue", en ouverture, et les "intermèdes" qui ferment chaque acte. Pour déterminer la forme et le rôle de ce genre particulier qu'est la comédie-ballet, nous nous attacherons donc à réactiver les acquis du parcours associé, en précisant l'étude de ses caractéristiques.
Pour voir la présentation
VIDÉO : extrait de l'intermède final
L’extrait représente « l’entrée de ballet », accompagnée par l’ensemble de l’orchestre. Il s’ouvre sur la lecture par l’acteur jouant Argan, soit le « bachelierus » de l’intermède, des derniers vers de son serment mêlant le français à du latin « de cuisine » : « Mais vos me, ce qui bien plus / Avetis factum medicum, / Honor, favor et gratia / Qui, in hoc corde que voilà, / Imprimant ressentimenta/ Qui dureront in secula. » Nous noterons la volonté de Villéguier de reproduire la toux dont fut pris Molière lors de la représentation, et le choix de reprendre le fauteuil alors utilisé.
Mise en scène de Jean-Marie Villéguier, théâtre du Châtelet, 1990
Le chœur tournant autour d’Argan nous permet de distinguer, par leurs costumes, les chirurgiens, en rouge, et les apothicaires, en noir, tandis que les médecins sont, en plus, dotés d’un collet blanc. Mais s’y ajoutent d’autres personnages, qui, par la pirouette d’entrée du premier, et le rythme de la danse ensuite, accentuent l’impression d’assister à un véritable ballet. La joie s’inscrit sur le visage d’Argan, qui remue en cadence tandis que plusieurs chirurgiens viennent « lui faire la révérence ».
Explication n°1 : acte I, scène 1, de "Plus, le clystère..." à la fin
Pour lire l'extrait
En 1673, Molière met en scène Le Malade imaginaire, sa dernière comédie, dont le titre évocateur met d’emblée l’accent sur le personnage éponyme, Argan, et sur son trait de caractère : il vit dans l’illusion d’être malade. C’est d’ailleurs sur ce thème de la maladie que s’ouvre la scène 1 de l’acte I, scène d’exposition. Dans un monologue, Argan récapitule les montants de la facture de tous les traitements qu’il a pris durant le mois précédent.
Comment ce monologue permet-il de remplir les fonctions de la scène d’exposition, informer et séduire ?
Informer
Le cadre spatio-temporel
Le lecteur ne voyant pas le décor, il est essentiel de lui permettre de l’imaginer. C’est le rôle de la didascalie initiale qui précise qu’Argan est « seul en scène, assis à une table devant lui », et cette rapide mention du décor, ainsi que des accessoires, les « jetons », nous le montre en train de compter, comme on le faisait alors, à l’aide d’une planchette dont les cases facilitent le calcul, vu la complexité de la monnaie, livre, sol et denier. Cela rend le texte plus vivant pour le lecteur. Ce passage nous donne aussi des indices temporels importants. Les comparaisons entre « de ce mois » et « l’autre mois », le constat, « je ne me porte pas si bien ce mois-ci que l’autre », révèlent, en effet, qu’Argan est installé dans son état de malade depuis longtemps, qu’il ne souffre pas d’une maladie soudainement apparue. Molière a donc pris soin d’indiquer clairement la situation de son personnage.
L'intrigue
Deux thèmes sont ainsi introduits, dont nous pouvons supposer qu’ils soutiendront l’intrigue.
Celui de la maladie d’abord envahit tout le texte, avec la mention des remèdes divers (« potion », « sirop », « lavements »), de leur composition, par exemple les « douze grains de bézoard » ou « limon et grenade », et de leur rôle. Cependant l’adjectif « préservative », qualifiant la « potion », laisse supposer que cette maladie n’est pas si grave : il s’agit plus de maintenir la santé, d’éviter la maladie, que de la guérir en urgence. Nous pouvons noter aussi l’importance accordée au « clystère », c’est-à-dire au lavement, ici multiplié, « réitéré le soir ». Il est ici associé à « une bonne médecine, composée pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs », rôle rappelé par Argan : l’on croyait alors que les maladies venaient des « mauvaises humeurs » qui circulaient dans l’organisme, et qu’il fallait donc faire sortir, par des lavements, des saignées. Tel est aussi la fonction du « petit-lait », destiné à « adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang ».
L’apothicaire, gravure in Jost Amman et Hans Sachs, Le Livre des métiers, 1568
Un second thème est également mis en évidence, celui de l’argent, fréquent dans les comédies. Malgré sa maladie, Argan ne perd pas le sens de l’argent, puisqu’il essaie, pour chaque remède mentionné, de diminuer le montant de la facture de son pharmacien, passant de « trente » ou « vingt sols » à « dix sols » : « Ah ! monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît », « contentez-vous de quatre francs. »
Les personnages
Enfin, cette scène nous fait découvrir les personnages. Certains sont seulement nommés par Argan, son apothicaire, « Monsieur Fleurant », et son médecin, « Monsieur Purgon ». Ces noms prêtent à sourire, à condition de percevoir le jeu sur les mots. Celui du pharmacien, « Monsieur Fleurant », qui vient du verbe « fleurer », signifiant « sentir », rappelle qu’à cette époque c’est par l’odeur que s’analysent beaucoup de maladies. Celui du médecin, « Monsieur Purgon », du verbe « purger », débarrasser l’organisme de ses impuretés par des remèdes, évoque les vomitifs, les saignées ou les lavements, pratique médicale si fréquente au XVIIème siècle. La servante, elle, est appelée par son prénom familier, « Toinette ».
La mention de ces personnages, le coût de la facture mensuelle, et des « gens », nous indiquent le niveau social d’Argan : il appartient à une famille aisée de la bourgeoisie. Le discours nous fait aussi connaître ce personnage principal. D’une part, en bon bourgeois, il est soucieux de ne pas gaspiller l’argent, et prend soin de vérifier soigneusement la facture : « contentez-vous de quatre francs, vingt et quarante sols. » D’autre part, il est obsédé par la maladie, et ne semble pas vraiment soutenu par sa famille, puisqu’il gémit qu’on le « laisse toujours seul », et se plaint d’être « un pauvre malade tout seul ».
Argan dans la scène d’exposition. Mise en scène de Michel Didym, Théâtre de la Manufacture de Nancy, 2015
Enfin, il se comporte en maître autoritaire et colérique, ce que souligne toute la fin du texte, par ses cris et ses insultes. Cependant, son constat révèle son échec : « Il n'y a personne. J'ai beau dire », « ils sont sourds ». Ainsi, s’il est le maître de maison, il ne paraît pas vraiment respecté.
Séduire
Une présentation dynamique
Ce monologue est dynamique, réalisé « in medias res » puisqu’il ne nous donne pas de longue explication mais nous fait entrer directement dans l’action, à travers les comptes d’Argan. Il est également rendu vivant par le dialogue d’Argan, non seulement avec lui-même, mais aussi avec le personnage de « Monsieur Fleurant », qu’il interpelle, dans le début de l’extrait, et notamment des lignes 11 à 13, comme s’il était présent devant lui.
Son discours ouvre en outre un horizon d’attente au lecteur, qui peut imaginer une tension au sein de cette famille, voire un conflit. N’est-il pas difficile de supporter un tel malade ? Cela pourrait expliquer que ses domestiques ne se pressent pas quand il les appelle. De plus, nous pouvons nous attendre à ce que Molière développe une satire de la médecine : un médecin n’aura-t-il pas tendance à profiter d’un tel patient, qui réclame toujours plus de remèdes, en pensant que c’est la quantité qui est indispensable, d’où son constat des lignes 15 à 18. Le lecteur attend donc d’en savoir plus.
Les formes du comique
Mais ce passage est avant tout destiné à faire rire.
Deux formes du comique sont immédiatement perceptibles, celui de gestes et celui de mots. Par exemple, l’agitation de la « sonnette », signalée dans deux didascalies, provoque forcément le rire, en traduisant un énervement excessif. À cela s’ajoute le comique de mots, à commencer par la façon dont Argan « crie », en imitant à plusieurs reprises, par onomatopée, le bruit de la sonnette, pour en augmenter l’efficacité : « Drelin drelin, drelin. ». Y contribuent aussi les insultes à Toinette : « Chienne, coquine ! », « Carogne ». Nous pouvons enfin imaginer sa gestuelle dans son dialogue fictif avec le pharmacien.
Argan : un personnage comique. Mise en scène de Patrice Mincke,Théâtre Le Public, RTBE, 2020
Bien sûr, c’est Argan lui-même qui porte l’essentiel du comique, par son caractère et la situation mise en scène ici. Nous rions, en effet, de son dialogue imaginaire avec le pharmacien, dont il reprend les formules, parlant donc de lui-même à la troisième personne : « pour hâter d’aller et chasser dehors les mauvaises humeurs de monsieur », « pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur ». Notamment quand il déclare « si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade », il donne l’impression que, pour lui, la maladie est un choix personnel. Comme beaucoup de personnages dans les comédies, il est monomaniaque, obsédé à la fois par la maladie et par l’argent, comme le prouvent tous les chiffres et la longue énumération qui récapitule tous les traitements reçus. C’est d’autant plus drôle que cet état de malade, qui devrait être affaibli, est en décalage avec son souci d’économie. En réduisant les montants facturés, il est d’ailleurs certain de faire accepter cette diminution au pharmacien : « je suis bien aise que vous soyez raisonnable ». C’est aussi avec une belle énergie qu’il se met à sonner, à crier. De même, le registre familier de ses insultes, ou de son exclamation, « J’enrage ! », contraste de façon cocasse avec son ton tragique à la fin, dû à l’emploi de l’interrogation rhétorique, « Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ? », ou de l’exclamation dramatique : « Ah ! mon Dieu ! Ils me laisseront ici mourir. » Tout cela le rend donc totalement ridicule et, sur scène, l’acteur doit mettre en valeur, par ses gestes, ses mimiques et ses intonations, ces éléments comiques.
CONCLUSION
Cette scène d’exposition se révèle non seulement complète puisqu’elle permet au public d’obtenir les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, mais aussi originale, car, même si elle est prise en charge par un seul personnage, le dialogue fictif est suffisamment varié pour empêcher toute lassitude. Ce monologue, une des particularités du théâtre qui, contrairement au roman, ne fait pas intervenir un narrateur, est une illusion, bien sûr, car personne ne parlerait ainsi à voix haute si longtemps tout seul ; mais il est précieux pour nous éclairer à la fois sur la situation et sur les pensées du personnage.
Elle souligne enfin le rôle de la comédie, selon la formule latine « castigat mores ridendo », garantissant ainsi le rire comme moyen de se moquer d’un travers humain et des mœurs d’une époque. Elle remplit donc son rôle, donner envie de connaître la suite. Elle confirme que Molière se fait moraliste et que son arme favorite est bien la satire, comme dans ses autres pièces où la moquerie démasque joyeusement les jeux de dupe que les personnages se jouent à eux-mêmes ou bien aux autres, comme c’est le cas dans Le Bourgeois gentilhomme, pièce dans laquelle monsieur Jourdain croit être celui qu’il n’est pas.
VIDÉO : deux extraits de la mise en scène des scènes 1 et 2 de l'acte I
Cliquer sur l'image pour voir la scène 1 avec Michel Bouquet
Voir la scène 2, mise en scène de Claude Stratz
Scène 1 : mise en scène de Claude Santelli, 1971, à la Comédie-Française
Réadaptée pour un téléfilm, cette mise en scène, avec Michel Bouquet dans le rôle d'Argan, correspond au début du monologue. Cela implique une double observation lors du visionnage :
On recherchera, dans l’extrait, les éléments de l'intrigue étudiés dans l’explication précédente, l'énonciation et les traits de caractère du personnage : les remèdes invoqués et leur action, les comptes effectués par Argan à partir de la facture de son apothicaire, le dialogue avec lui qui l’amène à réduire tous les montants dus. Mais la présence du chat a été ajoutée, peut-être pour figurer le public observant la scène…
À propos de la mise en scène, seront analysés :
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Le réalisme du décor et des accessoires : Argan est ici, non pas « assis », comme le demande la didascalie, mais couché dans son lit, le dos calé par un oreiller, avec la « table devant lui » et trois gobelets d'étain qui vont lui permettre de faire ses additions. Muni d’une plume d’oie, il contrôle point par point les montants indiqués dans le mémoire de son apothicaire placé devant lui, d'une longueur impressionnante. Plusieurs détails signalent son statut social, celui d’un riche bourgeois : le luxe de cette chambre, avec le miroir, la tapisserie, les glands dorés des rideaux, les objets de décoration, la bordure de dentelle de l’oreiller…
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Le costume d’intérieur du héros, avec broderie et dentelle confirme ce statut social, tout en indiquant son état de malade.
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Le metteur en scène joue sur le clair-obscur, en utilisant le chandelier abondamment pourvu de bougies, autre moyen d’indiquer le moment de la journée : il est encore tôt le matin.
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Enfin, la gestuelle adoptée par Michel Bouquet met en valeur le va-et-vient entre les indications de la facture et ses propres calculs, ses additions accomplies en répartissant l’argent, livres, sols et deniers, dans les gobelets placés devant lui. La désinvolture de ses gestes souligne à quel point il est sûr d’obtenir cette réduction. La façon dont il tourne la tête vers son chat, et pointe vers lui un doigt menaçant, pourrait aussi signifier que l'animal représentait son interlocuteur, Monsieur Fleurant. Notons également ses mimiques, sourire, regards, qui indiquent sa satisfaction devant la quantité de remèdes pris, surtout quand le résultat lui convient.
Scène 2 : mise en scène de Claude Stratz, 2019, à la Comédie-Française
Créée pour la première fois en 2001, cette mise en scène a été souvent reprise à la Comédie-Français, même après le décès de Claude Stratz en 2007, comme dans cet extrait du face-à-face entre Argan, joué par Guillaume Gallienne, et Toinette, interprétée par Julie Sicard. Elle s'enchaîne sur les « drelin drelin » exaspérés d’Argan. Toute la scène, dans un décor dépouillé, est organisée autour du fauteuil d’Argan, qui se révèle, avec le jeu du paravent que Toinette fait descendre pour le masquer, puis qu’elle relève, et le seau qu’elle apporte, être, en fait, une chaise percée, destinée à faire ses besoins. C’est d’ailleurs ce que confirme la question d’Argan : « Mon lavement d’aujourd’hui a-t-il bien opéré ? »
Le personnage d’Argan
Stratz respecte la didascalie initiale puisqu’Argan est bien « assis » dans un fauteuil, avec « une table devant lui ». Son vêtement est, comme pour Santelli, une robe d’intérieur, mais le souci que prend Argan de sa santé est davantage accentué par l’écharpe autour de son cou et son bonnet, destinés à l’empêcher de prendre froid.
Le jeu de l’acteur met en valeur le caractère colérique et autoritaire d’Argan, rendu ridicule par son impuissance face à Toinette qui l’interrompt sans cesse.
La servante Toinette
Sa gestuelle et ses grimaces insistantes donnent à sa feinte plus de vraisemblance : se précipitant au service de son maître, elle se serait violemment cogné la tête. Mais, face aux insultes d’Argan, elle se montre capable de lui résister, et même de le dominer en criant plus fort que lui. L’air dégoûté qu’elle adopte en vidant la chaise percée de son maître apporte la preuve des contraintes que celui-ci impose à toute sa maisonnée, et elle ne se prive pas de lui reprocher sa naïveté à la fin de l’extrait.
Explication n°2 : acte I, scène 7, de "Ma femme m'avait bien dit..." à la fin
Pour lire l'extrait
Dès la scène d’exposition, suivie de deux face-à-face, avec Toinette et avec sa fille, Angélique, le public a pu mesurer en quoi Argan répond parfaitement au titre de la comédie, Le Malade imaginaire. L’entrée en scène de son épouse, Béline, ajoute à ce portrait péjoratif, un nouveau signe de sa naïveté, confirmé par l’arrivée du notaire venu établir le « testament » d’Argan : celui-ci est doublement dupe, des médecins qui l’exploitent, mais aussi d’une épouse dont le langage amoureux semble trop excessif pour être sincère. Comment Molière, par le jeu sur le double langage de Béline, complète-t-il le ridicule de son personnage ?
Le double langage de Béline
Les protestations amoureuses
À peine le notaire a-t-il expliqué les trois moyens légaux qui permettent de léguer directement des biens à une épouse que Béline pousse un cri d’horreur et proteste, sous couvert d’épargner tout souci à son époux, d’où son injonction : « Mon Dieu ! il ne faut point vous tourmenter de tout cela. » Sa périphrase, « S’il vient faute de vous », traduit son propre soin de lui épargner une formule qui évoquerait plus brutalement sa mort. C’est alors qu’elle se lance dans une vibrante déclaration d’amour, affirmant ne pas pouvoir lui survivre, « je ne veux plus rester au monde », sur laquelle elle insiste avec force en trois répliques, entrecoupées. D’abord une subordonnée, « Oui, mon ami, si je suis assez malheureuse pour vous perdre… », pose l’hypothèse, suivie de l’assertion dans la proposition principale, « La vie ne me sera plus de rien », renforcée, en gradation : « Et je suivrai vos pas, pour vous faire connaître la tendresse que j’ai pour vous. »
Catherine Vidal et Renaud de Manoel. Mise en scène d’Anne Roumanoff, Théâtre Fontaine, 2015
Le lecteur peut imaginer les gestes de cette « tendresse » qu’elle multiplie, et l’intervention du notaire, « Ces larmes sont hors de saison », montre que ses talents d’actrice sont poussés jusqu’à feindre les pleurs. Il lui offre ainsi l’occasion de renchérir sur ses protestations d’amour, en le prenant à témoin : « Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est qu’un mari qu’on aime tendrement. »
Le double langage de Béline. Mise en scène de Michel Didym. TMN, 2015
Une femme intéressée
Mais la seconde partie de la scène, quand Argan parle plus directement d’argent, démasque l’hypocrisie de Béline, par un jeu d’oppositions répété :
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D’un côté, elle rejette, en multipliant les procédés d’insistance, tout discours portant sur l’argent : « Non, non, je ne veux point de tout cela », avec la négation réitérée, « Ne me parlez point de bien, je vous prie », avec la prière qui complète l’injonction, « Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien au prix de vous. », en jouant sur le contraste entre « tous » et « rien ».
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Mais, de l’autre, ces rejets sont immédiatement suivis de questions qui, en obligeant Argan à répéter les montants de ses biens, prouvent à quel point elle est intéressée par l’argent : « Ah !… Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve ? », « Ah !… De combien sont les deux billets ? »
C’est enfin elle qui ferme cette scène, sur son impératif pressant, « Allons », révélateur de sa hâte à signer ce testament, à nouveau masquée par l’apostrophe familière affectueuse « mon pauvre petit fils. », à la fois ridicule pour un époux, et particulièrement plaisante par le double sens que prend l’adjectif « pauvre », pour le plaindre d’être malade, mais contradictoire par rapport aux importantes sommes d’argent précédemment évoquées.
Le portrait d'Argan
Un père indigne
Les deux adjectifs qu’Argan emploie pour qualifier le notaire, « fort habile et fort honnête homme », sont, en fait contradictoires, car l’idée d’honnêteté traduit un éloge, le respect des lois et des règles morales, tandis que celle d’habileté est plus ambiguë : certes, cela peut renvoyer à son art de bien conseiller et de bien rédiger un testament, mais aussi, de façon plus péjorative, à une aptitude à contourner des obstacles juridiques ou à satisfaire au mieux les désirs d’un client. C’est du reste cette habileté que révèlent les trois solutions que propose sa tirade : léguer indirectement soit par l’intermédiaire d’« un ami intime » de l’épouse, soit par des « créanciers », prête-nom de celle-ci, ou, mieux encore, directement, en lui remettant de son vivant de « l’argent comptant » ou des « billets […], payables au porteur. »
Or, précisément, le désir d’Argan est indigne de son rôle de père : « Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ? » Il envisage, en effet, sans le moindre scrupule, de déshériter ses deux filles au profit de son épouse, et le verbe « frustrer » prouve sa totale lucidité : il sait très bien qu’il va là contre la loi, et ne se soucie en rien de la douleur qu’il peut causer. Ce même désintérêt se manifeste également par son souhait, « Tout le regret que j’aurai, si je meurs, ma mie, c'est de n’avoir point un enfant de vous. », cet enfant étant ainsi présenté comme plus cher, par avance, que ses filles… Ce rêve de paternité nouvelle allie au cynisme le comique, par l’expression de sa confiance ridicule dans le pouvoir de la médecine : « Monsieur Purgon m’avait dit qu’il m’en ferait faire un. »
Argan et le notaire. Mise en scène de Christian de Chalonge, adaptation télévisée pour FR3, 2008
Une naïveté ridicule
Aveugle, il croit aveuglément dans les preuves d’amour que lui prodigue Béline, auxquelles il répond par de tendres exclamations : « Mamie ! », « Ma chère femme ! », « Mamour ! ». Il ne remet à aucun moment en cause la sincérité de la douleur de son épouse : « Ma mie, vous me fendez le cœur ! Consolez-vous, je vous en prie. » Face à elle, il se laisse donc totalement dominer, infantilisé comme le serait un enfant malade qui ne peut rien faire sans sa mère : « Mamour, conduisez-moi, je vous prie. »
Cette confiance l’amène à faire preuve d’un dangereux manque de méfiance, quand il mentionne de façon très précise les legs qu’il veut lui faire : « je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or que j’ai dans le lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur, qui me sont dus, l’un par monsieur Damon, et l’autre par monsieur Gérante. » Sa naïveté l’empêche de remarquer la façon dont Béline lui fait répéter la première somme, et préciser le montant des « deux billets », non mentionné : « Ils sont, ma mie, l’un de quatre mille francs, et l’autre de six. » Le jeu de l’acteur sera particulièrement révélateur dans cette scène, regards et sourires amoureux de part et d’autre, sous les yeux d’un notaire qui, par sa profession, n’est probablement pas dupe de cet échange conjugal.
CONCLUSION
Complètement obsédé par sa santé, donc par sa propre personne, Argan est donc facile à duper, infantilisé par une épouse qui manie très habilement le double langage. Comme souvent dans ses comédies, Molière fait rire ici du décalage entre l’apparence – l’amour d’une épouse – et la réalité, sa cupidité.
Mais cette scène révèle aussi les ravages que peut produire une passion : non seulement elle ôte toute lucidité à celui qui la vit, mais même elle peut détruire les familles. Le testament envisagé par Argan, dépouillant ses filles, ne fait que prolonger le désir, déjà vu précédemment, de marier Angélique pour avoir un médecin pour gendre…
ÉTUDE D'IMAGE : gravure d'après François Boucher, Le Malade imaginaire, 1734, BnF
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Chaque pièce de l’édition des œuvres complètes de Molière en six volumes, parue en 1734, est illustrée par des dessins de François Boucher, gravés sur cuivre à l’eau-forte par Laurent Cars, conservés à la Bibliothèque municipale centrale de Versailles. Fidèle au texte du Malade imaginaire, ici le passage de la scène 6 de l’acte I où Toinette s’apprête à « mettre rudement un oreiller sur la tête » d’Argan, le dessin est aussi caractéristique de François Boucher (1703-1770), un des grands artistes du style dit « rocaille » qui prend naissance sous la Régence et se développe sous Louis XV.
Explication n°3 : acte II, scène 5, de "Monsieur, ce n'est pas..." à "... dans les formes."
Pour lire l'extrait
Dans l’acte I du Malade imaginaire, Argan a annoncé à sa fille, Angélique, sa volonté de la marier à Thomas Diafoirus, pour se procurer ainsi un gendre médecin… Malgré la résistance de celle-ci et l’appui que lui apporte la servante Toinette, la visite de présentation du jeune homme, accompagné de son père, a lieu dans la scène 5 de l’acte II, en présence de Cléante, celui qu’Angélique souhaite épouser par amour, déguisé en maître de musique. Après un échange de salutations, qui révèlent toute la gaucherie de Thomas Diafoirus, l’amabilité d’Argan amène le père à se lancer dans un vibrant éloge de son fils. Comment le portrait mis en œuvre par Molière lui permet-il de développer sa satire des médecins et, plus généralement, de la médecine ?
Un éloge paradoxal (de "Monsieur, ce n'est pas..." à "... de même farine.")
La longueur de la tirade de Monsieur Diafoirus traduit tout l’enthousiasme d’un père, médecin, qui a la joie de voir son fils suivre le même chemin. Elle se construit en trois étapes : après une introduction, il évoque la jeunesse de son fils avant d’en arriver à sa formation médicale.
Pour introduire
Le rythme ternaire qui ouvre la tirade est habile puisque, après une protestation d’objectivité (« ce n’est pas parce que je suis son père »), forme de précaution oratoire pour répondre par avance à une objection, il pose clairement son opinion, « j’ai sujet d’être content de lui », qu’il justifie en invoquant un consensus général : « tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté ». Mais cette formulation est déjà intéressante, car, au lieu de lui attribuer une qualité, il souligne l’absence d’un défaut, ce qui semble évident à dire quand il s’agit d’un futur époux. De plus, ce que ce père présente comme une qualité, est aussi une preuve de sa propre sottise, car dire « il n’est pas méchant » est, très souvent, une façon polie – notamment face à un père – de dire que quelqu’un est borné…
La suite surprend encore davantage, par le redoublement négatif, « Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns », qui introduit davantage une critique qu’un éloge. Nous parlons donc ici d’un éloge paradoxal, car ce père, certes lucide, mais excessivement indulgent, transforme les défauts en qualité, d’où l’emploi du connecteur d’opposition : « mais c'est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l’exercice de notre art. » La lenteur d’esprit devient ainsi une forme de prudence, aidant à mieux juger. Mais il révèle aussi son désir de voir son fils suivre ses traces et devenir médecin, profession qualifiée d’« art », de façon méliorative. En allant plus loin, nous voyons déjà là la satire de Molière, car, finalement, « l’imagination » et le « feu d’esprit » ne sont pas des exigences chez un médecin, bien au contraire ! Finalement, la lourdeur du fils est celle attendue chez un médecin…
Illustration : Thomas Diafoirus
La jeunesse de Thomas Diafoirus
La présentation de la jeunesse de ce fils, suivant la chronologie, poursuit l’éloge paradoxal, rendu comique par la façon dont ce père vante autant de preuves, au contraire, d’un réel manque d’esprit, dès la plus jeune enfance, qui devrait l’inquiéter.
La petite enfance
Certes, les trois adjectifs, « doux, paisible et taciturne », peuvent traduire un tempérament louable, mais ils sont contredits par les négations redoublées qui les encadrent : « il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé », signes de vivacité d’esprit, « ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins », inquiétant manque de curiosité et d’ouverture d’esprit chez un enfant, et même d’un véritable sommeil de l’esprit. Mais en cela n’est-il pas l’idéal paternel pour devenir médecin ?
Les débuts scolaires
Cela ne s’améliore pas pour les apprentissages, et comment ne pas sourire devant cet aveu, face à une future épouse et à un futur beau-père, avec une hyperbole qui montre toute sa fierté de ce qui est un retard mental évident : « On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ; et il avait neuf ans, qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. » ? L’éloge est tellement caricatural qu’il touche ici à l’absurde.
Mais ce père est capable de trouver des arguments pour excuser le retard de son fils, utilisant, pour ce faire, deux comparaisons, formulations quasi proverbiales posées comme des vérités absolues : « Bon, disais-je en moi-même : les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps ». Tout exemple est bon pour rassurer sur les compétences de celui dont il entend bien faire un médecin, et dont Molière se moque clairement : « cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir. » Finalement, le portrait de ce fils est aussi celui du père…
Le collège
Peu de lignes sont consacrées aux études secondaires, ce qui laisse supposer que rien n’a changé, confirmé par un nouvel aveu des difficultés d’apprentissage, à nouveau changées en éloge : « il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés ». À nouveau, il confirme son jugement par celui des « régents », sans comprendre que ceux-ci, par politesse, expriment ainsi leur doute sur les réelles aptitudes d’un enfant pour les études en mettant en avant « son assiduité » et « son travail ».
Le futur médecin
Nous retrouvons toute la fierté d’un père, heureux de voir son objectif atteint, à travers l’adverbe qui fait sourire car il transforme ce parcours scolaire en un exploit militaire : « Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ». Réitérant sa protestation d’objectivité, « sans vanité », il développe alors toutes les qualités dont son fils a fait preuve, autant de critiques de la part de Molière.
La première, sous sa forme hyperbolique, dénonce le fait que ce qui fait la valeur d’un étudiant en médecine est se faire remarquer : « depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. » Les « disputes » sont l’ancêtre de notre pratique moderne de la dissertation, orale, débat sur un sujet donné. Mais ici, il ne met pas en valeur la valeur d’une argumentation mais seulement le fait de faire « du bruit », c’est-à-dire de se faire remarquer en parlant plus et plus fort. Molière interroge ainsi son public : Thomas Diafoirus a-t-il pu changer, après une enfance si médiocre, au point de devenir brillant ? Ou bien est-ce le milieu médical, par sa médiocrité, qui lui offre le moyen de donner libre cours à sa sottise ?
La seconde explication s’impose dans la suite de l’éloge, où sont mises en valeur les qualités attendues d’un médecin, d’abord son aptitude à s’opposer aux autres et à mener des conflits : « Il s’y est rendu redoutable ; et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. » Peu importe alors la recherche de vérité, l’essentiel est de montrer une intransigeance extrême.
Pire encore, il faut savoir faire preuve d’une totale intolérance, ce que souligne la comparaison et la gradation des propositions : « Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. » L’image finale des « recoins de la logique » laisse d’ailleurs supposer qu’il cherche à avoir raison à tout prix, en trouvant les arguments les plus obscurs, là où, d’ordinaire, « la logique » n’a pas lieu d’être.
La conclusion de ce discours, qui confirme la ressemblance du père et du fils peu à peu dévoilée (« il suit mon exemple »), marque l’apogée de l’éloge, avec un élan marqué par le rythme binaire adopté : « Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine. » Mais c’est aussi l’apogée de la satire de Molière, car il s’agit alors d’un éloge de ce que l’adverbe « aveuglément » et l’antéposition de la négation « jamais » dénoncent comme un fanatisme absurde et stupide.
Les Diafoirus père et fils
La médecine est alors fondée sur les théories d’Hippocrate et de Gallien, considérées comme des vérités intangibles. Mais, de ce fait, aucune évolution n’est possible, d’où le mépris du personnage, souligné par le lexique familier à la fin, « opinions de même farine ». Il rejette ainsi une découverte déjà ancienne, celle de « la circulation du sang » faite par Harvey dès 1619 et popularisée dans son ouvrage de 1628, Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus. Or, si cette théorie a été contestée à ses débuts, elle est reconnue à l’époque du Malade imaginaire, puisqu’en 1673 Louis XIV a fait ouvrir une chaire spéciale d’anatomie « pour la propagation des découvertes nouvelles »… Le roi a fait donc preuve d’une ouverture d’esprit dont les Diafoirus, père et fils, sont totalement dépourvus.
Cet éloge a été rigoureusement construit, sans doute préparé par ce père qui a tout intérêt à voir son fils épouser la fille d’un riche bourgeois. Mais il ne fait que confirmer, aux yeux du public, que le mari choisi par Argan pour sa fille est un imbécile ridicule, à l’image de son père, ce que va prolonger la deuxième partie de ce passage.
La satire confirmée (de « THOMAS DIAFOIRUS, il tire … » à la fin »)
Thomas Diafoirus, un séducteur ?
Pour mettre en pratique le portrait qu’a fait de lui son père, Molière donne la parole au fils, dont il fait ressortir le ridicule dans sa façon de faire la cour à une femme. Comme première preuve de sa contestation des théories nouvelles, « contre les circulateurs », il offre à Angélique « une grande thèse roulée ». En jouant les prétendants parfaits, par son langage respectueux et sa gestuelle, envers son futur beau-père, « avec la permission de monsieur », « saluant Argan », comme envers de la jeune fille : « j’ose présenter à mademoiselle comme un hommage que je lui dois ». Cependant, la construction de sa réplique ne masque pas une évidente prétention, car, s’ouvrant par le pronom « je » et se fermant sur « mon esprit », s’agit-il d’un cadeau destinée à plaire à sa future épouse, ou bien d’un moyen de se mettre lui-même en valeur ?
L'offre de la thèse : mise en scène de Claude Stratz, 2001, Comédie-Française
De la même façon, comment ne pas sourire de l’invitation à « venir voir […] la dissection d’une femme », présentée comme un moyen de la « divertir », alors qu’en fait il s’agit de faire admirer son éloquence : « sur quoi je dois raisonner » ? Outre le ridicule de cette proposition, elle ne peut que heurter les bienséances en amenant une jeune fille à voir un cadavre nu et une opération peu plaisante… Ce futur époux est donc totalement ridicule, mais aussi inquiétant par son orgueil et son égoïsme.
La résistance
Argan n’a pas répondu au long éloge de Monsieur Diafoirus : c’est inutile, il est déjà convaincu qu’un médecin ne peut être pour lui qu’un gendre idéal. En revanche, Angélique marque clairement un rejet méprisant : « Monsieur, c’est pour moi un meuble inutile, et je ne me connais pas à ces choses-là. »
Mais, là où sa jeune fille reste polie, Toinette, elle, ne se prive pas d’être franchement insolente.
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Elle ôte toute valeur à la « thèse », donc à l’esprit de Thomas Diafoirus, en la réduisant à n’être qu’un objet de décoration : « Donnez, donnez. Elle est toujours bonne à prendre pour l’image : cela servira à parer notre chambre. »
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Son commentaire sur la « dissection », sous forme d’ironie par antiphrase, « Le divertissement sera agréable », est encore plus méprisant, et plus critique car elle met l’accent, par la comparaison, sur le décalage entre ce prétendant et les codes de l’« honnête homme », alors de règle dans la bonne société : « Il y en a qui donnent la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant. »
Elle tente ainsi à la fois de soutenir sa maîtresse, et d’ouvrir les yeux de son maître sur l’incapacité de Thomas Diafoirus de faire le bonheur de sa fille.
Toinette et Thomas Diafoirus. Estampe. BnF
L'avenir du futur gendre
Monsieur Diafoirus se méfie-t-il des qualités de séducteur de son fils ? A-t-il compris le risque de le laisser agir ? Se méfie-t-il de l’intervention de Toinette ?
Les enfants à naître
En tout cas, il reprend l’initiative, dans l’intention à la fois de reprendre l’éloge et de rassurer ce père sur l’avenir. Mais, pour ce faire, il est conduit à aborder un sujet pour le moins gênant et contraire aux bienséances face à une jeune fille, les « qualités requises pour le mariage et la procréation », évidente allusion à la sexualité. Le rythme ternaire de sa réplique, en gradation, soutient à la fois le ridicule de cet argument, qu’il fonde – tout naturellement – sur un examen médical, à peine masqué par la périphrase qui suggère sa compétence sexuelle, et une vision du mariage qui élimine toute idée d’amour : « je vous assure que, selon les règles de nos docteurs, il est tel qu’on le peut souhaiter ; qu’il possède en un degré louable la vertu prolifique, et qu’il est du tempérament qu’il faut pour engendrer et procréer des enfants bien conditionnés ».
La carrière prévue
Argan a-t-il été gêné par ces allusions ? Sa question déplace le sujet sur la carrière professionnelle de son futur gendre, comme s’il était un père réellement soucieux de l’avenir de sa fille : « N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ? »
Molière peut ainsi parachever sa satire contre les médecins, à travers l’opposition entre les deux catégories de patients, les « grands », ceux liés à « la cour », et le « public », en quelque sorte les malades d’un statut social plus médiocre.
La visite des Diafoirus. Mise en scène de Daniel Auteuil, 2019, Théâtre de Paris
Le chiasme de la structure de la tirade met en évidence un véritable cynisme, affichant une totale irresponsabilité :
Au centre du chiasme, le « public », « j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode », car il n’aura pas le pouvoir de se montrer exigeant ni de protester. Derrière Diafoirus, Molière s’en prend ainsi à des médecins qui, en se réfugiant dans les pratiques traditionnelles, nommées ici « règles de l’art », méprisent totalement la santé de leurs malades, et ne se soucient pas de les soigner efficacement : « Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. »
Par opposition, la tirade s’ouvre sur un rejet des puissants, « notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable », repris et justifié à la fin par un exemple réitéré du mépris du médecin pour son patient : « Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. »
C’est à Toinette que Molière confie l’expression de la satire, nouvelle ironie dans sa feinte approbation : « Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. » Mais elle en profite aussi pour renouveler le reproche, déjà adressé à Argan, d’être « une bonne vache à lait » pour son médecin et son apothicaire, qui ne pensent qu’à exploiter sa crédulité pour s'enrichir : « Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent. »
Cette évidente remise en cause du pouvoir de la médecine trouve son aboutissement dans l’ultime réplique de l’extrait, car non seulement Monsieur Diafoirus n’émet aucune protestation, mais, en outre, sa réaction confirme à la fois sa bêtise – il n’a pas perçu l’ironie de Toinette –, son obéissance aveugle à la tradition, et son cynisme, le verbe « traiter » remplaçant le verbe « guérir » : « Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. »
L’insolence de Toinette. Mise en scène de Michel de Warzée, 2008. Comédie Claude Volter
CONCLUSION
Aux yeux du lecteur, le ridicule de ce panégyrique de Thomas Diafoirus ressort pleinement. Mais, si l'éloge est paradoxal pour le public, il ne l'est en rien pour ce père, et Molière associe ainsi le père et le fils dans la même stupidité. Plus grave encore, la stratégie oratoire retenue, faire des qualités de tous ces défauts, permet de dresser un portrait très critique des médecins, de leur cynisme, et de s’en prendre avec force à la médecine qui encourage l’intolérance, les conflits, et l’immobilisme…
Le nom choisi, « Diafoirus », avec son préfixe grec, « dia », signifiant « à travers », son suffixe latin, « -us », annonce déjà à lui seul le reproche d’un respect excessif de l’héritage médical antique, donc du refus de tout progrès, surtout si nous y ajoutons le double sens possible du radical :
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Soit il vient du sens ancien de « foire », signifiant « colique, diarrhée » : nous pouvons alors le rattacher au mal que le médecin est censé soigner, voire au résultat des clystères, pratique systématique en ce temps.
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Soit il vient du verbe familier « foirer », signifiant « rater, manquer » : le nom traduirait alors l’échec de la pratique médicale.
La fin de cette visite confirmera d’ailleurs cette satire, lorsque le père et le fils offrent à Argan une consultation, justifiant ainsi son choix d’un gendre médecin, mais absurde.
La consultation d’Argan par les Diafoirus. Estampe, 22 x 30. BnF
Étude transversale : le personnage d'Argan
Au cœur de ce parcours, et après les trois explications déjà effectuées, la problématique sur "les cibles de la satire" exige d'étudier le personnage d'Argan, qui offre son titre à cette comédie, alors dite "de caractère".
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
VIDÉO : extrait de la mise en scène de Georges Werler, 2009, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin
Comment la mise en scène met-elle en valeur le personnage d’Argan, au cœur des extraits présentés ici, dans son triple rôle, celui de « malade imaginaire », , celui de père et celui d’époux. Ceux-là sont plus brièvement évoqués, et mettent surtout en valeur les personnages d’Angélique, attendrissante dans sa supplication, et de Béline, pour illustrer d’abord l'hypocrisie de celle-ci, puis la démasquer. Le fond sonore de la vidéo, la musique de Charpentier, nous rappelle qu’il s’agit, à l’origine, d’une comédie ballet, d’où les quelques pas de danse d’ailleurs esquissés par Argan.
Le décor
Déjà le décor, réalisé par Agostino Pacé, entièrement centré sur le fauteuil d’Argan, reflète la place prise dans cette maison par la maladie. Mais il signale aussi, par le luxe des tapisseries, des draperies, avec une dominante de rouge, couleur de la puissance, et par l’imposant lustre central, le statut social d’Argan, qui justifie à la fois que les médecins l’exploitent, que le mariage avec sa fille soit recherché et que Béline pense à accaparer l’argent caché quand elle le croit mort.
Les costumes
Créés par Pascale Bordet, les décors s’écartent délibérément du XVIIème siècle pour nous amener à la fin du XIXème siècle, ce que prouvent les robes des femmes ou le costume de la servante Toinette. Volonté délibéré de souligner l’intemporalité de la comédie, donc de la satire ? Mais peut-être aussi un clin d’œil à une époque où s’impose le « scientisme » et sa croyance en un pouvoir illimité de la science… L’allusion est évidente à ce que l’on a alors nommé « l’hygiénisme », cette recherche d’une hygiène parfaite, illustré ici par la tenue blanche des médecins, les Diafoirus et Monsieur Purgon (avec ses lunettes et sa seringue pour appliquer un clystère en bandoulière), mais aussi le déguisement de Toinette. Tous sont semblables à des chirurgiens, dont ils portent aussi la coiffe et les gants.
Par opposition au ridicule d’Argan, dans son pyjama blanc et sa robe de chambre fleurie, la tête couverte d’un bonnet de nuit rouge, les autres personnages, Béralde, Cléante, Béline, Angélique, se signalent par leur élégance vestimentaire.
Le jeu des acteurs
Argan se comporte comme un enfant capricieux et colérique, indigne de son statut social de riche bourgeois, ce qui ressort, notamment de sa confrontation avec son frère, Béralde, tout en dignité. Les mimiques, et surtout l’interprétation mettent en valeur deux traits récurrents de son caractère : son emportement, toujours prompt et excessif, et l’angoisse qui l’étreint dès qu’il est question de sa santé, comme face aux doutes de Béralde ou au rejet de monsieur Purgon.
Cependant, par une interprétation souvent surjouée - et pas seulement chez Argan - la violence est omniprésente, avec des cris fréquents, et l’on peut regretter que les nuances des sentiments soient ainsi un peu effacées.
Explication n°4 : acte III, scène 10, de "Donnez-moi votre pouls..." à la fin
Pour lire l'extrait
Depuis sa première intervention, dès la deuxième scène du Malade imaginaire, Toinette a essayé d’ouvrir les yeux de son maître, Argan, sur la façon dont il se laisse, par peur de la maladie, exploiter par ses médecins. Cette tentative doit aussi permettre à Angélique, fille d’Argan, d’échapper au mariage avec le fils Diafoirus, médecin, que son père a décidé pour elle. Dans l’acte III, en présence du frère d’Argan, Béralde, elle en arrive à un stratagème fréquent dans les comédies : se déguiser en médecin pour faire la satire de cette profession et de la médecine. Après s’être présentée pour convaincre Argan de ses compétences, débute la consultation : à travers ses étapes successives, quels procédés comiques Molière met-il en œuvre pour associer comédie de caractère à comédie de mœurs ?
L'autorité médicale (du début à « … que vous êtes malade. »)
Face à son patient
La visite s'ouvre sur un impératif catégorique, « Donnez-moi votre pouls. », geste qui doit illustrer la soumission totale du patient à son médecin. Mais l’excès de cette mainmise du médecin sur le corps du malade est plaisamment dénoncé par l’interpellation du pouls, soutenue par une exhortation afin de l’obliger à respecter une règle : « Allons donc, que l’on batte comme il faut. » Si le pronom indéfini « on » suggère déjà la position de supériorité du médecin, cela se confirme de façon plus cocasse, dans la façon dont il prétend imposer son autorité, comme un père qui gronderait son enfant : « Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ». Dans ce rôle de père tout-puissant, il en arrive même à la menace : « je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. »
La consultation d’Argan par Toinette. Mise en scène de Jérôme Jalabert, 2018. Compagnie l’Esquisse
Un illustre médecin. Mise en scène de Michel Didym, Théâtre de la Manufacture de Nancy, 2015
Face à ses confrères
Mais le médecin doit aussi s’imposer face à des collègues, pour triompher dans la concurrence qu’ils se livrent entre eux, d’où la question immédiate : « Qui est votre médecin ? » Le démonstratif « cet homme-là » soutient la réponse méprisante de Toinette, par laquelle Molière met l’accent sur les conflits entre médecins, révélant aussi leur ego surdimensionné : « Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. » Mais la réponse d’Argan à la question « De quoi dit-il que vous êtes malade ? », souligne le fait que ces conflits sont monnaie courante entre médecins, et remet donc en cause toute valeur scientifique accordée à la médecine : « Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate. » La répétition parallèle du verbe « dire » montre bien que la médecine n’est qu’une opinion, sans fondement scientifique.
Comment alors faire confiance à un quelconque médecin, quand toute certitude est catégoriquement balayée par la généralisation : « Ce sont tous des ignorants. » De plus, s’il pouvait encore être admis une incertitude entre « le foie » et « la rate », deux organes qui participent à une même fonction, la digestion, ce nouveau médecin que joue Toinette pose un diagnostic sans aucun lien avec les précédents, et encore moins avec les symptômes, « C’est du poumon que vous êtes malade. », mais dont la certitude est renforcée par le présentatif.
Une parodie de consultation (de « ARGAN. – Du poumon ? » à « …, vous dis-je. »)
Un malade crédule
Argan a manifesté une surprise, preuve d’un reste de raison devant ce curieux diagnostic, mais la suite de la consultation va montrer à quel point sa crédulité le rend aveugle. Or, Molière, par la façon dont Argan prend un évident plaisir à répondre à la question, « Que sentez-vous ? », en énumérant ses symptômes, démonte le double mécanisme qui fonde cette crédulité :
D’abord, une attention uniquement centrée sur son corps le conduit à dramatiser des symptômes qui, pourtant, sont tous minimisés par les indices temporels employés, « de temps en temps », « parfois », « quelquefois »,répétés, ou des formules qui introduisent une atténuation : « Il me semble », « comme si c’étaient ». Se crée ainsi un décalage, qui accentue le ridicule de ce « malade ».
Il y a ensuite le besoin d’être écouté, tel un enfant qui se plaint, alors que son frère Béralde vient de nier son état de malade, comme précédemment Toinette. Il ne peut donc que prendre au sérieux cette consultation, sans percevoir à quel point l’enquête, faussement rigoureuse, ne traduit en réalité que des signes de santé : avoir « de l’appétit », « aime[r] à boire un peu de vin » ou « un petit sommeil après le repas » et être « bien aise de dormir ».
Prisonnier de l’intérêt que lui accorde ce médecin, et de son propre « imaginaire », Argan ne perçoit donc pas le décalage entre ses maux, qui touchent notamment le « cœur » ou « le ventre », et le diagnostic qui pose comme cause unique « le poumon ». Le comique, né de ces décalages, soutient ainsi la satire du personnage.
Un médecin ridicule
Mais, en multipliant l’anaphore, « Le poumon », Molière utilise aussi un procédé traditionnel de la farce, la répétition. Analysé par Bergson dans Le Rire (1900), ce procédé du « diable à ressort » provoque immanquablement le rire du public devant un être vivant, un médecin, profession en principe respectée, transformé en une mécanique : à la deuxième ou troisième reprise, il se crée une sorte d’attente, et le rire du spectateur éclate de la voir satisfaite, et de cette démythification d’un « puissant ». Se sentant supérieur au naïf ainsi dupé, le spectateur se trouve aussi entraîné dans une autre satire, qui prend, elle, pour cible, la médecine et son prétendu sérieux.
Pour lire l'extrait de Bergson
Argan et Toinette déguisée en médecin. Mise en scène de Christian de Chalonge, adaptation télévisée pour FR3, 2008
L'ordonnance (de « Que vous ordonne… » à « … n’est pas pressé. »)
Le conflit médical
Nous retrouvons, au moment d’énoncer le traitement, le conflit perçu au début de l’extrait qui oppose entre eux les médecins, avec un nouvel emploi du comique de répétition, l’exclamation « Ignorant ! », répétée pour dénoncer avec mépris le confrère. Le point d’apogée est la conclusion qui décline l’adjectif en latin, « Ignorantus, ignoranta, Ignorantum », nouvelle satire de la façon dont les médecins font usage de cette langue pour étaler orgueilleusement leur savoir. L’animalisation brutale, « Votre médecin est une bête. », achève la condamnation.
L’anaphore de l’injonction « il faut » qui introduit l’ordonnance confirme cette volonté des médecins de s’imposer à leur patient, tout comme la proposition : « Je veux vous en envoyer un de ma main ». Il s’agit de convaincre définitivement le malade, très habilement, en le flattant par l’importance qui lui est accordée par ce médecin éminent : « et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville. »
Ce conflit est également illustré par le décalage entre les conseils alimentaires :
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Les éléments conseillés jusqu’alors à Argan ont tous comme point commun la légèreté : des aliments liquides (« potage » ou « bouillons »), des viandes blanches (« volaille », « veau »), plus légères, et « des œufs », enfin de quoi faciliter le transit intestinal : « de petits pruneaux pour lâcher le ventre ». Enfin, boire du « vin fort trempé », c’est-à-dire coupé d’eau, vise cette même absence de tout abus.
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Toinette prend le contrepied complet de ces conseils, à commencer par « boire votre vin pur », puis en multipliant les adjectifs qui insistent sur la lourdeur des aliments, tout en flattant la gourmandise d’Argan, son maître qu’elle connaît bien : « manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies », autant de nourritures qui risquent.
Le spectateur ne peut que sourire de cet étrange régime, bien peu diététique, pour quelqu’un dont les maux évoquent des malaises digestifs… Mais le médecin prend soin, là encore, de convaincre son patient en introduisant des justifications qui se veulent savantes alors qu’elles ne font que jouer sur la nature des aliments : « pour épaissir votre sang, qui est trop subtil » nous rappelle que, dans la Bible même, le « vin » (celui de l’eucharistie) est associé au « sang », tout comme les deux verbes, « pour collet et conglutiner », s’accordent à la graisse et à la consistance des autres nourritures énumérées.
Toute cette stratégie fonctionne parfaitement, vu le remerciement enthousiaste d’Argan : « Vous m’obligerez beaucoup. »
Un médecin ridicule
Cet enthousiasme marque une forme d’échec de cette consultation parodique, puisqu’elle n’a pas réussi à ouvrir les yeux d’Argan sur l’incompétence des médecins et la fragilité de la médecine.
Il lui faut donc aller plus loin, jusqu’à l’absurde, à travers le double conseil, accentué par le parallélisme syntaxique : « Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous. », « Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place. »
Ces suggestions extrêmes éveillent enfin une réaction d’Argan, étonnement, « Comment ? », « Et pourquoi ? », puis protestation horrifiée : « Oui ; mais j’ai besoin de mon bras. », « Crever un œil ? » Pourtant, Toinette poursuit sa parodie, puisqu’elle prend soin de trouver une justification à ses conseils, en faisant appel au témoignage même de son patient, par la pseudo-logique de sa formulation en chiasme : « Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ? », « Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Mais l’insistance, cruelle, de Toinette, « Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche. », atteint son but : pour la première fois, Argan résiste à un médecin : « Cela n’est pas pressé. »
Mise en scène de G. Werler, 2009, Théâtre de la Porte Saint-Martin
La leçon reçue ? (de « Adieu… » à la fin)
Au moment de son départ, Molière nous rappelle, par la remarque de Toinette, à la fois la vanité des médecins, fiers de leur savoir et de débattre entre eux, et la cause qui produit un « malade imaginaire ». Tout homme a peur de la mort, et tente de la retarder, d’où la question étonnée d’Argan : « Pour un homme qui mourut hier ? » Ainsi est lancée l’ultime critique de Molière à la médecine, son impuissance : « pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. »
Béralde, qui avait échoué en faisant appel à la raison de son frère, feint ici d’entrer dans sa passion par son éloge provocateur : « Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile ! », « Tous les grands médecins sont comme cela. » Il permet ainsi de vérifier qu’Argan a pris un peu de recul sur sa croyance aveugle, car son approbation est immédiatement démentie : « Oui ; mais il va un peu bien vite. »
Cependant, Argan a-t-il réellement perçu la leçon ? La dernière réplique montre qu’il n’a pas mesuré le ridicule du conseil, qu’il a même pris au sérieux la justification donnée par le médecin, « Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! » Sa réticence n’est, en fait, liée qu’à un refus de s’infliger une souffrance, donc toujours à sa peur…
CONCLUSION
Dans cette scène, Molière a articulé tous les procédés du comique à partir de la situation initiale, une mise en abyme due au déguisement de Toinette, théâtre dans le théâtre qui permet le comique de langage, par cette parodie d’une consultation médicale, avec les répétitions cocasses qui s’enchaînent sur un rythme rapide. Même si la scène ne comporte aucune didascalie, le lecteur peut aussi imaginer les gestes excessifs qui accompagnent à la fois le diagnostic, le traitement et les opérations proposés.
Konstantin Stanislavski dans le rôle d’Argan, 1913. Théâtre d’art de Moscou
S’inspirant des excès de la farce, Molière pousse ainsi à l’extrême le comique de caractère, afin de caricaturer son personnage tout en concrétisant la satire de la médecine entreprise depuis le début de la pièce. Le recul d’Argan est obtenu grâce à l’illusion créée par le stratagème, alors que ni les reproches ironiques, ni l’appel à la raison n’y avaient réussi. Il reste à savoir si se vérifiera sur le public la fonction assignée à la comédie depuis l’antiquité, « castigat mores ridendo », le guérir de sa crédulité envers la médecine et du respect naïf accordé aux médecins.
Étude transversale : la satire de la médecine
Pour se reporter à l'étude d'ensemble
Molière a souvent repris une bien ancienne tradition, celle des farces médiévales ou de la commedia dell'arte, pour ridiculiser la prétention et l'ignorance des médecins. Mais, dans Le Malade imaginaire, il approfondit la satire pour s'en prendre à la médecine elle-même, qui ne prétend un "art" que pour masquer sa réelle impuissance à guérir.
Cette analyse sera complétée par la lecture cursive de l'acte III, scène 3, en prêtant une attention particulière aux tirades de Béralde, d'une part à leur dimension critique, ce qu'il nomme « le roman de la médecine », d'autre part à l'idéal formulé, à travers son éloge de Molière, le respect de la "nature" dont il est bien imprudent de vouloir modifier le cours.
ÉTUDE D'IMAGE : Honoré Daumier, Malade imaginaire, 1860-1862
Reconnu par ses contemporains comme un caricaturiste implacable, Honoré Daumier (1808-1879) n’a connu la célébrité pour ses tableaux qu’à titre posthume. Pourtant, il a su unir son talent de caricaturiste, l’expressivité du trait, à sa volonté de restituer la réalité de son époque, ou, comme dans cette peinture sur bois, d’illustrer des scènes célèbres, ici la consultation du « malade imaginaire ».
Pour voir un diaporama
Honoré Daumier, Le Malade imaginaire, 1860-1862. Peinture sur bois, 26,7 cm x 35,2 c m. Philadelphia museum of art
Explication n°5 : acte III, scène 12
Pour lire l'extrait
Depuis les comédies d’Aristophane et de Plaute, en passant par les farces médiévales et la commedia dell’arte, les auteurs dramatiques ont fondé leurs intrigues sur un ou plusieurs stratagèmes, souvent élaborés par des serviteurs pour triompher de leur maître ou en tirer profit. Molière s’inscrit dans cette tradition dans cet extrait de la scène 12 de l’acte III du Malade imaginaire. Argan, « malade imaginaire », se croit aimé de sa seconde épouse, Béline, qui ne songe, en réalité, qu’à écarter de lui ses deux filles pour être sa seule héritière. Ni Béralde, son frère, ni Toinette, sa servante, ne réussissent à le détromper, jusqu’à ce que celle-ci imagine un stratagème : Argan va feindre d’être mort. Pour montrer comment cette illusion va permettre de rétablir la vérité, nous observerons d’abord le jeu mis en place par Toinette, pour étudier ensuite ses fonctions.
Le double rôle de Toinette
Toinette, un metteur en scène. Mise en scène de Colette Roumanoff, 2016. Théâtre Fontaine
Un metteur en scène
C’est Toinette qui a eu l’idée de ce stratagème, habile car la situation est vraisemblable par la nature même d’Argan, le « malade imaginaire » qui se dit sans cesse aux portes de la mort. En bon metteur en scène, elle a guidé le positionnement de son « acteur », d’abord un peu réticent : « Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise. » Tout doit paraître naturel, spontané, comme le signale la didascalie initiale : « feignant de ne pas voir Béline. » Ensuite, elle pousse Béline à révéler son hypocrisie, en la provoquant par son commentaire, « Je pensais, madame, qu’il fallût pleurer. », et en commentant sa tirade, par son exclamation ironique à l’intention d’Argan : « Voilà une belle oraison funèbre ! » Son éclat de rire final, avec la plaisante opposition lexicale, conclut la scène, mettant fin au jeu : « Ah ! ah ! le défunt n’est pas mort. ».
Toinette a donc construit soigneusement les étapes de cette mise en abyme, scène de théâtre insérée dans la pièce.
Une actrice
Dans cette mise en scène, Toinette joue le rôle principal : elle doit tout faire pour que Béline croie à la mort de son époux. Pour cela, elle doit donner des preuves de son profond chagrin, d’où ses cris au début : « Ah ! mon Dieu ! Ah ! malheur ! quel étrange accident ! » Les exclamations invitent le lecteur à imaginer la gestuelle et les mimiques de l’actrice, pour soutenir son rôle de servante fidèle, sincèrement affligée. Après la formule brutale, « Votre mari est mort », elle n’hésite pas à surjouer l’annonce de cette mort, en la dramatisant par l’interjection tragique et le pléonasme : « Hélas ! oui. Le pauvre défunt est trépassé. » Elle met aussi en valeur la soudaineté de ce décès par l’insistance lexicale : « Personne ne sait encore cet accident-là, et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras »
Toinette, une actrice. Mise en scène de Gildas Bourdet, 1991. Comédie-Française
Enfin, malgré l’absence de didascalies, le pronom personnel « nous » employé par Béline, « portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée », « prenons auparavant toutes ses clefs », suggère que, par son attitude, Toinette lui laisse croire qu’elle est tout à fait disposée à l’aider dans son « dessein » malhonnête.
Comme souvent dans les comédies de Molière, le succès du stratagème dépend donc largement des qualités d’actrice de la servante, qui doit inspirer confiance à Béline, mais sans trop parler pour lui laisser le temps de se dévoiler.
Le double fonction de la comédie
Béline, l'hypocrite. Mise en scène de Colette Roumanoff, 2016. Théâtre Fontaine
"Plaire"
Le stratagème est rendu comique du fait que, là où le personnage dupé l’ignore, le public, lui, est au courant. Cette complicité, qui le place en position de supériorité, l’amène à rire de l’épreuve infligée, tant à Béline qu’à Argan, tous deux victimes du piège.
Béline prise au piège
Le coup de théâtre final, indiqué par la didascalie, « ARGAN, se levant brusquement. », en inversant la situation de Béline, qui ne peut que pousser un cri « Ahi ! », provoque forcément le rire. La situation illustre, en effet, le proverbe bien connu, « Tel est pris qui croyait prendre ». Béline a joué les épouses dévouées pendant ses « plus belles années », trompant ainsi son époux, la voici à son tour prise au piège.
Argan ridiculisé
Mais le public rit aussi d’Argan, obligé d’entendre le jugement de Béline contre lui, de mesurer son mépris par les deux questions qu’elle lance à Toinette : « Quelle perte est-ce que la sienne ? Et de quoi servait-il sur la terre ? » Molière, par le rythme qu’il prête à ce portrait, fait une véritable caricature de son personnage. Elle s’ouvre sur une critique générale, « Un homme incommode à tout le monde », précisée ensuite par des redoublements, « malpropre, dégoûtant », « sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre ». L’énumération est ensuite accentuée par le rythme ternaire, jouant même d’abord sur les rimes des participes présents, « mouchant, toussant, crachant toujours », puis sur les négations lexicales : « sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur ». Emportée par sa joie, Béline termine son énumération sur un redoublement qui parachève le portrait sévère : « fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets. » Argan est censé être mort, il ne doit donc pas bouger. Mais rien n’empêche le metteur en scène de placer ses acteurs, pour que celui qui joue Argan manifeste ses réactions, surprise, colère…, par ses mimiques et ses regards, à l’insu de Béline.
Toutes les formes de comique se combinent donc afin de provoquer le rire du public.
"Instruire"
Mais cette mise en abyme, qui prépare le dénouement, répond aussi à la fonction morale assignée au théâtre.
Béline démasquée
L’hypocrisie de Béline est mise en valeur, déjà par l’ambiguïté de sa question, « Assurément ? », là où l’on aurait attendu l’expression du chagrin. Sa joie ensuite exprimée, « Le ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort ! », laisse éclater la vérité, que Toinette s’emploie d’ailleurs à souligner par l’antiphrase ironique : « Voilà une belle oraison funèbre ! » Enfin le projet, pour lequel elle demande ensuite à Toinette son aide, révèle encore plus clairement les intentions financières qui ont guidé son mariage, son insensibilité, quand elle nomme « la chose » ce décès, et son art de la dissimulation dans le but de se venger : « Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu’à ce que j’aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir ; et il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. »
Argan détrompé
La morale est ainsi rétablie, et Argan ouvre enfin les yeux. La question, « Oui, madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ? », est en réalité une affirmation qui laisse place à l’ironie par antiphrase : « Je suis bien aise de voir votre amitié, et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. » Sa promesse finale, soutenue par le futur de certitude, le montre corrigé de son aveuglement : « Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses. » Impossible cependant de savoir ici si, devenu « sage », il oubliera ses maladies imaginaires. En tout cas, le « lecteur », lui, est censé avoir tiré profit du stratagème.
Béline, l'hypocrite. Mise en scène de Colette Roumanoff, 2016. Théâtre Fontaine
CONCLUSION
Cette étude souligne le rôle que Molière assigne au stratagème, ici sous la forme d’une courte mise en abyme, spectacle de comédie introduit dans la comédie qui met en valeur le rôle de la servante, traditionnelle représentante de la vérité et du naturel chez Molière. Le rire joué son rôle : l’ordre au sein de la famille s’annonce rétabli. Molière retrouve ainsi l’exigence ancienne imposée à la comédie : « castigat mores ridendo », c’est-à-dire châtier les mœurs par le rire du spectateur qui ne peut que se réjouir de ce jeu qui ridiculise Argan tout en punissant Béline.
De ce fait, nous mesurons aussi le paradoxe de cette « comédie » : alors qu’elle n’est, en réalité, qu’un mensonge, elle conduit chacun à la vérité. Les masques adoptés par Argan et Toinette amènent Béline à laisser tomber le sien, et Argan à comprendre aussi qu’il en portait un, vivant dans l’illusion d’un heureux mariage. Autre paradoxe donc : là où la raison, à laquelle faisaient appel Toinette et Béralde, n’a eu aucun poids pour amener à la vérité, la fiction de la comédie, elle, se révèle efficace !
Conclusion sur le parcours
SYNTHÈSE : formes et fonctions du comique
Pour se reporter à une synthèse sur le comique
Réponse à la problématique
Les explications et lectures cursives, comme les études d'image ou l'observation des mises en scène, ont permis de découvrir les différentes formes du comique et leurs effets. Il est donc utile, en conclusion, de récapituler les acquis et de proposer une synthèse.
Rappelons la problématique du parcours sur Le Malade imaginaire posée dans l'introduction : Comment la mise en scène proposée par Molière permet-elle à cette comédie d'atteindre les cibles visées par la satire ?
Les cibles visées
Nous avons pu identifier les cibles visées par la satire de Molière :
pour la comédie de caractère, au premier rang le personnage d’Argan, le « malade imaginaire », que sa peur de la maladie conduit à la fois à s’aveugler sur l’amour que prétend lui porter son épouse, et à se comporter en père autoritaire en voulant imposer à sa fille un mari médecin, dans son propre intérêt égoïste. Sa passion pour la médecine, non seulement le transforme en marionnette entre les mains de ceux qui l’exploitent, mais introduit le désordre dans sa famille.
pour la comédie de mœurs, c’est à la médecine que s’en prend Molière, à son intolérance, à son attachement excessif à une tradition obsolète, aux rivalités qu’elle provoque entre médecins, mus par leur orgueil, et, surtout, au peu de souci réel des patients : les guérir n’est pas l’objectif de la médecine, qui cherche avant tout à imposer son pouvoir. Mais elle n'aurait pas cette puissance si les hommes n'étaient pas, eux aussi, responsables par leur peur de la maladie et de la mort.
La mise en scène proposée par Molière
L’intrigue, qui permet d’atteindre ces cibles, repose sur des situations fréquentes dans les comédies de Molière
La mise en abyme introduit du théâtre dans le théâtre :
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La situation la plus comique s’observe dans l’acte III, scène 10, quand Toinette se déguise en médecin et se livre à une parodie de consultation pour ouvrir les yeux à son maître. Il y a peu de didascalies, mais le lecteur peut imaginer la gestuelle ; en revanche, le comique de langage est particulièrement mis en œuvre pour élaborer une caricature.
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Un premier stratagème a eu lieu à l’acte II, scène 5, quand Cléante, amant d’Angélique, entre en scène sous les traits de l’« ami de son maître de musique », ce qui va permettre aux deux jeunes gens de s’avouer leur amour, en chantant, sous l’œil du père ainsi abusé.
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Un second stratagème, à l’acte III, scène 12, prépare le dénouement, en démasquant l’hypocrisie de Béline : elle révèle son vrai visage quand elle croit qu’Argan est mort, grâce à la mise en scène de Toinette.
Le quiproquo est aussi un procédé habituel, et il provoque le rire quand les deux personnages, qui se croyaient d’accord comme Argan et sa fille, dans la première partie de la scène 5 de l’acte I, découvrent leur erreur. La situation s’inverse alors, et la querelle remplace l’union.
Un personnage comique : la servante
Comme dans de nombreuses pièces, la servante – pensons à Dorine dans Tartuffe – est un personnage essentiel pour mettre en valeur le comique et dénoncer les abus et les excès. Dès la deuxième scène du Malade imaginaire, l’ironie de Toinette se donne libre cours pour se moquer de son maître : ses gestes, son langage insolent sont mis au service de la satire, mais elle ne se prive pas non plus de se moquer de Béline dont elle a perçu toute l’hypocrisie, ou des Diafoirus, père et fils. C’est elle aussi qui imagine les différents stratagèmes afin de permettre à l’amour qui unit Angélique et Cléante de triompher. C’est elle enfin qui, par sa vivacité, par ses feintes, imprime souvent à la comédie un rythme rapide.
Une comédie-ballet
Enfin, n’oublions pas que cette pièce est une comédie-ballet, et donc que le prologue, et surtout les intermèdes, avec chant et danse, participent à la satire. Le second prologue, en 1674, nomme clairement la cible, les médecins et la médecine dans le refrain : « Votre plus haut savoir n’est que pure chimère ». Le dernier intermède, celui qui fait d’Argan un médecin, est, comme l’écrit Molière, « une cérémonie burlesque », qui, par l’absurde, démythifie complètement le prétendu « art » médical. La lecture, à elle seule, ne permet donc pas de rendre compte de la force de la satire, et, malgré les difficultés que cela peut représenter, il nous paraît indispensable que tout metteur en scène tienne compte de cette dimension spectaculaire.
DEVOIR : dissertation
SUJET N°1 : Dans son « Avertissement » de L’Amour médecin, pièce de 1666, Molière déclare : « on sait bien que les comédies ne sont faites que pour être jouées ; et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre... »
Vous commenterez et discuterez ce jugement, en vous appuyant sur votre étude du Malade imaginaire et du parcours qui lui a été associé, ainsi que sur vos lectures personnelles.
SUJET N°2 : Dans un des articles de son recueil Notes et Contre-Notes, paru en 1962, l’auteur dramatique, Eugène Ionesco, écrit : « le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque représentation, et c’est aussi une histoire que l’on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu’auditif. »
Partagez-vous son insistance sur l’importance du spectacle pour permettre d’apprécier pleinement une comédie ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur votre étude du Malade imaginaire de Molière, des textes composant le parcours qui lui a été associé à partir de l’enjeu « Comédie et spectacle » et de vos lectures personnelles.
... et un site intéressant pour réfléchir sur le spectacle de théâtre